LA BATAILLE DE FRANCE

21 MARS - 11 NOVEMBRE 1918

 

CHAPITRE VI. — L'ASSAUT CONCENTRIQUE (3 SEPTEMBRE-5 OCTOBRE).

 

 

1. — La position Hindenburg et la directive du 3 septembre.

On était, dans les premiers jours de septembre, arrivé à une étape de l'énorme bataille.

La violente offensive de Mangin et de Degoutte du 18 juillet, poursuivie jusqu'à la fin du mois avec tant de vigueur, l'attaque conjuguée de Rawlinson et de Debeney entre la région d'Amiens et celle de Montdidier, étendue par l'intervention d'Humbert jusqu'à la région de Noyon, la magnifique manœuvre sur les deux ailes exécutée, à droite, par les 10e et 3e armées françaises entre Aisne et Oise et, à gauche, par les 4e, 3e et 1re armées britanniques au nord de la Somme, avaient annihilé les résultats des offensives menées depuis le 21 mars par les armées allemandes. Le haut commandement allemand, contraint de se soumettre à la logique de la situation, tandis que, sous notre pression, il reculait derrière la Vesle comme derrière la Scarpe, avait, par ailleurs, spontanément abandonné une grande partie de ses conquêtes d'avril 1918 dans les Flandres ; le 30 août, il s'était, devant les e et 5e armées britanniques, replié dans la région de la Lys, avait, sans combat, lâché, le 31 août, la magnifique position du Kemmel, et permis aux troupes britanniques de réoccuper, le 4 septembre, le front Wulwerghem-Nieppe-Fleurbaix-Laventie-Givenchy-lès-la-Bassée. Après la poche creusée en mai entre Aisne et Marne, après la poche creusée en mars entre Ancre et Oise, la poche creusée en avril entre la région d'Ypres et celle de Béthune était réduite. L'ennemi était ainsi à peu près ramené à ses lignes de départ et ses redoutables victoires du printemps 1918 frappées de vanité.

Une phase du duel gigantesque engagé le 21 mars était donc close. L'offensive allemande ayant été en partie arrêtée le 15 juillet, la contre-offensive alliée, déclenchée le 18 juillet, se terminait par une complète victoire avant que l'été de 1918 fût révolu.

L'ennemi, maintenant ramené sur ce tremplin d'où, au printemps, il s'était élancé pour le Friedensturm, était réduit à défendre ce que, depuis près de quatre ans, il considérait comme le glacis de son Empire. La seule chance de victoire qui lui restât pour un avenir bien incertain, résidait moins dans sa force combative, de l'aveu de ses chefs considérablement affaiblie, que dans une hésitation possible de ses adversaires à poursuivre leurs avantages. Foch passerait-il incontinent de la contre-offensive d'été à une offensive générale d'automne ? Tout était là. L'état-major allemand peut espérer que les armées alliées, fatiguées d'un si gigantesque effort de sept semaines succédant à une meurtrière défensive de quatre mois, s'arrêteront devant le rempart Hindenburg et, remettant à 1919 la décision, permettront ainsi à leur ennemi désemparé de se ressaisir en vue de combats ajournés. Et c'est déjà un fait considérable que celui-ci : les armées allemandes à la merci d'une décision d'un maréchal de France et attendant, en quelque sorte, de son arrêt seul, le sursis ou la ruine.

A cette heure solennelle, — l'une des plus solennelles sans doute de notre histoire, — Foch tient la destinée non seulement de son pays, mais de tout un monde. S'il hésite, atermoie, ajourne, il est le vainqueur qui n'aura pas su profiter de sa victoire, et cette victoire sera, de ce fait, remise en question. Si, au contraire, il a arrêté en son esprit la perte de son adversaire à brève échéance, s'il en a créé toutes les conditions et sans hésitation, sans arrêt, sans repos, en poursuit la réalisation, la victoire décisive est entre ses mains et celles de ses soldats.

***

A la vérité, l'assaut, — s'il est livré, — ne le sera pas sans grands risques. On est devant la Ligne Hindenburg et, la redoutable position même rompue, on sait ce que, derrière cette barrière, on rencontrera encore d'obstacles et de traverses. La bataille, s'il faut la conduire jusqu'au bout, va se heurter à un triple rempart.

L'organisation allemande comporte bien, en effet, trois positions principales de défense.

Tout d'abord la fameuse ligne, profonde en moyenne de deux à trois lieues ; ce premier rempart court de la mer à la Suisse, passant à l'est de Fumes, d'Ypres, d'Armentières, englobant le Catelet, Saint-Quentin, la Fère, se coudant au nord d'Anizy-le-Château, enveloppant Laon qui lui sert de soutien, franchissant l'Aisne au nord de Berry-au-Bac, s'acheminant de l'ouest à l'est, de la région de Reims à la Meuse, se coudant encore au nord de Verdun qu'elle enserre jusqu'à Saint-Mihiel, où, s'infléchissant pour la troisième fois, elle s'achemine en avant de.1a défense de Metz jusqu'à Château-Salins, redescend alors vers la région de Mulhouse et ne se termine qu'à la frontière suisse, au nord-ouest de Bâle.

Savamment et mûrement constituée par l'état-major allemand, cette redoutable position Hindenburg utilise tous les obstacles naturels, lignes de hauteurs et lignes d'eau, rivières, canaux, collines, ravins, forêts, marais. Il faut lire, dans le rapport de sir Douglas Haig, la description de la partie spécialement offerte à ses coups entre Lens et Saint-Quentin et, par exemple, de quelle façon a été organisé le canal de Saint-Quentin entre cette ville et Bantouzelle (sud de Marcoing), pour se rendre compte de l'art infernal avec lequel tout avait été mis en œuvre. Tout ce système défensif, ajoute le maréchal, qui englobait de nombreux villages organisés, constituait une zone de 7 à 10.000 mètres de profondeur dont la puissance avait été développée par tous les moyens possibles et qui mérite sa haute réputation.

Sans doute, toutes les parties de la célèbre ligne ou, pour parler plus juste, de la position ne présentaient point l'incroyable labyrinthe que les Alliés allaient trouver en face d'eux entre Lens et la Fère. En aucune partie de cet incomparable rempart, l'état-major allemand n'avait à ce point multiplié ses moyens de défense. La position avait, au nord de Lens comme au sud-est de la Fère, ses parties faibles ; mais celles-ci n'étaient que relativement faibles. Presque partout en effet, on retrouverait, plus ou moins compliqué, ce système de tranchées se croisant dans tous les sens, de réseaux formidables de fils de fer, vrais maquis de ronces d'acier, de tunnels sournoisement creusés, de remblais organisés, de cours d'eau utilisés, de marécages aggravés, de réduits bétonnés pour un monde de canons et de mitrailleuses, de villages fortifiés, de bois aux traquenards multipliés, ce rempart aux mille trappes où faire trébucher l'adversaire, dont, en toute bonne foi, un chef allemand pourra déclarer à ses troupes, le 16 septembre encore, qu'il est imprenable.

La plus imprenable partie semblait cependant bien celle qui, de la Bassée au coude de Laon, avait reçu les noms de Wotan, Siegfried et Alberick. Car tous les Nibelungen ont été mobilisés, pour donner, — tout au moins aux yeux des Allemands, — un prestige de plus à cette muraille sans précédent : les Titans n'avaient pu, même en mettant Pélion sur Ossa, escalader l'Olympe ; les Alliés pourraient-ils violer ce Walhalla ? Ne se fiant pas, nous venons de le voir, à ce seul prestige — un Foch, en fait, n'est pas homme, ni un Haig, ni un Pétain, à se laisser impressionner par ce romantisme à la manière de Guillaume II —, l'ennemi a, par surcroît, couvert la ligne de bastions avancés ; les avancées de la position sont encore à prendre, sauf une, tombée déjà aux mains de l'Anglais, entre Drocourt et Quéant, et pour les conquérir, il faudra déjà, semble-t-il à l'Allemand, livrer de si durs combats que l'assaillant n'arrivera qu'épuisé sur les vraies défenses.

Franchirait-il, par grande fortune, dans toute sa profondeur, le rempart Hindenburg, qu'il Se trouverait d'ailleurs en face d'un nouveau système — double ligne à la vérité moins continue, s'appuyant, d'un côté, au camp retranché de Lille, puissamment organisé, de l'autre, à la région fortifiée de Metz-Thionville.

La première de ces deux lignes est grosso modo jalonnée par Douai, Cambrai, Guise, Rethel, Vouziers, Dun-sur-Meuse, Pagny-sur-Moselle ; moins rigidement constituées, de l'Escaut au nord de la Serre (affluent de l'Oise), que la ligne Hindenburg, ces positions prennent, en revanche, entre la Serre et la Moselle, le caractère formidable de la célèbre ligne ; ce sont ces positions Hunding, Brunehilde, Kriemhilde, Michel que, la ligne franchie, les armées de droite de Foch trouveraient en face d'elles, et, derrière ce nouveau rempart, un troisième se dresse. Il court de Douai à Metz par le Quesnoy, le Cateau, Hirson, Mézières, Sedan, Montmédy, Briey : Hermann Stellung, Hagen Stellung ; nouvelle ceinture de positions redoutables couvrant de près les frontières mêmes de l'Empire et que, au cas où il aurait été forcé sur les deux premières lignes, l'Allemand s'est juré de défendre, fût-ce contre l'enfer.

Jamais l'histoire des guerres n'a fait mention d'un pareil système défensif. L'état-major allemand, depuis deux ans, — parfois trois, — a éprouvé une sorte de délectation à remettre et remettre sans cesse sur le métier un, ouvrage si parfait. Les tranchées se sont multipliées, rectifiées et améliorées ; les blockhaus se sont bétonnés et cuirassés ; chaque mois, se sont accumulées les défenses ; on a inventé d'ingénieux flanquements, créé de perfides couloirs, organisé les guets-apens, raffiné les moyens, installé canons et mitrailleuses de position, croisé les feux, approfondi les abris, truqué le terrain, et ce travail restera sans doute un des plus curieux témoignages du génie particulier de la race allemande, fait d'une magnifique capacité de nuire, d'une singulière puissance de travail et de ce mélange étrange de colossal dans la conception et de puérile badauderie qui le fait se mirer dans son œuvre toujours au-dessus de tout. Tel quel, rien de plus redoutable n'a été opposé à l'assaut d'un ennemi ; tout y a été mis, on ne peut mieux faire ; et ce triple rempart rassure, pour l'heure, le soldat qui, hier talonné, s'y réfugie.

Alors Foch pose à son service de renseignements un seule question : Que vaut le moral de ces gens-là ? Car, ayant étudié l'histoire, il sait que rien ne prévaut contre le moral de l'assaillant, sauf celui de l'adversaire, et il a compris le sens du récit biblique où nous est conté comment, à l'appel des trompettes d'Israël, tombèrent les murailles de Jéricho. Avant deux mois, de tout ce magnifique ensemble de travaux, il ne restera rien, parce que, dans l'âme du combattant, plus que dans le béton des blockhaus, se trouve le secret de la victoire.

