LA FRANCE DU DIRECTOIRE

Conférences prononcées à la Société des Conférences en 1922

 

V. — L'APPEL AU SOLDAT.

 

 

Notre dernière conférence vous a montré que, en dépit d'un vers célèbre, la France n'était rien moins que belle au grand soleil de messidor an VII.

Au grand soleil de messidor, une nation semblait, tout au contraire, se décomposer, et, autour d'elle, les nations hostiles s'apprêtaient, plus sûrement qu'en 1792, à se partager ses lambeaux.

Vous savez que ce ne sont point là des phrases et quels faits les justifient. Nous voici, en cette fin de l'été 1799, arrivés à l'heure critique où un grand pays va se perdre ou se sauver.

Quand, à l'intérieur, tout est anarchie, les Jacobins terroristes tentent de relever la guillotine, et, à quelques lieues de nos frontières, les Cosaques de Souvorof semblent prêts à déferler.

Tandis qu'affolé, le gouvernement directorial cherche une solution aux maux qu'il a en grande partie créés, la Nation, elle, cherche le sauveur d'un œil angoissé.

En réalité gouvernement et Nation sont fatalement poussés dans les bras du soldat. L'heure de César a sonné. Il était inévitable qu'elle sonnât.

On parle souvent des lois de l'histoire. Le mot est ambitieux. Il n'y a pas de lois de l'histoire si on prend le mot dans la rigueur qu'il a dans les sciences exactes. Plutôt comparerais-je les phénomènes politiques à ceux de la chimie. Mettez en présence tels et tels éléments dans la cornue sous une pression et à une température données : le chimiste prédira le résultat à coup sûr. Mais il y faut les éléments, la pression et l'atmosphère, — et aussi que la cornue ne casse pas. Dans les premiers jours de l'an VIII de la République, automne de 1799, les éléments sont en présence d'où, fatalement, jaillira le phénomène qu'en histoire politique nous appelons le césarisme ; la pression y est, et l'atmosphère. La cornue eût pu casser, Bonaparte arrêté en mer par les Anglais. La cornue ne cassa pas : voilà où est la part du Destin.

Les éléments sont en présence : un pays désabusé de tout, sauf d'un homme, et l'homme capable de sauver ce pays. La République n'existe plus ni dans les lois ni dans les mœurs ; elle est une fiction. Le gouvernement même de la République la livre parce que ses membres n'ont plus aucune foi dans son avenir.

Jean Jaurès a écrit cette phrase inattendue, dans l'Humanité du 7 août 1905 : C'est avec son autorité de Consul que le premier Bonaparte a fait Brumaire, ce qui prouve qu'un grand orateur peut avoir de regrettables distractions. Est-ce pure distraction ? Il voulait démontrer qu'il faut à tout coup d'État, pour qu'il réussisse, la complicité du pouvoir parce qu'il lui déplaisait d'avouer qu'en réalité le César de Brumaire avait jailli des flancs de la nation. Non, n'en déplaise à l'ombre de Jaurès, ce n'est pas avec son autorité de Consul que Bonaparte a fait Brumaire. Brumaire, d'ailleurs, n'a pas été fait ; il s'est fait tout seul ou à peu près.

***

Il est certain, cependant, que l'état d'esprit césarien, qui a créé l'atmosphère, avait gagné le gouvernement même dans la personne de son plus illustre membre : l'ex-abbé Sieyès.

Je vous ai dit comment ce philosophe politique avait été porté au Directoire par le flot démagogique, au milieu d'une sorte de curiosité générale, et comment aussi, ayant fait éliminer, par le coup d'État de prairial an VII, les collègues qui lui déplaisaient, il avait paru la tête désormais éminente d'un gouvernement, à la vérité tombé plus bas que jamais. Lui, faisant allusion à l'improbité des directeurs éliminés et de l'entourage, affirmait : avoir chassé les marchands du temple. Les anciens prêtres ont de ces réminiscences sacrées.

Mais le malheureux temple, qui d'ailleurs restait fort encombré de marchands, l'était plus encore de braillards, y troublant le culte dont Sieyès se tenait pour le grand prêtre. C'étaient ces terroristes, pour ainsi dire, d'arrière-saison, qui, entrés en nombre dans les Conseils, avaient pu imposer à la majorité complètement désaxée les trois lois, conscription forcée, emprunt forcé aux riches et loi des otages.

Le Directoire, qui n'avait pas le sens national, leur eût peut-être pardonné ces fâcheuses initiatives, si, par ailleurs, ces revenants de la Terreur n'eussent grandement troublé les digestions des directeurs et de leurs amis.

Ayant été de ceux qui avaient mis en pièces le Directoire en prairial, ils en avaient profité pour arracher à la gratitude du nouveau Directoire — doublée d'une certaine peur — la réouverture des clubs. Ceux-ci s'étaient rouverts en effet dans les principales villes de province. Et celui de Paris s'était installé dans la salle même du Manège qui venait d'être abandonnée par le Conseil des Cinq-Cents pour le 'Palais-Bourbon. La présence de ces Jacobins dans la salle même où avait siégé la Convention donnait presque un caractère officiel au grand club ressuscité. En tout cas, les Anciens pouvaient, des Tuileries où ils siégeaient, entendre les furieuses clameurs qui s'élevaient de ce foyer d'agitation violente.

La tribune du club retentissait en effet des pires propositions ; les communistes à la Babeuf y exposaient, au milieu des plus frénétiques applaudissements, les doctrines niveleuses, et les terroristes y demandaient le rétablissement du Comité de Salut public, du Tribunal révolutionnaire et de la guillotine où l'on parlait souvent d'envoyer les Tartufes du Directoire. Chose particulièrement inquiétante, on y voyait fréquenter nombre de soldats, des grenadiers de la Garde des Conseils et jusqu'à certains généraux aigris tels qu'Augereau, Jourdan et même Bernadotte. La presse d'extrême gauche se multipliait et, tous les jours, attaquait à peu près tout le monde.

***

Devant ces attaques, une réaction se prononçait dans les Conseils et jusque dans le Directoire. L'extrême gauche ne constituait dans le Corps législatif qu'une forte minorité tapageuse. Parmi les députés, parmi les élus même de l'an VII, tout un groupe, qui s'était, en quelque sorte, cherché pendant six mois, commençait à se constituer, un parti que le dégoût et la crainte des néo-terroristes faisait très nettement réacteur.

Pour eux, les néo-terroristes bâtardés de communistes, s'ils n'étaient arrêtés, allaient rejeter promptement le pays, après une courte convulsion, à cette contre-révolution intégrale que redoutait tant l'oligarchie en jouissance. Ce groupe était très précisément formé de revenants de toute la Révolution : d'anciens présidents du vieux Club des Jacobins, d'ex-conventionnels régicides, des députés qui, dans les Conseils, comme naguère à la Convention, avaient voté toutes les lois de proscription, en Fructidor, en Floréal, en Prairial, et soutenu le Directoire. Mais maintenant ils n'avaient plus confiance dans la durée du régime et cherchaient, polir assurer le lendemain, à canaliser la réaction et à la faire à leur façon.

