L'EXPANSION FRANÇAISE

DEUXIÈME SÉRIE. — L'EXPANSION EN EUROPE

 

IV. — HENRI IV ET RICHELIEU.

 

 

Retour sur le passé. — L'expansion arrêtée va reprendre. — Henri IV veut que la France ne garde pas d'Espagnol dans le ventre. Le roi va ruiner la maison rivale sur les deux rives du Rhin. — Le Grand dessein est tout entier tourné contre l'Autriche. — Henri IV et le Levant. — Nouvel à-coup. — Le plan de Richelieu. — La guerre de Trente ans. — La grande charge contre la maison d'Autriche. — Réunion de l'Alsace. — La France mène l'Europe. — Elle y conquiert les esprits. — L'Académie. — De Descartes à Poussin. — Les traités de Westphalie. — Le triomphe posthume de Richelieu.

 

MESDAMES, MESSIEURS,

 

Ceux d'entre vous qui ont bien voulu, l'année passée, suivre mes causeries sur l'expansion française sous nos rois, savent quel est l'esprit de ces conférences. Ils me permettront cependant, avant d'en reprendre le cours, de le définir en peu de mots.

La situation géographique de la France l'a vouée à l'expansion. En contact direct avec deux grands groupes ethniques, nations germaines et nations latines, et largement ouverte sur trois grandes mers, au nord, à l'ouest et au midi, elle semble, à la vérité, le carrefour idéal de la civilisation européenne. Mais dans ce carrefour vit une race tout à la fois très composite par ses origines et très homogène en son esprit, apte par ses origines à tout comprendre, apte par son esprit à tout s'assimiler, mais, par surcroît, portée à répandre immédiatement aux quatre points cardinaux les idées qu'elle a fait si promptement siennes. La race est à la fois réceptive et expansive. Elle reçoit de toute part les minerais bruts. où, mélangé de terre, se trouve le précieux métal : elle jette ce minerai dans son creuset ; elle en tire l'or, l'affine, le frappe à sa marque et— dès qu'elle l'a frappé, qu'il porte le lis, l'aigle ou le bonnet phrygien, — lui assure à travers le monde un cours supérieur. Nation idéaliste, elle arrive à répandre ses idées, mais nation laborieuse, elle s'ouvre les marchés ; nation entreprenante, elle aime se jeter aux aventures, mais nation férue de ses droits, elle poursuit, depuis des siècles, la conquête de ses limites ; nation guerrière, elle sait tirer l'épée, mais nation spirituelle, elle sait comprendre que toute conquête ne se fait point par le fer. Participant à l'esprit germain comme à l'esprit latin, elle se peut faire comprendre de tous les mondes : elle en profite pour le pénétrer. Enfin, la France, qui a connu de grands malheurs et des heures d'affaissement, a une rare faculté de réveil : si, à ces heures de réveil, elle rencontre l'homme ou les hommes qu'il faut pour la diriger, elle connaît alors des périodes de rayonnement incomparable.

L'année passée, parcourant en trois conférences six siècles de son histoire, je vous l'ai montrée, sans cesse renaissant de ses désastres et reprenant chaque fois sa marche en avant.

De bonne heure, elle s'est assignée deux buts.

Tout d'abord atteindre ses limites naturelles. La Gaule, définie par César : bornée par les Pyrénées, les Alpes, le Rhin et l'Océan, voilà quelle est la France idéale. Charlemagne, après Clovis, l'a réalisée. Les Capétiens, roitelets d'un domaine grand comme trois de nos départements, ont entrepris de le réaliser derechef. De règne en règne, ils ont fait avancer le royaume vers les limites naturelles. Vers les Pyrénées, la Méditerranée, les Alpes, leur diplomatie, appuyée de leur vaillance, a suffi pour reculer rapidement, presque facilement, les bornes de notre pays. Mais du côté de l'Est, la tâche a toujours été plus difficile. L'héritage de Charlemagne entre les Ardennes, l'Argonne, le plateau de Langres, la Saône et le Rhône d'une part, le Rhin d'autre part, était tombé aux mains de ces empereurs germains qui se proclamaient les successeurs légitimes du grand empereur. Ces terres de l'ancienne Gaule relevaient, depuis le neuvième siècle, du Saint-Empire germanique et c'est à lui que, ville par ville, canton par canton, cinq siècles durant, il a fallu arracher le domaine usurpé. Est-il étonnant que la guerre à l'Allemand soit devenue par excellence la grande guerre nationale et que, le Rhin allemand étant le cauchemar de notre nation, le Rhin français soit devenu le rêve de nos hommes d'État et. tout premièrement de nos rois ? C'est à réaliser ce rêve que les plus intelligents d'entre eux, de Philippe Auguste aux derniers Valois, se sont appliqués. De la bataille de Bouvines qui a été la première victoire nationale, à la prise des Trois-Évêchés, Metz, Toul et Verdun, qui a été, au seizième siècle, le plus grand succès de notre diplomatie, on a, en moins de cinq siècles, récupéré les deux tiers de l'héritage de Charlemagne usurpé par les Allemands. C'est ce drame cinq fois séculaire qui a fait en partie l'objet de nos conférences passées : la conquête des limites naturelles et particulièrement du Rhin.

Mais le désir d'expansion devait avoir un autre objet plus haut encore : si notre nation se heurtait, entre Meuse et Rhin, entre Rhône et Alpes, à l'Allemand, elle devait d'autant plus volontiers l'assaillir que, par ailleurs, l'Empereur germain n'est pas seulement l'usurpateur de ces terres gallo-latines. Il se proclame tout court l'Empereur. Qu'est-ce à dire ? L'Empereur tout court, cela veut dire le chef temporel de la chrétienté dont le pape est le chef spirituel — et cette moitié de Dieu dont parlera notre grand poète :

Ces deux moitiés de Dieu, le pape et l'empereur.

La France se tient pour tête de la Chrétienté, nation tout au moins éminente dans cette Chrétienté. Elle ne vise pas seulement depuis le neuvième siècle à reconquérir l'héritage matériel de Charlemagne ; elle vise à reconquérir la place qu'une sorte de malentendu lui a fait perdre. Elle y travaille ; elle y réussit et toute la nation collabore ici avec ses rois, ses soldats et ses diplomates.

Et il a fallu, au seizième siècle, les épouvantables guerres civiles dites guerres de religion, pour arrêter de nouveau pendant quarante ans la France dans le double mouvement d'expansion qui la porte vers ses limites et au delà de ses limites.

