FOUCHÉ (1759-1820)

PREMIÈRE PARTIE. — FOUCHÉ DE NANTES (1759-1799)

 

CHAPITRE III. — LES MISSIONS. - CONTRE LA VENDÉE.

 

 

Les missions de Fouché. — Férocité affectée, modération secrète. — Le programme de la Révolution intégrale ; jacobinisme, athéisme et communisme. — Mission à Nantes. — Le premier soulèvement de la Vendée. — Fouché dans la Mayenne. Il arrive à Nantes, y organise la défense, tente de désorganiser l'insurrection, veut frapper à Nantes le modérantisme. — Il est rappelé à Paris. — Courte réapparition à la Convention. — Fouché commissaire dans les départements du Centre et de l'Ouest. — Fouché à Troyes mystification patriotique : il envoie au feu les Jacobins de l'Aube. — Il se rend à Dijon : son jacobinisme s'exaspère. Il terrorise la Côte-d'Or. — La mission de Fouché change de caractère : le commissaire devient proconsul. — Il se tourne vers Lyon.

 

Transfuge du sanctuaire, conventionnel régicide, bien d'autres le lurent, que l'opinion publique a ménagés, pour lesquels l'histoire impartiale s'est montrée indulgente, bienveillante même. Ce qui perd Fouché, ce sont les missions de 1793. De fait, au milieu des cent représentants en mission, le député de Nantes se distingua par une rare exagération de déclamation qui, destinée à le sauver du reproche de modérantisme, a quelque peu donné !c change aux historiens. A lire sa correspondance avec la Convention et le Comité de salut public, on reste réellement stupéfait, terrifié, celui surtout qui sait ce qu'il était au fond, ce qu'il devait être. Écrites par quelque fou furieux comme Carrier, ces lettres feraient horreur sans étonner. Mais Fouché ! cet homme froid, sceptique, caustique, bienveillant et habile. Le masque est abominable, mais c'est un masque. Ses lettres écrites de Lyon surtout sont, nous le verrons, littéralement épouvantables de férocité froide : la littérature des proconsuls en mission n'en fournit guère (l'aussi révoltantes. — Le représentant de Nantes v apparait comme un bourreau grisé du sang qu'il répand. Les mitraillades de Lyon, les exécutions de la place des Terreaux, et le compte rendu qui en est fait ! Les déclarations d'un humanitarisme attendri servant de trémolos aux détonations qui couchent d'un seul coup de mitraille cent, deux cents, cinq cents condamnés ! Proscriptions, emprisonnements, gueules de canon crachant la mort, échafaud inondé de sang ! Par-dessus tout cela à Nevers surtout et à Moulins, à Lyon aussi dans les premières semaines, des profanations vraiment odieuses, des déclamations antireligieuses dont nous avons déjà donné un avant-goût, mais qui s'exaspèrent, se condensent en corps de doctrines, ne sont plus seulement les opinions exacerbées d'un représentant parlant en son nom, mais les scandaleuses théories d'un délégué de la Convention. Voilà ce que révèle la correspondance du représentant en mission. Seulement, quand après l'avoir lue, cette compromettante correspondance, et les jugements qu'elle a suggérés, on recourt aux faits, on reste stupéfait de la disproportion qui existe entre les paroles et les actes, si grande qu'on se demande si les unes n'étaient pas d'autant plus violentes, d'autant plus féroces, que les actions du représentant en mission étaient plus modérées. Lorsqu'on passe des lettres de Fouché aux accusations qui en 1794 fondirent sur la Convention de toutes parts, Nevers, Moulins, Clamecy, Lyon, on croit rêver. A cet homme que nous voyons rouge de sang, ivre d'une sombre rage de destruction et de sacrilège, que reproche-t-on ? Ici une arrestation arbitraire ! là d'avoir levé des taxes irrégulières ! plus loin d'avoir enrichi un ami, d'avoir prêché l'athéisme, d'avoir menacé de l'échafaud quiconque s'opposerait à ses arrêtés, d'avoir exposé au pilori un homme qui avait refusé de payer les taxes, d'avoir maintenu en prison vingt citoyens innocents, d'avoir autorisé les visites domiciliaires, et ces accusations sont formulées en pleine réaction par des gens que sa tyrannie a exaspérés et qui veulent se venger, par des ennemis mortels que poussent ses adversaires de la Convention. Et lorsque le représentant veut plaider pro domo, il n'a qu'à se défendre de l'établissement des taxes arbitraires, des accusations de débauche et de concussion. A Lyon même, ce dont on l'accuse, c'est d'avoir organisé les tribunaux et commissions révolutionnaires qui envoyèrent à l'échafaud et à la mitraille des milliers de victimes. Or, à bien examiner la situation vraie, on voit qu'il les a organisés de concert avec Collot d'Herbois, le représentant prépondérant, membre du Comité de salut public, possesseur de sa pensée, inspirateur des mesures extrêmes. Laissé seul à Lyon, Fouché désorganisera, abolira, bientôt châtiera comités, commissions, tribunaux jusqu'à être inculpé par le parti robespierriste de modérantisme, accusé d'opprimer les patriotes. Les grands actes de férocité sont de Lyon : Collot y règne plus que Fouché, et quand il le peut, le Nantais glisse dans tel tribunal tel personnage à lui qui se trouve le plus indulgent : quand il le peut, il sauve, rassure, pacifie[1]. A Nantes, à Nevers, à Moulins il ne dresse pas d'échafauds. A Troyes, il s'acquiert la reconnaissance du parti modéré[2]. Alors ?

Alors il faut croire l'auteur de ses Mémoires, admettre son plaidoyer non comme une excuse, mais comme une plausible explication lorsqu'il affirme qu'il mitigea dans les missions où il était seul la rigueur des décrets conventionnels, que moins heureux dans ses missions en commissariat collectif par la raison que la décision des affaires ne pouvait plus appartenir à sa seule volonté, il peut proclamer qu'on trouvera bien moins dans ses missions d'actions blâmables à relever que de ces phrases banales dans le langage du temps et qui, dans des temps plus calmes, inspirent encore une sorte d'effroi, langage alors consacré et officiel[3].

