LA BATAILLE DE FRANCE

21 MARS - 11 NOVEMBRE 1918

 

CHAPITRE IV. — LA DEUXIÈME BATAILLE DE LA MARNE.

 

 

1. — L'attente de la bataille.

L'échec final de l'offensive tentée le 9 juin par les Allemands entre la région sud de Montdidier et la région sud de Noyon, ne pouvait entraîner de leur part que deux résolutions.

Ou, abandonnant le projet, — improvisé on se le rappelle, au soir émouvant du 28 mai, — d'une bataille vers Paris, l'ennemi reviendrait à son plan primitif de la bataille vers la mer. Et c'était alors une nouvelle offensive du prince Ruprecht de Bavière et de son groupe d'armées sur le front britannique en direction de Calais, de Boulogne ou d'Abbeville.

Ou, n'ayant pas réussi, du 9 au 11 juin, à élargir à l'ouest, par la conquête de la ligne Compiègne-Villers-Cotterêts-Château-Thierry, le formidable saillant creusé jusqu'à la Marne, l'état-major allemand tenterait de l'élargir à l'est pour se donner de l'air, tandis que serait ainsi constituée une base de départ favorable pour la reprise du mouvement en direction de Paris.

Foch n'avait pas attendu la fin de l'affaire du 9 juin pour examiner les deux hypothèses. Elles étaient l'une et l'autre plausibles. Le maréchal Haig assurait que, très manifestement, le kronprinz de Bavière préparait une grosse attaque sur son front. Le général Pétain relevait, de son côté, des indices certains d'une offensive en préparation dans la région champenoise. Les deux opinions ne s'excluaient point ; il n'est pas impossible qu'au lendemain de l'échec de von Hutier en direction de Compiègne, l'état-major allemand, hésitant entre deux actions, ait, à toutes fins utiles, préparé l'une et l'autre. Il semble : même aujourd'hui certain que l'offensive sur le front français, réussissant le 15 juillet, eût dû être suivie, vers le 19, d'une offensive sur le front britannique.

Les deux opérations étaient maintenant également redoutables. Il les fallait envisager l'une et l'autre avec le plus grand sérieux et y parer activement. Pour cela, on devait se tenir prêt à porter l'ensemble des réserves alliées sur une partie quelconque du front au profit de l'une ou de l'autre des armées menacées ; les commandants en chef étaient invités, dès le 13 juin, à établir des plans de transports éventuels qui seraient par la suite constamment tenus à jour. En attendant, Foch allait entretenir, le 18 juin, le maréchal Haig des différentes possibilités d'attaque ennemie sur son front ; les divisions françaises demeurées en Flandre seraient remises à la disposition de Pétain qui renverrait à Haig les divisions britanniques du front français. Et l'état-major interallié, pendant les semaines de juin, se livrait à une étude minutieuse de la situation. Il en sortait, le 1er juillet, la directive 4 où cette situation était exposée d'une façon très nette.

L'ennemi était arrêté à 30 kilomètres de Dunkerque, 60 de Calais, 70 de Boulogne, 60 d'Abbeville, 60 de Paris, 25 de Châlons. Une avance de 40 kilomètres vers Abbeville couperait radicalement les communications avec le nord de la France, séparerait les armées britanniques des armées françaises, résultat militaire considérable pour l'issue de la guerre. Une avance, même bien moindre, vers Paris, sans qu'elle pût influencer définitivement les opérations militaires et, par là, amener une décision, impressionnerait profondément l'opinion publique, provoquerait l'évacuation de la capitale menacée d'un violent bombardement, troublerait sans doute l'action gouvernementale indispensable à la conduite de la guerre. C'était donc Paris et Abbeville qu'il fallait couvrir avant tout ; c'était dans les deux directions qu'on devait, et à tout prix, arrêter au plus tôt l'avance de l'ennemi. Sur tout le front de Lens à Château-Thierry et même au delà, force était de préparer la défense pied à pied ; les organisations défensives devaient être poussées avec la plus grande célérité, les positions de batteries bien établies, les instructions aux corps chargés de tenir la première et la deuxième position ou de contre-attaquer données d'une façon nette et précise, les troupes entraînées par de fréquents exercices d'alerte ; le commandement devait se tenir prêt à agir directement avec énergie pour assurer, dès qu'il le pourrait, sur le terrain la conduite de la bataille. On devait se préparer à parer aux diversions de l'ennemi en Flandre comme en Champagne ; c'était cependant en vue des attaques en direction d'Abbeville et de Paris que devait être réalisée ou prévue la réunion la plus rapide des réserves. Les réserves alliées iront à la bataille là où elle se livrera, ajoutait le général en chef, les réserves françaises s'engageant au profit de l'armée britannique si celle-ci est fortement attaquée, et, de même, les réserves anglaises au profit des armées françaises, si l'ennemi concentre décidément ses masses dans la direction de Paris.

Par ailleurs, il s'agissait de donner au commandement le procédé de parade qui paraîtrait décidément propre à répondre au procédé d'attaque maintenant éventé de l'ennemi. Depuis deux mois les états-majors y travaillaient. Le procédé de réception que nous allons voir s'appliquer avec un rare bonheur sur le front de la 4e armée le 15 juillet, était issu du concours de tous. Dès le mois de juin, l'état-major du groupe d'armées Fayolle avait soumis au général Pétain un ensemble de mesures qui, avec quelques modifications, avait été adopté : proposé au général commandant les armées alliées, il avait été par lui agréé ; l'imposant à toutes ses armées, il le marquait de sa forte griffe. Après avoir pièce par pièce démonté la méthode d'attaque brusquée dans les termes que j'ai cités au début de cette étude, le général en chef prescrivait d'éventer la surprise par la recherche acharnée du renseignement et de faire trébucher l'attaque, préalablement démasquée, par l'occupation solide de la seconde ligne dès le début de l'action. Mieux vaut envoyer des effectifs à temps, c'est-à-dire avant l'attaque, que d'en envoyer davantage plus tard. Si l'ennemi est parvenu à pénétrer assez profondément pour faire brèche, le commandement s'appliquera avant tout à endiguer l'ennemi sur les flancs de sa progression initiale ; ainsi on sera en mesure de limiter en même temps la profondeur de l'attaque, puisqu'une progression ne saurait être profonde, si elle est maintenue étroite. Alors seulement pourra-t-on procéder aux contre-attaques de flanc, notamment en faisant bloc de toutes les troupes restées disponibles de part et d'autre de la brèche.

Ainsi l'ancien commandant de l'École de Guerre indiquait-il à ses lieutenants, en vue de la future offensive allemande, tout à la fois ce que lui inspirait sa stratégie et ce qui devait fortifier leur tactique. Mais à côté du professeur, il y a chez cet homme supérieur un chef énergique jusqu'à la rudesse. Que vaudront les opérations, que vaudront les méthodes, si la défaillance des hommes trahit les desseins les mieux arrêtés ? Des défaillances lui ont été signalées qui, au cours de l'affaire du 27 mai, ont contribué à laisser libre cours au torrent allemand ; il ne peut en ces matières jamais fermer les yeux, car le moral de la troupe reste le facteur principal de la résistance.

