DANTON

 

CHAPITRE IV. — LA CRISE DE VARENNES.

 

 

LA FUITE DU ROI — DANTON AUX TUILERIES — LA CAMPAGNE CONTRE LOUIS XVI — DANTON DÉBORDÉ — LES CLUBS POUR LA DÉCHÉANCE — LA SOIRÉE DU 15 JUILLET — DANTON AU CHAMP-DE-MARS — LES POURSUITES — RETRAITE A ARCIS — LE VOYAGE D'ANGLETERRE.

 

LE 21 juin, vers neuf heures et demie, trois coups de canon semèrent l'effroi dans Paris et soudain le tocsin se mit à sonner au beffroi de l'Hôtel de Ville. Mais déjà, depuis une heure, la nouvelle courait : la famille royale avait disparu. La foule soudain, avide de précisions, remplit les cours et le jardin des Tuileries.

L'Assemblée, réunie à la hâte, appela à elle le Département. Les administrateurs, fort émus, traversaient avec peine cette foule. Tout à coup ils perçurent un remous et entendirent des clameurs. Leur collègue Danton, escorté de quatre fusiliers cordeliers, accourait. Il les rejoignit au milieu des cris. La foule incriminait surtout La Fayette qui, s'étant chargé de la garde du roi, avait déclaré en répondre sur sa tête : il était donc complice de la fuite ou coupable d'une criminelle négligence. Danton exultait évidemment : soudain ses collègues le virent s'arrêter ; il cria de sa voix de stentor : Vous avez raison, tous vos chefs sont des traîtres et ils vous trompent. De grands cris alors éclatèrent de toute part : Vive Danton ! Danton en triomphe ! Et sur le passage du département, on continua à crier : Vive Danton ! Vive notre père Danton !

De fait, pour un homme qui, la veille au soir encore, dénonçait La Fayette, c'était fortune sans pareille. Pris au dépourvu, ne sachant encore s'il était prudent d'attaquer le roi, Danton ne songeait, en ce moment, qu'à profiter de l'occasion pour abattre simplement le général — un traître !

Celui-ci fit front toute la journée et ayant, par d'énergiques mesures, reconquis en partie son crédit, osa paraître le soir aux Jacobins.

Danton avait espéré lui ménager un accueil de sa façon. Si les traîtres se présentent, avait-il crié, je prends l'engagement formel avec vous de porter ma tête sur l'échafaud ou de prouver que la leur doit tomber aux pieds de la Nation qu'ils ont trahie. Il n'avait pas achevé qu'au milieu d'un grand tumulte, La Fayette entrait au bras d'Alexandre de Lameth, la veille brouillé avec lui et que les graves préoccupations de l'heure avaient incité à une réconciliation. Ce spectacle imprévu, un instant, décontenança Danton. Mais, se ressaisissant, il entendit exécuter le général. Ce fut une philippique en règle. J'interpelle M. de La Fayette sur ceci.... J'interpelle M. de La Fayette sur cela.... Et des griefs se formulèrent qui nous paraissent, à la vérité, d'une valeur fort inégale.

La fuite du roi, ajoutait-il, n'était que le résultat d'un vaste complot. Des intelligences avec les premiers fonctionnaires publics en avaient pu, seules, assurer l'exécution. — Et vous M. de La Fayette, s'écriait l'orateur, vous qui nous répondiez encore dernièrement de la personne du roi sur votre tête, paraître dans cette assemblée, est-ce avoir payé votre dette ? Vous avez juré que le roi ne partirait pas. Ou vous êtes un traître qui avez livré votre patrie, ou vous êtes stupide d'avoir répondu d'une personne dont vous ne pouviez répondre. Dans le cas le plus favorable, vous vous êtes déclaré incapable de nous commander. Le général, sans qui la France pouvait être libre, devait démissionner : il l'en adjurait. D'après Théodore de Lameth, le discours se fût terminé par ces mots : M. de La Fayette nous a répondu du roi sur sa tête, il nous faut le Roi ou sa tête !

Le vigoureux d'Anton, écrit le lendemain Madame Roland, déploya vainement son éloquence contre le Commandant.