Le fait est que toute sa correspondance, ses arrêtés mêmes nous paraissent un paravent brillant derrière lequel Fouché cache son manque absolu, au fond, d'ardeur démagogique. Il sait que Robespierre le guette au Comité de salut public, il ne veut pas donner prise au terrible reproche de modérantisme et se drape dans un civisme dont l'outrance même fait froncer le sourcil à l'Incorruptible. Et puis il s'est, en théorie, engagé dans une voie qu'il faut suivre. Il est du groupe exagéré, en a pris les idées, entend les défendre, puisque Hébert, Chaumette, Bousin, Collot, Billaud, tiennent le pouvoir sous leur influence ; car c'est le caractère persistant de Fouché : il est l'homme de la faction victorieuse, et la faction victorieuse pendant l'été et l'automne de 1793, c'est la faction hébertiste : Hébert fait trembler Robespierre, se trouve maître de l'opinion révolutionnaire, grâce à son Père Duchesne, qui se tire parfois à 600.000 exemplaires ; Chaumette fait célébrer le culte de la Raison en pleine église Notre-Dame, Ronsin commande l'armée révolutionnaire, Bouchotte est ministre de la guerre un peu plus tard même, à la fin de 1793, au commencement de 1793 encore, Collot et Billaud contrebalancent au Comité l'influence de Robespierre et de Couthon. Et, fort de ces garanties de protection, l'homme des circonstances se révèle soudain le théoricien le plus osé du parti, donnant des leçons de jacobinisme à Hébert, d'athéisme à Chaumette, de communisme à la Commune de Paris[4].

Il serait en effet intéressant, avant de suivre Fouché dans ses missions, d'essayer de dégager du fatras de ses lettres et arrêtés la doctrine révolutionnaire de cet homme qui devait apparaître un jour par excellence le ministre de l'ordre établi. C'est tout d'abord un jacobinisme absolu et tranchant, le culte du principe, affiché au lendemain de la mort du roi. Les principes ne sont-ils pas pour nous le signe certain de tout ce qui est bien et de tout ce qui est bon ? Si vous les violez sur un point, quel sera le terme où vous vous arrêterez ? Ce jacobinisme lui inspire, par haine sans doute des idées girondines en province, une certaine défiance de l'appel au peuple tellement incompatible avec la durée de notre République qu'il suffit de l'abandonner à sa propre destinée pour la voir se diviser et se perdre dans les troubles de l'anarchie. Les mesures contre les émigrés doivent être aggravées (rapport à la Convention du 10 mars 1793), la confiscation de leurs biens confiée aux administrations locales (Nantes, 18 avril). Le personnel modéré girondin doit être soigneusement épuré (tentative à Nantes le 15 avril, lettre sur la Côte-d'Or le 9 août, etc.). On doit créer de nouvelles catégories de suspects (avril 93), car la loi veut que les hommes suspects soient séparés du commerce social (25 août 93), et dans ces suspects il faut entendre tous les modérés, car le modérantisme étant plus perfide que l'exaltation (23 mars), c'est contre les modérés que la révolution est encore à faire (lettre aux Nantais, 1er février 93), et c'est à travers le corps des suspects de timidité qu'il faut passer la baïonnette (proclamation d'avril 93). La terreur doit donc être organisée par l'établissement d'un tribunal révolutionnaire ambulant dans chaque département dont les commissaires de la Convention nommeraient les juges (proposition du 21 mars 93), par l'organisation de la garde nationale forcée et de l'armée révolutionnaire (2 avril 93). Vis-à-vis de l'armée il entend qu'on favorise les dénonciations des soldats contre les chefs suspects (Nantes, 27 mars 93). Enfin ces mesures jacobines seront complétées par l'organisation d'un enseignement d'État destiné à perpétuer contre le préjugé et la superstition les principes de la Révolution (réflexions de juin 93). En réalité l'originalité du système n'est pas là : ce ne sont que les principaux articles d'un credo jacobin que les représentants en mission auraient tous signé. A côté du jacobinisme politique, deux autres doctrines plus originales : l'athéisme officiel en matière religieuse, et, en matière sociale, une sorte de communisme de circonstance, précis dans ses formules encore que vague dans la conception générale. Nous avons déjà eu l'occasion de parler des idées religieuses ou plutôt antireligieuses du représentant de Nantes : guerre aux prêtres hostiles à la Révolution, défiance vis-à-vis de ceux qui feignent d'y adhérer, abolition de tout enseignement religieux, destruction des religions, subversives de toute morale. La constitution civile ne lui parait pas plus respectable que tout autre acte réglant des relations quelconques de l'Église et de l'État : tantôt il semble cependant s'y résigner, se contentant de réclamer et d'imposer l'abolition du célibat des prêtres (Nevers, 25 septembre 1793), l'interdiction de tout acte extérieur du culte (9 octobre 1773), et autres mesures simplement vexatoires ; tantôt aussi il va plus loin, ordonnant la désaffectation des églises au profit du culte de la Raison, de la Morale, de la République, de Brutus, de Chalier (Nevers, septembre 93 ; Lyon, 26 brumaire an II), en ordonnant, en présidant la célébration, établissant en ternies péremptoires le dogme de la non-immortalité de l'âme, car la religion dont il est ici le prêtre a son dieu, ses saints, ses pratiques et ses dogmes. Nous aurons lieu d'y revenir. Dès l'automne de 1793, Fouché semble s'arrêter à ce système de l'athéisme et du matérialisme officiels, mais nous n'avons pas besoin de rappeler qu'il était en germe dans ses déclarations de juin 1793. Chaumette le suivra plus qu'il ne l'inspirera. En matière sociale il flotte plus ; cependant sa grande théorie est celle du droit de tous au bonheur. Les citoyens ont un droit égal aux avantages de la société. (Lyon, 19 brumaire an II.) La conséquence est que la Révolution n'est pas faite, reste à consommer suivant la formule inscrite par Marat en tête de l'Ami du peuple : Ut redeat miseris, abeat fortuna superbis. La République doit devenir sociale : Il ne faut pas que l'orgueilleux bourgeois se préfère à l'utile ouvrier (lettre aux Nantais, 1er février 1793). Il faut à toute force, diront Collot et Fouché à Lyon, empêcher que la bourgeoisie capitaliste se substitue simplement à l'aristocratie nobiliaire, et pour empêcher la formation de toute caste privilégiée, il faut consommer la Révolution intégrale[5]. On peut espérer encore que les riches consommeront par la générosité une révolution que la nature des choses doit nécessairement amener (Clamecy, août 1793) ; mais comme on ne peut se fier à cette générosité, il faut prendre les mesures provisoirement nécessaires. Comme les vieillards, enfants et orphelins ont droit à la subsistance, ils seront logés et nourris par chaque canton (Lyon, 19 brumaire an II). Bien plus, comme la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'existence à ceux qui sont hors d'état de travailler, il faut lever à leur profit dans chaque canton une taxe proportionnée au nombre des indigents (Clamecy, 19 septembre) ; car si le superflu des riches n'est pas employé à soulager le fléau de l'indigence, la République a le droit de s'en emparer pour une autre destination (Clamecy, août 93). La société, toujours représentée par l'administration cantonale, doit fournir obligatoirement du travail à tout ouvrier (Lyon, 19 brumaire an II). Les fruits des terres en jachère seront à ceux qui les sèmeront et emblaveront (Clamecy, septembre 93). Enfin le prix du pain sera uniformément fixé à 3 sols la livre, le pain sera le même pour tous, le pain de l'égalité (Clamecy, 26 septembre 93 ; Lyon, 19 brumaire an II). L'égalisation des fortunes sera poursuivie, car il suffit aux républicains de 40 écus de rente (Nantes, avril 93). On révisera les fortunes mal acquises (Clamecy, 26 septembre 93), on établira l'impôt progressif (Nantes, 2 mai 1793) : en attendant, à Lyon, celui qui aura 10.000 livres de rente payera 30.000 livres — à peu près le sixième du capital — (Lyon, 26 brumaire), et le reste à l'avenant.