Quant au haut commandement, il vient d'être en partie renouvelé, — et c'est une sécurité de plus. L'appel d'un Maistre, chef éprouvé, averti, nourri de science militaire, populaire parmi ses subordonnés, précieux lieutenant pour un général en chef, à la tête du groupe d'armées qui précisément va être attaqué, n'est point événement indifférent, et pas plus la nomination d'un Mangin à la tête de la 10e armée, d'un Degoutte à la tête de la 6e, d'un Berthelot à la tête de la 5e, d'un Guillaumat au gouvernement militaire de Paris qui peut être appelé à jouer un rôle si considérable, d'un Buat, plein d'initiative et d'allant, au poste éminent de major général de l'armée française. On peut dire que, du fait de ces nominations, — et ce fait n'est certes point négligeable pour qui va étudier la bataille d'été de 1918, — jamais peut-être nos armées n'ont été commandées de si admirable façon ; la guerre, par tant d'expériences multiples, diverses, répétées, n'a pas fatigué, mais, tout au contraire, a surexcité chez ces chefs, presque tous jeunes, un tempérament naturellement vigoureux, actif, entreprenant : elle a plié ces esprits, nourris avant 1914 de la science de l'École, aux nécessités de la bataille moderne, sans les fermer aux conceptions hardies. Entre Fayolle et Castelnau, maintenus à la tête des autres groupes d'armées, Maistre va faire certes figure digne de si illustre compagnie, et, à côté des nouveaux commandants d'armée, demeurent, — pour ne nous en tenir qu'à ceux qui vont être engagés dans la grande bataille d'été, — Debeney, Humbert, Gouraud dont nous verrons se confirmer le caractère et s'affirmer les qualités au cours de cette grande partie. Sous eux, c'est la magnifique légion des jeunes commandants de corps et de division, dont quelques-uns étaient chefs de bataillon, quelques-uns à peine colonels en 1914, rompus à la nouvelle guerre, passionnés par elle, l'ayant pénétrée, s'en étant pénétrés, ils sont dignes de conduire, sous les grands chefs que j'ai dits, les bataillons maintenant entraînés. Car, enfin, sous ces jeunes divisionnaires encore, c'est la masse de l'armée qui décidera. Sans eux, que vaudrait son admirable vaillance ? Mais, dans les mains d'un commandement rajeuni et par là magnifiquement fortifié, cette vertu du soldat de la grande guerre donnera tout son effet, des officiers forgés et trempés par ces quatre ans de combats, à ces modestes soldats qui, chacun dans sa sphère, représentent une valeur incomparable, instrument souple et résistant que, de haut, un Foch, un Pétain et leurs lieutenants vont soudain enfoncer dans le flanc de l'ennemi aux lieu et moment utiles et dont ils feront l'outil de la Victoire.

Les dernières leçons n'ont point été perdues. Il n'est point paradoxal de dire aujourd'hui que nos défaites ont été précieuses : du fait qu'elles n'avaient pu nous abattre, elles nous fortifiaient et tel exemple vaut pour toute entreprise ; un 21 mars a été pour l'état-major britannique un sujet de réflexions utiles et de nécessaires réformes, — et tout autant, pour notre état-major, un 27 mai. Les deux événements ont fait éclater le faible de chaque armée. Mais si l'on ne s'entête pas dans les erreurs qui nous ont menés au bord de l'abîme, si, avec sang-froid et résolution, on les recherche et on les corrige, la victoire sortira de la faute même. C'est à l'étude de nos infériorités, c'est à celle des supériorités allemandes, que, sans vain orgueil, les états-majors s'appliquaient. J'ai vu l'un des plus illustres s'acharner à cette étude ; le grand quartier général de Provins enregistrait nos échecs et, patiemment, les interrogeait pour leur arracher le secret de la revanche. Par là, il obéissait à l'esprit de Pétain, le moins systématique des chefs, celui qui, sans faiblesse ni complaisance, a toujours su regarder en face une fortune adverse et y discerner ce qui était faute réelle de ce qui était mauvaise chance, car il demeure l'homme que, en 1916, je voyais au rapport du quartier général de l'armée de Verdun, dire aux officiers revenant des avant-postes : Ne me faites pas plaisir ! Quand près de ce grand chef, si attentif à voir clair, il y eut ce jeune major général Buat, si préparé à agir ferme, l'état-major français, réformé par cette vraie École de Guerre qu'est la guerre, était, comme le reste de l'armée, un instrument merveilleux de travail et d'action.

Nos alliés ne profitaient pas moins que nous de l'expérience. Le maréchal Haig et ses lieutenants, Byng, Plumer, Rawlinson, Home, Birdwood, ont le droit de se reconnaître une valeur décuplée par la défaite même. Avec un autre tempérament que nous, ils mettent toute leur opiniâtreté anglo-saxonne à préparer le succès d'une entreprise qui, autant que nôtre, est leur. Ils comprennent aujourd'hui plus que jamais qu'ils défendent, avec l'Artois et les Flandres, le seuil de Londres, mais maintenant ils ont fini par comprendre que toute bataille perdue en France livre, à une échéance plus ou moins éloignée, ce seuil à l'ennemi. Ces particularistes, qui naguère encore étaient des alliés cordiaux, mais jaloux de leur indépendance, sont amenés par l'intelligence de la situation à se laisser volontiers conduire par Foch, à admettre l'aide réciproque, non plus momentanée et partielle, mais constamment assurée par l'interpénétration des armées, à réaliser non plus une entente entre chefs, mais une étroite union des forces. Et alors, quel autre magnifique instrument dans les mains d'un grand chef que cette armée britannique Neufs au jeu de la guerre et même à sa conception, les états-majors britanniques se sont singulièrement formés depuis 1914 et surtout depuis 1916 ; mais ce sont les événements mêmes du printemps 1918 qui, depuis quelques mois, en éprouvant les âmes, ont mûri les intelligences. Et quant aux troupes, qui, même lorsque les corps britanniques paraissaient se dissoudre, édifiaient nos soldats, se battant à leurs côtés, par la vaillance flegmatique qu'elles opposaient aux coups de l'ennemi, elles constituent maintenant, elles aussi, un merveilleux outil pour l'attaque. Nous verrons cette redoutable infanterie d'Angleterre briser les lignes proclamées infrangibles et broyer la force qui leur sera opposée comme est broyé un os entre les mâchoires d'un lion.