En effet lorsqu'après un court plaidoyer de Lameth, La Fayette eut, en des termes assez vagues, déclaré qu'il avait, dans la journée, sauvé la patrie, il parut avoir partie gagnée. On vota un ordre du jour d'union patriotique. En vain, le 22, Danton revint-il à la charge. La Fayette était encore trop populaire pour être abattu. D'ailleurs une question autrement grave s'agitait que Danton n'avait osé soulever, mais que précisément posaient, à cette heure-là, ses amis les Cordeliers. Soudain, l'idée républicaine naissait dans les environs du Théâtre-Français. Danton, abandonnant La Fayette à son imperturbable fortune, était forcé, pour ne point se laisser dépasser par les siens, de prendre position sur la question : le Roi ne devait-il pas être jeté bas — et le trône ?

Je dirai qu'il n'était pas républicain. Je m'expliquerai sur ce point lorsque se posera la question : En somme que fut-il ? Mais au moment où, de la façon la plus imprévue, éclatait cette crise, il faut bien se rendre compte des sentiments dans lesquels elle le trouvait. Évidemment Plutarque et Corneille avaient fait de lui un républicain ; mais c'était là un républicanisme purement théorique et d'un caractère platonique. Jamais, même en 1790, Danton n'avait songé que la France pût s'ériger en république. Démocrate jusqu'à un certain point, mais avec un certain conservatisme social, de mœurs bourgeoises et de libre pensée, il était certainement de ceux qui pouvaient concevoir l'idée d'une monarchie révolutionnaire par son origine, bourgeoise par son entourage, protectrice des intérêts nouveaux, et complètement affranchie de l'influence des nobles et des prêtres. Un Louis-Philippe était certainement déjà pour Danton, avant l'événement de Varennes, la meilleure des Républiques ; à la rigueur Louis XVI, garé des influences contre-révolutionnaires et soumis à la tutelle des Assemblées, l'eût contenté.

Mais le roi avait fui : la place était nette. Pendant quarante-huit heures, cependant, nous venons de le voir, Danton ne parut point penser qu'il pût y avoir une question du roi et de la royauté. Le peuple, lui, la posait et presque la résolvait. Plus porté que ses chefs à prendre au mot la famille royale, il disait : Vous avez voulu vous en aller. Bon voyage !

C'était naturellement autour du Théâtre-Français que, dès le 21, la fermentation était la plus grande. L'ancienne république des Cordeliers allait-elle proposer la république à la France ?

La section, le 21, sans aller jusque-là, crut le moment venu de substituer, dans ses assemblées, de sa propre autorité, le suffrage universel au suffrage censitaire. En outre, elle décidait d'effacer le mot de Roi du serment qu'on exigeait des élus. Mais le club voisin osait plus et se déclarait prêt au tyrannicide. Camille enfin qui, ce jour-là, ne dut point soumettre son article au grand ami, réclama la mort de l'animal roi. Évidemment le mot de république n'était pas prononcé ; mais Œlsner, qui avait précisément l'oreille ouverte du côté des Cordeliers, l'entendit crier dès le 22.

Il était prononcé, mais pour être honni, dans les hautes sphères. Tandis qu'autour de La Fayette, on déclarait le régime républicain impraticable en France, Robespierre — en public comme dans son privé — haussait les épaules devant le mot. Le 21 juin, chez Pétion, Mme Roland lui entendait demander en ricanant, ce que c'était qu'une république. Marat, lui, avait sa solution : il fallait nommer un dictateur. Mais les Jacobins, avec Gorsas, rejetaient l'idée d'une grue républicaine substituée au roi soliveau.

Je ne crois pas que Danton songeât au duc d'Orléans, écrit M. Aulard. Le doute même qui s'exprime ici en dit long. Il me paraît au contraire impossible qu'il n'y songeât point. J'ai dit quelles relations cordiales existaient entre l'état-major cordelier et le prince ; je viens de constater que les idées du tribun le préparaient à agréer l'intronisation d'un homme qui, premier prince du sang était un haut dignitaire de la Maçonnerie, un voltairien avéré, teinté d'humanitarisme et, d'autre part, un médiocre, d'intelligence moyenne et de volonté nulle, gouvernable à merci. Combien un tel souverain, au sommet d'un État démocratisé, serait préférable au Cromwell ou au Sylla que rêvait ce fou de Marat, bien préférable aussi à la République, qu'elle fût fayettiste ou même cordelière. Et puis le prince était l'ennemi mortel de La Fayette.

