LA RÉVOLUTION

PREMIÈRE PARTIE. — L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE

 

CHAPITRE II. — LE QUATORZE JUILLET.

 

 

Les troupes affluent. Le renvoi de Necker. Paris à l'été de 1789. Les bandits entrent. La famine et l'émeute. Desmoulins et le Palais-Royal. Attitude des gardes françaises. Réunion des électeurs. La bourgeoisie s'arme contre la populace. Le 12 juillet au Palais-Royal. Les charges de la place Louis XV. Les exploits du 13. La nuit du 13 au 14. La prise de la Bastille. La fièvre de sang. Les 14 et 18 juillet à Versailles : l'Assemblée approuve l'émeute. Le roi à l'Assemblée. Les députés et le roi à l'Hôtel de Ville. Le Boy a-t-il signé la capitulation ?

 

Dieu des Juifs, tu l'emportes ! s'écriait l'abbé de Montesquiou au moment où, sur l'ordre du Roi, il se rendait à la salle commune. Tel mot dénotait un médiocre enthousiasme. La Noblesse était, en majorité, fort désireuse d'une revanche. Mais le roi semblait tout à la joie : il reçut, toutes portes ouvertes cette fois, au Château la députation de l'Assemblée Nationale. Il avait l'air de la joie : il ressemblait à un enfant dégagé de ses liens. En réalité, il se tenait pour désarmé. L'épée a glissé des mains du monarque, sans qu'il s'en soit aperçu, écrivait-on le 1er juillet. Il essayait, de la ressaisir : on accumulait des troupes autour de Paris. Lameth nous a fait le tableau de Versailles où, sur la place d'armes, défilaient des troupes dans le silence de la foule incertaine.

Les députés s'en croyaient menacés : ils se comparaient, non sans quelque exagération, à des sénateurs romains sur leurs sièges curules. Ils votaient les préliminaires de la Constitution ; mais ils étaient surtout sollicités par la question des subsistances. Cette question était angoissante pour tous, pour eux surtout ; car la famine sévissant de plus bel, on allait déjà entendre crier dans les rues que lorsqu'on avait un roi, on avait du pain et que, depuis qu'on en avait 1.300, l'on n'en avait plus. On disait que le peuple s'agitait à Paris : peu démocrates, les gens de l'Assemblée le redoutaient, mais ils étaient entre deux peurs, car les troupes que. depuis le 1er juillet, la Cour appelait en vue de troubles probables, les inquiétaient tous les jours davantage. Une atmosphère lourde pesait sur Versailles, que peint bien un contemporain : période de trouble et d'obscurité, dit-il, coupée de fausses alarmes, qui développaient les dispositions soupçonneuses et irascibles. Les troupes, cependant étaient destinées à Paris plus qu'à Versailles. Le 8, l'Assemblée n'en demanda pas moins le retrait.

Une seule chose rassurait un peu ces gens inquiets : tant que Necker était là, on n'oserait toucher aux représentants de la Nation ; car Necker avait reconquis sa popularité un instant ébranlée. Or, le 11 juillet, on apprit à l'Assemblée que le roi venait de renvoyer le Genevois, ce f... b... d'étranger, comme disait le comte d'Artois. Le renvoi était l'œuvre du prince et de sa cabale — celle aussi de la Reine, écrivait le 12 le propre gendre du ministre disgracié, le baron de Staël. Les nouveaux ministres passaient — à tort d'ailleurs — pour des contre-révolutionnaires résolus : c'étaient Broglie, esprit fort éclairé, grand seigneur que ses antécédents eussent dû rendre populaire et Foulon, qu'on calomniait atrocement lorsqu'on lui prêtait ce sinistre propos : Ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent du foin. Mais on avait trop d'intérêt à calomnier les nouveaux ministres, gens odieux, écrivait le baron de Staël — bon gendre.

A l'Assemblée, le renvoi de Necker fut un coup de foudre. Les abominables conseillers du Roy ont enfin obtenu le renvoi écrit, le 13, Sillery qui est un des chefs du groupe d'Orléans. C'était la note générale. Le 12 étant un dimanche, l'Assemblée ne siégeait pas : mais, le 13, dès l'ouverture de la séance, on protesta. Grégoire fut très violent : il fallait poursuivre le châtiment des auteurs du renvoi. On députa au roi : devant les nouveaux ministres, l'archevêque de Vienne osa lui dire, au nom de l'Assemblée qu'elle ne cesserait de regretter l'ancien ministre et qu'elle n'aurait jamais confiance dans les nouveaux. Louis XVI répondit sèchement. On discuta de nouveau aux Menus Plaisirs ; on décréta la responsabilité des conseillers du roi de quelque état qu'ils puissent être, menace au comte d'Artois. Et l'on décida de rester en permanence, à l'écoute des bruits de Paris. Le fait est qu'à cette heure, Paris était en convulsion et que l'intérêt se détournait des débats d'une assemblée, après tout impuissante, pour aller toute au drame populaire qui se jouait du Palais-Royal à la Bastille.

