DANTON

 

CHAPITRE XII. — DANTON EN FACE DE ROBESPIERRE.

 

 

DANTON CONTRE LA TERREUR — DANTON ET ROBESPIERRE — LA CAMPAGNE CONTRE L'HÉBERTISME — DANTON SE RELÈVE — LE VIEUX CORDELIER — ROBESPIERRE ISOLE DANTON ET LE MINE — LES DANTONISTES DISQUALIFIÉS — DANTON ÉBRANLÉ.

 

ON gagne de mauvaises parties ; on n'en gagne point d'abandonnées, avait, quelques années auparavant, écrit une femme d'esprit. Danton avait un peu longtemps abandonné la partie. Et pour avoir lâché pied, on pouvait craindre qu'il n'eût perdu pied.

En son absence, Robespierre et les siens avaient fait des pas de géant. Du 20 octobre au 17 novembre, le Comité avait vraiment, par une série de mesures, saisi la dictature. Or, dans le Comité, Robespierre s'était intronisé. La Terreur s'était aussitôt instituée : inaugurée en juillet, au moment où Danton était éliminé du pouvoir, elle s'était singulièrement accélérée depuis que, de lui-même, il s'était éliminé de l'Assemblée, puis de Paris même. Fouquier avait instauré le régime des fournées : la reine, les Girondins, Mme Roland, Philippe d'Orléans, Bailly, Manuel, le général Houchard, les conventionnels Kersaint et Osselin avaient été guillotinés, et, avec eux, des femmes, des vieillards, des enfants, déjà, avaient été sacrifiés. On commençait à barboter dans le sang. Déjà, autour de Robespierre, on parlait d'envoyer à Sanson, après les brissotins, les membres des autres factions.

Danton était de ces factions. Il avait tout à craindre. Il semble bien qu'il avait quitté Paris, compromis par une assez singulière affaire d'intelligence avec les révoltés de Normandie qui, vraie ou grossie, avait été étouffée par Hérault de Séchelles, membre du Comité, et que Robespierre devait un jour réveiller. D'ailleurs, contre lui, tous les bruits semblaient admissibles : Il avait passé en Suisse et sa maladie était une feinte pour cacher sa fuite ; son ambition était d'être régent de Louis XVII ; à une époque déterminée, tout avait été préparé pour proclamer celui-ci ; il était le chef de la conspiration ; ni Pitt ni Cobourg n'étaient les véritables ennemis, mais lui seul, — bref il eût été civique de l'égorger. Tout à l'heure Robespierre, en se donnant l'apparence de les vouloir repousser, se fera l'écho de ces accusations. Elles couraient Paris. Par surcroît, on se faisait fort de prouver maintenant qu'il s'était enrichi : ne lui attribuait-on pas, comme propriété, celle de son beau-père, à Sèvres ? C'étaient de mauvaises conditions pour commencer la lutte.

Il y aurait lutte : il était le premier à la désirer, car il entendait combattre le terrorisme, étouffer la Terreur. Les Girondins, disait-il à Garat, les avaient, par leur inintelligence, forcés, lui et ses amis, de se jeter dans le sans-culottisme qui les avait dévorés, qui le dévorerait lui-même. Et c'est ainsi que s'était instauré le règne des gens de sang. Mais, dira-t-il sous peu à Robespierre, un état aussi violent ne pouvait durer ; il répugnait au caractère français. Ce spectacle lui arrachait des larmes. Il le jetait même dans les hallucinations s'il est vrai qu'un soir, passant sur un pont de la Seine, il l'ait vue rouler du sang. Les contemporains — amis ou adversaires — ont tous admis qu'il avait voulu, à son retour d'Arcis, mettre fin à ce régime : Dubois-Crancé écrit qu'il entendait rouvrir les portes des prisons ; Robespierre l'en accusera aigrement : Il voulait une amnistie pour les coupables. Il voulait donc une contre-révolution. Il n'en était pas éloigné en effet.

Par surcroît, les insanités antireligieuses de la bande d'Hébert l'écœuraient. En son absence, cette bande avait paru prendre la tête du mouvement et s'imposer. Le 17 brumaire, la Convention, capitulant devant la Commune, avait, contre le gré même de Robespierre, semblé adhérer à l'idée d'une fête de la Raison, qui, le 20, avait été célébrée dans Notre-Dame désaffectée, et ç'avait été le signal d'une vraie débauche de déchristianisation, accompagnée de scènes burlesques et odieuses. Sur ce terrain encore, Danton entendait réagir — et réagir encore contre les doctrines communistes que les mêmes Hébertistes propageaient par le pays.

