DANTON

 

CHAPITRE VII. — LE MINISTÈRE DE LA JUSTICE ET LE CONSEIL EXÉCUTIF.

 

 

AU PALAIS DES MAUPEOU ET DES LAMOIGNON — LA QUEUE DE DANTON — LA PENDULE FLEURDELISÉE — LE TRAVAIL DU GARDE DES SCEAUX — LA CIRCULAIRE DU 19 AOÛT — LA SITUATION — DANTON S'EMPARE DU CONSEIL — TOUT VIENT À DANTON.

 

DANTON, ministre de la Justice ! La nouvelle avait couru dès la première heure du 11 août. Et lorsque, ce vendredi 11, ce singulier garde des sceaux de France parut à la tribune de l'Assemblée, ce fut devant des galeries bondées d'une populace encore en armes, les mains noires de poudre et peut-être rouges de sang, car on avait massacré toute la nuit. De vifs applaudissements saluèrent le vainqueur.

Citoyens, dit-il, la nation française lasse du despotisme avait fait une révolution. Mais, trop généreuse, elle a transigé avec les tyrans. L'expérience lui a prouvé qu'il n'est aucun retour à espérer des anciens oppresseurs du peuple. Elle va rentrer dans ses droits. Mais dans tous les temps, et surtout dans les débats particuliers, là, où commence l'action de la justice, là doivent cesser les vengeances populaires. Je prends devant l'Assemblée nationale l'engagement de protéger les hommes qui sont dans son enceinte : je marcherai à leur tête et je réponds d'eux.

Quoique la phrase ne fût point très claire, l'Assemblée applaudit. Danton acceptait le rôle que l'Assemblée lui avait destiné : chef populaire, ne paraissait-il point s'engager à brider ceux qu'il avait lancés à l'assaut ?

Vergniaud présidait, qui assurément incarnait plus que Danton l'esprit de l'Assemblée. Président, il avait signé le décret lui conférant les sceaux et, dans sa personne, c'étaient les Brissotins qui semblaient pour un instant abdiquer entre les mains du Cordelier. D'ailleurs les royalistes eux-mêmes paraissaient adhérer à cette élection : à la même séance du 11, Vergniaud reçut une lettre du garde des sceaux déchu, le royaliste de Joly, déclarant qu'il aurait voulu remettre lui-même les sceaux à son successeur ; mais le Département ayant mis les scellés sur son cabinet de la place Vendôme, il était réduit à n'adresser que les clefs de l'armoire et des coffres. Le successeur de d'Aguesseau — par ce geste symbolique — semblait presque, lui aussi, investir Danton.

Celui-ci s'était rendu au palais des Maupeou et des Lamoignon — comme écrivait Camille — et les bureaux épouvantés avaient vu, non sans terreur, s'installer ce Cyclope et sa bande. Les bureaux avaient raison de trembler : le nouveau ministre, les circonstances l'obligeant de mettre à la tête de ses bureaux des personnes qui lui sont indiquées par l'opinion publique, va prier ces messieurs de faire valoir leurs droits à la retraite, ainsi qu'il l'écrira, le 3o, au chef du bureau du sceau.

Dans l'ivresse de son élévation, Danton semble avoir voulu faire table rase des choses comme des gens. De son œil terrible, il a fixé la pendule de son cabinet. Une fleur de lis terminant l'aiguille a marqué l'heure du 10 août : une fleur de lis ! Lorsque, le 22, l'horloger Blanchet viendra remonter la pendule, ce singulier garde des sceaux s'avancera brusquement et, d'un coup de pouce, fera sauter l'aiguille. Il y a bien du Danton dans ce geste insolite. Voici que, d'autre part, il a découvert que l'hôtel de la Justice renfermait un calice en vermeil avec sa patère (sic), 4 chandeliers d'autel, un crucifix, 2 burettes avec la jatte. On les enverra à la frappe. Et quant aux deux chasubles, Dieu sait où elles iront. Reste — ce qui est plus grave — le sceau lui-même. Un Danton se peut-il servir d'un sceau qui représente l'effigie du roi, séant en son lit de justice ? Dès le 14, le ministre cordelier demande à l'Assemblée d'aviser à remplacer ce sceau, puis de changer la formule de promulgation des lois : car ce n'est point au nom d'un roi qu'un Danton consent à gérer la justice.

Et cependant Louis XVI n'est que suspendu ; mais, aux yeux de l'homme du Dix Août, le roi est déchu, et tous ses gestes, même apparemment puérils, sont destinés à affirmer qu'il tient Louis XVI pour tel. Évidemment, Brutus occupe le fauteuil de Lamoignon.

Que le régime soit changé, nul ne peut en être plus persuadé que les huissiers de la place Vendôme. Quel scandale ce doit être, pour ces gens poudrés à frimas dont certains — car on sait la pérennité des huissiers — ont encore vu les vieux chanceliers de Louis XV, que l'installation du cabinet de Danton.

C'est d'abord le patron lui-même qui, de sa voix tonitruante, fait rouler les jurons, bouscule son monde, affecte un certain débraillement — comme un programme.

