FOUCHÉ (1759-1820)

PREMIÈRE PARTIE. — FOUCHÉ DE NANTES (1759-1799)

 

CHAPITRE VII. — LE LENDEMAIN DE THERMIDOR.

 

 

Singularité de la situation. Fouché rentre triomphalement aux Jacobins ; il reste à l'extrême Montagne : dernier avatar. Attitude intransigeante. Il détourne sur Carrier les représailles qui menacent les représentants hébertistes. Singulière attitude vis-à-vis de Lyon. — Fouché et Babeuf ; l'un inspire l'autre et s'en sert. — Tallien exaspéré des attaques de Babeuf prend violemment à partie Fouché à la Convention : réponse hautaine de Fouché. Nouvelle attaque à propos du 12 germinal. Il échappe encore. — Défense de Fouché adressée au Moniteur. — Émeute du 1er prairial. — Fouché attaqué de toutes parts : accusations de Nevers, Moulins, Clamecy et Gannat. — Nouveau plaidoyer de Fouché pour sa défense. — Sa situation pénible ; il est l'objet de la réprobation générale. — Il essaye de conjurer l'orage par des démarches. Rencontre d'Hyde de Neuville : lettre à un des soixante-treize. — Séance du 22 thermidor an III. Interminable discussion : Fouché est encore sur le point d'échapper. Il est décrété d'arrestation Il demande un congé. — Il reparait le 13 vendémiaire, veut prendre le dessus. Il est déclaré inéligible au nouveau Corps législatif et sombre dans l'oubli.

 

La victoire était enlevée. Les vainqueurs de Thermidor se regardèrent presque abasourdis, et pour la première fois, dès le lendemain, éclata la singularité de cette coalition qui avait groupé, grâce aux efforts du proconsul hébertiste de Nevers et de Lyon, la queue de Danton et, celle de Vergniaud. Il serait fastidieux de redire ce qu'on a dit cent fois, le malentendu singulier qui, dès le 10, enrayait la Terreur, la Révolution, suite imprévue d'un coup d'État, dont les auteurs s'appelaient Billaud-Varennes, Collot d'Herbois, Tallien, Vadier et Fouché. Presque tous allaient, terroristes plus ou moins impénitents, se trouver les premières victimes de la réaction, involontairement déchaînée le jour où ces hommes avaient sollicité l'appui des gens du Centre, vainqueurs emportés vers la disgrâce, l'exil, le bagne par leur propre victoire.

En attendant le duché d'Otrante, Fouché devait lui-même passer par les affres de la disgrâce. Mais pour le moment, il entendait bien profiter de la victoire. Dès le 13, à l'unanimité, les Jacobins, épurés dans leurs membres les plus robespierristes, accueillaient par des acclamations la proposition tendant à faire rentrer clans leur sein le citoyen Fouché de Nantes et autres, victimes des machinations perfides du nouveau tyran et de ses agents[1].

Pourquoi dès lors l'homme qui, dès floréal an II, pressentant une réaction d'indulgence, avait à juste titre à Lyon encouru le reproche de modérantisme, pourquoi cet nomme de convictions fragiles, de principes accommodants et de caractère froid, ne suivit-il pas Tallien, Barras, Fréron, partis de loin, comme lui, dans la voie de la réaction ? Est-ce parce qu'en floréal, il l'avait conçue, dirigée par un Danton et un Desmoulins, restant républicaine et révolutionnaire quand même, alors qu'il la voyait s'acheminer rapidement vers la contre-révolution et la restauration de Louis XVII ? En était-il toujours à celle pensée exprimée dès août, dès avril 1793 : La perspective des supplices réservés aux républicains de toutes nuances ? Le régicide pèse beaucoup dans toutes les évolutions, entre pour beaucoup dans toutes les voltes-faces de Fouché. Il lui parut que la politique terroriste se pouvait encore pratiquer avec succès, et il la voulut suivre, quitte à l'abandonner si elle ne lui valait décidément rien. Ce fut la dernière incarnation conventionnelle de Fouché, tombé du Feuillant Coustard au Girondin Condorcet, puis à l'Hébertiste Chaumette, puis à l'indulgent Danton, puis à la coalition du Centre et de la Gauche, à Barras et Tallien. Il retombe très bas, volontairement il va à Babeuf. Mais là encore, il reste dans la coulisse, lance les violents, inspire les oseurs, se dérobe à l'action compromettante et audacieuse.

La réaction thermidorienne ne battait pas encore son plein que, dès le 19 fructidor, un mois après la chute de Robespierre, il fallait, à sen sens, enrayer, revenir aux principes de 1793 : Toute pensée d'indulgence, déclarait-il à la Convention, est une pensée contre-révolutionnaire[2]. Et il resta assis dans le groupe des derniers Montagnards. Par exemple, un an après, tous étaient guillotinés ou pourrissaient au bagne, Fouché de Nantes vivait libre.

Dès l'an II, du reste, il entendait bien faire payer par d'autres la lourde dette qu'il avait contractée à Lyon contre l'humanité. Aussi vota-t-il le 3 frimaire la mise en accusation de Carrier, satisfaction donnée à ses commettants de Nantes, et aux grands désirs d'expiation de l'Assemblée[3]. Il fallait quelques boucs émissaires. Peut-être se contenterait-on de Carrier, de Lebon. En enflant la voix de Nantes contre l'un, d'Arras contre l'autre, peut-être étoufferait-on celle de Lyon, qui tentait aussi de se faire entendre. Le 14 pluviôse (2 février), en effet, une députation de la malheureuse ville vint se plaindre amèrement à la barre du sort de cette foule de citoyens, morts sous le couperet ou mitraillés, massacrés dans la plaine des Brotteaux : la députation parla des maisons éventrées, du fleuve ensanglanté. Rovère lui-même, présidant la Convention, flétrit les u horreurs commises à Lyon n. On vit alors un spectacle singulier : Fouché s'attendrit, et, de peur d'avoir l'air visé, appuya la requête des Lyonnais[4]. La double ou plutôt la successive attitude qu'il avait eue sur les bords du Rhône lui permettait cette politique quelque peu cynique. Il se constituait volontiers depuis six mois le défenseur, presque le représentant de Lyon, semblant oublier le proconsulat de brumaire et de frimaire, pour ne se rappeler que celui de pluviôse et de ventôse an II[5]. Il restait en relation avec Boisset, commissaire à Lyon, lui écrivait qu'il n'y avait persécuté que les meneurs jacobins et qu'il n'avait été exposé à l'échafaud au 9 thermidor que pour avoir osé sauver la commune de Lyon agonisante au milieu des ravages[6]. L'audace réussit si bien qu'on parlait de le renvoyer sur les bords du Rhône, rassurer les malheureux qu'il avait terrorisés, et réédifier la ville qu'il avait éventrée[7]. Il prenait, en toute circonstance, vis-à-vis de Lyon, une allure paternelle et protectrice qui étonnait et finissait par imposer.