C'étaient de nouveaux modérés, mais, restant de tempérament jacobin, c'étaient modérés rares, parce que modérés vigoureux. Nouveaux conservateurs aussi — le mot avait été inventé par l'un d'eux, l'ex-conventionnel de Bry —, ils l'étaient surtout des conquêtes de la Révolution, y compris celles que personnellement ils y avaient faites. Boulay de la Meurthe était le type de ces hommes qui rêvaient d'appliquer au triomphe de cette idée conservatrice les procédés qu'ils avaient employés à ruiner, depuis dix ans, leurs adversaires de droite. Ils avaient, les mauvaises lois votées, remis la main, sinon sur les Cinq-Cents plus avancés, sur les Anciens, car ce Sénat de la République, composé de gens mûrs, se prêtait moins aux audaces. C'est parmi ces hommes que se recruteront les hauts agents de la révolution de Brumaire.

Ils avaient trouvé leur homme au Directoire en la personne de Sieyès.

Celui-ci avait paru d'abord s'accommoder du régime des Assemblées. Barras lui ayant demandé quels députés il comptait encore frapper, le philosophe avait eu une parole admirable : Les députés sont tous bons ou mauvais selon la manière de s'en servir. Mais trouvant les députés de l'extrême gauche moins malléables qu'il ne l'avait pensé et voyant les Conseils se plier d'abord à leur loi, il avait, lui aussi, irrévocablement condamné le régime. Il avait alors pensé à établir en France un prince allemand, un cadet des Hohenzollern qui, étant étranger et protestant, rétablirait l'autorité sans se laisser entraîner à aucune contre-révolution. Cette combinaison se mûrissait dans les loges maçonniques. Elle était étrangement chimérique, et Sieyès l'avait abandonnée. Il avait songé alors à favoriser l'accession au trône rétabli du jeune Louis-Philippe d'Orléans qui, étant le fils de son père, rassurerait les Conventionnels en s'en entourant. Mais on craignit que, honni comme intrus par les vrais partisans de la dynastie, il le fût, comme Bourbon, d'une partie de la nation. C'est ainsi que fut reculé de trente ans l'avènement du roi-citoyen.

Alors, après avoir adopté et rejeté diverses solutions, l'ex-abbé avait fini par s'acculer lui-même à celle qui, à la vérité, venait à la pensée de tous : un général. On ne peut rien fonder avec des brouillons et des bavards, confia-t-il à Fouché, il nous faut une tête et une épée. La tête, il la connaissait ; elle était sur ses épaules à lui, Joseph Sieyès, le premier penseur politique de France. Restait à trouver l'épée.

***

Vous savez que les épées ne manquaient pas. Mais, jusque-là, toute l'application de ceux que le brave général Lefebvre appelait ces foutus avocats avait été d'écarter ces soldats. Il faut redoubler de manœuvres, avait dit Barras en germinal an V, pour écarter tous ces généraux qui... ont l'ascendant de la renommée. Tel était resté le mot d'ordre. Lorsque les Cinq-Cents avaient parfois proposé comme candidats au Directoire, des militaires, Beurnonville en l'an V, Masséna et Augereau en l'an VI, Brune et Lefebvre en l'an VII, les Anciens les avaient toujours écartés. Et si l'on avait, lors des événements de Prairial, effacé le nom de Berthier pour prendre un autre soldat, ç'avait été ce goujat de Moulin, comme disait Bonaparte, un soldat de barricades.

Maintenant Sieyès, dans son cabinet du Luxembourg, pesait les vraies épées.

Bonaparte l'effrayait et lui déplaisait. D'ailleurs, après de brillants succès, le général en chef de l'armée d'Égypte avait été, par la destruction de notre escadre de la Méditerranée à Aboukir, enfermé dans sa conquête et il n'y avait aucune chance qu'il en revînt assez tôt, non plus que Kléber, Desaix et Berthier bloqués là-bas avec lui. Masséna était bon capitaine, mais des incidents récents le faisaient tenir pour terriblement incommode. Brune et Augereau passaient pour des butors. Jourdan, diminué par ses défaites récentes en Allemagne, s'était enrôlé dans le parti des clubs. Il y avait encore Bernadotte, infiniment plus souple, déjà pourvu du ministère de la guerre ; mais Sieyès, d'après Barras, disait que cet homme qui avait un profil d'aigle n'était qu'un merle, et le voyant frayer lui aussi avec l'extrême gauche, les directeurs ne cherchaient qu'une occasion pour l'éliminer même du ministère. Moreau était respectable et modéré, mais il était timoré ; c'était l'homme des savantes retraites plus que des vigoureux assauts.

Restait Joubert : il semblait l'idéal. Ardent patriote et républicain bouillant, il ne s'était jamais compromis dans la politique. Je n'épouserai jamais aucun parti de cette anarchie, écrivait-il à son père dès 1795. Je ne veux voir que les Piémontais. De fait, contre ces Piémontais, puis contre les Autrichiens, il s'était jadis, sous Bonaparte, battu en héros, avec vaillance, avec ivresse. Il était un des soldats d'élite de cette armée d'Italie si entourée de prestige. Grenadier par le courage, avait écrit de lui son chef, général par le sang-froid et les talents militaires. Jeune, beau, généreux, il était honnête homme. Il plaisait à tous les mondes : soldat de la Révolution, il venait d'épouser une jeune fille de la ci-devant noblesse, Mlle de Montholon. Fouché le signala à Sieyès. Celui-ci le fit appeler au commandement de Paris qui avait été le début de Bonaparte et Joubert y avait pris alors nettement position contre l'anarchie : Voulez-vous, disait-il, que les républicains soient confondus avec des échappés du bagne ?

Manifestement, Sieyès lui préparait les voies, en entamant, d'accord avec le parti néoconservateur des Conseils, la campagne contre les anarchistes.

***

C'est sous son inspiration que le Conseil des Anciens, de qui dépendait la salle du Manège, signifia à ses fâcheux occupants de déguerpir. Furieux, ils transportèrent leur club dans l'ancienne église Saint-Thomas-d'Aquin, devenue temple de la Paix, et qui cessa de l'être, du coup. Ce jour-là même, Sieyès, présidant alors le Directoire, vint pontifier à la fête anniversaire du 9 Thermidor et stigmatisa ceux qui entendaient ressusciter Robespierre.

