FOUCHÉ (1759-1820)

TOME PREMIER

 

CHAPITRE II. — DE LA GIRONDE À LA MONTAGNE. - LA CONVENTION.

 

 

Les élections de 1792 dans la Loire-Inférieure. L'esprit du département : la profession de foi de Monsieur Fouché fils. — Fouché siège au côté droit de l'Assemblée. — Rôle actif dans la commission d'Instruction publique. — Fouché, Condorcet et Daunou. — Le procès du roi. Fouché et le vote régicide. — Résolution de Fouché de voter contre la mort. — Daunou mystifié. — Le vote de la Loire-Inférieure. — Fouché vote la mort. Il passe immédiatement è l'extrême montagne. — Réflexions du citoyen Fouché de Nantes. — Nouvelle incarnation. Fouché se prononce contre les nobles et les prêtres. — Le groupe d'Hébert.

 

Les élections de septembre 1792 se firent plus sur des individualités que sur des idées : point de programmes politiques nettement tracés, nulle part, sauf à Paris et en quelques rares départements, les partis qui devaient se combattre dans la nouvelle assemblée ne se rencontrèrent en champs clos : girondins et jacobins passèrent généralement pêle-mêle, ou plutôt on ne leur connut pas de programme précis : de vagues protestations de dévouement à la nation et à la propriété, à la liberté et l'égalité pouvant couvrir aux yeux des électeurs toutes les opinions, républicaines et monarchistes, modérées et jacobines. La question de la République et de la Monarchie ne fut pas même posée au lendemain du 10 août. Si elle l'avait été, il est très vraisemblable que les concitoyens de Fouché se fussent encore prononcés pour le statu quo monarchiste. La cité avait en effet appris, avec une consternation peu dissimulée, les événements du 10 août : la lettre de Coustard jadis regardé comme un si chaud démocrate, envoyant de son banc de la Législature le récit de la journée, n'était qu'une plainte affolée dont la lecture ne pouvait être suivie que d'un fort mouvement de réaction. ... Les têtes sont promenées dans les rues. Le roi et sa famille sont venus se jeter dans nos bras. Le château vient d'être forcé dans l'instant à coups de canon. La force publique est nulle[1]. La sage cité frémit d'horreur : jamais le jacobinisme n'y fut plus abhorré. Les magistrats conservateurs encore, dit un historien local, avaient cru devoir cependant faire des concessions — assez minces, il est vrai — aux circonstances. Ce n'était pas sans réserve in sans répugnance, et la garde nationale avait reçu comme consigne d'empêcher tout désordre[2].

Des sentiments aussi conservateurs allaient se traduire par les élections du mois suivant. Ils devaient survivre même aux événements : Nantes protestera le 2 janvier contre la pression qu'essaye la populace de Paris dans les tribunes de la Convention ; le i janvier, une députation nantaise viendra supplier l'Assemblée de se dérober à toute influence jacobine. Nantes sera pour cette raison traitée de cité rolandiste par la Commune de Paris. Mais la patrie de Fouché, bien après la défection de son représentant passé de droite à Gauche, ne semblera guère disposée à l'y suivre, car elle protestera solennellement dans ses sections contre les journées du 31 mai et du 2 juin, marquant la chute de la Gironde. Nantes était donc bien encore, en 1792, une cité fermement et résolument Opposée aux excès démagogiques[3].

Nous avons vu que, par tempérament naturel, influence réelle du milieu ou besoin de la cause, le principal du collège, dont la candidature se posait, était alors au diapason voulu. L'obstacle était eu réalité moins dans ses opinions, conformes à celle de la majorité, que dans la très petite notoriété dont jouissait son nom parmi les électeurs du département ; sa popularité était toute locale à Nantes, les autres districts ignoraient ce professeur, revenu depuis deux ans à peine en Bretagne. Il se fit connaître par un assez long factum où ne brillait pas l'ordinaire modestie oratorienne. Le futur proconsul révolutionnaire, demain l'ami d'Hébert et de Chaumette, s'exprimait ainsi : Arrière le génie de la démolition ! Celui de la Convention doit être essentiellement réparateur. Ce sont donc des architectes en politique que vous devez y appeler. Ô vous à qui la confiance du peuple a remis l'urne électorale, ce sont des architectes en constitution et non des ouvriers révolutionnaires. Il souhaitait à la nouvelle assemblée le rôle de Sésostris, de Romulus, de Clovis, de Charlemagne et d'Henry IV. Après cet intéressant exorde, le candidat se révélait. Il fallait à la Loire-Inférieure un député qui fût Breton, qui, sinon armateur, eût dès l'enfance bégayé l'idiome des marins, qui connût et pratiquât leurs mœurs, et, par calcul personnel autant que par effusion patriotique, sût faire entrer leurs intérêts dans les lois. Il fallait aussi que les talents du futur député eussent été cultivés par l'étude des sciences. — Craignant sans doute qu'on ne le reconnût pas encore, l'homme se démasquait alors. A ces indications vous reconnaîtrez Monsieur Fouché fils. Issu d'une famille que vous honorez, car elle ne compte parmi ceux qui la composent aucun de ces hommes parasites qui ne vivraient pas si d'autres avaient cessé de travailler, M. Fouché, enfant d'un homme de mer, le fût devenu lui-même sans une délicatesse de complexion qui le condamne au travail du cabinet. Méditatif par inclination, il entra, dès l'âge où la raison le poussa, dans cette institution de l'Oratoire, qui, sans aucun des inconvénients et des abus du cloître, en offre tous les avantages, et permet de concilier avec les intérêts du monde et les affections de famille ces sentiments religieux si nécessaires et si louables lorsqu'ils sont épurés par la philosophie. Celle de M. Fouché, nourrie par les lectures sérieuses et des études solides, a pu trouver dans le spectacle des événements d'aujourd'hui l'histoire des crimes d'autrefois : il a reconnu que les passions de l'homme sont de tous les temps, mais que l'art du politique est de les employer au bien commun, comme la science du moraliste est de les diriger pour l'avantage individuel. On peut ajouter, autant à l'honneur du professeur qu'à la louange de sa doctrine, qu'en la transmettant à ses disciples, il a multiplié le nombre des penseurs, des patriotes, des amis de l'indépendance, des défenseurs des droits du peuple et de l'humanité. Tels sont quelques-uns des titres que la modestie de M. Fouché est fort loin d'appeler des droits, mais que ses amis reproduisent au souvenir de leurs concitoyens et à leur reconnaissance. En la lui témoignant par une élection qui les honorera, ils se rendront à eux-mêmes l'important service de se faire représenter non par un mannequin qui les supplée, mais par un autre eux-mêmes qui les remplace[4]. Venant de l'homme qui, quatre mois après, devait évoluer d'une façon si audacieuse contre l'opinion de ses commettants, cette profession de foi a quelque chose de fort piquant. Elle était du reste doublement habile, flattant, par son exorde grandiloquent comme par certaines déclarations religieuses, le sentiment conservateur du corps électoral, et faisant d'autre part valoir le double caractère que présentait le candidat, fils de marin marchand et homme d'études. Le manifeste cependant le faisait connaître moins peut-être que la protection de Meaulle et de Coustard, députés sortants de la Législature et candidats avec lui au mandat de représentant[5]. C'est sans doute à cette protection qu'il dut de venir lire, à la tribune du collège électoral, l'adresse de l'assemblée à la future Convention : c'était se mettre en avant, s'imposer déjà. L'adresse fut lue au début de la session.

