FOUCHÉ (1759-1820)

DEUXIÈME PARTIE. — LE MINISTRE FOUCHÉ (1799-1810)

 

CHAPITRE IX. — BRUMAIRE.

 

 

Singulière intrigue qui amène Fouché au ministère. — Situation lamentable du Directoire. — Sentiments et projets de Barras et de Sieyès. — Le ministre Bourguignon : son incapacité. Il est remplacé par Fouché. — Sentiments et projets de Fouché au moment où il est appelé au ministère ; craintes qu'il conçoit d'une restauration. — Politique conservatrice ; antipathie pour le jacobinisme qu'il juge compromettant ; ni réaction ni révolution. Fouché rêve à un coup d'Etat en faveur de Joubert. — Installation au ministère : un serment de Fouché. — Le ministère de la police en 1799. — Fouché prend une attitude très personnelle. Il semble tout d'abord disposé à frapper les éléments de droite ; il se retourne contre les jacobins. Le rapport sur les Sociétés populaires. Indignation des jacobine. Fouché menacé reste impassible ; obstacles. qu'il rencontre ; il réduit au silence le Conseil des Cinq-Cents. Le 27 thermidor, il va lui-même fermer les portes du club jacobin. Chute de l'opposition jacobine. Politique d'équilibre. — Rapport contre ta liberté de la presse ; vive opposition au Conseil des Cinq-Cents. — Avances de Fouché au parti réacteur ; entrevue avec Lacretelle. Fouché accorde les rentrées d'émigrés. — Nouvelles amitiés au faubourg Saint-Germain. Il ne sacrifie pas à ces amitiés sa politique démocratique ni la défense de la République. Il travaille à la pacification de l'Ouest. Il surveillé très étroitement les royalistes à Paris et fait échouer les complots de Barras avec Louis XVIII. — Fouché condamne le Directoire. La mort de Joubert le déroute. — Il se rattache à Bonaparte.
***
Fouché et les Bonaparte : Joséphine de Beauharnais gagnée par Fouché. — Rôle de Fouché en brumaire. Connivence sans dévouement. — Dédain de Bonaparte pour Fouché. Réel éclaire le général sur l'importance de Fouché. Première entrevue entre Fouché et Bonaparte. — Le général reste en relations constantes avec le ministre. — Réception du général chez Fouché ; Fouché chez Bonaparte. Gohier mystifié. Hésitations de Barras ; Fouché l'abandonne définitivement. — Le 17 brumaire. Fouché encourage Bonaparte. — Surprise affectée de Fouché ; il va informer Gohier, qui le reçoit mal. — Il fait fermer les barrières de Paris. La Girouette de Saint-Cloud. — Rôle de Thurot. — Imbroglio d'intrigues. — Bonaparte triomphe. — Fouché se fait le porte-parole du nouveau gouvernement. Ses proclamations. —Sieyès veut écarter Fouché et est lui-même éloigné du pouvoir. — Fouché s'oppose à toute réaction. — Il affirme la politique républicaine du gouvernement. — Fouché et le coup d'État de Brumaire.

 

La nomination de Fouché se trouvait l'œuvre commune des deux hommes qui, en thermidor an VII, se détestaient peut-être le plus au sein du gouvernement, Barras et Sieyès.

Chacun des deux directeurs, unis un instant à la veille de prairial, profondément divisés au lendemain, envisageaient la situation d'un œil différent, chacun entendant en tirer un profit personnel et contraire. Or, il apparut à l'un et à l'autre, grâce aux habiles manœuvres de Fouché, que l'ex-proconsul jacobin était l'homme qu'il fallait à la situation... et à la réalisation du plan formé. Triste situation, et bien critique, que celle de ce régime directorial pour lequel la question était seulement de savoir à quelle sauce il serait mangé, royaliste, jacobine ou césarienne. On attendait sa fin d'un jour à l'autre ; d'aucuns entendaient la précipiter qui n'étaient pas les moins près assis au chevet du malade. Certes, ce gouvernement, assurément trop décrié, avait su, tout en préservant la République des entreprises de la contre-révolution, écarter cependant du pouvoir les exagérés ei les violents ; il avait frappé à droite et à gauche, parfois maladroitement, toujours illégalement. Il avait ainsi sauvé la Révolution en en violant tous les principes. Mais à ce jeu il avait compromis l'idée républicaine et s'était lui-même affaibli, usé, ruiné. Réunion de politiciens d'un talent, généralement au-dessous du médiocre ou d'un sens moral assez douteux, divisés d'intérêts, de politique et de caractère, le gouvernement du Luxembourg mourait de ces divisions, de ces corruptions et de ces faiblesses. Barras, personnage méprisable, sceptique et corrompu, prévoyant la fin prochaine du moribond, entendait bien exploiter cette agonie. Une solution qui non seulement le mît, à tout jamais, à l'abri de toute revendication — il était régicide —, mais lui assurât même une situation brillante et un repos doré, telle était la pensée de cet ancien terroriste. Après avoir songé à un général, César complaisant ou reconnaissant, il en avait abandonné l'idée pour entamer tranquillement avec le comte de Lille, le Roy, comme on disait à Mittau, des négociations profitables. Néanmoins, en attendant la suprême trahison qui devait faire de ce triste sire le Monk des fleurs de lis, il trouvait habile, pour couvrir sa honteuse défection ou faire pièce à certains collègues, de protéger le parti jacobin contre leurs rancunes et leurs antipathies.

Or, parmi les adversaires du parti protégé se trouvait au premier rang le directeur Sieyès, celui qu'on pouvait appeler la seconde tête du Directoire, les trois autres directeurs, Moulin, Collier et Roger-Ducos, n'en étant que les membres débiles et inertes. Sieyès avait une tout autre politique que Barras ; non qu'il eût plus que son collègue une grande confiance dans l'avenir du gouvernement dont il faisait partie, ou une plus ferme résolution de succomber avec lui. Il lui voulait seulement une autre mort. Régicide lui aussi, il avait sans doute dans les actes de rémission des Bourbons une moins grande foi que Barras, il ne désirait pas le retour du roi légitime ; ne voulant pas plus, du reste, le maintien de la République, il avait songé aux d'Orléans. Les généraux, pour le moment, hantaient ses rêves : le constituant libéral de 89 était devenu le partisan décidé du césarisme. Sans doute il mettait à son rêve de dictature militaire un correctif, à ses désirs une condition, c'est que lui seul fût l'organisateur du nouveau régime, le grand électeur et l'inspirateur, qu'il restât le maire du palais d'un militaire sans conception politique et sans prétention à y atteindre. Barras rêvait de Monk, lui de Warwick : l'un rétablissait un roi, l'autre en inventait un, en faisant déjà et en défaisant dans sa pensée. Hoche avait sollicité sou attention, il en était mort. Bonaparte était loin, trop personnel : Brune trop rude, Bernadotte bavard, ambitieux et par-dessus tout jacobin. Joubert, ferme et aimable, allié à l'aristocratie, d'un républicanisme sans ardeur, était l'élu de sa pensée. Après l'avoir appelé à Paris sur le conseil de Fouché, il lui avait fait confier le commandement, de l'armée d'Italie dans l'espoir de lui faire Gagner avec une victoire sur les Autrichi.ens la couronne de laurier et de le rappeler, auréolé de gloire, à repasser le Rubicon dans l'autre sens que César.

Seulement, il savait que ce rêve rencontrerait dans sa réalisation un terrible obstacle, le républicanisme ombrageux, invincible et gênant du parti avancé. Le constituant haïssait les jacobins de longue date, l'homme du Marais gardant à la Montagne rancune de ses propres lâchetés. Il détestait ces démagogues et faisait facilement partager sa haine à presque tout le personnel gouvernemental, tout entier peuplé de jacobins sur le retour, bridant ce qu'ils avaient adoré.

Ajoutons, du reste, que les derniers Montagnards constituaient le parti le plus maladroit qu'on pût imaginer. Ils mécontentaient tout le monde, décourageaient les sympathies, surexcitaient les haines et les craintes. Ils affichaient, s'il faut en croire les mouchards du ministre de la police, une haine féroce contre tout le Directoire, criant dans les cabarets que le gouvernement n'était pas républicain — ce en quoi ils n'étaient pas loin de la vérité —, qu'il abandonnait les patriotes, qu'on leur avait promis la remise en vigueur de la Constitution de 93, mais qu'on agissait en sens contraire. Leur irritation était telle que, d'après l'observateur n° d du ministère, ils manifestaient l'intention de s'unir au besoin aux royalistes pour renverser le gouvernement établi. Le 14 messidor, le ministre de la Police, effrayé, signalait des propos de plus en plus violents des anarchistes — c'était l'expression officielle —, parlant de démolir le Directoire impuissant ou traitre, et de rétablir le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix. Le pire était que les honnêtes gens s'effrayaient, parlant avec sévérité de la faiblesse du gouvernement ; l'observateur n° 57 en témoignait, ayant entendu se manifester dans des Groupes apeurés la crainte de voir les échafauds redressés. Et si cette crainte était exagérée, elle se trouvait en partie justifiée non pas seulement par les propos des misérables déclamant dans les cabarets, mais par les discussions passionnées de la nouvelle Société populaire[1]. Le club des Jacobins s'était rouvert sous le nom de club du Manège, où tous les jours des députés même des Cinq-Cents parlaient ouvertement de 'retourner au régime de la Terreur et de renverser le Directoire. Le Corps législatif comptait un fort parti avancé, l'armée était encore en grande partie jacobine derrière Bernadotte et Jourdan, les administrations étaient peuplées de révolutionnaires, et, comble d'effroi, la police elle-même était, s'il faut en croire les contemporains, un des centres les plus jacobins, la légion de police se trouvant peuplée des débris des bandes de la Commune, des anciens soldats de Santerre et de Henriot[2].

Le ministre de la Police, l'inoffensif Bourguignon, n'était pas, certes, d'accord avec ses terribles agents : c'était un honnête homme, pas dépourvu d'intelligence, mais faible et découragé. Le directeur Gohier, son ami, l'avait mis à la police sans que rien le recommandât pour ce portefeuille[3]. Il n'avait pas pris le parti de suivre ses troupes, pas plus celui de les combattre. Il déplorait les débordements jacobins, mais ne les empêchait pas. Il avait donc paru nécessaire, en thermidor an VII, de le remplacer. Il ne manquait pas de candidats à cette place, qui n'était pas seulement pour un homme actif et ferme l'occasion de se mettre en lumière, mais pour tous une situation lucrative, grâce à l'administration fructueuse des jeux et au maniement toujours profitable des fonds secrets considérables. Parmi ces candidats, un seul nom parut s'imposer, c'était celui de Fouché. Et, chose curieuse, Barras et Sieyès le prononcèrent en même temps.

