FRANCE ET ROME

 

FRANCE ET ROME.

 

 

Qu'on se figure une grande salle voûtée, tout entière tapissée de poudreux dossiers. On m'y a relégué, en ces mois de l'hiver de 1895-1896 où je dépouille quelques cassettes des Archives du Vatican : de huit heures à midi, je vis là tout seul sous la cordiale surveillance du savant Père Dénifle qui, sous-préfet des Archives, promène sa robe blanche le long des rayons chargés de cartons.

Soudain la porte s'ouvre : deux cardinaux pénètrent dans la salle : l'un très blanc, l'autre à peine grisonnant. Celui-ci, je le connais bien : c'est ce cardinal Galimberti, journaliste que d'heureuses missions diplomatiques ont fait entrer dans le Sacré-Collège où il semble alors appelé à jouer un jour un grand rôle politique.

Tous deux s'avancent sous le grand manteau violet à liserés carmin et le chapeau noir à glands pourpres. Le dominicain les vient saluer, baise les anneaux et, ce qui est bien de cette familiarité romaine tempérant étrangement le souci protocolaire, leur tend sa tabatière un instant après.

Le cardinal Galimberti s'approche de ma table et s'informe : Quels parchemins s'échappent de cette boîte de chêne noircie ? Éminence, ce sont les lettres relatives aux premières nominations épiscopales en France faites d'après le Concordat nouveau, celui de 1516 : voici les lettres autographes venues de France et les minutes des réponses de Rome. — Si, si ! Et que disent ces lettres ?Éminence, voici une lettre où notre roi François Ier annonce qu'il a élu pour un évêché le frère d'un de ses ministres ; voici l'enquête romaine qui n'est guère favorable ; voici une lettre où le cardinal chancelier Jules de Médicis, au nom de Léon X, oppose au désir du roi le résultat de l'enquête ; voici la lettre où le roi insiste sur ce que le candidat, étant parent de son ministre, lui est seur, stable, feal serviteur ; voici la lettre où le pape cède, moyennant qu'on lui passera, un autre jour, un candidat selon son cœur.

Nous vivions alors, ai-je besoin de le rappeler, sous le régime concordataire. Le cardinal sourit de ce sourire romain où, à le bien analyser, il y a à peu près de tout, et se tournant vers le moine et l'autre porporato, il dit en français : Rien de nouveau sous le soleil.

Alors il me tendit la main, referma son grand manteau, et je les vis tous deux, un peu voûtés sous la cappa, s'éloigner, reconduits par le moine blanc que cette allusion à de récentes négociations avait fait rire très bruyamment. Je me remis à la cassette.

Je n'ai jamais revu cette salle du Vatican et ces cassettes aux parchemins jaunis, sans évoquer cette scène et la réflexion du cardinal bien informé des jeux de la politique. Et parfois même le mot du défunt prince de l'Église me revient à la mémoire — avec son sourire narquois et son accent italien — lorsque j'étudie ailleurs les relations de la France et de Rome.

***

Rien de nouveau sous le soleil : oui, des premiers conflits aux premiers accords, des derniers accords aux derniers conflits, je retrouve, de siècle en siècle, plus d'un trait tout pareil. Et si le passé ressemble parfois au présent, ne peut-on penser que, dans une certaine mesure, l'avenir lui-même s'en éclaire ?

C'est telle considération que m'ont fait valoir quelques lecteurs bienveillants, quand ils m'ont engagé à réunir ici sept études publiées à des époques et sur des époques fort différentes, dans diverses revues, mais qui toutes ont trait aux relations de Rome et de la France : la Pragmatique sanction de 1438 qui sépara un instant — sans rupture violente — la France de l'Église romaine, le Concordat de 1516 qui dénoua le conflit vieux de quatre-vingt-quatre ans, la Déclaration de 1682 qui est l'incident capital des relations des Bourbons et de la Curie, la Constitution civile de 1791 après laquelle tout semble derechef se rompre, le Concordat de 1801 qui raccommode tout — en attendant de nouveaux conflits... et d'inévitables réconciliations.

Ce sont là, 1432, 1516, 1682, 1791, 1802, les grandes dates, les épisodes saillants de ces relations tantôt orageuses et tantôt cordiales — rarement tout à fait sereines. Est-il vrai qu'il y avait quelque intérêt à rapprocher ces articles ? Je m'y répète bien souvent ; mais peut-être est-ce parce que je suis amené à m'y répéter que le lien apparaît de cette histoire.

J'ai cru cependant devoir une fois de plus en une première étude d'ensemble — établir à nouveau ce lien, en essayant de situer, si je peux dire, à leur place ces chapitres. C'est ce que je voudrais faire ici.

Il ne s'agit pas de récrire la magistrale et édifiante Introduction dont M. Gabriel Hanotaux a fait précéder les Instructions aux ambassadeurs à Rome. Cette page de grande histoire, j'y renvoie simplement le lecteur. Il y verra notamment comment est née, a grandi, s'est parfois diversifiée, suivant ceux qui l'adoptaient et la défendaient, cette idée gallicane qui a, certes, compliqué les relations de Rome et de la France, mais donne à l'histoire de ces relations à travers quinze siècles, une singulière unité.

Suivant ceux qui l'adoptèrent et la défendirent, ai-je écrit. Le gallicanisme ne fut pas en effet tout à fait la même doctrine pour nos rois, nos ministres, nos magistrats, nos assemblées, nos évêques, nos prêtres. Mais quels que fussent, à certaines heures, les tempéraments qu'y apportaient prêtres et laïques français, Rome y vit toujours une pestilence dont la nation française restait empoisonnée. Par là, cette nation, qui fit, pour le triomphe du christianisme et même du catholicisme à travers le monde, plus que toutes les nations chrétiennes réunies, fut toujours plus ou moins suspecte aux entours du siège romain.

Je voudrais en m'appuyant sur quelques épisodes, choisis dans ces quinze siècles de relations, chercher quels furent à peu près les sentiments des protagonistes du drame : l'Épiscopat, le Gouvernement français, la Curie romaine.

***

Il n'est pas un État au monde dont les racines soient plus catholiques que l'État français.

Ce sont incontestablement les évêques qui ont fait la monarchie franque, en livrant la Gaule, hier romaine, aux fils de Mérovée, préalablement baptisés.

Ce sont les évêques encore qui ont intronisé la seconde race de nos rois, les fils de ce Charles qui, de son martel, avait arrêté la terrible invasion de l'Islam aux portes de Poitiers.

Ce sont les évêques enfin qui ont le plus contribué à faire de ces petits seigneurs de l'Ile-de-France, fils d'Hugues Capet, les maîtres du magnifique domaine qui constitue aujourd'hui la France du Rhin aux Pyrénées.

Du jour où le chef de l'épiscopat de Burgundie, Avitus, écrivait à Clovis, roi des Francs : Votre adhésion à la foi est notre victoire, à celui où le clergé méridional appelait le fils de Philippe Auguste dans la vallée de la Garonne pour y achever l'Albigeois, les clercs ont, partout et sans cesse, du cinquième au treizième siècle, ouvert les voies aux rois français. Et le royaume constitué, les évêques ont, plus qu'aucune classe de citoyens, fortifié le trône et exalté la monarchie. Ce sont eux qui, contre la Ligue catholique même, ont, seuls, pu assurer à Henri IV la possession définitive de la couronne. Ce sont eux qui ont fait de son petit-fils, Louis XIV, le maître incontesté de son royaume. Ils ont magnifié la gloire des lys et si parfois ils voyaient à la couronne quelques tares, ils les ont couvertes de leurs chapes tutélaires. Étayant le trône à l'autel alors si solide, ils ont proclamé nos rois fils aînés de l'Église et rois très chrétiens, et, après les avoir établis dans leur domaine, les ont ainsi imposés à la Chrétienté comme les élus, les délégués et presque les représentants du ciel sur la terre.

Cinq figures s'évoquent particulièrement entre cent.

C'est d'abord celle de Rémy, baptisant, à la Noël de l'an 496, le fier Sicambre, Clovis, le jetant, au sortir du baptistère de Reims, sur les Ariens du Sud-Est et du Midi, Burgondes et Goths, et en faisant ainsi, en peu d'années, le roi des Gaules.