C'est là que je me suis arrêté l'année passée. La date de 1593, qui marque, avec l'avènement définitif de Henri IV, la fin des guerres civiles, est celle où commence une nouvelle phase de cette histoire à grands traits qui va nous mener, cette année, en trois conférences, des dernières années du seizième siècle aux dernières du dix-huitième.

En 1593, la France semble bien malade : soixante-huit ans après, en 1661, date de l'avènement personnel de Louis XIV, elle est de nouveau au pinacle et elle va de nouveau être, après cette date, la nation prestigieuse dont, au dix-huitième siècle, Frédéric II pourra dire : Si j'étais roi de France, il ne se tirerait pas en Europe un coup de canon sans ma permission. Nos arts, nos lettres, notre commerce de nouveau rayonneront : l'Europe entière sera française, comme au treizième siècle la chrétienté entière était franque. Au treizième siècle, Louis IX était le chef moral de la chrétienté ; au dix-septième siècle, Louis XIV dominera moralement l'Europe.

En fait, Louis XIV et la nation ne feront alors que recueillir les fruits de la restauration nationale qui est l'œuvre de Henri IV d'abord, de Richelieu ensuite. C'est l'œuvre de ces deux hommes et de leurs contemporains français qu'après ce préambule nécessaire à l'intelligence de ces trois conférences, je veux, au point de vue spécial de l'expansion française, étudier aujourd'hui à grands traits.

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La France de 1593 n'est guère celle que François Ier en 1547 laissait à son successeur. Les guerres de religion, dont j'ai, l'année dernière, exposé les causes et les phases, ruinant la nation, en ont paralysé l'expansion.

Tout d'abord, arrêt complet de la reconquête de l'Est et, au reste, des autres limites. En 1552, à la veille des guerres de religion, Henri II avait réuni Metz, Toul et Verdun. C'était un bond magnifique fait par la nation vers le Rhin. La Lorraine enveloppée ou plutôt pénétrée devait, semblait-il, passer sous la suzeraineté, bientôt la domination de la France. L'Alsace viendrait ensuite. Les Pays-Bas espagnols, la Belgique actuelle et la Franche-Comté, hautement revendiquées, pouvaient être le prix d'une nouvelle guerre et il ne resterait plus qu'à se soumettre, et plus probablement à se rallier bénévolement comme Metz, Toul et Verdun, les trois électorats ecclésiastiques, Trèves, Mayence et Cologne, pour que fussent récupérées ces Marches de l'Est, objet de nos revendications légitimes.

Ces conquêtes semblaient d'autant plus faciles en 1552, que notre offensive brisait manifestement la puissance contre laquelle, trente ans durant, François ICI s'était obstinément heurté. Charles-Quint, fatigué, abdiquait.

Son empire avait été divisé : la maison d'Autriche s'était coupée en deux, une branche régnant à Vienne, une autre à Madrid. On pouvait espérer, d'une part, reprendre aux Espagnols Pays-Bas et Franche-Comté, à l'Empire l'Alsace et les Électorats et, d'autre part, asseoir sur les ruines de cette formidable puissance rivale, au profit de la France, une magnifique hégémonie.

Notre art, notre littérature, notre commerce, je l'ai montré ici l'année passée, après avoir trop subi, au début du seizième siècle, l'influence italienne, reprenaient en Europe l'action qu'arts, lettres et commerce français avaient déjà exercée. Notre langue, nos usages, nos modes, je le disais en terminant, envahissaient les cours,

Avant trente ans, nous pouvions réaliser le grand idéal de nos rois : la France complétée sur ses limites et conduisant la Chrétienté.

Or, en 1593, après quarante ans de guerres civiles, on n'avait pas conquis une ville depuis 1552, pas un village. Les Pays-Bas et la Franche-Comté restaient à l'Espagne : la duché de Lorraine faisait toujours coin dans la France ; l'Alsace et les Électorats continuaient à relever du Saint-Empire ; la Savoie, que François Ier avait travaillé à s'inféoder, s'était éloignée ; le Roussillon était toujours à l'Espagne et on avait abandonné les expéditions dans l'Amérique du Nord que François Ier voulait faire française.

La maison d'Autriche s'était reconstituée et fortifiée par l'alliance étroite des deux branches et Philippe III d'Espagne, d'ailleurs, visant à l'empire, était près de nous envelopper. Bien plus, non content de tenir l'Italie sous sa suzeraineté et de dominer la Méditerranée, ce roi avait pu se mêler à nos querelles, envoyer en France ses généraux, que la Ligue appelait, mettre une garnison à Paris, et on avait vu le moment où un archiduc d'Autriche et une infante d'Espagne seraient proclamés souverains de France.

Ce pendant, la papauté, que nos rois les plus pieux avaient soigneusement tenue hors de nos affaires temporelles, avait, elle aussi, installé à Paris un légat qui parlait presque en maître.

Enfin l'Angleterre, qui, sous les immédiats successeurs de Henri VIII Tudor, avait subi, je l'ai montré, l'influence française, s'était reprise ; une reine de caractère viril, Élisabeth, après avoir renationalisé son pays, s'était, elle aussi, mêlée à nos querelles ; appelée, elle, par le parti huguenot, elle avait réoccupé un instant de nos villes. Enfin elle travaillait à faire anglaise — Walter Raleigh est en route — cette Amérique du Nord, que François Ier avait voulu occuper.

Nous étions, somme toute, expulsés du monde et tracassés chez nous.

J'ai dit que nos écrivains seuls avaient alors plus qu'aucun Français travaillé à refaire une âme nationale à la France : nous l'avons vu, ce furent les Montaigne, les du Bellay, les Ronsard, qui, au moment où les politiciens, ligueurs ou huguenots, nous ruinaient, empêchèrent la prescription de l'influence française. Ce furent eux qui, en tout cas, préparèrent ce retour au loyalisme qui la sauva. Avec les écrivains de la Satire Ménippée, ils préparèrent l'avènement de Henri IV.

Le voici, le rusé Béarnais, en face de la France en dissolution, au milieu d'une Europe méprisante.

***

C'est l'homme qu'il faut. Il a du sang-froid, de la belle humeur et du bon sens ; aux heures où tout semble perdu, ce sont les plus précieuses qualités. Richelieu viendra ensuite avec sa volonté et son génie.

Sang-froid, belle humeur, bon sens, oui, c'est ce qu'il faut en 1593. Car de telles dispositions permettent à Henri de voir.