Barras avait constamment protégé Fouché, nous l'avons vu, l'ayant connu et apprécié en Thermidor, en Vendémiaire et en Fructidor : il le croyait son homme lige, et le protégé entretenait avec soin les illusions de son protecteur et les exploitait avec profit : mission aux Pyrénées, mission en Italie, mission en Hollande, c'était toujours à Barras que Fouché avait dû de remettre le pied à l'étrier. Pendant ces missions et les loisirs parfois trop longs, à son gré, que lui valait la défiance du Directoire, Fouché n'avait cessé d'être en relations clandestines et personnelles avec le roi du Luxembourg, son homme à tout faire. Leur ami commun, Lombard, entretenait sincèrement les illusions de Barras, faisant ressortir, surtout dans les derniers mois, la capacité et l'habileté de Fouché, en même temps que son dévouement à Barras et au Directoire[4]. Or, au moment où il jouait la grosse partie de livrer la Révolution à Louis XVIII, ce politicien avait besoin, pour la réalisation de ses plans, d'un homme lige à la police, d'un personnage sans préjugés ni scrupules, revenu de toute ardeur républicaine, si jamais il en avait eu. Il voyait à cette nomination un avantage, celui de rassurer les jacobins qui, ayant vu Fouché rester avec eux depuis cinq ans contre vents et tempêtes, le comptaient encore naïvement comme un des leurs. C'était même en raison de ce fait que Barras pensait rencontrer chez Sieyès une opposition à ce choix, heureux, du reste, de placer à la police un adversaire de son rival.

Il calculait mal : Sieyès souhaitait Fouché. En prairial, entre deux missions, celui-ci n'avait pas hésité, non seulement à entrer en relations cordiales avec Sieyès, mais à épouser toutes ses idées et à les encourager ; si bien que c'était lui qui, s'il faut en croire un témoin bien informé, lui avait désigné Joubert comme le César à élever au pouvoir[5]. Il ne lui avait sans doute pas dissimulé non plus quels sentiments réels ou nouveaux il professait pour le jacobinisme, pas plus qu'au ministre Talleyrand qui, ayant suivi d'un œil sagace et intéressé le diplomate à Milan et à La Haye, le recommandait à Sieyès, comme l'homme de la situation. Sieyès et Talleyrand avaient assez vécu pour savoir que seul un ex-jacobin se sentirait l'audace nécessaire pour écraser ses anciens coreligionnaires en usant contre eux des procédés violents qu'il tenait d'eux. C'était à cette tâche que Sieyès destinait secrètement Fouché, si bien qu'en thermidor an VII, celui-ci s'était imposé aux deux adversaires ; l'un et l'autre comptaient s'en servir, le premier pour jouer les jacobins en les séduisant, le second pour les annihiler en les écrasant, l'un pour préparer avec lui la rentrée de Louis XVIII, l'autre pour bâtir avec son appui le trône de César.

C'est ainsi que Barras, ayant obtenu le 2 thermidor la démission du paisible Bourguignon, et lancé timidement à la même séance le nom de Fouché de Nantes, resta surpris et déconcerté en voyant Sieyès non seulement accueillir avec enthousiasme cette proposition, mais prôner avec opiniâtreté cette candidature et l'imposer séance tenante au Directoire. Quelques instants après, au cours de cette séance du 2 thermidor, les lettres de récréance du ministre à La Haye étaient signées et l'ordre de rappel immédiatement expédié en Hollande[6].

Le lendemain, la nomination ayant paru au Moniteur, le monde politique apprit avec surprise, non sans terreur, sans doute, l'arrivée aux affaires de Fouché de Nantes, et, étant donné ses antécédents, ainsi que le nom de ses deux parrains, Barras et Sieyès, nul ne sut, à coup sûr, s'il devait s'en réjouir ou s'en lamenter pour le sort futur de son parti.

Quels étaient, de fait, à ce moment les sentiments de l'homme placé à la tête de ce redoutable ministère de la Police générale qui, au moment où l'air était rempli des bruits de révolution et de restauration, de coups d'État et d'attentats politiques menaçants, pouvait être entre les mains d'un habile homme et au gré de sa politique, comme le sabre plus tard célèbre de Joseph Prudhomme, destiné à défendre nos institutions ou, au besoin, à les combattre ?

Pour les Parisiens, pour les Français en général, pour presque tout le monde politique ignorant le dernier chapitre de sa vie, Fouché n'était purement et simplement qu'un revenant de l'extrême Terreur. Ce que Monti et Marelli, citoyens de la lointaine Milan, écrivaient un an avant, les Parisiens le pensaient et le disaient plus pertinemment encore. Prêtre défroqué, apostat et marié, conventionnel régicide, signalé, en janvier 1793, par un des discours les plus violents pour la mort du roi, proscripteur ardent des nobles et des prêtres, fidèle d'Hébert et de Chaumette, fauteur des pires bouleversements religieux et sociaux, mitrailleur et démolisseur à Lyon, agent actif, après Thermidor, des débris de la Montagne en Germinal, en prairial an III, inspirateur du démagogue Babeuf, terreur des honnêtes gens, conseiller et espion de Barras, en Vendémiaire et en Fructidor, tels étaient les traits qui faisaient, pour la majorité des citoyens, du nouveau ministre un incorrigible et dangereux jacobin. Qui donc pouvait connaître, sous ce masque grimaçant et sinistre de terroriste violent, adopté par ambition, par opportunisme, le personnage qu'il était redevenu depuis quelques années ? Qui avait pu deviner, sous les tirades d'une phraséologie outrancière, l'homme froid, railleur, parfois bienveillant, de sens rassis, d'esprit mordant, que nous aurons sous peu l'occasion de mieux étudier, le sceptique naturellement modéré et décidé seulement à hurler avec les loups ? Qui pouvait concevoir par quelle aberration on installait au quai Voltaire, à l'heure où le jacobinisme grondait au Manège, ce suppôt de la révolution extrême ? Et qui pouvait enfin deviner que c'était ce revenant de 93 qui, d'un coup soudain et délibéré, allait jeter à terre, et à tout jamais, l'hydre jacobine renaissante et jouer ainsi délibérément le prologue de Brumaire ?

Quels projets précis roule en son cerveau fécond le nouveau ministre, courant de La Haye à Paris, nul ne peut le dire. Mais quelles idées générales il a sur la situation, il n'est pas malaisé de les deviner, à coup sûr.

Fouché, révolutionnaire par hasard, se trouve lié au sort de la révolution, sinon par des principes solides, du moins par un intérêt primordial qui sert désormais, nous ne pouvons l'oublier, de base immuable à toute sa politique. Ce que Fouché redoute avant tout, c'est une restauration, et plus peut-être, une réaction, sous quelque régime qu'elle s'exerce. Le vote du 16 janvier 1793 pèse d'un poids lourd sur sa destinée et sur sa pensée. La façon dont, assure-t-on, ses offres de service ont été reçues, en 1797, de la part du parti royaliste, a dû l'édifier sur le sort que réserve jusqu'à nouvel ordre une restauration à certaines catégories de régicides. Il n'a pas besoin des rapports d'espions qu'il va trouver au quai Voltaire pour être amplement édifié sur la stupéfiante ignorance des princes, leur résolution absolue de revenir aux idées de l'ancien régime, et ce qui le préoccupe plus, peut-être, de sacrifier aux vengeances et aux rancunes dont les dix années qui viennent de s'écouler leur fournissent ample matière. Il sait la folle incapacité, l'irrémédiable étroitesse d'esprit de l'entourage. Il en parlera sans amertume, mais avec mépris, la duchesse de Guiche un an après. La restauration serait à coup sûr une contre-révolution, une réaction peut-être dangereuse pour le pays... et pour Fouché. La restauration ne se fera pas[7].

Est-ce à dire que la Révolution doive continuer son cours ou le reprendre ? Telle n'est pas la pensée de Fouché de Nantes. Le décret qui le fait ministre lui parait clore d'un trait de plume la Révolution française[8]. Les principes proclamés, les réformes faites doivent être respectées, les hommes, surtout, que la Révolution a suscités ou compromis, doivent être protégés, employés, mis au pinacle, dans un régime révolutionnaire en ses origines, mais conservateur en sa politique, et c'est en quoi Fouché a trouvé son chemin de Damas sur la route qui le conduit au ministère. C'est, dans l'acception la plus exacte du mot, un conservateur que l'ancien proconsul de 1793, à l'heure où nous sommes parvenus. Le jacobinisme lui est particulièrement odieux. Il ne lui laisse que des remords, s'il est capable d'en éprouver, de fâcheux souvenirs en tout cas. Il a dû lui sacrifier sa conscience et, ce qui est plus dur, son caractère même. Il s'y est entêté, après Thermidor, croyant ainsi enrayer la réaction, et n'en a rapporté que plaies et bosses : accusations venimeuses ou violentes dès 1794, exclusion de la Convention, menace d'arrestation en 1795, misère noire dans l'obscurité et l'oubli, mépris universel, et, pour se consoler, vilaine compagnie. Car ils ne lui ressemblent pas, ces vrais jacobins, ne peuvent lui être sympathiques, compromettants par leur absolutisme imbécile, esprits tout d'un bloc, radicaux, intransigeants, drapés encore dans les principes, qu'ils desservent par leur violence. Nous l'avons vu à Milan suivre d'un œil mécontent les excès de ces gens mal élevés ; il les a blâmés, souvent réprimés : à La Haye, il les a délibérément écartés du pouvoir. Il les a jugés froidement et les a condamnés[9]. En thermidor an VII, du reste, les jacobins ont, aux yeux de Fouché, un suprême tort : celui d'être des vaincus récalcitrants exposant sans profit le pays et la Révolution, par leurs excès, à la réaction, à la contre-révolution. Leur arrêt est donc prononcé ; il faut les désarmer, enlever le venin à la bête, ne pas tergiverser, frapper vite, fort, en une fois. Le danger est que ce sera le signal, peut-être, de cette réaction redoutée ; il faudra, dès lors, sinon écraser, du moins contenir énergiquement l'autre parti, celui des réacteurs — même sous couleur républicaine — ; il faudra surtout comprimer partout les royalistes encouragés, faire échouer les projets de restauration de Barras, en finir avec les émigrés, Chouans, Barbets, et avec les conspirateurs bourbonistes qui intriguent, s'agitent, complotent à ce moment si hardiment à Paris.

Politique d'équilibre sans doute, mais qui ne ressemble guère à la politique à bascule, que peu de temps avant pratiquait le Directoire, passant d'un extrême à l'autre, persécutant, proscrivant, écrasant soudain un parti au profit de l'autre. Aussi n'est-ce pas à ce gouvernement condamné que Fouché entend confier la tâche de fixer à tout jamais, en un régime stable, les idées de la Révolution, d'en rassurer les partisans, d'en exalter à tout jamais les hommes. Il faut une tête : Fouché, nous l'avons vu, l'a déjà marquée. Après Brune vite abandonné, ce sera Joubert qui à beaucoup de qualités en joint une, sans doute la plus appréciable pour ce prévoyant politicien, celle d'avoir Fouché pour ami[10]. Lorsque Joubert fera défaut, un autre viendra qui réussira à la condition de l'avoir, lui Fouché, en tout état de cause, comme complice.

La ruine du parti jacobin, compromettant et gênant, enlevant tout prétexte à la réaction, la surveillance sévère du parti réacteur, l'écrasement du parti royaliste, l'élévation au pouvoir d'un général ami, barrant ainsi la voie, plus que les républicains les plus sincères, à une restauration dangereuse et l'ouvrant toute grande à l'activité de Fouché, tels sont les principaux articles de ce programme, dont le nouveau ministre entrevoit déjà si clairement la nécessité ; la réalisation de ce programme va s'effectuer d'une façon si prompte et si parfaite, que vingt ans après, c'est sur ces trois mois de ministère qu'il reviendra avec la légitime fierté d'une conception hardie, tout entière réalisée.