C'est ensuite celle de Boniface qui, au huitième siècle, ouvre aux fils de Charles Martel, Pépin, puis Charlemagne, l'accès des pays rhénans et, bien avant que Rome n'ait parlé, les achemine à l'Empire.

C'est celle d'Adalberon, légitimant par le sacre le comte de Paris Hugues Capet que jamais pape ne couronnera, et assurant le trône à cette race magnifique qui est appelée à refaire la Francie.

C'est celle de Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, recevant, le 25 juillet 1593, Henri de Navarre au seuil de la basilique de Saint-Denis et, en dépit des injures des ligueurs dévoués à l'Espagne et des foudres mêmes de Rome, accueillant son abjuration.

C'est enfin celle de Jacques Bossuet, évêque de Meaux, proclamant, de cette voix qui fut alors la plus belle de la Chrétienté, l'éminence du souverain français au-dessus duquel Dieu seul règne.

L'évêque de Meaux, je le dirai dans une des études qui suivent, n'agit ici ni en plat courtisan, ni en évêque dissident. Jacques Bossuet n'est pénétré que d'une pensée : le roi de France est le fils aîné de l'Église ; plus haut ce fils sera placé au-dessus des hommes, plus l'Église sera magnifiée ; travailler à la grandeur de la couronne française, c'est travailler à l'exaltation de la doctrine catholique et à sa victoire. Cette pensée lui vient de loin : des apôtres même qui ont instauré le rude Clovis. Un historien a écrit que celui-ci a été le roi des évêques : Louis XIV est, douze siècles après, le roi des évêques. Ceux-ci ont, envers et contre tous, été, durant ces douze siècles, les hommes du roi parce que dans le roi ils ont incarné la France très chrétienne.

Somme toute — et aucun Français ne saurait se dérober ici à une pensée reconnaissante — notre pays, constitué, agrandi, pétri, fortifié, exalté par nos rois, ne l'a été que grâce à l'alliance étroite, imperturbable et infrangible du trône mérovingien, carolingien et capétien avec l'Épiscopat français. Jamais l'Histoire n'a présenté l'exemple d'un dessein plus persévéramment poursuivi et d'une plus admirable fidélité à un antique amour.

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Qu'une telle fidélité ait entraîné les évêques à une extrême, d'aucuns iront jusqu'à dire à une excessive révérence, cela ne pouvait manquer. Je dirai tout à l'heure ce qu'elle a été dans la suite des temps. Dès le début, les évêques ont entendu se plier les premiers à la discipline la plus résolument monarchique et, prêchant l'obéissance, payer d'exemple. N'est-ce pas en 511 que les prélats, réunis à Orléans, déclarent subordonner la validité des élections et jusqu'à l'autorité des canons au consentement de leur seigneur, fils de l'Église catholique, le très glorieux roi Clovis ? Et si l'un d'eux, Prétextat, s'est, quelques années après, attiré la colère du roi Chilpéric, n'est-ce pas Berthramm, évêque de Bordeaux, qui, s'adressant au coupable, s'écrie : Écoute, ô frère et évêque, tu n'as point la faveur du roi, aussi ne peux-tu compter sur notre affection avant que tu n'aies mérité son pardon ?

D'aucuns estimeront cette attitude peu sacerdotale. Elle était cependant inspirée par une pensée juste que, deux siècles plus tard, saint Boniface, peu suspect de gallicanisme anticipé, exprimait lorsqu'il écrivait que sans le patronage du prince des Francs, il ne pouvait gouverner le peuple des fidèles. Le prince des Francs apparaît assez vite comme le soldat du Christ par excellence. Et on ne saurait payer trop cher sa fidélité à l'Église. Les évêques français allaient inlassablement répandre partout l'opinion qu'un Italien formulera au quinzième siècle, à savoir que le roi étant le champion de l'Église, — si le roi de France et le Pape s'entendent, ils peuvent tout. Mais il est très clair que, très férus des droits de la couronne française, ces prélats entendent que le Pape doit, par tous les moyens, s'attirer la bienveillance et se procurer l'appui du Roi.

Ils étaient d'autant plus portés, en cas de conflit, à épauler le Roi que, par ailleurs, une vieille querelle divisait sourdement le Saint-Siège et l'Église française celle-ci, s'inclinant devant la primauté du siège de Pierre, en sera encore, bien des siècles après, à n'admettre qu'avec difficultés l'idée de la suprématie. Comme Rome ne souffre pas un instant qu'on lui dénie la suprématie, et qu'à cette idée de suprématie spirituelle le Saint-Siège ajoute celle de suprématie temporelle, rois et évêques se trouvent unis contre ce qu'on appellera, des siècles durant, à Paris les empiétements de Rome. Encouragés par les princes, les clercs français entendirent opposer à la doctrine venue d'au delà des monts, aux prétentions ultramontaines une doctrine toute contraire. A l'autorité que les papes — non sans raisons historiques, semble-t-il, — revendiquaient, une grosse majorité des évêques de la Chrétienté entière, rappelons-le, opposaient celle des Conciles supérieure à celle du Pape ; mais à nos prélats la doctrine conciliaire ne suffisait pas ; dans l'Eglise universelle libre, ils admettaient — se fondant sur des traditions d'ailleurs discutables, il faut l'avouer, — une Eglise française plus libre encore : dans tous les temps, à les entendre, cette Église, la plus éminente de la Chrétienté par ses vertus et ses travaux, avait joui de privilèges spéciaux, de libertés plus grandes que celles accordées aux autres membres de cette Chrétienté. Ainsi surgissait cette fameuse théorie des libertés gallicanes. Et comme il fallait que le Roi devînt, de ces libertés, le protecteur intéressé, le clergé étendit au souverain français le bénéfice de ces libertés, en y introduisant le fameux article qui devait être si souvent invoqué en France et notamment proclamé en 1682 : Le Roi de France ne tient sa couronne que de Dieu et Dieu seul peut l'en dépouiller.

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Le clergé français avait ou croyait avoir mainte nant un terrain solide où se cantonner : la défense des libertés de l'Église et celle des droits du roi intimement unis. Ne le croyons pas cependant rangé en bataille contre Rome. Seuls les gens qui jugent légèrement et sur des apparences se laisseraient entraîner à l'affirmer. Si le clergé français était sans cesse, de par son programme, amené à s'opposer à Rome, il présenta, d'autre part, ce caractère qu'il n'admit pas un instant, pendant huit siècles de gallicanisme jaloux, qu'on s'en pût peu ou prou séparer. Voilà peut-être le trait qu'on n'a pas encore assez mis en relief : l'Église de France fut imperturbablement gallicane, mais imperturbablement aussi catholique. Toutes les fois que roi, ministres, cours souveraines sembleront prêts à passer du gallicanisme catholique au gallicanisme schismatique, le clergé français saura intervenir à temps et, en acheminant les deux parties à des traités de paix, sauver la Catholicité de l'irréparable dommage que serait la rupture violente et définitive de Rome et de la France.

Certes on le voit, sous le règne des premiers Capétiens, se ranger presque systématiquement du côté du Roi en tout conflit, mais lorsque entre Grégoire VII et Philippe Ier le conflit semble tourner au tragique, l'un des prélats royalistes, Yves de Chartres, proteste que les choses humaines ne peuvent être sauvées ni faites sans la concorde du sacerdoce et de la royauté. Et cet embryon d'idée concordataire ne fera que se développer.

Par contre, notre clergé parait parfois, plus que le Roi lui-même, résolu à maintenir ses libertés : c'est aux heures où le Roi, tenant la papauté à Avignon sous sa prise, serait assez tenté de rendre au pontife ainsi capté une autorité jugée abusive par les prélats français. C'est fort souvent contre le gré des rois du quatorzième et du quinzième siècles que l'Église gallicane continue à le prendre d'assez haut avec les papes d'Avignon, avec ceux de Rome et d'Avignon lors du grand schisme. Les scènes fameuses de 1391, 1394, 1398, 1406 et 1408, au cours desquelles l'Université de Paris, parlant au nom du clergé, prépara et proclama la soustraction d'obédience en des termes si vigoureux et dans lesquelles Jean Gerson affirma avec une singulière autorité les prétentions gallicanes, se déroulèrent sans que le roi Valois parût jouer un rôle très prépondérant dans l'aventure.

Des désordres résultant du grand schisme était né partout un esprit d'indiscipline catholique qui, tout naturellement, prenait en France un caractère particulièrement grave.