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Le renvoi de Necker avait trouvé à Paris les esprits déjà singulièrement surexcités : une bande y guettait l'occasion d'un bon coup à faire en tournant contre le gouvernement régulier les citoyens apeurés.

Depuis le commencement d'avril, il régnait dans Paris et ses environs une terreur d'autant plus poignante qu'elle était imprécise. Ce n'étaient certes pas les entreprises de la Cour qui angoissaient les cœurs. Le pays entier était en proie à cette mystérieuse grande peur, crise de nerfs d'une nation que les historiens ne parviendront jamais à expliquer, complètement.

A Paris, la grande peur ne datait pas de juin, mais d'avril. Dès cette époque, on savait l'Ile-de-France remplie de brigands. Au printemps de 1789, les bandes avaient reflué vers Paris : on signalait partout autour de la grande ville des incendies, des pillages : les vivres étaient coupés. Parfois les bandits forçaient les barrières et se jetaient dans le grand Paris trouble, d'où la lieutenance de police, victime de l'énervement général, ne les délogeait plus. Les bourgeois apeurés se sentaient sans défense dans ce moment critique où, l'ordre ancien s'écroulant, l'ordre nouveau n'était pas encore né.

Le peuple de Paris, qui détestait les bandits, s'offrait cependant à eux comme proie facile. La misère était effroyable, augmentée par l'anarchie. La faim porte à la tête ; l'extrême dia-leur que nous signalent les lettres de juillet, loin d'abattre les courages, surexcitait par surcroît les cerveaux. Dans les jardins du Palais-Royal, pleins comme un œuf, un jeune tribun à la figure convulsée de haine, l'âpre Camille Desmoulins excitait le peuple par des appels à la guerre sociale. La bête est dans le piège ; qu'on t'assomme ! Jamais plus riche proie n'aura été offerte aux vainqueurs ! Quarante mille palais, hôtels et châteaux, les deux cinquièmes des biens de France seront le prix de la valeur.

Cette valeur faisait grand peur aux bourgeois. Le gouvernement central paraissant désarmé, ils s'étaient constitués en une sorte de comité illégal, le comité des Électeurs à qui nouvel indice de l'anarchie régnante — les autorités communales défaillantes avaient cédé un local à l'Hôtel de Ville. Le comité y délibérait tous les soirs, sans aucun mandat, fait au premier chef anarchique, mais que précisément rendaient presque légitime, et l'anarchie d'en haut, et l'anarchie d'en bas. Car c'était pour assurer la sécurité de Paris contre les successeurs de Mandrin et les amis de Desmoulins, que les électeurs de Bailly et de Sieyès se substituaient, presque avec sa connivence, au corps de ville impuissant. Et si bons libéraux qu'ils fussent, ces bourgeois étaient plus émus des réunions du Palais-Royal que des entreprises mêmes du comte d'Artois.

Un des gros soucis était, en ces conjonctures, l'attitude inouïe des gardes françaises. Ils étaient parmi les hôtes assidus du Palais-Royal : on les y régalait ainsi que les invalides. Le peuple, disaient ces vieux guerriers, n'avait rien à craindre de soldats ; les troupes étaient à la Nation qui les payait et non au Roi qui voudrait les commander. Les soldats criaient, en quittant le Palais-Royal, au peuple enchanté : Soyez tranquilles ! Faites ce qu'il vous plaira !