M. Émile Dard a, dans un bien curieux volume sur Choderlos de Laclos, le confident et agent du duc, étudié l'effort que tenta, en ces jours, la camarilla orléaniste. Ce fut, dit-il, la suprême partie. Laclos fut le maître du jeu. Il n'y a pas de doute qu'il n'ait voulu, entre le 21 et le 25 juin, faire acclamer son prince. Mais celui-ci, timoré, pusillanime, tortueux, entendait ne point faire acte de prétendant, ayant toujours rêvé qu'on lui forçât la main. Laclos, membre des Jacobins, espérait que du club partirait la proposition. Or Danton était très lié avec Laclos. Dès avril, on avait chanté des couplets où Laclos était censé se confesser :

Je travaille le militaire ;

Danton range les sections.

Laclos voyait beaucoup le Cordelier. Même compromis par la tentative avortée que nous allons conter, le confident du duc restera un des hommes de Danton : il l'emploiera encore en septembre 1792.

De l'intrigue orléaniste il n'y a pas à douter, je le répète. Le 21, Philippe qui, le roi et ses deux frères partis, était, avec Conti, le seul Bourbon demeuré à Paris, se mit à parcourir la ville en charrette anglaise, provoquant les acclamations. Le 23, autre coup de théâtre, le duc d'Orléans se fait admettre au Club des Jacobins. A peine a-t-il été agréé, que Laclos pose devant les Jacobins la question de savoir ce qu'on ferait à propos du roi et c'est alors que Danton lui-même, jusque-là muet sur cette question, émet la proposition la plus propre, semble-t-il, à acheminer au trône le duc d'Orléans.

L'individu déclaré roi des Français, s'écrie-t-il, après avoir juré de maintenir la Constitution, s'est enfui et j'entends dire qu'il n'est pas déchu de sa couronne ! Le roi est ou criminel ou imbécile. L'individu royal ne peut plus être roi dès qu'il est imbécile, et ce n'est pas un régent qu'il faut, c'est un Conseil à l'interdiction. Ce Conseil ne peut-être pris dans le corps législatif, ajoute-t-il à la vérité. Il faut que les départements s'assemblent, que chacun d'eux nomme un électeur qui nomme ensuite les 10 ou 12 membres qui devront composer ce conseil et qui seront changés, comme les membres de la législature, tous les deux ans.

Mme Roland, qu'un zèle républicain tenait frémissante en ces heures critiques, se montre extrêmement préoccupée, dans une lettre du 24, de la motion de Danton, dont la vigueur ou fausse, ou peu éclairée, ne trouve d'expédient que dans une régence. Elle avait dû saisir la vraie pensée de Danton quand, tout en ayant l'air de repousser la régence, il en insinuait fort habilement l'idée. Et elle n'hésite pas à rapprocher le fait de la façon pitoyable dont, en abrégeant les formalités, on avait admis Philippe d'Orléans au club. Pour moi il n'est guère douteux que cette républicaine clairvoyante ait raison et que la partie fût liée.

Il se fallait cependant dépêcher. Danton lui-même était débordé. L'adresse votée sur ces entrefaites par les Cordeliers à l'Assemblée, après avoir constaté que le roi a abdiqué, ajoutait : Reste à savoir s'il est avantageux d'en nommer un autre. L'Assemblée était conjurée de déclarer que la France était une république.

Marat, continuant à réclamer un dictateur, désignait nommément Danton lui-même. Des amis de Danton y songeaient : Brune, au café Procope, laissa échapper des propos assez étranges. D'autres mettaient Danton en garde contre de telles pensées ; Gorsas l'avertissait publiquement : Ce patriote, qui a beaucoup d'esprit, de sens et de pénétration, est indiqué dans ces cruels éloges qui le font passer dans l'esprit des honnêtes gens — qui ignorent qu'il en est profondément affecté — pour un scélérat qui, couvert du masque du patriotisme, veut ramener le despotisme par l'anarchie.