En novembre 1408, l'Église française, par la soustraction d'obédience, s'était — assez anarchiquement — constituée en véritable république religieuse. Est-il étonnant qu'elle joue le premier rôle au concile de Constance où Martin V, pape apaiseur, suivant l'expression de Mgr Baudrillart, se décide à négocier avec chaque nation ces concordats auxquels plus qu'aucun clergé celui de France le contraint ? Est-il plus étonnant qu'à Bâle, où Nicolas V a dû confesser que les papes de Rome avaient par trop étendu le bras, les pères français aient été les plus ardents à abuser de ce mea culpa et qu'ils se soient laissé entraîner à mener contre Eugène IV, tentant de se dérober au joug conciliaire, cette campagne inouïe d'âpreté que dénonce au Pape le nonce Traversari ? Est-il enfin étonnant que, victime d'un entraînement qu'expliquerait en partie l'étude des circonstances, les prélats français aient plus qu'aucuns autres contribué à faire déposer par le concile le Pape rebelle et forcé le roi Charles VII à les suivre dans leur politique ?

C'est alors qu'exaltés par la lutte et tout-puissants en France, les évêques imposent au Roi cette Pragmatique Sanction dont l'histoire, si remarquablement écrite par M. Noël Valois, fait l'objet de la première étude de ce recueil. On y verra quels furent, de 1438 à 1515, le rôle du clergé et son sort.

Il ne paraît pas que le clergé ait vu d'un œil très défavorable le Concordat de 1516 dont il sera parlé en une autre étude. Sans doute l'Université de Paris fit à l'acte de 1516 une très vive opposition ; mais il ne semble pas que l'épiscopat en masse ait cette fois suivi les recteurs, doyens, docteurs et suppôts des quatre facultés dans leur campagne anticoncordataire. Nos prélats étaient trop avisés pour ne pas s'être aperçus que la Pragmatique, mal appliquée, inapplicable peut-être, ne leur assurait qu'une illusoire indépendance, ne les garantissant qu'en principe et sur le papier contre la double ingérence du Roi et du Pape. Par ailleurs, telle situation ne pouvait se prolonger sans acheminer — l'âpre querelle de Louis XII et de Jules II venait de le démontrer — la couronne à ce schisme déclaré que toujours, répétons-le, l'épiscopat français — en cela fort différent des épiscopats anglais et allemand — repoussera et fera échouer. Les évêques contresignèrent l'accord que certains d'entre eux avaient d'ailleurs préparé et négocié.

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Le Concordat changeait, nous le verrons, pour l'épiscopat le terrain de la lutte, sans modifier, au surplus, les sentiments traditionnels de notre clergé.

L'Acte de 1516 livrait au Roi la disposition des évêchés : l'alliance séculaire des souverains français et de leur clergé se trouvait transformée en sujétion du clergé au souverain. Si notre ennemi, c'est notre maître, ainsi que l'affirme le fabuliste, l'épiscopat pouvait être amené à fronder cette fois le Roi. Il ne le fit pas : mais, plus que devant, il se devait rallier à l'idée de concorde entre les deux pouvoirs : Avoir deux maîtres, écrit à ce sujet M. Ernest Lavisse, c'est déjà une manière de liberté. Loyaliste, le clergé cependant sentait bien que le joug, qui depuis 1516, pesait sur lui, c'était de Saint-Germain — plus tard de Versailles — qu'il pesait. Moins que jamais, les prélats intelligents ne se pouvaient prêter à un schisme qui les eût pour le coup réduits à la situation humiliante des évêques anglicans, transformés par le geste schismatique de Henri VIII en fonctionnaires et souvent en serfs de la couronne anglaise.

Par ailleurs, c'étaient, je ne saurais trop le dire, des catholiques sincères, ardents et résolus. Luther avait trouvé dans l'épiscopat germanique des complicités : Calvin n'en trouva pour ainsi dire point dans le clergé français. M. Gabriel Hanotaux en fait honneur au Concordat de 1516. Il a raison : le roi de France n'était pas intéressé, depuis le pacte de Bologne, à voir son épiscopat verser dans l'hérésie et travailler à se séculariser. Mais il faut aussi en faire honneur à la foi très solide de l'Église gallicane. L'école historique qui s'acharne à frapper de flétrissure posthume le gallicanisme, méconnaît singulièrement le service que rendit alors au catholicisme la constitution du clergé de France en un corps compact. Ce corps ne se laissa pas entamer ni effriter comme tant d'autres épiscopats voisins. C'est cet épiscopat qui conserva à l'Église catholique ce pays où, au milieu du seizième siècle, une partie de la noblesse et de la haute bourgeoisie, encouragées par des princes de sang royal, penchait vers la religion réformée.

Luttant énergiquement contre les partisans de Luther et de Calvin, l'Église de France ne pouvait désormais sans imprudence se mettre fréquemment contre Rome en cet état d'hostilités qui, au quinzième siècle, l'avait si souvent dressée contre la Curie. Si méfiants qu'ils se montrassent parfois des Italiens, le cardinal de Lorraine et les prélats qui subissaient son influence étaient amenés par la lutte contre la Réforme à faire bloc avec Rome.

C'est ce qui détermina leur attitude au Concile de Trente. Sans doute les évêques français y firent parfois aux doctrines ultramontaines une opposition assez vive, mais le cardinal de Lorraine ne crut pas devoir les suivre toujours dans cette opposition : sur la question de l'institution divine des évêques, sa défection — ainsi que s'expriment les historiens gallicans — amena le concile à reconnaître au siège romain un pouvoir que les grands docteurs gallicans du siècle précédent lui contestaient unanimement. Rome sortit de ces assises singulièrement fortifiée ; l'Église épurée s'était, par ailleurs, ramassée sur elle-même ; elle avait senti le besoin d'un général en chef qui pour tout conserver tînt tout dans sa main ; reconnaissant au pontife suprême une suprématie désormais incontestée, elle avait, en fait, abdiqué entre ses mains. L'ère conciliaire est close : jusqu'en 1870 aucun concile œcuménique ne se tiendra plus ; celui de 1870 consommera l'œuvre en proclamant l'infaillibilité.

L'Église de France ne pouvait lutter seule contre l'omnipotence croissante de la papauté. Elle n'en avait pas moins remporté de Trente ses principes traditionnels. Elle avait fait acte de clergé catholique en se ralliant loyalement à la Contre-Réforme et en lui sacrifiant certaines libertés ; mais elle conservait ses idées sur l'indépendance relative de l'Église gallicane et, par ailleurs, sur celle de la couronne de France vis-à-vis de la tiare de Rome.

***

On le vit bien quand, s'étant, durant un demi-siècle, voué à la lutte contre les Huguenots, l'épiscopat se dressa contre ceux qui, voulant profiter des troubles du royaume, tentèrent, à la fin de ce siècle agité, d'arracher, sous un prétexte religieux, la couronne de lis à son héritier légitime.

Il n'est pas dans mon dessein de refaire ici l'histoire de cette mémorable crise de 1589-1594 où, une fois de plus, les évêques français, tout en continuant à rejeter l'hérésie et à se garer du schisme, surent faire triompher la cause de Henri de Bourbon. Contre le prince hérétique relaps, la Ligue se déchaînait, soutenue par Rome mal informée, exploitée par l'Espagne mieux informée. Tout un parti catholique travaillait à substituer à la race de saint Louis celle de Charles-Quint. Le Roi catholique d'Espagne allait-il s'emparer, d'une façon plus ou moins directe, du sceptre français et installer au Louvre l'esprit de l'Escurial ? L'Église gallicane pouvait-elle, pour aboutir à un tel résultat, abandonner le fils de ces rois que, depuis des siècles, elle soutenait en les chérissant ? Ce clergé, si jaloux de l'indépendance française, allait-il recevoir un roi — espagnol ou lorrain des mains de Rome ? Ce clergé, de tout temps si français, allait-il consentir au règne de l'étranger ?