Les jeunes Cordeliers sont entrés avec lui à la Chancellerie. Fabre s'est taillé la plus belle part : secrétaire général, il va, de fait, gérer le ministère, et il se le promet bien ; car nul plus que lui ne sait combien le patron est nonchalant entre des crises d'activité, combien aussi les grandes affaires vont l'absorber au Conseil exécutif : avant qu'il soit quinze jours, Fabre n'aura pas seulement les sceaux, mais par abus, la griffe même du ministre. L'abus était d'ailleurs qu'il fût là, avec ses habitudes relâchées d'ancien acteur, sa verve cynique, ses bavardages intolérables, sa facilité de mœurs et ce relent d'improbité qu'il répandait partout où il passait. Camille fut secrétaire du sceau et c'était, à la Chancellerie, un autre genre d'hôte insolite. Il y faisait figure d'enfant. La lettre, où nous l'avons vu révéler avec une si puérile naïveté sa joie d'y être, le peint : avec sa gaminerie de journaliste et ses susceptibilités nerveuses, il était incapable de donner un conseil sensé, mais était, en revanche, capable d'en suivre, de détestables. Subissant l'influence de Fabre, il doublait le suspect secrétaire général et maniait le sceau comme un joujou glorieux. Le gros Robert, qu'à la grande fureur de sa femme, les Roland n'avaient pas voulu employer, s'imposa à Danton. Celui-ci, de son propre aveu, l'avait littéralement tiré de la misère. Il fut fait chef des secrétaires. On lui meubla même un appartement. Pour les meubles achetés pour M. Robert, lit-on dans les comptes de Danton : 2.400 francs. Mais, comme Fabre, il était malhonnête ; l'un trafiqua des chaussures et l'autre des rhums.

D'ailleurs il était forcé que, bon camarade comme il l'était, Danton voulût que chacun fût de la fête et partageât l'aubaine. Tout ce qui avait connu Danton depuis 1789 put venir réclamer sa part, et même avant : comme chef de son cabinet, il prit un ancien collègue aux Conseils du roi, Nicolas Dupont, et naturellement il lui fallut le vieil ami Paré, le camarade du collège de Troyes et son ancien clerc.

Il entendit même, avec des places, calmer des mécontentements et souvent se trompa, étant plus cordial camarade que bon psychologue. Il congédia brusquement les quatre membres du Comité judiciaire chargés de préparer les discours du garde des sceaux et, avec Paré, il les remplaça par. Barère qui était un sauteur, mais dont il convoitait les bornes grâces, Collot d'Herbois qu'il avait souvent heurté et-Robespierre dont il devinait qu'il était mécontent. Paré, Barère, Collot acceptèrent. Robespierre, aigri de n'être point dans le fauteuil du ministère, refusa en termes amers cette place de second plan. D'ailleurs la tenue austère que Maximilien entendait garder le garait de cette Chancellerie accommodée au goût de Danton, comme d'un mauvais lieu. Un ministère où Fabre, Desmoulins et Robert menaient la sarabande et que conseillaient Paré, Barère et Collot, sans parler de bien d'autres, lui paraissait suspect. Il n'était pas le seul. L'avis était que Danton, en prenant les sceaux, eût dû couper sa queue.

Le cas était d'autant plus grave que, très réellement, Danton, sollicité par les soucis bien supérieurs du gouvernement, livrait la Chancellerie à ses amis.

Le Dr Robinet affirme que son demi-dieu fut, place Vendôme, d'une dévorante activité : en huit jours, dit-il, 123 décrets furent rendus concernant la justice. Précisément le chiffre même indique à quel point l'on bâclait, selon le mot même de Danton. Pour ce qui est des questions importantes ou délicates, on voit Danton s'en rapporter, avec une docilité insolite chez lui, à l'avis de l'Assemblée, résultat de sa propre insouciance des affaires de son département. Mme Roland me paraît ici dans le vrai : Danton, dit-elle, s'embarrassait fort peu de remplir les devoirs de sa place et ne s'en occupait guère ; les ennemis tournaient la roue, il confiait sa griffe et la manœuvre se suivait, telle qu'elle, sans qu'il s'en inquiétât.

Tous les huit jours se tenait à la Chancellerie une conférence entre les présidents des tribunaux civils sous la présidence du garde des sceaux. Le 16 août a lieu la 34e réunion de 1792, la première depuis la révolution qui a, suivant le mot de Desmoulins, hissé Danton : réunis à sept heures, les magistrats se sont séparés au bout de quelques instants, M. le Ministre de la Justice n'étant pas chez lui en ce moment. Huit jours après, Danton se décida à paraître, mais il passa comme un météore : à la 35e séance, le ministre survint donc ; Target en profita pour le remercier, au nom des tribunaux parisiens, d'une lettre où le ministre les avait proposés pour modèles aux autres tribunaux du royaume, et pour protester contre une dénonciation d'incivisme portée contre l'un d'entre eux, précisément par la section du Théâtre-Français devenue section de Marseille. Le ministre promit d'interposer ses bons offices pour prévenir les suites ultérieures de la dénonciation. Puis il se retira — et on ne le vit plus les semaines suivantes. En somme, le ministre avait été, là comme ailleurs, cordial, facile — et pressé.