Mais s'il essayait de se préserver de la réaction en faisant éclater sur Carrier tout l'orage accumulé, si par une merveilleuse adresse il échappait une première fois à la vengeance lyonnaise, la contre-révolution ne lui semblait pas moins menaçante pour lui, et il était résolu à l'entraver sans trop la braver.

Il n'était pas, nous le répétons, de ces derniers Montagnards, dont un historien a éloquemment retracé les suprêmes efforts en faveur de la République[8] ; il leur laissait le rôle de parade, les poussait en avant en germinal et en prairial. En réalité, il utilisait surtout un homme qui devait jouer un rôle assez court, mais retentissant, dans notre histoire révolutionnaire : Gracchus Babeuf. Ce publiciste violent, démocrate passionné et sincère, égalitaire, parfois audacieux et souvent naïf, venait de fonder le journal le Tribun du peuple, auquel il avait donné une allure démagogique assez prononcée. Il l'avait un instant dirige contre Robespierre et sa queue, peut-être déjà sous l'inspiration de Fouché celui-ci avait sans nul doute en effet poussé le tribun à écrire une brochure contre Carrier dont il avait, de son propre aveu, corrigé les épreuves[9]. Puis l'ayant dans sa main, il l'avait lancé contre la réaction. L'habile politicien obtint, de ce généreux et parfois violent publiciste, la confiance aveugle que beaucoup de gens sincères, et d'autant plus utiles, témoignèrent souvent au duc d'Otrante. Manuel, en 1815, devait souvent, dans les mains du vieil homme d'État, jouer ce rôle de dupe.

Dès lors Fouché se sert merveilleusement de cet instrument assez redoutable. C'est lui qui inspire une brochure violente de Babeuf contre le rappel, au sein de la Convention, des débris de la Gironde qui vont grossir la majorité des réacteurs[10]. C'est Fouché qui lance le tribun contre les Thermidoriens, Montagnards transfuges, traîtres ou dupes, Fréron, le chef de la réaction muscadine, l'évêque Grégoire auquel l'ancien ami de Chaumette n'a pas pardonné sa tenace hostilité et surtout celui que Fouché poursuit maintenant de sa haine, son complice de Thermidor, Tallien. Durant tout l'hiver de l'an III (novembre 1794 à janvier 1795), le tribun attaqua avec une passion incroyable l'époux de Thérésa Cabarrus devenu, par un miracle qui fait sourire, l'homme de la clémence et des bons principes.

L'attaque fut dirigée contre lui avec une violence savante ; Tallien distingua vite, derrière la fougue outrancière de Gracchus, la fielleuse rancune de Fouché. Il crut étouffer la campagne en en démasquant l'auteur. Dès le 10 pluviôse (29 janvier), à bout de patience, il dénonçait à la Convention un homme qui voudrait amener la guerre civile[11]. Après avoir reproduit quelques-unes des attaques passionnées de Babeuf contre les hommes de la majorité de réaction, quelques-uns des appels faits par le tribun du peuple à l'insurrection contre la Convention croupion, Tallien se tournant vers le député de Nantes, assis impassible à la Montagne : Cet homme — Babeuf — n'est qu'un mannequin mis en avant, et il est ici un individu qui lui a parlé, qui a eu l'épreuve corrigée de sa main d'un ouvrage de Babeuf. Cet individu est là, il m'entend, cela suffit. — Nomme-le, cria le Centre. — C'est Fouché, reprit Tallien, et dans une éloquente sortie contre les députés qui prêchaient au sein même de la Convention l'insurrection contre l'Assemblée, il ajoutait, au milieu d'applaudissements frénétiques : La majorité de cette Assemblée ne souffrira pas que ces scélérats parviennent à leur but. Le sort de Robespierre leur est destiné, dit en substance l'orateur. En vain vous voudriez rejeter sur nous vos usurpations, vos vols, vos assassinats, vos infamies. On sait à qui tout cela doit être restitué. Je ne prends pas de conclusion contre Babeuf, le mépris public lui appartient. Cette sortie visait si directement l'ex-proconsul et la politique qu'il venait de pratiquer aux dépens de Carrier que le député de Nantes ne pouvait guère rester à son banc. Il monta à la tribune, très impassible, très dédaigneux devant l'hostilité prononcée de la Convention. Un républicain ne doit compte de ses relations qu'à la loi : je suis prêt à les faire connaitre quand elle l'ordonnera : il n'en est pas une qui ne m'honore. Assez d'autres ont des relations avec la fortune et le pouvoir ; il n'est pas encore défendu d'en avoir avec le malheur opprimé. Oui, j'ai des relations avec Babeuf, et puisque Tallien vient d'en indiquer une à la Convention nationale, je dois dire que Babeuf m'a effectivement envoyé une épreuve d'une brochure contre le décret qui rappelle 73 de nos collègues dans notre sein : cette brochure n'a pas été publiée, c'est vous dire assez quelle a été ma conduite à cet égard. Les actions de ma vie défient les calomnies de mes ennemis. On est fort quand on a servi sincèrement la cause du peuple et qu'on a le courage de s'en enorgueillir devant la Convention nationale, en présence d'une poignée de factieux et de dominateurs qui, après s'être agités pour des jouissances coupables, veulent aujourd'hui nous agiter, nous diviser pour acquérir l'impunité[12]. Cette réponse hautaine et brève fit impression ; accueillie avec une certaine gêne par l'Assemblée, elle fut couverte d'applaudissements par les tribunes[13]. La Montagne l'approuvait : elle était déjà à moitié babouviste. Tallien, personnellement visé par l'allusion mordante aux débauches trop connues de son proconsulat bordelais, était repoussé avec pertes, Fouché avait su pater et riposter. L'incident fut déclaré clos. Fouché, de plus en plus rattaché au parti babouviste par ses amis Javogues, Parein, Maigret, venait d'en faire l'effrayant aveu, bien dangereux, en face d'une Assemblée que la rentrée des 73 Girondins entraînait décidément en grande majorité dans le camp réacteur.

