DANTON

 

CHAPITRE III. — DANTON ÉTOUFFÉ REPARAÎT.

 

 

DANTON À L'HÔTEL DE VILLE — ÉTOUFFÉ, IL SE REMET AUX CAUSES — LES PREMIERS BRUITS DE VÉNALITÉ — CAMPAGNE DE DANTON CONTRE LA FAYETTE ET BAILLY — LA FIN DU DISTRICT — LE CLUB DES CORDELIERS — LA RETRAITE — LE RENVOI DES MINISTRES — DANTON AU DÉPARTEMENT — ON LE RELÈGUE — LE DÉPART POUR SAINT-CLOUD — L'ACHAT PAR LA COUR — LA SOIRÉE DU 20 JUIN.

 

IL paraît assez étrange que, mis un instant en vedette, porté à l'Hôtel de Ville et vainqueur du Châtelet, Danton semble, pendant l'été et l'automne de 1790, subitement étouffé.

Telle chose, au contraire, est explicable. Le président des Cordeliers, précisément parce qu'il venait de se signaler comme l'homme de la Révolution extrême et avant tout l'ennemi des modérés, devait évidemment devenir l'objectif de leurs manœuvres. Il était démontré qu'on ne gagnait rien à le combattre de front. La tactique parut bonne qui viserait à l'étouffer au lieu de l'assommer. Ses adversaires, notamment Bailly et La Fayette, y furent encouragés par l'attitude fort effacée que lui-même sembla adopter lorsqu'il eût franchi le seuil de l'Hôtel de Ville. Du rôle médiocre joué par Danton à l'Hôtel de Ville on a coutume de s'étonner. Je n'en suis pas, pour mon compte, très surpris. Tel que m'apparaît maintenant Danton, il avait essentiellement besoin, pour donner sa mesure, ou d'une atmosphère très cordiale, ou d'une atmosphère violemment hostile. Celle de l'Hôtel de Ville lui était incontestablement hostile, mais la façon un peu sournoise dont se trahissait l'antipathie des amis de Bailly le devait glacer et gêner. N'étant pour ainsi dire pas combattu, il se sentait haineusement surveillé.

Élu au milieu de janvier, il avait failli ne point être admis. Le 22, La Fayette était venu, à l'Hôtel de Ville, faire le récit des incidents que l'on sait. On avait paru penser que ce fait nouveau devait faire ajourner l'admission. Danton étant venu, le 23, plaider lui-même sa cause, on l'avait cependant finalement admis au serment. M. Danton, écrivait le lendemain la Chronique, que tout Paris a vu avec admiration remplir si longtemps la présidence des Cordeliers, est enfin membre de l'Assemblée.

C'est alors que Danton, assis au sein de la Commune, sembla presque un autre homme. Son attitude apparaît extrêmement circonspecte. Je dirai qu'il avait un côté de prudence. Il n'entendait pas augmenter les embarras auxquels, tout de même, pour des semaines, il se trouvait, du fait des poursuites, exposé. Il se tut, parut même adhérer à la politique de modération. Dès la première semaine, la Chronique déçue écrivait que le peuple qui avait les yeux attachés sur lui comme sur le plus zélé défenseur de ses droits avait été surpris de sa nouvelle attitude. Ses collègues, voulant mettre sans doute à l'épreuve cette belle sagesse, le désignèrent pour aller, avec quelques-uns de ses membres, apporter au roi l'expression de leur amour ; il y alla. Pour le reste, la majorité lui accorde rarement une place dans les grandes commissions. On le voit, le 3 et le 5 mars, nommé membre de commissions, mais peu importantes. Chargé, le 19 juin, de présenter un projet d'adresse à l'Assemblée nationale au sujet des biens du clergé, il l'apporte le 23, mais voit son papier corrigé de telle façon par l'abbé Mulot qu'il n'en reste rien.

Il paraît s'être soumis sans impatience à cette presque constante exclusion. Ses collègues eux-mêmes s'en montrèrent étonnés. Un des plus modérés, Peuchet, exprimait leur surprise : l'homme était plus digne d'indulgence que de rigueurs. Dans ce diable à quatre des Cordeliers, les modérés de l'Hôtel de Ville découvraient un assez bon diable.

Les extrémistes, par contre, ne reconnaissaient décidément pas leur homme. Le futur Gracchus, Babeuf, lui écrit : Tu dors, Brutus, et Rome est dans les fers.

Il ne se déchaînait que sorti de cet étouffoir. Car, aux Cordeliers, il continuait à signer les arrêtés les plus audacieux et, par ailleurs, la propagande devait parfois lui faire passer l'eau : en mai 1790, un pamphlet le représente comme un des présidents à mortier de la Cour nationale du Palais-Royal : il joignait donc sa voix à celle des tribuns du célèbre jardin.

Cependant, il continuait à plaider, mais peu. Il est assez remarquable que la requête pour le haut prince de Montbarey, ex-capitaine des gardes de Monsieur et ancien ministre de la Guerre, soit postérieure au décret de prise de corps ; il en résulte que l'homme qui, en principe, était dans les fers, revêtit encore la robe pour défendre les intérêts de ce grand seigneur. Et le démagogue des Cordeliers salue, ce faisant, la mémoire de Henri IV chéri de tous les Français. L'affaire était lucrative.

Si lucrative qu'elle fût, on se -demande cependant sur quelles ressources pouvait vivre l'avocat ès conseils. Il était fort absorbé par la présidence des Cordeliers et — si légères que les lui fissent ses collègues — par ses fonctions de l'Hôtel de Ville ; ni les unes ni les autres n'étaient rétribuées. Or précisément les charges du ménage augmentaient : Gabrielle Danton lui donnait un fils, Antoine, dont le baptême est, le 18 juin 1790, enregistré à Saint-Sulpice. La naissance de ce dauphin des Cordeliers est salué par les dithyrambes des patriotes : Tremblez, tyrans, ministres, impartiaux — le parti Bailly —, un nouveau Danton vient de naître qui marchera, n'en doutez pas, sur les traces de son père. Il porte déjà la marque du Salut public. Les premières paroles qu'il balbutiera, a dit le vigoureux Danton, seront : Vivre libre ou mourir. Mme Danton, oubliant ses douleurs, son premier soin a été d'attacher la cocarde nationale à son fils qui, je crois, sera mieux élevé que M. le Dauphin, oui que M. le Dauphin ! Mais ce Dauphin arrivait dans un ménage sans liste civile. Si rémunératrice qu'eût pu être la clientèle de Montbarey, j'hésite à croire qu'elle ait suffi à nourrir une famille, même en y ajoutant les honoraires des cinq autres affaires beaucoup plus minces dont s'occupera plus ou moins Danton en 1790.