Il sut qu'on avait critiqué sa gestion : il tint à se défendre du reproche de nonchalance. Le 6 octobre, dans une longue lettre à la Convention, il entendra prouver qu'il a exécuté les travaux d'Hercule, la Chancellerie étant évidemment, avant son arrivée, les écuries d'Augias : il a épuré les tribunaux, fait expédier 800 décrets, etc. Ce plaidoyer même sonne un peu le creux.

En fait, sa qualité de ministre de la Justice ne s'accuse guère bruyamment que dans la célèbre circulaire du 19 août aux Tribunaux. Elle vaut qu'on s'y arrête ici, encore qu'elle soit, beaucoup plus qu'une circulaire du garde des sceaux, le manifeste du ministre de la Révolution. Elle est adressée aux juges : en fait, elle s'adresse au pays auquel il importe avant tout d'en imposer. Et sa circulaire, apologie de la mémorable insurrection du 10 août... sainte et mille fois heureuse, nous livre, ce qui est intéressant, l'interprétation officielle, et d'ailleurs mensongère, de la mémorable journée par son principal auteur.

Pour la province incertaine, il faut que le Dix août ne soit pas une révolution triomphante de la rue parisienne, mais un coup d'État des Tuileries avorté grâce à la résistance de la Nation — représentée en réalité par une poignée de Marseillais. La première phrase, à cet égard, est tout simplement un chef-d'œuvre d'audacieuse astuce :

Un vaste complot vient d'éclater dans le château des Tuileries et d'avorter au moment même de son éruption, étouffé par le courage des fédérés des 83 départements et des 48 sections de la capitale. On a détruit les bandes des chevaliers du poignard et l'on a trouvé dans les archives du Château une foule de preuves... des plus noirs complots. Et tous les détails de la journée passent, en un fulgurant éclat : traîtres confondus, payant de leur tête leur scélératesse, presses contre-révolutionnaires brisées, etc. Et alors il entre en scène lui-même. Dans une place où j'arrive par le suffrage glorieux de la Nation, où j'entre par la brèche du château des Tuileries, et lorsque le canon est devenu aussi la dernière raison du peuple, vous me trouverez constamment et invariablement le même président de cette section du Théâtre-Français qui a tant contribué à la révolution du 14 juillet 1789 sous le nom de district des Cordeliers, et à la révolution du 10 août 1792 sous le nom de section de Marseille. Les tribunaux me trouveront le même homme, dont toutes les pensées n'ont eu pour objet que la liberté politique et individuelle, le maintien des lois, la tranquillité publique, l'unité des quatre-vingt-trois départements, la splendeur de l'État, la prospérité du peuple français et non l'égalité impossible des biens, mais une égalité de droits et de bonheur. Et voilà, pense-t-il, la Province libérale et conservatrice rassurée : l'agitateur ne s'est jamais agité que pour la tranquillité publique, le Cordelier du Théâtre-Français que pour l'unité des départements, — et le démocrate n'est pas un communiste.

Alors il se demande si, dans le mouvement de régression que les Tuileries ont entendu imprimer au pays, les fonctionnaires judiciaires n'ont pas leur responsabilité. Ceux que le peuple a choisis, c'étaient des magistrats d'ancien régime que la Cour a pu rallier au despotisme. Tel a été le but des gardes des sceaux qui l'ont précédé, témoin les circulaires contre-révolutionnaires. Vous n'attendez pas de moi, reprend-il, de semblables circulaires.... Quel sera l'organe de la vérité chez une Nation si ce n'est le ministre de la Justice dont les fonctions ont principalement pour objet l'éclaircissement de la vérité ? Devenu cet organe, je la transmettrai aux départements pure, tout entière, et sans ces ménagements pusillanimes que repousse mon caractère et qui ne conviennent point à la dignité du ministère qui m'est confié par une nation de 25 millions d'hommes, la plus libre et la plus puissante de l'Univers.

Dites aux citoyens....

Et c'est alors que, déformés par cet organe de la vérité pure, les événements récents sont présentés de façon à intimider en province non point tant les royalistes purs — il n'en est plus guère — que les modérés et les tièdes, les fayettistes et feuillants : décrété d'accusation La Fayette que mes prédécesseurs appelaient le chef le plus patriote, trahis par la saisie des comptes de la liste civile les écrivains vendus et scélérats, révélées les relations du roi avec les émigrés de Coblentz, prouvée encore l'intention de la Cour de se baigner dans le sang du peuple la veille du 10 août, car le premier coup de canon devait être tiré du Château. Il fallait aussi, toujours au nom de la vérité pure, dire que c'étaient les Suisses du Château qui, par un infâme stratagème, avaient attiré les fédérés des 83 départements dans la cour du Château et les avaient massacrés — d'où les légitimes représailles contre ces misérables.

Ainsi s'écrit l'histoire officielle au lendemain de toutes les révolutions, et Danton n'est ici qu'un précurseur.

Mais après avoir ainsi retracé, sous une forme extrêmement emphatique, les événements de la Révolution — il y a 210 lignes imprimées, — Danton songe de nouveau qu'il est chef suprême de la justice. Il entend qu'elle s'exerce dans le sens du civisme. L'incivisme de beaucoup de juges a excité de grandes préventions contre les tribunaux. Les juges du VIe arrondissement de Paris — ici le garde des sceaux n'oublie pas les injures du tribun cordelier — avaient donné le signal de la persécution contre les amis de la liberté, et cet exemple a trouvé tant d'imitateurs dans les départements, qu'il s'est élevé un cri général pour demander le renouvellement des tribunaux.