L'émeute jacobine du 12 germinal (1er avril 1795), étouffée à grand'peine en jetant la terreur dans l'âme de la Convention, parut une occasion favorable pour reprendre l'attaque, et envelopper, dans le renouveau de réaction qu'elle déchaînait, l'ex-proconsul de Nevers et Lyon, sur lequel fondaient d'autre part, des départements et des villes jadis terrorisées, les dénonciations et les accusations. On ne pouvait se dissimuler dans le camp montagnard que Fouché était fort menacé : Babeuf, alors détenu à Arras, écrivait à son conseiller qu'il avait tremblé de le voir arrêté cg après la grande bataille qu'ils venaient de perdre[14]. Le péril avait été chaud, en effet : dès le 13, Thuriot et Fouché avaient bien essayé de faire retomber sur Lecointre la responsabilité de la journée, mais presque aussitôt l'accusation avait été retournée contre les dénonciateurs. Sur une violente objurgation de Thibaudeau, désignant la Montagne aux prescriptions de la Convention, Tallien avait dénoncé, avec Thuriot, Cambon et Lecointre, l'inspirateur de Babeuf auquel il ne pardonnait pas la réponse cinglante du mois précédent. Il demandait l'arrestation immédiate. Rovère insista. L'âme du parti foudroyé respire en ces quatre coquins, déclara brusquement ce vertueux concussionnaire. Mais après tout, aucun fait n'était allégué qui prouvât la participation, que Babeuf lui-même soupçonnait, de Fouché et autres dans la journée. La Convention passa à l'ordre du jour[15].

***

Le malheureux, cependant, naviguait maintenant dans une passe pleine d'écueils. Il n'évitait Charybde que pour retomber en Scylla. Ses ennemis, ne pouvant décidément le compromettre dans le présent, lui opposaient les fantômes sans cesse évoqués du passé. On ressuscitait, on collectionnait, on accumulait les accusations. Fouché n'attendit pas que cette avalanche prit corps, il voulut aller au-devant des accusations, les paralyser par un plaidoyer préalable pro domo[16]. Le 23 germinal (12 avril), il adressait au Moniteur une lettre, en réponse aux accusations assez vagues formulées contre lui par les Lyonnais : Tant que la calomnie ne m'a attaqué que dans quelques pamphlets, j'ai gardé le silence ; mais puisqu'elle a séduit plusieurs de mes collègues, et qu'elle a retenti jusque dans le sein de la Convention, je dois la repousser. Il désavouait le tribun du peuple, mais repoussait surtout les dégoûtantes impostures répandues sur ses missions. L'époque était orageuse : il avait ordonné les mesures sévères que les circonstances et les décrets commandaient impérieusement. Il rappelait, par contre, les déclarations pacifiques et rassurantes faites à Nevers dans les premières semaines. Quant à Lyon, il triomphait aisément, s'armant de l'accusation même de Robespierre, d'avoir opprimé les patriotes et transigé avec l'aristocratie. — Voilà ce que j'ai fait, poursuivait-il, pour mériter cette calomnie ; mes actes sont publiés, ils sont signés de mes collègues Laporte et Méaulle, ils ont été imprimés et distribués à la Convention nationale : ils sont gravés dans tous les cœurs des citoyens de Lyon. Il n'a frappé que les ennemis de la liberté, à quelque parti qu'ils appartinssent : Tous les partisans de l'exécrable tyrannie de Robespierre. — Il y avait quelque courage à faire fermer le lieu de leurs rassemblements anarchiques qui était protégé par le pouvoir dictatorial. Il allait plus loin : On avait ordonné des mesures de destruction, je les ai changées en mesures d'utilité publique et d'embellissement, ce n'est pas ma faute si elles n'ont pas été exécutées. Tout le sol de la République se couvrait de bastilles, j'ai combattu constamment ce système aussi atroce qu'extravagant : je puis assurer que je n'ai pas signé six mandats d arrêt, et l'on ne peut me contester l'avantage d'avoir ordonné en un seul jour la mise en liberté de 2.000 citoyens enfermés en masse pendant la nuit par un agent de Robespierre. Ce tyran sanguinaire voulait faire de Lyon un immense cercueil, en partager les débris sanglants à ses vils satellites ; j'ai brisé en ces mains toutes-puissantes l'instrument de la mort, je me suis dévoué à la honte de l'échafaud par amour pour l'humanité et pour la justice[17].

Ce plaidoyer réussit-il, ou les démarches auxquelles Fouché se livrait à ce moment ? Il est de fait que Lyon parut, chose curieuse, le terrain le moins propice, tant les quelques tempéraments apportés en nivôse an Il à la Terreur lyonnaise couvraient les mitraillades entièrement attribuées maintenant à Collot. Celui-ci arrêté, proscrit, envoyé au bagne, parut devoir supporter seul le poids de ces terribles exécutions : il en sembla surpris, mais revendiqua cependant avec un monstrueux courage la responsabilité de la Terreur sur les bords du Rhône[18]. Tandis que Billaud et Collot voguaient vers Cayenne, Fouché restait à son banc de la Convention.

Ce n'était pas pour longtemps. La sanglante émeute du 1er prairial (20 mai), dernière convulsion du parti montagnard, devait de nouveau déchaîner contre Fouché les accusations et les haines. Toujours habile, il ne s'était pas compromis dans la fournée ; il laissa ces survivants opiniâtres et malheureux de la Montagne décidément décimée mourir en héros de Plutarque. Fouché ne lisait pas Plutarque, il étudiait Machiavel ! Mais ceux-là morts, le groupe révolutionnaire fondait, laissant sans défense les gens odieux à la réaction. Elle reprit l'attaque contre Fouché et, les Lyonnais avant fait long feu, poussa à l'assaut gens de Nevers, de Moulins, de Clamecy et de Gannat.