***

Le 2 septembre, un soldat allemand (du 252e de réserve) écrit : L'ennemi nous est supérieur en tout... je ne crois plus en notre victoire. Et, à côté de celui-là qui ne croit plus à la victoire, un autre, du 149e régiment, a écrit, le 31 août, qu'il désirait la défaite : Je désire que nous soyons rejetés jusqu'à la frontière. Alors Michel aura les dents moins longues et la paix sera proche. En termes plus romantiques, un troisième a formulé le même vœu le 27 — et c'est un officier du 273e régiment de réserve : J'ai l'impression que nous approchons de la fin à pas de géant... La bête atteinte de folie des grandeurs sera bientôt obligée de se rendre devant la réalité toute nue. Quelques lettres, qu'est-ce ? C'est cependant, — car ce sont là trois lettres, mais pour mille du même style que je pourrais citer sur cent mille qui furent écrites, — l'aveu d'une démoralisation allant jusqu'à l'exaspération.

Foch n'a pas lu ces lettres ; mais il en devine facilement l'esprit, et d'ailleurs ses services de renseignements lui dépeignent l'armée allemande fondant lentement, mais sûrement, personnel et matériel. Déjà, le haut commandement a dû dissoudre des unités, diminuer le nombre des batteries dans certains régiments ou bataillons, comme le nombre des pièces de certaines batteries lourdes ; les réserves s'épuisent ; chaque combat mange à l'armée un nombre effrayant de divisions. L'indiscipline, sans être encore générale, — il s'en faut, — distend cependant les rouages ou les fausse. Foch sait tout cela : Tous les terrains sont franchissables, a-t-il jadis écrit, si on ne les défend à coups de fusils, c'est-à-dire avec des hommes vaillants et actifs[1]. Il sait que, restant redoutable, la défense cependant s'affaiblit et se trouble. Il sait aussi que jamais nous n'avons été si forts, l'entente des gouvernements alliés si parfaite, si parfaite celle des chefs alliés, si parfaite celle du maréchal commandant en chef avec son propre gouvernement. Les nations de l'Entente, que la défaite n'avait pu abattre, n'étaient pas grisées par la victoire ; elles savaient que les combats deviendraient tous les jours plus durs ; c'était d'un cœur douloureux qu'elles enregistraient leurs deuils, — car le sang coulait à flots, — mais d'un cœur fortifié par la certitude de la victoire finale. Gouvernements, états-majors, armées, nations, tous les Alliés serraient les rangs, apercevant enfin la décision, la sachant entre leurs mains et souriant déjà à la paix victorieuse. C'était, chacun de nous se le rappelle, l'état d'esprit en ces premiers jours de septembre 1918.

Le grand chef s'en fût senti, — s'il était nécessaire, confirmé dans sa résolution d'oser toujours plus. Les Américains, d'ailleurs, débarquaient par masses : sous peu, leurs troupes seraient assez nombreuses pour constituer deux armées, et déjà elles avaient une belle place sur l'échiquier où, d'avance, le grand chef jouait sa partie. Il est probable qu'en ce début de septembre, le commandant en chef des armées alliées commençait à envisager la décision pour une échéance beaucoup plus proche que, même au milieu d'août, il ne la prévoyait. Tout en préparant sagement une campagne de 1919, il n'était pas loin de croire qu'avant la fin de 1918, l'ennemi aux abois demanderait grâce. Il était donc résolu à le pousser vivement dans ses retranchements, — si redoutables qu'ils parussent.

Un retranchement s'attaque ou se tourne. Peut-être Foch n'avait-il d'abord songé qu'à tourner les positions Wotan, Siegfried et Alberick ; Mais voyant le maréchal Haig en face des deux premières, le général Fayolle et, sous lui, les généraux Debeney, Humbert et Mangin en face de la troisième, tous disposés à les attaquer de front et résolus à les emporter, il pensait simplement conjuguer, avec une action violente au centre, deux nouvelles attaques aux ailes, et tout combiner pour que, si elle résistait à un assaut frontal, la position fût, à droite comme à gauche, formellement tournée. En tout cas, cette bataille serait poursuivie et étendue, afin d'en obtenir tous les résultats qu'elle comportait, écrit-il le 5 septembre au général Wilson, chef d'état-major des armées britanniques.

La directive du 3 septembre, qui sortait de ses méditations comme de ses entretiens avec ses lieutenants, ne nous livre qu'une partie de ses projets ; il la faut éclairer d'autres textes pour constater une fois de plus que Foch précède en quelque sorte par la pensée ses propres directives. Et c'est ce qu'il convient de montrer ici.

La directive porte :

Actuellement l'offensive alliée se développe avec succès de la Scarpe à l'Aisne, forçant l'ennemi à reculer sur tout ce front. Pour développer et accroître cette offensive, il importe que, sans aucun retard, toutes les forces alliées s'engagent dans la bataille suivant les directions convergentes et par les parties favorables du front.

Dans ce but, tandis que :

1° Les armées britanniques, appuyées par la gauche des armées françaises, continuent d'attaquer en direction générale Cambrai-Saint-Quentin ;

2° Le centre des armées françaises continue ses actions pour rejeter l'ennemi au delà de l'Aisne et de l'Ailette ;

3° L'armée américaine exécutera les opérations suivantes :

a) L'offensive prévue en Woëvre, réduite à l'obtention de la ligne Vigneulles-Thiaucourt-Regnéville, suffisante pour assurer les résultats visés : dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt et base de départ satisfaisante pour des opérations ultérieures. Cette attaque est à déclencher le plus tôt possible, afin de ne laisser aucun répit à l'ennemi, — au plus tard le 10 septembre ;

b) Une offensive en direction générale de Mézières, aussi forte et violente que possible, couverte à l'est par la Meuse et appuyée à gauche par une attaque de la 4e armée.

Cette dernière offensive est à monter avec la plus grande rapidité pour être déclenchée au plus tard du 20 au 25 septembre.

Elle visera tout d'abord, par des actions menées de part et d'autre de l'Argonne, à rejeter l'ennemi sur la ligne Stenay-le Chesne-Attigny, puis à gagner la région de Mézières tout en manœuvrant par l'est pour vaincre la résistance de l'Aisne[2].

 

A cette extension considérable de la bataille à l'aile droite de ses armées, — Gouraud et les Américains, le maréchal attache une importance considérable. L'opération de Saint-Mihiel coupera le fil ou plutôt le câble qui, depuis trop longtemps, nous retient par le pied dans les régions de la Meuse. Libérés, nous nous élancerons du sud au nord sur un large front, à travers la ligne Hindenburg, à la conquête des positions Brunehilde et Kriemhilde : si nous les franchissons, que comptera, plus au nord, au cas où elle resterait invincible, la résistance de Wotan, Siegfried, Alberick, Hunding, devant les Anglais et les armées de Fayolle ?

Cependant, l'assaut sera donné à ces parties de la ligne sans tarder. Foch compte sur la résolution froide qu'il lit dans les lettres, les ordres, les propos de Haig, sur la ferme direction donnée par Pétain à ses armées, sur le talent manœuvrier de Fayolle et sur l'habileté de Debeney, sur la fougue d'Humbert et de Mangin : la Siegfried Stellung n'est-elle pas déjà entamée, — légèrement, — à Drocourt ? La fabuleuse ligne n'est donc pas inviolable. Les Britanniques prenant comme objectif la ligne Valenciennes-Solesmes-le-Cateau-Wassignies, sera-t-il écrit le 8, se prépareront après brève échéance à un nouvel assaut. Il y a donc lieu d'entreprendre dès maintenant la préparation de l'offensive visant à s'emparer de cette ligne et à passer au delà vers les objectifs indiqués.

L'aile droite des armées alliées a sa mission, le centre a la sienne. Va-t-on laisser l'aile gauche inactive ? Foch songe au contraire à la mettre enfin en mouvement. A la vérité, il n'en a dit mot dans sa directive, mais l'idée est née, tandis que d'autres prenaient leur vol. Le 8 septembre, le commandant en chef part pour la Belgique. Le 9, il voit, à la Panne, le roi Albert. Quels souvenirs entre eux : les entrevues de Furnes d'octobre 1914, cette coopération en quelques instants établie des troupes belges battant, alors en retraite sur l'Yser et des troupes françaises accourant à la rescousse, cette belle entente loyale, cordiale, presque attendrie entre le cœur du roi des Belges et le cerveau du général commandant le groupe des armées françaises du Nord ! Quatre ans après, c'est le même roi Albert, c'est le même Foch, celui-ci toujours résolu à faire coopérer au même but tout ce qui y peut collaborer, ingénieux, ferme, persuasif, celui-là toujours prêt à laisser parler sa conscience et son cœur, à aller jusqu'au bout de ce que lui dictent l'une et l'autre. Ce sont d'ailleurs les premiers fleurons de sa couronne que Foch lui vient donner le moyen de reconquérir enfin l'épée à la main. Le maréchal lui expose que l'ébranlement et l'usure de l'ennemi, comme aussi la réunion de ses forces sur le territoire français, créent une situation exceptionnellement favorable pour le battre en Belgique et reconquérir la province au nord de la Lys par une action à organiser. L'action serait, sous le haut commandement du roi, confiée à l'armée belge, à une armée française, à une armée britannique. Et à peine le roi a-t-il donné son adhésion de principe au projet, que l'infatigable maréchal court à Cassel, où il a convoqué, avec sir Douglas Haig, le général Plumer, commandant la 5e armée britannique, le général Gillain, chef d'état-major général de l'armée belge, pour que se précisent les projets. Il s'agit de conquérir une base de départ : elle est arrêtée ; — d'organiser l'exploitation en direction de Bruges, en direction de Gand : elle est mise à l'étude.

Le ii septembre, le roi Albert viendra lui-même à Bombon, quartier général du maréchal ; il accepte de prendre le commandement des forces alliées en Belgique, sollicite de Foch l'envoi d'un major général français, agrée à ce titre le jeune commandant de la 6e armée, le général Degoutte, le voit, s'entend avec lui, l'appelle à la Panne ; les ordres partent : à l'armée belge, qui très vaillamment va se jeter, à son tour, à l'assaut ; à Pétain, qui va expédier vers le Nord, avec trois divisions d'infanterie, ses corps de cavalerie ; déjà Degoutte assigne à chacun son rôle. Tout sera prêt pour le 28. En quelques jours, voilà une affaire montée. Et maintenant, Foch voit déjà sa gigantesque manœuvre comme si chacun, à cette heure même, se jetait à l'assaut, Belges, Français, Britanniques à gauche, Britanniques et Français au centre, Français et Américains à droite. Après le 26, tout sera en mouvement.

Et il jette maintenant un regard empreint de confiance sur la masse des positions aux vocables wagnériens. Wotan interviendrait lui-même qu'il n'empêcherait point le cercle de se resserrer autour de cette Babel, broyant lentement la gigantesque forteresse organisée jadis pour river l'invasion au flanc de la France et qui, avant un mois, déjà, sera sur vingt points ébréchée, forcée, hachée.

 

2. — Combats sur les avancées (12-22 septembre)

Pendant que s'organisait ainsi, pour la deuxième moitié de septembre, l'assaut concentrique, Britanniques et Français avaient presque sans arrêt continué à repousser les défenseurs de la position Hindenburg sous les murs de leur formidable place.

La position, je l'ai dit, avait ses avancées : c'était une ligne passant à 5 kilomètres environ à l'ouest de Siegfried et Alberick, segment Drocourt-Quéant, segment Havrincourt-Épehy, segment Épehy-Holnon et, en avant du coude de Saint-Gobain, les forêts de Coucy. En face de la Siegfried Stellung, les Britanniques, on s'en souvient, avaient, dans l'élan de leur assaut d'août, enlevé le 2 septembre la ligné Quéant-Drocourt et allaient entamer dans ce dernier village la position Hindenburg elle-même. A l'autre extrémité, nous avons vu Mangin mordre sur les bois de Coucy ; entre la Ire armée britannique et la rœ armée française, les 3e et 4e armées britanniques, les Ire et 3e armées françaises devaient, à leur tour, réduire les avancées avant de se relancer au grand assaut. Les 3e et 4e armées britanniques, après une courte accalmie, repartirent le 12 septembre. En avant de la position centrale de Siegfried, elles devaient, entre Havrincourt (sud de Marquion) et Holnon (nord-ouest de Saint-Quentin), attaquer de fortes positions, — formidables, dit même le maréchal Haig.