Or cette clairvoyance l'incite à sérier les efforts. S'occuper d'abord de reconstituer la France : c'est bon ; avec ces diables de Français, ça n'est jamais bien long. On obtiendra vite qu'ils s'embrassent ; quand ils se seront embrassés, ils se prendront le bras gaillardement et ceux même qui ont appelé l'étranger, les huguenots qui ont appelé l'Anglais comme les ligueurs qui ont appelé l'Espagnol, les protestants qui se sont appuyés sur Genève, les catholiques qui se sont appuyés sur Rome, s'indigneront de voir que l'étranger fait la loi en France. Ils seront les premiers à reprendre contre l'étranger les rêves ancestraux. Mais il faut au préalable que, de gré ou de force, ils s'embrassent.

Dans une conférence que j'ai faite ici, dans une autre série, j'ai dit comment, aidé par Sully, Henri avait refait la France. Je n'y reviendrai pas et ce n'est pas mon sujet.

Il expulsa les Espagnols ; il prit le plus simple moyen pour cela ; il assembla une bonne armée, battit ces étrangers à Fontaine-Française et les força, à Vervins, à le reconnaître roi et à vider les lieux. Déjà, voyant défiler les Espagnols quittant Paris, il leur avait crié avec sa belle gaillardise : Bon voyage, messieurs, mais n'y revenez plus.

Mais il ne suffisait pas que les soldats de Philippe s'en fussent allés. Il fallait qu'ils n'eussent plus de connivences en France. Or, ils en avaient : tout un petit groupe dans la nation continuait à espagnoliser. Le roi le savait. Recevant un jour les remontrances insolentes du Parlement de Toulouse, le Béarnais s'emporte et laisse percer son humeur : Je vois ce que c'est, messieurs ; vous avez encore de l'Espagnol dans le ventre.

En fait, la France gardait de l'Espagnol dans le ventre. Si l'immense majorité de la nation, reconnaissante à Henri IV de sa conversion au catholicisme, acclamait par ailleurs dans l'aimable et ferme roi le restaurateur de la patrie, si les protestants lui pardonnaient presque cette conversion, grâce aux édits de tolérance, tout un groupe d'anciens ligueurs impénitents, réfugiés à Bruxelles, tels plus tard les émigrés sous le Consulat réfugiés à Londres, continuaient, avec l'appui de l'étranger, à fomenter des complots, dont le plus célèbre est celui du maréchal de Biron. Les intrigues se nouent avec l'étranger, elles continueront à se nouer si fréquemment, qu'en 1617 encore, l'Assemblée des notables proposera que défense soit faite aux sujets du roi de communiquer avec les ambassadeurs étrangers, même le nonce du pape.

En fait, c'était la maison d'Autriche qui entendait bien que la paix intérieure ne se rétablît point en France. Les deux branches de la Maison s'étaient rapprochées ; l'empereur Maximilien avait été brouillé avec son neveu Philippe, mais celui-ci avait accueilli les jeunes archiducs à Madrid, et ceux-ci, élevés en Espagne, devaient apporter successivement sur le trône l'esprit intégral de la Maison. Et ainsi le danger que l'abdication de Charles-Quint avait conjuré restait instant pour la France.

De Lille à Nice, en passant par Nancy, Besançon, Chambéry, la Maison avait élevé contre nous un mur où se briserait notre expansion. J'ajouterai que, maîtresse de l'Italie et de l'Espagne, la Maison dominait forcément la Méditerranée. Et, pour que Henri IV ne vînt pas troubler ce beau concert, la Maison eût aimé l'occuper chez lui.

Lui, d'abord, se débarrassa des conspirateurs. On s'étonna qu'un roi si humain eût laissé décapiter son ancien ami, le maréchal de Biron ; mais il ne lui pardonnait pas les accointances avec l'étranger, et pas plus il ne les pardonna au duc de Bouillon, d'autant qu'à celui-là il prit Sedan, qui était une précieuse conquête faite sur les marches de l'Est.

Sans attendre la fin des complots, il commença à reprendre contact avec l'Europe, essayant avec beaucoup de précautions de la dérober à la maison rivale. On le voit renouveler avec les cantons suisses le traditionnel pacte d'amitié, se poser en médiateur heureux, en Italie, entre le pape Paul V et Venise ; enfin traiter d'alliance avec la Hollande. C'était commencer un mouvement tournant qui lui permettrait de prendre à dos l'Espagne. Mais c'était en Allemagne surtout qu'il comptait l'affaiblir.

Prince protestant, Henri avait entretenu des relations d'amitié avec les princes protestants d'Allemagne. En 1590, à Cassel, on avait vu une réunion de souverains allemands, notamment ceux de Hesse, de Saxe, de Brandebourg, de Wurtemberg, etc., promettre leur appui au nouveau roi. Avec ses façons flatteusement gaillardes, Henri appelait le vénérable Guillaume de Hesse son père et le vieux landgrave étant mort, son fils Maurice devient, pour vingt ans, le grand représentant en Allemagne des intérêts de Henri IV, dit Mgr Baudrillart dans un excellent article sur la politique du Béarnais au delà du Rhin.

Tous ces princes allemands aspiraient à diminuer la puissance de la maison d'Autriche : l'empereur était toujours pris, grâce à l'appui des électeurs catholiques (quatre sur sept), dans les rangs des princes autrichiens et on pouvait craindre qu'un jour il ne transformât l'empire électif en empire héréditaire. Les princes protestants le redoutaient et cherchaient partout des alliés contre l'ambition de la Maison. Henri les attira à la France. Un instant même, il parut reprendre le rêve qui avait été celui de tant de gens autour de Philippe le Bel et de François Ier : faire élire empereur le roi Très Chrétien. A vrai dire, il ne se décida à faire agir dans ce sens que lorsqu'en prévision de la mort de l'empereur Rodolphe, il eut appris que le roi d'Espagne posait sa candidature. Cela suffit à décontenancer les partisans de Philippe III. On s'en tint à élire un Autrichien de la branche allemande. Mais Henri, beaucoup plus persévéramment, travaillait à la constitution d'une ligue germanique, dont il tendait à devenir contre l'influence autrichienne le protecteur, lorsqu'il fut assassiné. Quelques semaines avant sa mort, Henri avait, le 11 février 1610, conclu alliance avec le comte Palatin du Rhin, le Brandebourg, Bade, la Hesse, les députés des villes de Strasbourg, Ulm, Nuremberg, etc. Il ne pensait pas seulement par là s'assurer contre la maison rivale l'appui de l'Allemagne, mais se faire consentir la possession des provinces de Luxembourg, Juliers, Clèves, La Marck, dont la succession allait s'ouvrir, déchaînant en Allemagne la terrible convulsion que sera la guerre de Trente ans. Henri IV avait espéré, en dédommageant les héritiers, installer la France dans ces cantons rhénans. Une pareille annexion eût coupé la Belgique espagnole des États autrichiens et Sully ne dissimule pas que l'on espérait bien partir de là pour acquérir ces Pays-Bas, — objet de la convoitise de nos rois depuis deux siècles. Comme, par ailleurs, Henri IV était en train d'arranger le mariage de son fils Louis avec l'héritière du duché de Lorraine, la princesse Nicole, tout était préparé pour que, sous peu, la France fît un grand pas vers le Rhin. C'est là-dessus qu'il fut assassiné.