En tous cas, la question paraît s'être posée. Ses ennemis ne se faisaient pas faute de la poser avec mille sous-entendus et, puisqu'on entendait étouffer l'homme, le plus simple paraissait peut-être de le déshonorer.

J'ai déjà dit un mot de ces bruits infamants et j'y reviendrai lorsque j'étudierai l'ensemble de la question vénalité. Mais il est nécessaire de s'y arrêter ici, car déjà les on, dit fâcheux prenaient quelque gravité.

La Fayette admet que Danton reçut de l'argent de Montmorin après le 6 octobre (1789). J'ai déjà cité le mot de Duquesnoy qui, dès janvier 1790, le tenait comme ayant été aux gages de la Cour. D'un autre côté, si on lit la célèbre lettre de Mirabeau dont nous reparlerons, on pourrait croire que l'achat par la Cour doit être placé beaucoup plus tard, en mars 1791. Mais rien n'empêche, objectent les adversaires actuels, que l'homme ait touché à plusieurs reprises de Montmorin. Un argument que, chose curieuse, aucun des adversaires passés et présents n'a, à ma connaissance, fait valoir, pourrait se trouver dans les grands ménagements dont, le 10 novembre 1790, nous verrons Danton user avec Montmorin, seul excepté de l'effrayante philippique du tribun contre les ministres. Cette réserve, si on la rapproche des accusations de La Fayette, devient un peu troublante.

Comme c'est vers 1791, qu'au dire des accusateurs, aurait été commis le principal acte de vénalité, nous ne nous arrêterons pas encore ici à l'examen de la question ; mais il est évident que l'achat par la cour, dès cette époque, n'est pas impossible. Par là on explique — j'entends les malveillants — son attitude violente à l'égard de La Fayette, plus odieux à la cour que les plus purs jacobins. Je ne sais qu'en penser.

S'il touchait là, ne pouvait-il toucher ailleurs ? Parmi les dépêches de La Luzerne, ambassadeur à Londres, à son ministre, il en est une qui donne à songer. Le bruit courait alors avec persistance que l'Angleterre trempait dans les troubles, et certains indices permettent de le croire. Or nous lisons, dans une dépêche de La Luzerne, en date du 26 novembre 1789 — répondant peut-être à une question de Montmorin — : Il y a à Paris deux particuliers anglais (sic), l'un nommé Danton, l'autre Paré, que quelques personnes soupçonnent d'être les agents particuliers du gouvernement anglais. De son côté, l'historien anglais Alger a eu, en lisant les lettres de Payne, l'impression que le gouvernement de Saint-James, soufflant le feu en France, se servait notamment de Danton. Tout cela ne vaut pas une preuve, mais est assez inquiétant.

L'opinion la plus accréditée était que le duc d'Orléans faisait vivre Danton. Si l'on admet qu'il fut payé, c'est là, je crois, qu'il faudrait chercher le principal payeur. La Fayette — mais il est si suspect ! — accuse formellement Danton d'avoir été continuellement l'agent principal de ce lâche prince qui travaillait sournoisement à ébranler le trône pour s'en faire dresser un. Danton, j'y reviendrai, fut toute sa vie un orléaniste. Était-ce parce que, comme son ami Camille, il admirait dans ce misérable prince une âme élevée et républicaine, qu'il le prônait ? Telle est la question. Le duc, qui était l'homme le plus riche de France, payait sans compter. Paya-t-il Danton ? On est, là encore, réduit à des hypothèses et il serait injuste et téméraire de conclure à un fait précis. Mais il faut avouer que si l'on ne prête qu'aux riches, Danton devait passer pour peu scrupuleux. Dès 1790, on l'accusait. Mais tout cela ne faisait-il point partie de la campagne d'étouffement ?

 

Cette campagne s'expliquait, car si, à l'Hôtel de Ville, il se tenait coi, il continuait, des Cordeliers, à porter des coups à ses deux ennemis, Bailly et La Fayette. Il devait d'ailleurs avoir bientôt le dessous.

Contre La Fayette, c'était une haine qui jamais plus ne désarmera. Le marquis qui fut, je crois, l'homme le plus sereinement orgueilleux du monde, regardait de haut ce tribun populaire, un énergumène, un misérable, et cette attitude devait exaspérer Danton. Leur première entrevue, dans la salle des Cordeliers où, étant entré hardiment, le général fut interpellé par le fameux Danton, avait été dépourvue de toute aménité. La guerre avait alors commencé. L'homme providentiel qu'exaltait Paris semblait à Danton un imbécile, un eunuque de la Révolution. Quand le district de Saint-Germain-l'Auxerrois, sur le bruit de sa démission, conjura le général de rester dans une place qui semblait avoir été faite pour lui seul, la colère de Danton éclata. Elle se trahit dans l'arrêté cordelier du 29 mai 1790 dont le style, ironique et violent à la fois, est celui du tribun : les manifestations envers les serviteurs de la chose publique ne pouvaient plus être comme autrefois le tribut d'une basse flatterie qui prodiguait la récompense avant d'avoir reçu le bienfait. C'était dénier à La Fayette tout droit réel à la reconnaissance publique. Par une attention délicate, le district décidait que ce cinglant arrêté serait communiqué non seulement aux 59 autres districts, mais encore à M. le Commandant général. Celui-ci dut accueillir ce coup droit avec ce froid sourire où tant d'aigreur se cachait. Il se préparait à l'apothéose du 14 juillet 1790 et méprisa l'outrage. Il était alors si haut !