Dès le ro, la 4e armée britannique, malgré une très vive résistance, avait enlevé les limites ouest du bois d'Holnon, atteint Vermand (nord-est de Saint-Quentin). pénétré dans Épehy. Le 12, la 3e armée, à gauche, ayant franchi, au sud de la route de Bapaume à Cambrai, le canal du Nord, attaquait la ligne Havrincourt-Gouzeaucourt, enlevait, après de durs combats, Havrincourt, Trescaut, les abords ouest de Gouzeaucourt. Vermand allait tomber devant la 4e armée britannique qui, le 13, s'emparait de Jeaucourt et Bihaucourt. Après trois jours de combat, une habile manœuvre faisait tomber le bois et le village d'Holnon. La résistance de l'ennemi cependant s'affirmait très âpre. Le maréchal Haig, entendant la briser, monta, pour le 18, une nouvelle attaque visant à prendre pied le long de la rive est du canal du Nord, et, d'autre part, à pénétrer profondément dans la région de Gouzeaucourt, fortement défendue. L'attaque réussit. Les Britanniques emportaient, le 18, toutes les positions entre Holnon et Gouzeaucourt, enlevant 10.000 prisonniers et 150 canons et atteignant, avec le front Gouzeaucourt-Villers-Guislain-Lempire - Hargicourt - Villeret-Pontruet-Fresnoy-le-Petit, la lisière même de la position Hindenburg, — le pied du mur.

La Ire armée française avait appuyé, plus au sud, par son action vigoureuse, cette série d'attaques. Le général Debeney, lui aussi, se livrait aux travaux d'approche en face de la fameuse position. Ayant comme objectif le front de Saint-Quentin au nord de la Fère, nous nous heurtions naturellement, en avant de l'Alberick Stellung, à la plus âpre résistance. Ayant néanmoins progressé dans les journées des 10, n et 12 septembre, mais arrêtée les 13 et 14, l'armée Debeney stoppait, les 15, 16 et 17 ; ayant pris par surcroît le champ de bataille de la 3e armée, momentanément retirée du front, elle repartait à l'assaut, le 18, en liaison avec la 4e armée britannique et prenait pied dans la forte position de l'Épine de Dallon, au sud-ouest de Saint-Quentin ; le 19, elle enlevait Castres et Essigmy-le-Grand ; le 22, elle arrivait, sur sa droite, aux lisières de Vendeuil et bordant l'Oise de Vendeuil à Travecy, donnait la main à la 10e armée française opérant, on le sait, à son sud-est.

Celle-ci avait, dès le 14, abordé la forte position du moulin de Laffaux, entamant ainsi, de ce côté, la ligne Hindenburg elle-même et enlevant 2.400 prisonniers ; ayant brisé les contre-attaques de l'ennemi, elle était repartie, et, prenant à revers les plateaux entre l'Aisne et l'Ailette, avait emporté, avec un millier de prisonniers, le plateau à l'est de Vauxaillon qu'elle trouvait semé de cadavres. Dès le 15, Fayolle avait prescrit à Mangin de pousser vivement ces avantages et d'atteindre le front Vailly-la Malmaison-Chavignon, ce qui forcerait l'ennemi à abandonner la ligne de l'Aisne et le Chemin-des-Dames. Par ailleurs, en s'emparant de la forêt de Mortier (au sud du massif de Saint-Gobain), Mangin montrait sa volonté persistante d'ébranler cette pierre d'angle de la position Alberick qui, menacée directement au nord, était déjà, au sud, légèrement entamée.

On était à pied d'œuvre. Et tous les chefs étaient d'accord pour que l'assaut fût donné avant la fin du mois. Haig avait soumis à Foch l'ordre énergique qu'il communiquait aux généraux Horne, Byng et Rawlinson. L'attaque se ferait sur le front Cambrai-Saint-Quentin sur toute la ligne, Horne couvrant Byng qui, opérant en direction de la ligne générale le Cateau-Solesmes, s'efforcerait de s'emparer des passages de l'Escaut ; Rawlinson, cependant, couvert sur son flanc droit par l'armée Debeney, effectuerait l'attaque principale contre les défenses ennemies entre le Tronquoy et le Catelet en direction de la ligne générale Busigny-Bohain. Foch, faisant connaître ces projets à Pétain, lui prescrivait de renforcer, d'une part, l'armée Debeney, dont la gauche jouerait sa partie dans l'assaut devant Saint-Quentin, et, d'autre part, l'armée Mangin qui poursuivrait avec la même vigueur ses actions dans la région de l'Ailette.

Tout se préparait pour que l'attaque, — fixée au 25, — fût, au centre des armées alliées, d'une exceptionnelle énergie.

Et déjà, un nouveau succès remporté du 12 au 14 septembre à la droite des armées alliées allait rendre possible la grande attaque prévue pour le 26 entre Suippe et Meuse : c'était la réduction par les troupes franco-américaines du saillant de Saint-Mihiel.

 

3. — La bataille de Saint-Mihiel (12-14 septembre)

L'opération était à l'étude depuis la fin de juillet. Dans le mémoire du 24 juillet, issu de la délibération dont j'ai parlé, elle tenait une place importante : le commandant en chef des armées alliées n'y voyait pas seulement la libération définitive d'une de nos rocades les plus essentielles, la voie de Châlons à Toul[3], il y voyait le préliminaire nécessaire des opérations à engager soit sur la Moselle, soit sur la Meuse.

On sait que. créé dès la fin de septembre 1914 par l'irruption des troupes de von Strantz à travers les Côtes-de-Meuse dans la trouée de Spada, ce saillant était, en 1915, en dépit d'âpres attaques menées du bois le Prêtre aux Éparges, resté finalement irréductible[4]. Depuis, il avait singulièrement pesé sur notre défensive et empêtré nos offensives. La présence des Allemands au sud immédiat de Verdun avait, en 1916, facilité d'une évidente façon la fameuse attaque de l'ennemi contre le camp retranché et c'était miracle qu'elle n'eût point alors paralysé la défense de la place. La voie de Bar-le-Duc à Verdun par Saint-Mihiel, si importante pour le transport des troupes, était, de ce fait, supprimée, et toute opération sérieuse au nord de Verdun, toute offensive même un peu large entre Suippe et Meuse en devenait presque impossible. Pouvait-on, par ailleurs, agir du côté de Briey, agir contre Metz, avec un pareil coin dans les côtes ou un pareil boulet aux pieds ? Il fallait, préalablement à toute mise en marche de notre aile droite, qu'on libérât celle-ci de cette vieille entrave.

L'opération avait été confiée au général Pershing ; ce seraient les premières armes, non des soldats américains qui partout avaient déjà fait leurs preuves de bravoure, mais de leur état-major débutant. Le général Pétain y devait faire collaborer, à la vérité, quelques-uns de ses corps d'armée et était chargé de préparer et de diriger de haut, d'accord avec le général en chef américain, toute cette bataille. Le 17 août, Foch avait donné ses premières directives à Pétain comme à Pershing L'attaque s'efforcerait d'atteindre le front général Bouxières-Lorrey-ruisseau de Gorze-Mars-la-Tour-Hannonville au Passage-Parfondrupt-Bezonvaux. Deux attaques principales seraient menées, l'une en direction nord, partant du front général Lesmenils-Seicheprey, l'autre en direction est, partant des abords de la tranchée de Calonne à Haudiomont et flanquée à gauche par une attaque que pourrait tenter la 2e armée française (Hirschauer). Les deux attaques principales seraient reliées par un corps français tenant le front passif de Richecourt à la tranchée de Calonne. Par la suite, ce plan avait été modifié. Foch calculant, dès le début de septembre, que l'offensive, maintenant décidée, entre Suippe et Meuse nécessiterait la mise en réserve de forces importantes, l'opération de Woëvre, devenue simple attaque préliminaire, avait été réduite à la conquête de la ligne Vigneulles-Thiaumont-Regnéville, suffisante au dégagement de la voie ferrée Paris-Avricourt. Elle aurait lieu le 12 septembre. Le 30 août, le front, de Pont-sur-Seille, à l'ouest de la Moselle, à l'Argonne, fut confié à Pershing qui recevait provisoirement le 2e corps colonial français, tenant les tranchées à la pointe du saillant, en face de Saint-Mihiel. L'artillerie de la 2e armée française et de ses corps passait par ailleurs à l'armée américaine ainsi que d'importants éléments d'aviation et des chars d'assaut.

Le front d'attaque, des Éparges à la Moselle en passant par la Moselle, était d'environ 64 kilomètres. Le corps Hunter Liggett, appuyant sa droite sur Pont-à-Mousson et rejoignant par sa gauche le 3e corps (Dickmann), devait exécuter, en liaison avec celui-ci, un mouvement de conversion dans la direction de Vigneulles sur le pivot de la Moselle. De Xivray à Matines, le 2e corps colonial français (général Blondlat), constituant le centre, attaquerait en direction de Saint-Mihiel, tandis qu'à gauche, le 5e corps américain (général H. Cameron), avec deux divisions américaines et une française, attaquerait, en face des Éparges, la position de Combres.

Le 12 septembre, à 5 heures, après une préparation de quatre heures, et tandis que toute notre division aérienne se rangeait dans le ciel en bataille, les sept divisions américaines de première ligne partaient à l'assaut, soutenues par les chars américains et français. Les réseaux de fil de fer furent crevés. A travers leurs débris, l'infanterie s'avança comme à la manœuvre, suivant point à point l'horaire prévu : le brouillard aidant, les Américains trouvèrent l'ennemi surpris et promptement désemparé. Il était précisément en train de préparer l'évacuation d'un saillant qui, absorbant des divisions dont il avait ailleurs fort grand besoin, lui paraissait en outre, fort justement, dangereux à conserver. Il était donc saisi en flagrant délit de préparation de repli, et Pershing le frappait ainsi dans les meilleures conditions.

Le corps Liggett prit Thiaucourt, tandis que le corps Dickmann s'infléchissait vers le sud-ouest en passant par Nonsard. De ce fait, le front atteint passait par le bois le Prêtre, Vieilville-en-Haie, Thiaucourt, Lamarcheen-Woëvre, Nonsard et le Joli-Bois. Le 2e corps colonial Blondlat, au centre, s'emparait des lignes de Montsec, d'Apremont et des lisières ouest du bois de Mormont, entrait dans Saint-Mihiel enfin délivré, tandis que le corps Cameron enlevait, avec Saint-Rémy, la colline de Combres. Les troupes du 5e corps américain entraient à Vigneulles tambour battant et se liaient avec leurs camarades du 4e corps, fermant de la sorte, écrit Pershing, le saillant et formant un front nouveau, depuis l'ouest de Thiaucourt jusqu'à Vigneulles, et au delà de Fresnes-en-Woëvre. Les Alliés avaient fait 16.000 prisonniers et pris 440 canons.