Il n'est pas étonnant que ces hommes n'aient pas tardé à dépasser toute mesure. Le 24 juin, deux compagnies refusèrent de prendre le service. Le colonel du Châtelet — type de l'officier noble détraqué par la philosophie — manqua gravement à son devoir : n'osant sévir, il se contenta de consigner les rebelles, puis, l'indiscipline paraissant gagner les autres compagnies, tout le régiment. Cependant, des troubles populaires paraissant probables le 28 juin, on distribua fort imprudemment des munitions à ces dangereux soldats en les prévenant qu'ils seraient peut-être appelés à rétablir l'ordre. Ils rejetèrent leurs fusils, rompirent la consigne, coururent prévenir le Palais-Royal, criant : Nous sommes les soldats de la Nation ! Vive le Tiers État ! Le soir, ils  rentrèrent gris de popularité et de boisson dans leur caserne : ils y furent arrêtés enfin et menés à l'Abbaye. Mais le surlendemain, sur l'appel d'un autre grand meneur populaire, Loustalot, la foule s'ameuta, courut à l'Abbaye, délivra les prisonniers et les tint au Palais-Royal sous la garde de bons citoyens, jusqu'au jour où, sur l'intervention de l'Assemblée, le roi eut la faiblesse de gracier ces héros — qui dès lors se crurent tout permis.

***

On comprend que, dans ces conditions, le ministère ait fait avancés' d'autres troupes sur Paris. Le gouvernement le moins réacteur y eût été contraint. A Versailles, un député, cependant fort avancé, ne dissimulait pas ; le 4, les méfaits des gardes françaises. A Paris, on se sentait si peu protégé par cette singulière garnison que, dès le 25 juin, les électeurs de l'Hôtel de Ville avaient décidé de former une milice bourgeoise, la future garde nationale, non point du tout, comme l'ont cru, cent ans, tant d'historiens et la foule de leurs lecteurs, contre la Cour, mais contre les brigands que — les procès-verbaux des électeurs en font foi — on redoutait avant tout. Les brigands allaient effectivement pénétrer, à Paris, dans la nuit du 12 au 13 juillet, à la terreur générale.

Ils tombaient en pleine effervescence politique facilement exploitable.

On avait appris, le 42, le renvoi de Necker : ce renvoi, à la vérité, donnait à l'accumulation des troupes dans la banlieue et au Champ-de-Mars, une signification nouvelle ; dans les salons même on était persuadé — il faut en croire Morris — que les États allaient être dissous et la faillite déclarée.

Le Palais-Royal parut, le 12, une mer déchainée. L'inquiétude y était d'ailleurs plus justifiée qu'à Versailles. Si vraiment le maréchal de Broglie entendait purger la ville des éléments impurs, il n'allait pas rester grand monde dans les jardins du Palais. Tout à coup un nom, le nom alors le plus populaire, courut : Desmoulins ! Camille grimpait sur une chaise : ce grand garçon bilieux et nerveux était au comble de l'excitation ; il criait : Aux armes ! Pas un moment à perdre ! J'arrive de Versailles ; M. Necker est renvoyé : ce renvoi est le tocsin d'une Saint-Barthélemy des patriotes ; ce soir tous les bataillons suisses et allemands sortiront du Champ-de-Mars pour nous égorger. Il ne nous reste qu'une ressource, c'est de courir aux armes ! Ce fut un grondement formidable : dix mille hommes investissaient le Palais ; terrible armée où fraternisaient tous les éléments de désordre. Il se fallait reconnaître : chacun attacha à son chapeau, à son habit les feuilles des marronniers. La cocarde verte fut, vingt-quatre heures, le signe du ralliement. Et l'énorme trombe humaine se jeta dans la cité affolée.

Des gens s'étaient, au cabinet des cires de Curtius, emparés des bustes de Necker et du duc d'Orléans : derrière ces trophées, le cortège s'était formé. Place Vendôme. ou chassa à coups de pierres un détachement du Royal Allemand ; place Louis XV (Concorde actuellement), on se heurta à un régiment de dragons. A leur tête se trouvait le prince de Lambesc, de la maison de Lorraine, l'atroce Lambesc comme dit Fournier l'Américain, un des émeutiers.

