FOUCHÉ (1759-1820)

TROISIÈME PARTIE. — LE DUC D'OTRANTE

 

CHAPITRE XXVII. — LE MINISTRE DU ROI TRÈS-CHRÉTIEN.

 

 

Rentrée de Louis XVIII à Paris : Fouché aux Tuileries : marque éclatante de la faveur des princes : les courtisans au ministère de la Police. — Situation difficile de Fouché. — Résistance à la réaction. — Attitude ambigüe à laquelle Fouché est contraint. Il fait défendre par son journal la politique de clémence. Il sauve les individus avant de les proscrire en masse. — L'ordonnance du 24 juillet. — Attitude très nettement contre-réactionnaire. — Il empêche à Paris toute manifestation royaliste : il flétrit la Terreur Blanche dans ses lettres aux préfets et à ses collègues. On ne lui en tient pas rigueur aux Tuileries. — Une triple élection dont une à Paris, l'envoie à la Chambre en août 1815. — Fouché se remarie avec Mlle de Castellane. Éclat donné ce mariage : le roi Louis XVIII signe au contrat. — Fouché au pinacle. — Orgueil et confiance immenses du duc d'Otrante. — Prompte chute. — Les élections d'août 1815. — Le ministère laisse élire la Chambre introuvable. — Aussitôt le résultat connu, un courant se dessine contre le ministère et particulièrement contre Fouché. — Diatribe violente contre le ministre de la Police. Talleyrand prend peur et veut sacrifier Fouché. Dédain qu'affiche Fouché pour toutes ces intrigues. — L'affaire des rapports : Fouché adresse au roi et livre à la police deux rapports extrêmement violents contre les alliés et les ultras. — Il veut se former un nouveau parti parmi les patriotes. Émoi que provoquent ces rapports. — Les alliés les lui pardonnent, mais les royalistes font rage contre lui : attaques sanglantes de Chateaubriand. Dissensions au sein du cabinet. — Fouché bat Pasquier et Talleyrand. — Le duc d'Otrante se défend : lettre à Louis XVIII. — Influence grandissante d'Elie Decazes : haine du préfet de police contre Fouché. — Louis XVIII abandonne celui-ci. — On lui offre la légation des Etats-Unis, puis on le nomme d'office à celle de Dresde. — Lettre de démission du duc d'Otrante au roi. Il fait à mauvaise fortune bon visage et reparait aux Tuileries. — Il commet une faute en quittant Paris. — Suprême exil.

 

Le 8 juillet 1815, le roi Louis XVIII fit son entrée en sa bonne ville de Paris, sous la haute protection du citoyen Fouché de Nantes, par le bon plaisir de Napoléon Bonaparte duc d'Otrante, et désormais gardien tutélaire de la dynastie légitime. Grace aux bons soins de ce loyal serviteur, cette entrée fut calme, mais assez dénuée d'enthousiasme pour faire croire aux royalistes que, sans la sévère police du vieux ministre et sa savante diplomatie, elle eût pu être marquée d'incidents désagréables. Le peuple montra une grande réserve, c'est tout ce qu'on espérait de mieux. Le mérite en revenait au grand machiniste. Ce fut donc avec un soupir de soulagement que Louis XVIII se réinstalla aux Tuileries ; si précipitamment abandonnées quelques mois avant. La foule des courtisans encombrait les salons comme jadis au 20 mars, mais c'était un autre monde : tout ce que l'émigration de 1792 connue celle de 1815 comptait de noms aristocratiques s'était donné rendez-vous, chevau-légers de Coblentz et mousquetaires de Gand, soldats de Condé et anciens chouans, proscrits de la 'l'erreur, pères, fils, frères des ci-devant guillotinés et mitraillés en 93. Et cependant, comme au 20 mars, un nom courait dans les rangs serrés des courtisans, celui de Fouché. Il était là, et, maigre l'étrange popularité dont Cambrai, Arnouville et Saint-Denis avaient l'envoyé les échos, malgré les services rendus, malgré son flegme ordinaire, le duc d'Otrante se trouvait quelque peu embarrassé : certains de ses adversaires, comme Beugnot, jouissaient de cette attitude gênée. Peut-être même certains amis de la veille commençaient-ils à trouver fâcheuse cette physionomie qui vraiment évoquait mille souvenirs pénibles. On se demandait déjà combien de jours, combien d'heures les princes garderaient ce sinistre serviteur. A ce moment, la porte du cabinet du roi s'ouvrit et laissa passer le comte d'Artois. Il semblait agité d'une extraordinaire émotion, traversa le salon, se dirigeant droit vers le duc d'Otrante, et, lui prenant la main, la lui serra cordialement : Vous me voyez heureux, monsieur le duc, dit-il avec effusion, très heureux, très satisfait : l'entrée du roi a été admirable, et nous vous en avons toute l'obligation. Et au moment où, au milieu d'un émoi général, le frère de Louis XVI quittait, après un dernier sourire, l'ancien conventionnel, un chambellan vint déclarer que Sa Majesté congédiait ses bons serviteurs, mais désirait entretenir en son particulier le duc d'Otrante, avec lequel il resta longtemps enfermé[1].

On pense dans quels sentiments d'ivresse ou tout au moins d'orgueilleuse satisfaction cet homme sortit des Tuileries pour gagner l'hôtel de la Police, de ces Tuileries où, le 9 Thermidor, il était venu défendre sa tête devant le Comité de salut public, ou, tant de fois, il avait conféré avec Bonaparte. Premier Consul et Empereur, où le 20 mars il avait reparu comme ministre de l'usurpateur, et dont il sortait ce soir-là ministre de Louis XVIII. Il pouvait de là apercevoir cette terrasse où jadis s'élevait la salle des séances de la Convention, évoquer cette scène qui le hantait si souvent depuis vingt ans, relever cette tribune où Fouché de Nantes prononçait contre le Bourbon déclin le mot fatal : La mort ! Orgueilleux plus encore que satisfait, il avait le droit de l'être, le duc d'Otrante, lorsqu'il évoquait le chemin parcouru, la main toute chaude encore des étreintes du frère de Louis XVI.

Déjà cette poignée de main devenait l'événement de la journée. Il s'en aperçut bien quand il rentra dans cet hôtel de Juigné où jadis Barras l'avait installé, où Bonaparte l'avait trois fois maintenu ou rappelé. Les salons du ministre étaient déjà pleins. Vitrolles, s'y rendant assez tard les trouva débordants. L'agent des princes, devenu lui aussi ministre, la veille, venait saluer son étrange collègue : il dut se l'aire jour à travers plus de cinq cents personnes on, cette fois, on apercevait pêle-mêle les hommes de la Révolution et les partisans les plus fougueux du trône et de l'autel, pêle-mêle bizarre, moins bizarre, après tout, que la carrière de l'homme qu'ils venaient saluer. Vitrolles, embarrassé de certains contacts, s'avançait avec difficulté, lorsque le duc d'Otrante rayonnant, ce qui n'était pas son ordinaire physionomie, courut a lui, l'entretint avec affectation, l'accablant d'un triomphe auquel le confident du comte d'Artois n'était pas sans remords d'avoir si largement contribué[2].

De fait, il avait fort grand'raison de ménager des hommes comme Vitrolles, car il lui fallait encore des alliés, et de bien puissants, pour lui permettre d'affronter la lutte ; la bataille allait en effet recommencer, et dans de pénibles conditions cette fois, pour le triomphe de ses intérêts et de ses opinions. Au moment où, fi Neuilly, il axait accepté le ministère, il s'était laissé facilement persuader par Talleyrand que sa seule entrée dans les conseils du roi était, pour la Révolution, une incomparable victoire : à ceux de ses congénères qui Paris avaient pu se scandaliser, s'étonner on s'effrayer, il avait montré quelle situation excellente créait aux hommes de la Révolution et de l'Empire son maintien au ministère. Il avait alors affirmé n'avoir accepté ce portefeuille que par dévouement aux principes et aux intérêts de la Révolution ; et il était de bonne foi, car ces intérêts étaient les siens[3]. Mais c'était là une lourde, une impossible tache.

Révolutionnaires, bonapartistes et libéraux ne lui pardonnaient pas, au fond, la grande trahison de la semaine passée : on l'attendait aux actes, prêt à le condamner impitoyablement s'ils ne répondaient pas aux promesses. Or, ces actes, malgré toute sa bonne volonté, Fouché n'en était pas le maître : il pouvait conseiller et déconseiller, prôner la modération et blâmer la violence, adoucir ou entraver les décisions prises ; mais, si habile et si ferme qu'il fut, il ne pouvait être, sous peine d'are promptement emporté lui-même, une digue suffisante au monstrueux torrent de vengeances, de réaction, de contre-révolution qui allait ravager le malheureux pays. Hommes d'État du pavillon de Marsan et vignerons du Midi, princes et bourgeois, nobles et prêtres se déchaînaient, croyaient être modérés en ne réclamant chacun qu'une tête. Au-dessus du ministre de la Police, les princes, qui avaient si facilement oublié le 21 janvier, ne pardonnaient. pas le 20 mars. Fouché, gêné lui-même par certains souvenirs, restait parfois paralysé. Devant lui, au conseil, on réclamait comme une expiation à peine suffisante trente, quarante, cinquante testes, des centaines d'exils, et c'était, dans ces listes, un pêle-mêle de républicains et d'impérialistes, Ney et Thibaudeau, Labédoyère et Tallien, Drouet d'Erlon et Réal, Taret et Barère, Savary et Carnot, La Valette et Molé, Cambacérès et Montalivet, Boulay et Lepelletier, bien d'autres encore. En dessous, la plèbe royaliste se déchainait, et le pire était que, dès les premiers jours de juillet, des commissaires extraordinaires, envoyés dans les principales villes, avaient laissé tout faire et même donné l'exemple, en humiliant, disgraciant et frappant les fonctionnaires de Buonaparte. Les préfets eux-mêmes, nommés dès cette époque, se montraient animés d'un esprit royaliste trop prononcé, pour être les agents sûrs et fidèles de la politique de contre-réaction qui devait être celle du ministère Talleyrand-Fouché.

Le duc d'Otrante ne se fit pas longtemps l'illusion qu'il allait tout endiguer ; peut-être arriverait-il tout au plus à modérer le torrent, en le canalisant et en ouvrant quelques écluses : il fallait encore et toujours biaiser, faire des concessions, dussent-elles passer pour des trahisons, gagner du temps surtout, laisser tomber la fièvre du pays. Faire en apparence à la rancune des princes et de leurs hommes la part que réclamait la stricte justice politique, livrer en principe certaines têtes, mais les sauver par de préalables avertissements ou de providentielles évasions, sacrifier quelques hommes, souvent mal choisis, pour mieux discréditer et paralyser la mesure et sauver ainsi le parti tout entier[4], c'étaient là des moyens qui n'étaient pas très honorables, mais qui après tout étaient bons. Cela fait, déclarer que toute réaction d'en bas, désormais sans raison ni prétexte, serait sévèrement punie, faire de la politique de modération une conséquence du respect di, à la volonté du roi, qui, après avoir sévi, savait oublier et pardonner, battre ainsi les fervents royalistes sur leur propre terrain, le loyalisme monarchique, supprimer à Paris et en province toute cause de réaction, tout encouragement venant de haut, tout désordre, toute anarchie se produisant en bas, tel était le plan que lui inspiraient a la fois son énergie d'homme d'État et ses intérêts de politicien.