Dès le 12 au soir, Foch adressait ses félicitations à Pershing : La première armée américaine, sous votre commandement, a remporté dans cette première journée une magnifique victoire par une manœuvre aussi habilement préparée que vaillamment exécutée. De fait, l'affaire, rondement menée, donnait tous les résultats qu'on en avait attendus et déjà, avec une assurance sensiblement raffermie, les Américains s'apprêtaient à l'opération, à la vérité singulièrement plus difficile, que maintenant ils devaient tenter entre Argonne et Meuse. A la date du 26, on les verrait, en liaison avec l'armée Gouraud à leur gauche, partir à l'assaut des positions Kriemhilde — en direction lointaine de Sedan.

Mais à la même heure, des Flandres à la Champagne, tout s'ébranlerait pour l'assaut de la ligne Hindenburg.

 

4. — La veillée des armes (23-25 septembre.)

L'attaque de notre aile droite entre Meuse et Suippe se devait déclencher le 26 septembre, l'attaque du centre entre Oise et Sensée le 27, l'attaque de notre aile gauche entre Lys et Yser le 28. Cependant, aucune armée ne resterait tout à fait inactive entre Sensée et Lys comme entre Oise et Suippe et, en attendant l'assaut général du 5 octobre, on allait déjà voir s'allumer un cercle de feux, sans précédent dans aucune histoire.

L'ennemi ne pouvait guère se fier qu'à ses formidables positions. Il avait espéré qu'elles décourageraient l'adversaire et, en tout cas, que la nouvelle attaque de Foch serait à plus longue échéance. L'armée allemande sentait cruellement sa fatigue. Du 15 juillet au 25 septembre, 163 divisions avaient été jetées dans la bataille, dont 75 avaient été engagées deux et jusqu'à trois fois. Le 26, l'ennemi avait encore 68 divisions en réserve, mais 21 seulement étaient fraîches et 40 à peine reconstituées. Nos adversaires eussent eu besoin d'un mois de repos. C'est bien pourquoi Foch entendait les presser. Ainsi qu'il est coutume, Ludendorff se plaisait à croire ce qu'il espérait, et il ne semble pas qu'il ait pensé devoir si vite subir un si formidable assaut. Tous les chefs allemands tenaient, de la part de leur ennemi, cet assaut pour une folie : Nous voulons montrer aux Anglais et aux Français et Américains, écrivait l'un d'eux, que toute nouvelle attaque de la ligne Siegfried sera complètement brisée et que cette ligne est un rempart imprenable.

Foch se plaisait à entretenir cette demi-sécurité. Le 10 septembre, il partit pour la Lorraine et l'Alsace, non sans faire plus ou moins indiscrètement parvenir aux oreilles ennemies la nouvelle de cette fugue censée secrète. Le 21, il descendit jusqu'à Massevaux : on le vit à Lure où il entretint longuement le général de Boissoudy, commandant la 7e armée, à Belfort où il parut se renseigner sur l'Alsace. L'ennemi put croire que, désespérant de briser ses lignes, le commandant en chef des armées alliées s'allait perdre en une opération excentrique.

Après quoi, celui-ci regagna non plus seulement son quartier général de Bombon, mais, à travers tout le terrain déjà reconquis, Mouchy-le-Châtel où il régla minutieusement, le 23, avec Haig, Fayolle, Rawlinson et Debeney, les attaques des 27 septembre et jours suivants. A la même heure, le général Pétain avait adressé à Fayolle une note relative aux opérations des 10e et 5e armées entre l'Oise et la Suippe : Mangin préparerait une attaque éventuelle de la droite de la 10e armée en direction de Chavignon et de la Malmaison en vue de faire tomber le Chemin-des-Dames et de forcer l'ennemi à repasser l'Ailette sur toute la ligne de la rivière — c'était la réédition de la célèbre manœuvre conçue par Pétain et exécutée par Maistre en octobre 1917 — ; appuyé par Mangin, Berthelot, à son tour, par une attaque de la 5e armée entre l'Aisne et Reims, seconderait l'offensive de la 4e armée Gouraud. — La 6e armée avait quitté cette région pour venir prendre sa place dans le groupe d'armées des Flandres. — Mais c'était de Gouraud et des Américains que Foch attendait un élan que rien ne devrait briser, ni le souci d'une trop étroite liaison ni l'habitude des objectifs restreints. Il fallait faire le plus large appel à l'esprit de décision et à l'initiative de tous, afin que la rupture de la ligne de résistance de l'ennemi fût exploitée sans désemparer aussi profondément que possible. Rien ne devait ralentir le mouvement de cette armée (la 4e), qui restait décisif. En fait, c'était en direction lointaine de Sedan qu'allaient opérer Gouraud et les Américains, et le coup pouvait en effet être décisif.

Par ailleurs, Foch qui, nous le savons, aime conduire son orchestre, donnait à tous le la. Ne se contentant point d'exposer les buts stratégiques, il inspirait la tactique : il fallait rechercher sans cesse à produire des effets de rupture en organisant des groupes d'attaque destinés à marcher sur des objectifs dont la possession assurerait l'ébranlement du front. Des généraux d'armée aux plus humbles officiers, les chefs devaient collaborer de près à cet assaut. On sent, à la façon dont le commandant en chef descend dans le détail, le frémissement dont son âme était agitée. Il voyait clairement que le sort de la campagne tenait aux huit jours qui suivraient.

Les 24 et 25 septembre, une grande accalmie s'était faite sur le front. Rien n'est plus solennel que ces moments où chacun interroge son cœur et ses muscles.

 

5. — La bataille entre Suippe et Meuse (26 septembre-1er octobre)

Depuis le 8 septembre, Gouraud était avisé qu'il aurait, dans les environs du 25, à exécuter, en liaison avec la 1re année américaine à sa droite, une offensive en direction générale de Mézières. Et depuis trois semaines, il s'y préparait. Dès le 20, les six corps d'armée (9e, 2e, 11e, 14e, 38e et 21e), destinés à l'action, étaient en place. Derrière eux, le 1er corps de cavalerie se tenait prêt à dépasser l'infanterie à l'heure où l'exploitation exigerait ses services. Le front d'attaque allait d'Auberive-sur-Suippe, à l'ouest, à Vienne-le-Château, à l'est, où Gouraud se liait à l'armée américaine.

Celle-ci, couverte à sa droite par la Meuse, devait opérer à cheval sur l'Argonne : son 3e corps tenant le terrain entre le fleuve et Malancourt, son 5e entre ce village et Vauquois, son 1re entre Vauquois et Viennele-Château. Ce terrain était incommode. Le général Pershing fait observer avec raison que son Ier corps, notamment, allait opérer dans cette forêt d'Argonne dont les ravins, collines et systèmes de défense, judicieusement tracés, camouflés par d'épais fourrés, avaient jusqu'alors été considérés comme imprenables.

Par surcroît, les Allemands devaient nécessairement là, plus qu'ailleurs peut-être, opposer une tenace résistance. Cette région d'entre Meuse et Suippe, c'était le pivot de la manœuvre de Foch, mais c'était aussi le pivot de la retraite allemande éventuelle. Si le pivot sautait, celle-ci, menacée de flanc dans son mouvement vers la Meuse ardennaise, pouvait promptement tourner au désastre. D'où la nécessité, pour l'Allemand, d'une résistance acharnée. L'armée américaine, l'ayant prévue, avait concentré dans la région entre les deux rivières des forces importantes dont le maniement et les mouvements devaient être rendus fort difficiles par l'état précaire des voies de communication.

Pour mieux suivre l'opération et être â portée de l'événement qui lui tenait fort au cœur, Foch s'était transporté à Trois-Fontaines (nord de Saint-Dizier), tandis que Pétain, haut directeur de la double opération, avait établi son poste de commandement à Nettancourt (nord de Revigny).

Sur le front Gouraud, la préparation d'artillerie avait commencé le 26 à l'heure fixée : à 5 h. 25, l'infanterie se porta à l'attaque. L'ennemi avait essayé de rendre, si j'ose dire, à Gouraud sa politesse du 13 juillet ; il avait évacué la première position, n'y laissant que des avant-postes sacrifiés. Mais la manœuvre avait été prévue : les troupes prévenues ne se mirent point en grands frais pour chasser ces avant-postes et réoccuper cette première position, — faisant 7.000 prisonniers, dont la proportion d'officiers (200) était notable.

De son côté, l'armée américaine, écrit Pershing, se frayant le chemin dans les fils de fer barbelés et une mer de trous d'obus, avait traversé le No man's land, et s'était rendue maîtresse de toutes les premières défenses.

Le soir du 26, le front était ainsi porté, de l'ouest à l'est, par les deux armées assaillantes, à la cote 193 (sud-est de Sainte-Marie-à-Py), à la butte de Tahure, à la rive nord de la Dormoise jusqu'à Cernay, à Servon, à Melzicourt, au bois de la Grurie et, laissant se creuser un saillant devant Varennes, à Very (nord-est de Varennes), au pied du piton de Montfaucon, à Septsarges et au bois du Juré ; l'avance variait de 5 à 7 kilomètres de profondeur sur un front de 60.

L'ennemi ayant, dans la nuit du 26 au 27, fort peu réagi, l'attaque fut reprise le 27. La journée allait être chaude. Le 14e corps, couvrant la gauche de Gouraud dans la région d'Auberive, le 38e, opérant à la droite, continuèrent à progresser dans la vallée de l'Aisne, le long de l'Argonne, en liaison avec les Américains, Grandpré demeurant l'objectif commun. Entre le 14e et le 38e, les autres corps, conservant leur mission de rupture, attaquaient dans l'après-midi en direction du nord. L'ennemi opposa la résistance qu'on pouvait attendre : des nids de mitrailleuses, utilisant des organisations depuis longtemps préparées, semaient le terrain ; de vigoureuses contre-attaques répondaient à nos moindres succès : le 14e corps, en particulier, se heurtait vers la Py à une défense acharnée ; à peine si la 28e division progressait vers Sainte-Marie-à-Py ; le 11e corps dut faire marcher ses chars pour reconquérir le terrain que des contre-attaques ennemies lui avaient repris ; le 21e corps ne franchit la voie ferrée au nord de Tahure qu'au prix des plus grands efforts. Le 2e corps devait emporter le plateau de Gratreuil (au nord de la région de Massiges), dont l'abord était fort difficile aux chars d'assaut. La 2e division du Maroc, corps d'élite, éprouva des difficultés extrêmes à réduire les organisations de la Limace. Le 11e corps, néanmoins, emporta et dépassa Gratreuil. Mais le 38e, le long des premières pentes de l'Argonne, avançait maintenant très lentement dans un maquis marécageux. Tous les corps n'en avaient pas moins progressé peu ou prou. La ligne atteignait le sud de Sainte-Marie-à-Py et de Somme-Py, la Croix-Saint-Walfroy, Gratreuil, le bois de Cernay, le sud de Binarville ; et 3.000 prisonniers restaient entre les mains de l'armée Gouraud.

Mais les Américains, après la belle avance du 26, marquaient le pas en Argonne. Le terrain, à la vérité, était, je le répète, fort ingrat : tous ceux d'entre nous qui ont vécu dans ce petit massif ou l'ont simplement visité, savent quel monde d'obstacles s'y dresse : ravins, bas-fonds, fourrés, le tout exploité par une défense qui, depuis quatre ans, se pouvait fortifier sans être inquiétée, pareille à celle que nous avions nous-mêmes organisée au sud du bois de la Grurie, ce réseau de tunnels qui faisait, dès 1916, la curiosité de ce coin du front.