Danton n'était pas si profondément affecté ; mais il est certain qu'il ne songeait nullement, quant à lui, à la dictature. Un témoin au procès d'août 1791 déposera qu'il croit qu'une main invisible dirigeait cette manœuvre et désignera clairement le duc d'Orléans. Celui-ci, dans une lettre aux journaux, sous prétexte de décliner toute prétention à la régence, attirait encore l'attention sur lui. Real — autre ami de Danton — proposait au club de nommer néanmoins un garde de la royauté nommé par les 83 départements. Danton appuyait et faisait voter, le 3 juillet, l'impression de ce discours. Et Laclos continuait ce pendant à s'associer à la campagne contre Louis XVI. Toute cette agitation a son inspiration au Palais-Royal et elle persiste après le retour du roi.

 

Autour du Théâtre-Français on préparait, en effet, le roi ramené, une violente agitation populaire. Camille, au café Procope, faisait de la démagogie à outrance. Un soir il lut une pétition qu'il venait de rédiger au nom d'ouvriers des ateliers de charité qui, se déclarant mal payés, s'étaient adressés à lui. On y lisait les phrases les plus dangereuses. C'est le 1er juillet que Camille donne, au Procope, lecture de ce factum destiné à renforcer l'agitation politique d'une agitation sociale, et des témoins diront qu'il a déclaré que Danton a approuvé la pétition. Des auditeurs ce pendant s'écriaient que ces déclarations démagogiques visaient à faire de Danton un nouveau Cromwell. Ce café Procope, aussi bien, était devenu un foyer d'agitation intense. A l'instruction, on déposera que les nommés Fréron, Legendre, Desmoulins et Delacroix y tenaient des propos incendiaires, que Delacroix prêchait la pire doctrine, le sabre hors du fourreau.

Louis XVI avait été ramené à Paris le 25, mais restait suspendu et prisonnier aux Tuileries. L'Assemblée s'était, cependant, résolue, la Constitution achevée, à le rétablir. Le 9 juillet, les Cordeliers étant venus à la barre déposer une pétition réclamant l'ajournement de toute décision jusqu'à ce que les 83 départements eussent été consultés, Charles de Lameth, qui présidait, refusa même de lire la pétition. Les Cordeliers, furieux, protestèrent avec la plus grande violence, et le lendemain Danton exhala aux Jacobins tout le dépit que lui causait la résolution évidente de l'Assemblée : Quiconque, cria-t-il, propose de rétablir Louis est ou un stupide ou un traître, et après quelques propos aussi vifs, il termina avec sa grandiloquence ordinaire. Que l'Assemblée nationale tremble.... La Nation, renaissante à la liberté, est cet Hercule qui écrasa les serpents qui cherchaient à le dévorer. Elle achèvera ses douze travaux en écrasant tous ses ennemis.

Le 15 juillet, l'Assemblée répondait à ces protestations. Sur une intervention de Barnave, du traître Barnave, comme on le criait aux Cordeliers, elle décréta Louis XVI irresponsable de sa fuite. C'était préparer la restauration du roi. Jacobins et Cordeliers allaient-ils accepter docilement cet effondrement de leurs grands projets ? Danton s'en désintéresserait-il ? C'est ce que personne ne pensait.

 

Les clubs étaient résolus à tenter un effort désespéré pour qu'avant que l'Assemblée eût dit son dernier mot, la déchéance parût décidément s'imposer. Le soir même du 15, les Jacobins furent le théâtre d'une scène qui restera mémorable : la coupure s'y fit entre les anciens Jacobins Barnave, les Lameth et leurs amis et les Jacobins outrés, presque tous Cordeliers. Dès le début de la séance, Danton, faisant allusion à la présence de ces messieurs, demanda ironiquement qu'on offrît aussi des cartes d'entrée à MM. Maury et Cazalès — les deux députés marquants de l'Extrême Droite —. Mais il laissa Laclos engager la bataille — ce qui prouve que jusqu'au bout la direction restait aux agents d'Orléans —. Laclos, avec vigueur, déclarera Brune, proposa que pour faire revenir l'Assemblée mal instruite sur son décret, on fit une pétition monstre. Danton l'appuya vivement, s'il faut en croire Brissot, son voisin ce soir-là. Il avait, de sa place, crié que le décret était infâme. A la tribune, il fut très violent. Si nous avons de l'énergie, montrons-la.... Que ceux qui ne se sentent pas le courage de lever le front de l'homme libre, se dispensent de signer notre pétition. N'avons-nous pas besoin d'un scrutin épuratoire ? Eh bien, le voilà tout trouvé.