La guerre étant déclarée, il fallait la pousser vivement, fermer le Club et briser la presse jacobine. A cette tâche, qui employer ? Il y avait un ministre de la police fort incapable. Par qui le remplacer ? Talleyrand, avec sa finesse ordinaire, conseilla de prendre un ex-terroriste : Il n'y a qu'un Jacobin qui puisse combattre les Jacobins, dit-il. Et comme Barras l'interrogeait du regard, il dit : Fouché.

Comme Jacobin, on n'avait pas mieux. Un homme qui, ancien oratorien, avait déchristianisé, sous menace de la guillotine, trois départements du Centre, puis fait mitrailler, dans la plaine des Brotteaux, 10.000 Lyonnais, frayé avec les exagérés de la Convention et, au début du Directoire, avec Babeuf et les communistes, qui rêver de plus désigné pour frapper à gauche sans s'exposer au reproche d'être un agent de la contre-révolution ? Il accepta le ministère de la police avec le mandat spécial qui, pour l'heure, y était lié, déposa sur le bureau des Anciens un rapport visant à la fermeture des clubs, paralysa Bernadotte, ministre de la guerre, en le terrifiant, puis, à la tête d'un petit peloton de gendarmes, lui, ancien président du Club des Jacobins, se présenta au nouveau Club, déclara dissoute l'assemblée au milieu des plus furieuses clameurs, fit chasser les clubistes, ferma les portes et vint en apporter les clefs sur le bureau du Directoire, ayant ainsi commencé à conquérir le duché d'Otrante en pleine rue du Bac. Le Journal des hommes libres ayant couvert d'injures ce traître, le traître fit supprimer le journal et tout fut dit.

On vit alors combien était, suivant un terme de Barras, usé ce parti qui, depuis trois mois, en faisant du tapage, pesait sur les Conseils. Pas un mouvement ne se produisit dans les faubourgs pour les soutenir. Les partis violents sont souvent simples vessies qui, après avoir passé pour des lanternes fulgurantes, crèvent sans bruit et s'affaissent sous un simple coup de canif.

De fait, des Conseils aux faubourgs, l'extrême gauche ne parvint pas à soulever la moindre colère. Mais, enfermée dès lors dans une opposition rageuse, elle attendit l'occasion d'attaquer derechef le Directoire oppresseur des vrais républicains, dussent ces vrais républicains faire, eux aussi, appel au soldat, s'il consentait à servir ses rancunes.

***

L'occasion d'attaquer le Directoire pouvait leur être d'ailleurs très vite fournie par l'effroyable situation de nos armées.

Les Russes, maîtres de la Lombardie, étaient entrés en Piémont. Si on ne les arrêtait, ils allaient sous peu arriver aux Alpes Maritimes, se jeter sur la Provence. Sans doute, d'autre part, les Autrichiens menaçaient le Rhin et une armée anglo-russe la Hollande, mais c'étaient les Cosaques de Souvorof qui semaient le plus de terreur. Il fallait à tout prix les arrêter par une contre-offensive. Moreau, à son ordinaire, sans oser risquer une bataille qu'il jugeait téméraire, battait en retraite. Le Directoire se résolut à envoyer Joubert en Italie.

Ainsi ferait-on coup double. Souvorof arrêté, Joubert reviendrait couvert de lauriers et, ainsi, fort de la renommée nécessaire par la magie de son rôle. Or, le 15 avril 1799, 27 thermidor an VII, le choc s'étant produit à Novi, entre les 70.000 Russes de Souvorof et les 40.000 Français de Joubert, le jeune général tombait, dès le début de l'action, frappé à mort, certains dirent d'une balle tirée par derrière, ce qui n'est pas prouvé. Moreau reprit le commandement et, après une bataille où, sous ce chef à la tête froide, nos soldats firent des prodiges de valeur, un contre deux, il dut néanmoins céder à Souvorof le champ de bataille couvert de 16000 morts, 16.000 à peu près de chaque côté. Moreau se retirait dans Gênes et Souvorof s'apprêtait à l'y enfermer, puis à se jeter sur la Provence.

Joubert avait semblé la dernière carte de la France ; il était, en tout cas, nous le savons, la dernière carte du Directoire. Il y eut un moment de panique, notamment au Luxembourg où il fallut que Fouché, si on peut l'en croire lui-même, vint relever les courages abattus. II fallait tout de suite remplacer une épée par une autre : on rappela Moreau dont Novi avait fait éclater tout au moins l'opiniâtre sang-froid. Peut-être se chargerait-il de l'opération que rêvait Sieyès. Et, pour que rien n'embarrassât sa marche, on parvint à éliminer Bernadotte du ministère de la guerre.

Jourdan essaya bien dans les Conseils de faire passer une motion rétablissant un Comité de Salut public. Il échoua. Quelques meneurs s'étant jetés dans les faubourgs pour les soulever, n'y réussirent pas. Ils ne sont pas parvenus, dit un journal, à communiquer à la foule le mouvement électrique qui produit les révolutions.

En fait, la foule avait la nausée de tous les tribuns, grands et petits, et vomissait la Révolution. Le charme est rompu, écrit un autre journaliste.

Le parti jacobin vaincu rongeait son frein. Chose affreuse, ces Français, dévoyés par la politique, ne mettaient plus leur espoir que dans une nouvelle défaite qui leur permettrait peut-être une revanche.

***

Ils accueillirent donc fort mal deux nouvelles qui, en d'autres temps, eussent rendu au gouvernement un prestige singulier et remis d'aplomb le pays.

Au lendemain de Novi, tout semblait perdu. Souvorof, qui avait pour devise : Le fer dans le ventre de l'ennemi, poussait vivement vers les Alpes Maritimes quand, brusquement, il fut arrêté par la jalousie du Conseil aulique de guerre de Vienne.

Nous savons mieux depuis quelques années quelles faiblesses présentent les coalitions en apparence les plus puissantes et quelles divisions peuvent soudain désorganiser la victoire. Déjà l'Europe, s'estimant assurée d'écraser la malheureuse France quand elle le voudrait, se divisait. Les Autrichiens, jaloux du succès de Souvorof et inquiets à lui voir faire la loi en Italie, entendaient l'en arracher. Le Conseil aulique de guerre obtint qu'il fût arrêté au moment où il allait envahir le Midi de la France. L'important semblait bien d'ailleurs, pour la coalition, de défoncer notre centre : ce centre était constitué par l'année de Masséna qui occupait le plateau suisse. Vous savez comment, sans attendre que le gros des Russes fût parvenu à franchir les Alpes au Saint-Gothard, le valeureux chef français se jeta sur leurs fortes avant-gardes, en l'espèce le corps de Korsakof, le battit à Zurich, fit attaquer par Lecourbe les autres corps russes au Gothard et força Souvorof à se jeter dans le Tyrol, déconfit et abattu. Les Français seuls peuvent, quand ils semblent à bas, réserver de pareilles surprises à leurs ennemis.