A l'est de l'Argonne, à la vérité, nos alliés remportaient, le 27, un grand succès, ils enlevaient Montfaucon, nid d'aigle réputé imprenable, depuis qu'en 1914 et 1915, nous y avions usé tant d'efforts et de sang. C'était une magnifique conquête : Montfaucon (342 m.) domine toute la région, jusqu'au delà de la chaîne d'Argonne de la Meuse. Ce piton constituait depuis 1914, — je peux en témoigner, — une pénible chassie dans l'œil des défenseurs de la partie septentrionale du camp de Verdun. Avoir emporté Montfaucon était un exploit magnifique, nouveau témoignage de la bravoure des combattants américains. Et cette conquête n'avait pas épuisé leur courage, puisque, ce soir-là, la ligne était portée, de l'ouest à l'est, au nord de Montfaucon, aux bois de Septsarges et, beaucoup plus au nord-est, à Dannevoux, rive gauche de la Meuse. Dix mille prisonniers ajoutaient à la gloire de la journée.

Celle du 28 fut horriblement dure pour les deux armées alliées. Furieux de la perte de Montfaucon et résolu, d'autre part, à s'opposer coûte que coûte au passage de la Py par Gouraud, l'ennemi bandait toute son énergie. Dès le 28 au matin, notre division aérienne, tout entière mise à la disposition de l'attaque, signalait que, de Vouziers, les réserves allemandes affluaient vers la région de Grandpré, comme vers la zone Senude-Liry-Marvaux. A l'est de la Suippe, l'artillerie allemande, évidemment renforcée, rendait la progression difficile.

Le 4e corps néanmoins réoccupa Auberive ; le 14e, violemment canonné par les batteries des Monts (le massif de Moronvillers nous restait à reprendre), avançait peu ; mais le 1re bordait la Py, occupait Somme-Py, poussait plus au nord, tandis que le 21e, après avoir enlevé le bois au nord de Tahure, repoussait de furieuses contre-attaques, que le 2e emportait Maure, au nord de Tahure, et que le 9e achevait la conquête du plateau de Gratreuil sur un ennemi qui s'y cramponnait. A droite, le 38e continuait à progresser péniblement dans les marécages de l'Aisne aux abords de Bouconville.

A sa droite, l'armée américaine se débattait toujours en vain dans le maquis argonnais. En revanche, elle faisait, le 28, une brillante avance, très méritoire, en face d'une résistance acharnée, atteignant le bois d'Épinonville (à l'est de l'Argonne) ainsi que Nantillois (4 kilomètres au nord de Montfaucon) et abordant, avec Brieulles-sur-Meuse, la région même de Dun.

Aux difficultés que créait, sur un terrain en partie fort ingrat, l'évidente volonté des Allemands de ne céder que pied à pied ce, terrain, s'en ajoutaient d'autres maintenant, causées par un temps pénible ; la pluie commençait à tomber, qui ne cesserait guère de huit jours. Le sol allait en être promptement détrempé, et c'est ce sol du Verdunois que certains d'entre nous connaissent trop bien. Sous la pluie glaciale des nuits sombres, écrit Pershing, nos soldats du génie avaient à construire de nouvelles routes à travers des terrains spongieux et retournés par les obus, à réparer les routes endommagées et à jeter des ponts. Nos artilleurs, sans penser au sommeil, s'attelèrent aux roues et amenèrent leurs pièces à

force de bras à travers la boue pour appuyer l'infanterie. De la lecture de ce rapport attristé, on garde l'impression de pénibles épreuves. Elles s'augmentaient de l'accumulation très exagérée entre Argonne et Meuse de la masse des troupes américaines que les circonstances ne permettaient pas de ravitailler facilement et que les bombardements ennemis éprouvaient cruellement. Le 29, nos alliés avancent peu ; la poche créée en Argonne dans leur front les gênait ; on tenta de progresser et on n'y réussit que fort peu, dans les bois, à l'ouest de Varennes.

L'armée Gouraud, cependant, faisait, elle aussi, un grand effort. Les ailes de l'armée se heurtant à une résistance irréductible, le centre brisait cette résistance. Au soir, on atteignait Bouconville-Séchaut-Vieux et les lisières sud d'Aure.

Les Allemands appuyaient leur résistance, à notre gauche, sur la région des Monts que Gouraud ne pensait nullement à attaquer, mais à tourner, et à notre droite, sur l'Argonne où les Américains, somme toute, n'avançaient plus. L'ennemi, enfoncé au centre, se battait désespérément, pour garder le massif de Notre-Dame-des-Champs, qui commande toute la basse vallée de la Py et dont la conquête permettrait seule à la 4e armée de faire tomber, plus à l'ouest, la région des Monts. Les 14e et 1re corps se heurtèrent à cette position le 30 : à la vérité, notre centre semblait devoir la déborder à l'est, car on dépassait le fond d'Aure et ses bois, fort au nord-est du petit massif. A droite, on avançait également, conquérant Marvaux, Bouconville, — le premier village des Ardennes reconquis[5], — Condé-les-Autry, Binarville, — ce qui pouvait aider les Américains à reprendre en Argonne leurs attaques enrayées. Il n'en fut rien, et, retenu à. sa droite par l'arrêt de nos alliés, se heurtant à sa gauche à la défense acharnée des Allemands sur une forte position, Gouraud lui-même devait stopper pou quelques jours.

L'opération, en dernière analyse, si elle avait donné quelques beaux résultats, n'avait pu stratégiquement remplir son but. On sait l'importance que Foch y attachait. Le 30, il fallait bien cependant la considérer comme momentanément arrêtée. Le maréchal quitta Trois-Fontaines, soucieux, comme toujours, de refaire une situation en utilisant les leçons reçues. L'armée américaine, entassée entre Meuse et Argonne, y subissait des pertes sans profits. Il fallait donc à cette masse d'hommes un peu d'air, et le maréchal entendait, pour cela, étendre son action à l'est de la Meuse, comme à l'ouest de l'Argonne. L'attaque, trop ralentie à l'est, serait alors relancée dans le plus bref délai en l'intensifiant et en lui permettant de développer toute sa puissance sans aucun retard.

En fait, on verra sous peu les deux armées, relancées, briser les obstacles qui les ont arrêtées. Pour l'heure, l'opération, primitivement destinée à tourner par le sud les positions que les armées alliées attaquent en même temps par l'ouest, est enrayée. Mais, la manœuvre par l'aile droite étant ainsi momentanément arrêtée, l'attaque frontale a, dès les premiers jours, réalisé, — et au delà, — les plus belles espérances. Entre Sensée et Oise, la ligne Hindenburg est en train de s'écrouler.

 

6. — La bataille sur la ligne (27 septembre-4 octobre)

Nous savons déjà suivant quel rythme se devait développer l'action de force tentée contre la ligne Hindenburg entre les deux rivières.

Foch en avait, nous nous le rappelons, confié l'exécution aux 1re, 3e, 4e armées britanniques et à la 1re armée française.

L'ordre de Haig à ses lieutenants, les généraux Horne, Byng et Rawlinson, du 22 septembre, portait que l'attaque se déclencherait sur le front Saint-Quentin-Cambrai. La droite de la 1re armée attaquerait, au sud de la Sensée, les hauteurs du bois de Bourlon, couvrant ainsi l'armée Byng qui, opérant en direction générale le Cateau-Solesmes, s'efforcerait de s'emparer des passages de l'Escaut. Après une préparation d'artillerie, la 4e armée (Rawlinson), protégée sur son flanc droit par la 1re armée française, effectuerait, quarante-huit heures après, l'attaque principale contre les défenses ennemies entre le Catelet et le Tronquoy en direction générale Bohain-Busigny. Cependant, la 1re armée française, actionnée par Fayolle, recevait comme but essentiel la chute de Saint-Quentin dont le général Debeney préparait l'encerclement par le nord et le sud. Constituant à son aile gauche une masse de manœuvre destinée à opérer par le nord de Saint-Quentin, il appuierait l'armée Rawlinson à l'heure où celle-ci attaquerait la ligne Hindenburg et couvrirait ensuite le flanc droit de nos alliés dans leur marche, lorsqu'ils auraient dépassé le canal.

En somme, c'était sur un front de près de 60 kilomètres que la formidable position allait être attaquée en sa plus. redoutable portion.

La bataille de Cambrai, livrée par Home et Byng, devait être le prélude du drame ; la bataille du Catelet-Tronquoy menée par Rawlinson suivrait, parallèlement à la bataille de Saint-Quentin conduite par Debeney.

***

Entre les abords de Saint-Quentin et l'Escaut, les 4e, 3e et 1re armées britanniques occupaient, le soir du 26, une ligne passant par Selency (ouest de Saint-Quentin), Gricourt, Pontruet, l'est de Villeret et de Lempire, Villers-Guislain (exclu), Gouzeaucourt (exclu), Havrincourt, Mœuvres, la rive ouest du canal du Nord jusqu'aux inondations de la Sensée à Écoust-Saint-Quentin.

L'attaque était gênée par les fortes positions couvrant les approches de Cambrai entre le canal du Nord et le canal de l'Escaut. Haig avait décidé de réduire avant toutes choses ces positions. Un bombardement énergique commencerait dans la nuit du 26 au 27 pour faciliter l'attaque des Ire et 3e armées. Pour que l'ennemi ne fût point fixé sur le point précis de l'attaque, ce bombardement serait général sur tout le front des trois armées, de la Sensée au nord de Saint-Quentin.

Le 27, l'infanterie des 3e et Ire armées britanniques partit à l'assaut. C'étaient les 4e, 6e, 7e corps et les Canadiens qui attaquaient en direction de Cambrai sur un front de 16 kilomètres, de Gouzeaucourt aux abords de Sauchy-Lestrée. Avec raison, le maréchal Haig faisait dépendre le succès de la partie nord de l'attaque de la possibilité pour les troupes de déboucher dans la région de Mœuvres et de s'emparer des passages du canal du Nord existant dans cette région... La partie nord du canal, écrit-il, était un obstacle trop formidable pour être traversée en présence de l'ennemi. Les divisions d'attaque avaient donc dû se frayer un passage près de Mœuvres sur un front relativement étroit et faire tomber ensuite la ligne du canal plus au nord par une attaque divergente s'ouvrant en éventail aussitôt après le franchissement. Cette manœuvre difficile fut heureusement exécutée et sur tout le front d'attaque, notre infanterie, appuyée par 65 tanks environ, fit une irruption profonde dans la position ennemie.

La droite rencontra vers Beaucamps une très forte résistance en dépit de laquelle les Britanniques purent, entre ce village et Ribécourt, établir la couverture de l'attaque déchaînée plus au sud.

Il fallait de toute nécessité se rendre maître du canal. L'Allemand était décidé à le défendre à tout prix, se fiant à la formidable ligne de mitrailleuses et de canons de campagne, qui en interdisait l'accès et même l'abord. Sans souci de ce rideau de feu, la garde anglaise força les passages, avança sur la rive est, s'empara de Ribécourt et de Flesquières, enleva le bois d'Orival et attaqua les abords de la Chapelle de Prégny. A sa gauche, une division (la 52e) avait d'abord une tâche plus aisée, car on y tenait des têtes de pont ; mais, ayant franchi le canal sur les passerelles établies, elle dut ensuite se jeter sur les hauteurs qui dominaient Graincourt. Cependant, trois autres divisions, qui, à la faveur de l'obscurité, avaient occupé la rive ouest entre Mcenvres et Sains-lès-Marquion, forçaient à leur tour le passage, se portaient sur Vrincourt, Anneux, Bourlon et les hauteurs qui le dominent... On tenait le canal du Nord.