Sur ces entrefaites, le club fut envahi par une députation du Palais-Royal dont l'orateur déclara qu'il était dans les intentions des citoyens d'aller le lendemain 16 au Champ-de-Mars jurer de ne jamais reconnaître Louis XVI comme roi. D'Anthoine, qui présidait, leur déclara que la proposition Laclos semblait propre à favoriser leur projet, et l'assemblée, complètement affolée, vota cette proposition. Elle chargea cinq citoyens de rédiger la pétition monstre qui serait, le lendemain, portée sur l'autel de la Patrie au Champ-de-Mars où les citoyens la viendraient signer. Les cinq commissaires furent incontinent désignés, parmi lesquels Brissot et Danton.

Celui-ci laissa Brissot rédiger la pétition d'accord avec Laclos qui évidemment entendait en influencer les, termes dans le sens de son prince.

Pendant que les modérés du Club secouaient à jamais sur lui la poussière de leurs chaussures, Danton avait en effet regagné son quartier. Cette soirée du 15 paraît avoir été fort orageuse autour du Théâtre-Français. Sortis des Jacobins, Danton, Brune, Desmoulins et La Poype auxquels durent se joindre Legendre, Fabre et Leclerc de Saint-Aubin, tous Cordeliers, se rendirent assez bruyamment cour du Commerce pour y dire bonsoir, déposera Brune, à la dame épouse du sieur Danton ; ils y restèrent une petite heure, y délibérant des mesures à prendre : les commissaires iraient lire eux-mêmes la pétition au Champ-de-Mars. Brune descendit au café Procope ; il était du Midi : il parla beaucoup. Il parla encore trop dans la rue : on comptait, dit-il, sur 40.000 hommes pour signer la pétition... l'Assemblée était vendue au pouvoir exécutif... les républicains heureusement avaient des baïonnettes... avant quinze jours il y aurait du nouveau. Il aurait été jusqu'à dire qu'on proclamerait Danton tribun du peuple. Le futur maréchal était fort excité : rencontrant à minuit une patrouille dont le chef avait traité Danton de factieux et de coquin, Brune répondit par des menaces. Dans le quartier, des patrouilles en effet circulaient. Rencontrant Danton et ses amis : Voilà la Cabale qui passe, dit un des gardes. Legendre, cependant, se répandait, dans la rue des Boucheries, en propos d'une extrême violence contre le Mottier — Mottier de La Fayette — que, le surlendemain, il accusera d'avoir assassiné les citoyens : avant deux jours, Mottier et Bailly feraient évader le roi. Bref la Cabale jetait tout son feu.

Pendant ce temps, Brissot rédigeait sa pétition. Elle était ainsi conçue : Les Français soussignés demandent formellement et spécialement que l'Assemblée nationale ait à recevoir, au nom de la Nation, l'abdication faite le 21 juin par Louis XVI de la couronne qui lui avait été déléguée et à pourvoir à son remplacement par tous les moyens constitutionnels... déclarent les soussignés qu'ils ne reconnaîtront jamais Louis XVI pour leur roi, à moins que la majorité de la Nation n'émette un vœu contraire à celui de la présente pétition. Brissot dira que Laclos avait entendu glisser une phrase sur la nécessité de choisir un successeur à Capet. Mais celle qu'on laissa subsister : Remplacement du roi par tous les moyens constitutionnels, excluait l'idée de la république : c'était la proclamation du dauphin, mais en sous-entendant la régence de Philippe d'Orléans. La pétition restait donc orléaniste dans sa fin dernière.