Mais parce qu'Hébert menait cette double sarabande — tout en réclamant plus de têtes —, Danton voyait en lui l'homme à abattre avant tous. Contre ce misérable, il jetterait Camille : Prends ta plume, lui avait-il dit aussitôt revenu, et demande qu'on soit clément ! Desmoulins allait, pour lui obéir, fonder le Vieux Cordelier et y prendre Hébert à la gorge. Appuyé sur ce virulent journaliste, il combattrait, lui, à la tribune, les outrances de toute sorte et, sans prononcer encore le mot clémence, réclamerait la justice : La République victorieuse, dira-t-il, doit être, sinon clémente, du moins juste. Il briserait cette f... guillotine ou y monterait, s'écriait-il devant ses familiers ; car mieux valait cent fois être guillotiné que guillotineur. Mais il ne serait pas guillotiné ; car, avec du temps, disait-il à Westermann, il arriverait à apprivoiser ces bêtes farouches. Ayant écarté Hébert et sa bande, on organiserait la République et on ferait la paix avec l'Europe. Et alors, il irait à Arcis, vieillir dans sa paresse au milieu des siens.

Le parti de Danton, écrit Levasseur, voulait arrêter le fanatisme révolutionnaire et établir un état de choses légal, mais il en rêvait la fondation à son profit.

Ce Robespierriste découvre ici le grand grief d'un Robespierre contre le système de Danton. Lui aussi, au fond, désapprouvait les saturnales hébertistes et rêvait d'établir un état de choses légal ; mais il le voulait établir à l'heure qu'il aurait choisie, c'est-à-dire au moment où, ses ennemis écrasés, il régnerait seul sur la République épurée.

Il est temps de montrer qu'entre les deux hommes, il n'y avait, au fond, en cet hiver de l'an II, aucune compétition de principes. C'était entre eux, non un conflit d'idées, mais un conflit de tempéraments — l'espèce de querelles d'ailleurs la moins accommodable.

Honnête jusqu'au puritanisme, probe en affaires et chaste de mœurs, indifférent au plaisir, rigide en ses principes quoique tortueux en ses voies, correct en sa tenue, pédant en ses discours, étudié en toutes choses, le cerveau étroit et l'âme froide, Robespierre avait toujours dû faire sourire Danton quand il ne l'horripilait pas. Danton parlera, en haussant ses fortes épaules, des âneries de Robespierre. Il le tenait pour un cuistre de chapelle doublé d'un capon. Robespierre manquait de quelque chose que, dans son style volontiers obscène, Danton regrettera ne lui pouvoir léguer. Ce célibataire n'était pour lui — dans la vie publique comme dans la privée — qu'un eunuque. Par contre, l'attitude débraillée et cynique de Danton, ses mœurs libres, sa verve rabelaisienne, ses énormes fantaisies, ses accès tour à tour de violence et de générosité, sa physionomie brutale, ses discours fougueux, et, plus que tout, sa vénalité soupçonnée, tout devait, chez le tribun, froisser ce janséniste de la liberté, ainsi que l'appelait l'autre. Par surcroît, Danton, par certaines manières, humiliait Maximilien, même quand il l'aidait, car, en somme, le Titan dominait son ancien ami de vingt coudées.

En dernière analyse, même aux époques d'amitié, ces deux hommes ne pouvaient, dans l'expression exacte du mot, se souffrir. C'était miracle qu'ils ne se fussent point déjà heurtés. Mais Danton avait longtemps tenu Maximilien pour un vrai ami et celui-ci avait longtemps jugé fort opportun de ménager le Cyclope qui lui faisait peur.

En frimaire an II, il en jugeait encore ainsi. C'est qu'à cette époque, il travaillait, avec plus de cautèle que de vigueur, à détruire les deux factions qui alarmaient son civisme. L'une, celle d'Hébert, ne voulait-elle pas changer la liberté en bacchante, et l'autre, celle de Danton, en prostituée ? L'homme de la Vertu comptait étouffer l'une et l'autre. Mais la bacchante venait de triompher : c'était donc elle qu'il fallait d'abord abattre, et il ne le pourrait faire qu'avec le concours de Danton. C'est pourquoi, en frimaire, Robespierre était résolu, tout en minant son ancien ami, à. l'épauler en apparence. Danton s'y trompa-t-il un instant lui-même ? On peut le croire en voyant Desmoulins attaquer Hébert, tout en adulant Robespierre. Ou bien le parti avait-il le même plan que celui-ci et voulait-il, Hébert écrasé, faire tomber l'autre ? A ceux qui le pressaient de se prononcer contre Billaud, Robespierre et autres, Danton eût répondu : Laissons aux tigres le soin de se dévorer entre eux. Si la même arrière-pensée guidait les deux hommes, la victoire serait à qui saurait jouer le plus serré : or Robespierre était un tacticien bien supérieur à Danton — parce que plus persévérant.