Le premier soin devait titre de préserver sous main les gens compromis. Dès le 14 juillet, l'Indépendant, qui restait le journal du ministre de la Police, publiait une série d'articles destinés a excuser, sinon à justifier, les membres de la Convention, et les hommes qui avaient, au 20 mars, accepté des fonctions de Bonaparte. C'était dans le même esprit que le journal faisait, quelques jours après, l'apologie de Carnot, désigné, à ce double titre, aux rancunes royalistes[5]. Le journal, dirigé par Jay, continua, trois semaines durant, cette campagne, jusqu'au moment où un article en faveur de Labédoyère eut amené sa suppression. La rédaction, entièrement composée d'amis personnels de Fouché, allait, du reste, reprendre la lutte dans l'Écho du soir, puis dans le Courrier, et enfin dans le Constitutionnel, jeté définitivement par la disgrâce de Fouché dans l'opposition libérale[6].

En même temps essayait d'intéresser ainsi l'opinion publique au sort de ceux que, autour de Louis XVIII, on appelait les grands coupables, il tentait de les dérober à la justice ou, pour parler plus exactement, à la vengeance de la cour, les avisant sons main. tout en signant leur proscription.

Il avait en effet du se résigner à proscrire légalement, ne fût-ce que pour arrêter le régime des dénonciations odieuses, des arrestations arbitraires el des exécutions populaires. Eu établissant officiellement une liste de coupables, on devait, suivant l'expression même du duc d'Otrante, ôter tout prétexte aux fureurs réactionnaires de se faire justice à elles-mêmes. Fouché avait lui-même, il faut le reconnaitre, un grand intérêt personnel à faire publier et clore une fois pour toutes la liste des proscrits dont l'excluait sou titre de ministre ; car il était dans cette situation bizarre de n'avoir plus à choisir qu'entre le rôle de proscripteur et celui de proscrit. Il chercha, du reste, à faire illusion, soutint plus tard qu'il n'avait voulu que servir son parti et le pays, en faisant la part du feu. S'il n'avait signé cette ordonnance du 24 juillet qui lui fut, à juste titre, si longtemps et si durement reprochée, il devait quitter le ministère, et dès lors quel protecteur eût en la politique de modération que le sacrifice d'une trentaine d'hommes lui permettrait ensuite de défendre et peut-être de faire triompher ? C'était, dans les cinq années qui suivirent, son grand argument. Il se vantait même d'avoir ainsi été, non le proscripteur, mais le protecteur du groupe décimé[7].

Il avait d'abord eu l'idée de faire échouer la mesure, en la généralisant d'une façon fort exagérée ; il avait, en conséquence, dressé des listes de proscription ridicules, destinées h discréditer l'ordonnance, fi la rendre inapplicable en la faisant burlesque. Pasquier, qui se rendit compte de ce calcul, assure qu'on réduisit d'un quart les listes proposées[8]. Fouché se mit alors à rayer ou à ajouter, suivant les besoins de la cause. En entendant, il faisait tout pour faire sortir de France les gens irrémédiablement compromis, fournissant avis, passeports et ait besoin de l'argent pour faciliter toute évasion[9]. C'est d'abord Jérôme que Louis XVIII a voulu faire arrêter : réfugié à Niort, le prince est prévenu par Fouché, et, poursuivi pour la forme avec un grand luxe de recherches policières, peut traverser toute la France, gagner Strasbourg et franchir le pont de Kehl, suivi à une distance respectueuse par un capitaine de gendarmerie qui, le prince une fois en sûreté, tourne bride avec la sérénité du devoir accompli[10]. C'est La Valette, un vieil ennemi de Fouché cependant, que celui-ci fait avertir par la princesse de Vaudémont et qu'il essayera plus tard, l'ancien directeur des postes s'étant laissé prendre, de faire évader[11]. Quant à Ney, la protection dont l'avait couvert le duc d'Otrante n'était, dès novembre 1815, un mystère pour personne[12] ; il l'avait, dès le 6 juillet, pourvu de deux passeports pour Lausanne[13], protégé, autant qu'il l'avait pu, dans sa fuite, et, après l'arrestation du malheureux soldat, avait cherché à le sauver encore[14]. Peut-être fut-il parvenu à épargner à la Restauration sa plus lourde faute, mais Ney ne fut condamné et exécuté qu'après la chute suprême du duc d'Otrante. C'est donc une flagrante injustice que de faire retomber la responsabilité de cet événement sur les épaules déjà trop chargées de Fouché[15]. Du haut en bas de l'échelle, ce fut la même politique. Avant coutume après l'apparition de l'ordonnance du 24 juillet, le duc d'Otrante put se vanter d'avoir fait évader les coupables[16].

Le fait brutal n'en est pas moins là. Le ministre jacobin allait proscrire, pêle-mêle, révolutionnaires et bonapartistes, sous prétexte de leur conserver un protecteur au ministère. L'ordonnance parut au Moniteur le 26 juillet, contresignée du duc d'Otrante[17]. On y voyait à côté de certains de ses collègues de la veille ou de l'avant-veille, tels que Maret, Boulay, Regnaud, La Valette, Savary, Defermont, etc., d'anciens compagnons de la Convention, Lepelletier, Arnault, Desportes, Garnier de Saintes, Barère qui venait d'être un des meilleurs auxiliaires de Fouché, Réal, son plus fidèle collaborateur pendant vingt ans, son ami intime Thibaudeau et ce Carnot, sou compagnon de luttes en Thermidor, deux fois son collègue au ministère et récemment associé ii son gouvernement de dix jours. Proscrits par lui, ces hommes devaient poursuivre, dans leur commun exil et presque dans la tombe, le duc d'Otrante de leurs rancunes et de leur indignation[18]. En vain il leur répétera, après le leur avoir déclaré personnellement au lendemain n'élue de l'ordonnance, qu'il avait eu la main forcée, qu'il fallait attendre ; tous ne furent pas aussi résignés ou aussi convaincus qu'Arnault et que Barère[19]. Carnot cloua une dernière fois Fouché au pilori[20]. Quelques-uns parurent plus indulgents. Pontécoulant, pourtant si hostile en général a Fouché, exprime leurs sentiments quand il rend hommage aux intentions secrètes du duc d'Otrante, assurant que cette liste très réduite n'était qu'une vaine satisfaction accordée au parti vainqueur et un avertissement salutaire, donné aux individus qui s'y trouvaient compris, de s'imposer pour quelque temps un éloignement volontaire[21]. Il continuait à prévenir, à préserver, à rassurer les gens atteints ; c'était dans le même esprit qu'il essayait de sauver Murat réfugié dans le Midi[22].

Si le ministre de la Police s'en était tenu à cette première tâche, il mériterait assurément les jugements sévères qui, dès 1815, dénoncèrent l'ordonnance du 24 juillet à l'indignation de tous les honnêtes gens. Mais ce serait mai juger l'acte que de l'isoler de toute une politique qui apparaît clairement à l'historien de cette époque. L'ordonnance devait permettre au ministre, qui s'était compromis en la signant, de lutter avec plus d'autorité contre l'effroyable réaction qui se déchaînait en bas sans rime ni raison. Or, cette politique se pratiquait, à cette heure-là même, avec une remarquable ténacité.

Il la pouvait tenter avec d'autant plus d'assurance que Louis XVIII semblait réellement disposé à approuver le programme de contre-réaction conçu par son ministre de la Police. La politique de Fouché était dès lors toute tracée : elle consistait, en exagérant encore les dispositions du roi, à les opposer à celles des ultras — c'est Fouché qui à cette époque créa l'épithète — et a prôner très haut en face du pays le respect dû à la loi et au roi. On vit alors, conception bouffonne et spirituelle à la fois, l'ancien révolutionnaire se draper dans le loyalisme le plus jaloux envers le roi son maitre, pour combattre les plus ardents défenseurs du trône des Bourbons.

A Paris, sa tâche était assez aisée : la population y était animée de sentiments peu bourboniens, et cc fait réjouissait fort cet étrange ministre de la monarchie. A son gré, cependant, les royalistes y faisaient encore trop de bruit. Les manifestations organisées sous les fenêtres du roi lui déplaisaient fort : il résolut tout d'abord d'y mettre fin. Pendant que son journal officieux, l'Indépendant, critiquait avec vivacité, dès le 13 juillet, les réactionnaires qui attribuaient au roi une popularité qu'il n'avait pas[23], il prenait des mesures pour enlever à Louis XVIII toutes les illusions que les agitateurs du parti ultra semblaient vouloir lui faire nourrir. Le jardin des Tuileries étant, tous les jours, le théâtre de manifestations d'un royalisme exalté, il voulut y couper court. Dès le 18, il adressait au préfet de police, Decazes, une longue lettre, où il flétrissait, en termes durs, mordants parfois et fort désagréables, le fanatisme et la sottise de ces manifestations[24]. Il prescrivait en outre des mesures fort sévères pour mettre fin à ce complot, entendant que les royalistes cessassent de se donner rendez-vous aux Tuileries pour émettre les motions politiques les plus propres à semer la discorde et à troubler la tranquillité. Il voyait là une offense à la majesté royale[25]. Ne se confiant pas entièrement à l'énergie du préfet de police, il alla plus loin, fit, dit-on, aposter dans le jardin des agents secrets qui répondaient par les cris de : Vive l'Empereur ! à ceux de : Vive le Roi ! et se fit décidément donner, par Louis XVIII impressionné, mission d'étouffer toute manifestation[26].

En province, la difficulté qu'on éprouvait à enrayer la réaction était d'autant plus grande que, depuis quinze jours, les commissaires extraordinaires lui avaient donné un caractère officiel. La première mesure à prendre était de rappeler ces missi dominici de la première heure, mesure hardie, car la plupart étaient les chefs influents du parti ultra. À dire vrai, le duc d'Otrante semblait peu arrêté par cette considération, évidemment décidé à rompre avec cette coterie. Le 18 juillet, il obtenait le rappel immédiat des malencontreux commissaires[27]. Les préfets restaient dès lors les seuls représentants du pouvoir dans les départements ; il leur adressait la circulaire retentissante du 28 juillet, où sa politique était nettement exposée : La volonté du roi, y lisait-on, est de jeter un voile sur les crimes et les fautes commises. Sa Majesté a abandonne à la justice le soin de punir les attentats et les trahisons, et, pour ne pas laisser le soupçon s'étendre, elle a voulu désigner et limiter le nombre des prévenus. Il y a donc sécurité pour tous ; nul moyen, nul prétexte d'inquiétude et d'aigreur n'est laissé à la malveillance. Toutes les existences sont sous la garantie de la loi et sous l'égide du monarque qui veut être le père de tous les Français... Toute réaction serait un crime politique ; elle serait subversive de la stabilité, troublerait le repos de l'État en détruisant toute confiance... Qui donc pourrait songer à des vengeances personnelles au milieu des malheurs publics ? Qui oserait parler du triomphe d'uni parti, quand les mêmes maux ou les frappent ou les menacent tous ? Il n'y a plus d'espoir de salut, il n'y a plus même de véritable honneur que dans notre union[28].