Le 16, au matin, les Cordeliers s'ébranlèrent, portant tous à la boutonnière la carte du club avec l'œil ouvert. A leur tête, l'un d'eux brandissait une bannière qui portait : La Liberté ou la Mort. Au Champ-de-Mars, tout l'état-major cordelier ou jacobin était là, entre autres Brissot, Legendre, Danton. La foule fut bientôt autour de l'autel de la Patrie, aux quatre angles duquel les commissaires lisaient la pétition à haute voix. Danton, vêtu d'un habit gris, était reconnaissable à sa voix stentoriale, dit un témoin. Un de ses amis, Verrières, le désignait d'ailleurs à tout venant. Il était l'homme en vue de la manifestation et la foule s'était spécialement portée de son côté.

Dans la soirée, cependant, on apprit que l'Assemblée, par un vote explicite, avait déclaré Louis maintenu sur le trône. Dès lors l'entreprise devenait nettement factieuse. Dans une séance des Jacobins, très confuse, il fut décidé que la pétition serait retirée.

Mais les républicains, qu'avaient déjà mécontentés la formule constitutionnelle, entendirent, eux, porter le lendemain une pétition exigeant cette fois le jugement du roi coupable et l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif, et dès l'aube du 17, de nombreux groupes se dirigèrent vers le Champ-de-Mars.

Danton ni aucun des siens — sauf Legendre — ne se joignirent aux nouveaux manifestant. Rien de moins étonnant. La pétition républicaine allait contre les vrais projets des amis d'Orléans.

Vers dix heures, Sergent, alors président de la section du Théâtre-Français, parut chez Danton où étaient réunis Desmoulins, Fréron, Brune, Fabre, Santerre, Momoro et Duplain et leur apprit que deux individus, trouvés sur l'autel de la patrie, avaient été massacrés par la foule. La situation tournait au tragique. Effectivement La Fayette, survenu au Champ-de-Mars avec quelques bataillons, avait été reçu par des menaces ; il avait alors demandé au maire et obtenu de lui la proclamation de la loi martiale ; puis, après sommations, le général, assailli personnellement, avait donné l'ordre de tirer, et une décharge avait couché par terre nombre de citoyens. Ç'avait été alors une débandade de panique.

Legendre courut cour du Commerce. Rentré un instant chez lui, il avait reçu la visite de deux individus, très liés avec les Lameth, qui lui étaient venus dire : Nous sommes chargés de vous prévenir d'aller hors de Paris aujourd'hui dîner à la campagne : emmenez Danton, Camille et Fréron ; qu'on ne les voie de la journée à la ville. C'est Alexandre de Lameth qui vous y engage. Les chefs cordeliers n'attendirent point un second avis et partirent pour Fontenay où les Charpentier leur donnèrent à dîner.

Danton, somme toute, ne semblait point si compromis. Il parlera lui-même sous peu de sa participation chimérique à une pétition trop tragiquement célèbre. Mais, dès le lendemain, une réaction allait se déchaîner et il avait été trop mêlé aux incidents précédents pour que son nom ne fût pas associé à ceux des furieux qui avaient contraint La Fayette à tirer.

Dès le 18, Thomas Lindet, peu suspect de contre-révolution, écrivait : Voilà un échec pour les Brissot, les Danton, les Laclos. Virieu, naturellement plus violent, écrivait le même jour que tout cela était le fait de ce gueux de Danton qu'on pourrait pendre en toute sécurité et sans le moindre scrupule sur sa seule figure.

L'accusateur près le tribunal du VIe arrondissement, Bernard, avait été, dès le 18, saisi de l'affaire par le garde des sceaux. Le parti constitutionnel entendait bien se débarrasser, à cette occasion, de quelques Jacobins gênants, Robespierre et Pétion, à plus forte raison Danton et Desmoulins. Mme Roland, le 22, prévoyait les proscriptions de Sylla : on voulait enchaîner Danton. Par un réquisitoire en date du 17 même, Bernard, sans attendre l'ordre du garde des sceaux, avait requis qu'il fût informé contre les auteurs, fauteurs et complices des desseins funestes manifestés par lesdits événements (ceux du 17), circonstances et dépendances. Ces dépendances pouvaient mener loin et Danton devait être impliqué : il était de ceux que visait l'accusateur quand il signalait les factieux qui avaient égaré les sociétés patriotiques qui avaient ainsi secondé, contre leurs intentions, les projets les plus sinistres.