L'assemblée électorale s'était en effet réunie, le 2 septembre, à Ancenis pour élire les huit représentants et leurs trois suppléants. Après la messe du Saint-Esprit chantée par l'évêque constitutionnel Minée, l'assemblée s'était constituée et, le 4 septembre, avait élu président Giraud, le maire de Nantes. A la séance du 5, le citoyen Fouché de Nantes lut l'adresse dont le succès rejaillit sur le lecteur ! Il fut applaudi. Le 5, son protecteur Meaulle fut élu le premier de tous par 256 voix, et Lefebvre par 238 : le 6, ce fut Chaillon ; le 7, Mellinet et Villers. Enfin, le 8, le nom de Fouché circula, lancé par le premier élu : il ne recueillit qu'une majorité relative, mais un deuxième scrutin lui fut définitivement favorable. Le président le proclama élu par 266 voix sur 405 suffrages exprimés, requérant son acceptation à laquelle l'assemblée — suivant le procès-verbal — a vivement applaudi. Le soir même du 8 l'élection de Jarry, le 9, celle de Coustard complétaient la députation[6]. Ce jour-là même les députés élus proposèrent un projet de serment, et l'assemblée l'ayant agréé, ils le prêtèrent l'un après l'autre. Fouché fut donc appelé à jurer de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant, de maintenir l'unité de l'empire français, de concourir par toutes ses facultés et par son vœu à former une constitution qui n'ait nulle autre base que la souveraineté de la nation, de s'opposer par tous ses moyens à ce qu'il ne soit établi aucun pouvoir dans l'acte constitutionnel qui puisse altérer la souveraineté du peuple, de concourir par tous ses moyens à ce que les pouvoirs constitués soient toujours et dans tous les instants dépendants de la volonté nationale, de mourir pour la sûreté des personnes et le droit sacré de la propriété, de soutenir avec constance et dévouement l'avantage de l'agriculture et du commerce, se dévouant à l'ignominie si dans les circonstances il s'éloignait de la Convention nationale et s'il ne se rendait pas aux appels qui constituaient son vœu[7]. Il n'est guère de mot dans ce serment qui ne fasse sourire le biographe de Fouché. L'homme qui, un an après, devait dans le Bourbonnais et le Nivernais essayer sur une vaste échelle l'expropriation systématique, jurant le respect de la propriété ! l'homme de Lyon qui mitraillera et guillotinera deux mille personnes, le futur ministre de la police de Napoléon promettant de mourir pour la sûreté des personnes ! Ce fut le second serment de Fouché, si l'Oratoire en exigeait un ; nous en verrons d'autres !

Au reste, les formules étaient trop vagues pour engager beaucoup. Tous les huit y adhérèrent. C'étaient à cette époque des conservateurs, des modérés. Cinq restèrent fidèles à la politique nantaise, votèrent contre la mort du roi en janvier suivant, se perdirent ensuite dans le Marais, Villers, Meaulle et Fouché seuls se séparèrent alors de leurs collègues et de leurs électeurs. A entendre le duc d'Otrante, lui-même avait été sincère en septembre 1792, ne songeait pas à écarter Louis XVI. Si, avouait-il plus tard cyniquement, il avait fallu ensuite hurler plus ou moins avec les loups et se soumettre aux nécessités des circonstances[8], il était loin en 1792 de songer que les loups mangeraient l'ancien berger. Ce fut comme député modéré d'une ville conservatrice que Fouché quitta Nantes au milieu de septembre.

Il se maria le 16, nous avons vu dans quelles circonstances. Il gagna certainement Paris à cette époque et vint s'installer avec sa jeune femme à quelques pas de son ancien séminaire, au 315 de la rue Saint-Honoré[9]. Fidèle à son mandat, il alla siéger au côté droit[10]. Il n'y était pas seulement entraîné par l'exemple de ses collègues de la Loire-Inférieure, Coustard, Jarre, Maillet, feuillants timides se dissimulant dans les rangs girondins, mais par des amitiés et des sympathies personnelles, Daunou, Condorcet, bientôt Vergniaud lui-même. Il retrouvait, il est vrai, sur d'autres bancs de la Convention Robespierre, son ancien ami d'Arras, mais cette amitié était si refroidie ! Une absolue antipathie déjà les divisait. Dès cette première période, les liaisons de Fouché avec le côté droit avaient été l'objet de scènes violentes entre les deux anciens amis d'Arras[11]. Daunou au contraire semblait exercer sur l'ex-confrère de l'Oratoire une influence que ne dépassait guère celle de Condorcet sur l'ancien professeur de mathématiques. Daunou, modéré, ferme et droit, conscience intègre, intelligence supérieure, imposait au jeune homme de toute son honnêteté politique et privée : et l'ex-confrère de la congrégation n'était pas loin de respecter encore en sa personne la soutane du supérieur, du Père, du prêtre de l'Oratoire[12]. Condorcet, caractère entier, fanatique, fougueux, politique austère, homme d'État raide et systématique autant que son jeune admirateur était souple et insinuant, était à cette époque le plus avancé des deux ; républicain convaincu, libre penseur ardent, dévoué corps et âme à la Révolution qui l'allait dévorer[13]. L'ascendant des deux hommes, les promesses récentes faites au collège électoral n'eussent-elles pas suffi à maintenir l'ex-oratorien dans les rangs de la droite, que cet opportuniste avant la lettre y eût été entraîné par les circonstances mêmes : dès le 21 septembre Pétion était président, Condorcet, Brissot, Rabaut, Lasource, Vergniaud, Camus, secrétaires de l'Assemblée ; la majorité semblait s'affirmer dans le sens girondin : Fouché s'y enrôla. Le souvenir des récents massacres de septembre n'était pas étranger à cette légère réaction contre les idées démagogiques : le représentant de Nantes, dès le 1er octobre, rassurait ses commettants sur les dispositions de la Convention. Flétrissant les agitateurs désormais enchaînés, il ajoutait : Une poignée d'hommes ne dominera plus la majorité de la nation. Vos députés sont bien résolus à n'obéir qu'à elle seule[14]. Il est vrai qu'en bon girondin, il n'entendait pas que cette modération fit douter de son civisme ardent. Dès le 9, dans une nouvelle lettre aux Nantais, il saluait les succès sur le Rhin des armées de la République avec un grand enthousiasme : Tous nos voisins, encore sous les pieds de leurs tyrans, osent lever leurs regards vers une Révolution. Ils ne tarderont pas à sentir qu'il ne peut y avoir un seul jour de bonheur là où il n'y a pas un seul jour de liberté[15]. Ce mélange de modérantisme résolu et d'ardent patriotisme était pour plaire aux électeurs nantais et leur plut, puisque, le 28 décembre, Fouché recueillait encore leurs suffrages, élu conseiller municipal avec le titre qui lui était provisoirement maintenu de principal du collège[16].