***

Le nouveau ministre arriva le 11 thermidor à Paris et en avisa immédiatement le Directoire. Le gouvernement chargea sur-le-champ Bourguignon de conférer avec son successeur, qui fut convoqué pour quatre heures au Luxembourg[11]. Fouché y fut introduit en même temps que Robert Lindet, nommé, à la même date, ministre des Finances. Chacun d'eux prêta tour à tour un serment qui, pour qui connaît le passé et l'avenir du nouveau ministre de la Police, reste un des plaisants incidents de sa vie : serment de haine à l'anarchie — s'entend le jacobinisme dont il avait été le coryphée durant trois ans —, mais aussi à la royauté dont il devait devenir le secrétaire d'État sous le frère de Louis XVI, d'attachement à la Constitution qu'il devait jeter bas avec Bonaparte le 18 brumaire, à la République dont il était destiné à hâter la mort en 1804 ! Moyennant ce serinent si sacré, Fouché lut déclaré installé. Il se rendit à cinq heures à la maison du ministère, précédé d'un huissier, et y reçut les portefeuilles. L'homme était dans la place[12].

Le ministère de la Police, dont l'origine, les rouages et les attributions feront l'objet d'un chapitre spécial de cet ouvrage, institué le 12 nivôse an 1V, avait reçu, disons-le dès maintenant, pour l'intelligence du récit, par sa charte constitutive l'exécution des lois relatives à la police générale, à la sûreté et à la tranquillité intérieure de la République. Il est clair que cette définition vague et large pouvait donner à celui qui détenait le portefeuille un pouvoir public ou occulte considérable. Mais les prédécesseurs de Fouché, qu'il s'appelassent Sotin, Cochon, Dondeau, Le Cartier ou Bourguignon, choisis parmi des gens obscurs, timides ou honnêtes, placés du reste sous la surveillance étroite de Barras, n'avaient pas cru devoir prendre dans l'État un rôle plus prépondérant que celui d'un agent d'exécution sans initiative et sans responsabilité. Leurs noms avaient été peu connus en général ou vite oubliés. Ils s'étaient succédé comme des ombres dans cet hôtel de Juigné, du quai Voltaire, où était installée la police générale, et n'avaient paru à leurs employés et à leur secrétaire général, peut-être plus puissant qu'eux, que des agents supérieurs du directeur Barras[13].

Ce rôle humilié et obscur convenait peu à un homme pour qui sembler maitre dans un milieu où personne n'y prétendait, équivalait à l'être, et qui était d'autant plus intéressé à rompre avec la tradition qu'il passait déjà, plus qu'un autre, pour la créature de Barras et l'instrument docile des directeurs.

Il fallait, par une manifestation éclatante, secouer toute sujétion, se faire connaître, montrer que Fouché de Nantes n'était pas un Cochon ni un Sotin, encore moins un Dondeau et un Bourguignon. Comme un général en chef prenant la tête de son armée, comme un chef d'État s'installant au suprême pouvoir, ce ministre osa lancer une proclamation signée de lui et non soumise au Directoire, acte d'indépendance hardie et vraiment incroyable, à cette époque où personne ne parlait haut que les généraux. Le 16 thermidor, il adressait, imprimée à des milliers d'exemplaires, la Proclamation du Ministre de la Police générale aux Citoyens français. — Veiller pour tous et sur tout, y lisait-on, tel est le devoir qui m'est imposé et qui doit recevoir des circonstances un caractère particulier d'énergie et de sévérité. Les ennemis de la liberté sont tous aujourd'hui sous les armes : au dehors ils menacent le territoire de la République dont ils se sont promis le partage impie, au dedans ils divisent les passions pour opérer la confusion et le bouleversement... J'ai pris l'engagement de rétablir ta tranquillité intérieure, de mettre un terme aux massacres comme à l'oppression des républicains, d'arrêter les complots des traîtres et de ravir à l'étranger jusqu'à l'espoir d'un complice. Aidez-moi, citoyens, dans cette honorable tâche. Soutenez-moi de votre zèle, entourez-moi de votre patriotisme, et que cet heureux concours de citoyens et de magistrats soit le présage assuré du triomphe de la République[14]. Du coup, Fouché se plaçait bien au-dessus de ses prédécesseurs, de ses collègues du ministère, des directeurs mêmes, par ce hautain appel aux citoyens auprès duquel pâlissaient les obscurs messages du gouvernement à un Corps législatif discrédité et méprisé.

Le Directoire, cependant, fut moins étonné de cette proclamation même que de l'attitude réellement indépendante et personnelle que prenait le nouveau venu dans la direction des affaires.

Dès son arrivée, et officiellement, à la séance du 14, Sieyès et Barras lui avaient, l'un et l'autre, donné la mission de tranquilliser les esprits en calmant ou en annihilant les jacobins. Quel ne fut donc pas l'étonnement du Directoire, lorsqu'à la séance du 15, interpellé sur les mesures qu'il comptait prendre, le nouveau ministre déposa tranquillement sur le bureau un projet d'arrêté conçu dans un tout autre sens ! Cet arrêté frappait à droite. Il assimilait aux émigrés ceux des députés qui s'étaient dérobés à la déportation et parmi lesquels se trouvaient nommément Camille Jordan, Pastoret, Quatremère de Quincy, Carnot, Portalis, Suait, l'espoir de la réaction modérée. Devant cette proposition qui semblait destinée, du reste, à effrayer plutôt qu'à frapper, le Directoire resta stupéfait. Sieyès put se croire joué. Le ministre souriait de tout cet effarement. Après en avoir joui, il expliqua le but de sa proposition. C'était, dit-il, une simple précaution préalable ; cette mesure, du reste, forcément platonique, lui permettrait de frapper les agitateurs anarchistes sans prêter le flanc aux accusations de réaction et de contre-révolution. Il faut, dit-il, soutenir sa popularité pour se mesurer d'abord avec les jacobins et séparer les meneurs, ce qui est vraiment patriote[15].

Le Directoire parut inquiet, étourdi de cette stratégie nouvelle : craignant une mystification, on insista. Quand frapperait-il les jacobins ? Demain, répondit froidement Fouché[16], et il se retira, ayant subjugué le gouvernement en l'éblouissant et le décevant. De ce jour, Fouché ne fut plus l'homme de Barras ni de Sieyès. Il fut le puissant, réputé et indépendant directeur de la politique intérieure de la République.

Le lendemain 15 thermidor, le ministre de la Police apparut, en effet, avec un volumineux rapport qu'il communiqua aux directeurs, sur les Sociétés populaires. Soit prudence, soit diplomatie, Fouché affectait une admiration absolue pour les patriotes, rappelant comme autant de titres de gloire les persécutions subies par lui pendant de longues années pour avoir servi, défendu jusqu'au bout les frères et amis, prélude habile qui dut quelque peu assombrir le directeur Sieyès. Après ces précautions oratoires, le ministre abordait l'objet de son rapport. Les Sociétés populaires, ressuscitées le 30 prairial, s'étaient d'abord tenues dans une sage réserve et n'avaient Fait que servir le patriotisme trop longtemps opprimé ; mais bientôt ç'avait été une complète dégénérescence. Ce qu'on devait accorder d'indulgence aux premiers écarts est accordé, ajoutait le rapport ; mais la sagesse conseille la sévérité pour l'avenir. C'est une loi réglant plus que réprimant les Sociétés qu'il faut proposer. Mieux dirigée alors, soutenue par de plus dignes motifs et de plus puissants intérêts, l'enthousiasme qu'elle saurait inspirer et faire renaitre tournera tout entier au profit de la République, concluait cet excellent républicain[17].

Le rapport, destiné au Corps législatif et au pays plus qu'au Directoire, fut jugé d'une incontestable habileté : le gouvernement, tout à fait conquis, en décida l'impression et la publication à l'appui d'une loi que, dans un message, séance tenante rédigé, le Directoire réclamait du Conseil des Anciens[18].

Dans le camp jacobin l'indignation fut extrême. Le message fut envoyé le 17 thermidor avec le rapport du ministre. Dans la soirée, le club dit du Manège, réfugié rue du Bac, vit revivre un instant les passions des anciens Jacobins. Félix Lepelletier y attaqua avec violence le ministre, traître à la démocratie et son calomniateur. Je suis bien étonné, déclare-t-il, que Fouché, arrivé de Hollande depuis deux jours, ait osé démentir son prédécesseur Bourguignon qui, avec la franchise d'un ministre républicain, avait dévoilé les complots du royalisme. Fouché en a imposé à la France entière ; il a déversé la calomnie sur une masse de citoyens qui ne s'étaient réunis que pour répondre à l'appel des représentants du peuple, à l'appel de la patrie en danger[19].

Les Anciens ayant renvoyé, séance tenante, le projet de loi et le rapport aux Cinq-Cents, l'opposition jacobine n'y avait pas fait moins grand bruit. De violents murmures avaient salué certain passages du rapport, parfois coupé de cris : Ce n'est pas vrai ! C'est faux ! Le député Grandmaison traita le ministre de calomniateur au milieu de nombreux applaudissements. Il faudrait, s'écria-t-il, discuter les assertions et les reproches qui s'y trouvent, et peut-être y trouverait-on les moyens de les faire retourner contre les hommes qui nous jettent ainsi des brandons de discorde. Et jurant que les républicains ne se laisseraient pas égorger : Les poignards des royalistes ne nous atteindront pas désarmés[20]. C'était du meilleur Fouché de 93.

La discussion reprit avec non moins de violence à la séance du lendemain 18. Le député Bertrand, ayant demandé simplement le renvoi à la Commission, provoqua un violent orage au milieu duquel on entendit Garrau (de la Gironde) s'écrier que l'assassinat des républicains était organisé, et Briot dénoncer une conspiration royaliste dont Fouché était assurément, dans son esprit, le suppôt ou l'allié.

Celui-ci restait impassible en face de cette tempête. Autour de lui on se montrait anxieux[21]. Il rappelait lui-même, bien plus tard, dans une lettre de 1817, avec quelle curiosité on l'interrogeait sur la conduite qu'il allait tenir envers le terrible club de la rue du Bac, franchement, ouvertement insurgé contre son autorité. Une chose fort simple, répondit-il froidement : je vais le dissoudre. L'incrédulité fut grande. Le club était une puissance qui faisait trembler le Directoire depuis un an ; c'était la forteresse du parti jacobin en force encore dans les Conseils[22]. Le ministre de la guerre Bernadotte, le gouverneur de Paris Marbot, le général Jourdan qui présidait le Conseil des Cinq-Cents, soutenaient ouvertement le club et le parti. On cria à la tyrannie, disait plus tard Fouché à de Ségur, on allait me sacrifier. Et il racontait qu'il avait fait appeler Bernadotte : Imbécile ! où vas-tu et que veux-tu faire ? En 93, à la bonne heure, il y avait tout à gagner, à défaire et à refaire... Et comme son collègue de la Guerre — qui ne pensait pas finir sur un trône — s'entêtait dans son jacobinisme : Souviens-toi, lui dit froidement le ministre de la Police, que dès demain, quand j'aurai affaire à ton club, si je te trouve à sa tête, la tienne tombera de tes épaules. Je t'en donne ma parole et je la tiendrai. Terrible parole dans la bouche du mitrailleur de Lyon, qui fit réfléchir le bouillant Gascon. Le futur roi de Suède céda, et il fit bien : qui sait si ce jour-là l'ex-proconsul, plus tard si intimement lié avec lui, en menaçant sa tête et la faisant fléchir, ne contribua pas puissamment à lui assurer une couronne[23] ?