Peut-être de tels égarements ont-ils pour excuse les circulaires des gardes des sceaux contre-révolutionnaires, mais maintenant que la vérité des trahisons... brille de tout son éclat, maintenant qu'ils sont pénétrés et comme investis de sa lumière, il faut que les magistrats s'empressent d'éclairer ceux à qui ils sont chargés de dispenser la justice sur ces faits dont la connaissance leur est transmise ministériellement. Nous pouvons ajouter : très ministériellement.

Tournez contre les traîtres, contre les ennemis de la patrie et du bonheur public, le glaive de la loi qu'on avait voulu diriger, dans vos mains, contre les apôtres de la liberté. Que la justice des Tribunaux commence, et la justice du peuple cessera.

Retenons cette formule qui, un jour, sera constamment reprise par Danton pour justifier les massacres de Septembre.

Près de ces juges si évidemment suspects et qu'il désespère peut-être d'amener au civisme par la seule terreur, Danton entend placer un ministère public à poigne. Un décret de l'Assemblée a révoqué en masse tous les commissaires du roi près les tribunaux. Danton écrira, le 7 septembre, à l'Assemblée qu'il importe que les agents qu'on va désigner, pour qu'ils soient vigoureux, puissent être choisis entre les jeunes. Si l'homme, alors en butte aux nombreuses passions qui l'assiègent, peut quelquefois se laisser entraîner à la violence, n'est-ce pas cette même violence aussi qui entretient le feu de son génie, qui grandit ses idées et qui donne à son caractère cette force et cette énergie nécessaires, surtout dans les temps de révolution ? Et il demandera qu'on abaisse l'âge compétent à vingt-cinq ans.

D'ailleurs pas d'hommes de loi ! Le 22 septembre, dans une sortie d'une violence inouïe, il criera que, loin de leur réserver l'exercice de la justice, il faudrait pouvoir exclure des nouveaux tribunaux ces hommes barbouillés de la science de la justice. On empêchera ainsi de se constituer une caste judiciaire, un corps de magistrats. Ceux qui se sont fait un état de juger les hommes étaient comme les prêtres : les uns et les autres ont éternellement trompé le peuple.

Ainsi nous avons, grâce à ces trois morceaux de littérature ministérielle, les idées du ministre : pas d'hommes de loi dans les tribunaux ; en attendant qu'ils soient épurés, les magistrats prévenant par des jugements civiques la justice supérieure, mais dangereuse du peuple, et, près de ces magistrats terrifiés, de jeunes commissaires à la mode cordelière que la violence de leurs passions préparera à cette énergie nécessaire dans les temps de la Révolution.

Aussi bien un esprit nouveau règne maintenant dans la Chancellerie de la place Vendôme. Qu'y a-t-il de plus éloquent que ce compte rendu des cent mille francs touchés par M. Danton, ministre de la Justice, qu'on trouve aux Archives. Sur les 68.684 livres dépensées où les 2.400 francs de meubles payés au ménage Robert font une bien petite brèche, néanmoins supérieure aux modestes 36o francs donnés aux veillées des timbreurs extraordinaires, la grosse somme saute aux yeux : Remis à M. Santerre pour payer les piques faites dans les sections. Trente mille livres.

Ainsi c'est au ministère de la Justice qu'on arme l'émeute.

Il est clair que la maison des Maupeou et des Lamoignon a changé de maîtres avec Danton et les siens.

 

Au fond, Danton ne s'était jamais tout à fait pris au sérieux comme ministre de la Justice. Il était le ministre de la Révolution, et ce titre, à ses yeux, l'autorisait à tout diriger.

Dans une certaine mesure l'Assemblée, nous le savons, l'y avait encouragé. Ayant décidé que le premier élu tiendrait, au Conseil, une place prépondérante, elle avait porté tout d'abord Danton au ministère par 222 voix sur 285 votants ; Monge élu à la Marine n'avait recueilli que 154 voix ; Le Brun désigné pour les Relations extérieures l'avait été par le chiffre misérable de 91 voix ; Roland, Servan et Clavière ayant été, à mains levées, reportés, d'autre part, à l'Intérieur, à la Guerre et aux Contributions, Danton restait bien le premier élu prépondérant.

Il se fût d'ailleurs imposé. Né homme de gouvernement, dit Sorel, il se révélait dès le premier jour homme du gouvernement et précisément du gouvernement qu'il fallait. Peut-être à une époque normale eût-il, dans un Conseil des ministres, à ce point détonné qu'il en eût été promptement rejeté. Cette façon de bâcler les affaires, de mener tambour battant ses collègues, d'usurper sur leur office, de bousculer les gens et presque les événements, tout ce débordement de pensées fortes, mais souvent brutales, de desseins extrêmes, de boutades offusquantes, loin de l'imposer, l'eût rendu impossible.