A la Convention il parlait peu, ou plutôt il ne parlait pas en public ; il se retranchait derrière l'extrême faiblesse de sa gorge, pas fâché de ce prétexte qui le dispensait de prendre nettement position dans la lutte toujours prête à s'engager entre la Gironde et la Montagne. Il ne lui restait qu'un parti à prendre, celui de choisir ce rôle, toujours original dans les assemblées délibérantes, d'obscur travailleur. Il sembla vouloir être un député de commission. Dès les premiers jours il s'était fait place dans le comité de l'examen des comptes : le 26 septembre, il entrait dans celui des assignats et monnaies où il soutenait la politique de Cambon : le 10 octobre il était élu du comité des finances, le surlendemain de celui des domaines, le 15 de celui de liquidation, et, dès le 13, se faisait désigner comme suppléant au comité d'instruction publique[17] où il désirait avant tout entrer et où l'appelait, outre ses aptitudes et son expérience, la présence de Condorcet[18]. Il ne tarda pas à y prendre place, comme membre actif, au commencement de novembre, et y resta après le premier renouvellement du 22 décembre qui y fit entrer son ami Daunou et rentrer Condorcet[19]. C'était siéger sous d'illustres patronages dans cet admirable comité d'instruction publique dont les travaux suffiraient fi racheter bien des fautes de la Convention, si Jemmapes, Wattignies, Fleurus, la limite naturelle conquise, le Grand-Livre et le premier Code civil n'étaient pas là. Pas plus que Daunou, Condorcet et Lakanal, l'ancien professeur de sciences n'était, on le pense, personnellement autorisé à croire que la République n'avait pas besoin de chimistes, et pour cause.

Il prit donc une part assidue, de novembre 1792 à mars 1793, aux travaux du comité, n'en sortit que le 6 juin, mais pour y rentrer le 27. A cette dernière époque, l'ancien professeur ne siégeait plus réellement que d'une façon intermittente au comité : la politique — et quelle politique ! — l'avait tout entier saisi. Au surplus, Daunou en prison, Condorcet proscrit, Sieyès par surcroit écarte systématiquement du comité tous les hommes instruits[20]. — Dès le 25 octobre, Fouché avait été, par un arrêté du comité, adjoint aux deux commissaires Arbogast et Boudin pour revoir le projet de décret relatif à la suppression des Congrégations séculières[21]. La loi du 18 août 1792 demandait en effet à être remaniée. Fouché prit une part assez active aux travaux de cette petite sous-commission pour être désigné comme rapporteur. Ce fut en cette qualité qu'il parut pour la première fois à la tribune de la Convention le 3 novembre ; la discussion de son rapport fut ajournée : une nouvelle lecture n'eut pas plus de succès : d'autres débats d'une moins grande utilité, mais d'un bien autre intérêt, sollicitaient l'assemblée : on déclara la discussion du projet définitivement ajournée jusqu'après l'établissement des écoles primaires[22]. Ce rapport de novembre 1792 s'inspirait sur plus d'un point du projet de réorganisation, soumis jadis à la municipalité par le principal du collège de Nantes. Des conflits éclataient sans cesse entre les membres des anciennes congrégations et les municipalités : le comité avait donc résolu de réformer la loi du 18 août 1792. Sans doute l'établissement des écoles primaires était attendu avec impatience, mais il semblait qu'il ne fallût pas pour cette raison négliger de conserver, soutenir, réorganiser les établissements d'instruction secondaire qui existaient déjà. En conséquence, le projet rapporté par l'ex-confrère de l'Oratoire dispensait seuls les congréganistes qui exerçaient depuis vingt ans de l'obligation imposée aux autres confrères de continuer l'exercice du professorat jusqu'à l'organisation définitive. Ceux-ci devaient être logés dans les collèges, mais individuellement, la vie de communauté étant abolie. Les supérieurs généraux des congrégations devaient certifier que ces congréganistes professaient en 1792, on ne leur devait demander aucun autre certificat d'incorporation. Leur pension ne pourrait excéder 1.000 livres. Les années de congrégation devaient compter jusqu'au 1er janvier 1793. Dorénavant, les traitements des professeurs fixés par les corps administratifs ne pourraient être inférieurs à 1.200 livres, supérieurs à 1.500 dans les villes en dessous de 30.000 âmes ; ils ne pouvaient être en dessous de 1.500, au-dessus de 2.000 dans les cités plus peuplées. Les instituteurs et institutrices des écoles dites de petite instruction ne (levaient toucher que la moitié de cette somme. Le décret concernant la suppression des Congrégations séculières ne s'étendant pas aux établissements d'instruction publique qui ne dépendent pas de ces fondations, disait Fouché dans son rapport, la vente des biens de ces établissements continuera à être suspendue, conformément au décret de l'Assemblée constituante. On voit que ce rapport était très nettement, favorable aux anciens membres de l'Oratoire auxquels, en somme, places, pensions et traitements restaient assurés[23]. Le projet empêchait, du reste, toute interruption et était seul capable de ménager une transition sans secousse. De ce fait, Fouché ne sacrifiait pas seulement à ses idées personnelles et à ses sympathies, mais aux vœux antirévolutionnaires de ses commettants. Il se heurtait, il est vrai, à ce comité des finances dont il faisait lui-même partie : le comité entendait aliéner tous les biens dépendant des maisons d'éducation. Fouché s'éleva avec la plus grande énergie contre cette prétention : le 18 février 1793, dans un véhément discours, il déclarait que jamais il ne consentirait à laisser aliéner les bâtiments, maisons et jardins conservés jusque-là à l'instruction publique. Il eut à peu près gain de cause, batailla si bien qu'après plusieurs conférences avec le comité des finances il sauva une partie du patrimoine de l'enseignement[24]. Ces différends avaient reculé la discussion du projet de loi rapporté par l'ex-oratorien. On était arrivé en somme à une de ces cotes mal taillées qui allaient bien avec le caractère souple du rapporteur ; le 9 février, il déposait ce projet dont le 8 mars il donnait lecture à la Convention. La disposition principale était qu'à compter du 1er janvier 1790 le payement des professeurs tant des collèges que de tous les établissements d'instruction publique serait à la charge de la nation. Les dispositions adoptées séance tenante formèrent les articles de ce décret du 8 mars qui fut en quelque sorte en France le premier pas vers l'organisation de l'enseignement officiel et la base même du monopole de l'État en matière d'instruction[25].