On voit quelle incohérence règne dans le système, si système il y a. Mais à travers ce socialisme sentimental ou ces mesures de circonstance, on discerne plus qu'un simple essai démagogique, l'embryon de certaines idées communistes. Celles-ci frappent assez les esprits pour que, tandis que les représentants du Sud-Ouest s'emparent des théories religieuses de Fouché, la Commune de Paris adopte certaines de ses idées sociales.

Certes, lorsqu'en mars 1793 Fouché était envoyé en mission dans l'Ouest, il n'était d'aucune façon chargé d'appliquer ni même de propager un programme politique, religieux et social. Lui-même eût été sans doute embarrassé de le formuler alors. Ses idées se développèrent, s'inspirant des circonstances, se tempérant ou s'exaltant suivant les mouvements de la Révolution et les exigences de la situation. Mais ce programme général d'une révolution intégrale conçu et développé pendant ses treize mois de mission était cependant en germe dans ce cerveau, et s'il ne s'y précisait pas encore en ces formules retentissantes qui firent l'effroi des populations provinciales et l'admiration de la Commune de Paris, il était en substance dans la volonté énergique d'être... ou de paraitre toujours à l'avant-garde du parti révolutionnaire si soudainement et si complètement adopté par lui au lendemain du vote régicide. C'était dans ces dispositions que, le 15 mars, le nouvel ami de Marat et d'Hébert quittait Paris, envoyé en mission dans la Loire-Inférieure[6].

Cette mission n'avait, d'ailleurs, qu'un caractère et qu'un but très nets. Depuis trois mois, la guerre civile couvait en Anjou et en Bretagne ; nous n'avons pas à rappeler ici dans quelles circonstances elle éclata. Le 14 mars, la révolte se déclarait à Saint-Florent, où Cathelineau enrôlait les gars : le lendemain, le chef vendéen marchait sur Chenillé, mettant cinq cents républicains en déroute, et ce jour-là même une sortie offensive de la garde nationale de Nantes avait été malheureuse. La contre-révolution royaliste et catholique grondait aux portes mêmes de cette grande ville, dont l'occupation par Cathelineau eût assuré à tout jamais les communications entre les deux provinces hostiles, l'Anjou et la Bretagne, par la Vendée. Du 13 au 17, les royalistes, campés en forces devant Nantes, menacèrent, bloquèrent la ville. L'émoi fut général à

Nantes, à Rennes, à Paris. La Convention n'avait pas attendu que les nouvelles fussent mauvaises : la fermentation de l'Ouest était extrême dès la fin de février ; le 15 mars, en conséquence, des représentants étaient envoyés dans les départements bretons pour aviser aux mesures à prendre, d'ordre moral comme (l'ordre matériel, surveiller les administrations et es généraux, au besoin les changer, relever les esprits abattus et calmer les surexcités, électriser tous les courages. Fouché se fit désigner pour le département de la Loire-Inférieure[7]. Chose curieuse, cet homme qui allait essayer d'écraser dans l'œuf la redoutable insurrection devait plus tard en voir et en réprimer les derniers efforts en de bien autres circonstances, ministre de la police du Directoire et du Consulat. en poursuivre les restes sous l'Empire, en étouffer la résurrection pendant les Cent-jours et pendant la seconde Restauration même, comme ministre de Louis XVIII. Ces rapprochements font l'intérêt de cette étrange destinée.

Sa mission l'amenait d'abord en Mayenne. Il y arriva le 17 et y séjourna quatre jours, y distribuant le blâme et l'éloge aux administrations, aux gardes nationales, les excitant à venger sur les aristocrates et les prêtres, chassés de leurs repaires, la persécution que subissaient les patriotes. Avant de quitter le département, il réclamait à la Convention l'envoi d'agents militaires et de fusils dans le Maine : il conseillait aussi la création d'un tribunal révolutionnaire[8]. Du reste, toujours acharné contre le clergé, il dénonçait la scandaleuse impunité dont il jouissait. Il avait hâte de gagner Nantes, d'où les nouvelles arrivaient alarmantes. Il partit le 20, mais se heurta le 21 aux premières bandes d'insurgés entre Rennes et Nantes. Très effrayé, il rétrograda précipitamment sur Rennes on son collègue Villers qui lui était adjoint pour cette mission, était resté malade. Il y retrouvait, du reste, une sorte de petit congrès de représentants : Guemeur, envoyé dans le Morbihan et dans le Finistère, Sevestre, dans les Côtes-du-Nord et l'Ille-et-Vilaine, et Billaud-Varennes s'y trouvaient réunis. Il se tint là un véritable conseil entre les cinq représentants, le 22 mars ; le résultat de cette délibération était que la situation se trouvait grave. De fait, deux mille hommes à peine gardaient tout l'Ouest ; seule la garde nationale pouvait préserver les villes d'un coup de main. Le général La Bourdonnaie, qui commandait les côtes, n'avait pas d'armée sérieuse. Et d'heure en heure l'insurrection grandissait : les petites troupes de révoltés pullulaient, Cathelineau, Stofflet, Gaston Bourdic, Sapinaud, mais pas un grand chef à attaquer, pas une tête à frapper. Il fallait que la Convention s'émût, envoyât des troupes. Ce ne sont point de simples émeutes locales et faciles à dissiper, écrivaient les cinq commissaires le 23, encore sous le coup de ses nouvelles, mais presque la totalité des campagnes marchant en ordre de bataille, conduits par des chefs habiles, avant quelques armes à feu et des munitions et se présentant pour attaquer les villes et les massacrer... Le drapeau blanc souille de nouveau le territoire français, la cocarde blanche y est arborée ; partout les grandes routes sont interceptées et les villes investies ; il ne se passe pas un seul jour sans que le sang coule dans différents combats ou par des surprises ou par des massacres... Cette contrée se trouve aujourd'hui en contre-révolution ouverte. Les représentants en mission dénonçaient la complicité de l'Anglais, celle du parti modérantiste et des autorités existantes : ils réclamaient l'envoi de cinq à six mille hommes et des mesures contre la faiblesse des autorités[9].