Aussitôt les sapeurs du génie, sous un feu d'enfer, jetèrent ponts et passerelles. On a dit que, précipitant dans le canal de vieux tanks massifs, les soldats britanniques purent ainsi faire passer la ligne d'eau par les tanks légers sur les cadavres de ces vieux serviteurs. La progression put ainsi continuer sans arrêt. A Graincourt, à la vérité, l'ennemi résistait obstinément ; on encercla le village qui tomba vers le soir. Le front était alors porté à l'est d'Anneux jusqu'à Fontaine-Notre-Dame. Les Canadiens avaient pris le village et le bois. Cambrai était ainsi fortement approché par le sud-est et l'est. Il l'était, d'autre part, par le nord-est, car les Canadiens avaient, dès le matin, emporté Sains-lès-Marquion, puis Haynecourt, tandis qu'une division enlevait Épinoy et Oisy-leVerger et que, franchissant le canal, une autre s'emparait de Sauchy-l'Estrée, de Sauchy-Cauchy et se portait vers le nord en direction de Palluel.

Le soir de cette magnifique journée, l'armée, ayant emporté ainsi dix villages aux abords de Cambrai, avait en outre fait 10.000 prisonniers et enlevé 200 canons.

Dès le lendemain le combat si brillamment commencé se continuait aussi brillamment : Gouzeaucourt, Marcoing, Noyelles-sur-l'Escaut, Fontaine-Notre-Dame, Sailly et Palluel tombaient aux mains de nos alliés. Déjà la seconde ligne d'eau, le canal de Saint-Quentin, était, à Marcoing, abordée et dépassée.

***

La 4e armée britannique, continuant à canonner la position allemande, attendait depuis deux jours l'heure d'entrer en scène. Son flanc gauche était maintenant largement assuré par la conquête de toute la région de Gouzeaucourt-Villers-Guislain. De Vendhuile (nord-est du Catelet) à Holnon (nord-est de Saint-Quentin), elle attaqua, le 29, à 5 h. 30, sur un front de 19 kilomètres avec les 9e et 3e corps et un corps américain, le Ire (général G.-W. Read), tandis qu'un détachement considérable de chars appuyait l'assaut. A la même heure, nous le verrons, Debeney, à la droite de Rawlinson, lançait ses troupes, pendant qu'à la gauche de celui-ci, les troupes de Byng, poursuivant leurs attaques de la veille, nettoyaient la région entre Vendhuile et Marcoing. La grande action commençait.

Le premier obstacle à franchir était le canal de Saint-Quentin, fossé extérieur de la forteresse Hindenburg. Anglais et Américains se jetèrent à l'assaut de cet obstacle avec une fougue véritablement incroyable et, en quelques heures, il était, sur tous les points, franchi.

Tandis qu'au nord, les rte et I8e divisions britanniques enlevaient les pentes dominant Vendhuile, les Américains du général Read, visant les profondes défenses de la ligne Hindenburg, écrit Pershing, prirent d'assaut Bellicourt et Nauroy et, à la droite, Bony qu'ils n'abordèrent qu'après être stoïquement restés deux heures dans un ouragan de mitraille. Plus à droite, des divisions anglaises s'emparaient de Magny-la-Fosse, de Bellenglise, et, à 5 kilomètres même à l'est du canal, de Lehancourt. Enfin la division d'extrême droite emportait la crête au nord-ouest de Thorigny et atteignait les abords du Tronquoy, appuyée par la gauche de Debeney dont nous dirons tout à l'heure les grands succès. Toute la ligne du canal était enlevée.

Cet assaut avait été magnifique. Américains et Britanniques avaient fait preuve d'une superbe émulation. On avait vu, sur le front du 11e corps américain, se multiplier les actes de courage presque surhumains, dont, légitimement, le rapport du général Pershing s'enorgueillit et auxquels d'ailleurs le maréchal Haig rend un éclatant hommage. A Bellicourt, à Nauroy, à la ferme de Gillemont, ses soldats s'étaient trouvés engagés dans le dédale des défenses Hindenburg, se heurtant aux blockhaus, îlots de résistance qu'il avait fallu réduire un par un, parfois à l'arme blanche, tandis que les Australiens, accourant à la rescousse, complétaient le succès et achevaient le nettoyage. A Bellenglise, c'étaient des troupes anglaises qui avaient étonné leurs chefs eux-mêmes par la résolution méthodique avec laquelle elles avaient passé le canal. Le village, écrit à ce sujet le maréchal Haig, est situé à l'angle du canal qui, après avoir coulé depuis Bellicourt dans la direction du sud, se dirige brusquement vers l'est au tunnel du Tronquoy. Munie de ceintures de sauvetage et portant des paillassons et des radeaux, la 46e division se lança contre le bras du canal à Bellenglise et au nord ; les hommes passèrent le canal sur des passerelles que l'ennemi n'avait pas eu le temps de détruire ; d'autres se laissant tomber des murs à pic du canal, passèrent le canal à la nage ou à gué, escaladèrent le mur opposé et se portèrent vers les tranchées allemandes de la rive est. Après avoir enlevé ces tranchées, les troupes d'attaque convergèrent à droite, prirent de flanc et à revers les organisations allemandes du bras oriental du canal et s'emparèrent de nombreux prisonniers et de batteries allemandes en action avant que l'ennemi eût pu se rendre compte d'où venait cette attaque. L'organisation de cette opération fut si minutieuse et si complète, son exécution par les troupes si brillante et si rapide, que cette seule division captura ce jour-là plus de 4.000 prisonniers et 70 canons. L'épisode vaut la peine d'être retenu : nous donnant une idée de l'invincible bravoure avec laquelle Américains et Britanniques s'étaient jetés à l'assaut, il en explique l'étonnant succès.

Cependant, à la gauche de Rawlinson, Byng avait pris Masnières (sud-est de Marcoing), s'était saisi des passages de l'Escaut : on était parvenu ainsi aux lisières de Cambrai, tandis que, conquérant Saint-011e et Sancourt, le corps canadien enveloppait la ville par le nord.

Le combat ne cessait pas au sud : le 30, les troupes de Rawlinson, élargissant la brèche faite à la ligne Hindenburg, pénétraient dans Thorigny, dans le Tronquoy, saisissaient le redoutable réduit qu'était le canal souterrain du Tronquoy et donnaient au nord de Saint-Quentin la main aux troupes de Debeney qui, depuis le 29, investissaient savamment cette redoutable position.

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Debeney, d'accord avec Fayolle, n'avait pas voulu l'attaquer de front. Il était inutile de s'engager dans un combat de rues quand la ville encerclée pouvait tomber entre ses mains comme un fruit mûr. L'ordre du 25 à la 1re armée était un modèle de clarté et de vigueur. Tandis que le 36e corps rapprocherait sa contre-batterie de manière à prendre sous son feu les batteries allemandes au nord et au nord-est de Saint-Quentin, le 31e attaquerait, à 7 kilomètres au sud de la ville, le plateau d'Ervil1ers, couvert par le 8e corps opérant sur Cerisy. Lorsque la 4e armée britannique aurait franchi le canal à sa gauche, la 1re armée française déboucherait au nord de la ville et ferait tomber la ligne de Saint-Quentin en la débordant. L'armée, sans désemparer, prendrait alors la direction générale de Guise, le 15e corps débouchant le premier en direction Lesdins-Grand-Verly (nord de Guise), couvrant à sa gauche Rawlinson, s'épanouissant au sud pour déborder Saint-Quentin par l'est et ouvrant le passage à l'armée en prenant à revers la ligne Hindenburg ; le 31e corps forcerait la ligne allemande dès que celle-ci serait débordée, en direction du mont d'Origny (sud-ouest de Guise), accrocherait les arrière-gardes de l'ennemi en retraite et pousserait vivement ; pendant ce temps, le 36e corps, ayant cueilli Saint-Quentin, le nettoierait lestement et passerait au sud de la place, marchant, entre le 15e et le 31e corps, directement sur Guise. Le 8e corps, agissant sur la rive gauche de l'Oise, assurerait la sécurité du 31e corps, en forçant le passage de la rivière jusqu'à Ribémont, à 15 kilomètres sud de Saint-Quentin. Ainsi l'encerclement et la chute de cette ville étant consommés, s'amorcerait immédiatement l'opération sur Guise.

Le 29, l'exécution commença ; avant midi, les soldats des 31e et 4e corps, admirables d'entrain, aussi enragés à l'assaut que leurs voisins britanniques et américains, emportaient de haute lutte, au sud de Saint-Quentin, Urvillers et Cerisy, faisant plus de 600 prisonniers à ce premier coup. L'ennemi réagit violemment, reprit Urvillers, dont il allait être définitivement chassé le lendemain.

Le 15e corps, relevant de Fayet à Gricourt les troupes de secteur, se mettait, à cette heure, en place pour appuyer Rawlinson en marche et se jeter sur la ligne Hindenburg en liaison avec lui. Sur un ordre de Foch, l'attaque était aussitôt déchaînée en direction générale de Lesdins, à 17 heures, et gagnait du terrain, arrêtée seulement par l'obscurité. On rencontrait partout une résistance opiniâtre, notamment sur le front du 36e corps qui, à l'assaut de Saint-Quentin, dut marquer le pas jusqu'au lendemain.

Reprenant, le 30, son attaque, Debeney dépassa, en dépit d'une résistance encore accrue, la route de Saint-Quentin à Cambrai à l'est de Gricourt, reprit Urvillers, enleva Giffécourt.

Le 1re octobre au matin, l'attaque fut menée avec une vigueur croissante. Le 15e corps, bousculant les premiers éléments allemands, se jeta sur Omissy, déjà au nord de Saint-Quentin, et tenta de franchir le canal sur la rive opposée duquel une ligne de mitrailleuses faisait rage. A sa gauche, un groupe de bataillons de chasseurs le traversa au tunnel du Tronquoy où il fraternisait avec les soldats de Rawlinson et atteignit à l'est le bois où l'ennemi se défendait avec une singulière âpreté. Le 36e corps, à la même heure, investissait Saint-Quentin par le sud, le tournait à l'est, et jetait dans la ville un détachement, mais sa droite était arrêtée par une résistance d'heure en heure plus âpre. L'ennemi, que sa défaite imminente atterrait, réagissait avec une violence inouïe. Néanmoins, le 2, le 15e corps, élargissant son débouché aux abords de Lesdins, progressait au nord de la ville, traversait le canal à Omissy, atteignait la voie ferrée et, en dépit de fougueuses contre-attaques, s'y maintenait. A droite, le 36e corps enlevait Itancourt (sud-est de Saint-Quentin), tandis que, plus au sud, le 8e corps occupait Moy dans la vallée de l'Oise. Ce jour même, Saint-Quentin tombait entièrement entre nos mains et la première partie du plan de Debeney se trouvait réalisée.

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A sa gauche, la bataille continuait à faire rage, du Tronquoy à Cambrai.

Le 1er octobre, Rawlinson, étroitement lié à la gauche de Debeney, avançait encore ; tandis qu'une division métropolitaine s'emparait de Levergies, à 7 kilomètres à l'est du canal, les Australiens, emportant Joncourt, Estrées et Bony, commençaient par le sud l'encerclement du Catelet. Ce même jour, la bataille s'était rallumée dans le Cambrésis où la division néo-zélandaise et une métropolitaine enlevaient Crèvecœur et Ramillies, au sud de Cambrai, et où les Canadiens, ayant nettoyé les hauteurs historiques de Ramillies, au nord de la ville, assuraient leur gauche par la prise de Blécourt. La chute de Cambrai pouvait n'être qu'une question d'heures.