Fouché se vantait également d'avoir réduit le Conseil des Cinq-Cents par la peur ; au moment où l'on menaçait de mettre hors la loi le ministre traître, la discussion fut interrompue par un grand bruit de galopade et d'armes. Le ministre, toujours mystificateur, avait simplement prié un colonel manœuvrant devant le Palais-Bourbon de faire passer et repasser son régiment au galop devant la salle des séances. Depuis Augereau, ce genre de cliquetis jetait un froid : l'opposition tomba[24].

Quand Fouché s'en fut convaincu, il avança hardiment. Le 26 thermidor il proposait au Directoire de clore purement et simplement les portes de la société jacobine, dite Société constitutionnelle. Après une délibération assez longue, l'autorisation fut donnée au ministre de fermer le Temple de la Paix, rue du Bac, et de saisir les papiers de la Société[25]. Il est vrai que, fidèle au système d'équilibre adopté, Fouché faisait signer à la même séance, après un rapport très véhément contre les menées royalistes, un message aux Cinq-Cents attirant leur attention — ou, pour parler plus vrai, la détournant — sur les nouveaux dangers de la liberté et demandant l'autorisation de procéder à des visites domiciliaires chez les conspirateurs, termes vagues qui permettaient d'allier les plus purs royalistes aux plus ardents jacobins. Enfin le ministre se faisait octroyer 200.000 francs pour les dépenses secrètes de son ministère et sortait ainsi, armé de pied en cap, du Luxembourg[26].

Le lendemain, 27 thermidor, l'ancien président des Jacobins passé à l'ennemi se présentait lui-même à la salle de la rue du Bac comme un simple commissaire de police. Tissot, à la tribune du club, y réclamait l'épuration des fonctionnaires — comme Fouché à Nevers —, et Félix Lepelletier venait de déposer une motion demandant le rétablissement de l'esprit démocratique, la liberté de réunion pour les Sociétés populaires et l'établissement d'une taxe sur les riches pour supporter les frais de la guerre. Le ministre s'était alors avancé, avait dissous l'assemblée, qui, matée et stupéfaite, se dispersa sans difficultés ; l'ancien proconsul fit fermer les portes, mit les clefs dans sa poche et s'en alla les déposer, avec une parfaite sérénité, sur le bureau du Directoire ébahi[27]. En homme prudent, il insista, du reste, près du gouvernement pour que l'épuration fût représentée comme ayant été fort douce et toute de conciliation, car il fallait consoler la partie des patriotes qui peut être affligée et même irritée, dire que les royalistes se trompaient étrangement s'ils croyaient surprendre là quelque avantage pour eux, que le Directoire essentiellement républicain marchait avec la République et ne s'en séparerait pas. Et pour passer des paroles aux actes, dès le lendemain, le ministre faisait rejeter par le Directoire, sur un rapport très véhément, une pétition demandant le retour des victimes de Fructidor et des prêtres déportés. Comme Sieyès semblait contrarié, l'habile homme ajouta que si on se prononçait ouvertement contre les jacobins, on pourrait les irriter encore et donner une force de plus aux royalistes qui se levaient déjà de toutes les parties de la France[28].

Fut-ce l'effet de ce parfait départage de la rigueur et de ce jeu d'équilibre si obstinément pratiqué, ou l'ascendant réel de l'ancien président des Jacobins sur une partie des terroristes ? Le fait est que l'important coup d'État du 27 thermidor ne provoqua pas même une tentative d'émeute. Aux Cinq-Cents, Briot vint seulement dénoncer une fois de plus la grande conspiration royaliste, mais en restant dans des termes assez vagues en ce qui concernait la participation de Fouché au complot[29]. Sa protestation, du reste, tomba dans le silence. On prêtait l'oreille à quelque galopade peut-être, car ce terrible Fouché passait maintenant pour capable de tout.

De fait, la mort sans phrases, la chute plate du parti jacobin après tant de menaces, n'intimidait pas seulement l'opposition consternée, elle grandissait l'audacieux ministre, aux yeux du monde politique, de toute la hauteur qu'on avait attribuée au jacobinisme terrassé ; elle le faisait l'homme agréable à la bourgeoisie rassurée, et déjà presque à tous les partis conservateurs. Elle le fortifiait, l'installait définitivement au ministère, le faisait non plus la créature de Barras ou de Sieyès, mais l'homme du gouvernement fort, redouté des uns, béni des autres, admiré par tous. Le 27 thermidor plus peut-être que le 18 brumaire, l'ex-jacobin conquit d'un tour de clef le duché d'Otrante en pleine rue du Bac.

Il poursuivait le cours de ses exploits réactionnaires. Après les Sociétés populaires réduites au silence, c'était la presse d'opposition qu'il fallait bâillonner. On en parla quinze jours. Le 17 fructidor, la bombe éclata : un message du Directoire, entièrement inspiré par Fouché, réclamait des consuls une loi contre la presse ; le Directoire joignait en effet au message un rapport fort hostile aux débordements de la presse en général et des organes jacobins en particulier, signé de l'ancien ami du Père Duchêne[30]. La lecture de ce rapport fut accueillie aux Cinq-Cents par de violents murmures. Briot manifesta la plus vive indignation contre le message d'un gouvernement qui se disait républicain, mais surtout contre le ministre contre-révolutionnaire, traître à la liberté et à la République. Quelle moralité, s'écriait notamment le député jacobin, quelle moralité, je le demande, offre à la République ce ministre ultra-révolutionnaire avant le 9 Thermidor, signalé par sa conduite dans le département de la Nièvre, et qui aujourd'hui crie à la Terreur ? Cette sortie fut accueillie par des applaudissements : c'était tout le parti trahi qui protestait[31]. Fouché répondit quelques jours après an reproche de contre-révolution par une note insérée au Moniteur où il faisait une profession de foi de dévouement absolu à la République et à la Révolution, en rappelant les services rendus, les persécutions subies depuis dix-huit ans pour la cause de la démocratie[32].

Aux reproches personnels que lui adressaient quelques vieux compagnons de lutte, il répondait en attribuant volontiers à son secrétaire général la marche contre-révolutionnaire imprimée à la police. Thurot s'en faisait gloire, déclarant que le ministre se contentait souvent de l'approuver, quoique parfois cette marche a contrariât ses engagements secrets[33].

De fait, ce n'était pas seulement en fermant les clubs, en bâillonnant la presse, en écrasant le parti jacobin, en faisant écarter les généraux Bernadotte et Marbot, qu'il semblait imprimer à la politique cette marche contre-révolutionnaire. C'était aussi, malgré ses projets hautement affichés, d'équilibre politique, de lutte contre toute réaction, malgré les mesures proposées au Directoire contre les fructidorisés, malgré les déclarations de fidélité aux vieux principes et aux vieilles rancunes, en pratiquant, vis-à-vis des partis de droite, une politique assez douce, encore que ferme et prudente.

Dès le lendemain de son installation, il avait mandé Lacretelle, une des fortes tètes du parti écrasé en fructidor, enfermé à la Force depuis trois ans. C'était un homme intelligent, écrivain, publiciste distingué, bien fait pour créer à l'homme qui l'aurait conquis une réelle popularité dans le milieu où il vivait. Amené de sa prison au ministère de la Police générale où Fouché de Nantes siégeait depuis peu, il y entra tremblant, en sortit enthousiasmé, séduit. L'ex-proconsul jacobin avait accu-blé de prévenances le publiciste modéré, avait flatté son amour-propre, lui avait laissé entendre qu'il allait pratiquer nue politique nouvelle et, comme gage immédiat de sa bonne volonté, avait finalement signé à Lacretelle sa mise en liberté, avec celle de quatre ou cinq amis politiques et compagnons de captivité[34]. L'écrivain sortit conquis, estimant sans doute que ce jacobin sur le retour valait mieux, somme toute, que les modérés du style de Bourguignon.

Il fit des amis au ministre dans son groupe. On s'enhardit, abordant, dit un contemporain, le ministre comme un tigre et revenant avec la conviction d'avoir eu affaire à une colombe[35]. On sollicita pour les victimes de fructidor, puis pour les prêtres réfractaires, puis pour les émigrés eux-mêmes. L'homme de Lyon souriait, promettait, accordait tout avec une grande affectation de bonhomie et de courtoisie, demandant aux hommes un avis, une promesse, taquinant les dames, recommandant à tous la soumission, la discrétion, Garrotté qu'il était, disait-il, par les règlements, les lois existantes et la volonté du Directoire, car c'était à cette mauvaise volonté du gouvernement qu'il attribuait les refus, les échecs, inaugurant ainsi une politique qu'il devait pratiquer avec tant de succès sous Bonaparte.

Le fait est que, dès le 3 fructidor, il avait annoncé au Directoire qu'il hâtait les mesures nécessaires pour amener les premières radiations d'émigrés[36]. Le 6, il faisait rayer des prêtres, et cela dura pendant deux mois[37]. On n'effaçait pas encore des catégories, mais on admettait volontiers les radiations individuelles[38], moyen habile pour le ministre de se tailler à bon compte one popularité de bon aloi.

Cette popularité fut prompte. La radiation de La Fayette, qui fut l'œuvre de Fouché, lui valut la bienveillance de la noblesse libérale ; des services à la marquise de Custine, née de Sabran, l'accès de l'aristocratie rentrée. On revit dans les salons du ministre l'ex-oratorien Gaillard, homme modéré qui devint grand intermédiaire de sollicitations et de grâces, et l'évêque d'Avignon Perier, ancien professeur du ministre et désormais son agent actif près du clergé. Le faubourg Saint-Germain, la marquise d'Esparbès en tète, se prit soudain de sympathie pour un homme que le citoyen Briot détestait tant et désignait si véhémentement à l'indignation des patriotes[39]. Les royalistes émigrés eux-mêmes restaient étonnés de cette volte-face[40]. Chose rare, le ministre, objet de cet engouement, ne se laissait pas griser. S'il entendait que sa politique fût dirigée, pour le moment, contre le jacobinisme, il ne paraissait pas disposé à sacrifier aux nouvelles et soudaines amitiés que lui valait ce rôle ni ses prétentions démocratiques, ni sa fermeté républicaine.

Qu'il n'abandonnât pas ses idées démocratiques au cours de sa lutte contre les démagogues, nous en avons une preuve intéressante qui mérite une mention, dans une lettre fort sage que, le 25 thermidor, il adressait à l'administration municipale du 2e arrondissement : constatant que certains chefs d'atelier renvoyaient leurs ouvriers, les uns par incivisme et pour créer des mécontents, les autres pour des raisons légitimes, il déplorait l'extrême misère qui en résultait et rappelait que le devoir de toute administration républicaine était de secourir u la classe la plus intéressante de la société s ; il ordonnait une enquête destinée à désigner les chefs d'atelier qui pouvaient encore, Grâce à un prêt à longue échéance ou à un secours gratuit, tenir ouverts tous leurs ateliers et nourrir ainsi leurs ouvriers, et, d'autre part, les ouvriers travaillant en chambre, dignes des secours immédiats du gouvernement[41]. Nous ignorons si cette mesure reçut son effet et fut générale. Mais il était d'un homme d'État prévoyant, la veille du jour où il allait frapper les chefs populaires, d'enlever à l'émeute possible les soldats que la misère pouvait leur fournir. C'était en outre une réponse à ceux qui accusaient l'ancien proconsul de Nevers de haine contre la démocratie, et une façon de faire acclamer le ministre au faubourg Saint-Antoine comme au faubourg Saint-Germain.