Nevers ouvrit le feu : le 19 prairial (7 juin), les autorités constituées et fonctionnaires publics de la Nièvre portaient à la Convention une dénonciation en règle, signée des plus notables habitants de Nevers, contre leurs tyrans : Collot, Laplanche, Noël Pointe et Fouché, qui ont réduit les habitants au désespoir, renversé toutes les fortunes et organisé sur le territoire, sous le nom d'armées révolutionnaires, comités de surveillance et sociétés populaires, des hordes de brigands et d'assassins qui ont fait de cette région fortunée le séjour du crime et des plus grands forfaits. Après avoir flétri les crimes de Collot, Laplanche et Forestier, les Nivernais parlaient avec amertume de Fouché qui, après avoir paru comme un Dieu de paix, renchérit encore sur les atrocités de ses prédécesseurs. On rappelait les taxes arbitraires, on insinuait que des millions ainsi recueillis avaient disparu mystérieusement, employés aux fêtes de la naissance (le la petite Nièvre, aux dots constituées pour les prêtres qui se mariaient, aux dons généreusement alloués aux agents inférieurs. On rappelait, l'amitié funeste de l'ex-proconsul avec le monstrueux Chaumette, qui se concerta avec le représentant et organisa, avec lui, le plan de détruire toute moralité, tout principe, toute croyance, de fermer tout accès au remords, et d'ériger l'athéisme en principe. On l'accusait d'avoir ruiné le pays par le drainage de l'or, de l'avoir démoralisé par la destruction des signes religieux, la chute des cloches, la démolition des églises, l'enlèvement des vases sacrés, de l'avoir dévasté, en encourageant les pillages de l'armée révolutionnaire ; enfin d'avoir, de Lyon, continué à faire régner sa néfaste influence en laissant et en maintenant le gouvernement entre les mains de ses créatures[19].

Cinq jours après Nevers, c'est Gannat qui paraît à la barre, le 24 prairial. Après avoir flétri Forestier, les citoyens dénonçaient avec lui à la Convention Fouché de Nantes qui, le premier dans le département, prêcha la dépravation des mœurs, démoralisa le peuple, organisa la commission temporaire de Lyon, qui, sans jugement, fit égorger trente-deux détenus de Moulins. Puis, les mêmes accusations que les Nivernais : taxes arbitraires, athéisme officiel. La Convention ordonna l'insertion, au bulletin, de la dénonciation, et son renvoi au Comité de législation[20].

La marée cependant montait ; le 26, deux jours après, c'était Moulins qui venait manifester sa rancune et sa haine en termes apocalyptiques : Les ténèbres de l'illusion sont enfin dissipées, le voile qui couvrait les mystères d'iniquité est déchiré, le masque de l'hypocrisie a été arraché, le faux patriote est à découvert. Et le trouvant découvert, on l'accablait : abus de pouvoir, mesures arbitraires, menaces de l'échafaud pour quiconque s'opposerait directement ou indirectement à l'exécution des arrêtés du proconsul, établissement de taxes qui allèrent jusqu'à extorquer à un seul citoyen 100.000 livres, expositions arbitraires au pilori de ceux qui refuseraient de payer, visites domiciliaires entraînant le pillage et pire, arrestations arbitraires, etc., etc.[21]

Après les grands accusateurs venaient les petits. Le 28, c'était la commune de Lormes qui voulait accuser, elle aussi, Fouché d'y avoir perverti l'opinion et les mœurs. Nouveau renvoi au Comité compétent[22].

Pendant un mois, on respira : la bonace ne fut pas de longue durée ; le 22 messidor, Clamecy élevait la voix. Terribles, ces gens de Clamecy ! Ils parlaient fort avec de flétrissantes épithètes : prêtre impie, profonde hypocrisie, épouvantable conduite. Fouché avait présenté d'une main l'olive de la paix, organisé de l'autre les poignards de la tyrannie. Il avait distribué des emplois à la lie des comités, fait enchaîner vingt Clameciquois, sur une dénonciation calomnieuse, et les trouvant innocents, les avait maintenus en prison, en traitant la chose d'espièglerie patriotique, ce qui avait froissé Clamecy. Il avait donné le droit de vie et de mort au Comité de surveillance, qui avait fait incarcérer cent personnes, en avait envoyé seize à la guillotine. Il avait excité ces misérables par des lettres datées de Lyon, dont la dénonciation citait des passages odieux. Il avait levé les taxes, dont le fruit avait servi à payer des débauches, à corrompre le peuple et à récompenser d'odieux partisans, etc., etc. Il y en avait quinze pages de ce style, et le document était signé par l'administration du district, tout le tribunal, le maire et la municipalité, la justice de paix, les officiers de gendarmerie, et un grand nombre de citoyens indignés. Il fut renvoyé, comme les autres, le 29 messidor, au Comité de législation[23].

Fouché, toujours tenace, préparait sa défense, la soumettait au Comité. Elle se tenait naturellement dans une phraséologie vague, tantôt orgueilleuse et hautaine, tantôt plaintive et pitoyable : Que celui qui, au milieu des orages, s'est mieux contenu dans les voies de la sagesse, de la raison et de la vérité, qui a montré plus de courage et plus de dévouement, qui a mené une vie plus probe, plus austère, plus laborieuse, se lève et m'accuse. Et voulant mettre son âme tout entière sous les yeux de la Convention, il affirmait que cette âme était pure, bien plus, sainte et glorieuse : Pas un acte de mes missions qui ne porte l'empreinte de la bonne foi d'une conscience pure, tout occupée de la perfection sociale et du bonheur. Ayant été, tour à tour, traité de modérantin et d'exagéré par les deux partis, il se plait à croire qu'il a suivi la ligne droite. Et de fait, en renfermant chaque culte dans ses temples, il n'a jamais, que la Convention en soit persuadée, pensé qu'il serait un jour dénoncé comme prêchant l'athéisme et opprimant les consciences. Il rejetait sur la fatalité des circonstances — ce fut toujours le grand mot de ce politicien — l'établissement de la taxe, le drainage de l'or, mesure qui eût été utile si elle eût été générale. On l'accusait de concussion et de débauche ; quelle calomnie indigne et bouffonne pour ceux qui connaissaient sa vie frugale, familiale et sans faste, sa fortune diminuée, bien loin d'être augmentée par la Révolution ! Il rappelait le caractère de ses derniers actes à Lyon, qui l'avaient fait accuser de modérantisme par le tyran Robespierre, et, profilant habilement de l'évocation de ce nom, il rappelait sa part à la révolution de Thermidor quand, presque seul, il avait osé braver le tyran, lui résister et le renverser. Il n'avait, en somme, fait qu'attaquer les factions, punir les assassins, arracher les masques, et, après un flot de déclamations humanitaires, il était pris d'une grande lassitude en face de tant de calomnies : Ah ! mieux vaudrait fuir dans le sein de la nature, s'il était de notre destinée d'être successivement le jouet et la victime de toutes les factions qui nous dévorent, et de ne travailler que pour le néant, la tyrannie et le crime[24].