Mais on était dans un moment où la crise exigeait un homme extraordinaire, et l'homme semblait bien à la hauteur de la crise. Ses qualités paraissaient précieuses et presque ses défauts. Le chaos où il opère, écrit encore Sorel, est son propre élément ; il s'y débrouille, il s'y retrempe. Il a des hommes pour toutes les places, des décrets pour toutes les affaires.

Le chaos ! le mot n'est pas trop fort. Jamais, depuis des siècles, pays ne s'était vu dans une passe si critique. La Révolution a, depuis trois ans, tout bouleversé. On a détruit, on n'a encore pu rien créer que l'anarchie. En supposant que Constituante et Législative n'aient voté que d'excellentes lois, le régime nouveau n'a pas eu le temps de se substituer à l'ancien. Tout est en nébuleuse. On a essayé d'organiser une monarchie constitutionnelle : mais ni l'Assemblée ne l'a faite viable ni la dynastie ne l'a acceptée en toute sincérité. Deux politiques se sont à ce point contrariées que le gouvernement a été partout et n'a été nulle part. A cet égard, la chute du trône éclaircit la situation : tout vaut mieux pour une Nation qu'un gouvernement anarchique, — tout, même un gouvernement frénétique. Le 11 août, la situation est nette : le gouvernement est entre les mains de la seule Assemblée — théoriquement.

Mais ce sont alors d'autres périls. L'Assemblée elle-même n'a plus aucune autorité morale. Elle s'est condamnée à mort en même temps que la monarchie. Car c'est la rue qui l'a rudement contrainte à sacrifier le roi, et tel est le discrédit de ces députés — des traîtres ! crie-t-on depuis trois semaines, — qu'ils ont dû décréter avec la suspension du roi, la convocation d'une autre Assemblée, de cette Convention qu'on va élire du 4 au 20 septembre. En attendant que celle-ci soit réunie, la Législative cette Assemblée croupion, où, sur 750 membres, 300 à peine osent reparaître après l'orage, siégera, mais bafouée par les vainqueurs représentés, eux, par cette Commune dont l'origine insurrectionnelle est à elle seule un permanent outrage à la légalité que représente la Législative. Composée d'agitateurs subalternes et grossiers, cette Commune entend agir en pouvoir non seulement accepté, mais prépondérant, rétablissant ainsi cette néfaste dualité de politiques que la chute du roi semblait devoir faire cesser et tenant en échec le pouvoir régulier, l'Assemblée.

Paris était censé représenté par sa Commune. On sait ce qu'il en faut penser et que Paris même, sous ces représentants, tremblait d'effroi plus que d'enthousiasme. En tout cas, la Province frémissait, elle, d'inquiétude et d'indignation. Depuis longtemps, la France provinciale ne marchait plus au pas, ainsi que s'exprimaient les purs. Les paysans étaient, depuis l'affranchissement de la terre, satisfaits et la petite bourgeoisie depuis qu'une Constitution était votée. La chute du trône terrifiait la Province. Si elle ne protestait pas, c'est qu'on lui affirmait — nous venons de lire la circulaire de Danton — que c'étaient les Tuileries qui avaient voulu étouffer la Révolution et revenir sur les conquêtes de la Liberté et de l'Égalité. Mais en supposant qu'il y eût à Paris de fermes républicains, il n'en était guère dans les départements. De la Provence à la Normandie, du Lyonnais à la Bretagne, après une heure d'effarement, tout allait se soulever. Dans l'ouest — je vais y revenir — courait déjà le frisson précurseur de l'orage. Le sol où s'engageait le nouveau gouvernement était miné de toute part. Les amis de Marat pouvaient soulever de nouveau le pavé de la capitale ; ceux du marquis de la Rouerie commençaient à agiter secrètement les cantons de l'Ouest.

Tout cela était grave, terrible même pour un gouvernement qui, issu de l'émeute, devait tout à la fois satisfaire ceux qui l'avaient fait et rassurer ceux que l'émeute affolait. Encore eût-il fallu que l'état-major de la Révolution ne fût pas divisé, et il l'était. Dans une heure d'abnégation, les Girondins avaient élu Danton, mais ils le détestaient, tandis que les Jacobins extrêmes eux-mêmes, Marat et Robespierre, ne s'aimaient guère.

Si telle situation eût été alarmante en toute conjoncture, que serait-ce quand le territoire serait envahi, toute une province occupée, la capitale menacée ? Le 20 avril, on avait déclaré la guerre à l'Autriche. La Prusse s'était aussitôt jointe à celle-ci, l'Empire bientôt à l'une et à l'autre. Toutes les forces allemandes marchaient contre nous. Et, derrière elles, on sentait l'Europe tout entière prête à les grossir. On avait été honteusement mis en déroute au printemps précédent sur la frontière du Nord. Puis, après quelques hésitations, explicables par les intrigues internationales, les Prussiens s'étaient portés vers la Lorraine, la menace à la bouche, parlant de courir à Paris et d'y dépecer le pays. Le 19 août, une armée de 80.000 hommes allait franchir la frontière et, en moins d'un mois, faisant capituler Longwy et Verdun et forçant les passages d'Argonne, entrer en Champagne.