Et, à l'heure même où Masséna, loin de laisser défoncer notre centre, défonçait celui de l'ennemi, à l'extrême aile gauche de notre énorme ligne de bataille, le général Brune, attaquant entre Bergen et Alkmaar en Hollande, les Anglais et les Russes, les forçait à se rembarquer après les avoir battus.

La victoire semblait donc revenir sous nos drapeaux à l'heure même où le Directoire paraissait avoir réduit à l'impuissance la malfaisante bande des jacobins réfractaires. L'épouvantable crise qui, pendant l'été de 1799, avait menacé la France, à l'intérieur et à l'extérieur, semblait momentanément conjurée. On pouvait penser que la France allait faire éclater sa joie.

***

Elle ne fit éclater aucun sentiment. Car alors se révéla combien, lasse de sa Révolution, la nation restait insensible à tout.

La dernière crise avait achevé la malade. Elle en restait prostrée... Elle avait paru indifférente aux défaites, elle l'était aux victoires. J'ai déjà cité le rapport de police où il est dit : Il semble qu'en lisant ce récit de nos batailles, on lise l'histoire d'un autre peuple. Et pas plus on ne s'était congratulé de la chute des jacobins. Le Directoire en avait triomphé, mais c'était un vainqueur trop faible pour qu'on eût dans la durée de sa victoire la moindre confiance. Et, quant aux victoires de Masséna et de Brune, elles seraient sans lendemain et ne nous sauvaient, disait-on, que pour trois semaines. Elles n'imposeraient pas la paix ; or on ne voulait que la paix, et elle n'était possible qu'après de plus décisives victoires.

Il fallait donc un maître qui, d'une main puissante, arrêtât la dissolution du pays, un protecteur à poigne ; il fallait aussi un guerrier invincible qui, d'un revers d'épée, rapide comme la foudre, forçât l'Europe à une paix glorieuse, un vainqueur pacificateur.

Un seul homme pouvait réaliser ce double personnage, et il était loin.

Bonaparte restait enfermé dans sa conquête, étroitement bloqué par la croisière anglaise qu'il ne pouvait traverser que par miracle. Il était bien vain de penser à lui. Les policiers relèvent le mot qui se répétait : Ah ! si Bonaparte était là ! Mais c'est un regret qui s'exprimait et non une espérance.

***

Parce qu'il n'était pas là, la France vivait sans espérances.

Je vous ai dit dans quel état moral et matériel elle se trouvait, et comment elle semblait, cette magnifique France, sous un gouvernement incapable et malfaisant, retourner, suivant l'expression de Vandal, à l'état inorganique des empires d'Orient, aller, ai-je encore dit, à cette décomposition matérielle et morale où nous avons vu de nos jours tomber l'empire russe.

Mais, à la différence de ce que nous voyons aujourd'hui en Russie, il restait dans ce pays une incalculable puissance de résistance et de réaction, de restauration et de rebondissement, simplement comprimée par la tyrannie haletante du Directoire et déprimée momentanément par un régime qui eût déjà tué toute autre nation.

Deux fois déjà, au moins, cette France avait paru sombrer en un abîme. C'était au quinzième siècle, quand, la guerre anglaise durant depuis cent ans, les émeutes des villes, les jacqueries des campagnes, les effroyables querelles des partis Armagnac et Bourguignon, la trahison qui avait livré Paris au roi étranger, le ravage de vingt provinces, le désarroi des consciences et des esprits, avaient paru condamner la France à disparaître de la Chrétienté. Et c'était encore à la fin du seizième siècle, quand les douloureuses divisions religieuses aboutissant à une guerre civile abominable, les querelles des grandes familles, la maladive faiblesse des derniers Valois, la crise des consciences engendrant la dissolution (les âmes, l'insurrection des huguenots, puis celle de la Ligue, l'installation à Paris d'une commune terroriste, les usurpations des gouverneurs de provinces et l'intervention de l'étranger appelé par les partis, avaient, une seconde fois, semblé condamner à la mort infâme celle qui, naguère, sous François Ier, avait su tenir tête à la formidable hégémonie de Charles-Quint et la briser.

Oui, deux fois déjà, celle que ses ennemis enragés de sa grandeur devaient souvent appeler l'insolente nation, avait paru s'affaisser comme sous une croix trop lourde et rouler aux abîmes.

En 1430, une jeune fille s'était levée et avait sauvé le pays. En 1589, un prince du sang de saint Louis avait, sans timidité, fait appel de la France en, convulsion à la France éternelle. Le cri inspiré de Jeanne, le vaillant sourire du Béarnais avaient deux fois fait le miracle. Deux fois, l'Europe stupéfaite avait vu cette nation abattue se relever soudain de son abaissement, cette nation déchirée se réconcilier, cette nation envahie se libérer, cette nation ruinée se rebâtir, cette nation démoralisée se restaurer et, en quelques années, rebondir des abîmes, où elle était plongée, aux sommets d'où, un quart de siècle après, elle avait, suivant sa coutume, rayonné sur le monde.

Ce sont les réveils français que j'aime à évoquer sans cesse parce qu'ils ne constituent pas seulement de glorieux souvenirs, mais des garanties réconfortantes de notre incomparable vitalité.

Si je n'étais venu, dira Napoléon, un autre serait venu. Un homme n'est qu'un homme. Forte et belle parole qui indique assez que l'orgueil du grand homme ne l'a pas toujours aveuglé.

Un homme n'est qu'un homme. Que voulait-il dire et comment devons-nous l'entendre ?

C'est qu'un homme, si génial qu'on le suppose, ne peut relever seul et seul porter les colonnes brisées du temple. Il y faut le concours d'un peuple. En vain, Jeanne eût délivré Orléans, en vain le Béarnais eût vaincu à Ivry, en vain Richelieu eût reçu de Louis XIII la tête de son conseil, en vain Bonaparte eût été porté au pouvoir et, j'ajouterai en vain Joffre eût triomphé à la Marne, si toute une nation, semblant quelques heures auparavant perdue, n'avait collaboré tout entière à son salut et à sa restauration.

C'est le fond qui manque le moins. C'est à la France que pensait l'un des plus français de nos écrivains quand il contait le Laboureur et ses enfants.