Ce mouvement de dégoût n'était pas feint. Derrière ce superbe langage se cachait une réelle terreur. Fouché commençait à désespérer devant le flot des accusations ; le malheureux était triste, abattu : sa petite fille était morte, et rien ne pouvait plus atteindre ce misérable, qui toujours eut un cœur tendrement paternel. Il cherchait un refuge dans l'affection fraternelle, demandait à sa sœur de redoubler d'amitié pour se consoler en pleurant ensemble[25]. Il se sentait menacé, à la veille, peut-être, de rejoindre, sinon Chaumette à l'échafaud, du moins Collot et Billaud au bagne : J'étais proscrit, écrira-t-il deux ans après à Barras, et la nature, aussi barbare que les tyrans, donnait la mort à mes enfants[26]. Il voyait l'avenir sous un jour très sombre. Nous aurons encore bien des orages à traverser, bien des factions à combattre pour consolider la République[27]. De fait, il était menacé, l'opinion publique lui était contraire, les royalistes l'assimilaient à Carrier et Lebon. A Londres, le publiciste de l'émigration, Peltier, le rangeait, en 1795, parmi les archi-révolutionnaires, les mangeurs d'hommes, les buveurs de sang humain[28] (sic). Dès lors, il savait ce qui l'attendait en cas (le Restauration. La droite de la Convention le honnissait. Daunou et ses amis, les soixante-treize rentrés ne lui pardonnaient pas d'avoir voulu empêcher leur réadmission a la Convention ; Boissy d'Anglas allait lui refuser même la gloire d'avoir joué un rôle dans la chute de Robespierre, et si Tallien, que la réaction commençait à effrayer, se rapprochait de lui, Barras rougissait de Fouché, le reniait aussi. Le rapport du Comité de législation, appuyé sur une demi-douzaine de dénonciations, était, disait-on, redoutable. On appelait à déposer les citoyens de Nevers, Moulins, Clamecy, Lyon, Dijon, Nantes ; la haine contre lui était telle que, dit-on, on paya, on acheta des dénonciations contre l'homme qui avait à son actif les mitraillades de Lyon, l'égorgement d'une ville[29].

Chose curieuse, c'était cependant des Lyonnais qu'il sollicitait toujours un témoignage favorable ; qu'étaient, auprès de ces survivants de la tourmente de l'an II, ces brebis trop ras tondues, ces dévots effarouchés de Nevers et Moulins ? Il s'adressait cependant à tous. Le jeune Hyde de Neuville, que si souvent Fouché devait retrouver sur sa route, un des chefs, alors, de la jeunesse dorée, traversait un jour le Carrousel, quand il se vit aborder par un homme abattu, au regard inquiet, dans lequel il eut peine à reconnaître le proconsul superbe de l'an I. Il avait appris qu'on sollicitait M. Hyde de Neuville de dénoncer sa conduite à Nevers au Comité de législation ; il espérait bien que celui-ci n'oublierait pas que le proconsul l'avait, jadis, empêché, malgré les vives sollicitations des Jacobins locaux, de passer eu jugement, et, de là, à l'échafaud. Puis, ulcéré par les événements, l'ex-proconsul se jeta dans une justification désordonnée de sa conduite, s'exalta sur ses bonnes intentions méconnues, dénaturées, et finalement renouvela sa requête. Le jeune royaliste l'écouta d'une oreille distraite, et, peut-être, au souvenir d'un service réellement rendu, ou simplement à la vue de ce misérable déchu, menacé, humilié, il promit de ne le pas accabler et se tut[30]. Évidemment pareille démarche dut se répéter ; il cherchait à réveiller de vieilles amitiés ; c'est probablement à Daunou, dans tous les cas à un des soixante-treize si hostiles, qu'il adressait, à cette époque, une lettre suppliante, où, après avoir, encore une fois, justifié sa conduite, il le conjurait, lui, ancien proscrit, de ne pas proscrire. Au surplus, qu'avaient été les représentants, même les plus atroces ? des instruments : Une baïonnette qui se plonge dans un sein me fait frémir, écrivait-il ; mais cette baïonnette n'est pas coupable, et il n'y a qu'un enfant qui voudrait la briser[31].

Tant de démarches montraient une âme inquiète. C'était dans cette attitude anxieuse que Fouché attendait la séance du 22 thermidor an III, où se devait discuter son cas[32]. Elle fut interminable. Laplanche, accusé aussi par Nevers, occupa l'Assemblée pendant des heures. Fatiguée, la Convention s'ajourna à sept heures. Ce fut donc dans une séance de nuit que se joua le sort de ce triste prévenu.