 

Le tribun était fort pressé de se prononcer contre le mouvement hébertiste. Le 2 frimaire (22 novembre), en effet, il ne reparut à la tribune que pour combattre la déchristianisation sous une de ses formes. Une campagne se dessinait en faveur de la séparation de l'Église et de l'État : il ne fallait plus payer les prêtres. Danton soutint qu'il leur fallait continuer leurs salaires. Le règne des prêtres est passé, dit-il, mais le règne de la politique vous appartient. C'était se placer résolument sur le terrain de l'opportunisme. Les ennemis de la Révolution avaient affirmé qu'on en viendrait fatalement à la persécution : Non, le peuple ne persécutera pas. Ce fut la première insinuation. Mais, le 6, il accentua son attitude contre le mouvement de déchristianisation et, avec plus de précautions, contre la tyrannie terroriste. Des prêtres, entraînés par les Hébertistes, venaient à tout instant se défroquer à la barre de la Convention. Ces apostats écœuraient Danton. Pourquoi la Convention perdait-elle son temps à ces mascarades antireligieuses ? Quel mérite par ailleurs avaient ces hommes simplement entraînés par l'irrésistible torrent de l'opinion ? Ils devaient renoncer à en faire trophée, et quant à l'Assemblée, sa mission n'était pas de recevoir des processions, fussent celles des prêtres de l'incrédulité. Le peuple en avait assez. Et c'est ici que, avec circonspection, il abordait le terrain de la politique générale : Ce que le peuple veut de nous, c'est de le faire jouir des conséquences de notre Constitution. La Terreur avait pu être utile, mais elle ne devait atteindre que les véritables ennemis de la République. Le peuple ne veut pas que l'individu qui n'est pas né avec la vigueur révolutionnaire soit par cela seul traité comme un coupable. Il osa citer Henri IV qui avait su renoncer à la vengeance. Le peuple l'imiterait.

L'Assemblée dut comprendre. En tout cas, les terroristes se sentirent atteints. L'un d'eux, Fayau, protesta. Danton, tandis que le peuple a besoin d'être terrible, l'invitait à la clémence ! Le tribun se défendit et il s'ensuivit un débat aigre-doux : Danton protesta de son impérissable républicanisme : on le verrait proposer, comme par le passé, les plus fortes mesures révolutionnaires. Il fut applaudi.

Il fut encore applaudi quand, le même jour, il prononça un grand discours sur l'organisation de l'instruction publique, mais il en profita pour opposer au culte de la Raison celui de l'Être suprême. Il osa plus encore le 11 frimaire (1er décembre). Maintenant que le fédéralisme est brisé, s'écria-t-il hardiment... tout homme qui se fait ultra-révolutionnaire donnera des résultats aussi dangereux que pourrait le faire le contre-révolutionnaire décidé. Et il demanda le rappel des commissaires exagérés. Il concluait : Après avoir donné tout à la vigueur, donnons beaucoup à la sagesse.

Tout cela visait ouvertement le parti d'Hébert, mais, sous ce couvert, plus d'un avertissement se glissait à l'adresse du Comité. Robespierre affectait de ne les point remarquer. La campagne menée contre la déchristianisation l'arrangeait. Mais pour qu'elle portât ses fruits, il fallait que Danton fût — provisoirement — lavé de certains soupçons qui, pesant sur lui, l'entravaient. Robespierre s'avisa qu'il était temps qu'avec condescendance, il accordât à son vieil ami, en plein Club, une absolution sous conditions. II la lui donna solennellement le 13 frimaire (3 décembre).

Danton avait reparu aux Jacobins et aussitôt pris prétexte d'une insignifiante motion pour prier qu'on se défiât de ceux qui proposaient des mesures ultra-révolutionnaires. Les Hébertistes, visés, avaient riposté par une attaque en règle qu'il parut ne repousser qu'avec peine. Après plusieurs morceaux véhéments, dit le compte rendu, prononcés avec une abondance qui ne nous a pas permis d'en recueillir les traits, Danton finit par demander la constitution d'une commission de douze membres chargés d'examiner les accusations portées contre lui.