On construisait alors le pont actuel de la Concorde et de grosses pierres de taille encombraient une partie de la place : la foule se jeta derrière pour se mettre à l'abri des charges probables. D'autres gagnèrent la terrasse des Tuileries. Le sanguinaire Lambesc et sa troupe aveuglément féroce furent singulièrement débonnaires ; dix récits en font foi. Quoiqu'ils fussent lapidés par les gens embusqués dans le chantier, ils se contentaient d'avancer sans charger. Bientôt la troupe ainsi assaillie se met au galop. Un des soldats est renversé de son cheval. Il est fait prisonnier et d'abord fort maltraité. Du côté des Tuileries, c'étaient les chaises du jardin qu'on jetait aux dragons : ils voulurent refouler les assaillants et, paraît-il, renversèrent un vieillard qui ne put ou ne voulut se ranger : il ne fut que blessé, mais fut, dûment, pour les besoins de la cause, tenu pour mort. Qu'un seul vieillard ait été renversé et qu'on en ait fait si grand état dans le camp populaire, cela indique, mieux que tous les récits contemporains, à quel point fut anodine la répression. Esterhazy — dans ses Mémoires — hausse les épaules devant cette faiblesse. Mais Bezenval qui, au Champ-de-Mars, commandait 5.000 hommes, n'appuyait pas Lambesc. Il redoutait un affreux conflit. C'est que les gardes françaises rentraient en scène. Ils étaient sortis tumultueusement de leur caserne et s'étaient tout d'abord heurtés aux dragons. Êtes-vous pour le Tiers ? crièrent les gardes — Nous sommes pour ceux qui nous donnent des ordres. Ce fut la seule parole sensée de la journée. Elle fut récompensée par un feu de salve qui tua des dragons et fit reculer les autres. Un instant après, les forcenés étaient place Louis XV et se jetaient entre la foule et les dragons, tirant à balles sur ceux-ci. Lambesc eut peur de ce premier geste de guerre civile : il fit reculer sa troupe vers les Champs-Élysées ; bientôt les dragons battaient en retraite sur le Champ-de-Mars, poursuivis par les huées et les cailloux. Cette reculade livrait Paris à l'émeute.

La nuit tombait, une nuit de juillet, très chaude ; une rumeur immense s'élevait de la cité. Les pauvres gens ont passé le Rubicon, disait-on avec effroi. La réussite ou la corde, telle doit être maintenant la devise. Et dans cette foule déchaînée d'affreuses figures s'apercevaient.

Soudain, dans la nuit, le beffroi de l'Hôtel de Ville se mit à sonner le tocsin. Cette cloche de l'Hôtel de Ville a eu, pour les historiens de la Révolution jusque dans les dernières années, une signification très nette : elle appelait la grande ville contre le gouvernement de Versailles. Et voici que des travaux récents — et les moins suspects de contre-révolution rétrospective — nous font entendre un autre son. La cité appelait à l'aide, désespérément, parce que, dans la nuit, les bandits, redoutés depuis trois mois, l'envahissaient, pillaient les boutiques, dévalisaient les passants. Loin de vouloir renverser la Bastille, les bourgeois de l'Hôtel de Ville — libéraux de la veille — en eussent bien plutôt bâti vingt, pour y enfermer les bêtes de proie qui investissaient la ville en désarroi. C'est ce que disait le tocsin dont les lourdes notes se faisaient lugubrement entendre du faubourg Saint-Antoine à la porte de Chaillot.

***

Dès le matin du 13, l'agitation était extrême : une foule grouillait autour de l'Hôtel de Ville où paraissaient des figures suspectes ; un prêtre — fort dévoué aux idées nouvelles — l'abbé Rudemare peint cette cohue où l'on apercevait, dit-il, des bêtes féroces. Il y avait aussi là des campagnards armés de bâtons ferrés, fuyant des bandits plus ou moins imaginaires, sans se rendre compte qu'ils renforçaient les bandits très réels. On arborait encore la cocarde verte et on l'imposait à qui ne voulait pas être insulté. Des gardes françaises débandés donnaient le bras aux vainqueurs de la place Louis XV, mettant cependant un certain ordre dans cette anarchie.

Il était par ailleurs évident que les brigands étaient entrés dans la ville ; ils avaient pillé des boulangeries, saccagé le garde-meuble, le couvent des Lazaristes, et — vieille rancune satisfaite par les fils de Cartouche — l'hôtel du lieutenant de police. Une bande alla enfoncer les portes de la Force et y délivra de peu intéressants prisonniers qui grossirent cette terrible armée.

Ce dernier exploit parut émouvoir particulièrement la bourgeoisie : il était, de fait, caractéristique d'un mouvement où décidément la politique, suivant l'expression d'un ambassadeur, était pur prétexte. Le prévôt des marchands, premier magistrat de la Cité, était perplexe : c'était Flesselles, homme droit, un peu timoré. On lui demandait des armes pour la milice, mais il avait peur que ces armes s'égarassent en des mains dangereuses. Il demanda l'avis de la Cour ; elle fit attendre sa réponse qui, enfin, arriva dans la journée du 13 : on pouvait organiser et armer une milice de 12.000 hommes. Ce qui nous stupéfie, c'est que cette correspondance entre Flesselles et la Cour ait paru le lendemain, même à des esprits froids, une malheureuse connivence, susceptible de justifier le massacre du magistrat par le peuple. Quelle subversion dans les esprits révèle l'indignation pour nous incompréhensible devant un fait aussi naturel.