L'Indépendant fut, naturellement, le premier journal à publier la circulaire dite confidentielle, véritable profession de loi du ministre de la Police générale[29]. Cette politique s'affirmait encore par une série de lettres particulières aux préfets ; tantôt ou voit le ministre féliciter le préfet du Calvados de sa fermeté contre la réaction et le prier de maintenir les commissaires de police destitués par le duc d'Aumont, commissaire extraordinaire à Caen[30] ; tantôt c'est à M. de d'Arbaud Jonques qu'il a fait préfet du Gard, puis a tous les préfets du Midi, qu'il adresse ses récriminations ou ses encouragements. Ce qui se passe à Nîmes, écrit-il, et dans quelques villes du Midi, remplit de douleur l'âme du roi, étonne et indigne les souverains alliés, attentifs à ce qui arrive au milieu de nous. La justice la plus éclairée et la plus modérée est sur le trône ; Louis XVIII règne, et des haines, qu'aucun pouvoir, qu'aucune faction n'avoue, veulent mettre leurs fureurs à la place des lois. Au monarque seul appartient l'exercice de toute la force publique, et des hommes, que leurs passions seules convoquent et rassemblent, forment dans plusieurs lieux une force devant !agnelle celle des autorités est impuissante ; leurs vengeances les plus atroces, ils les appellent des châtiments ; l'anarchie la plus intolérable est, s'il faut les en croire, l'instrument nécessaire du rétablissement de l'ordre. Louant les préfets de la fermeté de leurs mesures, il blâmait, par contre, la conduite des commissaires extraordinaires, affirmait la nécessité en temps de crise, lors même que le gouvernement se permet d'aller plus loin que la loi... de ne pas aller trop loi. La police, selon lui, devait simplement précéder la justice et lui ouvrir les voies, car il professait soudain un inflexible respect de la liberté individuelle. Passant aux excès de la foule, le duc d'Otrante flétrissait les scènes dont Limes, Avignon, Montpellier, Toulouse avaient été le théâtre, déclarant que, si l'effervescence s'excuse parfois, elle ne peut être admise sous un prince légitime à la fois et constitutionnel. Sa Majesté est assez affermie sur le trône qu'elle tient de ses pères et de l'amour de la nation, ajoutait le ministre, pour que tout fléchisse sous les lois qu'elle seule propose ou sanctionne et que ses ministres seuls exécutent. Il faut que les hommes les plus égarés dans leurs opinions, les plus énervés par leurs passions, sachent bien que, sous le règne du roi, il n'y a de coupables que ceux qui ont été déclarés coupables par la justice elle-même ; que des peines infligées, les plus légères comme les plus fortes, par d'autres que les agents de la justice, sous d'autres formes que les siennes même, dans d'autres heures et dans d'autres lieux que ceux qu'elle a marqués, sont des délits, et que ces délits seront poursuivis devant la justice par tous les moyens de la puissance royale. De tels actes sont les attributs exclusifs de la souveraineté. Quiconque n'en est pas le délégué et les exerce est coupable du crime de lèse-majesté au premier chef, et s'il tue, celui qu'il a tué eut-il été un monstre, il est, lui, un assassin. Et qu'on ne répète point que les maximes ne conviennent plus en révolution. D'abord il n'y a point de révolution y a un monarque, un ministère, des ministres responsables, des tribunaux environnés de la confiance du prince... Après ce langage d'une énergie qui n'était pas dépourvue de grandeur et où passait, disait-on, le souffle de Manuel, le ministre adressait aux préfets des conseils et leur traçait toute une politique de paix, de clémence, de modération, de cette modération qui peut être moins une vertu qu'une politique, de justice enfin, car c'était sur ce respect nécessaire dû à la justice, à la loi et au roi qu'il insistait en finissant[31].

Passant du général au particulier, le ministre de la Police semblait infatigable dans la dénonciation et la répression des excès, qu'ils se produisissent en haut ou en bas ; nous le voyons le 12 août adresser au garde des sceaux une lettre assez vive sur la façon dont le commissaire extraordinaire, le comte de Damas, a traité les magistrats de Bordeaux dont il avait flétri le bonapartisme[32] ; le 6 septembre, c'était encore à Pasquier qu'il s'adressait pour attirer son attention sur les persécutions que les royalistes faisaient subir aux magistrats de Nîmes et sur la désorganisation de la justice qui en était le lamentable résultat[33]. Les lettres de ce genre sont nombreuses. Le préfet de Pau fut notamment félicité d'avoir su résister à la réaction, si violente que les royalistes du département ne parlaient de rien moins que d'appeler les Espagnols contre le ministère et les jacobins[34].

Ce n'était pas seulement le Midi, de Bordeaux à Marseille, qui inquiétait le ministre ; l'Ouest se soulevait contre un ministère où l'on voyait l'évêque apostat et le conventionnel régicide. Sous ce prétexte, les chouans remuaient, opprimaient les patriotes, les fonctionnaires, les propriétaires de biens nationaux ; des conflits éclataient partout[35]. Le 3 septembre, le ministre de la Police flétrissait en une lettre aux préfets de l'Ouest des excès qui désormais n'avaient aucune excuse. Il était, déclarait-il, disposé à faire récompenser par le roi les chefs vendéens — le proconsul nantais de 1793, l'homme de la répression vendéenne parlant de faire récompenser les chefs de la Vendée par Louis XVIII ! —, mais il entendait que leurs soldats restassent tranquilles. Quelques centaines d'hommes, resserrés dans quelques villages, peuvent-ils penser qu'ils seront constamment au-dessus des lois, qu'ils imposeront à la France leurs préjugés, leurs erreurs, leurs prétentions, que la France entière combat depuis vingt-cinq ans, et le régime que nos mœurs et la Charte proscrivent ? Cette anarchie ne peut être de longue durée, mais il faut que ceux qui l'entretiennent et en profitent sachent que leurs délits sont notés pour l'avenir, que si chaque acte de violence n'est pas réprimé sur-le-champ, la peine, pour être lente et tardive, n'en atteindra que plus sûrement les coupables. Il voulait donc qu'on dressât la liste des délits commis. Aucune considération personnelle, aucun ménagement ne doit vous arrêter dans ce travail important. Les magistrats qui n'auraient pas la fermeté que les circonstances exigent, pour faire respecter la charte royale et rétablir l'empire des lois, trahiraient leurs devoirs, les intérêts de l'État et la confiance du roi[36].

C'était parler très haut le langage d'un véritable homme d'État. On retrouvait partout cette fermeté. Les agents immédiats de la police étaient également avertis que le ministre entendait leur voir prendre une attitude très énergique contre les excès de la réaction et de l'anarchie, chacun d'eux étant personnellement garant des fautes qui résulteraient d'un défaut de zèle, d'activité et de vigilance[37]. Il passait aux actes, faisait arrêter à Paris la circulation du Censeur, coupable d'avoir inséré un article outrageant pour la garde nationale, suspendait la Gazette de France qui avait simplement demandé qu'on fit payer un surcroît d'impôt aux acquéreurs de biens nationaux[38], et, s'il laissait frapper l'Indépendant, il le ressuscitait le lendemain[39], restant en relations intimes avec Jay, qu'en 1816 il encourageait encore dans la rédaction du Constitutionnel[40], et avec Manuel, devenu rédacteur de ses circulaires, et qu'il avait proposé, avec Benjamin Constant, pour le poste de conseiller d'État[41].

Les ultras restaient étonnés de la vipère qu'ils avaient réchauffée, mais s'en laissaient encore imposer. Aux Tuileries, l'influence du duc d'Otrante continuait à s'exercer sans conteste. L'ordonnance du 24 juillet avait paru une suffisante preuve de son dévouement ; le roi se plaisait à conférer avec Fouché, se trouvant d'accord avec l'ancien proconsul sur les restrictions à apporter à la liberté de la presse[42] ; le ministre, du reste, rendait de grands services : c'était lui qui, par l'entremise du comte de Tournon, avais, à grand'peine, obtenu de Davout le désarmement de l'armée de la Loire[43]. Dans ses circulaires mêmes, il avait su, nous l'avons vu, faire du respect du roi la suprême loi de la modération, et d'habiles flatteries sauvaient ce que ces instructions pouvaient avoir d'irritant pour le parti réacteur. Il affectait, d'ailleurs, une certaine rudesse et écrivait à la marquise de Custine : Si je satisfaisais les passions, je me rendrais plus agréable, j'aurais l'air de me dévouer : je trahirais mon devoir, ma conscience, la nation et le roi[44]. Grâce à ces précautions — ces paroles devaient être répétées au roi —, sa faveur se maintenait à Paris pendant les mois de juillet et d'août 1815. Sa fermeté sans violence, son sang-froid, ce tact gouvernemental qui ne l'abandonnait pas, eu imposaient à ces brouillons auxquels, du reste, il ne perdait pas une occasion de rappeler les fautes commises en 1814 : sa parfaite connaissance des choses du gouvernement, des gens de son temps, du caractère français, émerveillait et rassurait ces revenants de Coblentz et d'Hartwel, ignorants des choses de leur époque et de leur pays, des nouvelles institutions et des traditions désormais créées. Beaucoup de royalistes pensaient connue ce marquis d'Aragon, écrivant à Richelieu que les talents et l'expérience de Fouché pouvaient vraiment le rendre fort utile[45]. Sa franchise même dans les premières semaines ne déplait pas : on continue à en avoir peur, on ne l'en cultive que plus[46]. Inutile de parler de son influence dans les milieux aristocratiques et bourgeois : la garde nationale lui est acquise, il lui paye ses services en la défendant ; grâce à ses nobles et fidèles amies, le faubourg Saint-Germain tient bon, et il continue à coqueter avec la Banque, Laffitte et Roy, après Ouvrard et Hinguerlot.

C'est sans doute à son influence sur cette haute bourgeoisie que le duc d'Otrante allait devoir un succès flatteur, et aussi à la protection persistante du comte d'Artois. Le 10 août, le ministre de la Police fut élu député de la Seine A la nouvelle Chambre[47] ; le collège était présidé par le frère du roi ; lorsqu'on songe que les fortes têtes de ce collège étaient Bellart, Bonnet et antres bourgeois royalistes intransigeants, nous n'avons pas besoin du témoignage de Barras, implicitement confirmé par Villèle, pour penser que le comte d'Artois dut garder tout au moins une neutralité bienveillante[48]. C'était pour Fouché un succès d'autant plus flatteur, qu'il semblait un acte d'éclatante reconnaissance pour les services rendus à la ville de Paris pendant la dernière crise. Les succès électoraux du duc d'Otrante ne devaient pas, d'ailleurs, s'arrêter là ; une triple élection l'envoyait au Palais-Bourbon, car il était, en dehors de Paris, choisi comme député par le département de Seine-et-Marne et par celui de la Corrèze[49]. Quelques semaines après, Louis XVIII félicitait ce dernier collège des choix qu'il avait faits pour le bonheur de la France[50]. Le duc d'Otrante opta pour Paris. Nous verrons, par contre, que le reste des élections devait singulièrement assombrir ce triomphe personnel, dont Fouché éprouva la plus vive satisfaction.