De toutes les leçons tirées d'une défensive souvent malheureuse, une se dégageait pour tous, qui pouvait le mieux assurer l'autorité d'un Foch, infatigable apôtre de l'offensive. De la pratique forcée de la défensive se fortifiait ou s'exaltait chez tous l'esprit offensif. Sans cesse au milieu des armées qui, de mars à juillet, subissaient les attaques de l'ennemi, j'ai vu, des généraux commandants d'armées aux plus modestes soldats, tous frémir d'impatience en face de cette éternelle défensive qu'imposait l'événement. Mais quoi ! pouvait-on, avant que tout au moins l'égalité des effectifs et des moyens ne fût assurée, tenter l'aventure ? Prudemment, les grands chefs refrénaient leur propre ardeur. Mais, de semaine en semaine, partout, du rang aux états-majors, grandissait et s'affirmait le désir passionné de se jeter à son tour à l'assaut. Que fallait-il pour cela ? Qu'un échec ou même un demi-échec de l'ennemi le livrât soudain décontenancé à une vigoureuse contre-attaque. Et c'est parce que chacun attendait la grande minute, que la contre-offensive heureuse de Mangin entre Courcelles et Méry, le 11 juin, avait, si limitée qu'elle eût été, fait tressaillir chacun de joie et d'espoir. Moralement et matériellement les armées alliées sont prêtes, dès qu'un échec grave de l'attaque allemande le permettra, à passer avec allégresse et succès à l'offensive.

 

2. — La préparation de la parade.

Nous savons déjà, et je répétais tout à l'heure, qu'un Foch n'a pas besoin d'être encouragé à la décider. Nous l'avons vu la concevoir, la préparer, en imposer le principe à ses lieutenants au lendemain même de son intronisation. Sans doute, tant que l'armée ennemie attaque en force, est-il contraint de concevoir cette offensive comme partielle et limitée : encore lui donne-t-il toujours dans son esprit d'assez larges limites. Il est tout le contraire d'un casse-cou. On ne prend point l'offensive pour le plaisir de la prendre : on la prend au moment utile à l'endroit qu'il faut ; mais le moment approche, et déjà le chef a les yeux fixés sur l'endroit où frapper.

Il a, par de formelles instructions, paré à de nouvelles attaques : parce qu'elles se peuvent produire en Artois comme en Champagne, il a gardé ses réserves à l'ouest du méridien de Château-Thierry, prêtes à se porter en renforts sur la Somme, sur les plateaux d'Artois, sur la Lys même, autant que sur la Marne et les plaines de Champagne ; mais, dans son esprit, cette masse de réserves est destinée au moins autant à l'offensive qu'à la défensive. Il a indiqué longuement à ses lieutenants le mode de parade qui lui paraît propre à déconcerter l'attaque, soit en la prévenant, soit en l'enrayant ; mais il sait qu'il a en réserve les armes offensives les plus terribles : voici que se sont fabriqués par centaines les chars d'assaut et les avions ; deux officiers dont les noms doivent être en toute justice écrits ici, le général Estienne, le général Duval ont fait, l'un des chars d'assaut, l'autre des avions, les plus sûrs instruments de la future victoire. Si redoutables qu'ils se soient déjà montrés depuis le début du printemps dans nos contre-attaques, ils le sont singulièrement plus en ce début de l'été 1918, parce que ces chefs leur ont forgé une tactique et assuré par là leur place formidable dans une grande bataille offensive[1]. Et tandis qu'il indique la parade de l'attaque, Foch sent dans sa main l'instrument qui lui permettra de passer d'une façon foudroyante de cette parade à la riposte. Et, ayant l'instrument, il sait où, tout d'abord, il l'engagera.

Le champ de bataille, modifié pendant tout le printemps par les offensives heureuses des Allemands, offre, en ce début d'été, l'aspect le plus singulier. L'ennemi a creusé des poches profondes, mais, n'ayant pu les unifier, il y reste engagé, persuadé peut-être qu'il nous menace, et en réalité plus menacé que nous. Sans parler de la poche de Flandre qui, entre le sud d'Ypres et la Bassée, se creuse de plus de 20 kilomètres jusqu'au delà de Merville et de Bailleul et dont, à maintes reprises, Ir Foch a signalé à Haig l'étrange vulnérabilité, deux autres, d'importance plus considérable, demeurent, que la tentative malheureuse des Allemands, du 9 au II juin, n'a pu relier : celle qui saille entre Arras et Compiègne et plus particulièrement entre Villers-Bretonneux et Ribécourt, celle qui, au sud de l'Aisne, s'enfonce jusqu'à la Marne et au flanc de laquelle la forêt de Villers-Cotterêts à l'ouest, la montagne de Reims à l'est, sont de constantes menaces. Profiter d'une telle situation pour anéantir, par des offensives vigoureusement menées, les résultats des batailles du 21 mars et du 27 mai, ressaisir la ligne de Paris à Arras comme celle de Paris à Châlons, c'est l'idée fixe que nourrit Foch : toutes ses notes la trahissent et les futures directives sont en projet, prêtes à sortir à l'heure exacte où il importera.

Sans doute son regard, tous les jours plus habitué à s'étendre, va-t-il à des offensives plus lointaines. Parce qu'il sent que l'heure approche où les armées du front de France vont reprendre l'offensive, il prétend que celle-ci ne reste pas isolée. Il faut que, dans cette seconde moitié de l'année 1918, toute la coalition donne en plein. Dès le 12 juin, il a invité le général Diaz à édifier un plan d'attaque contre les Autrichiens et quand, le 23 juin, les Autrichiens, ayant, au contraire, sur l'incitation de l'état-major allemand, attaqué sur la Piave, ont été reconduits en très mauvais arroi, il presse l'état-major italien d'exploiter le succès, de monter tout au moins l'attaque sur le Trentin pour le jour où les Alliés passeront à l'offensive d'ensemble sur tous les fronts. C'est-à-dire vraisemblablement au mois de septembre. Lorsque, le 29 juin, les Italiens ont, entre le Valbella et la Brenta, reconquis des positions, il les encourage à plus oser encore. Par ailleurs, il examine et approuve le projet d'offensive qui, partant de Salonique, ébranlera un jour l'Orient de ses coups redoublés. Enfin il est de ceux qui poussent le président Wilson à envoyer des troupes américaines en Sibérie, car l'expédition doit être considérée comme un très puissant facteur de victoire à la condition d'agir sans délai. Il y a quelque grandeur à voir, tandis que l'ennemi est encore à Château-Thierry et à Montdidier, le grand soldat français animer de son infatigable esprit d'entreprise les fronts les phis lointains. C'est qu'il prévoit que l'événement attendu va se produire avant peu qui, renversant la situation, peut être le signal d'une débâcle, — à la condition que l'ennemi se sente, sinon attaqué, du moins inquiété de toutes parts. Enfin, pour que le coup de grâce puisse être asséné au plus tard en 1919, il demande que l'Amérique intensifie encore son effort ; il faut que les États-Unis incorporent 300.000 hommes par mois en moyenne pendant les six derniers de 1918. Ainsi ne cesse-t-il de répéter qu'on pourra, tous les fronts étant en mouvement, attendre avec une ferme confiance cette année 1919 où, l'Allemand ayant été, en 1918, chassé de ses positions de France, l'Europe centrale sera assaillie et forcée à la capitulation.