Le rapporteur du Comité monta à la tribune, lut l'exposé des accusations dirigées contre le citoyen Fouché de Nantes. Il cita des pièces, des extraits réellement compromettants de la correspondance du représentant avec le Comité : Dieu sait qu'il n'était pas embarrassé d'en trouver, et de bien odieux. Que la foudre éclate par humanité, ayons le courage de marcher sur des cadavres pour parvenir à la liberté, et autres phrases que nous connaissons. Puis l'énumération fastidieuse des petits faits locaux : abus de pouvoir réellement minuscules, taxations et arrestations arbitraires, faisant une étrange suite à cette terrible préface, car le rapporteur n'osait parler des mitraillades approuvées, acclamées par la Convention jadis ; toute une histoire d'indemnité non payée par un fermier à son propriétaire sur le conseil de Fouché, l'affaire des taxes et le récit d'une arrestation. Horreur ! Qu'on songe que cette Assemblée qu'on appelait à juger ces peccadilles contenait en son sein, et non parmi les moins en crédit, un Barras, un Tallien, un Cavaignac, tyrans doublés de terribles jouisseurs, bourreaux des têtes et des cœurs, un Rovère, qui hurlait plus fort que les autres, parce qu'il avait spéculé, volé, tout en guillotinant, et parmi les honnêtes, Carnot, Lindet et Prieur, et dix autres membres de ces Comités qui avaient lancé, approuvé, excité le proconsul aux pires excès, avaient tout couvert de leurs signatures, et à côté de ceux-là, les plus compromis, deux cent autres qui avaient sur la conscience toutes les irrégularités, tous les abus de pouvoir, toutes les vexations promenées du nord au sud, dans un pays terrorisé. On comprend dès lors la froideur et la gène avec lesquelles on accueillait ce bizarre et inoffensif réquisitoire. Aussi le rapporteur y répondait-il lui-même en rendant compte loyalement des réponses que Fouché avait opposées à ces accusations, et que nous connaissons. On dut frémir sur certains bancs, quand par la voix du rapporteur Fouché persiflait ce grief d'avoir forcé les citoyens à échanger leur or contre des assignats, quand dans tout le territoire on embastillait les citoyens, on les conduisait par charretées à l'échafaud. La phrase était destinée à intimider Tallien. Pour Grégoire, sans doute il avait affirmé qu'il avait été en bons termes avec les prêtres constitutionnels, loin de les avoir persécutés. Pour tous, il discutait les faits, l'un après l'autre, repoussant victorieusement toutes les accusations. Il avait été non un suppôt, mais un adversaire de la l'erreur ; il avait fait arrêter à Lyon un ami de Chalier, patriote avéré peut-être, mais voleur plus avéré encore, et ami de Maximilien, etc., etc.

Le rapporteur avait fini : l'Assemblée restait morne. Il fallait du renfort aux ennemis de Fouché. Laurenceot parut à la tribune, l'accusa violemment de ce qui était réellement son meilleur titre à l'indulgence, de ses arrêtés humanitaires : d'avoir favorisé la fainéantise, par ses mesures d'assistance : puis, ce furent des racontars, des on-dit, des anecdotes à la Vadier ; Fouché avait payé 1.500 livres à un agent nommé Pamiers avec un habillement complet à la Robert, chef de brigands, etc., etc. On descendait chez la portière. Cela ne justifiait guère la motion de mise en arrestation, par laquelle concluait cet adversaire peu sérieux.

Tallien et Legendre relevèrent le débat, mais ce fut au profit de Fouché. Tallien s'effrayait de la réaction ; il oubliait l'alliance de Fouché avec Babeuf, affectait de ne se rappeler que Thermidor, mais c'étaient les griefs de la province contre le commissaire qui le gênaient : où allait-on ? Ne verrait-on pas quelque jour des Bordelais venir rappeler les exécutions, les concussions, et les grandes débauches de l'amant de la Cabarrus ? Legendre, sans des mobiles si personnels, entendait bien ne pas laisser condamner l'homme qui les avait tous sauvés en Thermidor, en leur donnant contre le tyran force et courage. Il rappela ce service, faisant bon marché des accusations de la province. J'ai vu Fouché arriver aux Jacobins ; il s'environna de tous les hommes qui, avant le 9 Thermidor, préparaient cette grande journée... Je déclare que je regarde Fouché comme l'un des éléments de la journée du 9 Thermidor.... Je demande l'ordre du jour sur son arrestation. Tallien vint à la rescousse ; il avait, il est vrai, attaqué Fouché trois mois avant, mais il était de son devoir d'attester les faits à sa connaissance : Fouché était proscrit par Robespierre, parce qu'il avait contrarié à Lyon les mesures prises par Collot. C'était tirer l'ex-commissaire d'une complicité qui pesait fort sur lui avec le forçat de Cayenne. Fouché démasqua Robespierre avec courage et déclara que, dût sa tète tomber, il ferait connaitre ce dictateur au peuple. Il réclamait aussi l'ordre du jour. Décidément la séance prenait bonne tournure. Le représentant Verneret vint affirmer que si Fouché s'était rendu coupable de dilapidations dans la Nièvre, ce qu'il ignorait, il pouvait assurer que jamais, dans l'Allier qu'il représentait, aucun reproche de ce genre ne lui avait été fait. Le représentant Merlinot estimait aussi qu'on devait négliger les dénonciations, prétendait savoir qu'on en avait mendié partout et payé, et comme l'allégation, qui soulevait les murmures de l'Assemblée, était contredite par Deleville, il cita des gens achetés pour hurler. Les dénonciations semblèrent dès lors toutes fausses, car telle est la logique des assemblées.

Les adversaires, un peu désarçonnés, abandonnèrent ce cheval de bataille. Ils insistèrent sur les lettres, demandèrent lecture des arrêtés de Fouché. On sait que le proconsul avait eu la plume trop pompeuse, parfois violente. Le représentant Lesage en prit lexie pour déclarer qu'après cette lecture il importait peu que les dénonciateurs eussent été stipendiés ou non, qu'elle était suffisamment concluante ; que le râle joué par Fouché en Thermidor importait également assez peu, l'homme ayant voulu simplement sauver sa tête. C'était vrai, mais c'était vrai de tous. Il ajoutait : Vous avez entendu les arrêtés de Fouché. Vous ne devez faire grâce à aucun des brigands de l'ancienne Montagne : vous devez empêcher qu'ils ne puissent entrer dons le Corps législatif qui vous succèdera : c'est pourquoi je demande l'arrestation de Fouché.