L'épiscopat français fut alors admirable de clairvoyance, de tact et tout ensemble de fermeté. Certes, il ne pouvait admettre sur le trône un prince hérétique et l'y maintenir contre les excommunications de Rome. Il travailla donc à faciliter à l'héritier légitime le retour à la foi ancestrale, puis à le réconcilier avec la papauté. Tout un parti de politiques acheminait, aussitôt Henri III assassiné, Henri IV à l'abjuration ; le clergé, en immense majorité, s'associa à cette œuvre. Le Béarnais, eût-il gagné dix batailles d'Ivry, n'eût pu, sans cet appui, coiffer la couronne ; le panache blanc dut, politiquement, avant de s'incliner devant la tiare romaine, se courber devant les mitres françaises. On sait avec quelle gaillardise aisée Henri de Bourbon en prit son parti en faisant, suivant un mot célèbre, à la possession de Paris — en fait du royaume entier — le sacrifice d'une messe.

Il avait fallu cependant que quelqu'un se trouvât pour dire cette messe. Il avait fallu surtout qu'en attendant qu'elle fût dite et écoutée, on laissât le Roi mûrir sa résolution et qu'on ménageât son amour-propre en lui concédant des délais. Contre les entreprises des moines et seigneurs ligueurs, contre les avis de Rome mal conseillée les évêques permirent au Roi les délais nécessaires.

C'est, en février 1590, l'assemblée des évêques qui manifesta son intention de travailler à la conversion du prince que, selon les règles inviolables de la monarchie, Dieu a fait naître pour nous commander, comme le premier du sang et de la race de saint Louis. En vain le légat interdit la réunion et excommunie d'avance qui en fera partie ; en vain Grégoire XIV, élu le 5 décembre 1590, fulmine encore, le 28 mars 1591, contre Henri de Navarre, hérétique relaps, et ses partisans : ces gestes déchaînent simplement l'opposition violente du Parlement contre Grégoire se disant pape, ennemi de la paix, de l'union de l'Église catholique, apostolique et romaine et semblent devoir provoquer une levée de boucliers contre Rome, puisque le nonce Landriano est sur-le-champ décrété de prise de corps ; ils n'ébranlent pas les évêques et les confirment dans leur désir d'établir la concorde sans rien sacrifier des droits du Roi légitime.

Il semble bien qu'ils ont travaillé au bien du catholicisme même, les prélats qui, réunis à Chartres, après en avoir appelé du Pape mal informé au Pape mieux informé, déclarèrent que les ordres de Rome ne pouvaient les obliger, ny les autres Français catholiques en l'obéissance du Roy.

Ne peut-on dire la même chose des prélats qui, bravant le Maledicat ! du légat, accueillaient, le 25 juillet 1593, derrière Renaud de Beaune, archevêque de Bourges, Henri IV au seuil de la basilique de Saint-Denis et recevaient son abjuration ; de ceux qui, à Chartres, le 27 février 1594, assistaient au sacre du Roi converti et des prélats qui, courant à Rome, amenaient la Curie hostile à sanctionner enfin leur geste, tout en se donnant — nous y reviendrons — l'apparence de l'annuler ?

Il y parait. Car de l'abjuration de Saint-Denis et du sacre de Chartres sort un Roi de qui va descendre cette nouvelle dynastie de Rois Très Chrétiens dont certes l'orthodoxie ne faillira pas, puisque avant un siècle, Louis XIV se va faire le champion du catholicisme le plus intransigeant.

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De cette crise l'alliance du trône fleurdelisé et de l'autel gallican sort encore confirmée. Aucune des familles royales n'aura trouvé dans l'épiscopat de meilleurs serviteurs que cette dynastie de Bourbon. D'aucuns observent qu'ils furent parfois si bons serviteurs qu'ils parurent serfs. Je m'explique à ce sujet dans l'étude consacrée plus loin à la politique religieuse de Louis XIV.

On y verra que, sous ce règne, l'épiscopat reste simplement dans la ligne que lui ont tracée les évêques passés. Sans doute il prend, contre Rome, le parti du Roi, mais avec quelle prudence ! — longtemps méconnue sur les bords du Tibre.

Quelle voix s'élève, au nom des évêques de 1681 et 1682 ? Celle de Bossuet. Prêche-t-elle un instant la révolte, même éventuelle, contre le siège de Pierre ? Relève-t-on, dans le sermon sur l'unité de l'Eglise qui ouvre les assises de 1681, une parole qui puisse, même de loin, sentir l'hérésie ou préparer le schisme ? Et n'apparaît-il pas, à qui regarde de près les événements, que, perpétuant l'œuvre de ses devanciers, l'évêque de Meaux fait au contraire, entre les deux pouvoirs dressés l'un contre l'autre, travail de conciliation et de médiation ? C'est à quoi le lecteur répondra après avoir lu les quelques pages consacrées, en ce recueil, à la crise du dix-septième siècle.

Telle sera toujours l'attitude de l'Épiscopat. A Rome, on l'accusera, dans tout le cours du dix-huitième siècle, d'avoir obéi à l'esprit de révolte. Il n'y paraît guère à Saint-Simon qui — à la vérité avec son exagération coutumière — regrette la folle prostitution de la France à l'égard de Rome. L'Église française ne se prostitue pas à Rome ; devant le flot montant de la révolution philosophique, elle s'abstient plus volontiers — comme jadis devant les menaces de la Réforme — des manifestations qui pourraient ébranler l'autorité catholique et l'union de l'Église — d'où la Déclaration de 1765 —, mais c'est en sauvegardant toujours les libertés. Et cette préoccupation reste si constante qu'en pleine crise révolutionnaire, décidé à ne se point prêter à l'entreprise de schisme qu'est la Constitution civile du clergé, l'épiscopat, qui résiste courageusement aux suggestions et aux menaces du parti révolutionnaire, reste hanté de l'idée gallicane : l'abbé de Salamon, agent du Saint-Siège, ne signale-t-il pas, avec une indignation extrême, le Comité des évêques qui, inspiré notamment par Boisgelin, archevêque d'Aix, se demande si Rome a le droit de priver de leurs sièges, sans une intervention de l'Église gallicane, les quatre prélats qui se sont parjurés en prêtant serment à la Constitution schismatique ? Mais ce gallicanisme se manifeste à l'heure même où, nous le verrons dans une de nos études, l'épiscopat vient de donner au catholicisme la preuve nouvelle d'une fidélité à l'unité de l'Église qui les achemine à la déchéance, à la ruine, à la proscription et, pour beaucoup d'entre eux, à la mort.

Cette crise de 1791 à 1801 montre en effet, mieux que toute autre, à quel point Rome avait tort de suspecter de tendances schismatiques l'Église française.

En étudiant les origines du Concordat de 1801, j'aurai l'occasion de dire quelle fidélité cette Église montra à l'idée catholique. Je ne m'y arrêterai donc pas ici. Certes, l'épiscopat ne joua pas dans ces circonstances un rôle de premier plan ; il eut cependant ses martyrs : les grandes éclaboussures rouges qui se voyaient récemment encore aux murs des Carmes racontent, mieux que la meilleure chronique, quelle fut la fin de certains de ces prélats. La Curie eût peut-être hésité à leur accorder la pourpre : ce sont les massacreurs de Septembre qui les en revêtirent.

Par la suite, plusieurs des survivants parurent peu dociles aux opportunes requêtes du pape Pie VII, à la veille des négociations où s'allait conclure la réconciliation de la France nouvelle et du Siège de Pierre ; mais ce fut là une minorité ; une grosse majorité consentit à la démission, et au premier rang Juigné, archevêque de Paris. Cette majorité, il la faut admirer, plus que blâmer la minorité : la requête du Pape, que justifiait certes la nécessité de l'heure, était assurément insolite, et si mortifiante par ailleurs pour des hommes dont la proscription n'avait eu pour motif, en ce qui concerne la grosse majorité, que leur fidélité à l'unité catholique.

Avec eux, il semble qu'ait disparu le clergé proprement gallican. Ce corps — comme, aussi bien, tous les corps d'ancien régime — semble brisé. Désormais deux maîtres s'entendent pour ne point laisser se reformer ce corps de l'épiscopat français et éviter, par un accord tacite, ces assemblées du clergé de France que déjà Colbert appelait avec sa rudesse ordinaire des maladies de l'État, mais que la Curie tenait, avec infiniment plus de raison, pour des maladies de l'Église.

Après l'essai de résurrection qui, un instant, a suivi la séparation de l'Église et de l'État, au début de ce siècle, le corps épiscopal français a été derechef dispersé. C'est qu'il ne se peut plus appuyer, vis-à-vis de Rome, sur un gouvernement bienveillant, et, à y bien regarder, l'effacement modeste de l'Église française vis-à-vis de la Curie, vient de ce que, depuis des années, l'Etat français manquait à la tradition que s'étaient transmise les dynasties, les gouvernements et les régimes.