Chacun d'ailleurs criait haro sur Danton : ses collègues du Département n'hésitaient pas à dénoncer les propos tenus devant eux le 21 juin dans les Tuileries : le président du Département, Larochefoucauld transmettait à Bernard les dénonciations de ces messieurs.

L'information dura du 23 juillet au 8 août. Le 12, le procès commença en audience publique. Un décret de prise de corps avait été lancé contre Danton, le 8 août, en raison seulement des propos tenus le 21 juin — ce qui était une bien fragile base à des poursuites. En général, celles-ci ne reposaient pas sur grand'chose. Il faudra que, sous peu, Bernard demande lui-même l'élargissement de Brune et que le Tribunal renonce à la plupart des actions engagées. Camille put reprendre son journal. D'ailleurs, le premier moment de fièvre passé, l'Assemblée craignait que la réaction n'allât trop loin. Danton cependant, restera sous le coup du décret de prise de corps. C'est pourquoi il avait jugé bon d'aller passer quelques semaines dans ses nouvelles propriétés d'Arcis.

 

Il arriva dans sa chère petite ville le 26 juillet. Sa présence y est signalée et commentée dans un document assez curieux qu'on trouve dans les papiers du Comité des recherches et qu'a publié M. Aulard. Le 29, le sieur Boniceaut, ancien huissier au Châtelet — ce titre explique l'antipathie de ce personnage pour Danton —, retiré à Arcis, dénonçait au Comité la présence du factieux chez Courtois, autre factieux. Il y avait apporté des malles précieuses. A son arrivée, ce singulier prévenu avait osé offrir un banquet au maire, aux municipaux et au président du district pour avoir d'eux le passeport dont il avait besoin. Le commissaire du roi, averti par une lettre particulière — elle devait être du terrible Boniceaut —, n'avait, lui non plus, osé le faire arrêter parce que Danton est dans son pays natal, que les factieux ont gagné la populace, etc. A la vérité, il faudrait beaucoup de monde pour faire cette capture ; un détachement de la troupe de Troyes serait très nécessaire.

Il est de fait qu'Arcis l'entourait de sympathies violentes. Les Jacobins locaux affirmaient, dans un arrêté rempli de l'éloge du proscrit, qu'il faudrait écraser le ban et l'arrière-ban du district pour violer son asyle. On ne semblait en avoir aucune envie. Beugnot, le futur préfet de l'Empire, était alors procureur général syndic de l'Aube. Il ne devait jamais être ménager d'égards envers les puissants du jour, au besoin ceux du lendemain — Ta grande dévote de Beugnot, dira tout à l'heure Danton à Courtois —. Il fit dire au prévenu qu'il pouvait dormir tranquille.

A Paris, c'étaient les amis qui maintenant s'inquiétaient de le voir absent. Le 22 juillet, le Courrier français avait signalé avec anxiété qu'il n'avait plus paru à Paris. Le 9 août seulement, un entrefilet des Feuilles du jour avait informé Paris que M. Danton... s'était retiré à Arcis, sa patrie. On fut rassuré. Et puis on parut regretter qu'il fût parti si vite. Brissot surtout se montrait assez aigre. Comme Danton, couvert de liens et traîné à un interrogatoire, eût écrasé facilement les petits ambitieux — les frères Lameth — qu'il a peut-être trop soutenus et qui le persécutent aujourd'hui ! Desmoulins, à la vérité, défendait Danton : son ami avait couru de grands dangers à Fontenay ; on avait voulu l'assassiner. Cependant ceux qui, dans sa patrie même, n'aimaient point Danton se déchaînaient probablement. Les vieilles histoires se réveillaient. Comment d'autre part ne l'arrêtait-on point ? Pourquoi la Cour le ménageait-elle ?