De fait, l'ex-oratorien venait de faire un grand pas dans ce sens, conséquence des doctrines ultra-révolutionnaires auxquelles, nous verrons tout à l'heure dans quelles circonstances, il avait cru devoir adhérer. En effet, au moment où il déposait le projet d'organisation scolaire, il préparait un volumineux rapport qu'il intitulait : Réflexions sur l'éducation publique qui ne parut qu'en juin 1793, après la chute du parti modéré[26]. Il s'y montrait l'ennemi violent, presque haineux de renseignement congréganiste. Le premier peut-être des jacobins, il réclamait avec véhémence le monopole de l'enseignement pour l'État, prévoyant déjà, si on subventionnait ou même si on laissait vivre l'enseignement libre rival, les plus épouvantables dangers, la rivalité des deux écoles amenant l'existence de deux France, n'ayant ni les mêmes principes ni les mêmes affections ; idée bien moderne donnant un réel intérêt à ce petit traité qui constitue d'autre part la première manifestation jacobine du représentant de Nantes. La raison d'être de la Révolution, dit en substance l'ex-oratorien, c'est de fonder l'empire éternel de la raison. Persuadés que l'instruction seule petit nous amener à ce but, nous nous occupons, au moment même où les tyrans se coalisent pour nous subjuguer, des moyens de former des écoles primaires dans toutes les parties de la République. L'organisation prompte de ces écoles doit assurer la perpétuité des principes de la Révolution. Mais il faut surtout détruire les écoles du préjugé et de la superstition. Loin de les salarier, il Faut les étouffer. Car rien n'est plus désirable, plus essentiel à la vie d'une nation que l'unité des principes. Concevez, s'écrie le député de Nantes, concevez l'existence douloureuse, le supplice que vous préparez à vos enfants en leur donnant deux instituteurs dont les maximes se croiseront, se heurteront, et dont la morale sera sans cesse en opposition : deux instituteurs qui dirigeront en sens contraire les premiers mouvements, les premières affections de leurs cœurs. L'un, parlant au nom de Dieu dont il se dit l'interprète et le ministre, présentera sa religion comme la première vérité à croire et à adorer, comme la base de toute la morale et le seul moyen qui puisse ouvrir les portes du ciel. Il veut faire de l'homme un automate chez qui l'habitude et l'obéissance tiennent lieu de raison. L'autre, qui connaît le langage de la vérité, qui veut faire un homme de son élève, ne lui parlera des religions que pour en arracher le bandeau qui couvre leur origine : il lui apprendra à connaître ses droits, ses devoirs, les règles qu'il doit suivre pour faire dans ce monde et non dans l'autre son bonheur et celui de ses semblables. Et laissant là l'instruction publique, l'ancien séminariste de l'abbé Mérault se jette à corps perdu dans une tirade violente contre la religion qui séduit les rames par le merveilleux, contre les prêtres dont il faut contenir les excès, contre l'idée d'un clergé salarié par l'État, car, dit-il, le privilège d'être payés par l'État leur donne une funeste prépondérance. Il entend qu'on ne garde aucun ménagement non seulement avec les prêtres, mais avec aucune religion, car toute religion avilit l'homme et le dégrade. Seule, l'instruction publique organisée sur la base du monopole, inspirée de l'esprit révolutionnaire et nettement philosophe peut contrebalancer l'odieuse influence de la religion[27]. Jamais peut-être une si violente attaque n'avait été rédigée non seulement contre l'enseignement congréganiste, non seulement contre les prêtres catholiques, mais contre toute religion. C'était plus que le vulgaire anticléricalisme, l'athéisme des Chaumette et des Cloots. Entre le rapport de novembre si favorable encore aux congrégations et celui de mars que s'était-il passé ? Un fait capital dans la vie de Fouché : le 21 janvier 1793, la mort de Louis XVI.

Fort absorbé en apparence dans les travaux des commissions, le député de Nantes n'avait pris position qu'en allant s'asseoir à droite à côté de Condorcet et de Daunou[28]. Il était resté muet, immobile à son banc, se plaignant volontiers de cette faiblesse de gorge qui l'empêchait d'être entendu du haut de la tribune[29]. Mais, forcément mêlé aux conciliabules de la Gironde, aux essais de réconciliation entre Danton et Brissot, il devait regarder avec anxiété ou pitié ce parti modéré, opiniâtre dans ses haines autant que dans ses idées, puis soudain si faible et si maladroit devant l'action. Que cet esprit à la fois si large dans la conception, si tolérant dans la théorie, mais, le parti une fois pris, si férocement énergique, devait se sentir mal à son aise dans un pareil milieu[30] ! Peut-être déjà sa résolution était-elle prise d'abandonner ce parti condamné à une chute certaine, étant sans doute de ces représentants que dénonçait le conventionnel Dulaure, plus mesurés, excessivement ambitieux, calculant froidement les effets des passions, qui profitent de leurs effets, qui se mettent peu à découvert et qui cachent pour ainsi dire leurs passions corrosives et concentrées derrière les passions actives des autres[31]. Une considération devait le retenir à droite. Nantes continuait à manifester en toutes circonstances un conservatisme intransigeant. Son adresse désapprobatrice à la Commune de Paris y était lue et accueillie par les cris : C'est du Roland ! et vivement repoussée par la Commune incriminée. Nantes ne s'arrêtait pas en si bon chemin : elle envoyait à Paris une députation qui, admise à la Convention, lui adressait des paroles sévères sur sa soumission aux agitateurs : Le peuple, déclaraient les électeurs de Fouché, vous avait envoyés pour fonder et assurer la liberté, et vous n'avez pas su maintenir la vôtre, semblant ainsi d'avance flétrir ceux de leurs commettants qui seraient tentés de s'associer à la politique démagogique, ou à subir au cours du procès du roi la pression des tribunes.