Le fond de France, il s'est révélé dans toutes nos crises, et, à l'heure où elles semblaient mortelles, il s'est montré résistant à miracle. De ce fond de France, se sont élevées, aux heures critiques, les grandes vertus héréditaires qui travaillèrent, après chaque crise, à la restauration. Parfois on ne l'aperçoit plus sous les vapeurs malsaines que les luttes politiques, sociales, religieuses, les troubles moraux et les querelles civiles font flotter au-dessus du sol. Soudain le nuage se dissipe : le fond de la France est resté, fait de foi solide, de bon sens ironique, de vaillante espérance, d'esprit national. Le nuage qui pesait sur la France clans les premières semaines de l'an VIII semblait particulièrement épais et méphitique. Il allait cependant se dissiper et, une fois de plus, on constaterait que le fond de France était toujours là. Non, en cet automne de 1799, le fond de France ne manquait pas. C'est du fond de France que l'appel à Bonaparte jaillissait et la restauration de la nation qui suivra l'avènement du sauveur sera l'œuvre de tous.

***

La France était opprimée, démoralisée, pervertie par le régime exclusif de l'esprit de parti. L'union des citoyens était rompue. Il n'est pas d'époque où, en apparence, tant de Français se détestassent autant.

Querelles politiques : dix partis, depuis 1798, s'étaient succédé au pouvoir, et tous s'étaient proscrits sans arriver à s'écraser tout à fait : royalistes, feuillants, girondins, dantonistes, hébertistes, robespierristes, thermidoriens, jacobins de dix nuances, communistes de l'an III, libéraux de l'an IV, tous proscrits à leur tour, avaient laissé dans le pays des germes de haine. Et, dans les plus petits bourgs, deux partis, au moins, se déchiraient.

Querelles sociales : on avait proclamé, en 1789, l'égalité avec la liberté, mais, après l'avoir proclamée, on avait bafoué l'égalité avec la liberté ; une nouvelle classe de riches s'était élevée, plus odieuse que l'ancienne parce que, très précisément, c'était sur l'exploitation des principes hypocritement proclamés qu'elle avait érigé sa fortune et, tandis que les anciens propriétaires dépouillés, clergé et noblesse, n'avaient point renoncé à leurs revendications contre la propriété, celle-ci était déjà, par les menaces communistes, menacée d'être jetée bas.

Querelles religieuses : les pires peut-être, parce qu'elles empoisonnent toutes les autres : l'Église catholique divisée par un schisme artificiel, mais néanmoins générateur d'âpres luttes ; pour chaque diocèse deux évêques, dans chaque paroisse deux curés s'excommuniant, se disputant les âmes, et, contre ces deux Églises, la brutale entreprise de déchristianisation dressant, nous l'avons vu, les autels de la libre-pensée. Et puis, compliquant ces grandes querelles, les haines individuelles, le désir de vengeance chez les fils des victimes, la peur conseillère de nouvelles violences chez les bourreaux d'hier.

Que fallait-il, avant tout, pour que l'union, condition nécessaire de la restauration nationale, se rétablît ? Un grand arbitrage. Et qui pouvait arbitrer ? Par tradition française, le gouvernement ! Et ce gouvernement, c'était le Directoire, composé de ces gens qui, écrivait Benjamin Constant, croient avoir bien mérité de la République quand ils lui ont fait un ennemi de plus.

Le pays déchiré aspirait à l'union. Il voulait un arbitre qui ne fût compromis dans aucune des querelles passées.

Par ailleurs, le peuple des villes, plus misérable après tant de grandes promesses, désirait un vengeur. Les paysans, maîtres de la terre, mais menacés de la perdre en cas de contre-révolution, aspiraient à consolider la propriété par la consolidation de l'État révolutionnaire ; ils rêvaient d'un ordonnateur. Les uns et les autres n'exprimaient qu'un désir, parce qu'ils n'avaient qu'un besoin, besoin d'être méthodiquement gouvernés, dit une lettre de l'époque.

Subsidiairement, des groupes s'étaient détachés du régime : les financiers, qui déjà étaient une puissance, sentaient, eux aussi, leur fortune branlante tant qu'un gouvernement fort ne s'établirait pas au-dessus d'une nation travaillée par l'anarchie ; la Bourse elle-même attend l'homme à poigne.

Et, à l'autre extrémité de la société, le monde intellectuel attend aussi, appelle, avec de nouvelles mœurs, un restaurateur.

Il faut s'y arrêter un instant. Si étrange que la chose paraisse, c'est l'Institut de France qui a peut-être le plus activement collaboré à la révolution de Brumaire. C'est d'ailleurs la seule à laquelle aient travaillé les cinq Académies, et la chose ayant assez mal tourné pour elles, elles ont renoncé depuis longtemps à ce genre de récréation.

Ne les prenez point à cette époque, les classes de l'Institut, pour l'asile de la réaction contre-révolutionnaire. Il s'en fallait du tout.

Cet Institut de France, organisé depuis cinq ans, était au contraire, à cette époque, animé plus qu'aucun corps, du vieil esprit de la Révolution. Les cinq classes prétendaient même être le Conservatoire de la doctrine. Corps exclusivement libre-penseur, l'Institut renfermait en son sein tout ce qui, dans les sciences, les lettres et les arts, avait donné des gages à l'esprit révolutionnaire et philosophique. Mais, trop purs en général, pour ne point juger sévèrement la corruption de la société, trop intelligents pour ne point juger plus sévèrement encore la politique du Directoire, trop bons patriotes pour ne pas apercevoir nettement la dissolution de la France, trop orgueilleux aussi pour en accuser les principes qui leur étaient chers, les membres de l'Institut pensaient que les spéculateurs de la basse politique avaient trop longtemps gouverné et qu'à eux seuls, savants, artistes et lettrés, appartenait de faire enfin triompher l'Idée philosophique de la Révolution. Ils étaient dégoûtés du personnel avili et du régime impuissant. Ils rêvaient d'un homme qui, entouré du prestige de la vertu, leur donnât des garanties sur le terrain des principes révolutionnaires.

Un grand soldat seul pouvait, à cette heure, réaliser cet idéal. Les soldats étaient prestigieux et tous étaient, je l'ai dit, ou passaient pour être parmi les citoyens les plus républicains. L'un d'eux, le plus grand de tous, était apparu à l'Institut comme le type accompli de cc qu'il rêvait, un héros de Plutarque qui lisait Voltaire et Rousseau. Il avait voulu être des leurs ; il avait assisté à leurs séances, il avait flatté leur orgueil ; savants, lettrés, artistes, il les avait entretenus de leurs travaux et, quand il était parti pour l'Orient, il en avait emmené avec lui toute une équipe dont il avait fait l'Institut d'Égypte. Ce n'est pas sous un pareil homme qu'on proclamerait que la République n'a pas besoin de chimistes ; au contraire, les chimistes l'aideraient à gouverner la République, En, 1798, Mme de Staël, désabusée, elle aussi, du régime, engageait la nation à remettre son sort entre les mains de l'Institut ; le féminisme n'étant qu'au début de ses progrès, cet Institut ne l'avait pas appelée dans son sein, mais, comptant beaucoup d'amis, elle se faisait un peu l'effet d'en faire partie. Bonaparte, avait-elle écrit, en se faisant recevoir de l'Institut, a montré à l'opinion sa véritable route. Et maintenant cet Institut à qui Germaine de Staël voulait que la nation fit appel, faisait, lui aussi, appel au soldat. Et c'est dans son sein que se préparera le plus activement son avènement.