C'était l'idée de cette épuration nécessaire à son sens qui précipitait ver, Nantes l'ancien député modéré. Le 25, le général La Bourdonnaie ayant dégagé la route, Fouché en profita, courut à Nantes, y arriva le lendemain. Mais il dut reconnaître dès son arrivée que l'administration girondine avait fait preuve d'un civisme qui le désarmait. Il renonça pour l'instant à s'occuper des réformes intérieures : Nantes était menacé d'un siège en règle, et les côtes près d'être occupées par les brigands. Dès le 27, allant au plus pressé, le représentant formait et envoyait un corps de mille soldats an secours de Paimbœuf, requérait les commandants de frégates, d'avisos et de corvettes eu station à Maindrin d'y rester jusqu'à la délivrance des côtes[10]. Le même jour, il lançait une proclamation retentissante à ses concitoyens : Républicains, la liberté est menacée de tous les dangers : le sang de nos frères coule au milieu de nos cités, les plus vertueux expirent sous le fer des brigands : la patrie vous appelle à la venger, et interpellant les fiers Nantais, braves soldats de la liberté, il essayait de les effrayer par la perspective des supplices réservés aux républicains de toutes nuances et de les mettre en garde contre les conseils des pusillanimes et des modérés. Il promettait que la République prendrait soin de leurs pères infirmes, de leurs femmes et de leurs enfants, les laissant ainsi libres (le voler à sa défense. Les mesures suivaient avec réquisition au directoire du département de les exécuter pour le salut public : ordre à tous les fonctionnaires de mettre en arrestation tout homme non décoré de la cocarde tricolore ; ordre de déclarer en état de rébellion et de traiter comme tels toutes les villes, bourgs, hameaux, qui n'auront pas arboré le drapeau tricolore ; ordre de déclarer suspecte toute personne qui ne marchera pas au premier ordre qu'elle recevra ; ordre d'organiser et de maintenir en permanence la garde nationale, indemnisée aux frais du département des sacrifices faits pour l'exécution du devoir civique ; ordre de maintenir une discipline exacte par des peines sévères contre tout manquement ; promesse de récompense à quiconque dévoilera un complot ; ordre de dénoncer les fonctionnaires suspects ; et le proconsul ajoutait : Les spectacles seront fermés jusqu'à ce que le sang de nos frères ait cessé de couler[11].

C'était la terreur organisée à Nantes, pesant lourdement sur la ville. Le représentant l'augmentait par ses déclarations violentes. Il parut au club jacobin de Vincent la Montagne, préféré à l'ancienne Société de Fouché, au club modéré des Amis de la Constitution — club de la Halle — : Il ne faut aux républicains que du fer, du pain et quarante écus de rente, s'écriait le futur châtelain de Ferrières. Vous avez la guerre de brigands à vos portes. Eh bien, serrez les rangs, et si vous y aperceviez ces hommes timides et lâches, que l'arme des républicains, la baïonnette, leur passe sur-le-champ à travers le corps. C'était encore au club qu'il accablait de ses outrages et de ses menaces les prêtres hypocrites et jouisseurs[12].

Nantes n'avait pas besoin de pareilles excitations : son civisme était assez grand. Le 3 avril, les deux représentants, car Villers avait rejoint Fouché, louaient son ardeur patriotique. Ils annonçaient d'autre part que le général La Bourdonnaie avait forcé les brigands à évacuer Guérande, le Croisic, la Roche-Bernard, débloquant ainsi Nantes.

L'organisation de la garde nationale était le grand souci des représentants : une proclamation du 2 avril lui recommandait le respect des propriétés et la discipline la plus exacte vis-à-vis de ses chefs, ajoutant néanmoins que le soldat devait dénoncer ceux qui lui sembleraient suspects. La proclamation. se terminait par les phrases civiques de circonstance : Jurons d'anéantir les brigands avant de mettre bas les armes ou de nous ensevelir sous les ruines de la République. En attendant, Fouché, qui n'avait jamais songé à s'ensevelir sous les ruines de quelque régime que ce fût, entendait pourvoir autrement que par des phrases à la défense de la République. Un règlement sévère organisait la garde nationale dans l'esprit que faisait prévoir la proclamation.

Naturellement le civisme du représentant se sentait autant de défiance contre l'armée régulière et ses chefs que de confiance dans la garde nationale. Du côté de l'état-major, à l'entendre, tout allait mal, la lenteur des généraux l'exaspérait. Pour leur donner un avertissement salutaire, il annonçait lui-même solennellement et flétrissait en termes violents devant la garde nationale l'abominable trahison de Dumouriez[13].

En attendant que garde nationale et armée régulière pussent commencer la campagne, on essayait de diminuer les insurgés en les divisant. Tandis que le proconsul confisquait les biens des émigrés et des nobles révoltés, il tentait d'en séparer les campagnes. Les ennemis de la patrie, écrivait Fouché le 12 avril dans une proclamation aux paysans de la Loire-Inférieure, ont réussi à vous égarer sur vos intérêts les plus chers, sur les droits que vous avez reçus de la nature. Ils veulent vous empêcher d'en jouir parce qu'ils seraient obligés d'en partager avec vous les douceurs. Comme il leur faut des esclaves pour être heureux, ils ne négligent rien Pour vous rendre sourds à la voix de la liberté et vous faire refuser fous les bienfaits dont elle veut vous combler. Non, une révolution qui semble n'être faite que pour vous ne trouvera pas en vous-mêmes ses plus cruels ennemis. Vous ne serez pas plus longtemps victimes du fanatisme des prêtres et de la tyrannie des despotes. Il flétrissait en termes violents l'hypocrisie des prêtres qui consentiraient à transiger sur la religion si la patrie leur rendait les biens dont ils jouissaient, et signalait aux insurgés les peines terribles auxquelles ils s'exposaient, promettant à tous pardon et oubli, s'ils livraient leurs armes, rentraient chez eux et dénonçaient les traîtres qui les avaient séduits. La tête des chefs était mise fi prix : six mille francs à qui en apporterait une[14].