Avant même que la ville ne tombât, le Catelet succombait : le 3, Rawlinson attaquant entre cette ville et Sequehart, enlevait les deux localités, ainsi que Ramicourt. Ce n'avait pas été sans une lutte violente, car, voyant la position Hindenburg enlevée en plus de vingt points et près d'être entièrement dépassée, l'ennemi, furieux, ne perdait pas l'espoir de s'y rétablir. Il disputait en tout cas le terrain — et l'on sait à quel point celui-ci y était préparé — pied à pied. La ligne Beaurevoir-Fonsonne, une des plus fortes de ce réseau de défenses, n'en tombait pas moins, avec le Catelet, Ramicourt et Sequehart : elle était jusqu'au bout disputée, mais finissait par être tout entière occupée.

Restait, pour que la ligne Hindenburg fût entièrement franchie, à occuper Montbrehain et Beaurevoir, à l'est. L'infanterie se relança à l'assaut, appuyée par les tanks, Les deux villages étaient, le 5, enlevés, l'ennemi forcé d'abandonner toute sa ligne entre le Catelet et Crèvecœur-sur-l'Escaut au nord, et la droite de l'armée Byng ainsi mise en mesure de franchir le canal de l'Escaut.

Debeney, de son côté, en dépit des plus grandes difficultés, s'acharnait à entamer la ligne à l'est de Saint-Quentin.

Le 15e corps avait, le 3, enlevé les lisières de Lesdins, le 4, Morcourt, trois fois mais vainement contre-attaqué par l'ennemi, et, le 5, après une lutte opiniâtre, les bois situés entre Morcourt et Roumoy. Attaquant, le 6, entre Morcourt et Sequehart, il avait, après de durs combats, pris Remaucourt, au sud-est de Lesdins et les bois voisins, encore qu'ils fussent formidablement organisés. Mais, au sud de Saint-Quentin, nos corps d'armée n'arrivaient pas à rompre la barrière. Une nouvelle opération était nécessaire qui allait vaincre les dernières résistances. Et, de son côté, Haig, à peine les derniers succès acquis, s'apprêtait à de nouveaux combats.

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En fait, la ligne Hindenburg était brisée : les Allemands n'en défendaient plus que des lambeaux. Elle était entièrement emportée à l'ouest de Cambrai, dont Byng occupait les faubourgs ; elle l'était à l'est de Montbrehain, qui en était le dernier élément et que Rawlinson venait d'enlever ; elle l'était par Debeney à l'ouest de Fontaine-Huterte qu'atteignait presque notre 15e corps. Par ailleurs, la chute de Crèvecœur-sur-Escaut, du Catelet et de Beaurevoir, de Joncourt et de Levergies, de Remaucourt, de l'énorme saillant de Saint-Quentin, installait partout, au cœur de la position, Britanniques, Américains et Français. Elle n'était plus défendable et il suffirait d'une nouvelle attaque des vainqueurs pour que tombassent ses derniers bastions démantelés ou encerclés et que, devant eux, s'offrît l'espace libre. Déjà des portes étaient ouvertes vers cet espace libre ; il suffirait d'élargir ces brèches pour que, s'y engouffrant, les armées alliées vinssent attaquer l'ennemi en terrain découvert, et ce ne serait pas l'œuvre du surlendemain, mais du lendemain même.

La forteresse, de toutes parts ébréchée, n'était pas, nous venons de le voir, tombée sans d'âpres combats. Rarement résistance plus violente avait été opposée à un assaut, et résistance plus difficile à vaincre du fait même des redoutables positions décuplant la valeur de l'assailli, exigeant de celle de l'assaillant de véritables miracles.

Celui-ci avait cependant franchi le fossé infranchissable, pris les bastions imprenables, raflant plus de 40.000 prisonniers, plus de 500 canons. De ce fait même, le gain matériel était énorme, mais plus considérable encore le bénéfice moral. L'orgueil des vainqueurs en était légitimement surexcité, et, partant, fortifiée la confiance, — désormais inaltérable, — qu'ils éprouvaient en leur irrésistible puissance. Soldats britanniques, canadiens, australiens, néo-zélandais, américains, français, tous avaient, dans des combats qui compteront parmi les plus durs de la campagne, fait preuve d'une vaillance vraiment incomparable. Les états-majors, qui les avaient dirigés vers les points utiles, menés d'une main si ferme aux combats, ne se sentaient pas moins qu'eux au paroxysme de l'assurance. Puisqu'on avait emporté la ligne Hindenburg, quelles positions désormais les arrêteraient et puisque, appuyés sur une si formidable forteresse, les soldats allemands avaient, malgré leur opiniâtre courage, fléchi et cédé, comment résisteraient-ils à nos assauts sur un champ de bataille de fortune ? Les soldats allemands, en revanche, sentaient plus que jamais la menace d'une défaite dorénavant fatale. Position imprenable, leur avaient répété de bonne foi tous leurs chefs. Et la position était prise ; le premier rempart de l'Empire était aux mains d'adversaires que désormais rien n'arrêterait. Leurs lettres sont empreintes d'un sombre désespoir ; le découragement y alterne avec la fureur. De fait, on semble voir un gladiateur qui, sa cuirasse rompue d'un maître coup de glaive, fléchit des genoux sous ce coup. Avant quelques semaines, il lèvera la main, demandant grâce, sous la menace du poignard de miséricorde.

Le haut commandement allemand mesure mieux que personne l'effroyable péril auquel il est exposé ; ses voies de communication sont maintenant directement menacées, tous ses plans de résistance déçus, à vau-l'eau. Ses divisions rejetées lui reviennent en lambeaux. Moralement, matériellement, ces journées du 27 septembre au 5 octobre comptent parmi les grandes défaites de l'histoire. Que vaudra sa résistance aux ailes entre la Suippe et la Meuse, entre la Lys et la mer, si son centre est enfoncé ?

Et voici qu'appliquant impitoyablement son énorme plan d'attaque, Foch lui a, plus au nord, infligé une nouvelle défaite, car ce n'est pas seulement au canon victorieux de Cambrai que Lille encore occupée prête l'oreille, mais au canon victorieux des Flandres. La bataille du centre était à peine commencée, que celle des Flandres s'était déclenchée, menaçant le flanc droit d'une armée déjà en si mauvais arroi.

 

7. — L'offensive des Flandres (28 septembre-10 octobre)

Le 19 septembre, le groupe d'armées des Flandres était constitué. Il était formé de l'armée belge (12 divisions), de la 2e armée britannique qui, sous les ordres du général Plumer, avait toujours, depuis 1915, occupé la région entre Yser et Lys, et de la 6e armée française, fort secrètement transportée de la région de l'Aisne à celle de l'Yser. Le commandant en chef n'était autre que le roi Albert, et son major général, ce général Degoutte dont les événements de juillet 1918 avaient achevé de mettre en lumière les rares qualités de chef.

Le 21 septembre, la mission du groupe est exposée en un ordre aussi clair que ferme :

I. — La mission du G. A. F. est de chasser l'ennemi de la province au nord de la Lys entre Armentières et la frontière hollandaise.

II. — La manœuvre d'exploitation commencera aussitôt après la conquête des hauteurs de Kruiseck, de la crête de Passchendaele et de Clercken.

III. — La cavalerie couvrira les mouvements des armées en se portant, dès que la dislocation du front ennemi le permettra :

La division de cavalerie belge en direction de Bruges, avec mission de couper les communications ennemies avec la côte ;

Le 2e corps de cavalerie français en direction de Ghent avec mission de couvrir le mouvement vers l'est et le sud-est ;

IV. — Les étapes successives à envisager dès maintenant seront la conquête des lignes :

1° Thourout-Roulers-Menin ;

2° Bruges-Thielt-Courtrai ;

3° Région de Ghent à la frontière hollandaise.

 

Que Foch, que Degoutte espèrent réaliser un pareil plan en quelques jours, cela est peu croyable. Mais il faut donner du champ aux grands espoirs pour que de grands efforts soient tentés. En fait, après de beaux succès, on, ne verra l'attaque s'arrêter le 4 octobre que pour repartir le 14 et ne se plus arrêter jusqu'à la complète réalisation du programme offert le 21 septembre à l'entreprise. Nul n'ignore que de grandes difficultés sont à vaincre dès le début, ne fût-ce que l'enlèvement de cette forêt d'Houthulst, dans tous les temps obstacle infranchissable aux offensives alliées en Flandre. Foch est parti pour les Flandres, a vu Plumer à Cassel, le roi Albert et Degoutte à la Panne, l'état-major belge à Houthem et établi son poste de commandement dans son train remisé à Ameke : toujours le chef d'orchestre près de ses exécutants.

Le 28, à 5 h. 30, après trois heures de préparation d'artillerie, l'attaque se déchaîne ; ce premier assaut préparatoire est, sur un front de 20 kilomètres, du sud d'Ypres au lac Blanckaert (4 kil. sud de Dixmude), donné par l'armée belge, renforcée de 8 divisions de Plumer, du 7e corps français à 3 divisions et de notre 2e corps de cavalerie ; la gauche commandée par le général Bernheim, le centre par le général Jacques, la droite par le général Biebuyck, tous trois de l'armée belge, le général Plumer agissant au sud de la droite belge, entre Ypres et Wytschaete.

D'un premier élan, la première position est, malgré une forte résistance, emportée vivement. Le grand succès est l'enlèvement de la fameuse forêt d'Houthulst qu'on trouve bourrée de mitrailleuses et de canons.

Les assaillants se portent sans arrêt à l'attaque de la deuxième position, de la crête des Flandres qui, en partie, est, dès le soir de ce premier jour, entre les mains des Alliés. En cette fin de journée, en effet, la ligne passe par Woumen, l'ouest de Clercken, Houthulst, la lisière est de la forêt, l'ouest de Wywege, de West Roosebecke et de Passchendaele, Bacelaere, Kruiseck, Zandvoord, Hollebeke et Wytschaete. L'ennemi, complètement surpris, a laissé 6.000 prisonniers entre nos mains et plus de 150 canons.

Dès le 29, ce succès était poursuivi : l'ennemi, chassé de la crête des Flandres, l'était également de la position Wytschaete-Messine. Le groupement nord s'emparait de Clercken et atteignait Zarren : Dixmude était occupé ainsi qu'Eissen ; le groupement du centre dépassait la côte de Stadenberg et le groupement sud atteignait la route de Roulers à Menin, Saint-Pieter et, à 4 kilomètres sud-ouest de Roulers, Collienmolenhock. Cependant, l'armée Plumer occupait la crête de Messine-Wytschaete, dépassait le bois de Ploogstaert et enlevait Kœlenberg et Dadizeele. Le chiffre total des prisonniers montait à 9.000 et le nombre des canons capturés fort au-dessus de 200.

Un groupement d'exploitation était immédiatement formé sous les ordres du général Massenet, commandant le 7e corps français, composé du groupe belge du général Jacques et de trois divisions françaises, qui, en direction générale de Ghent, gagnerait au plus vite la région de Roulers et le plateau de Thielt, tandis que le corps de cavalerie Robillot conservait, en liaison avec ce groupement, sa mission d'exploitation éventuelle. Le 34e corps français (Nudant) s'installait à Hondschoote, prêt à intervenir.