Chose curieuse, l'Institut, avec tant d'autres, cherchant le restaurateur dans les rangs de l'état-major, c'était peut-être cet état-major qui paraissait le moins disposé en masse à favoriser l'avènement d'un des siens. Certes, nous savons combien tous ces grands chefs méprisaient le gouvernement, ces avocats-rois, qui, disait-on, depuis le commencement de la Révolution n'ont cessé d'avilir le militaire. C'est à qui, parmi eux, criera le plus fort qu'il faudra un jour jeter les avocats à la rivière. — Je finirai tout cela avec vingt grenadiers, s'est écrié Joubert. Vingt grenadiers, c'est trop, a riposté ce Gascon de Bernadotte, un caporal et quatre hommes, c'est assez pour faire déguerpir les avocats. Mais précisément chacun y prétendant, ils se surveillaient d'un œil jaloux. A droite, Moreau, après Joubert, s'appuie sur les modérés ; à gauche, Jourdan et Augereau sur les jacobins. Mais qu'arriverait-il si l'un d'eux triomphait : ses camarades, se jugeant tout aussi dignes que lui, le renverseraient et peut-être entrerait-on dans une nouvelle période d'anarchie, dans l'ère des pronunciamentos. Il fallait un soldat, mais si supérieur à tous qu'il s'imposât à eux, comme à tous.

Un seul nom, je le répète, venait à toutes les lèvres. Les partis, qui se tenaient tous pour opprimés, l'appelaient tous ; les catholiques, à qui on avait dit qu'en Italie il avait ménagé le pape, et les philosophes, qui le tenaient pour un voltairien, l'appelaient. Les jacobins espéraient trouver en lui un Cromwell, les libéraux un Washington, les royalistes un Monck. Les paysans l'appelaient pour qu'il couvrît de sa main sans défaillance la nouvelle propriété rurale et les financiers pour que, de la même main, il assît les fortunes récentes ; l'ouvrier pour qu'il fît rouvrir les ateliers et le bourgeois pour qu'il calmât les faubourgs ; l'Institut pour qu'il fît régner la vertu et, sous des chefs militaires qui se neutralisaient, les soldats qu'il avait conduits à la victoire pour qu'il la ramenât sous leurs drapeaux. On attendait de lui, et le rétablissement de l'ordre assis sur la justice, et la conclusion de la paix assise sur la victoire.

Oui, tous l'appelaient. Mais l'appel se perdait dans l'immense espace bleu qui séparait de la France l'Égypte tous les jours plus étroitement bloquée par les vaisseaux anglais.

***

Le 19 vendémiaire, des messagers du Directoire se présentaient au Palais-Bourbon où siégeaient les Cinq-Cents. L'un d'eux monta à la tribune et lit : Le Directoire, citoyens, vous annonce avec plaisir qu'il a reçu des nouvelles d'Égypte. Le général Berthier, débarqué le 17 de ce mois à Fréjus avec le général Bonaparte... On n'écoute pas le reste. Ires députés de tous les partis, sur tous les bancs, se sont levés spontanément. C'est un délire. On s'embrasse aux cris de : Vive la République ! Une heure après, ils seront eux-mêmes étonnés de cet enthousiasme qui les a tous mis debout. Ce sont des Français. Un instant, dans cette assemblée misérable, résidu de tous les coups de violence, déchirée hier par de violentes querelles et qui, naguères, votait les lois de guerre civile, un souffle a passé, le souffle qui va traverser tout le pays. Nous savons bien, nous rappelant la séance du 4 août 1914 dans ces mêmes murs du Palais-Bourbon, nous savons bien ce qu'est ce souffle-là. C'est celui qui, venu du plus profond, à certains instants obscurci, de l'âme nationale, soudain renverse, balaie, anéantit les bas calculs, les louches intrigues, les rancunes et les haines et fait l'union. A ce seul nom de Bonaparte, l'union, spontanément, se faisait.

Quelques jours avant, Sieyès, ayant convoqué Moreau au Luxembourg, l'avait nettement pressenti en vue du coup d'État. Le général avait demandé à réfléchir. Le 18, il fut mandé au Luxembourg où Sieyès lui confia la nouvelle qu'il venait de recevoir. Voilà votre homme, avait dit immédiatement le général, il fera votre coup d'État bien mieux que moi. Chacun déjà se rangeait sous sa loi.

Le 19, le futur général Thiébault entrant au Palais-Royal, quelques heures après la communication du gouvernement au Corps législatif, vit un spectacle insolite. Des groupes se ruaient autour d'un passant qui gesticulait et criait. Puis ils se dispersaient, chacun courant à perdre haleine comme pour semer plus vite une miraculeuse nouvelle. Un de ces passants heurta Thiébault et au vol lui cria : Le général Bonaparte débarqué à Fréjus !

Une heure après, Paris était en fête. Des musiques militaires, sorties spontanément, emplissaient les rues du bruit de leurs fanfares. Le soir, dans les théâtres, un acteur vint, aux acclamations folles du public, annoncer la nouvelle. Cependant ; dans les cabarets, le peuple réveillé buvait au retour.

Parfois, comme devant un rêve, quelqu'un disait : Est-ce bien vrai !

C'était vrai.

Il était parti d'Égypte avec une prodigieuse foi en son étoile et comme aimanté par l'appel de tant de millions de Français. Depuis sept semaines, la Muiron voguait d'Alexandrie vers Marseille. Devant les voiles anglaises, on avait pu louvoyer, ruser, passer. Et doucement, le 17 vendémiaire, la frégate avait atterri devant Saint-Raphaël.

Le soldat avait entendu l'appel du pays. Et le destin s'était, lui aussi, prononcé.

***

Dès lors tout était fatal.

Vous n'attendez pas que je retrace ou même résume devant vous l'histoire de ces quatre semaines où se prépara et se consomma la révolution attendue. Un admirable historien en a fait la matière d'un des plus beaux livres d'histoire qui aient été écrits : je veux parler d'Albert Vandal et de l'Avènement de Bonaparte. J'ai essayé, un jour, après lui, de retracer en quelques pages le récit des événements. Mon dessein n'est pas de le recommencer ici. J'ai entendu vous parler de la France du Directoire. Du jour où Bonaparte paraît, la France du Directoire disparaît. Soudain réveillée, elle est déjà la France de la résurrection.