Avant même que fût connue la réponse de Versailles, les électeurs avaient commencé à organiser leur milice : tous ces vagabonds, gens repris pour crimes, jetaient ces bourgeois dans une vraie terreur. Etienne Charavay a résumé d'un mot leurs dispositions à la veille même de la prise de la Bastille : moins effrayés des projets de la Cour que de ces hommes auxquels on a déjà donné le nom de brigands, ils s'organisent en milice pour leur résister : c'est là l'unique préoccupation. Le mouvement gui, le lendemain, emporta la Bastille, eût peut-être été réprimé par la garde nationale, si son organisation eût eu plus de consistance.

Il était en effet un peu tard : le 14 au matin, la milice était sans armes. D'autre part, Bezenval, sans ordres de la Cour, maintenait au Champ-de-Mars des troupes qu'un témoin nous peint tristes, mornes et abattues, telles que deviennent promptement les troupes qu'on a laissé insulter et qu'on fait se morfondre.

En revanche, la populace s'armait : elle avait pris au garde-meuble d'étranges armes, jusqu'à des piques sarrasines : le matin du 14, elle se jeta sur les Invalides et s'empara de 27 canons, 1 mortier et de 32.000 fusils. D'autre part, les gardes françaises, à qui on avait persuadé que leurs officiers avaient voulu les faire sauter dans leur caserne, brûlaient de se venger. On croyait tout : les légendes du 14 juillet couraient avant même que fût prise la Bastille. Cependant la foule surexcitée cherchait un exploit à accomplir. D'ailleurs, elle voulait des armes, et à l'Arsenal, rapporte le bourgeois Pitra, on avait répondu que les poudres avaient été portées à la Bastille. Quelque bandit cria : A la Bastille !

La Bastille ! Ce n'était plus guère qu'un épouvantail de féerie. Si des canons s'y apercevaient dans les créneaux, c'est qu'on y tirait traditionnellement des salves les jours de fête : depuis la lointaine Fronde, oncques boulets n'étaient sortis de ces canons. Le faubourg les voyait tous les matins : mais tel était le vertige général, qu'il leur trouva ce matin-là une allure menaçante. Il députa à l'Hôtel de Ville pour demander qu'on fit retirer les canons suspects. Les électeurs envoyèrent à leur tour des délégués au gouverneur de la Bastille, de Launey, aimable homme qui sourit de la plainte, en démontra l'inanité, fit d'ailleurs retirer les canons de leurs embrasures et retint à déjeuner les électeurs satisfaits.

Cela ne faisait pas l'affaire des agitateurs : ils cherchaient un prétexte. L'avocat Thuriot dut, sur leur requête, aller, à son tour, visiter la forteresse : Launey le reçut avec la même grâce et lui fit — c'était la meilleure réponse à tant d'appréhensions — passer en revue la petite garnison — 95 Invalides et 30 Suisses. Enfin le gouverneur, comme dernière concession, fit boucher avec des planches les embrasures veuves de leurs canons. Thuriot, à son tour satisfait, s'en alla. Mais la foule, qui déjà battait les murs, ne le suivit pas. Elle était prise de l'envie de détruire quelque chose.

Launey laissa libre l'entrée de la première cour et, ralliant dans l'enceinte extérieure sa petite garnison, fit simplement lever le pont-levis de l'avancée qui donnait accès à la cour du gouvernement. On affecta de croire à un branle-bas de combat ; il fallait y répondre : deux hommes s'élancèrent, dont un garde française, qui, à coups de bâches, brisèrent les chaînes du pont : soudain, il tomba. En un instant la cour fut pleine ; un témoin, mêlé à cette foule et fort peu malveillant, affirme encore qu'il ne vit là en grande partie que des brigands ; apercevant enfin quelques-uns des défenseurs, les assaillants tirèrent sur eux.

Le gouverneur était réellement tenu de faire tirer à son tour. Il se trouvait devant une foule, où figuraient en bonne place des émules de Cartouche, faisant irruption dans l'intérieur d'une forteresse dont il avait la garde. Il fit tirer. Le soir même pour ennoblir la pitoyable entreprise — on colporta que le gouverneur avait fait porter des paroles de paix à la foule qui s'était avancée, confiante, et avait été mitraillée. Aucun historien n'admet plus cette légende.

La foule, d'abord épouvantée, s'enfuit, puis elle revint à la charge. L'entreprise cependant n'avançait pas : les voleurs de grand'route savent pilier une ferme ; prendre une forteresse, c'est affaire de soldat.