Il venait d'en ressentir une bien plus grande encore. Puissant et riche, le duc d'Otrante songeait cependant à fortifier sa situation par un mariage. Il était veuf, depuis 1812, d'une femme qu'il avait beaucoup aimée, mais il était homme de foyer : l'éducation de ses enfants l'occupait et le préoccupait fort. Il avait semblé, en 1813 et 1814, se résigner ii les diriger seul, les emmenant avec lui de Paris à Dresde, Laybach, Trieste, Rome, Naples, s'enfermant avec eux à Ferrières, où, pendant la première Restauration, il s'était voué à leur éducation. Mais, accablé d'occupations depuis le 20 mars, il devait assurer à sa fille, alors âgée de treize ans, une mère et une amie. Il avait songé un instant â épouser la gouvernante de l'enfant. Mais il était dans ses habitudes qu'aucun acte de sa vie, même de sa vie privée, n'allât sans lui apporter quelque avantage pour sa situation publique. En 1792, candidat, puis député, il avait recherché et obtenu la fille de Coiquaud, électeur influent de son département : en juillet 1815, ministre de Louis XVIII, il lui paraissait utile de s'allier à la noblesse. Il était resté en relations constantes avec ces Castellane-Majastres, avait connus à Aix en 1810 et dont une fille, Gabrielle, alors âgée de vingt-six ans, était à marier ; le vieux ministre la demanda, l'obtint sans difficulté. Il l'épousa le 1er août 18 15. L'ancien coreligionnaire du Père Duchesne s'alliait ainsi à une famille dont les ancêtres avaient jadis régné, en princes souverains, dans la vallée du Rhône. Comble d'honneur, au moment où l'un des frères de Louis XVI, après l'avoir fait ministre, le faisait acclamer député de Paris, l'autre, le roi lui-nième, signait à son contrat. Fouché, on le pense, sut rendre publique cette éclatante marque de bienveillance qui, plus encore que ce mariage, devait exalter hors de toutes limites son orgueil et son espoir. Dès le 1er août, l'officieux indépendant en donnait la nouvelle à la France étonnée : Le roi, a, dit-on, signé le contrat de mariage de M. le duc d'Otrante et de Mlle de Castellane, d'une des plus anciennes familles de Provence. Ou dit que la connaissance des deux époux s'est faite à Aix, où le duc a demeuré pendant sa proscription par Bonaparte, et où il a laissé des souvenirs chers à toute la Provence[51]. Seulement, comme le curieux personnage affectait de ne jamais paraître ébloui de ce dont il éblouissait les autres, il se plaisait à déclarer à Barras, par exemple, qu'il faisait à sa femme grand honneur en l'épousant, parlant légèrement de ces Castellane quelque peu ruinés, cousins, du reste, des Barras[52]. Gabrielle de Castellane, cela était vrai, n'était pas riche, mais elle était charmante, objet d'adoration pour tout ce qui l'entourait[53], et le duc d'Otrante, séduit par son charme, semblait éprouver pour elle une tendresse jalouse[54]. Ce fut dix jours après ce mariage que le duc était envoyé à la Chambre par une triple élection.

Vraiment, à cette heure, cet homme, qui, reconnaissons-le, en dépit de quelques bonnes actions et d'une vie privée exemplaire, avait été un très grand coupable, put douter de la justice des hommes et de celle du ciel. Il avait apostasié jadis, trahi une religion qu'il avait servie avec dévotion ; engagé dans l'état ecclésiastique, il avait pu devenir en quelques mois, par manque absolu de convictions, peur et ambition, l'apôtre le plus violent de l'irréligion, persécutant ses frères, proscrivant le culte chrétien, profanant les autels et évoquant plus qu'aucun autre le souvenir classique du lévite sacrilège, voulant anéantir le Dieu qu'il a quitté. Il avait tué, il s'était glorifié du meurtre, même lorsqu'il l'avait en secret déploré : depuis vingt et un ans la plaine des Brotteaux renfermait un vaste charnier mi pourrissaient les restes de 2.000 Lyonnais mitraillés par Collot d'Herbois et Fouché de Nantes, les pavés de la place des Terreaux étaient rouges encore des flots de sang qui avaient coulé de l'échafaud érigé sous ses yeux, et les édifices neufs de la place Bellecour s'élevaient sur les ruines de la superbe cité proscrite et frappée en niasse. Il avait voté la mort du roi, vote qui n'était pas un crime, peut-être, venant d'un convaincu comme Carnot, d'un insensé comme Carrier, d'un passionné comme Danton, vote qui était un crime chez celui qui, ayant voulu, quelques heures avant, l'acquittement, non seulement avait, par ambition, voté la mort, mais en avait fait gloire et profit. Par désir d'arriver ou de se sauver, il avait été apostat et homicide. Il avait, dans la suite, bâti sa fortune financière sur des spéculations obscures et des profits peu avouables, sa fortune politique sur des trahisons avérées. Créature de Barras et de Sieyès, il avait trahi l'un à la veille, l'autre au lendemain, de Brumaire. Comblé de biens et d'honneurs, que, du reste, talents et services lui avaient mérités, par Napoléon Bonaparte, il avait plus que personne contribué a sa suprême chute, et, lorsque, après la disgrâce du père, le sort du fils avait peut-être été entre ses mains, il avait trahi le fils après le père. Pour bâtir cette monstrueuse fortune, il avait fallu des émeutes, des coups d'État, des révolutions, vingt-cinq années de convulsions sans pareilles, et, s'il en était qu'il avait apaisées, il en était qu'il avait voulues et préparées. Les événements l'avaient trouvé prêt à toutes les complicités. Il avait connu des ennemis implacables et redoutables : il était parvenu à les séduire ou à les supprimer. Ou l'avait cru mort dix fois, et dix fois il avait reparu.

Tout lui a réussi. A l'époque précise où nous l'avons mené (août 1815), il a réalisé, et au delà, tous les vœux que n'aurait peut-être pas même osé formuler le modeste principal du collège de Nantes. Transfuge de l'Église, le clergé l'honore, et il en protège les membres, humbles ou illustres, ami de ces oratoriens qu'il avait, jadis, plus spécialement abandonnés. Persécuteur de l'aristocratie à Nantes et à Nevers, massacreur de nobles à Lyon, il est devenu, sans grandes concessions, le favori, l'ami bien accueilli, familièrement reçu du faubourg Saint-Germain, le confident d'une princesse de Vaudémont, du sang des Montmorency, d'une marquise de Custine, une des femmes les plus respectées de la noblesse française. Adversaire à Nantes du négociantisme, communiste avant la lettre, terreur des capitalistes à Moulins, Nevers et Lyon, il est maintenant leur espoir, leur grande ressource : financiers et avocats faisaient voter Paris pour lui. De fortune modeste, ruiné peut-titre en 1793, il est riche à millions — quinze à vingt en 1815 — et le plus grand propriétaire foncier du royaume, possédant château, hôtels, chasses, près, parcs, domaines immenses, spéculateur habile coté sur le marché, augmentant tous les jours sa princière fortune. Il est Glue d'Otrante, titre confirmé par Louis XVIII avec tous ceux de la noblesse impériale, et, comme tel, l'égal à la cour d'un Richelieu et d'un Larochefoucauld ! Rien plus, cette noblesse de fraiche date vient de s'allier à une autre, de plus pur aloi ; il épouse une vraie fille de croisés, qui, par surcroit, est jeune, aimable, bonne, et dont on le dit amoureux. Il a trois fils qui font son orgueil, une tille charmante qu'il adore : il est honoré et respecté de ses enfants. Ancien ministre, et non des moindres, de Napoléon, il est cependant populaire en Europe : c'est le chef du parti tory anglais, le noble Wellington, qui a fuit entrer ce jacobin au conseil du roi ; mais Metternich, le chancelier de la contre-révolution, le prince de Hardenberg, le cardinal Consalvi aussi, honorent de leur bienveillance cet ancien proconsul de la Révolution intégrale.

Élu député par trois départements, il est, à l'heure ou ses anciens collègues de la Montagne sont proscrits, secrétaire d'État à la Police du Roi Très-Chrétien, qui signe à son contrat, tandis qu'une des gloires de l'Église française, le cardinal Maury, envoie, de Rome, au nouveau couple sa bénédiction attendrie.

A cette heure, son orgueil, qui jusque-là avait cherché à se dissimuler, son désir de jouir s'exalte, s'épanche avec ses amis. Vous trouvez, écrit-il à Mme de Custine, que j'anticipe sur le bonheur. Et moi, je trouve que je l'ai trop attendu[55]. Il croyait, dans tous les cas, le tenir. Crédit et popularité, pouvoir et fortune, prestige au dehors, joies intimes du foyer, tout lui permettait bien d'envisager d'un œil confiant la carrière qui semblait se rouvrir devant l'homme d'État rajeuni.

Il semble vraiment qu'il y ait dans la vie de tout homme un point culminant, si haut que, dès lors, l'homme ne saurait plus que décroître ; parfois ce sont alors de rapides et terribles chutes. Fouché était arrivé au point culminant de son existence, et il était monté si haut qu'il ne pouvait plus descendre sans choir très bas. Quelques mois après, on allait le voir renversé par les intrigues mêmes de ses alliés, disgracié par les princes, honni de tous les partis, proscrit par l'Assemblée même où l'avaient envoyé trois collèges, désavoué par les ministres de l'Europe, objet d'horreur pour ses anciens amis de la Révolution et de mépris pour les jeunes hommes d'État du nouveau régime, errer de ville en ville, traînant une fin d'existence souffrante, malheureuse, torturante. C'était en sa personne la justice immanente qui passait. Elle avait eu son heure et triomphé, en quelques jours, d'un bonheur par trop insolent.

Le tour de force qui avait porté l'ancien jacobin au pouvoir sous le patronage paradoxal du comte d'Artois, du bailli de Crussol, de la duchesse de Duras, du prince de Talleyrand et du baron Pasquier, pouvait-il avoir un lendemain` ? Le duc d'Otrante, installé dans la place, s'y pouvait-il maintenir, surtout en adoptant, après de dangereuses concessions, l'attitude anti-réactionnaire qui allait réveiller ou surexciter contre lui la haine des ultras ? Les princes eussent-ils persévéré longtemps dans l'étrange faveur dont ils avaient couvert le votant de janvier 93 ? Tout cela est assez peu probable. De fait, ce ne fut pas des princes, ce ne fut pas du Groupe du comte d'Artois, ce ne fut pas de ses protecteurs de juillet que partit le coup qui tout d'abord le frappa et, au fond, l'ébranla irrémédiablement. Ce coup fut porté par les élections d'août 1815, et, chose curieuse, la suprême chute de cet homme, d'ordinaire si avisé, semble le fruit d'un des très rares cas d'imprévoyance qu'on puisse relever à son actif au cours de sa longue carrière.

Les élections eurent lieu au commencement d'août ; elles devaient aboutira la réunion de cette Chambre dite introuvable, où les éléments d'extrême droite allaient posséder une si écrasante majorité et si exagérée, que des Decazes, des Molé, des Richelieu devaient passer un jour à ses veux pour de quasi-jacobins, Or les ministres qui, en 1815, se trouvèrent chargés de présider à ces élections représentaient, à des titres divers, l'opinion toute contraire et les idées de la Révolution : c'étaient le président du conseil, l'ex-évêque Talleyrand, les ministres de l'Intérieur et de la Police, le libéral Pasquier et le jacobin Fouché. Comment ces trois hommes d'État ne surent-ils pas prévenir ou affaiblir tout au moins la manifestation électorale dont ils devaient être les victimes ? Le duc d'Otrante, qui, quelques années après, se rendait compte de la faute commise, en rejetait toute la responsabilité sur ses deux collègues ; il n'avait pas été consulté sur la convocation des collèges électoraux, écrira-t-il à Gaillard en 1819[56]. Ses collègues l'avaient-ils réellement, par défiance, par crainte d'élections jacobines, tenu à l'écart de l'arène électorale ? On pourrait le croire, puisque le journal de Fouché critiquait très vivement, dès le 17 juillet, la façon dont les ministres voulaient faire élire la nouvelle Chambre, qui serait ainsi exclusivement composée de gens riches[57]. Mais, d'autre part, il appert de certains témoignages que le duc d'Otrante fut toutefois appelé à plusieurs reprises par Talleyrand à se mêler aux préliminaires de ces fatales élections : c'est le président du conseil qui adressait à Fouché, entre antres présidents de collèges, Bourrienne, chargé de diriger les élections dans l'Yonne[58]. C'est, d'autre part, à l'influence du duc d'Otrante due fut duc la désignation de Lanjuinais comme président du collège du Mans[59]. Devant eux, il affecta de se désintéresser de la matière, affichant, du reste, un optimisme imperturbable ; les royalistes, disait-il à Bourrienne, n'étaient qu'une poignée dans plus de 60 départements : un huitième à peine des départements leur assurait la majorité, ce serait dans la nouvelle Chambre une minorité réduite au silence. Il parut, du reste, décidé en principe à favoriser ce résultat. Au comte de Castellane, chargé de présider le collège des Basses-Pyrénées, il répéta, après Talleyrand, qu'il fallait faire échouer les royalistes, que le ministère voulait des monarchistes constitutionnels, sans quoi, ajoutait-il, le roi serait forcé de casser la Chambre[60].