Ce retentissant procès avait commencé le 10 décembre, et l'issue en paraissait douteuse. Une issue incertaine ! Fouché devait être des hésitants. Qui le retenait ? Ses principes ; il n'en avait plus guère ! Ses amis du côté droit, presque tous hostiles à la mort du roi — Daunou et Condorcet votèrent contre —, ne lui importaient pas assez pour qu'il se compromit pour eux ! Ses électeurs peut-être ! Mais l'événement accompli, c'était un tel triomphe pour le parti jacobin qu'il saurait étouffer à Nantes toute réclamation. De cette indignation trop violente pour être sincère dont s'inspirait son prétendu discours du 16 janvier, il n'en avait pas un mouvement. Nous le laisserons parler lorsqu'il dira plus tard qu'on le trompa sur l'infortuné monarque, c'est l'expression qu'il emploiera toujours après 1799, surtout après 1814, car il versera des larmes sur ce roi vertueux, pleurant sa faute jusqu'au seuil du tombeau, s'en frappant la poitrine quelques semaines avant sa mort[32]. Nous le laisserons parler quand il dira qu'on lui représenta Louis XVI comme se préparant à attirer les Allemands à Paris[33], que l'on grisa son jeune esprit républicain des maximes d'Athènes et de Lacédémone, des mots magiques de tyrannie et de république ; que ce n'est pas Louis XVI qui a été condamné, mais l'affreux fantôme sous lequel il a été présenté à la Convention nationale[34]. Ce sont là les protestations de l'homme d'État auquel pèse un passé trop lourd, qui veut devenir, rester ou redevenir ministre du frère de sa victime. Fouché grisé, Fouché indigné, Fouché crédule ! Quiconque a étudié sa vie ne peut se résigner à cette triple hypothèse, pas plus du reste qu'à l'autre, celle de la peur. Il n'eut jamais peur, même le jour où Robespierre proscrivait ouvertement sa tète. Jamais son sang-froid ne fut plus grand que dans ces crises. Il n'eut pas peur : s'il est vrai qu'il changea d'opinion le jour même où il se prononça, c'est que d'un jour à l'autre il sentit la majorité se déplacer et la suivit en la Gros. Bissant.

Ce changement à vue est constant : il nous est affirmé par deux confidents de Daunou dont le témoignage se contrôla d'autant mieux qu'ils ne se purent copier. Nous n'avons pas à revenir sur l'histoire de ces célèbres séances de janvier 1793. La première ne fut pas décisive pour le départage des partis, puisqu'à cette séance du 15 janvier, à la question : Le roi est-il coupable ? l'unanimité des 683 représentants votants répondit affirmativement. Sur la question de l'appel au peuple : Le jugement sera-t-il soumis à la ratification du peuple ? on vit nombre de députés, qui voulaient sauver le roi, se prononcer contre, puisque la minorité, qui réclama l'appel au peuple, fut de 243, de cinquante et une voix inférieure à la minorité qui se prononça le lendemain contre la peine de mort. C'est probablement au cours de ces premières séances que Fouché se penchant vers Daunou lui aurait dit : Tu verras mon opinion lorsqu'elle sera imprimée et tu seras étonné du courage que je déploierai contre ceux qui veulent la mort de Louis[35]. C'était à l'heure où — s'il faut en croire un témoignage du reste discuté, encore que vraisemblable — Vergniaud, dinant avec Harmand de la Meuse, lui disait : Je resterais seul de mon opinion que je ne voterais pas la mort[36]. La Gironde semblait donc résolue à voter contre la peine capitale, assurant sans doute, en votant en bloc, la majorité à la clémence. Fouché suivait. Le 15 au soir, il s'approcha de Daunou, et lui tendant. un rouleau de papier : Fais-moi le plaisir de lire mon discours et d'y faire, quant au style, tous les changements que tu jugeras nécessaire. Un ancien oratorien doit parler français. Je te demande en même temps un autre service : nia !marine n'est pas forte, je ne veux point la fatiguer inutile-nient, et pourtant il faut me faire entendre. Fais-moi le plaisir de te placer au centre le jour où je parlerai pour pouvoir me dire si tu m'auras bien entendu. Daunou promit, prit le discours : il se prononçait réellement contre la peine de mort. L'ex-professeur d'humanités y fit quelques changements dans le style et le remit au député de Nantes en le félicitant de la forme et du fond[37]. Pour ceux qui connaissent bien l'homme, il ne peut y avoir de témoignage plus probant que le 15 au soir on croyait que le roi ne serait pas condamné à mort[38].

On sait quelle intimidation fut tentée aux heures suprêmes pour déplacer la majorité. Cette intimidation n'avait sur Fouché qu'une action indirecte, mais réelle, tel que nous le connaîtrons plus tard. Il ne tremblait certainement pas comme certains modérés devant les assassins de septembre prêts à aiguiser leurs poignards sur le bureau du président, comme disait Kersaint le 14 ; ni devant les canons des factieux que dénonçait Lanjuinais le 16. Lorsque, quelques heures après, il jouera pour Daunou l'homme qu'on a terrifié, lorsque plus tard il dira qu'il n'eût pas voté la mort, mais qu'il fut menacé et vota presque le poignard à la gorge, nous ne croyons pas plus à cette grande terreur qu'à la grande crédulité de tout à l'heure. Il tremblait ou plutôt il évoluait devant la faiblesse de la Gironde ; il ne la croyait plus capable, la connaissant bien, de résister tout entière aux meneurs. Il était inquiet : c'était en sortant de ses délibérations avec les représentants de la Loire-Inférieure que Sotin, délégué de Nantes, écrivait dès le 8 que l'assemblée allait voter sous les poignards d'un parti désorganisateur, et que le 11 il déclarait les députés de Nantes a extrêmement inquiets[39]. La veille même du scrutin, Billaud-Varennes exerçait sur les députés incertains ou ambitieux la valeur du procédé parlementaire toujours employé qui consiste à former une majorité en lui persuadant qu'elle existe : Déjà, s'écriait-il aux Jacobins, déjà la majorité de la Convention se range du côté de la Montagne, la Montagne fera un effort. Cette parole était plus émouvante pour Fouché que toutes les menaces des porteurs de piques. — S'il y avait encore au début de la séance du 16 la moindre hésitation chez le représentant nantais, elle devait se dissiper lorsqu'il vit l'un des premiers, Vergniaud, l'espoir du parti de la clémence, se prononcer pour la mort avec une partie de la Gironde.

La représentation de la Loire-Inférieure fut appelée à voter le 16 janvier[40]. Fidèle à sa promesse, Daunou vint s'asseoir au centre, en face de la tribune. Meaulle, le grand électeur de Fouché, s'avança le premier, vota la mort. Mais Lefebvre, Chaillon et Mellinet, plus fidèles, se prononcèrent pour la réclusion pendant la guerre et le bannissement à la paix générale. L'un d'eux, Chaillon, appuya même son vote d'un singulier argument. Je m'oppose, dit-il, à la mort de Louis parce que Rome la voudrait pour le béatifier. Cette bizarre considération ne parut pas émouvoir Villers. Je vote pour une peine terrible, déclara-t-il, mais que la loi indique, la mort. Jarry allait déclarer que ses commettants — qui étaient ceux de Fouché — ne lui avaient donné aucun pouvoir pour exercer la fonction de juge, et Coustard voter le bannissement ; Fouché parut à la tribune après Villers. Le Moniteur ne lui prête qu'un mot. De sa voix faible il dit : La mort. Le lendemain il publiait, comme l'ayant prononcé, un violent et impudent commentaire à ce terrible monosyllabe. Je ne m'attendais pas à énoncer à cette tribune d'autre opinion contre le tyran que son arrêt de mort ! Il semble que nous sommes effrayés du courage avec lequel nous avons aboli la royauté ! Nous chancelons devant l'ombre d'un roi. Sachons prendre enfin une attitude républicaine : nous sommes assez forts pour soumettre toutes les puissances et tous les événements. Le temps est pour nous contre tous les rois de la terre[41].