Mais les soldats arrivaient, les gardes françaises soulevés. Leur vue suffit à démoraliser la garnison. Elle entraîna Launey désespéré à capituler : un des bas officiers des gardes séditieux, Élie, témoigne lui-même que la Bastille se rendit sur la parole qu'il donna, foi d'officier français, qu'il ne serait fait aucun mal à personne. En dépit de quoi — à la vérité en dépit des efforts d'Élie — Launey était massacré quelques minutes après. C'était un homme : assauté, il se défendit et ne tomba que criblé ; on le déchiqueta. Le garçon cuisinier Desnot, qui savait travailler les viandes, coupa la tête ; il s'en vantera dix ans pour obtenir une médaille. Le major de Losne-Salbray fut abattu, puis un aide-major, le lieutenant des invalides et un invalide même ; on en pendit deux autres.

On a dit assez les scènes de cannibalisme qui suivirent : sachant de quels éléments se mêlait cette foule dite parisienne, nous ne saurions d'ailleurs nous en étonner. Mais la foule parisienne elle-même se sentait maintenant prise de cette fièvre de sang si horriblement contagieuse. Tandis qu'on portait en triomphe les quelques prisonniers délivrés — quatre faussaires, deux fous et un débauché sadique —, les défenseurs, traînés dehors, étaient accueillis par des cris d'anthropophages. Et tout à coup Paris, dans la terreur, vit refluer la foule hurlante au-dessus de laquelle, au bout des piques, des têtes éclaboussées de sang, les yeux mi-clos, oscillaient. La foule acclamait les brigands, leur donnant pour des années droit de cité — et déjà droit de domination.

***

Les électeurs, cependant, ignoraient, ou à peu près, ce qui se passait. Flesselles délibérait avec eux, lorsque, vers sept heures, un grand remous se produisit sur la place de Grève. On criait : Victoire ! victoire ! et l'on vit s'avancer les vainqueurs avec les dépouilles, le drapeau de la Bastille et de plus sanglants trophées. Rien ne résiste à ces vainqueurs : ils envahissent la salle, interpellent violemment Flesselles un traître ! complice de Launey, indigne de siéger à l'Hôtel de Ville et qu'on sortirait, s'il ne sortait. Très pâle, il sortit : il n'avait pas fait trois pas qu'il était abattu, dépecé aussitôt. Une tête de plus — quelques instants après — se promenait au bout d'une pique. Cruautés dignes d'un autre siècle, écrivait-on le lendemain, et Thiébault qui, cependant, s'était, par aventure, enrôlé dans l'émeute, dit : Assassinats. On finit par planter les têtes au jardin du Palais-Royal ; les femmes et les enfants, écrit-on, dansaient autour, poussant (sic) des regrets qu'il n'y en eût pas mille. On suit ici la montée de l'appétit de sang. On promenait, cependant, sur les épaules le garde française qui, le premier, était entré à la Bastille ; il portait sur la poitrine la croix de Saint-Louis arrachée à Launey.

Et déjà couraient dans la ville d'extravagantes légendes : le magistrat et le soldat fidèles devenaient pour toujours des traîtres, les brigands qui venaient de faire le coup des héros ; le peuple de Paris avait délivré d'intéressantes victimes ; on avait trouvé dans les cachots des squelettes, dans les salles des instruments de torture et dans les archives d'horribles mystères. Il se fallait indigner du perfide stratagème de l'infâme gouverneur, faisant mitrailler un peuple généreux et confiant.

Les habitants, au fond, étaient consternés — il faut en croire le baron de Staël dont on vengeait cependant le beau-père, Necker —. Ils savaient ce qu'il fallait penser des vainqueurs, les plus grands drôles de Paris, écrira, avant peu, Mirabeau lui-même.

Mais lorsque, le lendemain, les bourgeois apprirent qu'à Versailles la journée était tenue par les députés pour glorieuse, ils songèrent à en tirer gloire. Ces hommes qui, le soir du 13, s'organisaient contre le désordre et, le 14 encore, ne voyaient dans la prise de la Bastille qu'un brigandage, voulurent, dès le 15, que l'entreprise eût été celle de Paris contre le despotisme. Ils se parèrent de ce qui avait été leur défaite. Mais, pour avoir le droit de s'en parer, ils firent, eux aussi, d'un acte de banditisme un geste héroïque. La garde nationale, organisée pour réprimer l'émeute, fut censée avoir fait la révolution de la liberté. Et une ère nouvelle naissait d'un prodigieux mensonge. La liberté en resta souillée à sa naissance ; et l'équivoque créée, jamais plus ne se pourra dissiper.