Mais si on ne pouvait démolir pour l'heure le général, peut-être Danton eût-il l'espoir d'empêcher la réélection du maire — suite nécessaire de la réorganisation de l'administration municipale. A la Commune provisoire, en effet, allait être substituée une Commune régulière. Telle réforme donnait du souci aux Cordeliers : les districts allaient être abolis, remplacés par des sections moins nombreuses et le district sacré allait disparaître, absorbé, avec celui de Saint-André-des-Arcs, dans la section du Théâtre-Français. On dénonçait là un coup de Bailly ; seulement on pouvait se venger de l'homme en empêchant qu'il fût reporté lui-même à la mairie.

Dès lors, on voit Danton profiter de tous les incidents à l'Hôtel de Ville ou au dehors pour essayer de brouiller le maire avec le Conseil ou la population. Le plus marquant fut celui du 25 juin : ce jour-là, pour la première fois, le Conseil vit se trahir en séance le vrai Danton. L'abbé Fauchet, belle âme débordante d'enthousiasme, ayant déposé une motion en l'honneur des vainqueurs de la Bastille, avait par surcroît demandé qu'on mît sur la tête du maire une couronne civique pour avoir sauvé la patrie. Cette proposition, d'ailleurs fort ridicule, fit bondir Danton. Elle allait, de fait, contre tous ses sentiments et tous ses espoirs. Il s'y opposa, dit le procès-verbal, avec la plus grande éloquence et la fit échouer.

Mais le moment approchait où l'on verrait qui, de Danton ou de Bailly, aurait raison devant les électeurs. Danton devait être inquiet : car c'est sur la requête des Cordeliers que fut reculée jusqu'au 25 juillet l'élection du nouveau Conseil. Ils espérèrent la diriger, répandant à 2.000 exemplaires un Avis aux citoyens sur le choix des officiers municipaux. Leur espoir allait être trompé. Le nouveau conseil sera plus modéré que l'ancien.

Quant à Danton, il essayait encore de réagir contre ce mouvement rétrograde. Depuis la fin de mai, à peu près débarrassé de son affaire, il se dépensait en manifestations civiques. On le vit tel du club des Jacobins où il signalait violemment les menées contre-révolutionnaires dont l'armée était l'objet, à la salle du Bois de Boulogne où, au sein de la Société du Jeu de Paume, déclarant que le patriotisme ne devait avoir d'autres bornes que l'univers — il en reviendra —, il proposait de boire au bonheur de l'Univers entier. On l'avait vu, à l'occasion de la Fédération du 14 juillet 1790, convier à une fête du district ceux des frères d'armes des 83 départements qu'il logeait dans son étendue. Et devant 200 banqueteurs, il avait, au Vaux Hall, protesté contre les santés par ordre — celles des souverains — et déclaré ne vouloir boire qu'à la patrie. Mais tant de civisme effrayait, loin de séduire. La première déception fut la réélection triomphale de Bailly, le 2 août 1790, par 12.550 suffrages sur 14.010 votants. Le duc d'Orléans, écrit Virieu, et l'enragé Danton, avocat au Grand Conseil (sic), ont partagé le restant des suffrages. En fait, l'enragé Danton n'avait réuni que 49 suffrages ce qui, après la grosse affaire, et tant de travaux, eût été, sur 14.010 votants, un échec terriblement mortifiant si l'ex-président des Cordeliers n'eût décliné préalablement toute candidature.

Le fait était cependant grave, d'autant que, par ailleurs, en supprimant les districts et par conséquent les Cordeliers, on avait brisé à Danton son estrade et presque son tremplin.

On le vit bien. Sans doute, le 11 août, les citoyens actifs de la section nouvelle du Théâtre-Français s'étant réunis pour élire les députés au Conseil Général, Danton fut un des trois élus. Mais la nouvelle constitution municipale obligeait les élus à passer, avant que de venir siéger, au crible des sections réunies : il fallait pour être admis, qu'aucune d'elle ne s'opposât à cette admission. Une très vive campagne dut être menée contre l'élu du Théâtre-Français. L'homme que Mirabeau va traiter dédaigneusement de factieux, on s'avisa qu'après tout il était encore un prévenu. Prévenu, était-il éligible ? J'ai dit les bruits qui couraient de vénalité et de corruption. Cet enragé à la solde des Jacobins, ainsi que l'appelait un pamphlet, était peut-être à la solde de bien d'autres. Bref on le tenait pour crapuleux. Sur les 47 sections, appelées à contrôler le choix du Théâtre-Français, 42 se prononcèrent pour la radiation du sieur Danton. Et, détail particulièrement humiliant, des 96 notables élus le 11 août, il était le seul qui subit l'ostracisme. Les anciens Cordeliers l'eussent sans doute réélu et finalement imposé. La section ne parut pas y songer : le 17 septembre, elle élut à sa place Garran de Coulon qui, seule consolation — si c'en est une —, était de ses amis.

Il ne paraît pas avoir protesté. Pour le moment tout appui lui manquait. L'assemblée de la section ne devait que voter, puis se séparer jusqu'à l'élection suivante. Pour que, en dehors des périodes électorales, elle se pût réunir et délibérer, il fallait que cinquante citoyens actifs en fissent la demande et pour un objet précis. Quelques mois plus tard, nous verrons ces sections briser cette règle, se réunir en assemblées tumultueuses et préparer la chute du trône, et Danton reprendre tout naturellement, dans la sienne, sa place de tribun écouté. Mais il ne pouvait en être ainsi au début. D'ailleurs la période qui s'étend d'août 1790 à mai 1791, est, dans une certaine mesure, marquée par une sorte d'accalmie. J'ai, en contant ailleurs l'histoire de la Révolution, expliqué comment se produisit cette accalmie. Les élections municipales d'août 1790, favorables aux modérés, sont précisément un indice de ce court arrêt sur la pente et l'échec de Danton, plus qu'aucun autre, un signe intéressant. Il dut comprendre qu'il avait décidément marché trop vite, qu'il fallait enrayer ou se taire. Il se tut, en attendant qu'il parût même, un instant, enrayer.