Ce discours fut-il réellement prononcé ? La chose importe peu, il nous semble. Le mot fatal était dit, décisif, de cette destinée. Jamais tournant de vie ne fut plus brusque. Que pouvait en penser le sévère Condorcet qui, certes dix fois plus républicain que Fouché, avait cependant repoussé la mort ? Que pouvait surtout en dire Daunou qui, dans trois factums successifs, devait se poser si nettement pour un des adversaires les plus décidés de ce qu'il appelait un acte de guerre et de vengeance[42] ? Fouché le trouva dans l'hémicycle, terrifié de la sinistre mystification dont il venait d'être la victime ; aux récriminations de son ex-confrère, Fouché répondit par des excuses embarrassées, il n'osait avouer qu'il avait suivi la majorité : il feignit d'avoir été lâche. Il avait réellement voulu sauver Louis XVI : la veille au soir il le voulait encore : mais les représentants de la Loire-Inférieure réunis avaient reçu de Nantes de terribles menaces, le peuple, leur avait dit un message, était disposé à incendier les propriétés et probablement se porter aux derniers excès contre les familles des députés qui ne voteraient pas la mort. Je suis rentré chez moi dans une grande perplexité, ajoutait le malheureux ; ma femme m'a fait observer que ma voix ne serait pas d'un grand poids dans la balance, que je ne pouvais pas exposer mes parents et les siens à être massacrés, plutôt que de sacrifier mon opinion personnelle[43]. L'excuse était pitoyable, dégradante : par surcroît l'explication était, est surtout pour nous, invraisemblable. Depuis trois mois Nantes n'avait guère perdu d'occasion d'affirmer son opinion toute favorable au roi ; Sotin avait été spécialement chargé de rappeler aux députés de Nantes leur devoir et leur intérêt d'élus. Qui pouvait les menacer ? Un seul club existait : les Aulis de la Constitution. Fouché le connaissait bien. Au surplus, cinq députés sur huit s'étaient prononcés contre la mort. Il avouait quelques jours après à Daunou qu'il avait été trompé : il lui était impossible de s'abuser sur l'état d'opinion de la cité qu'il représentait.

Aussi bien son attitude au lendemain du procès parut tellement différente de celle qu'il avait gardée jusque-là, qu'on est forcé de convenir que, si Fouché ne désira pas la mort du roi, que s'il n'avait pas souhaité le régicide, il entendait profiter de la part qu'il y avait prise pour quitter de compromettants voisins. Il n'était pas homme à s'en embarrasser plus longtemps. Il n'était pas un Vergniaud, l'homme aux faiblesses momentanées : il était celui des voltes-faces complètes et des profitables capitulations. Son plan devait être médité depuis longtemps, car, son parti pris, il parut, de gaieté de cœur, vouloir aller jusqu'au bout de son changement de front, et passer par-dessus le Marais, par-dessus même Danton, Robespierre, Couthon, du voisinage de Condorcet et Daunou à celui d'Hébert et de Chaumette[44].

Dès le lendemain de ce vote qu'il essayait de représenter à Daunou comme arraché à sa faiblesse, il faisait imprimer le fameux discours régicide avec d'aggravantes additions. Et tandis que nous nous accusons mutuellement, que nous perdons notre temps et nos forces à nous combattre, nous nous étonnons que le peuple nous accuse et fermente. Cette fermentation est cependant naturelle, elle est estimable, elle est révolutionnaire. Elle est encore nécessaire pour contenir tous ceux qui seraient tentés de méconnaître ou de s'écarter des principes éternels de cette égalité universelle qui existe entre les droits des hommes comme entre la nature. Les crimes du tyran ont frappé tous les yeux et rempli tous les cœurs d'indignation. Si sa tète ne tombe promptement sous le glaive de la loi, les brigands et assassins pourront marcher la tête levée : le plus affreux désordre menace la société !... Le temps est pour nous contre tous les rois de la terre. Nous portons au fond de nos cœurs un sentiment qui ne peut se communiquer aux différents peuples sans les rendre nos amis et sans les faire combattre avec nous, pour nous et contre eux[45].

On voit à quel point l'homme qui publiait ce discours, dont l'exaltation démagogique fait sourire, venant de ce sceptique, entendait peu rejeter, aux yeux de l'opinion, sur l'erreur d'un esprit abusé ou impressionné, le vote régicide du 16 janvier. Une pareille attitude, avec laquelle tous ses actes furent d'accord, nous porte à croire que les événements de janvier avaient achevé de perdre dans son esprit le parti auquel il s'était d'abord agrégé. L'honnêteté de Daunou ne pesa pas assez lourd pour compenser ce que lui parut renfermer de faiblesse pour l'avenir l'attitude de Vergniaud. Dans la politique subitement changée du député de Nantes, pas d'autres sentiments au fond ; ni l'exaltation démocratique qu'il s'est plus tard prêtée, ni les bruits répandus sur la complicité de Louis XVI avec l'étranger, ni la peur des poignards et des piques des Jacobins, ni les menaces problématiques des révolutionnaires de Nantes, ni même les conseils de sa femme n'ont amené ce changement de front : mais bien plutôt chez cet esprit sagace, prévoyant, froid, chez ce flaireur de vent, la vision très nette de ce parti modéré désormais désuni, diminué, compromis, destiné à être à coup sûr demain décimé, écrasé, annihilé. Le vaisseau coulait ; l'habile passager le quittait sans attendre la finale catastrophe. L'aventure devait se répéter trop souvent pendant trente années pour qu'elle ait lieu d'étonner le biographe de Fouché.