Telle constatation nous amène à chercher quel appui rencontra, dans le cours de ses luttes pour les libertés gallicanes, l'Eglise de France dans le souverain français. Et, ici, je serai plus bref, car j'ai, dans les études qu'on trouvera plus loin, posé fort souvent la question et crois y avoir répondu.

Il n'y a pas, d'une façon générale, de politique plus réaliste que celle des rois de France de la troisième race. Cette politique, persévéramment suivie pendant onze siècles, est celle des profits, petits et grands. Par quelle suite inouïe dans les desseins ces princes ont fait de grandes pièces et de petits morceaux le royaume de France, on le sait. Tout leur a été bon, la guerre et la paix, les coups d'épée et les négociations, les alliances les plus imprévues, l'utilisation de toutes les forces, féodaux, bourgeois, artisans, légistes, évêques, moines.

Cette forte race a été, dans cette œuvre sans pareille, aidée, à la vérité, par d'admirables serviteurs, d'un Suger à un Colbert. Comme leurs maîtres, ceux-ci n'ont connu aucun scrupule étroit lorsqu'il s'agissait d'agrandir et fortifier la France. Ils ont passé leur vie à forger les armes dont le roi avait besoin ; ils les ont cherchées dans la tradition et le droit, les lois désuètes et les vieilles coutumes, les canons et le décalogue, et jusque dans les écritures saintes, quitte à contraindre les textes qui durent se faire, eux aussi, très souvent complaisants.

Rois et ministres ont appliqué à la politique religieuse les méthodes de leur politique générale. Une idée fixe : l'exaltation du trône, l'extension du pouvoir, l'indépendance de la couronne, et, au service de cette idée constante, une souplesse d'intelligence, une fertilité de moyens, une diversité de procédés qui, vraiment, tiennent du prodige.

Cette variété dans l'unité a souvent trompé les historiens. Ils ont vu les rois de France rompre assez brutalement avec Rome ou, au contraire, s'unir avec elle par des liens étroits ; ils les ont vus injurier le Pape, puis le faire exalter par leurs écrivains à gages ; ils ont vu le souverain refuser de se croiser contre l'Albigeois, en dépit des exhortations d'un Innocent III, puis jeter son fils sur l'hérétique ; ils ont vu un prince souffleter un Boniface VIII à Anagni par le gantelet d'un condottiere et un autre prince se prosterner gentiment aux pieds d'un Léon X à Bologne ; ils en ont vu un favoriser en apparence à certaines heures les élections canoniques jusqu'à faire de la Pragmatique Sanction une loi de l'État, d'autres mettre brusquement fin à ce régime par la signature de Concordats ; ils ont vu ces rois surexciter parfois jusqu'au délire les passions gallicanes, puis faire, semblait-il, litière des libertés devant la Curie. Et ils en ont conclu que la politique des rois avait été tantôt hostile au Pape jusqu'à la révolte et tantôt favorable jusqu'à la platitude.

Ce qu'ils n'ont pas vu, c'est l'unique dessein qui subsiste derrière cette politique en apparence fluctuante : se faire accorder par une pression continue, menaces, puis caresses, toujours plus de bénéfices, toujours plus de privilèges, toujours plus de pouvoir, tout en restant prince très chrétien.

***

Bourdaloue, prononçant son sermon pour la fête de saint Louis, s'exprime en ces termes :

La cour de Rome, par des entreprises nouvelles, voulut donner quelque atteinte aux droits de la couronne : vous savez avec quelle vigueur saint Louis agit pour les défendre ; mais, du reste, comment les défendait-il ? Avec un merveilleux tempérament d'autorité et de piété, c'est-à-dire qu'il soutenait les droits de sa couronne en roi et en fils aîné de l'Église, avec un esprit de religion et de piété ; montrant bien qu'en qualité de roi, il ne reconnaissait point de supérieur sur la terre, et ne voulait dépendre que de Dieu seul, quoiqu'en qualité de fils aîné de l'Eglise, il fût toujours prêt à écouter l'Eglise comme sa mère et à l'honorer.

Définissant très exactement le sentiment du saint Roi, le grand orateur chrétien caractérisait ainsi, sinon la constante attitude des rois de France, du moins leur mentalité foncière.

De bonne heure, nos rois envisagèrent d'un œil froid la situation que leur faisait le pouvoir grandissant des souverains pontifes. Le roi est longtemps assez puissant pour tempérer chez lui l'influence pontificale, il ne l'est pas assez pour l'empêcher de grandir dans la Chrétienté. Tant qu'il l'a pu, le roi de France, s'appuyant sur son clergé, s'est opposé aux intrusions, mais ce fut avec la constante et ferme volonté de ne se point exposer à être membre séparé. La querelle du sacerdoce et de l'Empire ne dresse violemment, inexpiable-ment les uns contre les autres, que les Césars germaniques et les papes : c'est que ces Césars sont des Allemands qui n'apportent à leurs entreprises ni le tact ni la mesure qu'apportent généralement aux leurs les souples rois français. Ceux-ci ne désirent point de triomphes éclatants, mais la conséquence est qu'ils ne connaîtront pas les effroyables mortifications de Canossa. Ils savent faire, dès les premiers âges, à Rome les sacrifices nécessaires — celui de leur amour-propre tout le premier, quitte à se redresser quand il est expédient ; ils savent aussi faire peur pour donner par la suite à leurs caresses toute leur valeur et en retirer tous les bénéfices.

Un Philippe Ier encourage les résistances des prélats à la réforme de Grégoire VII, mais si, quelques années passées, Pascal II vient un France, le même Philippe et son fils humilient à ses pieds, écrit l'abbé Suger plus gallican que le Roi, la majesté royale. C'est que Pascal, en lutte avec l'Empereur, peut valoir de grands avantages au royaume. Et cela est visible, car si Pascal finit par entrer à Worms en composition avec l'Empereur, c'est sous l'inspiration du Roi que le clergé français proteste contre la versatilité de ce mauvais pilote.

Louis VI, estimant maintenant abusive et dangereuse pour sa couronne la politique de Pascal, lui résiste et, sur le conseil d'Yves de Chartres, fait céder le Pape ; il fait céder encore Calixte II, mais en rappelant, avec soin, dans ses lettres les plus menaçantes, que le roy de France est le propre fils de l'Eglise romaine.

Sous Philippe Auguste, on peut croire un instant qu'une rupture se va consommer : le Roi, pour avoir épousé Agnès de Méranie, est excommunié, le royaume interdit ; les prélats, cependant, semblent se solidariser avec le Roi ; mais celui-ci, comme toujours, sait la limite des résistances comme celle des concessions et, plus papiste, cette fois, que son clergé même, cède en temps utile. Il cède dans la forme, pour sortir d'une impasse, et sait, sur un terrain plus favorable, reprendre ses avantages, allant jusqu'à menacer d'expulsion le légat Guala. Car c'est parfois mission incommode que d'être en France légat ou nonce de Rome. Si en 1204, 1205, 1207, Innocent III sollicite Philippe de prendre la direction de la Croisade albigeoise, le roi refuse dans une lettre presque narquoise qui, réponse aux exhortations mystiques du Pape, se résume à peu près par la formule réaliste : Donnant, donnant ; si, en 1206, il estime détestable le précédent qu'est la déposition par le Pape du comte de Toulouse, ami des Albigeois, il n'en permet pas moins, en 1213, à son fils Louis d'aller dans la vallée de la Garonne recueillir les fruits de l'opération à laquelle il n'a pas voulu participer. Il prendra figure de bon fils de l'Église romaine quand il ne s'agira plus de la servir, mais de s'en servir.

Louis VIII, qui est très dévot, et Louis IX, que Rome canonisera, ne se croient nullement tenus de servir avec plus d'empressement que Philippe la politique pontificale. Si Innocent IV excommunie et dépose l'empereur Frédéric II, Louis IX refuse de rompre avec l'Empereur que d'aucuns tiennent pour l'antéchrist ; s'il n'est nullement l'auteur de la pragmatique anti-romaine qu'on lui prêta — je dirai dans quelles circonstances —, il ne se fait aucun scrupule de défendre l'indépendance de sa couronne et de son clergé. Le tout d'ailleurs avec ces formules extrêmement courtoises et souvent dévotieuses auxquelles tout à l'heure nous voyions le Père Bourdaloue rendre hommage.