Ce qui, dans tous les temps, a distingué le génie, — et Napoléon a porté ce trait à l'extrême, — c'est le souci des réalités pressantes inséparables des plus grandes combinaisons. Un Foch peut, de son quartier général de Bombon, embrasser de l'œil le monde en guerre et songer au dernier modèle de char d'assaut que le général Estienne met en exercice dans son camp de Bourron. Mais, par-dessus tout, ayant trouvé, nous le savons, la parade qu'un Haig ou un Pétain opposera à l'attaque imminente, il s'occupe maintenant de la contre-offensive qu'il prépare sur le plateau de Soissons.

***

Pour beaucoup de gens, la célèbre attaque de flanc qui, le 18 juillet, allait mener l'armée Mangin de la forêt de Villers-Cotterêts aux abords de Soissons, reste une riposte improvisée à l'offensive des Allemands sur les fronts de Berthelot et de Gouraud. Il est certain qu'elle sera déclenchée avec une rare opportunité sur le flanc d'un ennemi désemparé par un formel échec sur le front Gouraud et fort aventuré par un fatal demi-succès sur le front Berthelot. Mais on n'improvise point une contre-offensive comme celle dont le Soissonnais allait être le théâtre : elle était depuis des semaines non seulement à l'étude, mais en voie de prochaine réalisation.

La seule vue de la situation de juin 1918 l'imposait et, dès le 14 juin, Foch avait invité Pétain à la faire préparer : il fallait reconquérir les plateaux dominant Soissons à l'ouest et nous mettre ainsi en mesure d'interdire à l'ennemi l'utilisation des voies ferrées qui passaient par ce point. On obtiendrait ce résultat par une avance sur le plateau de Dommiers, tout au moins jusqu'au ravin de Missy-aux-Bois — et ce serait la grande journée des chars d'assaut. L'offensive était, dès la fin de juin, confiée au général Mangin, commandant maintenant la 10e armée. Dès le 16, Pétain avait, à ce sujet, adressé au général Fayolle des instructions précises auxquelles l'entreprenant commandant de la 10e armée répondait par des propositions visant à élargir, dès l'abord, le plan d'attaque et à en multiplier les moyens d'exécution.

De jour en jour d'ailleurs, elle prenait dans la pensée de Foch une importance plus grande. Combinée avec une offensive du général Berthelot, entre Reims et la Marne, elle pouvait, poussée plus loin, compromettre gravement la situation de l'ennemi dans la partie sud du saillant de Château-Thierry. Le résultat serait sans doute d'obliger celui-ci à évacuer tout le saillant dans des conditions difficiles. Le 7 juillet, cette pensée avait été soumise à l'étude de Pétain. Celui-ci, incontinent, avait proposé un plan qui avait été approuvé. Les indices étant maintenant certains — j'y vais revenir d'une attaque des Allemands à l'est et à l'ouest de Reims, l'intervention de Mangin deviendrait une contre-offensive brusquée, excellent moyen défensif qui pouvait être d'une efficacité supérieure, susceptible de neutraliser l'offensive allemande à l'ouest de Reims. Dès le 8, le général Pétain avait adressé au général Fayolle de ordres conformes : Il n'est pas douteux, lui écrivait-il, que cette opération non seulement présente les meilleures chances de succès, mais encore est susceptible d'une exploitation fructueuse ; de plus, elle constituera la parade la plus efficace à l'offensive allemande imminente. Puis, conformément aux directives du général en chef, le général Pétain avait, le 12, adressé aux commandants de groupe d'armées Fayolle et Maistre ses instructions visant à transformer en une considérable contre-offensive enveloppant toute la poche de Château-Thierry l'opération d'abord prévue par la seule 10e armée. Elle serait menée par les 10e et 6e armées sous la direction supérieure du général Fayolle, par la 5e sous celle du général Maistre. Et, en ce qui le concernait, Fayolle envoyait, dès le 13, à Mangin ses ordres définitifs. Si comme on s'y attend, l'attaque principale se produit entre Château-Thierry et Reims, le but de l'offensive de la 10e armée sera de la prendre à revers. Il en résulte que sa direction générale doit être Dommiers, Vierzy, Hartennes, Cramailles, Fère-en-Tardenois. Aucune limite n'est assignée à l'attaque qui se développera en profondeur tant qu'elle aura les moyens de progresser. Le général Mangin, toujours disposé à aller au delà même de ce qui lui était demandé, préparait depuis quinze jours l'attaque avec une admirable passion et Foch savait qu'à l'heure voulue, le ressort bandé se détendrait avec la violence qu'on en pouvait attendre.

Cependant le général en chef ne perdant jamais de vue l'autre partie de son champ de bataille, incitait le maréchal Haig à préparer de son côté une offensive et même plusieurs entre Somme et Lys : Les opérations offensives de détail menées durant ces dernières semaines sur le front des armées alliées, ajoutait Foch, ont permis de constater que les Allemands maintiennent en ligne des troupes fatiguées, incomplètes ou de mauvaise qualité, afin de constituer une masse de manœuvre avec des troupes de choix, entraînées et bien pourvues en hommes. C'est une faiblesse dont il faut profiter sans aucun retard pour entreprendre des offensives importantes.

***

Le fait était que, depuis trois semaines, nous tâtions l'Allemand sur diverses parties de son front et le trouvions presque partout d'une résistance relativement faible.

C'était spécialement sur le front de la me armée que, depuis le 15 juin, ces attaques à objectif restreint se menaient avec succès. Elles avaient, outre l'avantage de sonder l'ennemi, celui de fortifier et d'avancer peu à peu, entre Moulin-sous-Touvent et Longpont, la base de départ d'où notre offensive s'élancerait.

Inaugurées le 15 juin par une attaque heureuse sur le ravin de Cœuvres (au nord de Saint-Pierre-Aigle), qui avait abouti à la reprise de Cœuvres, elles étaient devenues, par surcroît, pour le général Mangin, une excellente occasion d'expériences et d'entraînement. Les chars d'assaut, qui avaient pris part à l'opération de Cœuvres au nombre de 15, constituaient l'un des éléments actifs de ces attaques, celle du 17 au sud d'Autrêche, celle du 18 à l'est de Montgobert, celle du 24 au nord-est de le Port et surtout celle du 28, si remarquablement menée, sur la région de Cutry. Ces opérations servaient, suivant l'expression du général qui les menait, de grandes manœuvres à tous les éléments de l'armée ; l'infanterie apprenait à coller aux chars ; les chars, les avions, l'artillerie s'y exerçaient ; elles coûtaient peu d'hommes au regard du nombre de prisonniers faits : parfois une quarantaine de pertes pour 100, 200 prisonniers. L'attaque de Cutry avait pris les proportions d'une petite bataille et chaque élément y avait obtenu un succès encourageant : plus de 1.000 prisonniers étaient, ce jour-là, restés entre nos mains. Puis c'était au nord de Moulin-sous-Touvent que, le 3 juillet, on avait assailli la ferme de Puisieux et dépassé les objectifs proposés, tant l'ardeur des troupes gagnait à ces heureux exercices le ravin d'Autrêche avait été enlevé et plus de 1.100 prisonniers étaient restés entre nos mains. Le 3 juillet, on avait emporté Saint-Pierre-Aigle et progressé, le 10, dans la forêt de Retz. Ainsi le plateau d'où chars, avions et infanterie devaient, le 18 juillet, s'élancer à l'assaut, était-il ouvert à nos incursions. Mangin préparait sa petite affaire avec une satisfaction dont, — j'en fus témoin, — sa confiance se fortifiait encore.