C'est alors que Robespierre, évidemment frappé de la faiblesse de cette réponse et de la défaveur qui en résultait pour l'homme, se décida à relever momentanément l'ennemi dont il entendait se servir quelques semaines encore contre un autre ennemi. Il le fit d'ailleurs d'une façon qui nous éclaire singulièrement sur son caractère : résumer les accusations portées contre Danton et, en les groupant, leur donner une publicité plus grande, accusations de fuite à l'étranger et de complicité royaliste, c'était réunir pour l'avenir les éléments du réquisitoire dont, avant quatre mois, il fournira à Saint-Just toutes les parties. D'ailleurs il se gardera de rétorquer à fond ces accusations et il ne manquera pas de souligner avec soin tout ce qui les a divisés, Danton et lui, tout ce qui les divise encore : c'est ainsi, sous prétexte de faire valoir l'impartialité dont il entend faire montre, déjà une sorte de réquisitoire. Car, après avoir rappelé les accusations assez extraordinaires qui, dit-il, courent depuis quelques semaines, il en formule de plus réelles. Tandis que, lui, Robespierre pénétrait les desseins infâmes de Dumouriez, il avait dû faire un grief à Danton de n'être pas plus irrité contre ce monstre. Il lui avait reproché de n'avoir pas poursuivi Brissot et ses complices avec assez de rapidité. Mais c'étaient, pour l'heure, les seuls reproches qu'il eût à lui adresser. Alors une nouvelle précaution qui réserve l'avenir : Je me trompe peut-être sur Danton, mais, vu dans sa famille, il ne mérite que des éloges. Sous les rapports politiques, je l'ai observé : une différence d'opinion entre lui et moi me le faisait épier avec soin, quelquefois avec colère : et s'il n'a pas toujours été de mon avis, conclurai-je qu'il trahissait la patrie ? Non. Je la lui ai vu toujours servir avec zèle ! Et il disculpa vaguement Danton des propos dénigrants qu'on répandait dans les groupes et les cafés.

Les amis de Maximilien durent comprendre que l'heure n'était nullement venue de jeter bas celui que, quatre mois après, il appellera l'idole pourrie. Les amis d'Hébert même parurent intimidés par la demi justification apportée par le pontife de la Vertu. Car tandis que Merlin de Thionville venait rappeler qu'entre autres services, Danton avait au 10 août, sauvé la République avec ces paroles : De l'audace ! Momoro, cependant passé à Hébert, s'écriait : Personne ne se présente plus pour parler contre Danton : il faut en conclure que personne n'a rien à alléguer contre lui. Alors on demanda que le président Fourcroy accordât l'accolade fraternelle à Danton, ce qu'il fit au milieu des applaudissements les plus flatteurs. Le lendemain, le club des Cordeliers, saisi à son tour de la question Danton, s'associait à cette absolution avec enthousiasme.

Robespierre, au fond, n'en avait pas tant demandé. Son plaidoyer était équivoque. Mais, autour de Danton, on affecta de le prendre au mot : Maximilien décidément approuvait, appuyait la belle campagne du patron contre les exagérés. Camille exulta. Le Vieux Cordelier se lança.

Heureux, lui aussi, dans son foyer, le jeune publiciste était revenu à son idée d'une république que tout le monde eût aimée. Il avait donc facilement entendu l'appel de Danton : Demande qu'on soit clément ! Je te soutiendrai ! Arrêté peut-être un instant par l'idée que Robespierre désapprouverait l'entreprise, il crut naïvement ou voulut croire que, pour avoir — si piètrement — défendu le grand ami, Robespierre s'associait à la campagne de clémence. Le 15 frimaire, parut le premier numéro du Vieux Cordelier. Et, tout de suite, Camille plaçait sa nouvelle feuille sous les auspices de ses deux amis : La victoire nous est restée, parce qu'au milieu de tant de ruines de réputations colossales de civisme, celle de Robespierre est debout, parce qu'il a donné la main à son émule en patriotisme, notre président perpétuel des anciens Cordeliers. Et plus loin : Après le discours foudroyant (sic) de Robespierre... il était impossible d'oser élever la voix contre Danton, sans donner pour ainsi dire une quittance publique des guinées de Pitt.

Robespierre eut peur d'être compromis ; ce dithyrambe l'engageait beaucoup trop ; il exigea de Camille qu'il lui soumît ses numéros en épreuves. Ces numéros cependant attaquèrent furieusement Hébert et sa coterie, mais en même temps le régime de la Terreur : Ouvrez les prisons à ces deux cent mille citoyens que vous appelez suspects, car dans la Déclaration des droits, il n'y a point de maison de suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le reste de l'article était à l'avenant. C'était la note dantonienne. Robespierre affirmera sous peu que Danton corrigeait seul les épreuves de Desmoulins. Robespierre laissait faire parce que Camille, soudain, s'était retourné vers Le Père Duchesne : Hébert, je suis à toi dans un moment, et que dans ce moment, d'une plume terrible, il s'était mis à fouailler ce malheureux.