C'était là un des arguments qui frappent une assemblée en fin de bail. La Convention allait se dissoudre en imposant aux électeurs les deux tiers de ses membres comme candidats officiels : il importait qu'une exclusion flétrissante débarrassât la majorité des réacteurs de rivaux dangereux. D'autre part, les arrêtés étaient réellement fâcheux : la Droite, le Centre, l'ancienne Montagne même ne goûtaient guère l'impôt progressif, les considérants d'allure communiste et l'athéisme officiel. La Droite fut indignée. Restait Thermidor. Boissy d'Anglas, conservateur hautain, doctrinaire solennel, dont les événements de prairial avaient fait un des leaders du côté droit, Boissy d'Anglas, qui jusqu'à la dernière heure avait, le 9 Thermidor, hésité avec ses amis entre Robespierre et Tallien, lança du haut de sa vertu cette stupéfiante affirmation : Fouché n'a point eu part au 9 Thermidor : cette journée fut trop belle pour avoir été déshonorée par son secours. L'argument était faible, dénué de tonte vérité et, à tout prendre, d'une naïveté frisant la sottise. Mais dans les assemblées les faits pèsent peu, et beaucoup, au contraire, des phrases retentissantes lancées par un grave personnage, drapé dans un impeccable mérite. Et puis, les intérêts étaient excités, intérêts de bourgeois conservateurs — s'il s'agissait des amis de Boissy, de Sieyès ou de Barras —, de catholiques offusqués — en ce qui concernait les amis de Grégoire —, rétrospectivement blessés, scandalisés, par les fameux arrêtés, intérêts aussi de députés en fin de session, candidats de demain. La phrase solennellement ridicule du leader conservateur couvrait tout cela d'un vernis, excusait les bas mobiles. Des mitraillades, pas un mot — pour ne pas déplaire aux ex-proconsuls rentrés au bercail —. La déroute de Fouché s'annonçait. Bion vint la consommer : au milieu d'une violente agitation générale, il reprit les accusations de la Nièvre, s'apitoya sur les opprimés, demanda, non plus seulement la mise en accusation, ni l'expulsion, niais l'arrestation immédiate.

On passa au vote. A une heure fort avancée de la nuit, et au milieu d'une agitation croissante, le président proclama que le citoyen Fouché de Nantes était décrété d'arrestation ii une grande majorité[33]. Sans tarder, les scellés furent mis sur ses papiers[34] ; il put se préparer à aller attendre à la Conciergerie l'envoi à la guillotine sèche. Tout semblait perdu. Rien ne l'était jamais lorsqu'il s'agissait de Fouché.

L'important était qu'il ne parût pas accablé, qu'il fit front très audacieusement. Il tint tête à la disgrâce. Il avait été frappé le 23 au matin. Il ne fut pas arrêté. Est-ce Barras, est-ce Tallien ? Peut-être Méaulle son ami, son collègue, son protecteur toujours, alors membre du Comité de Sûreté générale ? Et le 25, Fouché lançait à l'adresse de la Convention une lettre qui lui donnait l'attitude, non d'un accusé, mais d'un accusateur. Il se plaignait amèrement d'avoir vu prononcer contre lui un arrêt qu'il ne devait attendre que des tyrans. Le rapporteur le justifiait, assurait-il, mais sa voix avait été étouffée par les rugissements des passions relue-tantes et furieuses. Il se défendait avec véhémence d'avoir voulu démoraliser le pays : Je n'ai point attaqué la divinité dans le ciel, parce que j'ai voulu détruire toute domination sur la terre. Il n'avait point détruit les cultes, les avait même protégés, et cela au moment où la Convention applaudissait aux aveux de charlatanisme et à l'apostasie des prêtres défroqués. Avait-il lieu d'insister sur les taxes dont il n'avait pas touché une obole ? Et, brusquement, il attaquait. C'est lui qui a tempéré l'effervescence bouillante, la fièvre révolutionnaire, que produisaient les écrits impétueux, pleins d'une folle exagération, lus à la tribune et envoyés par la Convention dans les départements, et c'est parce qu'il n'avait voulu être d'aucun parti qu'on l'offrait en holocauste pour les fautes de tous. Seul, il avait bravé Robespierre : Toute la France n'a pas oublié que, tandis que  vous courbiez une tête esclave devant le succès des crimes de Robespierre, que vous rendiez le plus avilissant hommage à sa farouche et meurtrière tyrannie — cela était pour Boissy d'Anglas et Sieyès —, je combattais son système exterminateur à Lyon, je dévouais ma tête à l'échafaud pour sauver celles de plusieurs milliers de victimes ; je l'attaquais corps à corps dans les Comités et à la Société des Jacobins. Et avec un à-propos vraiment remarquable, il concluait : Mes ennemis sont les vôtres : ils ne vous préparent pas un meilleur avenir. Ce n'est pas par des sacrifices partiels de la Convention nationale que leurs haines et leurs vengeances s'apaisent. Les rois n'ont point d'amis parmi vous : ils vous revendiqueront, tous, les uns après les autres ; ils ne vous pardonnent point les services nombreux que vous avez rendus à la liberté ; ils n'oublieront jamais que vous êtes les fondateurs et les amants passionnés de la République[35]. Cette habile flatterie, cette pensée effrayante d'une réaction les jetant tous sous les bottes de Pitt, de Cobourg et de Bourbon, après ce ton hautain et cette audacieuse sortie d'un accusé, imposèrent à l'Assemblée, d'autant que Fouché ne s'arrêtait pas, écrivait de nouvelles lettres, passait de la défense à l'apologie. Il invoquait le jugement de la postérité : Nulle puissance humaine ne pourra en effacer : Il fut bon fils, bon ami, bon époux, bon père et bon citoyen[36].

On eut peur ! Ce fantastique accusé resta libre. Pour couvrir sa retraite très dignement, il demanda un congé le 20 fructidor, et ne reparut plus pendant quelques semaines[37]. Seulement il attendait tout d'une contre-réaction qui devait se produire. La journée du 13 Vendémiaire vint donner raison à cette espérance, et tandis que le jeune général Napoléon Bonaparte sortait de l'humble mansarde où le confinait la disgrâce pour consommer, en mitraillant les royalistes, la rupture de la réaction conventionnelle et des royalistes, le citoyen Fouché abandonnait son taudis de la rue Saint-Honoré, reparaissait chez Barras, ce jour-là dictateur, et y préparait, en vainqueur de la journée, le rapport que celui-ci triomphant allait soumettre à l'Assemblée. Barras, tout en niant cette collaboration, affirme cependant la participation clandestine de son complice de Thermidor à la répression de Vendémiaire[38]. Il apparut que cette journée, suivant l'expression même des Mémoires de Fouché, rendait la liberté et l'honneur à l'accusé de messidor. Les canons de Bonaparte sauvaient le futur duc d'Otrante.

Ils donnaient aussi le signal de la dissolution pour la Convention nationale. La carrière de l'Assemblée était close au moment où celle de Bonaparte commençait. Le 4 brumaire, le président prononçait la phrase de clôture banale, mais empruntant aux événements qu'on avait traversés depuis le 22 septembre 1792 une solennité grandiose.