Le pis était que, le 11 août, nul n'eût pu répondre de la victoire. La moitié des officiers s'étaient émigrés. Qui pouvait soupçonner de quelle brillante façon ils seraient remplacés ? Les généraux étaient peu sûrs, même ceux qui avaient apparemment adhéré à la Révolution. Quant aux soldats qui, depuis 1789, passaient des actes d'indiscipline aux actes de rébellion, ils semblaient surtout redoutables à leurs propres chefs. Les volontaires de 1791 étaient pleins d'une extrême ardeur, mais encore peu exercés au métier des armes ; ceux de 1792 n'étaient, de l'aveu des chefs les plus optimistes, qu'une tourbe de brigands qui, au lieu de renforcer l'armée, allaient achever de la dissoudre.

L'armée de terre paraissait incapable d'arrêter aucune invasion, les flottes, par ailleurs, s'étaient ruinées d'elles-mêmes ; l'émigration avait, là, à peu près enlevé tous les officiers et l'anarchie dissous les équipages. A l'Espagne et à l'Angleterre, prêtes à entrer en lice, on n'eût pu opposer une escadre sérieuse.

Quant au nerf de la guerre, il était mort. Les finances étaient dans un état effroyable. Les assignats étaient déjà tombés si bas que le producteur préférait ne rien vendre que de vendre contre ce papier. Plus d'affaires. Les contributions ne rentraient pas. Le trésor était à peu près à sec. On ira jusqu'à dire tout à l'heure que, pour se faire de l'argent, le terrible Danton a été contraint de faire voler par des comparses les trésors du Garde-Meuble, les diamants de la Couronne. Et on le croira.

Ainsi tout se conjurait pour perdre ce pays : anarchie profonde et vieille souvent de trois ans, anarchie dans le gouvernement, dans l'administration, dans les finances, dans l'armée, dans les flottes, dans la rue, dans l'Assemblée ; divorce complet entre l'opinion des provinces et celle de Paris, entre les neuf dixièmes des Français et le nouveau gouvernement ; divisions cruelles entre ceux même qui assumaient les affaires ; et, en face de ce pays, en apparence livré par lui-même, deux puissances militaires de premier ordre, quatre autres près de se joindre à elles et, avant peu, l'ennemi à quatre journées de Paris.

C'est la situation que trouve le Conseil Exécutif quand, le 10 août, à deux heures, il se réunit à l'hôtel du Ministère de la Justice.

Le choix même de la place Vendôme indiquait comment d'instinct les gouvernants allaient vers l'homme de la situation. L'opinion — tout au moins l'opinion révolutionnaire le leur imposait comme chef. Les Roland eux-mêmes, quelques heures subjugués, sinon séduits, le reçurent sans aigreur. A tous, le Cyclope semblait seul pouvoir forger sur l'enclume révolutionnaire l'arme de la défense. On lui laissa tout, direction de l'opinion, de la guerre, de la diplomatie. Il avouera que n'ayant que sa voix, il avait cependant acquis de l'influence. Le mot est modeste : Roland dit : terrible prépondérance. Elle venait de ce qu'il était fort d'abord — et parmi des faibles ensuite.

Monge était un savant que Condorcet était allé chercher dans son ancienne Académie pour le faire acclamer ministre de la Marine. Mme Roland le traite d'ours qu'on pouvait faire danser. Croyons avec Sorel qu'il était, comme maint mathématicien, éperdu dans les réalités. Danton le conquit en lui faisant ses affaires et lui fit peur aussi. A des observations de Roland, il répondra : C'est Danton qui le veut : si je lui refuse, il... me fera pendre. Au vrai, Danton, qui eût, évidemment, fait mauvaise figure à l'Académie des Sciences, avait, par contre, plus que lui, la voix qu'il fallait pour commander aux chefs d'escadres.

Servan, lui, n'était point, il s'en fallait, un Monge. Encore qu'il fût trop porté à politiquer, c'était un soldat, apte à faire, sous un bon chef, un excellent commis de la défense. Il n'aimait point les Cordeliers, qui, disait-il, à la place de redoutes apportaient des motions ; mais le patriote qu'il était avait flairé chez Danton le sauveur possible de la Patrie. A Mme Roland qui lui reprochera d'avoir trop cédé à cet homme, Servan répondra que, malade — il le sera en effet après quinze jours d'une vie infernale —, il s'est, par surcroît, laissé intimider par un homme qui avait derrière lui une troupe prête à l'assassiner. Mais cela sera dit pour satisfaire cette dame. En réalité, son patriotisme s'accommodait de celui de Danton et l'on ne voit point qu'il tremblât devant celui-ci.

Le ministre des Relations extérieures, Le Brun, était un journaliste que ses relations cosmopolites avaient recommandé pour le poste, mais que son esprit préparait mal aux grandes vues qu'il fallait à cette grande heure. Danton les avait, je le dirai : Le Brun ébloui, les accepta, et avec elles, les agents que Danton jugeait propres à les servir. Danton, qui frayait avec Talleyrand, apprit vite de celui-ci bien des choses d'Europe que Le Brun, ignorera toujours.

Clavière rentrait dans ses chères finances — si tant qu'il y en eût encore. Ce Genevois, expulsé de sa ville, n'aspirait qu'à se venger en détruisant le gouvernement qui l'avait proscrit. Il suffira que Danton entre dans son idée pour qu'il lui soit acquis.