Le public aussi devinait que, derrière Desmoulins, c'était Danton qui soufflait cette tempête. L'opinion en reçut une commotion d'espérance. Le succès du Vieux Cordelier fut énorme ; les numéros s'enlevaient ; un courant se créait enfin contre les exagérés, puis contre les terroristes. Fort de cette poussée, Danton avait, à la Convention, repris ses aises. On le revoyait sans cesse à la tribune. Le 22 frimaire (12 décembre), il y parla avec une singulière autorité de l'instruction commune et se fit acclamer.

Robespierre s'alarmait maintenant d'un si prompt retour de faveur. Le 22, il avait cru voir la main de Danton dans une proposition de Bourdon de l'Oise — qui, à la vérité, était l'ami du tribun — visant au renouvellement du Comité. La Convention avait failli le décréter. Maximilien en conçut de la peur. Les Dantonistes allaient trop vite. Desmoulins n'écrivait pas depuis une semaine que, d'Hébert, on passait au Comité. Mais Hébert, cependant, était à jeter bas. Que faire ? Maximilien se perdait dans ses calculs.

 

Il rappela de l'armée de Sambre-et-Meuse, où ils étaient en mission, Saint-Just et Lebas qui, avec Couthon, constituaient son conseil privé. Saint-Just, convaincu jusqu'au fanatisme, ardent sous une enveloppe de glace, plus audacieux que son maître, en tout cas plus éloquent, servait, dans les circonstances où Maximilien ne se voulait pas découvrir, à attacher le brûlot au flanc de l'ennemi. En ces premiers jours de janvier 1794, Robespierre pensa certainement l'employer contre les factions. L'autre entrait-il plus avant même que son ami dans ses idées ? On trouve dans les papiers saisis plus tard chez Robespierre une note ainsi conçue : Danton, Lacroix.... Mander secrètement à Paris 2.000 hommes de l'armée du Rhin. Ces derniers mots permettent-ils de croire que, contre Danton et sa faction, on eût au besoin fait l'appel au soldat.

Mais, même avec cette ressource, il dut paraître décidément dangereux d'attaquer de front Goliath. Il avait repris, semblait-il, toute vigueur avec son autorité naguère compromise. Desmoulins lui reconquérait Paris. Si on l'assaillait, ne le rejetterait-on pas dans les bras d'Hébert et des siens qui, comme lui menacés, lui ramèneraient la Commune et les Cordeliers. Plus d'un Dantoniste poussait, de fait, à l'alliance des deux factions contre Robespierre. Fréron écrira encore, le 6 pluviôse, à Moyse Bayle qu'il s'étonne de voir Hébert les attaquer, Fabre et Desmoulins attaquer Hébert : telle situation le dépaysait. Robespierre pouvait craindre que, menacé sérieusement, le Titan n'entassât contre le Jupiter du Comité Ossa sur Pélion, et Maximilien n'était pas sûr de tenir encore la foudre.

Non, il ne fallait pas attaquer de front l'homme. Il lui fallait enlever ses amis certains, ses alliés possibles. On laisserait décidément Desmoulins achever de massacrer Hébert, quitte à accabler ensuite Camille sous le reproche de clémencisme. Ce pendant, on abattrait un à un les étais du géant. Danton valait certes par lui-même, mais beaucoup par la cordiale et indéfectible amitié qui le liait à ces révolutionnaires remuants et influents qui s'appelaient Fabre d'Églantine, Hérault de Séchelles, Camille Desmoulins, Philippeaux, Delacroix. Cette force deviendrait au contraire une faiblesse, si Fabre était convaincu de vols, Hérault d'intrigues, Desmoulins de contre-révolution, Philippeaux de sédition, Delacroix de concussion. Quand on aurait, l'un après l'autre, impliqué les amis de Danton en de fâcheuses affaires, le tribun, ébranlé par leur disgrâce, tomberait de lui-même comme une idole pourrie. On viderait alors ce gros turbot farci, disait Vadier.

Ce fut le plan adopté : l'exécution s'en trouvait facilitée par l'état moral de la Convention. Celle-ci vivait, depuis deux mois, dans une indescriptible atmosphère de soupçon. Certains de ses membres s'étaient laissé corrompre par les agents de la Compagnie des Indes : Chabot, le plus compromis des représentants, avait été arrêté, mais on espérait impliquer Fabre dans l'affaire, encore que Chabot, doublement fripon, eût gardé pour lui les 100.000 livres qu'il était notamment chargé de remettre à l'alter ego de Danton pour changer l'esprit de son discours sur cette grosse affaire. D'ailleurs, en attendant qu'on impliquât Fabre, certaines lettres de Chabot, qu'on trouve aux Archives, font soupçonner qu'on essayait — assez grossièrement — de compromettre Danton lui-même avec le corrupteur et que celui-ci — dans quel espoir de non lieu ? — s'y prêtait. Danton laissa sans réponse les lettres, que ce misérable lui envoyait de sa prison, comme au plus cher de ses amis, et, par là, éventa le piège, ce qui n'empêchera pas Robespierre d'en venir à ses fins puisque, avant trois mois, Chabot et Danton s'assiéront avec Fabre sur le banc d'infamie.