Bonaparte n'a pas eu, d'autre part, à renverser le Directoire. On ne renverse, ai-je dit, que ce qui existe. Et déjà ce gouvernement était entré en agonie. Avant même que Bonaparte fût entré dans l'Orangerie de Saint-Cloud, ce Directoire se sera de lui-même, nous allons le constater, dissous sous la poussée du dégoût public.

Et c'était bien une poussée qui, dès Vendémiaire, s'était produite, augmentant de jour en jour en irrésistible puissance.

Le jour même où la France avait appris son retour, une révolution s'était déjà faite dans les esprits, tous les esprits, et cette révolution des esprits rendait fatale celle des partis. Tout le monde, écrivait, le 24 vendémiaire, un journal, tout le monde attend Bonaparte avec impatience parce qu'il rend espoir à tout le monde... On croit voir arriver avec lui la gloire, la paix et le bonheur ; ce n'est pas l'escorte ordinaire de nos énergumènes, mais ils devraient apprendre de lui qu'avec de la justice et de la générosité, on peut faire aimer la République à tous les esprits. La joie est si générale que les rapports venus de tous les coins de la France s'en font l'écho. Je n'en citerai qu'un, bien singulier. La nouvelle de l'arrivée de Bonaparte a tellement électrisé les républicains, écrit-on de Pontarlier — qui n'est cependant pas dans le Midi —, que plusieurs d'entre eux ont été incommodés, que d'autres ont versé des larmes et que tous ne savaient si c'était un rêve. La France soudain se ressaisissait : de ce, ressaisissement, je ne vous citerai encore qu'un trait. A Nevers, une centaine de conscrits venaient de se révolter, refusant de marcher. Apprenant que Bonaparte avait débarqué, ils demandèrent aussitôt à rejoindre. Par sa seule présence, il semblait rendre la France à elle-même.

Et elle attendait qu'il parfît son ouvrage.

Cet ouvrage, il l'envisageait, lui, d'un œil très net. Sur le point de s'embarquer, il avait dit à ses compagnons : Je vais chasser les avocats. Ce n'était qu'un mot à la Bernadotte ou à l'Augereau. Mais ce n'était pour lui que le geste préalable à une gigantesque entreprise : la reconstitution de la France.

Ce fond de France dont je parlais, il le devinait resté solide, sain et riche. Il n'est pas de mauvais peuple pour un bon gouvernement, comme il n'y a pas de mauvaises troupes sous de bons chefs, confiait-il à Thiébault le lendemain de son arrivée à Paris.

Mais il était nécessaire que l'événement qui se préparait, s'il devait être le point de départ d'une restauration politique, sociale, morale, se fît de l'assentiment de tous. Rêvant d'établir un gouvernement national capable d'arbitrer les querelles, il ne voulait pas les augmenter tout d'abord. Quand tout à l'heure le journal écrivait qu'il était l'espoir de tous parce qu'il allait apprendre qu'avec de la justice et de la générosité on peut faire aimer la République à tous les partis, ce journal, et toute l'opinion avec lui, pénétrait parfaitement la pensée de l'homme. Et tout de suite il put se rendre compte que sa pensée se rencontrait avec celle du pays.

***

Quand il fut arrivé à Paris, il reçut la visite de vingt hommes politiques venus de tous les points de l'horizon, issus de tous les groupes qui, depuis dix ans, s'étaient succédé au pouvoir. Ils étaient tous d'accord. Quand il leur posa la question : La chose est-elle possible ? ils répondirent d'une voix : Elle est aux trois quarts faite !

Elle était aux trois quarts faite.

La majorité des Conseils était acquise. Le Conseil des Anciens était maintenant entre les mains des gens qui, précisément, s'étaient précipités rue de la Victoire le lendemain du retour. Le Conseil des Cinq-Cents venait d'élire président — indiscutable indication — le jeune Lucien Bonaparte. L'Institut, vous le savez, était prêt à sacrer celui qu'il appelait le général le plus civil de l'armée, et ce général, en effet fort civil, n'avait pas négligé d'y fortifier son crédit. Berthollet et Monge, revenus avec lui, disaient la faveur constante dont l'Institut d'Égypte avait joui près du général en chef de l'armée d'Orient. Leurs collègues s'en sentaient chatouillés. Il les vit tous, de Marie-Joseph Chénier à Lagrange, de David à Volney ; huit jours après son retour, ils lui amenaient leur collègue des Sciences morales, Sieyès, un instant hésitant, et le philosophe mettait son pouvoir au service du soldat. L'action de l'ex-abbé dissolvait lentement le Directoire que devait achever de livrer l'affaissement de Barras.

Les grands soldats d'abord hostiles se laissèrent tout au moins neutraliser. Jourdan, Augereau, Bernadotte étaient malveillants, mais, après tout, puisque c'était à un soldat que devait fatalement aller la République, ils se résignaient, fût-ce en maugréant, à celui-là parce qu'il les dominait. Et les jeunes chefs revenus avec lui d'Égypte, Berthier, Murat, Lannes, le portant aux nues, conquéraient les camarades.

Ainsi l'assentiment semblait général. En fait, il l'était.

Le 18 brumaire, c'est le Conseil des Anciens qui lui décerna la dictature et si, le 19 brumaire, l'opposition, soudain excitée, d'un petit groupe de députés, sembla un instant faire obstacle à cette substitution pacifique d'un gouvernement à un autre, l'incident, si tendancieusement grossi plus tard par les historiens hostiles au Premier Empire, fut extrêmement minime. On a tant parlé, tantôt pour exalter le coup d'État et tantôt pour le flétrir, du fameux roulement de tambours du 19 brumaire, de l'entrée dramatique des soldats dans la salle de l'Orangerie et des toges déchirées des représentants du peuple, qu'on a fini par faire tenir en cette demi-heure suprême, fantaisistement contée, tout l'événement de Brumaire. En réalité, la révolution attendue, désirée, était alors consommée. Elle était faite par tous. Et ce ne furent même pas les soldats d'Italie et d'Allemagne qui entrèrent dans la salle qu'avaient déjà quittée les trois quarts des députés : ce furent les grenadiers du Corps législatif, garde jacobine de l'Assemblée, qui, à la dernière minute, et d'ailleurs à la requête de Lucien, président de l'Assemblée, vinrent expulser deux douzaines d'agités dont plus tard on fit les derniers des Romains, alors qu'ils n'étaient que les derniers des brouillons.

Non, Brumaire ne pouvait échouer parce qu'il était l'aboutissement logique, fatal, d'une situation dont, en ces cinq leçons, j'ai tenté de mettre en lumière les éléments.