Mais si l'on pouvait se fier sur ce point à des présidents comme Castellane et Lanjuinais, comment fonder de pareilles espérances sur quarante autres, amis du comte d'Artois, et fidèles tenants du groupe ultra ? A côté d'eux, les préfets trahissaient, d'ailleurs, le ministère. Fouché racontait lui-même à Gaillard que Talleyrand ayant fait dresser par un de ses amis, pour un département que celui-ci habitait, une liste de 25 électeurs, qu'on autorisait le préfet à adjoindre au corps électoral très restreint, ce fonctionnaire ne porta qu'un seul de ces 25 Homs de libéraux, et emprunta an parti ultra les 24 autres électeurs supplémentaires. Ce trait était topique ; l'indocilité des préfets avait été partout la même, assurait Fouché[61]. Il n'en est pas moins vrai que les rares préfets modérés s'étonnaient de rester sans instructions fermes : celui de l'Aveyron, par exemple, écrivait, le 10 août, que, tout en augurant bien des élections qu'il pensait être libérales, il était surpris de n'avoir reçu aucunes instructions du ministère[62].

Au fond, cette insouciance, étrange chez cet homme si peu négligent, venait en grande partie de l'immense mépris qu'il avait du parlementarisme[63], mépris singulièrement accru depuis cette courte session de juin 1815, au cours de laquelle il avait personnellement conduit et joué une assemblée d'hommes de réelle valeur. En tontes circonstances, à la Convention, dans les assemblées du Directoire, dans la Chambre de mai 1815, il avait appris tout ce qui se cachait de docilité moutonnière, de méprisables calculs, de peurs inavouables derrière ces grands gestes, ces déclarations de principes, ces indignations de tribune et ces héroïques résolutions de séance publique. Avant vu de près les couloirs du Palais-Bourbon, il pensait, disait-il, qu'il se fallait moquer des Chambres, regardées par lui comme des machines qu'on remonte et démonte à volonté. On laisserait ces gens discourir ; lui gouvernerait sans eux, au besoin contre eux ; Louis XVIII l'avait sans doute flatté de l'espoir d'une dissolution, le cas échéant ; il y comptait[64]. En juillet et août 1815, il lui paraissait qu'un homme d'État avait autre chose à faire que de s'occuper de ces élections sans conséquence.

Le résultat de ce bel optimisme fut l'élection de cette Chambre, trop violente dans ses haines et son fanatisme pour tolérer un jour le ministre régicide. Un Barère, un Carnot, un La Fayette avaient pu se laisser imposer Louis XVIII par Fouché ; les Corbière, les Lainé et les autres allaient refuser de se laisser imposer Fouché par Louis XVIII.

A peine, en effet, le résultat des élections fut-il connu, qu'il se forma un assez violent courant d'opinion contre le ministère et personnellement contre Talleyrand et Fouché. Le bulletin de police du 18 signalait les propos hostiles qu'on tenait ; on affirmait que désormais Talleyrand et Fouché devaient quitter le ministère[65] ; le maréchal Gérard écrivait, dès le 16 août, au ministre de la Police qu'au Mans, des chefs royalistes se permettaient de tenir en pleine assemblée électorale des propos atroces contre les ministres, notamment Talleyrand, Fouché et Pasquier[66]. Dans l'Ouest, c'était pour délivrer le roi de ses jacobins que les chouans se levaient[67] ; dans le Midi, les royalistes parlaient d'appeler les Espagnols contre le ministère jacobin[68]. Fouché était particulièrement attaqué en province, où l'on affectait d'ignorer les services qu'il avait rendus à Paris[69]. Dans la capitale même, les bandes de manifestants criaient : Vive le roi ! A bas les ministres ![70] Du reste, d'assez hautes personnalités royalistes, ultras ou libérales, étaient personnellement restées fort hostiles au régicide ; c'est eu vain qu'à la fin de juillet, le marquise de Custine avait essayé de réconcilier son vieil ami avec Chateaubriand ; celui-ci était sorti de cette entrevue excédé du verbiage de Fouché et dans les plus mauvaises dispositions pour cet homme, qui ne lui paraissait ni plus habile ni plus grand pour avoir enveloppé la corde de la lanterne dans le cordon de la Légion d'honneur  ; l'auteur de René s'en alla, haussant les épaules au crime[71]. Il n'était pas le seul. Les journaux royalistes commençaient à faire au départ du ministre des allusions timides, rendus prudents par la mésaventure de la Gazette et du Censeur. Mais les pamphlets allaient pulluler. Le premier parut au commencement de septembre ; la brochure était d'un M. de Massacré et, intitulée : Du ministère..., visait spécialement le ministre de la Police. On jugera du libelle par quelques passages. Le roi, y lisait-on, en appelant au ministère l'assassin de son frère et l'un des restes les plus dégoûtants de notre Révolution, a cru sans doute que ce choix serait agréable à la nation, ou du moins qu'il ne lui serait pas désagréable. Or la nation vient de vomir ce ministère ; le roi avait tort, la nation ne se solidarisait pas avec le criminel, voulait même son châtiment, le veut encore en dépit du pardon royal. Quels qu'aient été les services rendus par Fouché, ils peuvent tout au plus lui mériter le pardon sincère, mais ne peuvent jamais lui donner des droits à la faveur de Sa Majesté. Fouché n'a, du reste, agi qu'en vue de son intérêt, puisqu'il a empêché de crier Vive le Roi ! avant l'entrée de Louis XVIII à Paris ; sa douceur envers les royalistes sous Bonaparte a été tout simplement commandée par les circonstances, par l'intérêt bien entendu de Bonaparte, par celui du ministre qui s'arrangeait de façon à rester ministre, quel que fiât le souverain. S'il avait contribué au rappel des Bourbons en juillet, il avait tout fait pour les éloigner en mars, ayant cassé bras et jambes pour avoir le plaisir de les raccommoder tant bien que mal. Il a, du reste, trahi Bonaparte, cela est vrai ; mais ce traitre ne peut avoir droit qu'à de l'argent el du mépris. Et l'auteur concluait en demandant qu'on délivrât le pays de Talleyrand et de Fouché, de leurs ruses et de leurs infamies[72].

Cette diatribe violente était le premier coup de clairon de l'assaut : contre le ministre s'organisait une croisade ; on fondait une association secrète, les Francs régénérés, pour surveiller la conduite du vieux traître, car on l'accusait de préparer une nouvelle révolution en faveur du duc d'Orléans. Il y avait une police officieuse pour suivre le ministre de la Police[73].

Le pire était que, dès août, des bruits avaient couru que la division régnait au sein du cabinet : Pasquier et Talleyrand semblaient, â la fin d'août, disposés à se débarrasser de Fouché devenu compromettant[74]. Se sentant dans une atmosphère hostile, le duc d'Otrante affectait dans le conseil une attitude d'apathie, de silence et de détachement, se désintéressant, d'un air narquois et blasé, de la politique générale[75]. Pasquier ne lui pardonnait pas d'avoir, par sa seule présence, empêché le chic de Richelieu d'accepter un portefeuille ; Talleyrand avait peur de la Chambre et voulait sacrifier au Minotaure[76].

Fouché traitait avec un grand dédain toutes ces hostilités : les passions du parti ultra et toutes les attaques ne valaient, à son sens, que le mépris. Selon eux, écrivait-il à la marquise de Custine, gouverner, c'est arriver, c'est s'abandonner à ses passions et fermer les yeux sur l'avenir. Selon moi, c'est réconcilier tous les partis, toutes les opinions avec le roi, c'est discipliner toutes les ambitions, c'est tout soumettre aux pieds du trône[77]. Il multiplie à dessein de pareilles confidences devant les royalistes ; il reçoit Fauche-Borel dans son jardin, se montre à lui les yeux rouges, la figure maigre et blême, mais empreint dans toute sa personne d'une sorte de vivacité nerveuse, et devant l'ex-agent royaliste il blâme énergiquement les princes et leurs amis, mais affecte une extrême confiance dans le roi. Même attitude devant Barras, devant Bourrienne chez lui, devant Chateaubriand chez Mme de Custine, chez la princesse de Vaudémont[78]. A mesure qu'il sent grandir ou se réveiller la haine, il la brave, menace presque la faction adverse et, brusquement, passe de la défensive à l'offensive. Ce fut dans l'affaire dite des Rapports.

Le conseil étant réuni le 12 août, le duc d'Otrante avait tiré de son portefeuille une forte liasse et demanda la permission de soumettre à ses collègues un rapport qu'il allait adresser au roi[79]. Ce rapport était une violente diatribe contre les alliés et la manière dont leur conduite odieuse envers le pays occupé compromettait le roi et la monarchie. Cela pouvait étonner ; le ministre de la Police avait paru jusque-là, au contraire, cultiver avec soin l'amitié des étrangers[80]. Voulait-il se créer, par cette nouvelle attitude, une de ces immenses popularités qui forcent au silence les parlements les plus hostiles ? Cela est croyable, car le rapport, qui, disait-on, avait été rédigé par Manuel, avait une allure de violente indignation, d'énergie sombre et d'ironie sanglante, un style de tribun plus que d'homme d'État rassis, qui semblait indiquer l'intention de provoquer dans le pays, réellement exaspéré contre l'oppression étrangère, une explosion grosse de conséquences. C'était pour Fouché une nouvelle plate-forme[81].

Ce rapport vibrant tomba comme une bombe dans cette réunion de politiciens, mal faits pour apprécier l'accent que le génie oratoire de Manuel faisait passer dans ces pages. Talleyrand, Pasquier, Vitrolles accueillirent très froidement cette lecture. Pour Vitrolles, on ne voulait qu'effrayer le roi par une exagération manifeste et se montrer seul apte à le défendre, seul prévoyant, seul patriote. Ces belles phrases faisaient hausser les épaules à Talleyrand ; Vitrolles en refusa l'insertion au Moniteur[82]. Quant au roi, il lut le rapport et le garda par devers lui. Mais ce rapport, où Fouché n'attaquait qu'en passant le parti ultra, soutien des alliés, fut suivi d'un autre, empreint du même caractère de sombre et hardie revendication cette fois contre les excès royalistes, et où était fouaillé sans pitié le parti d'extrême-droite alors triomphant[83].

Ces rapports eussent sans doute passé inaperçus, lorsque la publicité, d'abord clandestine, avouée ensuite, des deux factums vint donner une singulière gravité à l'intempestive intervention du vieil homme d'État, en dévoilant, du reste, le caractère et le but de la manœuvre. Divulgués, publiés, les rapports devenaient une sorte de manifeste national, à la fois contre les troupes alliées et les hommes qui les soutenaient. Cette manifestation violente allait évidemment coaliser contre Fouché toutes les haines qui le guettaient ; mais elle pouvait, si ou donnait à la pièce le temps de se répandre, valoir par contre an ministre, en cette nouvelle incarnation, une popularité qu'on redoutait en haut lieu.