En somme, ces quatre hommes, tenus pour créatures des Girondins, se soumirent sans difficultés à un homme dont la main puissante pouvait, à son gré, les soutenir utilement ou les briser brutalement. Aux récriminations de Mme Roland, ils répondront vite : Que voulez-vous ? Il a été utile à la Révolution et le peuple l'aime. Il faut tirer parti de ce qu'il est. En réalité, c'était lui qui tirait parti d'eux après les avoir subjugués.

Restait Roland. Mais Roland était un médiocre, alors mal soufflé par sa terrible femme. Ce pauvre homme était fait pour être dupé. Lui aussi était une manière de savant, ayant collaboré, comme économiste, à l'Encyclopédie. Avec sa figure de quaker, il pratiquait un puritanisme pontifiant et aigre, copieux en paroles et incertain devant l'action, discourant quand il fallait courir, tout à fait le pédagogue de la Fable sermonnant l'enfant qui se noie. A cette heure où l'on s'allait noyer, les gens le laissèrent sermonner et se raccrochèrent au bras vigoureux de Danton. La bile que le pauvre Roland s'en fit acheva de le rendre extrêmement ennuyeux et même ridicule. On le laissa écrire des lettres, préparer des homélies, rédiger des circulaires ; et encore avouait-il qu'il ne les faisait pas seul : Ma femme, confiait-il à Barras, n'est point étrangère aux affaires de mon ministère. Je le crois bien : Manon Roland seule les gérait.

Cette femme, naturellement passionnée, d'ailleurs intelligente et noble, avait été habituée, pendant les trois mois qu'avait duré le ministère patriote, à diriger la politique. Son salon était le rendez-vous du parti bordelais — du moins de tout le jeune état-major : Buzot, Barbaroux, Brissot, Gensonné, Lanthenas, Pétion. Ils la vénéraient, l'écoutaient, l'aimaient — quelques-uns d'amour, tous d'enthousiasme. Elle pouvait, par eux, être une force, mais à la condition qu'elle sût les diriger. Le malheur était que, se croyant très homme parce qu'elle rêvait d'être née Spartiate ou Romaine, elle était, au contraire, très femme : toute aux sentiments et ressentiments — et par là doublement faible. Avec des éclairs de clairvoyance au moment où d'autres erraient, elle était capable de maladresses inouïes quand la passion chez elle parlait. Elle aimait à être adulée : qui ne pliait point le genou devant elle était un ours et même un patriote regrettable. Égérie du ministère du 23 mars, elle avait présidé les déjeuners où ministres et leaders de la Législature se rencontraient et mené la lutte contre Antoinette. Depuis la chute de son mari qui l'avait exaspérée, elle avait travaillé contre le trône. Elle n'était pas loin de croire que le 10 août était sa victoire : qui lui en contesterait le mérite et le bénéfice serait un imposteur et un usurpateur. Avec des qualités supérieures à celles des ministres ses amis, de son mari tout le premier, elle avait des défauts qui les annihilaient. Une femme plus insinuante, plus retorse, plus maîtresse d'elle-même, eût été, dans sa situation, pour Danton la pire adversaire : peut-être eût-elle pu aussi, en l'amadouant, gagner le Cyclope. Mais elle en avait d'instinct l'horreur et elle obéissait à son instinct. Or cet instinct la guida mal : elle se fit détester de Danton sans le pouvoir arrêter dans sa course qui pliait ou brisait tout.

Les ministres, en se rendant chez Danton le 13 août, répondaient à sa convocation. Il semblait vouloir transformer son ministère en palais exécutif ; jusqu'au 16 août, on s'y réunit. A cette date, Roland obtint du Conseil, qui n'était peut-être pas encore tout entier conquis par Danton, deux décisions : chaque ministre exercerait à tour de rôle, par semaine, les fonctions de président, et le conseil se réunirait non plus chez Danton, mais aux Tuileries. Et, de fait, il s'assembla quelquefois dans une pièce de l'ancien appartement de Mme de Tourzel. Ce n'était pas avec ces vétilles qu'on arrêtait l'homme qu'un boulet de canon portait et il lui importait probablement peu que personnellement, il n'entrât en exercice de la présidence que le 9 septembre, à la 25e séance. Lorsque Beaumarchais est, un jour, introduit au Conseil pour s'y expliquer sur une affaire qui concerne le département de Le Brun, il va, étant sourd, nous raconte-t-il, se placer près de celui-ci, mais s'apercevant que Danton seul tranche, il vient aussitôt s'asseoir à côté du ministre de la Justice. Il est probable qu'il en fût ainsi de tous ceux à qui le Conseil donnait audience.

