LA RÉVOLUTION

 

PRÉFACE.

 

 

Publier une histoire de la Révolution paraîtra, en l'an de grâce 1911, la chose la plus prétentieuse qui se puisse concevoir ; je ne me le dissimule nullement. Encore me sera-t-il permis de dire où se bornent mes prétentions.

Il ne s'agit ici ni d'un manuel scolaire, ni à proprement parler d'une œuvre d'érudition. Je ne saurais en effet me plier à aucun programme d'école et je n'ai, d'autre part, jamais pensé plonger dans cet océan des archives d'État dont j'ai, pour des œuvres d'une toute autre nature et d'objet plus restreint, mesuré la profondeur.

Depuis un demi-siècle, on a publié sur la Révolution — je viens encore d'en faire l'expérience — une masse formidable d'études et de documents.

Des Revues et des Sociétés se sont fondées qui n'ont eu d'autre objet que cette spéciale étude ; mais il n'est pas une revue qui ne lui ait payé un large tribut. Dés très gros ouvrages aux menues publications, une magnifique librairie révolutionnaire s'est constituée : histoires, monographies, biographies. Les Mémoires, d'autre part, ont pullulé, les Journaux privés, les Lettres, les Notes où les témoins ont parlé, témoins de toutes les classes et de tous les partis, des ambassadeurs étrangers aux paysans des modestes villages, et des proconsuls terroristes aux aristocrates voués au couteau et que Pierre de Vaissière vient de faire entendre. De grandes publications officielles sont en cours ou s'achèvent, comme cet énorme et précieux recueil des Actes du Comité du Salut public qu'a édité M. Aulard : des Cahiers de 1789, qui de toute part se publient, aux Procès-verbaux du Directoire avec lesquels M. Debidour nous mènera jusqu'en 1799, nombre de recueils nous permettent d'opposer les uns aux autres documents officiels et témoignages particuliers. J'avoue, en passant, ma prédilection pour les Lettres, document type si je peux dire, dont je me suis toujours servi de préférence aux Mémoires.

Je sais bien que beaucoup diront qu'en dépit de tant de publications, à peine l'enquête commence : je n'en disconviens pas. A peine l'enquête commence si l'on mesure ce qu'il reste à creuser ; mais si l'on considère ce qui, déjà, a été versé à l'instruction, celle-ci me paraît suffisamment avancée pour qu'on soit autorisé à marquer les points acquis — provisoirement.

Je ne prétends point faire autre chose. Nombre de lecteurs ne se hasardent point dans le dédale des pièces et études : je voudrais leur présenter, dans la mesure du possible, le résumé de ce qui a, depuis des années, paru sur la Révolution et les mettre en face des conclusions auxquelles ont abouti mes maîtres et mes confrères. Le bon Rollin écrivait dans l'avant-propos à son Histoire Romaine : Je n'ai point dissimulé que je faisais beaucoup d'usage du travail des autres... : c'est le travail des autres qui a fait tout le mien ; et si le lecteur veut bien y apporter quelque intérêt, qu'il ait la bonté de consulter les trop courtes bibliographies placées à la fin de mes chapitres, et qu'en toute équité, il reporte sur tant d'excellents travailleurs tout le mérite de ce volume.

On a déjà, dans les vingt dernières années, travaillé à de fortes synthèses. Mon admirable et cher maître Albert Sorel a écrit l'histoire diplomatique de la Révolution et M. Arthur Chuquet, en une série de volumes nourris et alertes, son histoire militaire ; M. Pierre de la Gorce est en train de nous retracer son histoire religieuse ; M. Alphonse Aulard a consacré un volume considérable à son histoire politique ou, pour être tout à fait exact, à l'histoire de l'opinion sous la Révolution. Ce sont là des œuvres fort dissemblables, mais de grande valeur, qui encouragent à la synthèse.

On remarquera que je me suis surtout attaché à l'histoire politique. Je ne pouvais cependant m'y tenir ainsi qu'on m'y avait engagé : il est toujours périlleux de séparer, en histoire, des faits qui fatalement ont réagi les uns sur les autres. L'histoire diplomatique, l'histoire militaire, l'histoire politique, l'histoire financière, l'histoire religieuse, l'histoire économique, l'histoire sociale, l'histoire littéraire ne se peuvent, sans risque, traiter ab abstracto. Ceux qui entendent écrire sur la Révolution peuvent moins que personne se dérober à la nécessité d'étudier concurremment des faits qui s'éclairent les uns par les autres. Taine pour lequel, au surplus, mon admiration reste entière, se fût épargné plus d'une outrance, s'il eût écrit après Albert Sorel, pour ne citer que lui. Celui-ci nous montre la ville assiégée ; Taine ne nous avait dépeint fort souvent que les gestes parfois déments des assiégés démoralisés ou exaspérés, abattus ou surexcités parfois jusqu'à l'aliénation. Qui ne juge que l'historien se doit placer sur le mur de  la ville menacée et regarder tout à la fois l'assiégeant et l'assiégé. Sorel l'a compris. Ainsi est-il parvenu à une sereine équité.

Les limites de ce volume étaient trop restreintes pour que je pusse pénétrer — autrement que pour sa préparation — dans le détail des négociations et des campagnes, pas plus dans celui des crises financières, économiques et sociales. Il suffisait de ne les jamais perdre de vue pour que certains faits de l'histoire politique restassent intelligibles et l'impression finale conforme à la justice.