Ailleurs, nous avions éprouvé également la faiblesse nouvelle des Allemands devant une attaque résolue. Le 1er juillet, des forces franco-américaines avaient attaqué à l'ouest de Château-Thierry et enlevé brillamment le village de Vaux. Le 9, c'était le général Humbert qui, ayant tenté un coup de main dans la région de la Ferme-Porte (sud de Ressons-sur-Matz), avait fait 600 prisonniers sans pertes notables. Le 12 juillet, c'était le général Debeney qui, ayant attaqué dans la région de Moreuil, sur le front Castel-bois du Gros-Hêtre, avait atteint tous ses objectifs en raflant plus de 600 hommes. Ailleurs encore, en Lorraine, en Woëvre, des coups de sonde révélaient un amincissement du cordon de troupes et un affaiblissement de la résistance.

En revanche, devant les fronts des 5e et 4e armées françaises, pareils coups de sonde permettaient de constater que les troupes, loin de diminuer, grossissaient. Les Allemands assaillaient âprement le mont de Bligny, bastion avancé de la montagne de Reims, comme pour y chercher, eux aussi, un succès d'avant-offensive. Et quand, sur les fronts Berthelot et Gouraud, notre artillerie, fort active, canonnait les arrières immédiats de l'ennemi, elle y déterminait de fréquentes explosions. Il ne fallait pas être grand clerc pour en induire bientôt d'une façon presque certaine, que c'était à l'ouest et à l'est de Reims que se préparait l'offensive suprême des Allemands.

***

C'était en effet sur cette partie du front qu'après hésitations Ludendorff s'était décidé à jouer sa grande partie. Le sort en était jeté ; c'était bien la bataille pour Paris qui, conçue le soir du 28 mai, prévalait sur les opérations pour la mer. Mais c'était une bataille pour Paris à très large envergure et à grandes étapes. Si, en attaquant à l'ouest de Reims et au nord de Châlons en direction de la Marne, on réussissait à franchir le fleuve entre Château-Thierry et Cumières et, après avoir, d'autre part, refoulé les troupes de Gouraud à travers le camp de Châlons, à border la Marne entre cette ville et Épernay, la montagne de Reims, — magnifique entrée de jeu, succombait avec ses défenseurs. Paris était définitivement coupé des armées de l'est ; Verdun isolé tomberait peut-être comme un fruit mûr, — revanche du kronprinz de Prusse. En tout cas, la grande manœuvre enveloppante à l'est de Paris deviendrait facile ; elle constituerait la seconde phase de la grande bataille.

L'opération essentielle serait, — parce que condition sine qua non du succès de la manœuvre, — le défoncement du front Gouraud entre Reims et l'Argonne. Sans doute celui-ci était-il couvert à son centre par le massif de Moronvillers, la région des Monts, qu'il faudrait emporter de haute lutte ; mais depuis l'enlèvement des plateaux de l'Aisne, autrement difficiles à conquérir, l'état-major allemand croyait tout possible contre l'armée française affaiblie. Il suffirait de renouveler le coup de la surprise et de l'attaque brutale ; enfoncé, le front de la 4e armée française serait facilement rejeté vers le sud, en désarroi ; le camp de Châlons offrait certes moins d'obstacles à surmonter que n'en avait présenté, le 27 mai, la région entre Aisne et Marne qu'on avait cependant en moins de quatre jours conquise, car on n'aurait à y franchir, les monts emportés, aucun des obstacles qui, le 27 mai, se dressaient entre l'Ailette et la Marne : si l'on était alors arrivé à la Marne en trois jours, c'est en deux jours qu'on courrait la border d'Épernay à Châlons. De ce fait, la poche créée du 27 mai au 1er juin disparaîtrait et, la Marne occupée à l'est de la montagne de Reims, on pourrait sans inconvénient franchir le fleuve de Château-Thierry à Dormans, aborder les collines du sud, venir chercher la bataille sur ces plateaux d'entre Marne et Grand-Morin, théâtre de la défaite de 1914, — et y trouver sa revanche.

Aurait-on même besoin de livrer une seconde bataille ? Paris, menacé cette fois d'une façon indéniable et la France battue une fois de plus, l'Entente, privée de l'armée française en déconfiture, s'effondrerait et demanderait la paix. La paix, c'est ce que l'on proposait comme but immédiat à l'assaut : les soldats, tous les jours davantage, y aspiraient, toute l'âme suspendue à cette unique pensée, et Ludendorff, dont les réserves fraîches étaient tombées depuis trois mois de 78 divisions à 43, espérait qu'un maître coup suffirait à l'enlever. Pour l'Allemagne entière, le coup qui se préparait serait l'assaut pour la paix, le Friedensturm.

Depuis le milieu de juin, tout se préparait pour cette attaque monstre : canons, tanks, avions, — et les meilleurs corps du kronprinz de Prusse, l'armée von Bœhn à l'ouest de Reims, l'armée von Below à l'est — les vainqueurs du 27 mai ! Et comme à la veille du 27 mai, plus même s'il était possible qu'alors, la surprise foudroyante étant l'élément qui décuplerait les forces, toutes les précautions étaient prises pour que fussent voilées à l'ennemi, et la marche des troupes d'assaut vers la région à attaquer, et l'installation des canons. C'était bien sur l'esbroufe, cette fois encore, que l'on comptait le plus.

***

Or, depuis la fin de juin, nous étions fixés sur le dessein de notre adversaire, et, dès lors, la surprise devait se retourner contre lui.

Les armées avaient écouté la voix de Foch criant : Renseignements !... Renseignements !... Notre aviation, en ces jours d'été, avait pu à loisir survoler le terrain ennemi et les photographies prises avaient révélé la construction de voies ferrées, l'augmentation des terrains d'aviation, la création de dépôts de munitions nouveaux ; des coups de main avaient permis de ramasser des prisonniers qui avaient parlé de l'imminent Friedensturm. L'activité presque nulle de l'artillerie et de l'aviation allemandes sur le front opposé à celui de la 4e armée française n'était plus pour tromper. On connaissait maintenant les ruses de l'adversaire ; on ne se laissait plus prendre à cette affectation de silence et d'inaction.

A la date du 1er juillet, l'état-major de la 46 armée était parfaitement fixé : une bataille devait être envisagée comme certaine sur le front à l'est de la Suippe. Dès le 2 juillet, Gouraud avait mis les grandes unités au courant de la situation, donnant à chacun sa mission et ses moyens. Les commandants de corps multiplieraient d'ailleurs sur tout le front les coups de main, qui fourniraient, avec de nouveaux prisonniers, des renseignements plus précis. Il avait été obéi et les prisonniers faits confirmaient tous les jours l'hypothèse envisagée ; l'aviation révélait maintenant que, dans certaines gares, le nombre des wagons avait doublé et même triplé ; les reconnaissances de nuit permettaient de suivre les déplacements, vers le front d'attaque, de troupes auparavant en réserve dans les régions de Sedan, Mézières et Hirson, la constitution de nouveaux dépôts de matériel, la réfection des routes aboutissant aux points d'attaque. Gouraud, fort calme, continuait, de son quartier général de Châlons, à prendre ses mesures, à préciser à chacun son rôle et sa mission ; le 6 juillet, il prescrivait les dispositions à prévoir pour l'heure où l'armée serait alertée.