Danton ne répondit point : on plaide mal aisément pro domo et d'ailleurs il n'aimait pas à écrire. Mais, sous son inspiration à coup sûr, Courtois envoya au Patriote de Brissot une longue apologie. Il voulait défendre l'honnête Danton, son ami, qu'une cabale infernale n'a cessé jusqu'à présent de calomnier avec autant d'acharnement que de bassesse. Sa fortune n'était nullement ce que l'on disait : en tout cas, elle s'expliquait par les gains honorables faits par l'avocat qui, à cette heure, avait pour 12 millions et plus d'affaires depuis longtemps en souffrance dans son cabinet. De cette petite fortune acquise par le travail, Danton faisait l'emploi le plus généreux, en en versant une partie à sa respectable mère (c'était vrai) ; car bon fils, bon père, bon époux, bon ami, que de titres il avait à être bon citoyen ! Et après d'autres éloges, Courtois s'attendrissait : Brave et généreux Danton, que la joie des méchants portée jusqu'à l'ivresse honore ta retraite encore plus que les regrets des gens de bien ! Il vaut mieux passer sa vie dans le désert que de vivre avec des êtres dans la bouche desquels le mot république est devenu une mortelle injure. Pour que cette lettre revêtît une autorité particulière, la Société d'Arcis, après en avoir entendu la lecture, arrêtait qu'elle en partageait les sentiments.

Pourquoi, entouré de tant de sympathies, le tribun quitta-t-il son cher Arcis pour l'Angleterre ? Peut-être trouva-t-il bon de ne point revenir directement à Paris comme forcé de rentrer par les invites de Brissot. Son beau-père allait en Angleterre afin d'y acheter un nouveau métier. Il ignorait l'anglais que Danton parlait couramment. Il n'en fallut peut-être pas plus. Cette fugue achèverait de lui donner figure d'exilé. Il passa l'eau.

Sur ce voyage qui paraît bien avoir été d'ordre privé, le Dr Robinet a bâti un livre entier : Danton émigré, qui est un bel exemple de ce que peut, poussé à l'hypertrophie, la manie chez un biographe de grandir son héros. Danton reviendrait sur terre qu'il serait sans doute fort étonné d'apprendre que ce petit voyage a pu servir de base à un si prodigieux échafaudage d'hypothèses. Danton, descendu chez un libéral, le Dr Christie, eût été mis par lui en relations non seulement avec Thomas Payne — en fait, il se lia avec lui —, mais avec les hommes d'État whigs, Fox, Sheridan, Stanhope. Ou bien encore Talleyrand, alors à Londres, dut servir d'intermédiaire ; car il est notoire que Danton par la suite favorisa fort Talleyrand. Dans les conciliabules que l'exilé n'avait pu manquer de tenir avec les whigs, se seraient traitées les plus hautes questions politiques ; d'où lorsqu'il sera au pouvoir, ses tractations avec l'Angleterre. Rien cependant, absolument rien ne prouve que sa fugue à Londres l'ait mis en mesure de causer avec les grands parlementaires et tout cela paraît pure fantasmagorie.

Il devait par ailleurs bouillir d'impatience. Les élections à la Législative se préparaient. Allait-il être empêché d'y prendre part ? Déjà Paris s'en inquiétait. La section de l'Observatoire demandait au Comité de Constitution si le décret de prise de corps était un obstacle à ce que M. Danton fût éligible. Marseille à son tour demandait des renseignements au Club de Paris sur la disgrâce de M. Danton.

Il semblait bien que l'Assemblée Constituante eût très précisément le souci d'empêcher la petite cohorte cordelière de forcer les portes de la future Assemblée. Quand, le 30 août, on avait donné, au tribunal, lecture du jugement mettant Brune en liberté, des gens avaient crié Et Danton ! Et Legendre ?Soyez tranquilles, avait répondu un homme averti, on vous les rendra après les élections !

Danton ne comptait nullement solliciter de qui que ce fût la permission de prendre part aux scrutins. Il était électeur, restait même administrateur. Il comptait rentrer et aussitôt rentré, voter et faire voter pour lui, Le 5 septembre, il apprit que son ami de l'ancien district Garran de Coulon avait été élu député. Il crut voir là l'indication claire que les élections de Paris tournaient à l'avantage des gens avancés. Je suis revenu lorsque Garran fut élu, déclarera-t-il. Et brusquement, le 7, il partit pour Paris où il arrivait le 9, avide d'une revanche et résolu à s'imposer.