Sur un autre terrain il ne paraissait pas conquis si complètement que voulait le dire l'opposition des Cinq-Cents, à la contre-révolution. La Vendée, un instant pacifiée par Hoche, s'agitait derechef ; le nouveau ministre n'oubliait pas qu'il avait entendu de Nantes les premiers coups de fusil des soldats de Cathelineau. Dès le 5 fructidor, la situation de l'Ouest donnait lieu à un rapport où Fouché de Nantes revivait. Il entendait faire respecter les fonctionnaires de la République et les acquéreurs de biens nationaux contre les chouans, tous les jours plus audacieux, faire cesser les menaces et les assassinats, les tentatives de contre-révolution, écraser à tout jamais les partisans du trône et de l'autel. Il demandait la mise en état de siège des provinces de l'Ouest et paraissait disposé à étendre la mesure au Midi, où se produisaient les mêmes troubles[42]. En même temps, il inondait l'Ouest de ces agents secrets dont Balzac a immortalisé le type dans le Corentin des Chouans, destinés à semer la division, à trahir les mouvements, à acheter les faibles, à décourager les vaillants, au besoin, comme les agents adressés quelques mois plus tard à Georges Cadoudal, à supprimer les chefs par l'assassinat[43]. C'était énerver toute l'action royaliste et préparer ainsi, plus que par les persécutions, les envois de troupes et les négociations à grand orchestre, la pacification prochaine.

A Paris, Fouché n'est pas plus tendre pour le parti royaliste pur. A la fin de fructidor, le ministre fait saisir les journaux et les brochures royalistes, les circulaires des chefs du parti, la proclamation de Louis XVIII appelant la France au redressement du trône[44]. Le 17, il avait dénoncé dans le style de 93 la grande conspiration royaliste et s'était fait donner par le gouvernement l'autorisation d'en arrêter les complices[45]. D'autre part, s'il accordait volontiers aux émigrés les autorisations de rentrer et les radiations définitives, il tenait la main à ce que personne ne s'en passât, faisant appliquer durement, cruellement même, à certains émigrés imprudemment rentrés, la terrible loi qui les livrait au peloton d'exécution.

Enfin, après avoir semblé favoriser la négociation engagée entre Barras et Louis XVIII par l'agent Fauche-Borel et délivré bénévolement un passeport à Guérin de Saint-Tropez, un des intermédiaires de cette machination, il la fit brusquement échouer en faisant inopinément arrêter les agents royalistes qui en avaient les fils[46].

En trois mois, il avait ainsi réalisé avec une remarquable vigueur et une réelle habileté la première partie de son programme : le parti jacobin était à peu près écrasé, ses clubs fermés, ses journaux annihilés, ses députés rendus muets, sans que le civisme républicain du ministre en parât pâtir ; le parti royaliste était contenu à Paris, poursuivi dans ses tentatives violentes, entravé dans ses intrigues secrètes, tandis que, par une conduite singulièrement habile, l'ancien terroriste s'imposait à la sympathie et à la reconnaissance des partis conservateurs et des classes dirigeantes. En vendémiaire, l'œuvre semblait déjà en fort bonne voie.

***

Mais il voyait de trop près le Directoire, ne pouvait se fier à ce gouvernement de décadence pour persévérer dans cette voie tout à la fois d'énergie et de prudence. Barras était un traître : lui-même avait confié à Fouché ses projets d'entente avec les Bourbons. Gohier et Moulin étaient des dupes. Sieyès, tenant dans sa main l'avocat Roger Ducos, élaborait des constitutions autoritaires, rêvant toujours de César, et, Joubert mort, tué à Novi le 28 thermidor an VII (15 août), songeait à d'autres épées. Seul un gouvernement fort, populaire, sûr de lui-même et de l'opinion, pouvait transformer en système gouvernemental ce qui n'avait été que de la politique d'un ministre assurément fort solide, mais que néanmoins l'hostilité, la défiance ou la jalousie de trois directeurs sur cinq suffisaient à faire révoquer. C'est pourquoi, au quai Voltaire, on nourrissait les mêmes projets, ou peu s'en faut, que Sieyès au Luxembourg. Jamais gouvernement ne fut plus trahi par les siens.

En effet, si depuis trois mois le ministre signalait avec clairvoyance et écartait avec une grande affectation les dangers que l'anarchie et le royalisme faisaient courir au gouvernement de la République, il fermait les yeux sur le véritable danger, imminent cependant et immense : les complots du césarisme[47].

La mort de Joubert n'avait pas changé ses projets de coup d'État militaire. Il avait rejeté les d'Orléans proposés un instant par Sieyès[48]. Il fallait trouver ailleurs. Fouché y songeait en vendémiaire an VIII ; la difficulté était que, Joubert mort, il n'avait pas d'amis personnels dans l'armée, condition essentielle. Il avait sans doute trouvé la solution quand il écrivait à Barras : Il faut un homme[49].

L'homme était là, fort loin sans doute, mais présent grâce à une famille d'ambitieux, d'intrigants, prête à le rappeler dès que le terrain serait suffisamment préparé. Il y avait alors une maison dont la surveillance, sans qu'il s'en vantât au Directoire, préoccupait peut-être plus le ministre que celle de tous les clubs jacobins et de toutes les caches de chouans : c'était un hôtel déjà célèbre de la rue de la Victoire, ci-devant rue Chantereine, où une jolie veuve attendait sans impatience le retour d'un absent.

Confident jadis de Barras, ministre du Directoire, Fouché n'avait pas eu grand'peine à aborder dans les salons du Luxembourg cette belle et légère créole, Joséphine de Beauharnais, qui, à l'époque où nous sommes arrivés, portait avec une si grande insouciance le glorieux nom de Bonaparte. Quelque ministre galantin eût cherché à conquérir la jolie femme, à prendre place dans son cœur large et dans ses amours faciles : Fouché, aimant sa femme, se trouvait très fort. Il ne pensa pas à conquérir l'ex-maîtresse de Barras, mais la femme du général Bonaparte. Cela lui fut facile : les mœurs larges, le cœur ouvert, et les mains aussi, de la pauvre femme faisaient souvent sa bourse vide, grande détresse qu'il fallait conjurer par tous les moyens. S'il faut en croire le confident de Fouché, les 40.000 francs de revenu de Joséphine ne lui suffisaient pas, et comment s'en étonner, lorsque, grâce à un livre récent, nous connaissons cette créole dont les dépenses insensées faisaient bondir encore le général Bonaparte devenu premier consul et empereur ? L'absence complète de sens moral qui caractérisait cette femme charmante et insouciante, comme du reste presque toutes les reines du Luxembourg, ne rend que trop vraisemblable la triste aventure : cette femme de héros, veuve d'un noble de l'ancien régime, brillant dans le monde d'un éclat sans pareil, vendue pour quelques louis à ce ténébreux ministre ! Celui-là n'en était pas à son coup d'essai et ne devait pas s'en tenir là. Ministre de la Police, il payait deniers comptants les services et les rapports de toute une charmante pléiade dont fit partie, dit-on, 'Mme de Châtenay. Comme Méphistophélès tendant à Marguerite perles et diamants, Fouché était arrivé offrant, sinon les châles et les cachemires, du moins de quoi les payer[50]. Moins vertueuse que Marguerite, Joséphine ne pouvait même hésiter. Après tout, on ne lui demandait ni son âme dont elle se souciait peu, ni son honneur déjà fort compromis : le ministre ne demandait pas tant ou ne se contentait pas de si peu. Que voulait-il ? Quelques rapports, quelques confidences, la communication des lettres arrivant d'Égypte. Au prix de quoi il payait bien et par là conquérait même le cœur de cette pauvre femme qui, plus tard, le poussa, le soutint de tout son pouvoir, le consola de sa chute, le fit rappeler et le traita en ami jusqu'au jour où d'un coup sec et hardi il fit sentir la griffe du renard à ce léger oiseau des Iles. Si la corruption de Joséphine par le ministre de la Police nous était affirmée par le seul confident de Fouché, peut-être, malgré la vraisemblance du fait, hésiterions-nous à v croire. Mais, dès les premiers mois du Consulat, le fait était de notoriété publique sans, du reste, scandaliser personne outre mesure[51]. Par Joséphine il avait des nouvelles, par Joséphine aussi, encore si aimée du général, il acquérait une précieuse amie près du futur dictateur.

Du reste, toujours désireux de s'assurer deux cordes à son arc, il voyait assidûment les frères du général, Lucien et Joseph. Ceux-là n'avaient pas besoin d'être achetés : ambitieux à l'excès, l'un et l'autre faisaient au ministre à gagner une cour assidue. Utiles intermédiaires par lesquels on faisait passer des encouragements peu équivoques. Il était ainsi, sans s'être entièrement compromis, l'espoir des Bonaparte, lorsqu'on apprit le débarquement du général à Fréjus, le 17 vendémiaire, et, presque aussitôt, son arrivée à Paris.

Fouché était-il alors décidé à faire de ce pale et triste soldat, si cassant d'allures, le César rêvé ? Était-il surtout prét à compromettre sa situation pour pousser cet ambitieux au pouvoir ? La chose est encore douteuse. Le rôle de Fouché en Brumaire est tout de connivence prudente et fort peu assurée : Des ministres du Directoire, un seul compte : celui de la Police, Fouché, on l'a, écrit un historien contemporain[52]. On l'avait comme Napoléon l'eut à la veille du 20 mars, et Louis XVIII en 1815. On croyait l'avoir. Fouché était pour le succès ; or le succès resta douteux jusqu'au bout, on le vit bien aux difficultés que l'entreprise rencontra jusqu'à la fin. Il assista, conseilla, encouragea, se croisa les bras, prêt à agir contre la bande en cas d'échec. S'il l'eût voulu, en Brumaire, jamais Bonaparte n'eut dissous les Conseils :

du général était telle, telle l'incohérence du parti même, qu'il eût suffi d'un homme énergique et avisé du côté du Luxembourg pour tout faire échouer. Mais Fouché avait reçu les promesses de Bonaparte : il assista souriant à la conspiration audacieuse qui jeta bas la République ; c'était déjà une complicité bien étroite qu'une pareille attitude. Cette complicité nous est affirmée par tous les contemporains : Mme de Châtenay et Arnault citent Fouché parmi les complices du 18 Brumaire ; Fabre de l'Aude rencontre souvent Fouché chez le général à la veille de Brumaire : Le Couteulx de Canteleu, Barras, Gohier, de Ségur, Hyde de Neuville, Fauche-Borel, Montgaillard, d'autres encore mêlés de près ou de loin aux événements, sont formels sur ce point[53]. Fouché a été un des chefs du complot, dit le directeur Gohier, et des faits, cités par lui, viennent à l'appui de cette assertion un peu exagérée. Au surplus, nous fallût-il une autre preuve que ces unanimes témoignages, que nous la trouverions dans l'influence réellement impérieuse, et à bien des égards incompréhensible, que Fouché exerça toujours sur Napoléon. Nous aurons lieu de revenir sur ce fait étrange qui n'a d'autres explications au fond que les services rendus à Bonaparte par Fouché en Brumaire, et la merveilleuse dextérité avec laquelle cet homme sut jouer son rôle en des circonstances où l'incohérence, l'inconséquence et l'indécision furent générales.