Philippe le Bel lui-même, avant d'engager la terrible lutte que l'on sait avec Boniface VIII, semble avoir beaucoup atermoyé. Si, à une heure donnée, il rompt, attaque, fait assaillir le Pape, c'est que ce terrible pape a formulé de telles prétentions, puis de telles menaces que tout accommodement a paru impossible. Le roi n'a-t-il pas, en 1302, offert la paix — c'est dans la tradition du trône quand le conflit se peut encore arranger — et Boniface VIII n'a-t-il pas répondu en exigeant un Canossa français : Philippe a offensé trop gravement le souverain pontife ; qu'il se repente, et on verra !... Un roi de France ne va pas à Canossa ; on ne verra pas Canossa, mais Anagni. Et c'est, avec l'élection de Bertrand de Got, pape Clément V, la capitulation de l'Église romaine ; c'est, avec le transfert du siège de Pierre à Avignon, son inféodation à la France, si bien que Philippe se trouve — au point de vue de la puissance française — avoir gagné la partie. Rome a appris qu'il n'était pas bon de repousser les avances du roi de France : l'exemple assure aux fils de Capet — pour un siècle — dans l'Église, une puissance que le grand schisme, après la captivité de Babylone, favorise encore et grandit.

***

C'est à cette heure qu'on aperçoit très clairement quelle est bien la politique de nos rois, celle que l'on verra se confirmer dans les études qui suivront, de Charles VII à Louis XIV. Lorsque, par un coup violent porté au cours d'une âpre lutte, le Roi a assuré le respect de ses droits, il s'arrête toujours. Au cours de la lutte, il a surexcité les passions gallicanes, appelé la nation à le défendre contre Rome, associé spécialement à sa querelle l'épiscopat ; ses légistes ont, contre la Curie, accumulé les textes et ses canonistes les décrets ; ses écrivains ont multiplié les attaques et les ont portées à l'extrême — il se publie, pendant la lutte de Philippe le Bel contre Boniface VIII, comme plus tard lors de la lutte de Louis XII contre Jules II, des pamphlets dont les journalistes jacobins de 1792 n'égaleront point la violence — ; l'Église de France a été amenée à proclamer les principes, à rétablir les droits électoraux, à exalter les libertés gallicanes. Puis le roi, vainqueur et satisfait, sait fort bien faire taire d'un geste non seulement légistes et pamphlétaires, mais universités, clergé, épiscopat : Rome est prévenue de ce que le roi de France peut déchaîner et enchaîner.

Philippe agit — après 1305 — comme agiront tant de ses successeurs des quinzième, seizième et dix-septième siècles. Du moment que la papauté est, à Avignon, entre les mains du roi, celui-ci n'hésite pas à lui sacrifier droits électoraux des chapitres et libertés gallicanes, en s'arrangeant pour retirer de cette alliance plus de profits que le Saint-Siège. Et ce sera, durant tout le séjour des papes à Avignon, la politique des sept premiers successeurs de Philippe le Bel.

C'était — à y bien regarder — la politique concordataire sans concordat, mais telle situation acheminait dès le commencement du quatorzième siècle au Concordat. Essayée dès le quinzième siècle par Charles VII, mise en pratique un instant par Louis XI, cette politique devait triompher avec François Ier. Par là il apparaît bien qu'à côté du gallicanisme épiscopal, l'exploitant aux heures de conflit et le jugulant aux heures de paix, il y a eu, ainsi que l'a démontré M. Gabriel Hanotaux, un gallicanisme royal. Le gallicanisme épiscopal est un gallicanisme de doctrine, le gallicanisme royal est un gallicanisme d'intérêts. L'un et l'autre, après s'être servis et heurtés tour à tour, aboutissent, avec la politique du chancelier Duprat — formé, je le dirai, par l'un et servant l'autre —, à cette politique concordataire qui, après tout, satisfait à peu près l'aspiration commune des deux gallicanismes à la conciliation avec Rome dans le respect de l'indépendance française.

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Le Concordat conclu, le Roi ne se croit nullement dispensé de poursuivre son dessein. Valois ou Bourbon, il continue à tenir Rome en respect le mot peut s'entendre dans les deux sens. Pas un instant il n'a l'idée de dénoncer ce concordat proufitable que Duprat, à la veille de Marignan, conseillait à François Ier ; pas un instant il n'a la pensée de pousser la France au schisme et d'entrer dans les chausses d'Henri VIII. Mais il entend non seulement faire respecter par Rome tous les articles proufitables du Concordat, mais se faire, tant qu'il le peut, abandonner par le Pape la direction morale du catholicisme dans ses États. Ce qui domine, c'est l'idée de l'accord rendant tout ce qu'il peut rendre pour le Roi. Tant que le Pape paraîtra hostile, raide, intransigeant, le Roi se montrera ferme, parfois rude, intraitable. Mais le jour où le Pape se montrera prêt à céder, il n'est pas de révérence qui coûtera. Henri IV a, en 1590, repoussé très haut la prétention d'un Clément VIII à lui dénier ses droits à la couronne et nous savons que l'épiscopat a épaulé contre Rome le ci-devant roi huguenot de Navarre. Mais si, grâce aux habiles négociations du cardinal d'Ossat, Clément se décide à absoudre, qu'importent les concessions de forme, les apparences d'humilité, les courbettes, les génuflexions ? Le 17 septembre 1595, le Pape recevra les commissaires du Roi devant les ambassadeurs de l'Europe et toute la cour romaine ; ils s'inclineront, s'humilieront, recevront sur les épaules le coup de verge symbolique. Mais d'Ossat, qui est dans la tradition de Duprat, écrit le soir même, le sourire aux lèvres : Nous ne sentions non plus que si une mouche nous eût passé par-dessus nos épaules. Ainsi avait agi et pensé François Ier, à Bologne, en décembre 1515 ; ainsi agira et pensera Louis XIV lorsqu'il entendra mettre fin à la querelle que nous étudions plus loin.

François, Henri, Louis, souverains cependant chatouilleux, jaloux de leur honneur, sont avant tout souverains conscients des nécessités politiques et soucieux du bien du royaume. Un gouvernement français qui rompt avec le Pape pour le plaisir de rompre se montre imbécile, mais si, reconnaissant le mal qui, au dedans ou au dehors, est résulté de son erreur, il refuse par la suite de faire deux pas en avant si le Pape en fait un il se montre décidément ignorant de la vraie science d'État : celle-ci condamne tout à la fois la politique de sentiment et la politique de ressentiment.

Au dix-septième siècle, le président de Harlay, vrai chat fourré de cours, disait au roi Louis XIV : Baiser les pieds du Pape et lui lier les mains. Jusqu'à une époque récente, les gouvernements français ont entendu le madré magistrat. Traitez le Pape comme s'il avait cent mille soldats, écrivait Bonaparte à Murat à l'avant-veille du Concordat.

François de Valois, Henri de Navarre, Louis le Grand, Napoléon Bonaparte, tout de même, ce n'étaient ni des sots ni des pleutres. Ils cédèrent pour gagner.

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Ne croyons pas plus sot le gouvernement pontifical. Lorsqu'il céda, c'est que lui aussi crut fort souvent profitable de céder. C'est la raison d'être et, par définition, le propre d'un concordat bien fait que d'être un compromis où chacune des parties contractantes trouve sinon son profit, au moins un bénéfice appréciable.

Cette cour de Rome est par excellence un centre de la diplomatie : la combinaison y est en honneur. Ceux qui en font partie ont deux raisons au moins d'y exceller. Entraînés à la casuistique, ils savent, avec une intelligence qu'on souhaiterait à leurs adversaires, examiner l'hypothèse après la thèse, le concret après l'abstrait et le fait après le principe. Ils sont, d'autre part, presque tous Italiens, diplomates nés, combinazionistes, aimant un échafaudage patiemment construit et miraculeusement maintenu. Lorsqu'ils se trompent en un calcul, c'est que — ainsi qu'il arrive parfois — ils sont mal informés des circonstances ou ont mal compris tout d'abord un homme ou une situation. Mieux informés des choses et des gens, ils ne font aucune difficulté de rebâtir sur de nouvelles bases. Ainsi firent-ils depuis des siècles où ils ont dû entrer en contact et presque forcément en conflit avec les puissances. Immuable en ses thèses, la cour de Rome admet les hypothèses, ce qui ouvre la porte à tous accommodements compatibles avec les principes ; et j'ajouterai qu'à ces accommodements le caractère italien, dont est forcément imprégnée la Curie, se complaît et presque se délecte. Elle s'entête rarement en ses ressentiments au delà d'un pontificat ou plutôt, les mettant en réserve, veut les oublier aux heures où ils entraveraient les rapprochements. A cet égard ils sont maintenant nos maîtres.