Le haut commandement était, de son côté, depuis le 1er juillet, pleinement convaincu. Le 3, Foch reçut à son quartier général de Bombon le général Pétain, qui lui rendait compte des mesures prises pour parer à l'attaque prévue en Champagne, et un échange de notes à ce sujet établissait un accord parfait entre les deux états-majors. On allait grossir l'armée Gouraud de deux divisions, renforcer son artillerie et son aviation. Prévoyant que la bataille pourrait prendre un grand développement, et que, de ce fait, une attaque ennemie au nord de la Somme devenait moins probable, Foch invitait, le ri juillet, Pétain à prélever des unités parmi celles qu'on avait réunies en vue d'une attaque éventuelle en zone britannique et qui, groupées en arrière du front de Champagne, augmenteraient le nombre des divisions susceptibles d'être engagées immédiatement dans la bataille. Le 13 juillet, il lui écrivait : La bataille défensive doit viser l'arrêt de la poussée allemande ; cet arrêt est à assurer d'une manière certaine. La bataille devait être celle de l'Entente contre l'Allemagne : déjà le 2e corps italien (général Albricci) et trois divisions américaines sont à pied d'œuvre ; à ces unités vont s'ajouter le 22e corps britannique à quatre divisions, transporté de la région de la Somme, et cinq autres divisions américaines venues de l'est. Par ailleurs, les ordres étaient donnés pour que la contre-attaque des 10e et 6e armées, — car, Mangin attaquant au nord de l'Ourcq, Degoutte devait attaquer au sud, — fût tenue prête à se déclencher à l'heure propice sur le flanc des armées allemandes.

Il fallait avant tout que l'arrêt fût assuré d'une manière certaine ; c'était l'affaire de Gouraud surtout. Pétain était tombé d'accord avec celui-ci sur le procédé à opposer, cette fois, d'une façon parfaite, à l'attaque brutale de l'Allemand.

L'ennemi allait assaillir, de la Pompelle à la butte de Tahure, la première position et particulièrement les Monts, avec sa dépense ordinaire d'hommes et d'obus toxiques ; il y porterait son plus grand effort, persuadé que, la première position enlevée et avec elle la masse de ses défenseurs, il ne trouverait plus devant lui que des troupes en déroute, qui ne pourraient, rejetées sur la seconde position, la défendre que quelques heures. Bref, une réédition du drame du 27 mai.

Il avait été, en conséquence, décidé par Pétain qu'on n'attendrait pas l'ennemi sur la première position ; aussitôt que l'attaque paraîtrait près de se déclencher, la position serait abandonnée, sauf par des détachements de couverture qui, munis de pigeons voyageurs et d'appareils de T. S. F. et ayant à leur disposition des coureurs prêts au sacrifice de leur vie, signaleraient le départ des vagues d'assaut, la direction des colonnes, leur force, les lieux d'infiltration, tandis que, par des feux de mitrailleuses, ils retarderaient les vagues d'assaut en dissociant l'attaque. Alors se dresserait, à quelques kilomètres en arrière, la véritable barrière.

L'artillerie, singulièrement renforcée depuis quinze jours, se dévoilerait à cette heure ; elle couvrirait d'obus l'espace compris entre la ligne abandonnée et la position intermédiaire créée entre la première et la deuxième. Les parties de la plaine accessibles aux tanks de l'ennemi seraient traversées par un cordon d'explosifs assez puissants pour que les chars échappés au déluge d'obus y vinssent sauter. Par un luxe de moyens, les abris de la première position abandonnée auraient, au préalable, été remplis d'ypérite, si bien que l'ennemi, s'y réfugiant sous nos feux d'artillerie déchaînés, n'en sortirait plus.

Quant à la position intermédiaire, elle aurait été, au dernier signal, occupée par des troupes si nombreuses, si solides, si au fait de leur mission, que les bataillons d'assaut ennemis, ébranlés par leur violent effort contre la première position, décimés par les feux d'artillerie, privés des chars qui les devaient appuyer, viendraient se briser contre des troupes fraîches et résolues. Un tel système exigeait, — et Foch y insistait près de Pétain, — chez chacun des exécutants, une exceptionnelle fermeté d'âme et d'esprit et, dans l'application, une coordination singulière : chacun avait donc été soigneusement instruit de son rôle. Je me rappelle encore l'impression profonde que me causait, quelques jours après, le récit très simple d'un officier chargé d'une des parties les plus délicates de ce formidable programme de réception.

Restait à savoir exactement le jour et l'heure de l'attaque, car l'abandon de la première position, le déclenchement de la contre-préparation, l'ypéritage des abris, les derniers préparatifs pour la pose des explosifs contre les tanks exigeaient qu'on fût très précisément prévenu, fût-ce quelques heures avant, de la minute où se déchaînerait l'assaut. Le 14 juillet, à 20 heures, un coup de main du 4e corps ramenait vingt-sept prisonniers qui nous donnaient ces précisions : l'attaque aurait lieu le 15, entre 3 et 5 heures ; la préparation commencerait à minuit. Deux heures après, le chef du 2e bureau de l'armée pénétrait dans le cabinet du général Gouraud avec le chef d'état-major et lui communiquait le renseignement avec une conviction qui emportait celle du grand chef. Le général prenait aussitôt sa plume, et, après avoir signé les ordres d'opérations, donnait le signal de la contre préparation. Une demi-heure après, chacun étant depuis deux jours virtuellement alerté, nos batteries, muettes jusqu'alors, se révélaient, prévenant d'une demi-heure le tir de l'ennemi et, d'ores et déjà, jetaient le trouble dans les batteries allemandes sur le point de vomir.

L'infanterie allemande, cependant, persuadée qu'elle allait surprendre un ennemi endormi, s'était déjà massée prête à l'assaut, sous la protection d'une artillerie nombreuse et brutale qui maintenant inondait de ses obus à l'ypérite la première position et les arrières. A 4 heures, elle sortirait de ses tranchées, sûre de la victoire, pour le Friedensturm, — l'assaut pour la paix, qui allait être l'assaut vers la mort. Car, le piège étant préparé de main de maitre, la bête allait s'y jeter d'un seul bond.

 

3. — L'offensive du 15 juillet en Champagne.