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Le poignard de Ravaillac, frappant Henri IV, sauvait momentanément la maison d'Autriche. Le roi avait conçu tout un plan d'alliance européenne contre elle, origine sans doute de la légende qui nécessairement remplit une page de tous nos manuels : le grand dessein de Henri IV. Henri IV, personnage généreux, eût rêvé l'organisation des Etats-Unis d'Europe. Ceux-ci eussent vécu dans la paix perpétuelle, portant obligatoirement tout différend devant un conseil général qui, pour ne pas siéger à la Haye, n'en eût pas moins été une manière de tribunal suprême de la République chrétienne.

C'est Sully qui a, dans ses Économies royales, révélé le grand dessein qui met bien à tort l'eau à la bouche à nos pacifistes. Il est aujourd'hui démontré — et mon savant maître Christian Pfister s'y est spécialement employé, — que ce fameux plan, s'il a jamais été autre chose qu'une imagination de Sully, était subordonné à une première alliance des peuples d'Europe, mais contre la maison d'Autriche, qu'au préalable de toute organisation internationale, on dépouillait des Pays-Bas, de la Franche-Comté, du Tyrol, de l'Alsace, de la Bohême, de la Hongrie, de l'Italie, afin que, suivant l'expression de Sully, les Espagnols cessassent d'être formidables et en terreur à tous leurs voisins. Si bien que ce fameux plan internationaliste était fondé sur une idée héréditairement nationale. La grande confédération européenne, organisée ensuite, n'eût existé que pour maintenir dans l'humilité, où on l'aurait fait au préalable tomber, la formidable maison d'Autriche. Et j'ai idée que les Etats-Unis d'Europe ne pourraient être à l'heure qu'il est, fondés qu'après une opération toute pareille[1]. Vous m'entendez assez.

Qu'autour d'Henri, on eût cependant conçu un plan aussi large, cela prouve qu'à peine dix ans après la fin des guerres de religion, on se reprenait aux grands rêves. Qui, de tous les États groupés en confédération après l'Espagne abaissée, eût été l'État moralement directeur, sinon la France ? Si jamais Henri IV a conçu le plan d'un grand tribunal arbitral, je sais bien que ce n'est pas à la Haye qu'il eût siégé, mais tout simplement sous le chêne de Vincennes, replanté par le petit-fils de saint Louis.

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Si la France reprenait vers l'est sa marche en avant, on pense bien que l'expansion générale n'y perdait rien. Il est assez intéressant de constater que notre pays, toutes les fois qu'il a repris l'offensive à l'est, a vu grandir son prestige mondial.

La Méditerranée, c'est, avec le Rhin, le rêve français. J'ai dit, dans une conférence ici même, comment elle a été, pendant des siècles, une mer franque et comment les capitulations signées par François ter et le sultan Soliman n'étaient que le fruit lointain des Croisades et de ce qui s'en était suivi. Mais ainsi qu'il devait arriver en France à chaque période de troubles politiques et de discordes religieuses, notre protectorat en Orient traversait, à la fin du seizième siècle, une vraie crise. Nos rivaux avaient pris soin de répandre que le trône de France était occupé par un huguenot : Rome, qui eut tant de peine à agréer la conversion et l'abjuration du roi, répudiait provisoirement la fille aînée de l'Église. Comment la France eût-elle pu, brouillée avec Rome, faire valoir en Orient des droits que lui valait en grande partie son titre de première nation chrétienne ?

Henri IV fit ce que tout gouvernement intelligent et patriote doit faire. Avant même d'aborder le sultan, il aborda le pape. Il ne fit aucune difficulté de faire les premiers pas, puisque c'était lui qui avait le plus d'intérêt au rapprochement. Le cardinal d'Ossat, envoyé à Rome, consentit à recevoir sur les épaules, au nom du roi, de la main du pape Clément VIII, le coup de verge symbolique. Mais le soir, le prélat écrivait avec la belle humeur qui était le mot d'ordre à ce moment : Nous ne sentions pas plus que si une mouche nous eût passé sur les épaules. C'est que ce coup de verge devait paraître bien peu de chose à ces bons Français, en regard de l'amitié de Rome reconquise et de ce qui s'en suivait de bon pour leur pays. Souhaitons qu'après nos nouvelles guerres de religion, nous trouvions des hommes d'État qui comprennent qu'il faut savoir céder sur les petites choses pour en gagner de très grandes. Et encore ne risque-t-on même plus la verge.

Maintenant, réconcilié avec Rome, Henri IV pouvait parler haut au sultan. Les capitulations de François Ier tombaient : le roi les ramasse et, pendant qu'il y est, obtient mieux du sultan Ahmed. Les nouvelles capitulations en quarante-huit articles, de 1604, nous accordent, avec le patronage des Lieux Saints, un regain d'influence dans le bassin oriental de la Méditerranée. Sauf les Vénitiens et les Anglais, personne ne peut faire acte de commerce que sous le pavillon fleurdelisé, grosse gêne pour les Allemands, les Espagnols, les Napolitains, magnifique progrès de l'hégémonie française. Et soudain, notre commerce se remet à prospérer. Marseille, complètement ruinée sous les guerres, se relève. Un seul trait : au lieu de cent à deux cents balles de soie importées avant 1593, Marseille maintenant en importe par an mille à douze cents. Henri IV rêve de pénétrer plus avant que le Levant : il favorise la création d'une Compagnie des Indes orientales. On traite enfin aussi avec la Ligue Hanséatique, puissante confédération maritime qui, vous le savez, dominait les ports de toute l'Europe septentrionale, et par là on donne un coup de fouet à notre commerce avec les mers du Nord. Comme par ailleurs, Henri IV favorise la fondation des grandes industries d'art — notamment des maisons des Gobelins et de la Savonnerie, sans parler de bien d'autres —, voici que la France va reprendre son essor. Ne nous y trompons pas, mesdames : les tapisseries des Gobelins jouent leur rôle dans l'histoire de l'expansion française comme demain les porcelaines de Sèvres ou les tapis d'Aubusson. C'est par là que de modestes ouvriers d'art collaborent avec nos diplomates pour faire triompher de par le monde, à côté de la force française, la beauté française.