En attendant qu'on arrivât à compromettre Fabre en cette louche affaire, on essayait d'autre chose. Philippeaux, un ami de Danton, revenu de sa mission de Vendée, était l'objet d'accusations violentes de la part d'autres commissaires de l'Ouest, notamment de Levasseur, un ami de Robespierre. Philippeaux avait, disait-on, désobéi aux ordres du Comité. Rentré à Paris, depuis le 16 octobre, il s'était décidé à répondre très vivement, le 6 décembre, par un mémoire où, prenant l'offensive, il énumérait les désastres qui, en Vendée, avaient suivi son départ. Il concluait que le Comité avait péché par faiblesse et crédulité envers une ligue de fripons. Ces fripons étaient les Hébertistes ; mais le Comité se montra ému, plus que ceux-ci mêmes, des critiques qui, venant d'un ami de Danton, lui paraissaient évidemment faire partie de tout un plan de campagne.

Desmoulins, à la vérité, s'était emparé des mémoires de Philippeaux pour en accabler les Hébertistes, et les Dantonistes épaulèrent l'ex-commissaire 'en Vendée avec tant de vigueur que, tout en gardant à celui-ci une amère rancune, le Comité se décida à faire, le 1er nivôse (22 décembre), arrêter deux des hommes d'Hébert, visés par Philippeaux : Vincent et Ronsin. Mais le soir même, aux Jacobins, Hébert exaspéré se jeta sur Philippeaux et trois de ses amis dantonistes, Fabre, Bourdon et Desmoulins : chose plus grave, Collot d'Herbois, membre du Comité, vint appuyer contre Philippeaux les attaques d'Hébert. Son intervention dut déconcerter les dantonistes dont aucun ne répondit. C'était le début de la grande bataille et ils parurent refuser le fer.

Ils étaient là cependant, quoi qu'en pense le dernier biographe de Philippeaux, M. Mautouchet : une note de police du 2 nivôse affirme en effet que Danton et ses amis sont sortis lâchement des Jacobins sans mot dire. Les adversaires proclamaient que, si Danton s'était abstenu de parler, c'est que n'étant déjà pas trop ferme sur ses boulets, il craignait qu'on ne réveillât le chat qui dort. On voit à quel point, à travers ses amis, on visait le tribun.

Lui était, à la vérité, désireux de ne pas laisser s'envenimer les choses ; il ne voyait pas encore assez clair dans le jeu des Robespierristes. Le 3 nivôse, la discussion ayant repris au club, il affecta une attitude impartiale, demandant simplement qu'on écoutât la défense de Philippeaux. Robespierre fut moins discret : paraissant à la tribune, il s'y plaignit amèrement de Philippeaux. Danton jugeait-il inopportun d'attaquer à la fois Hébert et Robespierre ce jour-là conjurés ? Reprenant la parole, il fit appel à l'union de tous au nom de la patrie. L'ennemi est à nos portes et nous nous déchirons. Toutes nos altercations tuent-elles un Prussien ?

On retrouvait le Danton de 1792. On l'applaudit vivement et, sur sa motion, on nomma une commission d'enquête. Mais Hébert, furieux de cet escamotage, s'était juré de ne pas lâcher Philippeaux, ni ces Philippotins, nouvelle clique de modérés. Une nouvelle discussion s'institua, le 16, aux Jacobins, et Collot derechef y accabla ce mauvais patriote de Philippeaux qui, menacé d'exclusion et s'étant voulu défendre, fut étouffé. Danton intervint de nouveau, et, de nouveau, il le fit avec une grande prudence, réclamant simplement qu'avant de condamner Philippeaux, on eût communication des pièces ; il prêcha d'ailleurs la réconciliation des patriotes : Sacrifions nos débats particuliers et ne voyons que la chose publique.

Philippeaux, s'étant retiré du club, porta la querelle devant la Convention, le 18, sans que Danton intervînt. Mais, au Club, Robespierre lui vint donner le coup de grâce et l'en fit chasser. Au surplus, il se contenta pour le moment de cette vengeance, n'entendant point procurer une trop éclatante victoire aux Hébertistes. Ne suffisait-il pas qu'un des amis de Danton eût été proclamé indigne par les Jacobins et qu'il fût, en passant, démontré que Danton protégeait mal ses amis ?