Mais dans cette séance du 4, la Convention avait voulu finir par un acte de clémence. Elle rappela dans son sein, et amnistia les députés décrétés d'accusation. Fouché était du nombre[39]. Il n'avait pas besoin de cette amnistie, et s'en souciait probablement peu. Il n'était plus député de Nantes : on pense si ses électeurs de 92 avaient suivi d'un œil favorable les évolutions qui l'avaient mené en trois ans de Condorcet à Chaumette, de Chaumette à Danton, de Danton à Barras, de Barras ù Babeuf, la volte-face qui avait fait, du représentant de la ville bourgeoise et catholique, l'apôtre et l'agent de la Révolution sociale et religieuse intégrale.

L'on vit alors le citoyen Fouché, après la longue et tenace agonie où il se débattait depuis Thermidor, disparaitre de la scène politique, replongé dans le puits profond de l'oubli, politicien sans mandat, principal sans collège, professeur sans chaire, bourgeois sans fortune, condamné, sans doute, sinon à la réputation de Carrier et de Lebon, du moins au sort des Dumont et des Legendre, sur lesquels l'obscurité s'étendait comme, après la tempête, le flot recouvre de son impénétrable manteau les épaves des bâtiments sombrés.

 

 

 



[1] Séance des Jacobins, 12 thermidor au II ; Moniteur, XXI, 443.

[2] Séante de la Convention du 19 fructidor an II ; Moniteur du 21 fructidor.

[3] Procès-verbaux de la Convention, 3 frimaire an III ; A. N., C. 251 et 265.

[4] Séance de la Convention du 14 pluviôse an III ; Moniteur, XXIII, 372.

[5] Déjà à la séance du 7 fructidor an II (Moniteur, XXI, 575) un citoyen, étant venu demander justice des scélérats qui avaient fait éprouver des vexations à de malheureux habitants de Lyon, Fouché s'était déclaré pénétré d'horreur et de douleur devant les victimes de Maximilien Ier. Il prenait une autre attitude vis-à-vis de Moulins, dont il discréditait le témoignage à propos des dénonciations contre Forestier (Moniteur, XXI, 606). Le 15 fructidor, il se plaignait encore amèrement aux Jacobins d'être dénoncé comme ayant mitraillé 4.000 Lyonnais par l'auteur de la queue de Robespierre (Moniteur, XXI, 666), et le 13 vendémiaire an III (Moniteur, XXII, 163) il proposait à la Convention de déclarer que Commune-Affranchie n'était plus en état de rébellion.

[6] Fouché à Boisset, 21 floréal an III. (Autographes de COSTE. Bibl. lyonnaise, II, 15863.)

[7] En thermidor au III, il déclarait et rappelait à la Convention qu'il avait été sollicité de se rendre à Lyon. Plusieurs de mes collègues, ajouta-t-il, savent que la faiblesse de ma santé m'a empêché d'accepter cette mission. (Réflexions du citoyen Fouché.)

[8] J. CLARETIE, Les derniers Montagnards.

[9] C'est la brochure Du système de dépopulation, ou la vie et les crimes de Carrier... An III, in-8° de 194 pages.

[10] Babeuf l'envoya à Fouché, qui devait la soumettre à Tallien. FLEURY, BABEUF, p. 25.

[11] Séance du 10 pluviôse an III ; Moniteur, XXIII, 327.

[12] Séance du 10 pluviôse an III ; Moniteur, XXIII, 327

[13] A. N., F7 4218. ESPINAR, BABEUF, p. 237.

[14] Babeuf à Fouché, 19 germinal an III ; ADVIELLE, BABEUF, Appendice.

[15] Séance du 13 germinal an III ; Moniteur, XXIV, 154.

[16] Il avait déjà répondu à la fin de 1794 aux attaques de Nevers par une lettre de défense (Bull. d'autogr., juillet 1895. n° 264).

[17] Fouché au rédacteur du Moniteur, Germinal an III, XXIV, 178.

[18] Défense de Collot d'Herbois. Cf. aussi THIBAUDEAU, t. I, qui dit que la proscription de Collot parut une satisfaction suffisante aux revendications lyonnaises.

[19] Pétition des citoyens de Nevers. A Nevers, an II, et in extenso dans MARTEL, I, 240.

[20] Procès-verbaux de la Convention, 24 prairial an III ; A. N., C 251, 265. Moniteur, XXIV, 675.

[21] Pétition des citoyens de Moulins, in extenso dans MARTEL, I, 236 ; Procès-verbaux de la Convention, A. N., C. 251, 205 ; CLAUDON, Journal d'un bourgeois de Moulins, 12 prairial.

[22] Procès-verbaux de la Convention, 28 prairial an III ; A. N., C 251, 265.

[23] Les habitants de Clamecy contre Fouché de Nantes, 22 messidor an III, A. N., D III, 347.

[24] Un mot de Fouché sur la dénonciation déposée contre lui, Paris, 1795. — Réflexions de Fouché sur les calomnies répandues contre lui, prairial an III.

[25] Joseph Fouché à sa sœur, 27 floréal an III ; CAILLÉ, 2e lettre.

[26] Fouché à Barras, 9 thermidor an IV ; autogr. gracieusement communiqué per M. Noël Charavay.

[27] Joseph Fouché à sa sœur, 27 floréal ; CAILLÉ, 2e lettre.

[28] PELTIER, Lettres sur Paris, Londres, 1795.

[29] Discours de Merlinot à la séance du 22 thermidor an III, Moniteur, XXV, 453.

[30] HYDE DE NEUVILLE, I, 126.

[31] Fouché à un des soixante-treize représentants rentrés ; Matériaux pour servir, etc., p. 109-116.

[32] Séance du 22 thermidor an III, Moniteur, XXV, 453.

[33] Séance du 22 thermidor an III, Moniteur, XXV, 453.

[34] Procès-verbaux, 22 thermidor an III ; A. N., C 251, 265.

[35] Première lettre de Fouché de Nantes à la Convention, 25 thermidor an III (Bibl. nat., Lb11 3513).

[36] Défense ou réflexions du citoyen Fouché de Nantes (Bibl. nat., Le 39282).

[37] Procès-verbaux, 20 fructidor an III ; A. N., C 251, 265.

[38] BARRAS, Mém., I, 305, 307 ; Mém. FOUCHÉ, I, 27.

[39] Séance du 4 brumaire an IV ; Moniteur, XXVI, 345, 347.