Ainsi nous voici repartis et repartis loin puisque Champlain, envoyé par Henri IV, navigue vers le Canada. Et soudain tout semble arrêté de nouveau.

Henri IV assassiné, ce sont de nouveaux troubles, générateurs de nouvelles défaillances. Autour de la régente Marie de Médicis, se déchaîne la coterie des étrangers. Voici qu'abandonnant les projets d'Henri, on se rapproche de l'Espagne qui nous embrasse pour mieux nous étouffer.

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Si pareille politique s'était continuée, nous aurions laissé l'ennemi héréditaire reprendre de tels avantages que c'en eût été fait de l'influence française pour longtemps. En 1623, paraît un livre du chanoine de Saint-Germain-l'Auxerrois, Fancan, intitulé la France mourante ; entre autres fautes mortelles est signalée notre faiblesse vis-à-vis de la maison d'Autriche.

Or, derrière Fancan, modeste chanoine, il y a un jeune prélat ambitieux et actif qui l'épaule : c'est Armand du Plessis de Richelieu, évêque de Luçon. Et soudain ce prélat, hier en disgrâce, va, en entrant au Conseil, y réintroduire la grande politique française.

J'ai eu à étudier ici un jour toute l'œuvre de Richelieu, intérieure et extérieure. Je n'entends nullement me répéter. C'est moins Richelieu que la marche en avant de la France sous Richelieu, qui fait la deuxième partie de ma conférence d'aujourd'hui.

Le chanoine Fancan — comme jadis les auteurs de la Satire Ménippée — a parlé au nom de la France. Richelieu l'a compris. La nation supporte malaisément nos défaillances. Il y a alors, sinon dans le peuple, du moins dans la bourgeoisie, si intelligente, un instinct qui l'avertit que la France se dévoie en 1623 et qu'il est temps de réagir. Richelieu se fait le représentant de cette opinion bourgeoise.

J'ai exposé ici son plan de politique extérieure. Il est simple : abaissement partout et par tous les moyens de la maison rivale. C'est le fonds du programme que, dans une soirée mémorable, celle du 13 janvier 1629, il a exposé à Louis XIII ébloui. Ce qu'il entend faire accepter du roi, c'est le dessein perpétuel d'arrêter le cours des progrès d'Espagne. Il faut bâtir et s'ouvrir des portes pour entrer dans tous les États de ses voisins et les pouvoir garantir de l'oppression des Espagnols quand les occasions s'y présenteront. En somme, aider l'Europe non autrichienne à secouer l'influence autrichienne.

Il faut boucher la trouée de Lorraine. Pour ce, il ne suffit point de fortifier Metz, il faut s'avancer jusqu'à Strasbourg s'il est possible, pour acquérir une entrée en Allemagne. Mais il y a d'autres trouées à boucher encore : et il rêve une ligne de défense devant la Franche-Comté ; il rêve de reconquérir Saluces sur le duc de Savoie ; il dit qu'il faudra penser à la Navarre, pour compléter la frontière pyrénéenne. Mais, en réalité, il rêve à une offensive hardie sur mer comme sur terre. Car un esprit de cette largeur ne s'hypnotise pas devant la frontière à garnir ou à compléter. S'il rêve de conquérir Alsace, Franche-Comté et Roussillon — ce à quoi on arrivera, il écrit ce petit mot qui contient toute une vaste pensée : Entretenir trente galères dans la Méditerranée.

Cela veut dire que, de toute part, l'expansion française va reprendre sa vigueur. De fait, on verra la France se remettre en marche de tous les côtés et sur tous les terrains — le politique, le commercial, l'intellectuel, et l'artistique.

Sur le terrain politique, il s'agit de reprendre les desseins d'Henri IV un instant abandonnés, en les pliant aux circonstances.

Le principal, l'essentiel dessein, c'est l'alliance avec tout ennemi de la maison d'Autriche, et particulièrement les princes allemands en lutte avec l'empereur. Si, tout en soutenant ces princes, on peut, cependant, prendre pour soi des portions du domaine de Charlemagne, usurpé, ce sera double profit.

On y arrive. La France ne se jette pas tout d'abord personnellement dans la guerre qu'on appellera la Guerre de Trente ans. Avant la guerre ouverte, c'est la guerre couverte. Tout d'abord, voici que ressuscite l'alliance avec les princes allemands qui fait presque du roi de France le protecteur des ligues allemandes contre l'Autriche. La situation est si nette que lorsque se tiennent à Ratisbonne des conférences entre l'empereur et les princes d'outre-Rhin, la France est déjà autorisée à y paraître. Elle y paraît, en la personne du fameux capucin, le père Joseph, l'alter ego du cardinal — et pour brouiller les cartes. L'empereur ne s'écriera-t-il pas : Ce capucin m'a désarmé avec son scapulaire et mis dans son capuchon six bonnets électoraux. A quel succès est-on déjà arrivé, que la France puisse mettre l'Allemagne dans le capuchon de son représentant !

Puis Richelieu pousse à intervenir le roi de Danemark d'abord — ensuite le roi de Suède. C'est lui qui fait de l'alliance suédoise, et pour deux siècles, l'équivalent de ce qu'est aujourd'hui pour nous l'alliance russe : car la Suède, par-dessus l'Allemagne, prise entre deux feux, nous tendra la main. L'alliance suédoise conclue en septembre 1633, resserrée à Compiègne le 28 avril 1635, c'est un des grands moyens de déborder l'Empire. Et quand l'Empire est déjà en désarroi, Richelieu jette enfin la France dans la lice, contre la maison d'Autriche ébranlée. C'est la grande charge contre l'ennemi héréditaire.