Bonaparte ne connaissait pas Fouché : l'Égypte était trop loin de la rue du Bac pour que les exploits du ministre eussent eu leur écho sur les bords du Nil. Le général arrivait, ignorant les choses et les gens, avec l'idée de gagner le plus de monde possible, surtout parmi les généraux. Mais à ses yeux, le ministre de la Police était peu de chose : un commis obscur du Directoire, valet des directeurs. Il retrouvait dans ce poste ce revenant de la Terreur qu'il avait peut-être vu en Vendémiaire, louche et honteuse créature de Barras, sans personnalité, sans utilité[54]. Barras gagné, on l'aurait, pouvait-il penser. Le général ignorait quelle place de récents événements avaient donnée au ministre de la Police dans le monde politique. Ses amis le lui révélèrent. Réal, un des agents les plus actifs de la conspiration, dans les premiers jours de Brumaire, conférait avec le futur César quand on annonça à celui-ci que le ministre de la Police, le citoyen Fouché, venu saluer le commandant de l'armée d'Égypte, attendait depuis une heure dans le salon du général. Réal connaissait déjà la valeur et l'influence de l'homme, le poids de cette démarche ; il resta étonné en voyant Bonaparte défiant et dédai8neux laisser faire antichambre à ce politicien précieux : C'est un des hommes qu'il faut dans une pareille affaire, déclara-t-il ; d'ailleurs, il sait tout. Je vous le déclare, je l'ai mis dans le secret. Fouché fut introduit : ce fut la première entrevue, sans doute, des deux hommes[55]. Bonaparte était ignorant, mais pénétrait vite ceux dont il entendait se servir. Il fut rapidement séduit par cet esprit, à la fois précis et audacieux, passant des hautes conceptions aux détails les plus minutieux de l'exécution. Bonaparte confia, plus tard, à Fabre de l'Aude que Fouché seul lui avait fait, ce jour-là, un tableau fidèle de la situation du Directoire. Évidemment il ne s'en tint pas là : des services furent offerts et acceptés, des conditions posées et agréées. De ce jour, Fouché fut en relations étroites avec le général, que, s'il faut en croire un contemporain, il tenait au courant, presque heure par heure, des résolutions du gouvernement[56]. Quelques jours après, ces relations devinrent publiques. Le ministre reçut chez lui le général : par une malicieuse intention il y avait convié aussi avec Réal, instruit en partie de sa complicité secrète, Rœderer, J.-M. Chénier, l'amiral Bruix et autres associés à l'entreprise qui, ignorant la connivence du ministre en l'affaire, se crurent, en apercevant Bonaparte et Réal, pris dans un guet-apens : J'ai voulu, général, déclara en souriant le ministre, vous faire rencontrer ici les personnes qui vous sont le plus agréables. Cette parole laissa les complices fort perplexes[57]. On se sentait dans la main de Fouché. Celui-ci parut à une fête donnée, cette fois, chez le général, le 15, et où était conviée toute la camarilla bonapartiste. Le piquant de l'aventure était qu'on y avait également attiré l'excellent Gohier, alors président du Directoire, personnage honnête et sans méfiance, fort séduit, alors, par les beaux yeux de la maîtresse de céans. Le ministre ne fit son apparition qu'assez tard, s'approcha avec empressement du divan où Joséphine absorbait les soins et l'attention du directeur. Et, au dire d'un contemporain, il s'établit un dialogue qui n'est qu'une des nombreuses scènes de cette curieuse comédie : Quoi de neuf, citoyen ministre ?De neuf, s'écrie le ministre, rien en vérité, rien. — Mais encore ?Toujours les mêmes bavardages !Comment ?Toujours la conspirationLa conspiration ! s'exclame Joséphine. — Oui, la conspiration, niais je sais à quoi m'en tenir. J'y vois clair, citoyen directeur, fiez-vous à moi : ce n'est pas moi qu'on attrape. S'il y avait eu conspiration, depuis le temps qu'on en parle, on en aurait eu la preuve sur la place de la Révolution ou la plaine de Grenelle. L'effroi parut grand. Joséphine s'effrayait et protestait. Le bon Gohier rassura d'un muet l'aimable femme : Le ministre parle en homme qui sait son affaire ; dire ces choses-là devant nous, c'est prouver qu'il n'y a pas lieu de les faire, faites comme le gouvernement, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là : dormez tranquille[58]. Le ministre de la Police dut bien s'amuser ce soir-là, car si le dialogue est forgé, l'esprit en est vraisemblable et la situation respective des acteurs parfaitement conforme à la vérité.

Barras, moins aveugle, hésitait. Ce jour-là même, le propre ministre de la Police avait osé l'aborder, se présentant chez lui avec Joseph Bonaparte, Iléal et Talleyrand, les principaux complices. Tous quatre le sollicitèrent de s'associer à l'entreprise. Barras avait encore eu vue son épée de connétable, la restauration des lis. Il fit. une réponse dilatoire[59]. Dès lors Fouché, peu disposé, suivant l'expression d'Hyde de Neuville, à lier indéfiniment sa fortune à celle d'un politicien usé, compromis et par surcroît indécis, se sépara de lui à tout jamais, se retournant définitivement vers Sieyès, devenu dès lors chef de l'entreprise avec Roger Ducos comme complice[60]. Gohier et Moulin restaient ignorants, trompés, tranquillisés par la police.

Ou était arrivé aux heures décisives. Le 17 brumaire, journée de fièvre et d'attente, se passa cependant dans les hésitations. Fouché ne les comprenait pas. Ce jour-là ce fut ce pile et mesquin professeur qui exhorta à la décision et au courage le vainqueur de Rivoli. Ce fut le ministre du Directoire qui parla de coup d'État, et le général en rupture de ban, de légalité[61]. Le chef de la Police jura de soutenir l'entreprise : il fit une démarche suprême le soir du 17. Fabre de l'Aude le croisa dans l'antichambre de Bonaparte. Tout dut être arrêté en cette entrevue[62].

Le lendemain matin, 18 brumaire, Fouché se trouvait encore au lit lorsque deux des conspirateurs, Arnault et Regnault, se présentèrent chez lui, croyant de bonne foi l'étonner de leurs nouvelles. Le Conseil des Anciens venait de décider, suivant le vœu des conspirateurs, le transfert des Conseils à Saint-Cloud et de donner le commandement de Paris au général Bonaparte. Fouché feignit la surprise, affectant l'ignorance, désireux, dit un des deux visiteurs[63], d'écarter les confidences, se ménageant ainsi la faculté de servir les heureux et d'écraser les maladroits. Il fit des réserves, se leva, déclarant qu'il fallait prévenir le Directoire de ce surprenant événement. De fait, il se rendit au Luxembourg, comptant y jouer sa comédie de stupéfaction. Gohier, désabusé, le reçut fort mal : Par quel étrange événement un ministre du Directoire se trouve-t-il transformé en messager des Anciens ?J'ai cru, répondit froidement le ministre, qu'il était de mon devoir de vous faire connaître une révolution aussi importante et de venir prendre vos ordres. — Votre devoir, répliqua aigrement le directeur, était de prévenir cette révolution qui n'est sans doute que le prélude de celles arrêtées dans les conciliabules que votre police ne devait pas vous laisser ignorer. Si le Directoire a des ordres à donner, il les adressera à des hommes dignes de sa confiance[64]. Il ne fallait jamais parler de ce ton à Fouché : Robespierre en avait pâti ; Bonaparte devait, quelques années plus tard, en faire l'expérience. Quelques heures après, Gohier, Barras et Moulin étaient prisonniers au Luxembourg.

Fouché semblait résolu à tout faire pour le succès. Il fallait de l'argent : hardiment, il donna, dit-on, 900.000 livres prélevées sur les caisses de la police[65]. Il fallait du courage, il fit dire qu'il veillerait sur Paris pendant qu'on agirait à Saint-Cloud où les Cinq-Cents semblaient, disait-on, disposés à résister[66].

De fait, Fouché était peut-être moins rassuré qu'il n'en avait l'air. Il lui avait fallu agir brutalement et insidieusement à la fois aux Cinq-Cents, quelques semaines auparavant, pour imposer à l'assemblée républicaine la déconfiture du parti jacobin ; de quoi ces hommes étaient-ils capables pour défendre la République menacée Il fallait sans doute un acte violent, mais les hésitations du général étaient-elles de bon augure ? Mieux que personne, Fouché avait connu cet épisode, qui avait peut-être décidé de sa vie : Robespierre lâchant la plume au moment de signer la violation de la Constitution et l'appel à l'insurrection contre la légalité. Tous les apprentis dictateurs en notre siècle ont eu de ces faiblesses de la dernière minute : heureux ceux qu'une main secourable est venue rejeter dans l'illégalité. Et Fouché avait raison de trembler ou tout au moins d'hésiter, puisqu'il fallut la hardiesse de Lucien, président des Cinq-Cents, l'intervention plus brutale des deux futurs beaux-frères du général, Leclerc et Murat, pour ramener dans la salle des Cinq-Cents le héros d'Italie un instant victime d'une étrange panique[67]. Que ces trois hommes d'exécution, Lucien, Leclerc et Murat, hésitassent, le coup d'État manquait, le général était mis hors la loi peut-être. Et s'il se fût alors dirigé sur Paris, il en eût trouvé sans doute les barrières fermées et Fouché par derrière, disposé à faire parer cher au dictateur avorté la faute d'avoir échoué.

Fouché, le fait fut de notoriété publique, avait pris à cet effet toutes ses précautions. Son glaive était à deux tranchants, Il avait formellement promis le matin du 19 à Arnault et Regnault de jeter à la rivière qui bougerait à Paris[68], mais il entendait sans doute appliquer cette dure loi à la faction vaincue, quelle qu'elle fût. Le 19 au matin, brusquement, le ministre de la Police donna ordre de fermer les barrières : le gouvernement du lendemain était à Saint-Cloud, celui de la veille, prisonnier au Luxembourg. Pendant quelques heures Fouché fut maître absolu de la capitale. Pour se donner le temps de décider et d'agir, il prescrivit une sévère consigne : aucun messager que les siens ne devait, d'un côté ou de l'autre, franchir les barrières de Paris[69]. La famille Bonaparte elle-même ignora tout le jour ce qui se passait à Saint-Cloud[70]. En cas d'échec, Fouché reprenait le coup d'État à son compte, arrêtait probablement tout ensemble généraux et avocats, Gohier et Bonaparte, Sieyès et Barras, et établissait un nouveau gouvernement où il eût eu une place importante. Le fait fut si connu que plus tard l'Empereur en plaisantait volontiers son ministre, sans y trouver un motif de rancune ou de mésestime, au contraire[71].