Le temps qui, mauvais à l'heure du départ, s'était éclairci, par malheur, là aussi, devenait derechef détestable. C'est par des rafales d'eau et de vent qu'il fallut, le 30, poursuivre l'offensive. Quiconque à fréquenté les Flandres sait ce que, en ce pays, mauvais temps veut dire. Déjà le sol s'amollissait, empêtrant la marche en avant. En fait, celle-ci se trouva singulièrement entravée. D'ailleurs l'ennemi, d'abord surpris par cette attaque inattendue, se ressaisissait et la résistance commençait à se faire plus âpre. Le groupement nord ne put s'emparer que de Zarren ; le groupement Massenet, au centre, occupa bien Staden et Oostnienwerke, menaçant de près Roulers ; mais le groupement sud stoppa. A la vérité, Plumer, plus à droite, en dépit des contre-attaques, avançait, menaçant Menin et bordant la Lys sur la ligne Warneton-Comines-Werwicq.

Le 10 octobre, le temps restant affreux, l'avance fut moindre encore ; elle se borna presque à la prise de Ledeghem sur la voie ferrée Roulers-Menin, par les troupes britanniques qui franchissaient, d'autre part, la Lys, entre Werwicq et Comines. Le soir de ce jour, une instruction partait de la Panne, prescrivant de rompre la résistance de l'ennemi sur la ligne nord de Dixmude-Canal-Handzaene-hauteurs de Hooglede-Roulers-Courtrai. Cette nouvelle attaque se heurta partout à un ennemi décidé à la briser. Gheluve était emporté par les soldats de Plumer, mais Ledeghem même fut en partie repris par les Allemands.

Il fallait organiser sur de nouveaux frais un nouvel assaut. En attendant que l'artillerie fût menée à pied d'œuvre, qui permît cette reprise d'offensive, on continuerait à exercer une pression constante sur l'ennemi en direction de Menin et de Courtrai. On espérait bien que, déclenchée avant une semaine, cette nouvelle attaque romprait à son centre la résistance ennemie entre Zarren et Roulers, sur le plateau d'Hooglede, et tandis que, les 2 et 4 octobre, on se livrait, pour améliorer la ligne conquise, à des attaques locales, le général Degoutte remettait à l'étude la reprise d'offensive qui devait, sous peu, obtenir le succès que je dirai.

L'opération n'avait pas été sans donner d'ailleurs de fort beaux résultats. Dixmude et Ypres étaient, de ce fait, complètement dégagées, et les Allemands, menacés dans la région d'Armentières, s'étaient, au sud, décidés à un repli qui, s'accentuant et s'étendant, livrait aux troupes des 2e et 5e armées britanniques, après la région de Lens, toute la ligne de Lens à Armentières. Près de 11.000 prisonniers, dont 200 officiers, plus de 350 canons restaient entre les mains du groupe d'armées des Flandres. Et là encore, l'effet moral dépassait en importance le résultat proprement stratégique. On avait vu entrer dans la lice de nouvelles forces alliées que l'Allemand tenait pour méprisables et même inutilisables : cette armée belge dont certains succès locaux, obtenus en pleine bataille défensive d'avril 1918, eussent pu cependant donner l'éveil à l'ennemi. En réalité, les divisions du roi Albert avaient, depuis 1915, dans nos camps d'instruction, fourni un prodigieux effort d'entraînement et c'étaient des troupes solides que, là comme ailleurs, l'Allemand avait vues avec stupeur se jeter sur lui. Que devant l'élan de cette armée, représentée par la presse allemande comme ankylosée par une longue inaction, imprenable forêt d'Houthulst fût, en quelques heures, tombée avec tout son matériel de défense et mille de ses défenseurs, cela seul eût suffi à indiquer que, partout, l'Allemand, attaqué, ne savait faire front qu'après un recul humiliant et de lourdes pertes. A ces attaques, l'armée allemande fondait rapidement et le moral, sans cesse abattu, en recevait de si cruelles atteintes qu'à la longue, il ne pouvait que décroître et se dissoudre.

 

8. — L'offensive entre Oise et Vesle (28 septembre-3 octobre)

Cette impression se dégageait de tous les événements qui, depuis une semaine, se déroulaient de la Meuse à la mer.

Ils n'avaient pas seulement pour théâtre les trois grands champs de bataille où nous venons de voir les Alliés remporter des succès inégaux, mais tous gros de conséquences ; dans les régions de l'Aisne et de la Vesle, d'autres attaques de moindre envergure venaient d'imposer aux Allemands menacés un nouveau repli.

C'était encore le général Mangin qui, par un nouveau coup, avait engagé cette bataille. On sait qu'il s'était déjà enfoncé en coin dans ce tournant de la ligne Hindenburg qu'était le massif de Saint-Gobain : maître des forêts de Coucy, il essayait, depuis des jours, de pousser ce coin vers Laon, — où il arrivera sous peu, — dans l'espoir de déchausser cette pierre d'angle et, en attendant, de forcer l'ennemi, pris à revers sur le Chemin-des-Dames, à évacuer le pays d'entre Vesle et Aisne. Ayant conquis les plateaux immédiatement au nord de Soissons, Mangin s'avançait vers ce fort de Malmaison qui — la chose avait été prouvée en octobre 1917 — était, ainsi que l'avait alors pensé Pétain, la vraie clé du célèbre Chemin. Or, le 28 septembre, un déserteur lorrain capturé fit connaître que l'ennemi allait, par un repli vers le canal de l'Aisne à l'Oise, essayer de se dérober. Mangin jeta ses troupes aux trousses de l'ennemi ; elles avancèrent à coups de fusil jusqu'au front Pinon-lisières sud de la forêt de Pinon-Chavignon-hauteurs à l'ouest de Pargny-Filain-ouest de la ferme de la Royère et le cours de l'Aisne à Vailly : le fort de la Malmaison tombait entre nos mains. Cette poursuite talonnante se continuait de nuit et c'est en écrasant les arrière-gardes ennemies qu'on arrivait, le 29, à l'Ailette au nord de la forêt de Pinon, à l'Aisne à Chavonne, la plus grande partie du plateau d'Ostel étant, de ce fait, occupée ; la ne armée abordant l'Ailette n'était un instant arrêtée que par un formidable tir de mitrailleuses, tandis que, sur le plateau au nord de Chavonne, l'ennemi faisait également mine de résister.

Foch vit immédiatement de quelle conséquence pouvait être ce repli pour tout ce coin du champ de bataille. L'ennemi, s'il hésitait un instant à lâcher la rive droite de la Vesle, allait être pris entre deux feux, mais il fallait que, le feu de Mangin balayant les plateaux au nord de l'Aisne, celui de Berthelot se rallumât au sud de la Vesle.

Dès le 29, ordre était donné à Pétain de faire assaillir par la 5e armée les positions de la Vesle ; en quelques heures, Pétain prescrivait l'attaque, préparée de longue date par le général Maistre, et le 30, à 5 h. 30, toute l'armée Berthelot se jetait sur le front Glennes-Jonchery, avec les 5e, 20e et 3e corps. Le 5e passait la Vesle dès 6 h. 25 et progressait vers le bois du Goulot, poussant devant lui un ennemi désemparé. A sa gauche, le 20e corps, arrêté par les mitrailleuses de Romain et de Grand-Hameau, encerclait et faisait tomber ces positions à 12 h. 30. Le 3e corps, après des combats très âpres, progressait à l'ouest de Revillon. On réattaqua, à 16 heures, sur toute la ligne et, le soir, on avait enlevé près de 2.000 prisonniers. L'attaque reprenait, élargie, le 1er octobre au matin, entre le massif de Saint-Thierry et le confluent de la Vesle et de l'Aisne.

L'armée Mangin, ayant, sur ces entrefaites, occupé Soupir, sur l'Aisne, et l'important plateau d'Ostel tout entier, l'ennemi, mordu sur son flanc et presque menacé par la tenaille, ne songeait plus qu'à se décrocher de Berthelot. Il devait regretter d'avoir trop ajourné ce repli, car celui-ci devenait, grâce à la promptitude de notre attaque, une troublante défaite. Notre 16e division, ayant franchi la Vesle sur tout son front, occupa la butte de Prouilly, tandis qu'à sa droite la 168e, franchissant également la rivière, enlevait Châlons-Merfy et le château de Marais. Le 5e corps, renversant les résistances d'ailleurs partielles de l'ennemi, s'emparait de la crête au sud de Bouvancourt, le 3e corps atteignant, ce pendant, le canal entre Concevreux et la sucrerie des Hautes-Rives. Les Italiens d'Abricci, mis en mouvement, dépassaient la Croix-Sans-Tête et se rencontraient à Soupir avec les troupes de Mangin. L'ennemi se repliait sous ce coup le plus rapidement qu'il le pouvait, n'opposant une forte résistance qu'aux abords du canal. Le 1er corps, l'attaque s'élargissant tous les jours, occupa, le 2, les positions à l'est de Reims ; le 13e menaçait Courcy et Loivre ; le 5e bordait le canal ; le 20e enlevait le moulin de Cormicy ; le 3e atteignait le chemin Concevreux-Roucy et bordait à son tour le canal jusqu'à Pontavert. Le 3 octobre, le 1re corps colonial entrait en scène au nord de Reims et attaquait entre le canal et Bétheny, tandis que le 13e enlevait Loivre et franchissait le canal où le 5e corps prenait pied sur la rive est près du Godat, le 20e, de son côté, occupant Genicourt.

Toute la région entre Aisne et Vesle était donc nettoyée, et nous avions, ainsi, creusé une poche qui mettait en péril, d'une part, les troupes allemandes tenant encore la partie orientale des plateaux entre Ostel et Craonne, d'autre part, celles qui, de Berry-au-Bac à l'est de Reims et du fort de la Pompelle au massif de Moronvillers, étaient, par ailleurs, exposées par la reprise imminente des opérations de la 4e armée. Sous la triple menace que Mangin, Berthelot et Gouraud suspendaient ainsi sur sa tête, le haut commandement allemand était forcé d'ordonner un vaste repli sur tout son front de Champagne, et il ne dépendait que de Foch de le contraindre à étendre ce repli plus loin encore à droite et à gauche, de la Fère à Vouziers. L'à-propos avec lequel Mangin avait sauté sur l'ennemi en retraite, la rapidité avec laquelle Berthelot avait été jeté au delà de la Vesle allaient avoir les conséquences que Foch avait attendues de cette attaque impromptue. Un des résultats serait de faciliter la reprise des opérations de Champagne, déjà décidée en principe. La ligne de feu allait ainsi se rallumer sur tout le front de l'Argonne à l'Artois et bientôt à la mer, car on touchait aux grandes heures de la bataille décisive.

 

 

 



[1] Des principes de la guerre, p. 29.

[2] Il s'agit, bien entendu, de la haute vallée de l'Aisne dans la région argonnaise.

[3] Depuis la prise de Saint-Mihiel (septembre 1914), la ligne de Paris-Nancy, sous le feu de l'ennemi entre Lérouville et Pagny-sur-Meuse, avait cld être détournée vers le sud et passait par Gondrecourt.

[4] Pour ces événements, je me permets de renvoyer le lecteur à mon petit volume Verdun, publié chez Alcan en 1920.

[5] La 74e division d'infanterie qui y entra reçut le nom de l'Ardennaise, sa division sœur, la 71e, devait recevoir, après la prise de Grandpré, le nom de l'Argonnaise.