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Cependant, on se glisse vers le Rhin. Dès 1632, l'électeur de Trèves nous donne le droit de mettre une garnison à Ehrenbreistein en face de Coblentz et à Philipsbourg. Puis voici qu'on impose à la Lorraine le traité de Liverdun, qui nous livre Stenay et Jametz, le traité de Charmes, qui nous permet d'occuper Nancy. Voici que la Lorraine, faisant mine de s'affranchir, on l'occupe tout entière. Ah ! le dur traitement qu'a alors subi notre pauvre province sous le dur cardinal ! Longtemps, elle en gardera rancune à Richelieu : mon vieil ami, le cardinal Mathieu, ne parlait jamais de cet autre cardinal sans un peu d'antipathie : c'étaient nos morts qui parlaient en lui : un Pierre Fourier, si hostile au cardinal et par lui persécuté, un Jacques Callot, répondant à qui lui propose de graver l'entrée de Louis XIII à Nancy : Je me couperais plutôt le pouce. Oui, nos ancêtres lorrains furent malmenés. Mais, puisque cette petite principauté ne pouvait vivre indépendante entre l'Allemagne et la France, je le déclare, nous ne pouvons garder rancune — il s'en faut ! — à Richelieu de nous avoir attirés à la France, fût-ce par les durs moyens. Nous voyons trop ce que souffre un lambeau de Lorraine, arraché en 1871, à ce que nous appelons aujourd'hui, en y mettant tout l'amour d'un fils, la mère patrie.

Cette France, elle continue à avancer : la voici qui prend Montbéliard au duc de Wurtemberg, qui se glisse par là vers Bâle ; la voici qui met ses soldats dans Coblentz, la voici surtout qui, par un coup magnifique, rafle l'Alsace entière. Ce fut là le grand succès de Richelieu : la mainmise sur ce landgraviat d'Alsace, depuis trop de siècles arraché à la communauté celto-latine, sur cette terre à. laquelle l'Allemand avait pu donner une figure germanique, mais où vivaient des âmes de Welches, c'est-à-dire de Gaulois, que n'avaient pu changer les Schwobs et qui allait d'un élan si cordial à la France, qu'elle en va devenir une des provinces le plus filialement attachées — ou rattachées.

La Lorraine occupée, l'Alsace rattachée, la Franche-Comté entamée, voici la Belgique menacée. Lorsque la guerre est nettement déclarée à l'Espagne, ce n'est pas à Madrid qu'on porte la déclaration de guerre, c'est à Bruxelles. Et cela est caractéristique. Les Marches de l'Est vont nous venir. Ah ! mesdames, comment ne pas se défendre de reconnaissance envers le cardinal de Richelieu ! Comment ne pas saluer en lui le plus grand agent de l'expansion française !

Cependant, traitant non seulement avec Danemark, Suède, Brandebourg, mais avec la Savoie, Mantoue, Rome, avec la Hollande, comme avec la Turquie, le cardinal prend partout à revers la maison détestée. Les Portugais, depuis quarante ans réunis à l'Espagne, ont fait appel à la France. Quand donc le roi de France nous délivrera-t-il du Pharaon d'Espagne ? Le Pharaon d'Espagne est chassé du Portugal qui devient un allié. Les communes de Catalogne se soulèvent-elles à leur tour, elles tournent leurs regards vers la France en 1640. Le 23 janvier 1641, Louis XIII est proclamé comte de Barcelone et si on ne peut garder cette terre espagnole, au moins conservera-t-on le Roussillon.

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En attendant, la maison d'Autriche est débordée de toutes parts.

Mais, je l'ai dit, le cardinal a l'esprit large et son regard d'aigle embrasse le monde. Voici que la France reparaît en Italie. Tout d'abord, elle reprend Saluces au duc de Savoie et lui prend Pignerol : le roi de France, accompagné du cardinal, à cheval, a lui-même franchi les Alpes au Pas-de-Suze, le 6 mars 1629. C'est donc sur tous les côtés les limites naturelles que nous atteignons. Et l'Italie, que le succès a toujours impressionnée, se détourne de l'Autriche, va à la France. Le Mercure de France publie une note, probablement émanée du cabinet du cardinal, qui, résumant ces grands travaux, affirme qu'ils ont rendu à l'Italie ses franchises, à la noblesse de France sa gloire, à toute l'Europe sa liberté.

Cette liberté, le cardinal entend bien qu'elle profite à la France. Partout il tente de substituer à la suprématie défaillante de la maison rivale celle de la France insinuante. Voici que prend corps le projet d'une ligue italienne qui, comme la ligue allemande, aurait le roi de France comme protecteur. La maison Barberini, qui, avec Urbain VIII, règne à Rome, fait seule échouer le projet : aussi ai-je, en travaillant jadis à Rome dans les archives du prince Barberini, rencontré Richelieu et sa diplomatie dans bien des liasses de lettres jaunies.

L'Italie, en dépit de cette opposition, penche vers la France. Et c'est grand atout dans l'entreprise méditerranéenne. Car, comme Henri IV, Richelieu sait mener de front la reconquête matérielle des Marches de l'Est et la reconquête morale de la Méditerranée. Une marine a été créée pour faire la police de la mer bleue. Le commerce avec le Levant, un instant défaillant, reprend : pas un instant, le cardinal ne cesse d'étendre sa main tutélaire sur les bateaux partis de Marseille, portant nos produits, rapportant les sequins d'Orient. Puis le regard d'aigle de Richelieu se pose sur la côte africaine. D'Alger où un traité du 19 mars 1628 installe nos comptoirs, où une démonstration maritime de 1637 affermit le respect de ce traité, au Maroc, où une petite expédition impose au sultan Mouley el Oualid le traité de 1631 qui reproduit les capitulations signées par Henri IV avec le sultan de Constantinople, l'Afrique s'ouvre à nous. Contre les Habsbourgs d'Espagne encore, on fournit au Maroc des armes, les mêmes qu'on donne aux Suédois contre les Habsbourg de Vienne.

Et enfin, ne connaissant aucune borne à l'expansion française, le cardinal découvre derrière Suède, Allemagne et Pologne, cette Russie inconnue où Michel Romanof fonde enfin une dynastie durable. Deshayes de Coumenis, envoyé au Danemark, y négocie la liberté de passage à travers les détroits par nos bateaux qui, ainsi, vont voguer en pleine mer Baltique. Mais Coumenis poussera jusqu'à Moscou, où, pour la première fois, des liens se créent. On rêve d'envoyer par la Russie des missions en Tartarie, en Perse où d'autres missions, passant par la Turquie, pénètrent déjà. Et par delà l'Afrique, le cardinal vise Madagascar, par delà les océans, il encourage Champlain, qui a fondé Québec.