Quelques jours après la communication au conseil, des copies des deux rapports se mirent à circuler clandestinement ; en une semaine elles s'étaient multipliées, tout en restant manuscrites, et déjà, débordant de Paris, inondaient la province. Le ton de la pièce était tel, il paraissait si étrange de la part d'un ministre d'ordinaire peu accessible à l'indignation, qu'on crut tout d'abord à une mystification. Le préfet de l'Allier, qui le premier saisit la pièce et la communiqua au ministre de l'Intérieur, la croyait apocryphe[84] ; le marquis de Maisonfort, rencontrant Mme de Custine, lui demanda si le rapport était bien de son vieil ami, ce que la noble dame pouvait d'autant mieux assurer qu'elle avait été la première dépositaire des deux rapports[85] ; Fouché les lui avait confiés, dès le 6 août, en ajoutant qu'il fallait se défendre contre les gens qui ne voulaient plus de la France et du gouvernement français[86]. Dès lors, quoique le duc d'Otrante se défendit très vivement d'avoir favorisé la propagation de ces copies, répandues bientôt par centaines, on devait lui en attribuer la divulgation, et clans tous les cas l'indiscutable paternité. Il n'entrait, du reste, pas dans ses plans de désavouer cette paternité[87].

Ce fut une grande émotion, et dans certains milieux une violente indignation[88]. Les rapports, traités de pamphlets atroces par les royalistes, furent adoptés comme manifestes par un parti qui se mit à les répandre, malgré l'opposition des préfets : ce caractère d'opposition devait d'autant mieux apparaître qu'on nommait à Fouché des collaborateurs compromettants, le groupe libéral même, Jay, Manuel, Benjamin Constant et autres[89].

De leur côté, les alliés protestèrent ; Justus Grüner, chef de la police prussienne à Paris, adressait, dès le 31 août, une lettre très vive au duc d'Otrante, auquel il demandait de désavouer le factum, afin d'opposer ce démenti aux mauvais effets que ce rapport avait sur la tranquillité publique[90]. Fouché répondit, le 2 septembre, sans nier l'authenticité de la pièce, qu'on en avait altéré le texte, qu'il en regrettait la publication et allait en poursuivre les auteurs ; avait toujours proclamé la magnanimité des souverains alliés, mais que son devoir, comme ministre de la Police, avait été de signaler à son souverain les désordres, suites toujours inévitables de la guerre[91]. C'était cette réponse, courtoise, mais ferme, que le duc d'Otrante opposait dès lors à toutes les réclamations ; il déclarait, du reste, avoir obtenu l'effet désiré, car depuis quelques jours les généraux alliés avaient arrêté partout les désordres. S'étant attendu à soulever contre lui tout ce qui n'était pas Français, disait-il, au reste, il ne pouvait s'étonner de ce soulèvement[92]. Il n'hésitait pas cependant à attribuer à la malveillance la divulgation du rapport, véritable et simple hommage au roi, ajoutait-il avec componction. Il y avait dans tous les cas, concluait-il, quelque courage à oser manifester des sentiments français, en présence de 400.000 baïonnettes[93].

L'incident parut cependant décisif aux ennemis du ministre ; on le tenait, comme disait Mme de Genlis en 1809. Il fallait agir car, à dire vrai, les alliés, la première colère passée, parurent passer l'éponge sur le fait : l'amitié de Fouché valait au Prussien Justus Grener de très gros revenus ; il disculpa le ministre. Wellington, de son côté, restait fidèle au duc d'Otrante, blâmant les intrigues du parti ultra contre lui, la versatilité qui, les ayant jetés à ses genoux deux mois avant, les dressait maintenant contre le régicide. Fouché, écrivait-il, s'est peut-être mal conduit en quelques circonstances, mais pas la moitié si mal qu'on le dit et le croit : au contraire, je crois que ce sont les courtisans qui ont publié son dernier rapport au roi. Il devait déplorer la disgrâce probable du ministre, comme entrainant la dissolution d'un ministère formé avec l'approbation de toutes les puissances de l'Europe[94].

En dépit de cette singulière indulgence, le parti ultra faisait rage. Depuis les élections, il n'y avait plus, dans le parti jadis divisé, qu'une voix contre le régicide, devenu inutile et gênant, partant redevenu odieux. Les rapports au roi avaient consommé la rupture. Le comte d'Artois découvrait soudain que le duc d'Otrante avait dressé l'échafaud de son frère[95] ; peut-être eût-il été plus noble de s'en souvenir lorsque le duc d'Otrante semblait à ménager ; mais les princes ont leur opportunisme. Peut-être le crédit très médiocre qu'avait le prince sur le roi eût-il été insuffisant à faire disgracier Fouché, si, d'autre part, les membres de la nouvelle Chambre, affluant à Paris depuis deux semailles, n'eussent rempli de leurs récriminations contre Fouché les Tuileries, le Palais-Bourbon et les salons de certains ministres. Il était clair qu'on s'apprêtait à jeter bas Fouché, et bientôt Talleyrand et Pasquier, tous jacobins[96]. Les collèges électoraux réclamaient, en d'emphatiques adresses, la punition des régicides[97]. Mais les déclarations les plus retentissantes étaient celles de Lainé, député de la Gironde, dont les circonstances faisaient un des hommes influents de la nouvelle Chambre ; celle-ci ne pouvait, à l'entendre, accepter de voir un seul jour au banc des ministres le régicide, le malheureux couvert de crimes et de hontes[98] ; on n'admettait même pas l'idée que l'homme d'État, honoré depuis deux mois de la confiance du roi et que trois collèges venaient d'envoyer au Palais-Bourbon, y siégeât jamais. Comment eût-il pu assister, s'écriait Chateaubriand, aux discussions sur le 21 janvier, exposé à être apostrophé par quelque député de Lyon et menacé du terrible : Tu es ille vir ?[99] La presse royaliste suivait les chefs : les publicistes blancs saisissaient la plume pour réfuter le fameux rapport, écraser de leurs sanglantes critiques ce factum, ce libelle, ce pamphlet, cet acte de lèse-majesté. Tout le parti donna, dés les premiers jours de septembre[100].

Or, à la même époque, le duc d'Otrante était abandonné par son président du conseil et secrètement miné par son plus proche collaborateur, le préfet de police Decazes.

Dès le 2 septembre, le comte de Castellane signalait les divisions du ministère : Talleyrand avait cru décisif l'incident du rapport et abandonné Fouché en plein conseil ; celui-ci, cependant, avait vu la majorité, Louis, de Jaucourt, Gouvion-Saint-Cyr, se prononcer pour lui[101]. Le duc d'Otrante était, dès lors, en fort mauvais termes avec le prince de Talleyrand. Celui-ci, d'autre part, n'avait pas désarmé ; il était décidé à tout pour ne pas paraître devant les Chambres en compagnie du régicide, et s'efforçait de couper au ministère ce membre gangrené. Pasquier le suivait, le poussait, avait conseillé au roi le renvoi du jacobin, l'avait obtenu, ainsi que la désignation d'Anglès pour le portefeuille de la police. Dieu soit loué, avait dit le roi, la pauvre duchesse — d'Angoulême — ne sera plus exposée à rencontrer cette odieuse figure. Fouché averti avait fait intervenir Wellington, qui s'était rendu chez le roi, l'avait convaincu qu'il allait faire une sottise, et démoli l'intrigue : Louis XVIII avait cédé, et Pasquier avait dû remporter, non signée, l'ordonnance appelant Anglès à la Police générale[102].

Fouché était donc sorti vainqueur de cette première escarmouche ; un instant, il put croire qu'il allait faire payer cher à ses adversaires leur tentative avortée. Il avait bien fait payer de sa tête à Robespierre l'intention qu'avait eue le dictateur de faire tomber la sienne, et fait trébucher Bonaparte pour ne pas se laisser supprimer par lui. Que pesaient les intrigues d'un Talleyrand à côté de ces dangers bravés et écartés ? Le duc d'Otrante ignorait son La Fontaine et la fable du moucheron qui, avant terrassé le fauve sous son aiguillon, s'en va succomber aux toiles de l'araignée. Il avait voulu offrir sa démission ; on l'en avait empêché, et il s'était laissé facilement convaincre. De l'aveu de Pasquier, il parut alors plus puissant que jamais. J'espère, écrivait-il, le 7, à Mme de Custine, que toutes les intrigues sont brisées... Me voilà encore sur les flots et au milieu des tempêtes[103]. Il triomphait, traitait avec mépris ses adversaires, accablait de ses sarcasmes le préfet de police Decazes, et, s'adressant directement au roi, se disculpait de tout reproche. Je n'ai rien voulu tenter, écrivait-il le 13 à Louis XVIII, pour écarter une disgrâce, parce qu'il y a des moments de troubles où tant de passions et d'intérêts attaquent un ministre qu'il ne peut trouver un appui que dans les intérêts encore plus grands qui sont la règle de ses devoirs. Il ne se défendait pas d'avoir écrit les rapports, avant bien le droit d'exprimer au roi ses opinions intimes et, ne devant être jugé que par lui, de parler de tous les partis sans ménagements, de lui montrer leurs illusions présentes et leurs anciennes erreurs, de se jeter au milieu de toutes les passions avec l'intention de les réprimer ; mais il lui paraissait impossible d'admettre un instant qu'il eût eu une part quelconque dans la divulgation de ces rapports. Sans doute, ils le pouvaient rendre populaire, mais moins que sa politique de résistance aux excès, et cette honorable popularité, il la partageait avec tous les hommes sages, avec ses collègues dont rien ne pouvait le séparer et avec lesquels il n'avait cessé d'avoir une pensée commune dans tous ses travaux. Puis, par une de ces audaces dont il était coutumier, l'ancien conventionnel, faisant front à la grande accusation à laquelle il se trouvait en butte, osait aborder la question du régicide. Le misérable se frappait la poitrine : Je ne me consolerai jamais du malheur de m'être trouvé dans cette tempête politique : il n'est au pouvoir de personne de retrancher de sa vie tout ce qui en fait le chagrin... Sire, concluait-il, si l'on parvenait fi faire douter de la continuation des bontés de Votre Majesté pour moi, tous les moyens qui me restent de la servir seraient au-dessous de mes résolutions et de ma reconnaissance[104].