***

C'est l'Assemblée qui avait, la première, forgé la légende.

Elle était restée, depuis le 13, en permanence, fort effrayée des dispositions de la Cour. Le 14 au soir, une députation d'électeurs arriva : ils firent le sombre récit de la terrible catastrophe dont ils venaient d'être témoins, dit un député qui, par ailleurs, décrit la vaste salle tumultueuse, mal éclairée par quelques bougies. Ces électeurs avaient une peur, c'est qu'on rendit Paris responsable de la catastrophe ; mais au lieu de dégager de toute responsabilité l'honnête population, ils chargèrent Launey qui, dirent-ils — peut-être de bonne foi tant on le répétait depuis quelques heures — avait attiré le peuple et tiré sur les infortunés. L'Assemblée, fort aigrie contre la Cour, ne voulut pas voir là seulement une circonstance atténuante invoquée par Paris, mais une très légitime justification. Un cri d'indignation accueillit le récit, non point à l'adresse de ceux qui venaient de dépecer le gouverneur — les députés Wimpfen et d'Ormesson avaient cependant raconté qu'ils avaient vu les têtes —, mais à l'adresse du gouverneur lui-même. Il faut lire les lettres de dix députés, écrites le 15 juillet : les plus modérés admirent l'ordre et la sagesse avec lesquels le peuple vient de s'emparer de la Bastille. M. de Launey, ajoute l'un d'eux, a été condamné à perdre la tête. Le mot évoque un tribunal auguste. Le peuple a fait justice est d'ailleurs le refrain : avec sang-froid, quoique sans formes, ajoute un des députés qu'on pourrait croire un mauvais plaisant.

Il régnait en réalité dans la salle des Menus un sentiment de soulagement. On ne tâterait donc pas de la Bastille puisqu'elle était entre les mains du peuple. Heureuse faute qui nous a garantis des plus horribles attentats, écrit un député : c'est la note juste.

L'Assemblée restant en permanence dans la nuit du 14 au 15, le duc de Liancourt, un des nobles libéraux, se décida à aller réveiller le roi qui, naturellement, avait chassé toute la journée. Il parut étonné : C'est une révolte, dit-il. — Non, Sire, c'est une révolution. Louis XVI sembla ému de la félonie de Launey et promit de faire retirer les troupes ; il irait, dès l'aube, à l'Assemblée. On s'y exaltait ce pendant. Oui, certes, nous serons libres, écrit, ce matin du 15, un député, nos mains ne pourront plus porter de fers. Ce brave député, Duquesnoy, n'en avait jusque-là porté que de fort métaphoriques — et était précisément destiné à en connaître, en l'an II de la République, à Nancy, de beaucoup plus réels.

Le roi était ébranlé ; pour l'entraîner aux concessions, on lui enverrait une députation : Mirabeau crut devoir alors la lester de grandiloquentes instructions. Ce fut une de ces prodigieuses sorties qui nous font aujourd'hui sourire, mais qui, il y a cent vingt ans, congestionnaient toute une assemblée : les hordes étrangères ; les courtisans mêlant leurs danses au son d'une musique barbare, les conseillers féroces faisant rebrousser les farines, etc.

Louis XVI survint escorté seulement de ses vertus, si peu tyran sanguinaire, si bonhomme en ses propos, que l'Assemblée, au comble de l'énervement, lui fit une ovation. Entre autres choses, il avait dit qu'il se rendrait le lendemain à Paris. L'Assemblée voulut y députer dès le 15. Ses délégués trouvèrent la ville dans un désordre qui les attendrit. On avait adopté, le 14, une cocarde rose et bleue qu'ils virent au bonnet carré d'un prêtre qui, en surplis, commandait une patrouille : un député se sent des larmes de tendresse en relatant ce détail. A l'Hôtel de Ville, lui et ses collègues furent vraiment pris de délire : l'archevêque de Paris qui, huit jours auparavant, protestait encore contre la réunion des Ordres, proposa d'aller chanter un Te Deum à Notre-Dame — les députés venaient d'apercevoir les membres sanglants de Flesselles et Launey —. Lally-Tollendal fit ensuite, au milieu des larmes, un discours si sublime, qu'on devait le lendemain, le prier de le répéter mot pour mot à la tribune. Et Liancourt ayant parlé du pardon qu'on devait accorder aux gardes françaises déserteurs et révoltés, Clermont-Tonnerre se récria sur le caractère mortifiant du mot et exalta le geste de ces braves gens qui, aussi bien, écrit un autre député, n'avaient pas quitté leurs drapeaux... puisqu'ils les avaient emportés.