Point de doute que l'habile homme ne se soit senti visé quelques semaines après dans cette comédie, la Girouette de Saint-Cloud[72], où les vaudevillistes Barré, Radet et Desfontaines mettaient en scène un traiteur de Saint-Cloud, M. Tourniquet, qui, ayant placé dans les gouttières du château son garçon Furet, chargé à l'aide d'une girouette habilement manœuvrée de l'instruire de la marche des événements, change ses propos et ses plans suivant les vicissitudes du coup d'État, jacobin à 3 heures, bonapartiste à 5 heures. Le Furet du ministre fut son secrétaire général Thurot[73]. Celui-ci, parti de bon matin pour Saint-Cloud, y fut rencontré par La Valette, son ancien camarade de collège, et, pressé de questions, finit par avouer à l'aide de camp de Bonaparte que Fouché l'avait envoyé à Saint-Cloud pour suivre les péripéties du drame ; mais il ajouta d'un air fort entendu que le général ferait bien de réussir à tout prix, car il connaissait assez son patron pour faire payer chèrement aux complices la prime de la défaite[74]. Le plus piquant est que dans ce tragique vaudeville, singulièrement plus mouvementé que celui de Barré, Thurot, ambitieux et intelligent, se croyant de force à jouer Fouché, voulut aussi mener de front deux politiques : il crut supplanter le ministre, le rendre suspect à Bonaparte, se mit à la disposition du général, s'offrit presque comme le ministre de la Police du lendemain et envoya avec beaucoup de zèle des agents à lui pour fermer aux opposants des Cinq-Cents les portes de Paris. Ces agents se heurtèrent à ceux du ministre lui-même et furent éconduits[75]. Cette tentative valut quelques jours après à Thurot une disgrâce complète, vengeance d'un homme qui pardonnait tout plus volontiers que ce genre de mauvaise plaisanterie.

Quoi qu'il en soit, Thurot, rentrant le soir du 19 à Paris, put y annoncer la complète victoire du général.

Avant même que les consuls provisoires, Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos, se fussent réunis, ce ministre du Directoire renversé affectait de se considérer comme d'ores et déjà celui du Consulat triomphant. Il s'impose, triomphe bruyamment, parait le vainqueur. Le peuple français apprend qu'il a changé de maître, mais la proclamation n'est signée ni par Bonaparte ni par Sieyès. Celle du 19 brumaire est de Fouché : il eût été intéressant de connaître celle qu'à tout hasard il avait dû, dans la journée, préparer contre les conspirateurs vaincus. Dès le 19 au soir une note destinée à être lue dans les théâtres avait été adressée à leurs administrateurs. Elle présentait dès l'abord la journée sous le jour le plus favorable : ... Le ministre de la Police générale prévient ses concitoyens que les Conseils étaient réunis à Saint-Cloud pour délibérer sur les intérêts de la République et de la liberté, lorsque le général Bonaparte, étant entré au Conseil des Cinq-Cents pour dénoncer les manœuvres révolutionnaires, a failli périr victime d'un assassinat. Le Génie de la République a sauvé ce général...[76] La proclamation qui parut au Moniteur du lendemain essayait de couvrir de ce même voile de légalité le coup d'État césarien, victoire, disait-on, de la République menacée. Fouché excellait à cette littérature de Basile. Citoyens, lisait-on sous sa signature au Moniteur du 20, la République était menacée d'une dissolution prochaine. Le Corps législatif vient de saisir la liberté sur le penchant du précipice pour la placer sur d'inébranlables hases. Les événements sont enfin préparés pour notre bonheur et pour celui de la postérité. Que tous les républicains soient calmes, puisque tous leurs vœux doivent être remplis ; qu'ils résistent aux suggestions perfides de ceux qui ne cherchent dans les événements politiques que des moyens de troubles et dans les troubles que la perpétuité des mouvements et des vengeances. Que les faibles se rassurent, ils sont avec les forts : que chacun suive avec sécurité le cours de ses affaires et de ses habitudes domestiques. Ceux-là seuls ont à craindre et doivent s'arrêter qui donnent les inquiétudes, égarent les esprits et préparent le désordre. Toutes les mesures de répression sont prises et assurées : les instigateurs de troubles, les provocateurs à la royauté, tous ceux qui pourront attenter à la sûreté publique ou particulière seront saisis et livrés à la justice[77].

Cette proclamation, qui enterrait le Directoire, émanait du protégé de Barras ; ce glas de la République était sonné par l'ex-ami de Condorcet et d'Hébert ; la proclamation était signée du ministre Fouché — la signature trop fameuse de Fouché de Nantes avait disparu.

C'était Bonaparte qui l'avait maintenu, et par un effet de sa propre volonté, au quai Voltaire. Sieyès, se défiant de Fouché, voulait l'écarter, en exprima le désir dès la première réunion des Consuls[78] : mauvaise parole et fatale ! C'était Sieyès qui, lâché par Fouché, devait, peu de jours après, rester sur le carreau.

Il faut rendre cette justice au ministre que dès le lendemain de Brumaire, il inaugurait cette politique bienfaisante qu'il ne fut pas le dernier à conseiller et parfois à imposer à Bonaparte. Le 18 Brumaire était sans doute un événement considérable, mais qui ne changeait rien aux plans de Fouché, puisqu'il en réalisait un. Sous Bonaparte plus encore que sous Barras, l'ex-jacobin entendait que les coups portés à l'anarchie ne profitassent pas à la réaction. Au lendemain de Brumaire, son premier mouvement est donc de lutter au nom de la liberté, de l'ordre, du bon sens et des services rendus, contre toute réaction possible. Obéissant à une politique qui chez lui fut constante, il fit arrêter quelques opposants de marque, en laissa déporter, mais en fit surtout relaxer. Jamais on ne montra modération plus grande au lendemain d'une révolution. Il s'en attribuait la gloire, osant rappeler aux Consuls, un an après, qu'après avoir combattu une faction puissante, il s'était refusé — le mot est à retenir — d'en proscrire les membres, ce qui, ajoutait-il, eût été un moyen de rendre cette faction intéressante et peut-être de la relever[79]. Tandis qu'il essayait par des démarches personnelles de rattacher au nouveau régime les vaincus de la veille, Barras, par exemple, et ses amis, il prenait prétexte de l'interdiction d'une pièce à l'Opéra-Comique, les Meuniers de Saint-Cloud, suspecte de sentiments réacteurs, pour rassurer dès le 24 la masse des républicains. La lettre aux administrateurs, rendue publique par une insertion au Moniteur, parut donc un vrai manifeste du ministre. On y lisait : La Révolution de Brumaire ne ressemble à aucune de celles qui l'ont précédée : elle n'aura point de réaction. C'est la résolution du gouvernement[80]. Désireux évidemment d'insister sur cette idée, il en faisait le thème d'une circulaire, du 8 frimaire, aux administrations publiques. Après une apologie, du reste, assez modérée, du coup d'État de Brumaire, Fouché écrivait, qu'aucune faction, qu'aucun parti n'y devait chercher des prétextes d'agitation ou des motifs d'espoirs. — Tous les vœux, tous les désirs qui n'ont pas pour but unique et exclusif le besoin et l'intérêt de la liberté seront trompés. Que les insensés qui furent tour à tour persécuteurs et victimes se persuadent bien que l'autel de la justice est le seul asile commun qui leur reste après tant d'agitations et de troubles. Et traçant, en quelque sorte, au gouvernement qui s'établissait un programme de contre-réaction : Que ceux qui croient encore aux chimères du rétablissement de la royauté en France, écrivait-il, apprennent que la République est aujourd'hui affermie. Que les fanatiques n'espèrent plus faire dominer un culte intolérant, le gouvernement les protège tous sans en favoriser un seul. Que les émigrés trouvent, s'ils le peuvent, le repos et la paix loin de la patrie qu'ils voulaient asservir et détruire ; mais cette patrie les rejette éternellement de son sein[81]. La circulaire pouvait cette fois être signée de Fouché de Nantes. Il se préparait à faire amnistier, en même temps que les victimes de Fructidor, Carnot, Barthélemy et autres, le général Jourdan, proscrit comme jacobin au lendemain même du coup d'État, et ses deux amis de Thermidor, Barère et Vadier, enveloppés jadis dans la réaction qui avait frappé en l'an III Fouché de Nantes lui-même. Fort de ces circulaires et de ces grâces, le ministre en profitait pour fermer les derniers clubs, réduire le nombre des journaux et consommer partout la ruine du parti jacobin.

Complice de Brumaire, certes, il le fut ainsi, avant, pendant et après. Avant tout autre, il en élabora le programme, en chercha le principal acteur, qui se fût nommé Joubert ou Moreau, s'il ne se fût appelé Bonaparte : il avait essayé d'y entraîner Barras, y avait encouragé Sieyès. Ministre, il avait préparé le terrain, en écrasant en Thermidor et Fructidor les débris encore redoutables du parti jacobin, en endormant aussi par une certaine vigueur vis-à-vis des éléments réacteurs les défiances des républicains. Et après en avoir, un des premiers, conçu l'idée, il avait été aussi le véritable et actif précurseur du coup d'État. Laissant sans dénonciation et sans répression les menées des conspirateurs, il avait été pour les uns un commode et indulgent surveillant, pour d'autres plus encore, un conseiller et un tentateur. Et encore que fort peu sûre, sa complicité, le jour même, avait fait Brumaire ou du moins ne l'avait pas empêché. Enfin et surtout, il avait su, le premier, assurer au coup d'État, une fois accompli, la bienveillance de l'opinion républicaine, en en formulant, peut-être en dépit de ses auteurs, le sens et l'esprit, avait imposé aux vainqueurs ses idées de politique d'équilibre et de modération habile, et avait de cette manière empêché l'heureux Bonaparte d'échouer en plein succès. Dès lors, c'est suivant qu'on a lieu de flétrir Brumaire ou de l'exalter, de s'en réjouir ou de le déplorer, qu'on jugera si l'influence de Fouché fut néfaste ou non en ces circonstances. Il reste en tous les cas un fait acquis à son honneur d'homme d'État et, jusqu'à un certain point, de bon citoyen. Son court passage aux affaires sous le Directoire, prélude du plus long ministère qui allait suivre, eut un mérite : Fouché sut ménager une transition bienfaisante et, malgré quelques apparences, assez douce, entre deux régimes que la fatalité des évolutions devait imposer, quoi qu'on fit, à notre pays : celui de la liberté sans frein et celui du despotisme sans limites. Dans des circonstances difficiles l'ancien jacobin avait, pour assurer le fonctionnement d'un gouvernement réparateur, déployé des habiletés d'homme d'État qui, plus que les savantes intrigues de Brumaire, recommandaient ce politicien à l'attention du Premier Consul.

 

 

 



[1] Bulletin du ministre de la Police générale au Directoire ; A. N., FIII, 47.

[2] DESTREM, Déportations, 404.

[3] Bourguignon était, du reste, un nouveau venu à la police ; il n'y passa que quelques jours ; il avait succédé le 4 messidor précédent à Duval, autre nullité. Sur ces deux ministres, cf. SAINT-EDME, Dictionnaire des ministres de la Police.

[4] FABRE (de l'Aude), II, 224, confident de Barras, dit que celui-ci ne doutait pas de la sincérité de l'attachement de Fouché, et avait même l'intention de le faire parvenir plus tard au Directoire comme une de ses créatures.

[5] FAUCHE-BOREL (II, 308) croit qu'on proposa Moreau ou Joubert, mais que le premier parut trop froid ou trop rigide. Fouché proposa Joubert, qui lut accepté par Sieyès. On a vu plus haut que l'ambassadeur prussien signalait déjà le général Joubert comme prétends-tt à la dictature, et que Barras parle des défiances du Directoire, relativement à l'amitié du jeune chef avec Fouché. Cf. aussi Mém. de Fouché, I, 69, 76.