***

Lorsque, pour consommer cette révolution, Bonaparte se transportait à Saint - Cloud, le 19 brumaire, le Directoire, matériellement parlant, je vous l'ai dit, déjà n'existait plus. Le 18 au soir, Sieyès et son fidèle Roger Ducos avaient démissionné. Barras, sollicité de le faire, avait d'abord hésité. Depuis trois mois, il négociait secrètement avec les agents de Louis XVIII, mais, en réalité, il n'était plus maître ni de rien ni de personne. Et quand Talleyrand lui avait tendu la lettre de démission, ayant, dit-il, lui-même jeté un coup d'œil sur la rue de Tournon où la foule acclamait le nom de Bonaparte, il avait signé. Et Mme Tallien, accourue, lui reprochant d'avoir cessé — le mot est plaisant — d'être digne de lui-même, il avait d'un geste de lassitude montré la rue : Nous sommes abandonnés ; nous crierions en vain ; il n'y aurait pas d'échos. Le mot était juste, mais dans la bouche de l'homme qui depuis quatre ans représentait la République, c'était le plus honteux des aveux.

L'homme et la femme s'étaient alors séparés. La belle Therezia avait regagné sa chaumière de Chaillot d'où elle repartirait princesse de Chimay, mais rayée de la société parisienne, et le ci-devant vicomte de Barras avait quitté le Luxembourg pour son château de Grosbois où il allait s'enterrer, trop heureux de bénéficier de l'amnistie du mépris.

Son départ faisait disparaître le Directoire. Celui-ci tombait, sans bruit éclatant, comme s'effondrent les choses depuis longtemps pourries et qu'un choc fait tomber en poussière.

***

Un pays généreux, avide de réformes et grisé de liberté, avait, dix ans avant, jeté bas le régime sous lequel, des siècles, il avait vécu. Et après cinq ans d e violentes convulsions, qui l'avaient horriblement éprouvé, il avait voulu, tout en gardant les conquêtes faites et en respectant les intérêts créés, moralement et matériellement se restaurer. Un groupe qui, depuis des années déjà, s'imposait, et que le pays répudiait, s'était cramponné au pouvoir et, par une suite d'attentats, s'y était maintenu. Le pays, affaibli par cinq ans de fièvre et trois ans de terreur, s'était vu juguler par une bande de politiciens sans scrupules et condamner à la ruine. Le plaisir énervant une partie de la nation, la misère avait abattu l'autre. Et, quatre ans, l'oligarchie en jouissance avait pu ainsi s'imposer. Mais, comme elle se sentait odieuse, il lui avait fallu tenir son esprit tout entier occupé à se maintenir, et, sous un gouvernement de guerre civile, la France, déjà à moitié ruinée en 1795, avait achevé de glisser à la dissolution. Elle y touchait, vous le savez, quand un soldat que d'éclatantes victoires et plus encore la paix un instant conquise signalaient à l'amour, la saisit sur le penchant de l'abîme et la remit debout.

En deux ans, presque toutes les plaies allaient être pansées, et des ruines amoncelées un monument magnifique allait jaillir ; assis sur les solides fondations de la vieille France que le premier Consul allait retrouver sous les ruines déblayées, le monument s'élèverait bientôt superbe et ordonné, bâti à ce point de main de maître, qu'un siècle et quart de crises politiques n'a pu le ruiner.

Avant un an, le Consul, s'établissant en arbitre supérieur, aura départagé les partis et, par là, les aura à peu près éteints, donnant satisfaction aux intérêts lésés et aux consciences opprimées, réconciliant les citoyens et rétablissant, par cet arbitrage sans précédent, l'union de tous les Français. Il aura rétabli, par ailleurs, l'ordre dans les esprits et les âmes, première condition d'une restauration politique, sociale et morale. Alors l'administration se sera restaurée, la justice purifiée, les finances assainies, le crédit rétabli, les routes reconstruites, le brigandage évanoui, le commerce aura revécu et l'agriculture de nouveau prospéré. Le Concordat aura éteint les querelles religieuses, tandis qu'une politique aussi habile que vigoureuse aura fermé au flanc de l'État la plaie des guerres civiles de l'Ouest. Et de grandes victoires ayant forcé l'Europe à nous consentir, de Lunéville à Amiens, une paix dont la gloire reste sans précédent, la France restaurée sera, deux ans après Brumaire, au pinacle du monde.

Un homme n'est qu'un homme, avons-nous entendu dire à Napoléon lui-même. Et si, devant Thiébault, il a dit : Il n'est pas de mauvais peuple pour un bon gouvernement, c'est qu'il savait de quel peuple il parlait.

Il devinait que la France n'était pas morte elle était engourdie par un excès de maux et d'ailleurs tenue ligotée par une tyrannie honteuse. Dans le tombeau où elle avait été mise, elle était — nous avons lu le mot dans cent rapports de police — en léthargie.

Du jour où il a débarqué à Fréjus, Bonaparte a vu se réveiller cette nation ; elle s'est alors à moitié soulevée dans le sépulcre et elle en a aux trois quarts levé la pierre. L'homme acheva, en Brumaire, de faire tomber la dalle ; Lazare, débarrassé de ses bandelettes, revécut.

C'est à la nation ressuscitée que le Consul fit appel à toute la nation, et partout elle répondit à l'appel de celui qui avait répondu au sien. Du Conseil d'État, qui va travailler parfois quatorze heures par jour, aux champs, où le paysan reprend le manche de la charrue, chacun va se mettre au labeur. C'est à cette collaboration de toute la France à l'œuvre de restauration, que celle-ci devra sa promptitude et empruntera sa grandeur.

Ainsi fut-il, une fois de plus, prouvé que ce pays défie la mort et la fait reculer.

Il a certes, par la suite, payé par la perte de la liberté la restauration de l'ordre. Et certes ce n'est pas moi qui dirai : Tant pis pour la liberté. Car la liberté est un bien précieux. Mais on était alors à l'automne de 1799 et non au printemps de 1922. Un pays qui se dissout a plus besoin d'ordre que de liberté. Et où était d'ailleurs la liberté à la veille de Brumaire ? Par un instinct admirable de conservation, la France, délibérément, choisit. Comme toujours, elle-comprit où était le salut et, pour l'heure, elle préféra le risque assurément fâcheux du despotisme au danger mortel de l'anarchie.

En vain un détestable régime avait, quatre ans, paru la dissoudre. Sous les apparences de cette dissolution, les grandes vertus héréditaires avaient subsisté, et cette réserve d'énergie qui, ayant, de 1789 à 1792, fait ses preuves, reparaissait soudain en 1799, non plus employée aux luttes politiques, mais au travail national.

La France du Directoire était une façade derrière laquelle avait continué à vivre la vraie France, ce pays étonnant dont on peut dire, quand il semble au tombeau, le mot que le Christ prononçait devant le sépulcre de Lazare : Etiamsi mortuus fuerit, vivet. Quand même il serait mort, il vivra.

 

FIN DE L'OUVRAGE