Ces appels à la trahison ne réussissant pas, il fallait agir martialement. La lutte s'engage : l'actif représentant en est faine, tient les généraux sous ses ordres, car Beysser tremble depuis que Fouché lui a montré son mécontentement : il loi rend compte des opérations, se décerne des satisfécits : Nos affaires, écrit à l'ex-principal du collège le général terrorisé, nos affaires marchent à merveille : les troupes que je coin mande se sont présentées avec intrépidité. Machecoul attaqué a été évacué par les brigands après deux heures de résistance. Le jury militaire a fait trancher la tête à deux brigands. Il promettait de multiplier exécutions capitales et fusillades. Mes frères d'armes, ajoutait-il enfin pour tranquilliser le représentant sur le civisme de l'armée, ont de la confiance, du courage, et veulent comme moi que la tranquillité se rétablisse[15].

Fouché cependant portait ailleurs son ardeur et ses défiances. La garde nationale était organisée, l'armée régulière se soumettait docilement à la direction conventionnelle, les brigands semblaient momentanément éloignés de Nantes. Le représentant s'était alors retourné vers la cité girondine et méditait d'autres mesures, cette fois contre ces fonctionnaires qui n'ont pas reçu de certificats de civisme[16]. Il fallait épurer. Il échoua à cette tâche. Il put organiser à Nantes le tribunal révolutionnaire, y installer comme président un ami, y traduire quelques suspects, mais l'opinion se soulevait ; on protestait vivement près de la Convention. La Gironde n'avait pas encore succombé : les plaintes durent être accueillies, car le représentant exaspéré récriminait violemment contre ses accusateurs. On avait effrayé les riches et les propriétaires. Prêcher le système le plus équitable, de l'impôt progressif, disait-il dans une proclamation, le 3 mai, dire que celui qui n'a rien doit être pourvu, que celui qui n'a que le nécessaire le conserve en entier et que le superflu de l'opulent doit seul supporter les charges de la République, c'est être, aux yeux de certains esprits bornés ou méchants, l'apôtre de la loi agraire. Il répondait aux récriminations de Nantes contre la population de Paris en en faisant un éloge audacieux : Républicains, la ville de Paris n'a commis d'autre crime que d'agir par le peuple, de penser que tout doit être fait par le peuple, de croire à sa vertu et à ses mœurs, d'avoir armé son bras pour la défense de ses droits et d'avoir juré une haine éternelle à tons ceux qui ne le calomnient que pour avoir le prétexte de le gouverner et de l'opprimer. Puisse l'enthousiasme de la liberté, puisse l'amour des hommes embraser toutes vos âmes, nous aurons bientôt l'établissement de l'ordre avec la liberté.

Cette aigre sortie était l'adieu de Fouché à sa ville natale. Sa présence y était devenue odieuse, impossible. Ville conservatrice, ville religieuse, ville girondine, Nantes prenait horreur de cet homme qui, non content d'avoir trahi son mandat de député, venait braver et opprimer l'opinion publique, menacer es riches dans leur fortune, les prêtres dans leur influence, les fonctionnaires dans leur situation, tous dans leur liberté. Le proconsul prit le premier prétexte pour quitter la ville : Beysser était battu, manquait de troupes : il promit de lui en aller chercher, et précipitamment regagna Paris, non sans rancune contre ses anciens amis du parti négotiantiste, et rancune dangereuse, s'il est vrai qu'il contribua plus que personne à lancer Carrier sur Nantes, aimable don d'un député à ses électeurs.

***

Il rentra, à la fois irrité de cet échec et fort gonflé de son importance, dans les premiers jours de mai. Il trouva la Convention en pleines luttes intérieures et dans un état d'indescriptible surexcitation. La lutte était engagée entre Brissot, Vergniaud, la Gironde entière, et Robespierre. Sur les bancs où le proconsul en retraite venait de se rasseoir, on n'entendait que les cris de haine contre ses anciens amis du côté droit. La lutte était indécise, mais la Gironde manœuvrait mal, en conservateurs, en libéraux et aussi en gens entiers, absolus, entêtés dans leurs rancunes, leurs préjugés, leurs antipathies. Comme Danton, Fauché, qui les connaissait bien, pouvait prédire à brève échéance leur chute certaine. Il s'en séparait plus que jamais par ses déclarations, livrant à cette époque à la publicité son fameux factum sur l'instruction publique qui le classait parmi les violents de la Montagne... Reste de pudeur ou suprême scrupule de prudence, l'ancien ami des Girondins se trouvait cependant mal à l'aise en ce conflit aigu, d'autant que Robespierre, momentanément le chef de toutes les gauches, continuait à lui tenir rigueur. Il affecta de se désintéresser, de s'absorber dans sa tâche toute patriotique, faisant démarche sur démarche pour obtenir l'envoi de troupes dans l'Ouest, et tout à coup, ayant trouvé là un excellent prétexte à s'éloigner des Tuileries, se faisait décerner la tâche en apparence toute civique d'aller en province provoquer ou activer la levée des volontaires destinés à combattre la Vendée. Le 27 juin il obtint, sous le titre de commissaire de la Convention dans les départements de l'Ouest et du Centre, cette prestigieuse mission républicaine. Il était avec trois de ses collègues chargé de requérir les citoyens à prendre les armes contre les rebelles de la Vendée et à se rendre au lieu de rassemblement qu'ils indiqueront. Cette mission, en apparence d'ordre purement militaire, leur donnait les pouvoirs des représentants envoyés près des armées. Comme la défense de l'Ouest restait le but de leurs travaux, ils devaient être constamment en correspondance avec les représentants restés en permanence à Nantes ou à Rennes, avec ceux aussi qui suivaient en Bretagne et en Vendée les troupes levées par eux et enfin avec les généraux qui commandaient dans les pays insurgés[17].

En réalisé la mission donnait aux représentants des pouvoirs illimités quant aux régions où elle devait s'exercer et quant aux objets sur lesquels ces pouvoirs s'étendaient. Le titre de commissaire dans l'Ouest et le Centre devait permettre A celui qui en était revêtu de promener un proconsulat sans règles ni limites à travers les départements qu'il lui plairait de se faire désigner. Il devait par exemple mener Fouché à Troyes, Dijon, Nevers et Lyon, fort loin des champs de bataille où Cathelineau et Stofflet attendaient les troupes de la nation.