 

Cela est d'autant plus remarquable qu'à quelques pas de sa maison, s'était, sous son inspiration, fondé ce Club des Cordeliers, destiné à remplacer, pour la défense de la liberté, l'égalité et la fraternité — je crois qu'il est l'inventeur de la formule —, la défunte assemblée du district.

Le 5 août, en effet, la Chronique de Paris annonçait que l'ancien district s'était formé en club au mois de juillet. Dès l'abord, ce club s'était affirmé comme société d'avant-garde. A côté de la grande société des Amis de la Constitution, plus vulgairement nommée Club des Jacobins, le club de la rive gauche entendait batailler pour que la Révolution ne stagnât pas. Fondé sous les auspices de Danton, ce serait le club de l'audace : on y préparerait ce supplément de Révolution que le tribun allait sous peu réclamer aux Jacobins. Plus précisément, la société comptait bien s'acharner contre Bailly et La Fayette, plus odieux que jamais aux hôtes du couvent des Cordeliers.

C'est naturellement dans la célèbre salle où le district s'était si souvent assemblé que s'installa tout d'abord le club. Mais le couvent était maintenant propriété communale : la municipalité Bailly ne put longtemps tolérer que ce foyer de violente opposition brûlât dans les murs de sa propriété. On expulsera les Cordeliers en mai 1791. Après avoir tenu leurs séances rue Dauphine dans l'ancien hôtel de Mouy, ils reviendront en 1790 à la chapelle des Cordeliers dont Chateaubriand fait une si saisissante description.

Il parait bien que le noyau, l'état-major des Cordeliers fut le petit groupe qui, dans le district, avait bataillé autour de Danton : Legendre, Desmoulins, Momoro, Fabre, Brune, Fréron, Marat, auxquels se joignent Billaud, Manuel, Vincent, Chaumette. Le club, sous cet état-major bigarré que tiendra uni, deux ans, l'extrême démagogisme, c'est la quintessence du sans-culottisme, l'élixir des Jacobins, et en cet été de 1790, qu'ils habitent la section ou qu'ils y viennent pérorer, tous passent pour des amis, quelques-uns pour des séides du tribun qui, aux yeux de tous, restera de 1790 à 1793 l'homme des Cordeliers.

Légende ! s'écrie M. Mathiez. Danton, aux Cordeliers, ne parle ni ne préside jamais ; son rôle fut donc nul au Club. Cela n'est pas si sûr. Nous n'avons qu'à l'état très fragmentaire les procès-verbaux de la Société des Droits de l'Homme — ainsi s'intitule le Club. Il est certain qu'ils ne font point mention de Danton. Mais il semble bien qu'il fût là — même lorsqu'il n'y paraissait pas — invisible et présent. Avec cette confiance robuste qu'il avait dans l'amitié, il se fiait à ses lieutenants pour maintenir le club dans le dantonisme et il y arrivait. Quelle que fut la couleur qu'il portât, écrit Théodore de Lameth, Danton pouvait compter sur le dévouement des Cordeliers. Mais, paresseux autant que fougueux et tenant son armée pour docile, il n'en prendra la tête que dans les grandes circonstances — la retrouvant d'ailleurs toujours prête à le suivre.

Si, dans les premiers mois, il prit l'habitude d'y peu paraître, c'est aussi qu'à ce moment, il semble résolu à s'effacer — fatigue, dépit, prudence ou paresse. Bailly et La Fayette triomphaient : lui, était banni des assemblées ; il se terra. On est frappé de ce fait que, dans les correspondances de l'été de 1790, il n'est jamais question de Danton. Pour Mirabeau, ce factieux subalterne, peut-être mis en mouvement par les Lameth, a définitivement plongé.

Il s'enfermait dans son foyer. Resté fidèle à la cour du Commerce, il y recevait force amis ; c'était à ce foyer cordial que les liens créés au district se resserraient.

Cette noire maison de la cour du Commerce fut vraiment, de 1790 à 1792, le coin de Paris où se prépara le second accès de Révolution. A visiter aujourd'hui ce qui reste de cette sombre cour, que le percement du boulevard Saint-Germain a réduite d'un tiers, on reconstitue facilement la physionomie de l'ancien passage. Parallèle à la rue des Fossés-Saint-Germain, aujourd'hui de l'Ancienne-Comédie, il s'étendait de la rue Saint-André-des-Arcs à la rue des Cordeliers — rue de l'École-de-Médecine — d'où l'on avait accès dans la cour par un porche cintré aménagé précisément sous la maison qu'habitait le tribun. Cette maison a disparu avec toute cette partie de la cour et sur son emplacement, très exactement, se dresse la statue de Danton. Maintenant le porche neuf qui, du côté du boulevard Saint-Germain, sert d'entrée à la cour, s'ouvre en face et un peu à gauche de la statue. Si on le franchit, on est stupéfait de trouver, à deux pas de ce boulevard tout moderne, ce recoin du vieux Paris, obscur, humide et comme enfumé : vieilles maisons noires aux étroites croisées ornées de barres de fer rouillées, basses échoppes, boutiques sordides parmi lesquelles subsistent celle où Marat imprimait l'Ami du Peuple, celle aussi où le futur maréchal Brune composait lui-même ses journaux ; à l'extrémité, s'élève la misérable maison où Simon, le futur précepteur de Louis XVII, ressemelait les chaussures. Il n'y a pas grand effort d'imagination à faire pour reconstituer la physionomie de ce coin en 1790, le coin de Danton.

Danton était en effet le locataire le plus considérable de toute la cour. Ses fenêtres donnaient d'ailleurs en grande partie sur la rue des Cordeliers, et en parcourant son appartement, l'inventaire de 1793 à la main, on comprend de quel respect pouvait être entouré Monsieur Danton, et quand, dans son bel appartement bien meublé, on le voyait accueillir familièrement, jovialement bouchers et savetiers, on disait de l'avocat : Quel brave homme ! Moreau de Jonnès, demandant qui était un gros homme dont le rire bruyant et la voix éclatante avaient attiré son attention, s'entendit répondre : Comment, vous ne le connaissez pas ! C'est l'excellent M. Danton ! Les gens du quartier devaient dire que, pour un bourgeois, il n'était pas fier !