Mais Louis XVIII n'était plus avec Fouché. Le comte Decazes. qui remplaçait décidément Blacas dans la faveur, et bientôt dans la tendresse du roi, voulait être ministre de la Police et plus encore. Le futur président du conseil avait été nommé préfet de police le 6 juillet ; c'était un ambitieux d'une autre trempe que Fouché, fort joli garçon, plaisant aux femmes et à la fortune. Le succès aime la jeunesse, Fouché était vieux, le bel Élie Decazes très jeune. Dans la lutte qui s'était engagée au lendemain de la rentrée du roi, Decazes devait l'emporter. Cette sourde rivalité avait éclaté, le nouveau préfet à peine installé rue de Jérusalem. Ayant été chargé, à l'insu du ministre, dès les premiers jours de juillet, de poursuivre une conspiration, du reste purement imaginaire, des jacobins contre le tsar, Decazes n'avait pu dépister son vieux ministre, qui l'avait alors mandé, plaisanté sur le pseudo-complot et lui avait peu dissimulé la rancune qu'il gardait de son discourtois procédé. Il avait alors cherché à affaiblir le pouvoir du trop indépendant préfet, en lui enlevant, pour le mettre sons les ordres directs du ministre, l'inspecteur Fondras ; Decazes avait répondu en se débarrassant d'un secrétaire général qu'il savait l'homme du ministre. Les cieux hommes s'étaient de nouveau trouvés en conflit lors de l'ordonnance du 24 juillet ; Decazes soupçonna Fouché d'avoir voulu faire évader La Valette, eu en laissant à la préfecture la responsabilité ; se croyant décidément menacé dans sa place par l'hostilité du ministre, il se prit à le desservir ; les conflits se succédèrent, s'aggravèrent. Or, le jeune homme d'État devenait de jour en jour davantage le favori du souverain. Il l'effraya, dit-on, l'exaspéra contre Fouché[105], si bien qu'au moment où celui-ci souhaitait un suprême appui contre tous dans le cœur du roi, ce cœur n'était plus à lui. L'arrivée de la duchesse d'Angoulême devait servir de prétexte ; la fille de Louis XVI avait déclaré nettement qu'elle ne recevrait pas le régicide, tout ministre du roi qu'il fut. C'est le seul homme de la famille, disait Napoléon de la princesse. Louis XVIII parla à Vitrolles de sacrifier le ministre à la duchesse. Le renvoi de Fouché serait un beau bouquet à lui offrir. Vitrolles, plus hostile encore à Talleyrand et à Decazes qu'à Fouché, répondit brusquement : Où en serions-nous, Sire, si la politique devait se réduire à des bouquets à Iris ?[106]

La princesse arriva le lendemain ; on dissimula sa présence au ministre pour qu'il ne l'allât pas saluer, ce qui eût amené sans doute une regrettable scène. Mais cette situation fausse ne pouvait se prolonger. Du reste, si Louis XVIII songeait à faire Decazes ministre, si les amis des princes voulaient épargner à la fille de Louis XVI le spectacle du régicide, au ministère, Talleyrand, moins sentimental, pensait à la réunion prochaine des Chambres et tremblait. La difficulté était d'éloigner Fouché : ou savait qu'il était dangereux dans ses disgrâces et que ses loisirs tournaient mal pour ceux qui les lui faisaient. On ne le voulait ni à Paris ni à Ferrières, derrière Jay, Manuel, Constant et les autres ; il ne fallait pas, suivant l'expression de Vitrolles, le laisser, comme un drapeau tricolore flottant sur la place de la Bastille. Talleyrand pensait l'envoyer fort loin, lui faire accepter la légation des États-Unis. Dès le lendemain, dans une scène du plus haut comique, dont Pasquier et Vitrolles nous ont laissé le récit amusant, le président du conseil, qui craignait, de la part de Fouché, un refus net et peut-être quelque rude boutade, procéda par voie d'insinuation, vantant tour à tour les avantages du séjour à Washington, le caractère pittoresque de l'Amérique, les charmes du fleuve Potomac... le Merrimac... le Potomac... Fouché, le sentant venir, le regardait fixement ; il le troubla, le fit ânonner et repartit ministre de la Police, insensible aux attraits du pays d'outre-mer et du fleuve Potomac[107].

Il fallait agir énergiquement ; le soir même de cette scène, le 14 septembre, Jaucourt reçut à diner, sur lu requête de Talleyrand, tous les ministres, sauf le duc d'Otrante. Le président du conseil déclara nettement que le ministère était perdu, à moins d'avoir devant la Chambre l'appui du duc et de la duchesse d'Angoulême. Je sais, ajoutait-il, un moyen de l'avoir, laissant deviner à ses collègues ce rébus fort déchiffrable[108].

Le lendemain, une ordonnance nommait le duc d'Otrante ministre du roi à Dresde. Le ministre de la Police adressa immédiatement à Louis XVIII sa lettre de démission où se peignait, avec l'amertume d'une disgrâce mai acceptée, l'esprit net de l'homme d'État éprouvé. ... J'ai employé tous mes efforts pour faire prévaloir la seule doctrine que je croie propre à raffermir l'autorité royale. L'avenir apprendra si je me suis trompé. La pacification et la stabilité étaient les seuls moyens de salut : le contraire de la pacification, c'est la réaction ; le contraire de la stabilité, c'est de déplacer le trône de ses fondements actuels pour lui en donner d'autres... On n'est jamais immuable tant qu'on cherche à le devenir... Je ne puis comprendre qu'on fasse illusion à Votre Majesté sur notre situation et sur les besoins de la France. Derrière cette force des passions qui s'exaltent et qui, seules, dans ce moment agissent en France, il y a une force bien plus grande qui n'agit point parce qu'elle est encore dans la sécurité et qu'elle met dans Votre Majesté toute sa confiance. On a voulu considérer le rétablissement du trône comme une victoire morale que Votre Majesté avait remportée. Ce serait supposer qu'il y a en France des vainqueurs et des vaincus. En admettant pour un moment cette imprudente hypothèse, je conjure Votre Majesté de se rappeler que le repos sert toujours les vainqueurs, et que les troubles ne profitent qu'aux vaincus... Sire, c'est avec le plus vif regret que je m'éloignerai de Votre Majesté ; que d'autres que moi soient du moins assez heureux pour réaliser les espérances que j'avais conçues. Je me suis unis volontairement, par mon zèle pour sa personne et pour ses intérêts, dans une situation où il ne me reste de moyens personnels de salut que dans raffermissement de la couronne, et j'ai besoin, plus qu'aucun autre, de compter sur ses boutés. j'accepte, Sire, avec reconnaissance, l'ambassade que Votre Majesté a daigné me Faire offrir comme une retraite[109].

Une autre lettre, adressée le même jour à ses collègues, renfermait les mêmes récriminations : Je quitte la France, mais son état ne me sera jamais étranger. Je gémirai sur les maux de ma patrie, ne pouvant en arrêter le cours ; puissent mes derniers renards, jetés sur elle, ne pas voir s'allumer les premiers feux de la guerre civile presque inévitable ![110]

Sur cette prédiction qui ressemblait fort à un souhait, il abandonna l'hôtel de Juigné et se retira chez lui, affectant en public une grande satisfaction de ses nouvelles fonctions[111], et plus satisfait encore, an fond, de la chute du cabinet Talleyrand-Pasquier qui s'effondrait derrière lui. Le 24 septembre, le duc d'Otrante paraissait encore aux Tuileries, voulant faire à mauvaise fortune bon visage ; mais il déclarait que, quoique député de Paris, il ne siégerait pas à la nouvelle Chambre, dans laquelle il ne pourrait lutter contre la réaction trop puissante[112]. Tel n'était pas le sentiment de ses amis. Le 20, M. de Castellane, signalant la nomination de Fouché à Dresde et son départ prochain, écrivait : Il a fait une faute, en consentant à s'y rendre ; attaqué en son absence, il ne pourra se défendre[113]. De fait, la hôte que tous ses ennemis semblaient avoir de le pousser hors de France eût dû lui rendre suspecte cette mission ressemblant tant à un exil.

En réalité, il ne pouvait se décider à partir, espérant contre toute espérance, comme en 1810 ; comme en 1810 aussi, on lui fit peur ; il quitta précipitamment Paris, le 4 octobre, sous un déguisement[114]. On prétendit que, sachant d'où était parti le coup, il avait, en abandonnant la France, adressé au roi une lettre où il dénonçait l'omnipotence humiliante, alarmante pour Louis XVIII, que prenaient le duc et la duchesse d'Angoulême[115]. Il envoyait aussi, au moment de prendre la poste pour Bruxelles, à la fidèle marquise de Custine, un billet d'adieu où éclatait son dépit. J'ai parlé le langage de la raison à des hommes qui ne voulaient écouter que celui des passions : peut-être aussi mes idées étaient-elles trop larges pour les têtes où je voulais les faire entrer[116].

Il y avait vingt-trois ans, presque jour pour jour, que le jeune député de Nantes était arrivé à Paris, au lendemain de la proclamation de la République, obscur encore et effacé, mais plein d'énergie, rêvant sans doute à d'autres destins, à une autre fortune, mais bien éloigné de penser que tant d'efforts aboutiraient, après avoir été l'homme de tous les régimes, proconsul, ministre, chef du gouvernement, à quitter, en fugitif apeuré, pour un exil mal déguisé, cette ville de Paris qu'il avait peut-être un jour sauvée d'une catastrophe. Le pire était que tout n'était pas fini ; derrière cette fuite, l'orage grondait, augmenté par cette suprême reculade. Laissant le champ libre a ses ennemis, elle semblait aux amis la dernière trahison, celle que ne pouvaient pardonner les ambitions et les intérêts desservis par elle ; à tous elle paraissait l'effondrement final d'une immense effronterie, trop longtemps heureuse, et dont chacun se sentait humilié d'avoir été la dupe. L'homme pardonne tout, hormis d'avoir été joué. Fouché ne devait plus revoir la France.

 

 

 



[1] BEUGNOT, II, 299.

[2] VITROLLES, III, 130. GAILLARD, Mémoires inédits.

[3] Dans la notice des ZEITGENOSSEN, p. 127, et dans une lettre du 31 mai 1816 à Gaillard : Ceux qui en souffrent (des fautes de la Restauration) me les reprochent ; ils ne me pardonnent pas d'avoir rétabli le roi sur le trône ; la douleur présente les empêche de se souvenir que je n'avais que ce moyen pour sauver la patrie, leurs propriétés et leur vie. Cf. aussi Lettre à Wellington, 1816.

[4] PONTÉCOULANT, IV, 8-10. PASQUIER, III. Le duc d'Otrante à Wellington, 1816.

[5] Indépendant, 14, 25 juillet 1815.

[6] HATIN, Bibliographie de la Presse.

[7] Le duc d'Otrante à Molé, janvier 1819 ; à Gaillard, 23 février, 28 mars 1818. (Papiers inédits de Gaillard.) Le duc d'Otrante à Thibaudeau, 1818. (Gracieusement communiquée par M. Charavay.) Lettre du duc d'Otrante au duc de Wellington, 1816.

[8] PASQUIER, III, 369.

[9] FLEURY DE CHABOULON, II, 38, cependant très hostile, dit que le duc d'Otrante se conduisit avec la même générosité vis-à-vis des personnes dont il avait eu à se plaindre, et que, s'il fut forcé d'en comprendre quelques-unes au nombre des proscrits, il eut du moins le mérite de leur faciliter par des avis ; par des passeports, souvent des prêts d'argent, les moyens d'échapper à la mort ou aux ders qui leur étaient réservés.

[10] Mém. du roi Jérôme, VII, 139, cf. Lettre du duc d'Otrante à Louis XVIII, 17 août 1815 (Bulletin d'autographes, Janvier, Février 1895, n° 260).

[11] LA VILETTE, Mém., III, 202. — DAUDET, le Duc Decazes, p. 70.

[12] WELLINGTON, Memorandum sur Ney, 19 novembre 1815 (GURWOOD, p. 941, n° 1007). — MARMONT, Mémoires. — DE LACOMBE, Les premières années de Berryer.

[13] A. N. CC., 499.

[14] DE CHÉNIER, Éloge de Moncey. — DE LACOMBE, Les premières années de Berryer, dit que le 16 septembre le duc d'Otrante se montrait encore très favorable à Ney ; le ministre tomba le 25. Ney fut exécuté le 7 décembre.

[15] ROCHECHOUART, 444.