De fait, c'était leur tourner le dos que de se rendre dam l'Aube où la Convention l'envoyait[18]. L'ardeur révolutionnaire n'y était pas grande, partant les enrôlements peu nombreux : deux compagnies, et c'était tout. Le parti révolutionnaire local, en rejetant la faute sur la tiédeur républicaine Je administrations locales, menait grand tapage contre elles et par la bouche de la Société populaire menaçait les riches, les bourgeois et les administrateurs. Ceux-ci mouraient de peur, redoutant fort que le représentant n'appuyât ce parti de désordre et d'anarchie. Aussi Fut-ce en tremblant qu'ils le virent arriver le 28 juin, accompagné d'un délégué de Nantes, Pointel. Il fut assailli par les plaintes et les récriminations : le parti jacobin demandait des destitutions, des arrestations : les administrateurs déclaraient qu'on ne pouvait gouverner avec cette tourbe d'ouvriers oisifs, excités par la Société populaire contre tout élément d'ordre et de gouvernement. Ils n'avaient pas affaire à un Carrier ou à un Le Bon. Le souple et spirituel Nantais songeait à contenter les uns et les autres par nue de ces mystifications qui cadraient si bien avec sou caractère, satisfaisant ses instincts gouvernementaux sans desservir sa réputation d'ardent jacobin. Aux représentations des autorités il hausse les épaules. Demain vous serez débarrassés de cette canaille. Faites circuler que j'assisterai ce soir à la séance de la Société populaire[19].

Dans la journée, une proclamation enflammée du représentant fut publiée à Troyes. Il excitait les habitants de l'Aube par le tableau du civisme parisien. Il était convaincu que, forts de cet exemple, les citoyens de l'Aube allaient voler au secours des Nantais menacés par les brigands de Vendée[20].

Le représentant parut le soir devant une foule énorme à la Société populaire où sa présence causait une terrible agitation. Il y proclama la Constitution républicaine, l'y fit acclamer, demanda que la Société changeât son nom de Club des Amis de la Liberté en Club des Amis de la Constitution[21]. Puis, dans une harangue enflammée, il flétrit les misérables qui, pour paralyser le zèle du peuple souverain ou donner une mauvaise direction à son élan patriotique, le portaient à déchirer le sein de la patrie en appelant la guerre civile. Je m'aperçois que des émissaires de Pitt et de Cobourg se sont introduits dans cette ville : ils ont cru, les insensés, qu'ils égareraient facilement les Champenois dont ils redoutent le courage. Déjouons leurs intrigues, formons sous leurs yeux un bataillon qui ne tardera pas à rappeler le courage et les beaux faits d'armes du brave régiment de Champagne, la gloire des armées françaises. Demain, à la pointe du jour, je serai sur la promenade publique à la tête des autorités, et nous inscrirons les hommes de bonne volonté... Passé neuf heures, personne ne pourra se faire inscrire, vous choisirez vos officiers, la solde sera payée jusqu'à Paris. Avant midi vous serez en route pour aller rejoindre vos frères de Vendée. Nous nous occuperons pendant la nuit des moyens d'assurer l'existence de vos familles pendant votre absence, et des mesures seront prises pour qu'à son retour chacun de vous trouve ici l'honnête aisance suffisante pour un républicain et que la patrie doit au soldat... Faites vos dispositions. Je lève la séance pour vous laisser le temps ; je vous attends demain[22]. L'enthousiasme fut extrême : les magistrats seuls pouvaient pressentir la mystification qui se préparait. Dès le 30 juin au matin, Fouché enrôlait, inscrivait quatre cents recrues, dont cent soixante des plus turbulents étaient choisis avec force compliments civiques pour partir immédiatement. Avant midi ils étaient en route pour Paris. Le représentant entendait ne pas laisser refroidir un pareil zèle : il savait quel rôle joue la mise en scène dans les révolutions ; il paraissait sur le mail ceint de l'écharpe, coiffé du chapeau à plumes rouges des représentants en mission. Un jour, il mettait lui-même le feu à une pièce d'artillerie pour manifester la joie du peuple, et après cet exorde inusité, debout, au pied des arbres, il jouait le tribun, parlait d'abondance, dépeignant dans un langage, enflammé les malheurs de la guerre civile dans l'Ouest, et le sort dont la Vendée républicaine était menacée. Il y eut une nouvelle poussée ; les administrateurs voulaient donner l'exemple, des juges, un professeur du collège. Des pères, des femmes pressaient de partir leurs fils, leurs maris.

Le représentant vit alors que l'esprit du peuple troyen était bon a, dit un document municipal. Le soir, autre scène : Fouché parcourt les rues avec la musique suivi de toutes les administrations pour exciter le zèle et le patriotisme des citoyens[23].

Malheureusement on manquait d'armes, de munitions, d'argent pour en acheter. Le 10 juillet, Fouché se félicitant du patriotisme des Troyens ajoutait : Si j'avais des armes, je trouverais facilement dans la ville de Troyes 3.000 braves défenseurs dont les bras terribles sont prêts à exterminer les brigands de la Vendée et les rebelles du Calvados. L'horreur des rois est ici à son comble. Il envoyait des agents à Paris solliciter 600.000 livres : on lui en accorda 300.000. Mais, en attendant, le représentant usait d'expédients, autorisait le receveur du district à s'indemniser de ses avances sur le traitement du clergé — on voit qu'il ne désarmait pas à l'endroit des prêtres — et à se faire remettre des fonds par le paveur général du département[24].

L'infatigable représentant était partout, se multipliait : il descendait sans cesse dans la rue précédé des tambours, sur les places de la cité, à la porte de tous les ateliers, faisait entendre la voix de la patrie en danger. Les enrôlements devenaient tous les jours plus nombreux ; bientôt six compagnies étaient formées : le représentant se vantait d'avoir renvoyé chez eux 1.500 jeunes gens. Dès le 7 juillet, deux compagnies partaient, après un banquet offert au faubourg de Sainte-Savine ; on expédie, le 8 des canonniers, le 9 d'autres compagnies d'infanterie ; le proconsul ordonnait des perquisitions pour les armer. Il restait, prolongeant son séjour, se complaisant dans son activité, sa popularité. Enfin, le 14 juillet, les six compagnies étaient parties, dirigées, non comme les premières sur la Vendée, mais sur Caen que soulevaient les Girondins. Le 6e bataillon de l'Aube avait été ainsi créé en quinze jours, équipé, entraîné par l'éloquence du représentant, envoyé au feu, la population de l'Aube définitivement conquise à la République, l'ardeur de ses sentiments patriotiques surexcitée, la lie de la population expédiée loin des bords de la Seine, perturbateurs dangereux transformés en d'utiles soldats de la nation, l'ordre ainsi rétabli, les autorités rassurées, et tout cela avant pour Fouché par surcroît l'attrait, auquel il ne fut jamais indifférent, d'une excellente plaisanterie[25]. Il partit enchanté, louant la conduite vraiment patriotique des autorités, exaltant le civisme des populations. Le département de l'Aube, écrit-il le 15 à la Convention, est digne de défendre la Constitution républicaine[26].