C'est Danton qui, le 25 août, rédige la Proclamation du Conseil au peuple français : on y retrouve ses expressions favorites. Elle était d'un style très ferme, ne dissimulant rien des sacrifices qu'exigeait du peuple la grande entreprise qui l'appelait. Signalant que l'ennemi, maître de Longwy, menaçait Thionville, Metz et Verdun, pouvait venir à Paris, il ajoutait : Vous avez des traîtres dans votre sein, eh ! sans eux le combat serait bientôt fini. Phrase imprudente qui semblait autoriser toutes les violences encore qu'on recommandât aux citoyens d'être unis et calmes. Le triomphe était assuré. Ne le fût-il point, qu'on devait encore lutter. Oui, dussions-nous périr en combattant pour la liberté, nous emporterions du moins cette consolante pensée que, tôt ou tard, les efforts du plus magnanime des peuples anéantiront tous les obstacles et tous les tyrans.

C'est encore Danton qu'on voit monter, le 28 août, à la tribune au nom du Conseil, pour entretenir l'Assemblée nationale des mesures que celui-ci croyait utiles pour sauver la chose publique et y formuler les propositions violentes sur lesquelles j'aurai tout à l'heure à insister.

C'est enfin Danton qui, au nom du Conseil encore, viendra prononcer, le 2 septembre, un discours plus célèbre, le fameux discours de l'audace dont les premières paroles, dignes et presque majestueuses, sont prononcées au nom des ministres du peuple libre.

Les ministres s'en rapportaient donc bien à lui pour les représenter, mais c'est que, réellement, il les faisait décider à sa guise. A lire les récriminations de Roland, on voit que le Conseil délibérait dans la fièvre et l'agitation — à la mode de Danton. Les pâles et secs procès-verbaux que nous a laissés le secrétaire du Conseil, Grouvelle, ne donnent, bien entendu, aucune idée de ces séances tumultueuses. A les étudier cependant, on voit le Conseil, tout d'abord assez humble vis-à-vis de l'Assemblée — et qui reviendra à cette humilité après la démission de Danton —, réclamer tous les droits et assumer tous les devoirs du pouvoir exécutif. Après avoir, le 14, admis qu'il ne faisait que partager avec les représentants en mission le droit de destituer les officiers et de les remplacer, le Conseil montrera, le 28 août, la plus vive impatience à se voir entravé dans ses opérations par les commissaires de l'Assemblée. A son tour, il va en envoyer dans les départements et les armées. Dirigeant de haut la campagne, le Conseil bientôt tranchera du souverain et, couvert par des déclarations publiques plus ou moins illusoires, enverra des ambassadeurs et entendra traiter de la paix et des alliances sans en référer à l'Assemblée, ; on le voit suspendre les directoires des départements un jour et casser leurs arrêtés un autre jour, refondre les escadres, protéger le prince de Monaco et condamner à mort — Clavière est satisfait — la république de Genève, bref s'ériger, en toutes matières, en pouvoir souverain. Mais nous saurions, par Roland, si tout ne nous le faisait penser, que Danton est derrière chacune de ces décisions : le Conseil les homologue simplement et les fait siennes.

Hors du Conseil, par surcroît, tout venait à lui. En province, on le croyait évidemment ministre universel. A tout instant, il faut qu'il renvoie, avec des avis assez hauts, au ministre de l'Intérieur notamment, des lettres que lui adressent des administrations, des municipalités qui vont tout droit à Danton. Rien ne vaut ces petits traits pour faire comprendre quelle jalousie devait ronger ce Roland pour qui sa femme avait, le 11 août, rêvé une place prépondérante et qui se voyait méconnu dans son propre département. Danton avait cependant pensé un instant se faire une alliée de cette belle Manon. Il n'aimait point qu'on se querellât sottement : il tint à causer avec la femme de son collègue, souvent, tous les jours durant les premières semaines, s'en venant, avec son sans-gêne coutumier, lui demander la soupe. Elle-même avouera qu'il était impossible de montrer un plus vif désir de s'entendre avec ses collègues ; mais elle confesse qu'elle le trouvait trop laid, ne pouvant appliquer l'idée d'un homme de bien sur ce visage. Au fond, n'étant peut-être pas à ce point puérile, elle l'estimait plus fâcheux par sa prépondérance que par sa laideur. Elle lui eût pardonné sa figure atroce s'il eût été modeste. Mais la cordialité même de cet homme lui paraissait oppressive. Il offusquait le ménage ; surtout il lui bouchait la voie. Manon fut à coup sûr désagréable ; il vit en elle un obstacle ; il passa outre : qui n'était pas avec lui était contre lui et, d'un revers de sa grosse main, il écarta ce vieillard cauteleux et la reine Coco. Mais lui, si peu rancunier, gardera rancune à la femme dont il osera, sous peu, au milieu des murmures indignés des amis de Manon, dénoncer, en pleine Convention, l'abusive intervention dans les affaires du ministère.

Ce qu'il ne lui pardonnait pas, c'était de l'avoir un instant entravé par de sottes querelles. La France envahie, la Révolution menacée exigeaient qu'on s'unît. Malheur à qui ne le comprenait point. Et puisque sa prépondérance était, de l'aveu de tous, nécessaire pour sauver l'une et l'autre, tant pis pour ceux qui l'entravaient. Il les éconduisit rudement et, loin de se faire plus petit, se carra plus brutalement dans le Conseil où, incontestablement, il tenait une place écrasante.

Et alors, en face de l'anarchie grandissante et de l'ennemi approchant, Danton, maître de l'exécutif, se jura de sauver, envers et contre tous, la patrie en danger.