De fait, que Danton eût agi par modération ou par prudence, l'événement le laissait affaibli. En attendant qu'il montât, en germinal, dans la charrette de Philippeaux, il partageait, dans une certaine mesure, sa disgrâce, et elle n'était pas consommée que celle de Fabre, autrement grave, l'atteignait cette fois en pleine poitrine.

 

C'était, ce Fabre, le plus ancien de ses amis politiques : du district à la Chancellerie, des bancs du Club à ceux de la Convention, toujours Fabre avait été le bras droit de Danton. Le compromettre en une fâcheuse affaire était le rêve des ennemis de Danton. S'il était démontré que le bras était gangrené, comment admettre que le corps fût sain ?

L'homme prêtait le flanc. Il avait été le mauvais génie de Danton et, en même temps que le plus intime, le pire de ses amis. Il l'avait toujours poussé aux désordres, aux gaspillages, aux violences. Il avait, pendant son passage à la Chancellerie, tripoté plus qu'aucun des collaborateurs de Danton, et une affaire de fournitures de souliers à l'armée, mal connue mais soupçonnée, le discréditait. Sa réputation était détestable.

Robespierre haïssait de toute la sincérité de son puritanisme ce voleur que, par surcroît, il voyait, depuis cinq ans, aux côtés de Danton, le corrompant en le servant. Dès l'abord, il avait espéré l'englober dans l'affaire de la Compagnie des Indes. Chabot avait, à la vérité, gardé le pot-de-vin destiné à Fabre : mais n'était-ce point assez que ce pot-de-vin eût été destiné à ce drôle ? A force de chercher, d'ailleurs, on avait trouvé. Chez Delacroix d'Angers, député corrompu, on avait saisi la pièce qu'il fallait. A dire vrai, c'était un demi-faux ; un projet déposé par Fabre en faveur de la Compagnie, mais que Chabot et les autres avaient de telle façon arrangé, qu'il semblait révéler un accord entre ces fripons et le lieutenant de Danton.

Le 14 nivôse (4 janvier), Robespierre attaqua brusquement Fabre aux Jacobins dans la pensée de le surprendre et, en le décontenançant, de lui arracher peut-être un aveu. De fait, Fabre, dont la conscience n'était guère nette, parut confondu. Quelqu'un cria : A la guillotine ! Il pâlit. Le 24 nivôse (14 janvier), le Comité le faisait arrêter et écrouer. Le fait était grave pour Danton, d'autant qu'on parut admettre partout la culpabilité possible de Fabre.

Danton lui-même était-il convaincu de l'innocence du prévenu ? J'hésite à le croire. Il n'osa plaider innocent, lorsque, le jour même, il parut à la tribune. Il demanda simplement que, dessaisissant son Comité de Sûreté générale, la Convention prît en main le procès. Lorsqu'on vous dévoile des turpitudes, un agiotage, des corruptions, s'écria-t-il, lorsqu'on vous dénonce un faux qui peut être désavoué et attribué à une main étrangère, pourquoi n'entendriez-vous pas ceux qu'on accuse ? Billaud, qui déjà réclamait à ses collègues du Comité l'arrestation de Danton, entendit, puisque son ennemi ne se compromettait pas plus, le lier de force à Fabre. Malheur, cria-t-il, à celui qui a siégé à côté de Fabre et est encore sa dupe ! Il fallait que Danton se crût tenu à la prudence ou qu'il fût déjà quelque peu démoralisé, pour qu'il n'ait point bondi sous cette menace. Il se contenta de réclamer derechef la lumière, mais Amar, membre du Comité de Sûreté générale, étant venu défendre ses collègues, Danton recula : Mon intention, dit-il, n'a pas été d'accuser le Comité ; je lui rends justice. Et Fabre fut maintenu sous les verrous, nouvelle et cruelle atteinte au prestige de Danton. Le soir du 25 nivôse, Couthon écrivait : La Convention s'est encore purgée d'un mauvais sujet ; et il faisait prévoir d'autres évictions : l'Assemblée vomirait de son sein tout ce qui s'y trouve d'impur. C'était maintenant d'Hérault qu'il s'agissait.