Je me suis efforcé en effet de rester équitable. On ne l'est jamais complètement. Mais à l'heure où je livre cette œuvre au public, il me serait impossible, en toute sincérité, de voir en faveur ou aux dépens de qui j'ai pu être partial.

J'ai d'ailleurs abordé cette délicate chronique sans aucune idée préconçue ; mes opinions sur la Révolution se sont, neuf fois sur dix, singulièrement modifiées en cours d'étude. Certes je ne me suis nullement refusé le droit de laisser voir mon sentiment sur certains faits et certains hommes ; l'indignation, la pitié ou l'admiration font parfois partie de l'équité. Mais il me semble que j'ai rendu justice à tous, même à tel personnage qu'une étude scrupuleuse me dénonçait cependant, en dernière analyse, comme un malfaiteur conscient ou non.

Il m'était d'ailleurs facile de garder ma liberté d'observation et d'appréciation. Je ne m'étais jamais senti l'autorité suffisante pour porter, même dans le for intérieur, sur un événement aussi complexe que la Révolution française un jugement catégorique. Il m'est encore plus difficile d'en formuler un très bref aujourd'hui : causes, faits, conséquences me paraissent encore fort sujets à débats ; il y a là une série de problèmes que seuls des esprits évidemment très supérieurs au mien — résolvent, dans un sens ou dans l'autre, avec des mots prompts et décisifs.

Le propre de l'homme est d'errer : tous les partis, composés d'hommes, errèrent. J'ai marqué les sottises. J'ai marqué aussi les crimes. A une époque d'effroyable crise, tout ce qu'il y a de trouble dans une nation remonte à la surface — écume blanche, écume rouge — a écrit Albert Vandal — et aussi ce qu'il y a de férocité bestiale ou de passion affreuse dans des cœurs qui jusque-là s'ignoraient. D'où ces effroyables méfaits.

A telle époque aussi, où tout se surexcite, de grands actes d'héroïsme se rencontrent que j'ai également signalés. Je ne dissimule pas d'ailleurs qu'adorant mon pays sous quelque drapeau qu'il triomphe ou succombe, j'eusse infiniment mieux aimé m'arrêter aux gloires militaires qu'aux massacres de la guerre civile. L'économie de cet ouvrage ne me permettait pas de suivre tout à fait mon envie. J'ai dû me soumettre à regret.

En somme, il est fort probable que, comme notre Montaigne, pelaudé en toutes mains, aux Guelfes je serai Gibelin et aux Gibelins Guelfe. J'y suis résigné.

L'année passée, presque à pareille date, mon éminent ami Albert Vandal ouvrait une série de conférences sur la Révolution française à laquelle j'avais l'honneur de prendre part.

Il disait — on excusera cette longue citation parce que personne n'avait, pour parler en ces termes, une si grande autorité — :

... Nos conférenciers sauront, j'en suis sûr, se tenir à égale distance des deux extrêmes : ils ne viennent ici ni faire un cours de révolution, ni faire un cours de contre-révolution, ils vont envisager en historiens des événements qui appartiennent à l'histoire. Ils se garderont, j'en suis certain, des partis pris préconçus et des généralisations systématiques.

On a comparé la Révolution à un bloc. Outre que le mot de bloc ne sonne pas très agréablement à mes oreilles, outre que j'ai peut-être quelque prévention contre les blocs en général, je crois pouvoir dire, sans crainte d'erreur, que comparer la Révolution à un bloc tout d'une pièce, c'est commettre l'une des pires erreurs qu'ait pu se passer un ministre, homme d'esprit. Tout au contraire, loin d'être un bloc, la Révolution est peut-être le phénomène le plus complexe qui ait existé, c'est un phénomène essentiellement multiple dans ses causes, dans ses éléments, dans ses mouvements, dans ses conséquences. Ses aspects sont véritablement innombrables, et si l'on a récemment et fort bien parlé du cœur innombrable, on pourrait dire aussi bien la Révolution innombrable.

Cette étonnante complexité d'aspects, cette complication, nos conférenciers sauront certainement la dégager et vous la faire sentir. Ils vous montreront les nobles élans et l'enthousiasme fécond, les progrès réalisés, l'apport de justice et de progrès qui est certainement résulté, pour la France et pour l'humanité, du grand spasme révolutionnaire. Ils sauront vous montrer aussi les doctrines mauvaises, les idées dissolvantes, les excès, les abominations, les forfaits autant que les hauts faits, et parfois aussi sans doute, s'écartant des luttes intestines, ils sauront vous reporter vers la frontière, vers la frontière violemment attaquée alors et héroïquement défendue, vers ces camps, vers ces armées, vers ces champs de bataille où ils auront à glaner quelques-uns des plus fiers souvenirs que la France ait eu à recueillir dans son patrimoine d'honneur.

 

J'ai applaudi à tels propos : j'y applaudirai toujours. Et je ne pouvais placer ce modeste volume sous de meilleurs auspices que ceux du grand historien que nous pleurons aujourd'hui, et qui, précisément, m'avait si amicalement poussé à l'écrire. Je me suis efforcé de me tenir à ses leçons et à son esprit.

 

Louis MADELIN.

Paris, 2 janvier 1911.