L'offensive préparée par Ludendorff se devait déclencher sur un front de près de 90 kilomètres, de l'est de Château-Thierry aux premières pentes de l'Argonne. Rappelons qu'elle trouvait devant elle trois de nos armées. Entre Massiges (à l'ouest de Ville-sur-Tourbe) et Prunay (est de Reims), c'était la 4e armée (Gouraud) forte de 7 divisions en première ligne et de 7 en soutien ou en réserve. Entre Prunay et Saint-Léonard, entre Reims et la Marne, c'était la 5e armée (Berthelot) disposant de 11 divisions de première ligne (dont les 3e et 8e italiennes), de 3 divisions américaines et d'un corps de cavalerie en réserve. Sur la rive gauche de la Marne, entre Châtillon et le fleuve, c'était la 6e armée (Degoutte) ou tout au moins son aile droite avec 5 divisions et demie (dont une division et demie américaine) en ligne, et 3 et demie en réserve (dont une division et demie américaine).

C'est très exactement à minuit 10, que, sur ce front énorme, éclatait le formidable tir de l'artillerie, tandis que, l'ayant prévenu, le tir de nos pièces continuait à y répondre. L'horizon en fut embrasé, en cette nuit historique, d'une telle lueur, que les Parisiens, réveillés par le roulement sourd de ce double trommelfeuer, purent en apercevoir sur le ciel de la capitale le sanglant reflet. Ils avaient célébré la fête nationale avec une sorte de fiévreuse allégresse, comme s'ils eussent été secrètement avertis que le jour de gloire était arrivé. Et voici que, pour clore cette fête, un feu d'artifice sans précédent s'allumait à l'Orient, d'où, avant longtemps, la Victoire s'allait dresser en apothéose.

Sur le front de la 4e armée, nous le savons déjà, tout était prêt pour recevoir l'attaque d'infanterie. Le scenario que Pétain avait fait agréer à Gouraud, s'appliquait avec une perfection qui devait couvrir de gloire le chef de la 4e armée, son état-major, ses services et toute son armée. La première position — notamment la région des Monts — était abandonnée, sauf par les détachements avancés chargés, nous le savons, de renseigner sur la marche de l'ennemi et de la dissocier par le tir de leurs mitrailleuses ; la position intermédiaire recevait ses défenseurs, d'une telle densité qu'aucun enfoncement, aucune infiltration même n'était à craindre.

La deuxième position, plus en arrière, était, à toute aventure, solidement garnie de troupes. Et notre artillerie, — singulièrement renforcée, — se révélait formidable à l'ennemi stupéfait.

Le bombardement allemand affectait le front des 4e et 21e corps, puis il allait en décroissant vers l'Aisne, sur le front du 8e corps. Il était, lui aussi, formidable : tous ceux qui l'essuyèrent en garderont le terrifiant souvenir. A la vérité, si le harcèlement s'étendait sur les arrières jusqu'à Châlons, le tir s'exerçait surtout sur la première position abandonnée où les obus éclataient en des tranchées, nous le savons maintenant, aux trois quarts vides.

A 4 heures 15, l'infanterie allemande bondit des siennes et se lança à l'assaut précédée d'un savant barrage roulant. Les fusées s'élevèrent alors de notre première position, signalant le départ, puis dénonçant les phases de l'assaut. C'étaient nos admirables soldats d'avant-postes qui criaient aux camarades et aux chefs leur Morituri te salutant.

Sur le front du 4e corps, à la gauche de Gouraud, l'ennemi, se heurtant à ces éléments avancés, put croire, tant ceux-ci se comportèrent vaillamment, affronter une position réellement défendue ; notamment les mitrailleuses placées dans les blockhaus sud du Casque et du Téton, tinrent longtemps l'assaillant en échec. Deux heures après le départ, celui-ci en était encore à se battre sur cette ancienne première position d'où nos bataillons cependant se retiraient lentement, attirant vers la dangereuse plaine l'ennemi encore persuadé que, cette résistance vaincue, la partie était aux trois quarts gagnée. Or, abordant vers 7 h. 30, déjà fatigué de cet effort, la position intermédiaire, il la trouvait si solidement tenue, que, presque partout, il en restait immédiatement déconcerté.

Toutefois, l'élan de ses bataillons de droite était tel qu'ils parvinrent jusqu'à Prunay et semblèrent devoir franchir la ligne : mais au sud du village, ils étaient arrêtés net. D'autres bataillons parvinrent jusqu'au nord de Fresnes, plus à l'est, et pénétrèrent dans la position intermédiaire jusqu'à la voie romaine ; la mêlée s'engagea, corps à corps terrible ; mais déjà l'ennemi n'avait plus sa vigueur du départ ; la vague reflua. Elle était, plus à l'ouest encore, arrêtée.

Sur le front du 21e corps, l'élan ennemi se brisait de même. Il s'était émietté sur les ouvrages de la première position où la résistance des éléments avancés avait été plus durable encore. Néanmoins, les bataillons allemands s'étaient reformés sous la protection des chars d'assaut que jamais l'ennemi n'avait mis en ligne en tel nombre. Soudain on vit cette vague de fer osciller et se rompre : le cordon d'explosifs sautait sous les chenilles des chars. L'infanterie arriva donc démunie de ce formidable appui. Mais c'étaient les terribles Sturmstrossen et ils livraient le Friedensturm : ils s'acharnèrent ; sept fois repoussés, ils réattaquèrent sept fois la position intermédiaire, laissant à chaque attaque les lambeaux de leur corps déchiré. Le village de Perthes-les-Hurlus fut pris par eux, repris par nous, reconquis et perdu par eux derechef. Finalement, sur le front du 21e corps comme sur celui du 4e, l'ennemi n'était pas seulement arrêté ; les bataillons presque entièrement détruits, gisaient en morceaux devant notre ligne conservée. Et il en était de même devant le 8e corps ; la fameuse Main-de-Massiges tint si bien, que l'ennemi, après deux attaques, sembla devant elle s'effondrer.

Derrière les bataillons d'assaut, l'armée allemande avait, — tant elle tenait le succès pour assuré, — lancé, sans plus attendre, ses colonnes denses d'exploitation ; elles visaient, derrière les positions hypothétiquement enfoncées, à atteindre dans la soirée même, de Croix-en-Champagne à Tours-sur-Marne, les limites sud du camp de Châlons, vingt kilomètres en profondeur. Et voici qu'ayant à peine franchi une lieue, elles se heurtaient aux sanglants débris des troupes d'assaut rejetées. Elles y mêlaient bientôt les leurs, car notre artillerie, intensifiant son tir, prenait à partie ces colonnes profondes et en faisaient un massacre sans précédent. Entre notre ancienne première position et la position intermédiaire, on vit alors tourbillonner les colonnes brisées, puis leurs malheureux restes refluer vers les batteries allemandes elles-mêmes aux trois quarts écrasées.

Le 16, cependant, l'ennemi tenta un nouvel assaut : il fut pareillement brisé et, le soir même, Gouraud prescrivait à ses corps d'armée de reconquérir jusqu'à la ligne des réduits la position avancée naguère abandonnée, et l'ordre s'allait exécuter avec une maîtrise qui achevait de faire de cette splendide parade le modèle de l'opération défensive. Le général, qui avait, de la première minute à la dernière, gardé ce calme grave, cette sérénité un peu mélancolique qui caractérise sa physionomie, reprenait son bien avec la fermeté de main d'un homme qui, pas un moment, n'a pensé réellement le perdre.