 

Seul des amis de Danton, Hérault était resté au Comité. Il y avait, quelque temps et dans la mesure du possible, continué sa politique au moins sur le terrain diplomatique. C'était assez pour que, sans cesse, Robespierre et ses amis se heurtassent à ce sans-culotte à talons rouges, à ce ci-devant dont les façons impertinentes et le sourire aristocratique eussent suffi à les exaspérer. Intrigant par nature, Hérault traitait la révolution comme un drame où, sans convictions et comme en se jouant, il tenait un rôle compliqué et osé. Ayant reçu de Danton les fils des négociations, il avait appelé à lui tout ce que Paris contenait d'agents cosmopolites : Proly, qu'on disait fils naturel du chancelier Kaunitz, l'avait entraîné dans de grandes intrigues dont la principale — à la vérité engagée par Danton — avait visé à délivrer la reine.

Robespierre l'avait, dès l'abord, détesté. Hérault ne lui paraissait pas prendre au sérieux la Révolution parce qu'entre deux séances du Comité, il courait à des rendez-vous galants. Par surcroît, à l'automne de 1793, il avait paru, comme ses amis, pencher vers la clémence. En tout cas, il affichait le dédain de ses alentours. Comme on lui demandait à quel parti il appartenait : Au parti qui se f... des deux autres, répondait-il.

Pour s'en débarrasser, le Comité l'avait envoyé en mission dans le Haut-Rhin ; il y avait organisé la défense, mais scandalisé les gens rangés par des mœurs de pacha. A ce sujet, Saint-Just, qui le remplaça, écrivait à Robespierre des lettres indignées, ce jeune homme étant alors tout à la vertu. Rentré le 8 nivôse (29 décembre) et se sachant le Comité hostile, Hérault courut à la Convention, rendit compte de sa mission et appela l'Assemblée à se prononcer entre le Comité et lui. La Convention n'osa le faire et passa à l'ordre du jour. Mais, quand il reparut au Comité, Robespierre le somma de démissionner ou de s'expliquer sur les rapports qu'on lui imputait avec des agents suspects. Il ne répondit rien. Mais se rendant compte que, suivant l'expression de Mallet du Pan, il marchait sur la lame d'un rasoir, il s'élimina du Comité et se jeta, se sachant condamné, dans la débauche raffinée qui était sa manière. C'était donc, depuis le 29 décembre, une force perdue pour Danton qui, de jour en jour, paraissait plus isolé en face de Robespierre. D'ailleurs Hérault allait être arrêté.

Restait Desmoulins. Lui ne prêtait le flanc à aucune accusation infamante. Mais sa campagne du Vieux Cordelier l'avait en quelque sorte enferré. Robespierre l'avait laissé se compromettre, puis, Hébert affaibli, déjà il abandonnait Camille aux vengeances des gens âprement attaqués. Le 1er nivôse (22 décembre), Nicolas, juré au Tribunal et ami personnel de Robespierre, prononça au Club une sinistre parole : Camille frise la guillotine. Le 17 nivôse (7 janvier), les Jacobins s'étant saisis du cas de Camille, Robespierre prit sa défense, mais à sa façon : Camille était un enfant gâté que de mauvaises compagnies — c'était presque nommer Danton — avaient égaré ; il fallait brûler les numéros du Vieux Cordelier et, après cette leçon, garder le journaliste. Mais celui-ci ayant vivement riposté, le ton de Robespierre changea : La façon dont tu prétends te justifier me prouve que tes intentions étaient mauvaises. Et le 19, Robespierre prononça l'excommunication : Camille et Hébert, s'écria-t-il, ont également tort à nos yeux.

On comprit que Desmoulins était perdu. Le 24, part de son foyer un cri de détresse. C'est Lucile qui appelle Fréron à l'aide : Revenez, Fréron, revenez bien vite. Vous n'avez pas de temps à perdre, ramenez avec vous tous les vieux Cordeliers que vous pourrez rencontrer ; nous en avons le plus grand besoin.... Robespierre a dénoncé Camille aux Jacobins ! La peur s'emparait de leurs alentours : lorsque Camille porta son numéro VI à l'imprimeur, celui-ci refusa d'imprimer. Le vide se faisait autour du suspect.

Le vide se faisait aussi autour de Danton. Fréron, épouvanté, écrivait, du Midi, à Bayle : Par le mot qu'a dit Billaud : malheur à ceux qui siègent à côté de Fabre ! aurait-il entendu parler de Danton ? Celui-ci est-il compromis ? On sent un ami qui, par peur, va fléchir. Et à se voir évité par d'autres, Danton doit sentir l'effet que cause la disgrâce de Philippeaux, de Fabre, d'Hérault, de Camille. C'est ce que Robespierre avait attendu du plan qui ainsi atteignait sa fin. Danton, discrédité, isolé, n'allait pas tarder à se démoraliser. Alors rien ne serait plus facile que de renverser l'idole pourrie.