[16] Le duc  d'Otrante à Wellington, 1816. On lui en fit un grief grave à la Chambre, en décembre 1815. Cf. chapitre XXVIII.

[17] Moniteur du 26 juillet.

[18] E. DAUDET, Gaulois du 14 novembre 1897.

[19] BARÈRE, III, 213. Paroles de Fouché à Arnault, d'après Decazes. (DAUDET, article cité.)

[20] La fameuse scène entre deux ex-conventionnels : Où veux-tu que j'aille, traitre ?Où tu voudras, imbécile, rapportée par tous les mémoires de l'époque, est contestée par Hippolyte Carnot (Mém. de Carnot, II, 321-325).

[21] PONTÉCOULANT, VI, 8-10.

[22] Le duc d'Otrante à Murat. La reine Caroline au duc d'Otrante (Papiers confiés à Gaillard). Lettre publiée par M. A. Lumbroso. — ISCHITELLA, Mémoires. — Avvisamenti memorabili, sentenza e morte di Gioacchino Murat, Firenze, 1830. — DE SASSENAY, le Guet-apens du Pizzo.

[23] Indépendant du 13 juillet.

[24] Le duc d'Otrante au comte Decazes, juillet 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[25] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 6 août 1815 ; BARDOUX, 257.

[26] BOURRIENNE, X, 413-414. Sur toute cette affaire, cf. lettres de Fouché au commandant de la garde nationale, 10 août-20 sept. 1815. Mss. de la Bibl. nationale. F. 11288.

[27] Ordonnance du 18 juillet. Moniteur du 19 juillet 1815.

[28] Le duc d'Otrante aux préfets, 28 juillet. Arch. Aff. Étr., 691, 127.

[29] Indépendant du 2 août 1815. Jay en avait revu officiellement le 16 juillet la direction, tandis que Manuel était pour le Journal de Paris. (Arrêts du 16 juillet. F7, 4229.)

[30] Le duc d'Otrante au préfet du Calvados, août 1815. (Papiers confiés à Gaillard).

[31] Le duc d'Otrante au préfet du Gard, 25 août 1814. Minute. (Papiers confiés à Gaillard). Bulletin de police du 25 soit  A. N.  F7, 3786.

[32] Le duc d'Otrante au garde des sceaux, 12 août. A. N. Coll. d'aut. Dubois. AA. 52. 1481.

[33] Le duc d'Otrante au garde des sceaux, 6 septembre 1815. A. N. AA. 33, 977.

[34] Le duc d'Otrante au préfet des Basses-Pyrénées, 11 septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[35] Le préfet de la Loire-Inférieure au duc d'Otrante, 9 septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[36] Le duc d'Otrante au préfet de la Loire-Inférieure, septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[37] Note du duc d'Otrante aux agents de la police. Bulletin du 13 sep-membre. F7, 8786.

[38] Bulletin du 3 septembre. F7, 8786.

[39] HATIN, Bibl. des journaux, 1866.

[40] Le duc d'Otrante à Jay, 1816. Un chapitre inédit du 9 Thermidor, Paris, 1895.

[41] Note de police. F7, 6826.

[42] PASQUIER, III, 362.

[43] Nous avons sur cette négociation un document intéressant et inédit, c'est la lettre du comte de Tournon au duc d'Otrante de juillet 1815. (Papiers confiés à Gaillard).

[44] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 31 juillet 1815, BARDOUX, 253.

[45] Le marquis d'Aragon au duc de Richelieu, 12 juillet 1815. (Société historique russe, LIV, 438.)

[46] On comprend que Mme de Rémusat, l'écho ici du parti constitutionnel, écrive : Je trouve le ministère bien, il me semble qu'on marche dans une bonne route. Mme de Rémusat à Mme de ***, 17 juillet. Corresp. de M. de Rémusat, 1883, I, 78. Mais ce qui étonne plus, c'est la lettre du comte de Maistre, royaliste et catholique ultra, accueillant sans défaveur le choix de Fouché : J'ai toujours attendu quelque chose de cet homme, et je le préfère beaucoup à l'autre (Talleyrand). Le comte de Maistre à sa cour, 27 juillet. Corresp. de Maistre, II, 96. Les aristocrates n'avaient pas approuvé le refus du duc de Richelieu qui avait décliné l'offre d'un portefeuille pour ne pas se trouver avec Fouché, Lettres de Richelieu à Talleyrand et de Talleyrand à Richelieu. Juillet, août 1815. (Recueil de la Société historique russe, LIV, 443-445.)

[47] Moniteur du 20 août 1815.

[48] BARRAS, IV, 337. VILLÈLE, I, 326.

[49] Moniteur des 20 et 30 août 1815.

[50] Moniteur du 20 septembre.

[51] Indépendant du 1er août.

[52] BARRAS, IV, 337.

[53] Mlle Ribou à Mme Thibaudeau, 9 avril 1816. Gracieusement communiquée par M. Ét. Charavay.

[54] Cf. plus haut chapitre XXV.

[55] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 2 août. BARDOUX, 255.

[56] Le duc d'Otrante à Gaillard, 13 septembre 1810 (Papiers inédits de Gaillard).

[57] Indépendant du 17 juillet. Le 8, le 9 et le 10, le journal de Fouché s'était livré à une apologie très significative de la Chambre des Cent-Jours, dont il désirait la réélection.

[58] BOURRIENNE, X, 424-431.

[59] V. LANJUINAIS, Notice sur Lanjuinais.

[60] CASTELLANE, Journal, 10 août, I, 292.

[61] GAILLARD, Mémoires inédits.

[62] Le préfet des Basses-Pyrénées au ministre. Bulletin du 21 août 1815. F7, 3786.

[63] Cf. chapitre XIV.

[64] Le marquis de Jaucourt au comte de X..., juillet 1815, lettre interceptée, d'après GAILLARD, peut-être forgée, dans tous les cas intéressante (Papiers Gaillard), et CASTELLANE, Journal déjà cité. Fouché déclarait, en 1817, à Gaillard que s'il était resté au pouvoir et s'était heurté à la Chambre, il n'eût pas hésité à lui faire subir le sort du club constitutionnel en thermidor an VII, à la dissoudre par conséquent. (Le duc d'Otrante à Gaillard, 17 mai 1817. (Papiers inédits de Gaillard).

[65] Bulletin de police du 18 août 1815. F7, 3786.

[66] Lettre du maréchal Girard, 16 août. Bulletin du 18 août. F7, 3786.

[67] Le préfet de la Loire-Inférieure au ministre de la Police, 9 septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[68] Le duc d'Otrante au préfet des Basses-Pyrénées, 11 septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[69] PASQUIER, III, 358.

[70] Le duc d'Otrante au comte Decazes, juillet 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[71] CHATEAUBRIAND, Mém. d'outre-tombe.

[72] DE MASSACRÉ, Du ministère, septembre 1815.

[73] PASQUIER, IV, 105

[74] CASTELLANE, 2 sept., I.

[75] PASQUIER, 376.

[76] PASQUIER, 376.

[77] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, BARDOUX, 419.

[78] FAUCHE-BOREL, IV, 387. — BARDOUX, IV, 317. — BOURRIENNE, X, 405, 424, 431. — CHATEAUBRIAND, Mém. d'Outre-tombe. — BARDOUX, Mme de Custine.

[79] VITROLLES, III, 187.

[80] Decazes savait de source sire qu'il avait gagné à prix d'argent le chef de la police prussienne en France, Justus Grüner. Decazes à Metternich, 15 octobre 1815. Arch. de Vienne. Il avait, d'autre part, soumis aux puissances alliées, puis au tsar des notes destinées à obtenir leur faveur (Papiers confiés à Gaillard).

[81] Rapport au roi. F7, 6549. Le rapport fut imprimé depuis.

[82] VITROLLES, III, 187. — PASQUIER, III, 376-387.

[83] DAUDET, le Duc Decazes. Le duc d'Otrante avait soumis un troisième rapport où il réclamait du roi pour la police une augmentation de pouvoir et attaquait une fois de plus la réaction (Papiers confiés à Gaillard).

[84] Le préfet de l'Allier à Pasquier, F7, 6549, et PASQUIER, III, 390.

[85] BARDOUX, Mme de Custine, 262.

[86] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 6 août 1815. BARDOUX, 259.

[87] Bulletins du 31 août, du 4 septembre 1815. F7, 3786. Le duc d'Orante à Gaillard, 15 septembre 1815 (Papiers inédits de Gaillard).

[88] Lettres au duc d'Otrante pour le prier de désavouer l'abominable rapport. F7, 6549. (Le dossier de toute cette affaire est sous cette cote.)

[89] Bulletin du 4 septembre 1815. F7, 3786.

[90] Artus Grüner au duc d'Otrante, 31 août (Papiers confiés à Gaillard).

[91] Le duc d'Otrante à Justus Grüner, 2 septembre (ibid.).

[92] Bulletin de police du 1er sept. 1815. A. N. F7, 3786.

[93] Bulletins du 31 août et du 4 septembre 1815. A. N. F7, 3786.

[94] Wellington à Dumouriez, 26 sept. 1815. GURWOOD, 935, n° 998.

[95] CASTELLANE, 20 sept., I, 292.

[96] PONTÉCOULANT, IV, 9.

[97] Moniteur du mois de septembre 1815. Adresses des collèges au roi.

[98] VITROLLES, III, 221, et Notice sur Richelieu, par LAINÉ, Recueil de la Société historique russe, LIV.

[99] CHATEAUBRIAND, la Monarchie selon la Charte.

[100] VITROLLES, III, 187. Le marquis de Jaucourt au comte de X... (Papiers confiés à Gaillard).

[101] CASTELLANE, 2 sept., I, 292. — DE BROGLIE, Souvenirs, IIIe partie.

[102] PASQUIER, III, 393.

[103] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 7 sept. 1815, BARDOUX, 264.

[104] Le duc d'Otrante au roi Louis XVIII, 13 septembre 1815 (Papiers confiés Gaillard).

[105] Sur cette lutte de Fouché et de Decazes, DAUDET, le Duc Decazes et Louis XVIII, d'après les Mémoires et Papiers de Decazes, p. 54-99. — BARRAS, IV, 337. — VITROLLES, III, 193-195.

[106] VITROLLES, III, 201.

[107] VITROLLES, III, 196. — PASQUIER, III, 393. — BARRAS, I V, 351. Fouché garda une tenace rancune contre Talleyrand. Fouché à Gaillard, 15 sept. 1819 (Papiers confiés à Gaillard).

[108] PASQUIER, III, 393.

[109] Le duc d'Otrante à Louis XVIII, 15 septembre 1815 (Papiers confiés à Gaillard).

[110] Fouché aux ministres, 15 sept. 1813. F7, 6549.

[111] Lettre à Wellington, 1816. Le duc d'Otrante donne sur les circonstances qui ont accompagné sa disgrâce des détails dont nous avons fait parfois notre profit.

[112] J'aurais dû paraitre à la tribune, ne fût-ce que pour fournir un exemple de plus à la violence et à la tyrannie. Lettre à Wellington, 1816.

[113] CASTELLANE, 20 sept., I, 292.

[114] GUIZOT, I, 105. Le Conservateur impartial, qui saluait ce départ avec satisfaction, annonçait qu'il partait accompagné de Fabri ; en réalité, celui-ci restait, près de Richelieu, devenu président du conseil.

[115] BARDOUX, Mme de Custine, 273.

[116] Le duc d'Otrante à Mme de Custine, 4 octobre 1815, BARDOUX, 271.