 

C'est là que, chassé des assemblées, il s'était terré. La femme, l'enfant, les amis, une bonne table, la soirée au café, toute cette vie de bourgeois confortable réalisait en partie ses rêves d'autrefois, et, de temps à autre, la visite de la vieille mère et de la sœur, Madame Menuel, venues d'Arcis avec des enfants, apportant une bouffée de l'air du Val d'Aube.

Il s'était remis aux mémoires : car jusqu'à nouvel ordre les Conseils du roi subsistaient. Le 18 juillet il requiert d'un ton paisible pour le chevalier de l'Hôpital et, en le voyant discuter d'une façon serrée, précise, modérée les faits de la cause, on croit rêver si l'on se rappelle que cet avocat disert est le même qui, tout à l'heure, occupait Paris de ses propos incendiaires. Il reparaît encore à la barre pour soutenir devant Sa Majesté la requête des syndics et habitants de la paroisse de Metz-Robert et celle du sieur Desvoisins, habitant Saint-Domingue, contre la veuve Lambert et ses enfants mineurs ; car, dans un mémoire considérable, il attaque la veuve et l'orphelin — en s'en excusant sur ce que la loi est impassible et ne connaît pas de considération. Et il a encore à préparer la défense des intérêts d'Antoine de Busseuil contre Mme de Vauban.

Va-t-il à Arcis ? C'est probable. En tous cas, Arcis se rappelle à son bon souvenir. Le seul incident qui, dans ces mois de l'été de 1790, fasse prononcer le nom de Danton est l'arrestation de Necker qui, abandonnant le ministère et la France, est saisi fort indûment, le 9 septembre, par la garde nationale d'Arcis. On accuse Danton d'avoir signalé à ses amis le passage du ministre. Peut-être était-il à Arcis. Et on lance dans le public la Grande motion faite au département de l'Aube pour délivrer M. Necker des mains de la famille de M. d'Anton. Il ne répondit rien à ce pamphlet provocateur. Décidément le tribun sembla étouffé et personne n'en parla plus, même pour le vilipender.

Soudain il reparut.

 

Lorsqu'en août 1789, Louis XVI appelait au ministère l'archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, à qui il confiait les sceaux, et le comte de La Tour du Pin nommé ministre de la Guerre, il croyait donner satisfaction à l'opinion libérale ; car le prélat et le soldat passaient pour des quatre-vingt-neuf. De fait, Champion de Cicé avait été le rapporteur enthousiaste de la Déclaration des droits et La Tour du Pin allait longtemps fermer les yeux sur l'effervescence démocratique qui se déchaînait dans l'armée.

Mais août 1789 était loin et les quatre-vingt-neuf passaient maintenant, aux yeux de la démocratie, pour des endormeurs et des traîtres. La preuve en était que ce La Tour du Pin n'avait pas hésité — à la vérité après cent actes d'indiscipline restés impunis — à frapper certains soldats émancipés et à étouffer dans le sang la généreuse révolte de la garnison de Nancy. Cette dernière répression ayant reçu l'approbation de l'Assemblée — sinon celle des Cordeliers qui en avaient manifesté leur douleur — on n'osait attaquer là-dessus le ministre de la Guerre ; mais on entendait, dans les milieux démocrates, la lui faire néanmoins payer de son portefeuille. Il était temps d'ailleurs, le traître Necker parti, de forcer le roi à congédier des ministres rétrogrades. Le 19 octobre, Menou avait, à l'Assemblée nationale, demandé qu'on réclamât du roi leur renvoi. Mais, le 20, sa motion avait été rejetée par 400 voix contre 340.

L'irritation fut extrême dans les milieux démocrates. Le 22, la section Mauconseil qui, jusqu'au 10 août, va marcher à la tête de la démocratie, dénonça les ministres. Le 27, toutes les sections ayant adhéré à cette dénonciation, on somma le maire de la porter à l'Assemblée nationale. En attendant qu'il s'y décidât, les 48 sections nommèrent des commissaires qui, se réunissant à l'Archevêché, rédigèrent une adresse à l'Assemblée et sommèrent derechef Bailly de prendre la tête de la députation chargée de la porter. Intimidé, le maire consentit à conduire au Manège les délégués des sections. Quel ne dut pas être son dépit quand il apprit que l'orateur qu'il allait introduire ainsi, comme désigné par les sections pour prendre la parole, ne serait autre que son ennemi, Danton.

Il en devait être ainsi. Du moment qu'il s'agissait de frapper un grand coup, on l'était allé chercher tout naturellement dans sa retraite.

Ce fut donc l'homme des Cordeliers qui, au nom du peuple, parut, le 10 novembre, à la barre de l'auguste Assemblée. Son discours fut d'une extrême violence. Dès l'abord, il se fit rudement interrompre par l'abbé Maury, ce qui déchaîna un indescriptible tumulte. Au milieu de bruyantes interruptions, que M. Danton a surmontées par la force de son organe, écrira-t-on le lendemain, il exigea le renvoi prompt, le renvoi immédiat des ministres. En un style virulent, il exécuta chacun des suspects. M. Champion avait altéré le texte des décrets, choisi pour commissaires du roi des ennemis déclarés du nouvel ordre de choses. On l'interrompit encore, mais il continua : M. Guignard — Saint-Priest —... ne connaissait d'autre patriotisme que celui qu'il avait puisé dans la politique du Divan ; il avait menacé de son fameux damas les têtes patriotiques. Il avait tenté d'organiser en Bretagne une armée de mécontents et déjà préparé, en septembre 1789, la contre-révolution à Versailles. Quant à La Tour du Pin, ce n'était qu'un sot incapable d'aucune action qui lui fût propre, mais ennemi de la Révolution, parce qu'il prenait ses parchemins et sa vanité pour une véritable noblesse... A ces mots insultants, s'élevèrent de violents murmures en dépit desquels l'orateur poursuivit impitoyablement à charger le ministre de la Guerre qui, moins coupable qu'un autre, parce que sa maladresse ne lui permettait point d'être dangereux, n'en avait pas moins dégarni les frontières, opprimé, flétri un grand nombre de soldats et de sous-officiers, fait revivre les lettres de cachet.