Esprit résolu et énergique, il entendait aller jusqu'au bout de l'aventure. La parole était aux violents : il les dépassa tous au moins en paroles. Son attitude devait révolter ses électeurs : il les brava, voulut les terroriser. Quelques jours après le régicide, le lieutenant de gendarmerie de Nantes, Pierre Levieux, ci-devant de Courcelle, noble transfuge qui venait de se distinguer par une effroyable diatribe contre les prêtres, devenu désormais l'agent de Fouché à Nantes, communiquait par ordre au Journal de la correspondance de Paris à Nantes (n°22) les Réflexions du citoyen Fouché sur le jugement de Louis Capet dont nous avons cité plus haut quelques passages[46]. Non content d'afficher ainsi sa défection, le député s'en faisait gloire, prévenait la critique en imposant l'approbation. Le 1er février, il écrit à ses concitoyens une lettre qui est tout un manifeste : Républicains, parmi les nombreuses adresses qui viennent de féliciter la Convention nationale de l'acte éclatant de justice qu'elle vient de rendre, je n'ai pas entendu votre voix. Auriez-vous aussi dans votre sein un côté droit, un côté d'égoïstes qui arrêtent les élans de vos cœurs et compriment votre énergie ? Si cela est, frères et amis, épurez votre Société. — C'était celle qu'il présidait un an avant. — L'égoïsme est aujourd'hui le plus dangereux des vices, le plus puissant obstacle au développement des vertus républicaines. Vous le savez, c'est lui qui depuis trois ans épuise tous nos courages, tous nos sentiments, c'est lui qui, pour les modérer, voudrait persuader que la révolution est faite, que l'égalité est établie. Hypocrites ! l'égalité est établie ? Et nous voyons autour de nous celui qui a du superflu dédaigner celui qui manque du nécessaire, l'orgueilleux bourgeois se préférer à l'utile ouvrier et rejeter dans la révolution tout ce qui n'entre pas dans les combinaisons de son intérêt particulier. Et il concluait : Que les sentiments de liberté et d'égalité se fortifient dans nos cœurs, et ne marquons jamais de préférences que pour celui qui fournira plus de sueur et plus de sang à la patrie[47]. Lorsqu'on songe à la profession de foi de Fouché candidat, aux sentiments qu'affichait cinq mois plus tôt l'ami de Daunou, à ceux qu'il connaissait à la Société nantaise, à la ville, au département qu'il représentait, on reste stupéfait. Nantes fut terrifié : les Sociétés populaires envoyèrent leur adhésion à la condamnation de Louis XVI, ainsi que l'administration départementale. Ville et département restaient cependant girondins, députaient à Paris plusieurs de leurs concitoyens pour soutenir au besoin par la force la Gironde contre la Montagne et la Convention contre la Commune. Fouché, qui en décembre flétrissait si énergiquement les agitateurs de septembre, désapprouva l'idée, car, écrit-il le 1er mars, le peuple de Paris, quoi qu'on en dise, est bon et généreux[48] ; Nantes ne se convertissait pas, puisque le 5 juillet la ville devait encore protester contre l'expulsion du côté droit. Fouché, cependant, allait sous peu montrer en personne à ses concitoyens la nouvelle incarnation jacobine du candidat conservateur, du député modéré de 1792.

Cette incarnation s'affirmait tous les jours davantage ; point de chapitres sur lesquels sa nouvelle ardeur jacobine ne s'exerce. La fabrication des assignats est retardée : c'est sur la proposition du citoyen Fouché de Nantes que l'assemblée, le 10 mars, décrète le non-enrôlement des imprimeurs, graveurs, artistes, fabricants de papier nécessaires au service des assignats et le maintien des ouvriers dans les ateliers et administrations où l'intérêt de la patrie a fixé leur poste[49]. En même temps il se fait l'auteur d'une proposition qui aggrave la loi contre les émigrés. Ceux-ci vendant sous main leurs biens, le rapport de Fouché conclut que les notaires de Paris présenteraient au directoire du département le répertoire des actes passés par eux depuis le 1er janvier 1793 : dix ans de fers au notaire qui se prêterait à la passation d'un acte à la charge d'un émigré. Et à ce propos, dans un discours assez véhément, car il a soudain retrouvé gorge et poitrine, il s'écrie : Les émigrés ont voulu la guerre, dira bientôt l'histoire, et elle les a dévorés... C'est leur orgueil blessé par l'égalité qui regimbe ! il faut qu'il pâtisse ; ce sont les intérêts de l'individualité qu'ils ont distraits de l'intérêt général et qu'ils veulent sauver à son préjudice, il faut que les intérêts individuels plient et soient sacrifiés[50]. Après les émigrés, ce sont les prêtres qu'il attaque avec passion ; c'est à cette époque qu'il prépare ce factum sur l'instruction publique dont nous parlons plus haut, si différent comme esprit des derniers rapports de l'ex-oratorien favorables aux anciennes congrégations[51]. Sur les prêtres, son opinion s'est bien modifiée depuis l'époque où, se recommandant de son passage à l'Oratoire, il louait ces sentiments religieux si nécessaires et si louables, même depuis celle où il écrivait à son collègue Condorcet qu'il fallait agir avec douceur vis-à-vis des prêtres[52].

Les événements de janvier ont, là aussi, changé sa façon de voir. On se rappelle la tirade violente de son rapport sur les dangers de l'enseignement congréganiste, école de préjugés et de superstition, sur l'absurdité qu'il y avait à salarier les prêtres, sur la funeste prépondérance du clergé, sur la religion qui avilit et dégrade, sur la fable d'une vie future. On le verra plus violent encore quelques semaines après à Nantes. Après une vive attaque contre l'attitude contre-révolutionnaire des membres du clergé qui, au lieu d'accepter des principes d'égalité et de fraternité conformes à ceux de l'Évangile, ont préféré les combattre pour défendre des intérêts mondains qui ne sont que les leurs, des jouissances profanes auxquelles ils avaient juré de renoncer, dénonçant leurs vices, hypocrisie, cupidité, friponnerie, leurs connivences avec Rome, il demandait leur châtiment, leur bannissement[53].

Tout l'autorisait donc dans ses nouvelles déclarations à aller siéger à la Montagne, plus loin que le cauteleux Robespierre et que l'évêque Grégoire, à se rallier à ce parti d'exagérés dont Hébert était le publiciste outré, où le doucereux et pontifiant Chaumette prêchait l'athéisme officiel, Cloots l'internationalisme humanitaire, et où de plus obscurs représentants se faisaient les défenseurs d'un communisme primitif et parfois incohérent. Collot d'Herbois et Billaud-Varennes, éléments ultra-jacobins du Comité de salut public après sa complète inféodation à la Montagne, se rattachaient par plus d'un côté à ce groupe que Robespierre considérait dès lors avec une singulière hostilité. Une violente antipathie personnelle pour la plupart des membres du parti, que complétait sine divergence presque complète de principes politiques, philosophiques et sociaux, le faisait, sinon l'ennemi ouvert, du moins dès maintenant l'adversaire sourd de ces exagérés qu'il devait, le 4 germinal an II, presque totalement décimer. Fouché allait se faire en province le représentant résolu, le théoricien exalté de toutes les doctrines du groupe jacobin violent, apôtre de l'athéisme officiel, communiste systématique, parfois exaspéré. C'est en effet en province que Fouché va se rendre célèbre comme l'un des proconsuls les plus audacieux dans la théorie, sinon les plus féroces dans la pratique, de la Convention nationale, saisi de cette ivresse révolutionnaire dont il parlait plus tard, en ces jours où le souvenir du passé, les impressions du présent, les craintes et les espérances pour l'avenir portent tous les désordres et tous les délires dans les âmes et les têtes[54]. Dès le milieu de mars Fouché envoyé à Nantes y inaugurait cette politique d'exaltation démagogique destinée à racheter sa double origine bourgeoise et ecclésiastique, la modération de ses opinions à Nantes et ses compromettantes liaisons avec les Girondins menacés, bientôt écrasés. La seconde évolution de Fouché était close.