[6] Séance du 2 thermidor an VII. Registre des délibérations ; A. N., A FIII, 16, et BARRAS, III, 413, 416.

[7] Fouché aurait dit à Bourrienne, s'il faut en croire l'auteur de ses pseudo-Souvenirs, qu'en 1709, c'est le désir d'écarter définitivement les Bourbons qui le poussa à favoriser l'entreprise de Bonaparte après avoir fait échouer les projets de Barras relatifs à une restauration. (Cf. plus bas, ch. X, la façon dont il s'exprime devant la duchesse de Guiche.)

[8] SÉGUR, I, 495, lui attribue un propos d'un grand cynisme. Il avait voulu, lui aurait dit en 1809 le ministre de la Police, arrêter la marche d'une révolution désormais sans but à ses yeux, puisque l'on avait obtenu tous les avantages personnels auxquels on pouvait prétendre.

[9] FABRE (de l'Aude), IV, 223, insiste beaucoup sur l'attitude ferme et presque hostile qu'avait eue Fouché en l'an VII vis-à-vis des jacobins en Italie et en Hollande.

[10] Cf. ch. VIII. A en croire les Mém. de Fouché (I, 82), Joubert était resté jusqu'à la veille de sa mort en correspondance avec l'ancien ministre de la République à Milan.

[11] Séance du 11 thermidor, Registre des délibérations, A. N., FIII, 16, et Note à Bourguignon ; A. N., FIII, 143, n° 44.

[12] Séance du 14 thermidor an IV ; A. N. FIII, 16, et Moniteur du 14 thermidor an VII.

[13] Cf. plus bas, ch. XV, la Police générale.

[14] Le citoyen Fouché de Nantes, ministre de la Police générale, aux Français, 16 thermidor an VII ; Moniteur, 17 thermidor. On en trouve un exemplaire sous forme de placard ; A. N., F7, 6549.

[15] BARRAS, III, 440.

[16] BARRAS, III, 440.

[17] Rapport du citoyen Fouché aux directeurs, 15 thermidor an VII ; Moniteur du 19 thermidor.

[18] Moniteur du 19 thermidor an VII.

[19] Séance du club du 18 thermidor ; Moniteur du 19 thermidor an VII.

[20] Séances des 17 et 18 thermidor aux Cinq-Cents ; Moniteur des 20, 22 et 23 thermidor au VII.

[21] Fouché (Mém., I, 85) remarque qu'aucune voix ne s'était élevée en sa faveur dans le Corps législatif.

[22] Fouché à Gaillard, 17 mai 1817 (Papier inéd. de Gaillard).

[23] SÉGUR, III, 407, et Fouché à Gaillard, 17 mai 1517.

[24] SÉGUR, III, 417.

[25] Séance du 26 thermidor ; A. N., AFIII, 16.

[26] BARRAS, III, 440 ; FABRE (de l'Aude), IV, 227.

[27] Fouché à Gaillard, 17 mai 1817 (Papiers inédits de Gaillard).

[28] BARRAS, III, 441, 442.

[29] Séance des Cinq-Cents du 27 thermidor Moniteur du 30 thermidor an VII.

[30] Séance du 16 fructidor an VII ; A. N., A FIII, 16 ; BARRAS, III, 440, 441. Ce rapport bien curieux de Fouché se trouve manuscrit dama le carton A. N., A FIII 623, D' 429. D'homme qui allait aider Brumaire accusait la presse de méditer le renversement de la Constitution, la mort du Gouvernement et le bouleversement de la République.

[31] Séance du 17 fructidor an VII ; Moniteur du 22 fructidor, XX, 803. D'après les Mém. (I, 94), Briot aurait demandé la suppression immédiate du ministère de la Police générale.

[32] Note au Moniteur du 23 fructidor an VII.

[33] Nous empruntons ces détails à un Mémoire de l'ex-secrétaire général Thurot du 16 décembre 1822 que nous trouvons dans les papiers de la police. Le témoignage vaut ce que vaut le personnage, véritable escroc. A. N., F7, 6542. Dossier 1879.

[34] LACRETELLE, Dix ans d'épreuves, p. 372.

[35] FABRE (de l'Aude), IV, 225.

[36] Délibérations du Directoire, A. N., AFIII 16.

[37] Délibérations du Directoire, A. N., AFIII 16.

[38] GAILLARD, Mém. inéd ; Mme DE CHATENAY, Mém.

[39] FABRE (de l'Aude), IV, 225 ; GAILLARD, Mém. inéd. ; Mme DE CHATENAY, Mém. ; BARDOUX, la Marquise de Custine.

[40] Le 25 septembre 1799 (4 vendémiaire an VIII), le Mercure britannique signalait cette stupéfiante conversion d'un ministre de la Police s jusqu'alors assis au premier rang des révolutionnaires les plus abandonnés.

[41] Fouché à l'administration municipale du 2e arrondissement, 25 thermidor an VII, autographe (gracieusement communiqué par M. CHARAVAY).

[42] Rapport de Fouché aux directeurs, 5 fructidor an VII ; Moniteur du 5 fructidor an VII.

[43] G. DE CADOUDAL, G. Cadoudal, p. 262. Cf. plus bas, ch. X.

[44] Séance du 29 fructidor an VII, A. N., A. FIII 13. Dès le 16 fructidor, le ministre avait adressé au Directoire un rapport demandant l'application de la loi du 22 fructidor an V aux rédacteurs et directeurs des journaux réacteurs, et avait même étendu la mesure aux journaux de province. A. N., A. FIII 625, dossier 4286.

[45] BARRAS, IV, 4.

[46] BARRAS, III, 406, 509 ; FABRE (de l'Aude), IV, 227 ; FAUCHE-BOREL, II, 314. Ajoutons qu'il ne se montrait pas avare de déclamations républicaines Des le 20 thermidor an VII il engageait les théâtres à célébrer l'anniversaire du 10 août 1792 et les glorieux souvenirs ; pendant que les magistrats du peuple mettront sous ses yeux le spectacle de la destruction du trône et recevront de tous les citoyens le serment qu'il ne se relèvera pas (c'est le futur ministre de Napoléon et de Louis XVIII qui écrit), les théâtres devront concourir à cette fête en jouant des pièces tyrannicides. — il conseillait à l'Opéra-Comique de donner Guillaume Tell. — Fouché au directeur de l'Opéra-Comique, 20 thermidor au VII. Vente Laverdet, 30 juillet 1849.

[47] A parcourir les bulletins de police on ne trouve pas un mot de Bonaparte et des prodromes de la conspiration de Brumaire.

[48] Mém. de Fouché, I, 7.

[49] Matériaux pour servir, etc. Art. XVII, p. 146.

[50] Mém. de Fouché, I, 105 ; FABRE (de l'Aude), IV, 226. (L'auteur vivait dans l'intimité des Bonaparte.)

[51] BARRAS, III, 291 ; FABRE (de l'Aude), IV, 32S ; l'Amie de d'Antraigues (PINGAUD, 267) ; le Comte de Wessemberg, 16 janvier 1825 (Arch. de Vienne).

[52] F. MASSON, Napoléon et sa famille, I, 283.

[53] Mme DE CHATENAY, I, 41 ; ARNAULT, p. 243, 267 ; FABRE (de l'Aude), IV, p. 305 ; BARRAS, IV, 52 ; GOHIER, IV, 51 ; DE SÉGUR, I, 495, qui croit que Bonaparte laissa à Sieyès la direction de Fouché et n'accepta de ce ministre de la Police qui pouvait être si dangereux que le silence ; MONTGAILLARD, Mém. ; Mém. de Fouché, I, 113 : La révolution de Saint-Cloud aurait échoué si je lui avais été contraire ; je pouvais égarer Sieyès, donner l'éveil à Barras, éclairer Gohier et Moulins ; je n'avais qu'à seconder Dubois de Crancé, le seul ministre opposant, et tout croulait.

[54] Le banquier Collot disait à Bourrienne que Bonaparte considérait, à son retour d'Égypte, Fouché comme un simple terroriste. Mém. de Bourrienne, IV, 102. HYDE DE NEUVILLE (I, 247) rapporte que Fouché fut très gêné de sa liaison avec Barras, dont Bonaparte le croyait l'âme damnée.

[55] LE COUTEULX DE CANTELEU, Mém. ; FOUCHÉ (I, 103) dit qu'effectivement, c'était Réal qui l'avait instruit.

[56] FABRE (de l'Aude), IV, 305.

[57] ARNAULT, p. 243.

[58] ARNAULT, p. 244.

[59] BARRAS, IV, 55. Mém. de Fouché, I, 117.

[60] HYDE DE NEUVILLE, I, 247.

[61] Mém. de Bourrienne, IV, 151-153.

[62] FABRE (de l'Aude), IV, 305.

[63] ARNAULT, 252.

[64] GOHIER, 51 ; Mém. de Fouché, I, 123, 129.

[65] MONTGAILLARD, 234 ; FOUCHÉ (Mém., I, 118) parle seulement des deux millions avancés par son intermédiaire par le banquier Collet.

[66] ARNAULT, 267.

[67] Cf. entre autres récits les curieuses pages que M. Fréd. Masson a consacrées à cette scène (Napoléon et sa famille, I, 239-293) et l'admirable récit que M. Albert Vandal a fait de l'événement dans la Revue des Deux Mondes et le Correspondant (1901) (Note de la 2e édition).

[68] ARNAULT, 267.

[69] BARRAS, IV, 95 ; Mém. de Fouché, I, 137.

[70] Duchesse D'ABRANTÈS, II, 127 (Éd. Garnier).

[71] LA VALETTE, I, 355.

[72] BARRÉ, RADET et DESFONTAINES, la Girouette de Saint-Cloud, brumaire an VIII.

[73] MONTGAILLARD, Souvenirs, 233.

[74] LA VALETTE, I, 355 ; MONTGAILLARD, 233.

[75] ARNAULT, 217.

[76] Proclamation du 19 brumaire an VIII aux administrateurs de l'Opéra-Comique ; vente Van Hoppen. Cf. Mss. Bibl. nat. ; N. a. fr. 3087.

[77] Le ministre de la Police générale à ses concitoyens ; Moniteur du 20 brumaire an VIII, XX, 884.

[78] D'après les Mém. de Fouché, I, 148, Sieyès proposa Alquier comme successeur à Fouché.

[79] Compte tendu de l'an VIII. Dans une lettre à Joseph Bonaparte du 5 nivôse an IX, Rœderer affirmait tenir du policier Veyrat que Fouché avait formellement défendu d'arrêter les anciens terroristes qui s'étaient déclarés contre le coup d'État. Rœderer à Joseph Bonaparte, 5 nivôse (RŒDERER, Œuvres, III, 367). C'est Fouché qui attira l'attention de Bonaparte sur l'odieux qu'il y avait à maintenir l'arrêt de proscription qui frappait le Général Jourdan (JOURDAN, Mémoires — Carnet hist. — 1901, t. VII, 171) (Note de le 2e édition).

[80] Le ministre de la Police aux administrateurs de l'Opéra-Comique, 24, brumaire an VIII ; Moniteur, XX, 908.

[81] Le ministre de la Police générale aux administrations publiques, 8 frimaire an VIII ; Moniteur du 8 frimaire.