Ces trois ministres, poursuivait-il, ne doivent plus s'armer contre le peuple même de l'indulgence des représentants du peuple. Et alors se posait la question : Pourquoi pas le quatrième ministre aristocrate, M. de Montmorin ? C'est que le peuple avait jugé ses intentions et il avait obtenu une distinction honorable. J'ai dit quelles pensées peut éveiller cette exception commentée par l'orateur avec une bienveillance que rendait plus singulière la violence inouïe des paroles précédentes. On espérait, concluait le tribun, que l'Assemblée instituerait une Haute Cour nationale — ce sera toujours l'idée de Danton — et que quelque grand exemple apprendrait aux ministres que la responsabilité n'était point une chimère. En attendant, l'Assemblée était suppliée de signaler au roi les ministres comme indignes de la confiance publique.

Le discours avait à plusieurs reprises, par l'insolence des termes, soulevé le plus grand tumulte. La droite avait protesté violemment, la gauche applaudi bruyamment. Le président Chasset accorda aux pétitionnaires les honneurs de la séance et Danton se retira triomphalement, se vantant d'avoir fait taire l'abbé Maury lui-même.

 

Il avait raison de triompher, car quelques jours après, les malheureux ministres, si proprement accommodés par le Cordelier, donnaient leur démission.

C'était pour le tribun une rentrée sensationnelle. A ses services, il en avait ajouté un il pouvait montrer au peuple trois têtes de ministres, et il avait en tous cas fait connaître que Danton savait se réveiller.

Cependant il ne paraît pas avoir voulu abuser de ces nouveaux lauriers. On put même croire que, devant l'hostilité, réveillée elle aussi, de Bailly et de La Fayette, il accentuait plutôt sa retraite. Élu, le 24 octobre, commandant par le bataillon cordelier à la place du marquis de Vilette, il semblait reprendre pied sur son tremplin. L'Ami du Peuple écrivait que l'élection avait fait frémir de crainte et de rage La Fayette et Bailly. En fait, ils durent en être fort émus. Danton jugeait-il prématuré un conflit de commandant à général ? II donna sa démission. Il tenait beaucoup à ne point paraître un fâcheux aux honnêtes gens, car il rêvait maintenant d'une bien autre rentrée.

Il ambitionnait une place dans le Département. On entendait par ce mot, on le sait, l'assemblée des administrateurs chargés de gérer les affaires du département de Paris — la Seine. Ils étaient élus par l'assemblée des électeurs, eux-mêmes désignés par les sections. En octobre, la section du. Théâtre-Français avait envoyé Danton siéger parmi les électeurs ; mais il avait paru tout d'abord rencontrer dans l'assemblée une hostilité peu dissimulée, réunissant un nombre dérisoire de voix à chaque scrutin — d'octobre 1790 en janvier 1791.

Pourquoi tout à coup, à la fin de janvier, le voit-on remonter ? Il est de fait que, le 15 janvier, l'assemblée ayant à élire douze administrateurs au Département, trois par trois, Danton réunit 94 voix entre Talleyrand qui en recueille 151 et Mirabeau qui en a 91. Et si, au second tour, Talleyrand et Mirabeau étant élus, Danton est écarté, il tient bon, se présente aux scrutins suivants. Il échoue le 21, le 22, le 24, le 25, toujours au scrutin de ballottage après s'être sans cesse approché de la majorité au premier tour, comme si une sorte de veto — probablement celui de Bailly — intervenait systématiquement dans la coulisse. Mais ayant, le 28, pris la tête du dernier trio à élire, il la garde au second tour avec 132 voix le 30 et est, à la surprise générale, élu le 31, par 144 voix, administrateur du département.

Comment a-t-il pu réunir tout de suite, lui si constamment et unanimement rejeté pour des postes moins importants, des minorités si respectables et finalement triompher ? L'Assemblée électorale était nettement royaliste et modérée. L'élection de Mirabeau était due à ce que, depuis quelques semaines, lui-même réagissait. Les administrateurs élus — sauf Danton — étaient tous des gens du centre, comme nous dirions aujourd'hui. On se perd donc en conjectures.

L'une d'elles est assez plausible. Robespierre dans ses Notes, Saint-Just dans son réquisitoire, accuseront plus tard Danton d'avoir été élu administrateur par la protection de Mirabeau. Le soir de l'exécution de Danton, Arthur, aux Jacobins, citera le fait comme étant de notoriété publique. Ces accusations paraissent mal fondées à Sigismond Lacroix : Danton, dit-il, était l'ennemi de Mirabeau : il l'avait, un mois avant, malmené aux Jacobins et pourra se vanter plus tard de l'avoir entravé.

Danton et Mirabeau, cela est vrai, s'étaient contrariés en 1790. Mais Mirabeau attachait un intérêt passionné à s'emparer alors du Département et à en devenir le chef. Précisément parce qu'il tenait Danton pour un agent et parce qu'il le savait hostile à La Fayette, son adversaire, il put désirer le voir entrer au Département, pensant peut-être s'en servir et si, quelques semaines après, on le verra témoigner derechef pour le Cordelier d'un dégoût furieux, c'est peut-être qu'il venait d'expérimenter qu'on pouvait acheter l'homme, mais qu'on ne le possédait pas. Il est évident, en tout cas, que si Danton, jusque-là au plus bas dans l'esprit des électeurs, conquit soudain une des places les plus enviables, c'est qu'un personnage influent le poussa. Ce n'est pas La Fayette, ce n'est pas Bailly, ce n'est pas Sieyès, ce n'est pas Talleyrand : ce ne peut être que Mirabeau. Plus tard il essaiera de diminuer son propre succès pour le rendre plus explicable. J'ai été nommé, dira-t-il, sur une liste triple le dernier par de bons citoyens en petit nombre. J'hésite à croire que les 144 voix qui le portèrent — le chiffre n'est point sensiblement inférieur à celui que réunissaient les autres élus — fussent toutes des voix dantonistes.