Ah ! on peut le dire, la France a largement regagné tout le terrain perdu pendant les guerres de religion. Par delà ses frontières complétées, elle est saluée en protectrice par l'Allemagne et l'Italie, en libératrice par la Catalogne et le Portugal, en alliée par la Suède, le Danemark, la Hollande, la Savoie, en visiteuse auguste par la Moscovie, le Levant, l'Algérie, le Maroc, en colonisatrice par Madagascar et le Canada. Lorsqu'il meurt, le cardinal a gagné la cause de l'expansion française. Et Louis XIV peut venir.

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Mais si, sous Louis XIV, la France dominera l'Europe, ce n'est point seulement en puissance politique de l'ordre, c'est aussi comme un foyer de civilisation. Et là aussi il a fallu qu'elle reconquît, dans l'âge précédent, cette enviable suprématie qui est celle de l'esprit.

L'Italie, nous l'avons vu dans une précédente conférence, nous opprimait encore trop au commencement du dix-septième siècle, et voici qu'à l'Italie se joignait l'Espagne. Une autre invasion espagnole a commencé. Il faut dire que de grands écrivains espagnols, à cette époque, s'élevaient, un Cervantès, un Queredo, un Lope de Vega et tout à l'heure un Calderon, et leur talent assurait à la littérature espagnole une vogue qui, après la mort de Henri IV, survivait aux succès militaires et politiques de l'Espagne, renforcée même par l'arrivée à la cour de cette petite reine espagnole que, dans le moment de rapprochement que j'ai dit, Philippe III nous avait donnée : Anne d'Autriche.

Par ailleurs, l'Italie nous avait encore envoyé toute une colonie d'intellectuels, dont le plus en vogue était ce cavalier Marin, le Napolitain Marini qui, en 1615, commençait à faire florès.

Je ne sais si l'École littéraire de la Pléiade eût pu résister seule à cette double invasion. Ronsard et ses amis, si résolus qu'ils fussent à créer une langue à la France, l'avaient faite si adultérée encore d'emprunts grecs et latins, qu'elle n'avait pas encore assez de personnalité pour lutter contre l'invasion des langues étrangères.

Mais le Richelieu de la langue heureusement était né. Enfin Malherbe vint ! On a reproché à ce dur législateur de la langue de l'avoir appauvrie en l'épurant. En réalité il l'a, tout en l'épurant, en quelque sorte fortifiée. Allant chercher le français parmi les déchargeurs du Port au foin, il forçait la langue à se retremper auprès de son berceau. Il travaillait à la renationaliser et rien ne fortifie plus une langue : c'est l'éternelle histoire du géant Antée qui retrouvait des forces au contact de la terre, sa mère. Et ainsi fortifiée au contact de son berceau, la langue française semblait capable de se défendre contre toute oppression étrangère.

Redevenue elle-même encore qu'enrichie par les appoints antiques, la langue devait devenir l'instrument à la fois ferme et souple dont Corneille, Pascal et Descartes, en attendant Bossuet, Racine et Molière, allaient user.

Avant trente ans, la littérature française commencera à faire loi dans le monde ; avant cent ans, elle sera littérature universelle. De grands écrivains la répandront à travers le monde. Mais c'est que, vers 1620, elle a secoué Je joug des littératures étrangères et a su se créer une personnalité vigoureuse, seule condition à ce qui entend s'imposer. A cet égard, Malherbe a contribué à l'expansion, comme l'homme d'État a contribué à une conquête, qui, des années durant, a rompu à la discipline et aux armes les régiments destinés à conquérir.

Richelieu a achevé l'œuvre en fondant l'Académie française en 1635.

C'est un événement qui paraît au premier abord d'ordre assez secondaire. Le cardinal groupe un certain nombre d'écrivains et leur confie le soin de composer un dictionnaire. Ce sont des écrivains sans grande valeur sans action personnelle. Mais ce groupe vaut ce que vaut, une bonne troupe : ils reçoivent le dépôt de la langue et la défendront, l'enrichiront, la disciplineront, lui donneront une règle, cette règle qui constitue pour toutes choses une si grande chance de victoire. Et parce que ces hommes ont reçu ce dépôt, leur importance est bientôt si grande qu'elle s'impose hors du cercle restreint où le cardinal a recruté sa première réunion, puis hors de Paris, puis hors de France. Il faut aller à l'étranger pour savoir de quel prestige jouissent nos Académies et particulièrement l'Académie française. Mais, dès le milieu du dix-septième siècle, ce prestige sera déjà grand. Un académicien verra s'ouvrir toutes grandes, au dix-huitième siècle, les portes des souverains, comme à un ambassadeur de l'Esprit. C'est que de cette langue française, qui tend à exprimer partout la pensée humaine dès qu'elle se veut exprimer clairement et élégamment, ces hommes sont les administrateurs. Et eux-mêmes ont augmenté le prestige de cette langue en lui faisant tout simplement une discipline. Ainsi l'Académie va contribuer à l'expansion de nos idées. Après avoir défendu la langue, elle la répandra. La date du 10 février 1635 était donc à retenir.

Aussi bien, nos réunions littéraires bientôt serviront de modèles à toute l'Europe. Il n'est pas jusqu'à l'hôtel de Rambouillet qui ne travaille à l'expansion. Le ton en est si à la mode, qu'ayant débordé de Paris dans les provinces, elle déborde encore de la France sur l'étranger. N'est-ce pas tout dire que de rappeler ici que l'Allemagne même a voulu avoir ses précieuses qui durent être assez ridicules. Puis, peu de temps après que d'Urfé avait écrit, d'Urfé était traduit. Il se fonda de l'autre côté du Rhin une association littéraire du genre sentimental et pastoral : en pleine guerre de Trente ans, des Allemands s'engagent dans les sentiers du Tendre ; peut-être les piétinent-ils un peu lourdement, mais ils y circulent le livre de d'Urfé à la main. Car c'est le Paris précieux qui détient le monopole du Tendre et, à cette association intitulée Académie des parfaits amants, vingt-neuf princes et princesses sont affiliés dès l'abord dont l'esprit se francise. D'Urfé est lu, d'Urfé est traduit : il en est instruit et, flatté, répond aux lettres des Allemands, ses admirateurs, qu'il dédiera à la Société des parfaits amants ses livres futurs,

Mais si d'Urfé, le fade d'Urfé, a cette vogue, quelle sera un jour celle d'un Corneille ! Corneille, à la vérité, s'inspire d'abord de l'Espagne, ce qui n'est pas sans déplaire à Richelieu. En censurant le Cid, l'Académie croit remplir son office de gardienne jalouse de l'esprit français. Mais s'il cherche en Espagne une intrigue héroïque, Corneille la traite en une telle langue que c'est, en somme, la France qui soumet ici l'Espagne à son style et à son empire. Et voici ces tragédies dont chacune me parait un corps d'armée admirablement ordonné lancé à la conquête du inonde. Avant peu, Corneille sera connu de l'Europe, traduit, copié, imité.