La papauté, par ailleurs, qu'on l'ait vu siéger au Latran, au Quirinal ou au Vatican, à Rome ou à Avignon, a toujours eu intérêt à un accord avec les puissances politiques. Le pape Léon XIII, qu'incontestablement l'histoire s'apprête à inscrire parmi les plus grands pontifes, a formulé la doctrine qui séduisait son esprit essentiellement concordataire, mais qui, à tout prendre, est de tradition : Il est nécessaire qu'il y ait entre les deux puissances un système bien ordonné de relation non sans analogie avec celui qui, dans l'homme, constitue l'union de l'âme et du corps.

C'est évidemment pour Rome se garder le plus noble rôle, mais on ne peut demander à la puissance spirituelle de pousser la modestie jusqu'à se méconnaître.

En fait, je le répète, la tradition pontificale, c'est l'accord. Cette tradition se symbolise en une bien vieille image puisqu'elle date du neuvième siècle. Les papes, déjà quelque peu débordés par la puissance de Charlemagne, crurent devoir fixer le rôle que chacune des deux parties de Dieu devait respectivement jouer. Que de fois, passant, à l'époque où j'habitais Rome, devant la vieille abside qui se dresse en face du Latran, je me suis arrêté à considérer la célèbre mosaïque qui en orne la voussure : on connaît ce dyptique : le Christ donnant les clés à Sylvestre et le labarum à Constantin, saint Pierre confiant l'étole à Léon et l'étendard à Charlemagne. Les papes d'esprit concordataire ont eu — du Pascal II du onzième siècle au Léon XIII du dix-neuvième siècle — les yeux fixés sur cette double image, et je comprends que le grand Pape, dernier régnant, ait voulu dormir son suprême sommeil presque à l'ombre de cette abside.

Tous les papes n'eurent cependant pas l'esprit concordataire. Il est d'ailleurs des heures, reconnaissons-le, où il fallut à cette Église romaine des chefs combatifs ou intransigeants. Une suite de pontifes temporisateurs peut-être n'eût pas suffi à faire partout prévaloir les droits du siège romain. Il fallut que de temps à autre un pape surgît : un Grégoire, un Innocent, un Jules, un Pie, qui, d'un coup de barre violent, fît franchir un terrible ressaut à la barque de Pierre. Quelques-uns, à la vérité, lui imprimèrent telle allure qu'on crut la voir se briser : un Boniface VIII entre quelques autres. Ils furent assez rares. Plus souvent un pilote habile a su, les yeux fixés sur l'étoile des Mages, chercher le chemin à travers les détours et, louvoyant, échapper à la tempête.

En somme, pontifes intransigeants et pontifes accommodants, pontifes guerriers et pontifes diplomates ont presque toujours contribué au succès de l'illustre entreprise. Pour qui étudie l'histoire, il y a quelque chose de piquant à voir presque constamment succéder au Pape qui a brisé le Pape qui renoue et au Pape qui a combattu le Pape qui pacifie. Quiconque sait réfléchir en toute impartialité doit voir en ces alternatives l'heureux résultat d'une constitution qui permet à l'Église catholique, représentée par le Collège des cardinaux, de se donner généralement le chef qu'il faut à l'heure qu'il faut. Aussi bien, remarquons que le pontife guerrier — si j'ose dire — facilite la tâche du négociateur. Les Grégoire VII préparent les Pascal II. Qui sait si Léon X eût pu amener à ses pieds François Ier — après tout, vainqueur à Marignan —, si les terribles coups assénés par son rude prédécesseur Jules II, pape cuirassé et casqué, à Louis XII, n'eussent fortement impressionné les hommes d'État français, et c'est un lieu commun que de dire que la diplomatie, presque partout féconde en résultats, de Léon XIII ne l'a été que parce que Pie IX avait légué à son successeur une armée catholique, forgée, trempée par vingt-cinq ans d'épreuves et de luttes.

A cette longue conquête de l'Église chrétienne par les papes romains, peu de puissances, reconnaissons-le, ont fait plus constamment obstacle que la France. Ce que nous avons déjà écrit nous dispense d'y insister. Fille aînée de l'Église, la France a été souvent une fille incommode pour celui qui se tient légitimement pour le Père des fidèles. Après l'avoir protégé, sauvé, pourvu de son petit domaine italien, Charlemagne regardait d'assez haut le siège romain. Ses successeurs se résigneront difficilement à lui reconnaître une autorité paternelle sans limites.

On ne méconnaît pas à Rome la fidélité qu'à travers les siècles la France a gardée à l'idée catholique. A travers toutes les épreuves, on a vu les catholiques français mériter plus qu'aucuns autres ce beau nom de fidèles que l'Église donne à ses fils. La Réforme n'a pas fait fléchir la France et lorsque après la tourmente révolutionnaire, Pie VII vint, en 1804, sacrer Napoléon, il put constater, on sait avec quelle singulière surprise, que le catholicisme sortait de la fournaise vivant et comme retrempé. Pie VII en restera frappé : aussi bien est-il un des papes qui ont su le mieux reconnaître les mérites et les services de la France. Ces services ne peuvent être, je le répète, complètement méconnus même par les °Romains les plus prévenus. On sait à Rome ce que deviendraient les missions catholiques le jour où la France garderait son or ou retiendrait ses apôtres. Dans tous les temps la France a été — le fait n'est pas contestable — le membre le plus précieux du corps catholique. Les Geste Dei se sont faits per Francos.

Mais cette fille généreuse, active, fidèle, très chrétienne, très catholique même, elle a été souvent une fille indépendante, et tapageuse. Nous avons vu ses évêques et ses rois contrarier la marche de la politique romaine, ce qu'on ne lui pardonne pas après tant de siècles écoulés. Oui, une fille qui ne quittera pas la maison, me disait un jour un prélat de là-bas : mais quel bruit elle y fait !

Le vrai est que la France n'aime pas ce qui lui est tant soit peu étranger. Notre pays est, à travers les siècles, resté extrêmement nationaliste. Sur le terrain religieux, il sympathise mal avec un pouvoir apparemment extérieur. Il lui plaît assez d'obéir à l'Église catholique et apostolique : le troisième mot sonne plus mal à son oreille : Eglise romaine. L'un des prélats les moins gallicans qui se soient rencontrés en France, le cardinal de Lorraine, a parlé dans une des assemblées du clergé, avec un certain mépris, de ces Italiens qui n'arrivent pas à comprendre les façons de France. Les adversaires de l'Église connaissent où l'on chatouille notre peuple. Bien avant que le mot fût dit et redit à la tribune de la Constituante en 1791, à celle du Conseil des Cinq-Cents en 1796, à celle de nos Chambres contemporaines enfin, magistrats des Parlements et ministres mêmes du Roi Très Chrétien ont, aux heures de conflit, trouvé la dangereuse formule — que tout catholique tient d'ailleurs pour injurieuse et fausse — : Souverain étranger !

Depuis que le Pape est toujours Italien, le Français, même catholique fidèle, est cependant porté à le tenir souvent pour mal informé : il écoute, dit-on, trop de conseillers à qui échappent les nuances de l'esprit français ou à qui répugnent nos façons de France. On en a souvent appelé en France du Pape mal informé au Pape mieux informé. Rien n'irrite plus la Curie — qui se croit bien informée —, même quand le Français a raison.

***

Est-il très étonnant que la Curie nous ait, à certaines heures, rendu largement méfiance pour méfiance. Certes il y a eu à Rome des papes gallophiles. Du Léon qui couronna Charlemagne à celui qui si puissamment aida la Troisième République française, en passant par Pie VII qui sacra Napoléon, le siège de Pierre a vu passer bien des pontifes favorables, par sympathie naturelle, esprit de justice ou simple politique, à notre gouvernement jusqu'à se faire accuser par nos ennemis d'aveugle complaisance. Mais autour de ces papes même, la Curie reste, en thèse générale, assez méfiante de ce que, en pleine entente cordiale entre Léon X et François Ier, le maître des cérémonies Mgr Paris de Grassis, évêque de Pesaro, appelle les insanités gauloises.