Les Cordeliers n'en saluèrent pas moins ce succès comme le leur. L'Orateur du Peuple, que rédigeait Fréron, écrit : Triomphe pour le patriotisme ! Tandis que cette nouvelle excitait, comme de raison, les murmures et les doléances de la Municipalité, les nombreux applaudissements de la Société des Jacobins scellaient pour ainsi dire une nomination dont les citoyens se promettent les plus heureux effets pour réprimer l'essor despotique des Municipaux.

Le Département était peuplé de gens de quatre-vingt-neuf en train, presque tous, de revenir de leur jacobinisme primitif ; c'étaient d'ailleurs de hauts seigneurs ou de gros bourgeois peu portés à sympathiser avec Danton : pas un sans doute qui ne le considérât comme un énergumène. Il le sentit. Nous savons déjà qu'il avait des côtés d'opportunisme ; il entendit rassurer. Sa lettre d'acceptation, lue à l'Assemblée électorale du 2 février, l'indique nettement. ..... Je ne tromperai point, y lisait-on, les espérances de ceux qui ne m'ont point regardé comme incapable d'allier aux élans d'un patriotisme bouillant... l'esprit de modération nécessaire pour goûter les fruits de notre heureuse Révolution. Jaloux d'avoir toujours pour ennemis les derniers partisans du despotisme abattu, je n'aspire point à réduire au silence la calomnie ; je n'ai d'autre ambition que de pouvoir ajouter à l'estime des citoyens qui m'ont rendu justice celle des hommes bien intentionnés que de fausses Préventions ne peuvent pas induire toujours en erreur... Ferme dans mes principes et ma conduite, je prends l'engagement de n'opposer à mes détracteurs que mes actions elles-mêmes et de ne me venger qu'en signalant de plus en plus mon attachement à la nation, à la loi et au roi et un dévouement éternel au maintien de la Constitution. Ce style parut si surprenant que, la lettre ayant été lue à l'Assemblée par le président, on en réclama une seconde lecture qui fut faite par un secrétaire. Telle chose dénote chez les auditeurs quelque stupéfaction. La retraite avait-elle à ce point assagi l'ancien tribun des Cordeliers ?

Le Conseil du Département, à dire vrai, ne paraît pas en avoir été si convaincu. Là, comme naguère au Conseil de la Commune, Danton semble avoir été relégué. Il s'en dégoûta. Je n'ai pas fait, disait-il au café Procope, une recrue parmi les ânes du Département. Du 18 février au 25 avril il ne parut pas à l'Hôtel de Ville, et s'il siégea les 5, 7 et 10 mai, il ne reparut encore que le 9 juin. A cette époque, la politique outrancière l'ayant tout entier repris, on ne le vit plus. Ses collègues étaient autorisés à l'oublier : dans la répartition en trois bureaux, on négligea de l'inscrire à aucun d'eux. Il avait horreur de se sentir isolé et renonça décidément à venir. Et puis cette paresse qui faisait qu'ayant tout tenté pour vaincre, il ne saura jamais profiter de la victoire. Mais, furieux probablement contre ces ânes du Département, il se rejeta dans la politique des Clubs.

Aux Jacobins, il ne cessait maintenant d'occuper la tribune. Sa politique parut alors s'accentuer dans le sens de l'outrance. Je vois avec douleur, s'écriera-t-il, qu'il faut un supplément de Révolution. Le mot est significatif et indique qu'en fin de mars, l'homme était déjà loin des déclarations constitutionnelles de la lettre aux électeurs. On le voyait, de fait, renchérir sur un Collot d'Herbois le 30 mars, traitant le pouvoir exécutif de corps ennemi, réclamant la convocation d'une nouvelle législature destinée à remplacer l'Assemblée qui stagnait, ne cessant d'attaquer, de La Fayette à Sieyès, les hommes de 89, les modérantistes.

Un incident particulièrement retentissant prouva que décidément le vieux Cordelier faisait faux bond bien vite à son constitutionnalisme. Le 18 avril 1791, Louis XVI entendit se rendre à Saint-Cloud. Pour certaines raisons que j'ai dites ailleurs, le peuple suspectait ce voyage. Ameutée, la foule s'opposa à la sortie du roi devant lequel des gardes nationaux osèrent croiser la baïonnette. A en croire La Fayette, le tribun eût été des premiers à amener en guise de renfort à cette indécente émeute le bataillon des Cordeliers ; Danton lui-même se vantera d'avoir fait hérisser de piques et de baïonnettes le passage de Louis XVI. La Fayette accourut pour rappeler les gardes à leur devoir, la foule au respect. Il fut conspué. D'après Desmoulins, le général eût alors couru à l'Hôtel de Ville et sollicité du Directoire la proclamation de la loi martiale — ce qui était l'autoriser à faire tirer. Danton seul se fût élevé contre cette requête et l'eût fait rejeter. Il y aurait eu, à entendre le journaliste, une très vive altercation entre La Fayette et Danton : celui-ci eût été très dur pour le général. A en croire Fréron, Bailly se fût associé à la demande de La Fayette : la conclusion était qu'il fallait au plus tôt remplacer ce misérable maire par Danton lui-même.

Le soir, aux Jacobins, Danton triomphait de l'attitude, à l'égard du roi, des gardes nationaux, approuvée par le Département, disait-il. Dans l'assemblée de sa section, il alla plus loin et dut parler de l'incident La Fayette. L'assemblée s'enflamma et prit une délibération donnant acte à M. Danton de sa déclaration qu'elle prenait sur le pied de dénonciation : que le sieur La Fayette et le maire ont fait tous leurs efforts pour exciter le Département à leur donner ordre de faire tirer sur le peuple. Et la section fit afficher sa délibération.

La Fayette s'émut ; le fait était faux. Le Conseil du Département, réuni le 7 mai, força Danton à se démentir. Enchanté de montrer l'homme en flagrant délit de mensonge et espérant le perdre, le Conseil rédigea une déclaration d'où il ressortait que Danton n'était même pas présent à la séance où La Fayette avait paru, et on le contraignit à signer lui-même une vraie rétractation où les apparences étaient à peine sauves. Cette déclaration manuscrite est conservée au Musée des Archives comme un exemplaire de l'écriture de Danton. Telle chose pourrait passer pour une taquinerie posthume : c'est l'aveu formel d'un grossier mensonge.