 

 

 



[1] Coustard au Directoire du département, 10 août 1792. MELLINET, VI, 401.

[2] MELLINET, VI, 401.

[3] Adresse des citoyens de la Loire-Inférieure à la Convention nationale, 1793.

Adresse du conseil général de la commune de Nantes aux 48 sections de Paris. Journal de la Correspondance, n° 25.

Réponse de la Commune de Paris, janvier 1793.

Protestations des Nantais contre les journées du 31 mai et du 2 juin 1793. A. N., AFII 46, pl. 36.

Et ch. III, la Mission de Fouché à Nantes.

[4] Manifeste aux électeurs du département de la Loire-Inférieure ; Matériaux pour servir, etc., p. 25.

[5] Léon DE MONTLUC, le Conventionnel Meaulle ; la Révolution française, V, 442.

[6] A. N., Procès-verbaux des élections, A. N. CII, I, 76 et BI 21 et MELLINET, VI.

[7] MELLINET, VI.

[8] DE SÉGUR, III, 414.

[9] La Liste des conventionnels, publiée un 1793 par GUILLAUME jeune et POUGIN, porte : Loire-Inférieure... Fouché, principal du collège de Nantes, rue Saint-Honoré, n° 315. Fouché demeura ensuite rue de la Convention (actuellement rue Saint-Roch).

[10] TAILLANDIER, Documents sur Daunou.

[11] Notice Zeitgenossen ; Mémoires de M. Fouché, duc d'Otrante, 1819, p. 18, et Mém. Fourché, p. 14.

[12] TAILLANDIER, Documents sur Daunou, p. 42 ; GAILLARD, Mém. inédits.

[13] Matériaux pour servir, etc., p. 39 ; Matériaux des Mémoires ; Papiers GAILLARD.

[14] Fouché à ses électeurs. Paris, 1er octobre 1792. Rev. autographes, octobre 1892.

[15] Fouché aux citoyens... Paris, 9 octobre 1792. Rev. autographes, janvier 1892.

[16] MELLINET, VIII, 49. Son mariage avait, du reste, fortifié sa situation électorale. Son beau-père Coiquaud était, on s'en souvient, président du district.

[17] A. N., Table des procès-verbaux de la Convention, 23 septembre 1792, p. 38 ; 26 septembre, 61 ; 10 octobre, 315 ; 15 octobre, 381 ; 15 octobre, 33 ; 13 octobre, 385.

[18] Matériaux des Mémoires. Papiers GAILLARD, Mém. FOUCHÉ, 2, I, 13.

[19] GUILLAUME, Procès-verbaux du Comité d'Instruction publique. Préface et passim, I.

[20] Paroles d'Hassenfratz le 30 juin 1793, Procès-verbaux, t. I, préface.

[21] Procès-verbaux, I, 18, 7e séance.

[22] Procès-verbaux, I, 23. Séance du 27 octobre 1792 et Moniteur, 4 novembre 1792, Rapport et projet de décret présentés au nom du comité d'Inst. pub. par J. Fourché, député de la Loire-Inférieure. Imprimerie nationale — On trouve ce rapport réimprimé dans GUILLAUME, t. I.

[23] Rapport... Dans GUILLAUME, Actes du comité d'Inst. pub., t. I.

[24] GUILLAUME, I, 338, 345. Séance du 13 février 1793.

[25] Moniteur, XV, 403, 443, 652.

[26] Réflexions..., etc., Imprimerie nationale, 1793, en appendice dans GUILLAUME, I, p. 614 (cinq pages imprimées).

[27] Réflexions de J. Fouché, etc.

[28] Il s'était lié aussi avec un autre girondin, non moins illustre, Vergniaud, qu'il défendait contre les invectives de Robespierre. Mém. Fouché, I, 14.

[29] GAILLARD, Mém. inéd.

[30] Cf. dans les Mém. Fouché, I, 14, le jugement qu'il porte sur ses premiers amis politiques.

[31] DULAURE, Physionomie de la Convention, 1793.

[32] Lettres à Gaillard de 1815 à 1820 (Papiers inédits de GAILLARD), et Lettre du duc d'Otrante à Louis XVIII du 13 septembre 1815.

[33] Note remise à Louis XVIII en 1814. (Papiers GAILLARD.)

[34] Matériaux pour les Mémoires. (Papiers GAILLARD.)

[35] TAILLANDIER, Documents ; GAILLARD, Mém.

[36] HARMAND de la Meuse, p. 84.

[37] TAILLANDIER, Documents ; GAILLARD, Mém.

[38] Note remise au roi Louis XVIII en 1814. (Papiers GAILLARD.)

[39] Sotin au directoire du Département, 8 et 11 janvier 1793 ; MELLINET, VII, 84.

[40] Moniteur, 20 janvier 1793.

[41] Réflexions de J. Fouché sur le jugement de Louis Capet, 1793.

[42] DAUNOU, Opinion sur le jugement de Louis Capet et Complément de l'opinion de M. Daunou sur l'affaire du ex-devant roi.

[43] C'est d'après Gaillard, confident de son ancien confrère de l'Oratoire Daunou, que nous avons rapporté cc curieux incident : Taillandier, autre confident de Daunou, ayant trouvé cet épisode résumé dans la Biographie universelle, dit de son côté que le député qui reçut les confidences de Fouché était Daunou.

[44] C'est dans ce groupe que le range M. AULARD, Les Orateurs de la Convention. Orateur médiocre, ajoute-t-il avec raison, p. 33.

Cf. ch. III, le programme du groupe exagéré appliqué par Fouché dans les départements.

[45] Réflexions de J. Fouché, etc. ; MELLINET, VII, 96-98.

[46] DUGAST-MATIFEUX, Bibliographie révolutionnaire de Nantes.

[47] Fouché aux citoyens de Nantes, 1er février 1793. Bibl. nat., Ms. N. a. fr. 31, f° 75.

[48] Fouché aux membres de la Société populaire de Nantes, 1er mars 1753. Rev. autographes, mars 1880.

[49] Moniteur, XV, 671.

[50] Moniteur, XV, 712.

[51] Réflexion sur l'éducation publique, déjà citées.

[52] Fouché à Condorcet, 1792 ; Matériaux pour servir, etc.

[53] Matériaux pour servir, etc.

[54] Le duc d'Otrante aux préfets du Midi, août 1815. Cf. ch. XXVII.