Il ne rentra pas à Paris. Il ne s'en souciait pas, ne sachant trop si sa mission de Troyes, malgré d'aussi beaux résultats, plairait fort au parti avancé. Il en avait peur, ou plutôt il en suivait avec anxiété les progrès. Loin de calmer les exagérés, la mort de Marat, leur ami, assassiné le 13 juillet, avait tout à coup donné une singulière influence au parti extrême que l'Ami du peuple gênait quelque peu de son vivant, mais qu'il servait infiniment par sa mort. En juillet 1793, Hébert est tout-puissant à Paris, il impose la violence à Robespierre qui en a besoin et capitule devant lui. Fouché a flairé le vent : il n'avait pas manqué à la fin de juin de bien affirmer ses sentiments jacobins en félicitant derechef la Convention de la chute de ses anciens amis, les Girondins.

De fait, les événements dont l'écho arrivait jusqu'à lui n'étaient pas faits pour le ramener à un modérantisme compromettant et dangereux. Tandis qu'à Paris la faction extrême dont il était dès lors un des suppôts semblait dominer, le royalisme faisait un peu partout un retour offensif, tantôt ouvertement, tantôt sous le masque mal attaché du girondinisme. Sur la frontière il était menaçant, triomphant avec les armées étrangères après la prise de Condé, de Valenciennes et de Mayence, excitant partout les rois à la croisade monarchique ; on annonçait comme prochain le rétablissement de Louis XVII sous la protection des baïonnettes étrangères, et personne ne faisait de doute que le premier acte de la contre-révolution ne fût la proscription et sans doute la mort des régicides, Vergniaud comme Robespierre, Danton comme Hébert. Fouché en doutait moins que personne, hanté dès ce moment et jusqu'en 1815 par cette idée de représailles royalistes contre les votans de janvier 93. En avril il entretenait, nous nous en souvenons, les Nantais de la perspective des supplices réservés aux républicains de toutes nuances, et quelques semaines après, le 25 août, il s'écriera : Si nous tombons entre les mains des despotes, tous les supplices qui rendent la mort horrible nous sont préparés. Or, à ce moment les despotes ne triomphent pas seulement sur le Rhin et la Meuse. Les Vendéens, dont, mieux que personne, le député de la Loire-Inférieure connaît les sentiments, semblent vainqueurs sur les bords de la Loire : Nantes a failli être pris le 29 juin, Westermann a été battu à Châtillon, Santerre va l'être à Coron le 18 juillet. On dit que les Anglais vont tenter un débarquement aux Sables-d'Olonne. Enfin la Normandie, le Sud-Ouest, la vallée du Rhône se soulèvent, et l'illusion n'est pas permise longtemps aux républicains sur le caractère de ces insurrections où, derrière les quelques Girondins aigris et apeurés, on aperçoit les chefs royalistes, Puisaye, Précy. Une semblable situation ne laisse envisager aux régicides que deux perspectives : la résistance à outrance ou la mort. Le temps n'est plus, des ménagements et des atermoiements. Entre les Cordeliers, tout-puissants à Paris, et la contre-révolution menaçante en province, le proconsul régicide ne peut hésiter. Les circonstances, comme toujours, lui dictent sa conduite.

Elles lui imposent aussi de nouveaux déplacements. Le 16, Chalier, le grand chef des jacobins de Lyon, est monté sur l'échafaud. Lyon s'est soulevé, devenu pour la Convention le centre du fédéralisme et de la contre-révolution. C'est contre la ville rebelle qu'il va falloir diriger les forces du Sud-Est et du Centre d'abord destinées à la Vendée, excellent prétexte pour se tenir éloigné de Paris où la lutte tous les jours engagée entre Robespierre, Danton et Hébert, lutte sourde, remplie de traîtrises, de voltes-faces, coupée de trêves perfides, faussée par d'immorales alliances, rend si scabreuse la situation des représentants qui veulent toujours suivre le vainqueur du jour et l'avoir pressenti. En province, on aura toujours comme excuse à trop de violence, si l'indulgence triomphe, la nécessité d'une sorte d'état de siège national qui est bien le régime auquel, après juillet 93, le sud-est de la France se trouve soumis.

C'est dans ces circonstances et dans ces dispositions qu'en quittant Troyes, Fouché s'achemina vers Dijon où il arriva le 19 juillet. Et tout de suite son attitude est autre qu'en Champagne. A Troyes, il n'avait trouvé que complaisances, enthousiasme pour la République, compliments par conséquent à faire aux autorités. Dijon est une ville foncièrement conservatrice, écrit-il, ce qui ne l'étonne pas, dans ce berceau des institutions gothiques et avilissantes[27]. Dans les premiers jours, les fonctionnaires trouvèrent grâce à ses yeux ; mais ayant rencontré de l'opposition dans Messieurs du directoire départemental, il rêve de les épurer. Peuple peu zélé, peuple de riches malveillants, — le négociantisme toujours ! — et de pauvres exaspérés de ce que la Convention les laisse dans la misère, administration départementale inactive ou hostile aux idées jacobines, et cela à quelques lieues de Lyon soulevé par le fédéralisme ! Le représentant fronce le sourcil. Il s'assure de la municipalité jacobine, fait convoquer la garde nationale le 21. Le 22, à 6 heures du matin, elle est sous les armes : le représentant lui fait le tableau rapide des événements qui déchirent la ville de Lyon, le monstre enfanté par le fédéralisme et l'aristocratie dévorant la statue de la Liberté, le patriotisme dans les fers ou noyé clans des flots de sang. A tant d'éloquence, la population ne petit résister, à en croire, il est vrai, le représentant lui-même. Elle l'interrompt par des cris de rage et de vengeance. Tous les bataillons veulent partir. — Marchons, disent-ils — c'est toujours Fouché qui parle —, marchons ! sonnons partout le tocsin de la mort sur les assassins du peuple. Le représentant a peine à contenir cette bouillante ardeur non moins que celle des paysans qui à sa voix descendent de leurs chaumières, prêts à employer contre les ennemis de la République tous les instruments terribles dont ils se sont servis pour la moisson[28]. Le proconsul entend qu'une si belle ardeur ne se refroidisse pas : il la réchauffe encore par des distributions d'argent, car il entend faire cesser les murmures, aux dépens de la caisse du payeur général, qui est réquisitionnée à cet effet[29]. Il a foi dans cette rosée bienfaisante, mais il serait indigne qu'elle parût, qu'elle fût l'unique raison de tant d'enthousiasme. L'amour-propre, l'orgueil civique sera exploité, entendez pour la plupart des cas la peur d'être mal notés. Les listes des volontaires seront affichées dans toutes les mairies à la place d'honneur. De pareils moyens sont infaillibles ; mais ce qui est plus infaillible encore, c'est la suspicion dont reste frappé le directoire modéré, ce perfide directoire contre lequel il excite les municipalités jacobines et qui, menacé et surveillé par le représentant, se trouve paralysé, désarmé, incapable d'apporter aux insurgés du Rhône tant voisin l'appui d'un département en réalité girondin[30]. Et, toujours satisfait de l'œuvre accomplie, le citoyen Fouché quitte la Côte-d'Or pour gagner Nevers, où l'appelle la suite de sa mission.