La retraite de Danton fut, à la vérité, couverte par les Cordeliers. Desmoulins, commentant une lettre très dure adressée au roi par le Directoire du Département, en attribuait, contre toute vraisemblance, la confection à Danton. Amicale imposture, dit l'indulgent M. Aulard, destinée évidemment à faire oublier l'autre incident. D'ailleurs qui peut arrêter la marche d'une légende ? Quelques jours après, l'Allemand Œlsner, en dépit de la rétractation même de Danton, écrira que, La Fayette ayant demandé la loi martiale, Danton et Lameth s'étaient opposés avec raison à ce moyen désespéré. On devait admettre comme un dogme chez les Cordeliers qu'une fois de plus, le grand Cordelier avait sauvé le peuple. Danton et ses amis n'en triomphaient-ils pas imperturbablement ?

 

La Fayette n'hésite pas à penser que cet odieux agitateur travaillait pour la cour. L'incident du 18 avril eût été un scenario destiné à provoquer la réaction. Ce qui est certain, c'est qu'à cette époque, la cour dut acheter des agents subalternes pour jeter en circulation des motions démagogiques destinées tout à la fois à faire pâlir la popularité d'un La Fayette ou d'un Barnave et à révolter les royalistes sincères qu'avaient entraînés les idées de 1789, politique dangereuse, arme à double tranchant dont la famille royale devait un jour connaître les périlleuses conséquences. Danton fut-il de ceux que la cour poussait à la surenchère ? A tout instant nous nous heurtons à la terrible question de vénalité. Il faut s'y arrêter encore, car c'est en ce printemps de 1791 que l'on relève, aux dépens de Danton, le témoignage qui restera le plus inquiétant.

C'est le 10 mars 1791 en effet, que Mirabeau adresse à La Marck cette lettre où, comme parlant d'un événement que son correspondant connaîtrait aussi bien que lui, le grand corrompu s'indigne de l'emploi maladroit qu'on fait des fonds de corruption et, citant un exemple, écrit : Danton a reçu hier 30.000 livres et j'ai eu la preuve que c'est Danton qui a fait hier le dernier numéro de Desmoulins. Enfin c'est un bois. Et plus loin, demandant qu'on lui confiât 6.000 livres à distribuer, il ajoute : Il est possible que je hasarde ces 6.000 livres. Mais au moins elles sont plus innocemment semées que les 30.000 livres de Danton.

Nous dirons comment La Fayette et Bertrand de Molleville sont à peu près d'accord pour affirmer qu'en ces mois de 1791 et bien plus tard encore, la Cour payait Danton, et que dix témoignages, que nous discuterons au moment voulu, viennent plus ou moins corroborer cette opinion.

Sous quelle forme put se produire ce marché — si marché il y eût ?

On liquidait alors les anciennes charges judiciaires. La Fayette eût juré qu'on avait d'avance liquidé la charge de Danton au double du prix d'achat et Robespierre l'affirmera. Cette affirmation tombe devant les deux pièces que nous possédons : l'acte d'achat du 29 mars 1787, dont nous avons parlé, et l'acte de liquidation du 27 septembre 1791, dont nous parlerons plus au long. L'avocat avait acheté sa charge 78.000 livres : on la lui liquidait pour 79.031 — ce qui convainc de calomnies ou de médiocre information La Fayette et Robespierre.

Mais la lettre de Mirabeau si précise et d'un ton si naturel ! Mais les excuses que donnera de l'achat Garat, un ami ! Mais le crédit qu'en 1793 et 1794, trouveront toujours les ennemis quand ils parleront de cet achat. Et les acquisitions d'Arcis dont je parlerai !

Pour l'heure, retenons simplement que beaucoup de gens pensent pouvoir fixer cet achat plus ou moins hypothétique au printemps de 1791. Lord Holland attribue d'ailleurs à Danton cette réponse cynique : On donne volontiers 80.000 livres pour un homme comme moi, mais on n'a pas un homme comme moi pour 80.000 livres. Et c'est peut-être l'idée qu'il condensera dans ce cri poussé au Tribunal révolutionnaire : Un homme comme moi est impayable !

Il fallait dès maintenant signaler le fait. Il a pu se produire à l'heure même où Danton, au Conseil du Département, à la section du Théâtre-Français, aux Jacobins, reprenait le rôle de tribun d'avant-garde, rendant ainsi tout leur jeu à ces poumons que Rivarol avait conseillé à Louis XVI de prendre à son service secret.

Ces poumons, il ne les exerçait plus au barreau. La dernière requête soutenue est du 16 mars : les Conseils d'ailleurs se mouraient. Mais ces poumons, il continuait à les employer aux Jacobins où il prenait tous les jours une place plus considérable, tonnant contre tout ce qui lui paraît entaché de modérantisme, actes et personnes, ne lâchant pas La Fayette, l'attaquant à propos de tout et de rien.

C'est contre ce La Fayette que, le soir du 20 juin, il se déchaînait encore. Ce soir-là il semble vraiment qu'il pressentît que de tragiques événements se préparaient et que l'heure était proche où une nouvelle convulsion serait possible. Rapportant plus ou moins véridiquement une tentative faite par La Fayette pour l'attirer à son parti à l'heure où il était banni par l'ostracisme des sections tandis que M. Bailly était réélu, il s'écriait : Je lui répondis que le peuple d'un seul mouvement balaierait ses ennemis quand il le voudrait.

Et tout à l'heure, dans la fièvre de cette chaude soirée de juin, il criait encore : Depuis longtemps ma vie appartient aux poignards des ennemis de la liberté. Sous quelques masques qu'ils se présentent, je ne les redoute pas davantage que je n'ai craint les armes du Châtelet.

Ce soir du 20 juin, Danton, quittant la salle de la rue Saint-Honoré à onze heures avec Camille — qui nous donne ce détail — et reprenant avec lui le chemin de la cour du Commerce, dut utiliser le Pont Neuf. Il passa vers onze heures un quart le long des Tuileries. Il eût donc pu voir, dans la nuit chaude, des ombres se glisser furtivement hors du Château. A cette heure, Louis XVI et sa famille gagnaient en effet la berline qui les devait conduire à la frontière.