La milice bourgeoisie, ayant achevé de s'organiser, s'empara, séance tenante, de Lafayette dont elle fit son commandant, tandis que les électeurs acclamaient Bailly, maire de Paris. On alla à Notre-Dame chanter le Te Deum devant 2.000 personnes avec des cocardes bleues et rouges. En honneur, écrit un gentilhomme, ils ont l'air d'être fous !

Il fallait que le roi vînt mettre le sceau à la réconciliation. Il se rendit à Paris, le 17, en carrosse accompagné des trois quarts des députés, marchant en deux lignes, deux à deux, un duc avec un curé, un évêque avec un laboureur : devant eux des poissardes, sautant comme des bacchantes, portant des branches d'arbres ornés de rubans.

A la barrière, Louis XVI trouva le maire — personnage illégal que le roi ne devait pas connaître — qui lui présenta les clefs de la ville : Ce sont les mêmes qui ont été présentées à Henri IV ; il avait reconquis son peuple : ici le peuple a reconquis son roi. Le mot était d'une audace inouïe ; Louis XVI, se penchant vers le prince de Beauvau, lui dit à mi-voix : Je ne sais si je dois entendre.

Il était cependant résigné à tout voir et à tout entendre. Car, à l'Hôtel de Ville, le petit fils de Louis XIV passa impassible devant le drapeau de la Bastille arraché à la forteresse royale. Il se dut parer de la cocarde tricolore — le blanc venait d'être, comme une politesse, glissée entre le bleu et le rouge —. Le peuple approuva : A la bonne heure : il est du Tiers. Le comte d'Estaing très exalté se mit à prophétiser : Sire, avec cette cocarde et le Tiers État, vous conquerrez l'Europe.

A l'Hôtel de Ville, Bailly régla toute la scène : c'est lui qui décerna la cocarde au Roi, l'installa sur le trône, donna la parole aux orateurs qui, sous couleur d'hommages au Roi, l'accablèrent de leçons. Celui-ci écoulait tout sans broncher. Lally ayant répété à plusieurs reprises au cours de sa harangue : Le voilà, ce roi qui... Le voilà, le roi que..., on dit : C'est l'Ecce homo. La situation de Louis était horriblement fausse. J'en fus moi-même humilié, écrit le curé Lindet grand ennemi de la Cour. Sa contenance niaise et stupide faisait pitié. Il se tenait coi, souriant vaguement. Néanmoins on lui fit, à son départ, une ovation. On louait le Roi d'avoir travaillé à la conciliation. Mais le peuple, qui ne s'embarrasse point de formules hypocrites, criait aux députés : Le Roy a-t-il signé la capitulation ?

 

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SOURCES. Œuvres déjà citées de Duquesnoy, Jallet, Morris, Biauzat, du baron de Staël, de Malouet, Vaissière, Lameth, Dumont, Mme de Chastenay. — Comte de Salmour, marquis de Cordon, Berkemoode, Simolin, Chestret, Capello (diplomates étrangers). Lettres de juillet 1789 (Nouv. Rev. Retr., juillet 1898). Thibaudeau, Correspondance, 1898. Mirabeau, Correspondance avec le comte de la Marck, 1851. Abbé Rudemare, Journal (Rev. Rev., I). Lettre de Gudin de la Ferlière, Lettre d'un officier aux gardes françaises (Rev. Retr., XI.) Relation de Guyot de Fléville (Rev. Retr., 1885). Relation de Pitra, 1892. Fournier l'Américain, Mémoires, 1903. Desmoulins, Œuvres (éd. Claretie), 1871. Mathieu Dumas, Mémoires, I. Thiébault, Mémoires, 1891. Esterhazy, Mémoires, 1903.

OUVRAGES. Ouvrages déjà cités d'Esmein, Laborie. Castellane. Charavay. — Taine, La Révolution, I, 1896. Claretie, Desmoulins, 1908. Funck-Brentano, Le 14 juillet (dans Légendes et Archives de la Bastille, 1904.) Flammermont, Le 14 juillet, 1892. Id., Les gardes françaises en juillet 1889 (Rev. Fr. 1889). Bournon, La Bastille, 1902, Dard, Hérault de Séchelles, 1907. Arnaud, Fréron, 1909. Fournel : Les hommes du 14 juillet, 1890. Comte d'Haussonville, Le Salon de Mme Necker, 1882.