Elle va dès lors changer de caractère : la défense de l'Ouest contre l'armée royale et catholique passe décidément au second plan : c'est Lyon qu'on va cerner, priver de l'appui des départements du Centre, et, sous ce prétexte, c'est un véritable proconsulat qui va s'organiser à Nevers et Moulins au profit de Fouché, un pouvoir nouveau qui va lui permettre de réglementer, instituer, légiférer et réformer en toutes choses. On ne le reverra donc plus sur les routes de la Vendée.

 

 

 



[1] Cf. ch. L.

[2] Cf. plus bas sa mission à Troyes, et aussi, ch. IV, sa popularité à Nevers et Clamecy dans les premières semaines de son proconsulat, et l'influence qu'eut sur sa transformation la présence de Chaumette dans la Nièvre Cf. aussi la lettre des patriotes de Moulins, Le Bourbonnais sous la Révolution, p. 83.

[3] FOUCHÉ, Mém., I, 13, 17-19. Il dit de même, dans les Matériaux pour les Mémoires restés manuscrits dans les papiers de GAILLARD : Il accepta des missions dans les départements où il avait été forcé de paraître souvent ce qu'il n'était pas. Papiers confiés à Gaillard.

[4] Dans sa récente Histoire de la Révolution, M. Aulard considère Fouché comme ayant été — exceptionnellement parmi les représentants en mission — socialiste et athéiste (p. 457-8 et 469-70) (Note de la 2e édition.)

[5] Le mot de Révolution intégrale se trouve dans l'Instruction de Lyon contresignée par Fouché et Collot. Cf. ch. V.

[6] A. N., Procès-verbaux de la Convention, P. v. i. 9 mars 1793, p. 214. Pour toute cette mission, consulter principalement AULARD, Actes du Comité de salut public, II, 301 à V, 57. DECHATELLIER ; LALLIÉ ; VERGER ; DE MARTEL, p. 35 à 80, ouvrages déjà cités.

[7] AULARD, II, 301.

[8] Fouché au Comité, 22 mars 1793. AULARD, II, 43.

[9] Les commissaires de l'Ouest à la Convention, 23 mars 1793. AULARD, II, 468.

[10] Fouché à la Convention, 28 mars 1793. AULARD, II, 538. Fouché aux commissaires d'Ille-et-Vilaine, 26 mars. Vente d'autographes Laverdet, 1844.

[11] Fouché à la Convention, 28 mars 1793 ; AULARD, II, 538.

[12] Mémoires du Nantais Blanchard, Revue de la Révolution, t. IV.

[13] Fouché à la Convention, 30 mars, 4, 7, 12 et 15 avril 1793 ; AULARD, 578, III, 73, IV, 218, 273 ; DE MARTEL, p. 35-80.

[14] Les représentants dans la Loire-Inférieure et la Mayenne à la Convention, avril 1793, AULARD, III, 273.

[15] Le général Beysser au citoyen Fouché. Quartier général de Machecoul, 24 avril. VERGER, V, 338.

[16] Lettres du 15, 21, 23, 24, 29 avril 1793 ; AULARD, III,  273, 374, 414, 430, 528.

[17] Séance du Comité de salut public, 23 juin ; AULARD, V, 57.

[18] Sur cette mission : AULARD, V, 136-267 ; BAREAU, Histoire de Troyes pendant la Révolution, t. II, p. 69 et suivantes ; DE MARTEL, p. 80 ; Journal du département de l'Aube, juillet 1793.

[19] GAILLARD, Mém. inéd.

[20] BABEAU, p. 69.

[21] Fouché à la Convention, 30 juin 1793 : AULARD, V, 136. Fouché au Comité, 2 juillet, t. V, 151.

[22] GAILLARD, Mém. inéd. Le même récit se retrouve en substance dans les Matériaux (manuscrits) pour les mémoires (Papiers GAILLARD), et sous une forme fantaisiste dans les Matériaux (imprimés) pour servir à la vie de Fouché, p. 36, 67. Fouché y fait allusion dans ses Réflexions de l'an III.

[23] Lettres des 30 juin, 10, 15 juillet 1793. AULARD, V, 136, 229, 267. GAILLARD, Mém. inédits. BABEAU, Troyes pendant la Révolution, II, 69 et suivantes.

[24] Lettres des 30 juin, 10, 15 juillet 1793. AULARD, V, 136, 229, 267. GAILLARD, Mém. inédits. BABEAU, Troyes pendant la Révolution, II, 69 et suivantes.

[25] Fouché au Comité, 15 juillet 1793 ; AULARD, V, 207.

[26] Il en restait fier, rappelant dès l'année suivante ce petit tour de force. Réflexion de l'an III.

[27] Fouché à la Convention, Dijon, 22 juillet 1793 ; AULARD, V, 344.

[28] Fouché à la Convention, 22 juillet 1793 ; AULARD, V, 340.

[29] Fouché au Comité, 9 août 1793 ; AULARD, V, 510.

[30] Fouché au Comité, 29 juillet 1793 ; AULARD, V, 413.