Eux aussi, ces souples Italiens, ne sympathisent guère avec notre tempérament. Notre logique les offusque ; nos brusques sautes d'humeur les effraient ; nos sentiments toujours extrêmes dans la sympathie et l'antipathie les débordent. Nous leur sommes inintelligibles et parce qu'ils ne nous déchiffrent pas, ils nous tiennent, comme l'évêque de Pesaro, pour insensés et légers. Il me suffirait de rappeler tels documents se rattachant à des épisodes bien divers et à des époques bien différentes pour édifier le lecteur, lettres ou propos de tel serviteur de Léon X, de Pie VI, de Pie VII — peut-être de Léon XIII. Un constant malentendu — et le mot prend ici tout son sens domine nos relations : Saint-Louis des Français, timbré de ses fleurs de lis, a été, dans la Rome pontificale, un îlot étranger, et il a fallu à nos ambassadeurs, du quinzième au dix-neuvième siècle, même lorsqu'ils portaient la robe, une diplomatie de tous les instants pour se faire agréer sinon du Pape, du moins de son entourage. Le cardinal d'Ossat — comme deux siècles plus tard le cardinal de Bernis — a connu des épigrammes qui se formulaient ailleurs que sur le Pasquino.

A la vérité nous avons mérité à maintes reprises méfiances et hostilités. Il serait loisible de montrer ce qui est resté de rancunes traditionnelles, de l'attentat d'Anagni, au treizième siècle, à l'enlèvement de Pie VII, le 6 juillet 1809, au Quirinal. Nous autres, Français, oublions très vite : Rome n'oublie rien. En 1801, les négociateurs romains du Concordat appelaient encore — avec scandale — le citoyen Talleyrand Autun, alors que les trois quarts des Français avaient déjà oublié ou ignoraient que le ministre des relations extérieures fût évêque schismatique, apostat et excommunié.

On se souvient en général beaucoup plus des mauvais procédés que des grands services. Pour tant de preuves de dévouement, données à l'Église catholique à travers les âges partant d'éminents prélats, trop de gens à Rome n'ont longtemps retenu que l'opposition légitime ou en tous cas justifiable d'un Gerson, d'un Bossuet, d'un Dupanloup. Pour tant de bienfaits dont Rome a si longtemps goûté les fruits, de Pépin le libérateur à Napoléon III le protecteur, on ne semble se souvenir que des nonces malmenés ou des légats expulsés, faits tout de même moins graves que le geste d'un Henri VIII livrant l'Angleterre pour des siècles au no popery ou d'un Albert de Brandebourg sécularisant la Prusse en se sécularisant lui-même.

Il est vrai d'ajouter qu'aux époques de rupture, Rome reste hantée par le souci de la brebis égarée. Et il me plaît d'en finir avec le rôle du Saint-Siège en ce drame dix fois séculaire par la déclaration où le successeur de Boniface VIII, Benoît XI, justifiait son attitude conciliante :

Ne sommes-nous pas, écrivait-il, le vicaire de Celui qui a proposé pour exemple cet homme qui, donnant un festin, dit à ses serviteurs : — Allez par les chemins et forcez-les d'entrer pourvu que ma maison soit remplie. Nous avons ainsi accompli la parabole du Bon Pasteur qui court après la brebis égarée et la rapporte sur ses épaules. Comment ne te contraindrai-je point d'entrer, ajoute le pontife s'adressant à la France, et quelle ouaille est aussi grande, aussi noble, aussi illustre que toi ?

***

Ne soyons d'ailleurs ni injustes, ni pessimistes. La situation présente est le fait de bien des fautes dont il serait bien inique de charger Rome. Cette étude même, qu'il est temps de clore, a suffisamment montré que le gouvernement français — en rompant récemment pour le plaisir de rompre — a été singulièrement infidèle à la double politique que, depuis des siècles, le gouvernement de Paris pratiquait 'avec succès.

Elle consistait d'abord dans une étroite union entre l'État français et l'Épiscopat national. Elle consistait ensuite en la recherche du terrain d'entente le plus favorable aux intérêts du pays.

Si j'effleure un instant ce terrain brûlant, c'est que rien ne prouve mieux que ces événements récents à quel point avait été supérieure la politique ecclésiastique du souverain français. Elle consistait enfin à ne jamais rompre pour rompre. Les conflits du Roi avec le Saint-Siège ont toujours caché une arrière-pensée d'entente plus profitable. Le Roi savait que cette entente entre l'Église de Rome et l'État français était nécessaire à la paix intérieure et à la grandeur de la France au dehors. Toujours jalousée de ses voisins, la France a grand besoin d'être, en Europe, soutenue par la puissance de ce monde qui est, en dépit de tout, le souverain pontife. Lorsqu'en septembre 1296, Boniface VIII entrait en conflit avec Philippe le Bel, il s'écriait : Regarde les rois des Romains, d'Angleterre, des Espagnes qui sont tous tes ennemis ; tu les as attaqués, offensés. Malheureux, n'oublie pas que sans l'appui de l'Église, tu ne peux leur résister. Et de fait, l'accord promptement rétabli avec Rome sous Clément V put seul conjurer le péril clairement signalé. Lorsque Jules II, offensé, fait, au quinzième siècle, de la coalition antifrançaise une Sainte-Ligue, Louis XII — un des rares rois qui aient semblé un instant oublier la politique traditionnelle — est près de succomber. Et ce qui, deux siècles après, nous le verrons, décide Louis XIV à se rapprocher de Rome, c'est la crainte de voir la Ligue d'Augsbourg bénéficier de l'appui cependant discret d'Innocent XI.

On lit dans un manuscrit de l'abbaye de Saint-Victor ces vers qu'on pourrait inscrire en exergue de cette étude :

Mariage est de bon devis

De l'Église et de fleur de lis,

Quand l'un de l'autre partira

Chacun d'eux si s'en sentira.

Nos rois savaient que l'État français se sentirait un jour ou l'autre d'un conflit trop prolongé. Ils savaient que, hors d'Europe même et plus particulièrement en Orient, de grands intérêts existaient auxquels il fallait savoir parfois sacrifier l'amour-propre et jusqu'à l'orgueil de la race. S'ils le firent, ce ne fut pas une fois aux dépens des intérêts français, mais à leur bénéfice. Des conflits ils sortirent — même quand il y avait en apparence capitulation — plus forts et plus grands : c'est qu'ils avaient été secondés par un clergé que liaient leurs bienfaits et chez lequel leur prévoyante politique avait cultivé l'idée de la grandeur nationale tout en respectant le caractère inaltérablement catholique de l'Église française.

C'est à la lumière de ces considérations que quelques épisodes des rapports de l'Église et de l'État sont ici présentés au lecteur. Le rôle des rois et de leurs ministres, des évêques et de leurs clercs, des papes et de leurs curialistes y apparaît à diverses époques, assez clairement pour que ces études justifient, il me semble, suffisamment ce que nous en avons écrit ici. Rois, ministres, évêques, clercs de France, pontifes et conseillers de Rome, avec des pensées parfois différentes, ont toujours, à une heure donnée, contribué à assurer entre les deux pouvoirs une union qui reste nécessaire parce qu'à un moment donné tous comprirent que la politique comporte essentiellement les utiles repentirs, les retours opportuns et les concessions nécessaires.

En 1797, un illustre orateur, gallican sincère, Royer-Collard, proclamait désirable, à la tribune du Conseil des Cinq-Cents, une reprise des relations entre Rome et la République. A cette pensée, les adversaires de Rome ricanaient ou s'indignaient. Quatre ans après, cet accord nécessaire se refaisait ; mais la République avait, malheureusement pour elle, laissé l'honneur et le profit de ce rapprochement au grand homme dont de lourdes fautes avaient préparé la dictature et l'avaient rendue nécessaire.

L'histoire se peut recommencer. Rappelons-nous le cardinal qui, sous les voûtes du Vatican, devant les parchemins où fraternisaient les signatures de Léon X et de François Ier, disait en souriant : Rien de nouveau sous le soleil, et persuadons-nous que rien n'est éternel, même les ruptures qu'on proclame solennellement définitives.