Que dire du prestige dont, de son vivant même, va jouir Descartes ? Le grand philosophe fera la loi à l'Europe, lui aussi. Sa principale élève n'est-elle pas la fille de l'électeur palatin Frédéric Ier, la princesse Élisabeth, et n'est-ce pas la reine Christine de Suède qui le lui dispute, l'appelant dans ses États où il mourra en 1650 ? Le Discours de la Méthode va être la Bible du dix-septième siècle : et ce n'est pas seulement la France qui, dès 1650, est cartésienne, c'est l'Europe entière.

Nos mathématiciens, Viète, l'inventeur de l'algèbre, Feronat, Roberval, l'admirable Pascal assurent à la science française une primauté incontestable dès la première moitié du siècle. Se dégageant peu à peu de la tutelle italienne où ils ont vécu leurs premières années, se dégageant de la tutelle flamande où certains d'entre eux ont pensé vivre, nos artistes enfin retrouvent partout de fortes formules françaises : avant peu, ce n'est plus Rome qui imposera sa formule, c'est Versailles qui, à travers l'Europe, fera la loi. A ce titre, une autre date intéresse, c'est celle de 1641 où Poussin quitte son palazetto du Pincio pour venir à Paris. Nous reconquérons d'abord nos artistes sur l'Italie : demain, ce sont eux qui donneront des formules à l'Europe et le Bernin venant à Versailles, le Bernin, dictateur de l'Art à Rome, s'apercevra qu'on n'a que faire de ses leçons.

Ainsi, tout se prépare — entre 1635 et 1660 — pour la grande conquête. Déjà, on en voit les prodromes. En Allemagne, où Luther semblait avoir un instant surexcité le génie national, les littérateurs tournent leurs regards vers Paris. Dès 1630, le plus remarquable écrivain allemand, Opiz, écrit que la capitale des Allemands est à Paris. M. Ressel peut écrire que la France déjà fascine la Germanie épuisée et mutilée. On a pu dire des vers de ce Martin Opiz qu'ils sont du Ronsard mis en allemand. Que sera-ce quand Corneille sera connu de Mayence à Vienne, quand le satirique allemand Carriz ne prétendra qu'imiter Boileau et que l'éditeur Weltheim n'aura jamais de plus grands succès qu'en lançant, après Corneille, Molière en Allemagne ?

L'Angleterre, en dépit des efforts d'Élisabeth, nationaliste résolue, et des pasteurs, persiste à aller chercher ses modes à Paris. Shakespeare vit, mais Shakespeare, longtemps, laissera insensible la société policée. C'est à Paris qu'elle se vient former. Le pasteur Wilson va se plaindre amèrement des gentlemen qui assaisonnent leur conversation du jargon étranger et ne se font pas scrupule de parler anglo-français. En réalité, tout ce qui est policé en Angleterre et bientôt en Europe, de l'Italie déjà pénétrée après avoir été conquérante à l'Écosse que les Stuarts ont littéralement francisée, de l'Allemagne où l'hôtel de Rambouillet a des admirateurs à la Suède où la reine Christine ne parle que français, de la Hollande où Descartes a vécu entouré de vénération, à l'Espagne elle-même, on voit, dès 165o, la France se glisser et conquérir.

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Le 24 octobre 1648, l'empereur se décide, après trente ans de guerre, à signer les traités de Westphalie. Ils consacrent sa déchéance en Allemagne. Ils cèdent à la Suède, au Danemark, à la France des terres allemandes du Saint-Empire. La France fait consacrer ses conquêtes d'un siècle sur l'Empire : Trois-Évêchés, Alsace ; et demain, le traité des Pyrénées nous cédera le Roussillon. Mais ce qui frappe surtout dans les congrès de Westphalie, c'est le rôle que joue la France dans ces réunions de l'Allemagne où elle départage les princes germains sans qu'aucun s'en scandalise. Et l'on verra le cardinal Mazarin, héritier de Richelieu, former avec la plupart d'entre eux la Ligue du Rhin où le jeune roi Louis tiendra le premier rang. Le fait n'est-il pas considérable : la Ligue du Rhin, et, à sa tête, le roi de France ?

C'en est fini de l'omnipotence autrichienne : la Maison reste certes puissante et riche, mais elle n'a plus l'hégémonie de l'Europe. Cette hégémonie — même en pleine Allemagne — passe à la France. Du Levant, où de nouveau la France est respectée comme la première nation de la Chrétienté, à l'Allemagne où elle fait la loi, notre pays a repris un prestige éclatant et voici que, de ce d'Urfé, galant et souriant, au grave et grand Descartes, déjà nos écrivains viennent, comme jadis, collaborer avec nos diplomates et nos soldats. La langue française fortifiée et disciplinée, la science française illustrée, l'art français libéré sont prêts à fournir les éléments d'une splendide croisade, tandis que le commerce français attend Colbert pour que soient lancées à la conquête du monde les richesses accumulées.

Comparons, mesdames, ce que j'ai dit au début, ce que je dis à la fin de cette conférence. Un grand roi, Henri IV, un grand ministre, Richelieu, ont fait beaucoup pour changer en nation prédominante une nation abaissée. Mais ce miracle serait-il possible ailleurs que chez nous ? Et voilà la pensée à laquelle on aboutit toutes les fois qu'après un grand désastre, on voit se relever une France réveillée, quand on la voit surtout, soudain plus belle et plus forte qu'avant, s'élancer de nouveau à la conquête morale du monde.

 

 

 



[1] Je rappelle que cette conférence a été faite en février 1914. Il va sans dire que je reste partisan d'une idée qui, depuis, a singulièrement mûri, étant bien entendu que la Maison à contenir dans de justes bornes n'est plus à Vienne, mais à Berlin. Ces bornes solidement mises à des prétentions incompatibles avec la paix de l'Europe, on pourra reparler des Etats-Unis d'Europe ou de la Société des Nations.