L'échec de l'attaque allemande de Reims à l'Argonne était total, absolu, indéniable.

 

4. — L'attaque allemande sur la Marne.

Il était gros de conséquences, nous le savons déjà, car si l'ennemi attaquait au sud-ouest de Reims avec la même violence et, nous allons le voir, semblait d'abord y mieux réussir, cette attaque parallèle était d'ores et déjà frappée de vanité ; disons mieux, loin d'avancer ses affaires, l'Allemand s'enferrait. Du moment que la montagne de Reims n'était pas investie sur ses pentes orientales par l'avance projetée vers Tours et Condé-sur-Marne, le massif boisé se pouvait, même contre les plus vives attaques, défendre sur ses pentes ouest, et la poussée vers la Marne devenait si aventureuse, que tout autre que Ludendorff eût, le soir du 15, arrêté net toute l'opération.

Mais nous savons qu'il était joueur osé et par ailleurs tout d'une pièce, peu porté à souligner d'un arrêt brusque dans l'attaque un échec si mortifiant, peu apte à changer ses batteries, moins préparé encore par son orgueil à le faire taire subitement devant le monde attentif à cette lutte décisive et qui enregistrerait le geste comme un aveu de défaite du kronprinz de Prusse.

Son excuse était que, franchement malheureuse et même désastreuse pour lui à l'est de Reims, la journée du 15 juillet avait semblé pleine de résultats à l'ouest de la Montagne et sur la Marne. Nos armées avaient, en cette région, à défendre non point, comme Gouraud, une ligne depuis près de trois ans assise sur des positions sans cesse fortifiées et un terrain que connaissait, comme son domaine propre, l'armée qui l'occupait : les années Berthelot et Degoutte se battaient sur des positions improvisées au soir d'une bataille récente, hâtivement améliorées depuis un mois à peine, formant poche et d'un dessin fort irrégulier. Il était beaucoup plus malaisé d'y pratiquer aussi mathématiquement et aussi sûrement la méthode de parade qui venait d'être si merveilleusement appliquée sur le front Gouraud.

La 5e armée fut attaquée, le 15, à 4 h. 30 du matin sur deux secteurs, entre Prunay et Saint-Léonard d'une part, et, de l'autre, entre Saint-Euphraise (sur le flanc du mont de Bligny) et Dormans. L'Allemand comptait bien encercler la montagne de Reims qui, assaillie sur ses avancées occidentales, serait tournée au sud par l'attaque ultérieure, — la Marne ayant été franchie largement, — sur Ay et Épernay. On donnerait alors la main aux troupes allemandes qui, ayant bousculé l'armée Gouraud, déboucheraient de Châlons.

L'ennemi fit immédiatement des progrès à peu près sur toute la ligne attaquée ; tandis que le fort de la Pompelle, à l'est de Reims, était emporté, le mont de Bligny était en partie enlevé et la Marne traversée, sur le front de l'armée Berthelot, entre Verneuil et Dormans. Dans la vallée de l'Ardre confiée au corps italien, — voie de pénétration dans la montagne de Reims, — à Marfaux et en direction de Belval-sous-Châtillon, l'irruption avait été si brusque que, la deuxième position elle-même emportée, l'artillerie de la défense était tombée en partie aux mains de l'ennemi : celui-ci avait alors fait vers les pentes des progrès faciles et des plus menaçants. En fin de journée, la ligne était, du nord au sud, jalonnée, sur le front de la 5e armée, par Vrigny, l'est de Saint-Euphraise, Courmas, Pourcy, la Poterie, Grandpré, la ferme des Savarts, Tin-court, Reuil-sur-Marne, Louvrigny, Nesle-le-Repons et Comblisy à 5 kilomètres au sud de la Marne.

Le fleuve était d'ailleurs franchi sur un très large secteur, car la droite de la 6e armée avait dû également, de Dormans à Gland, céder le passage à une brusque irruption. Sous la protection de ses batteries, l'ennemi avait, à 3 heures du matin, commencé à traverser l'eau de Gland à Verneuil sur des bateaux d'abord, puis sur les ponts construits par ses pionniers. Les avant-gardes avaient ' gagné la ligne de départ, fixée pour l'attaque générale, à quelques centaines de mètres au sud de la rivière, aux environs de la voie ferrée Paris-Châlons.

L'assaut s'était déclenché, à 4 h. 5o, contre les hauteurs de la rive gauche où était établie la droite de l'armée Degoutte. Nos troupes avaient résisté énergiquement à la progression de l'ennemi et lui avaient infligé des pertes considérables. Ayant atteint, à sa droite, la ligne Crézancy-Fossoy, l'Allemand en avait été rejeté vers midi sur la voie ferrée par une vigoureuse contre-attaque des Américains actionnés par le commandant du 38e corps français[2].

Mais, au centre, l'attaque, plus violente encore, avait creusé jusqu'à la Chapelle-Monthodon et Saint-Agnan une poche, profonde de plus d'une lieue, au delà de la Marne et l'ennemi, en fin de journée, avait réussi à s'y maintenir. Nous savons déjà que, sur le front de la 5e armée, il avait pu, sur la rive gauche, occuper, plus à l'est, Comblisy, Nesle-le-Repons et Mareuil-le-Port, ce qui constituait, au sud du fleuve, une forte avancée, large de 15 kilomètres, profonde de 5, tandis que, plus au nord, la montagne de Reims était, sur ses pentes Occidentales, de toutes parts abordée et, sur certains points, pénétrée.

A la vérité, ces résultats ne parurent point se développer de façon très notable dans les journées du 16 et du 17. L'ennemi poussait cependant, vers le sud de la Marne, comme sur la montagne de Reims, des troupes fraîches mais cette poussée n'obtenait guère d'effet que sur certains points du massif attaqué. Dans le bois de Courton, une violente attaque, d'abord repoussée, fut suivie d'un combat fort âpre et d'une avance, — au vrai, fort peu sensible, — de l'ennemi. Sur la Marne, celui-ci avait n. peu élargi ses positions par la prise de Reuil-sur-Marne, ce qui n'était pas sans danger pour nous, car, l'attaque étant brisée au nord de Châlons, l'Allemand pouvait encore essayer, par la manœuvre sur Épernay, de tourner par le sud la montagne de Reims. Mais, au delà du fleuve lui-même, loin de progresser, l'ennemi se heurtait à une assez vive réaction. Nos contre-attaques se rencontrant avec ses nouveaux assauts, il en résultait de violent corps à corps ; ils ne tournaient pas à l'avantage de l'Allemand qui, le 16, perdait la Chapelle-Monthodon et Saint Agnan.

Le 17, il allait se trouver en face d'une nouvelle armée française : le général de Mitry, brusquement transporté de Flandre en Ile-de-France, était chargé, à la tête d'une 9e armée, de prendre à son compte les opérations au sud de la Marne avec la mission de s'opposer à la marche des Allemands sur Épernay d'une part, de déclencher, d'autre part, sur les positions conquises une vive contre-attaque susceptible de rejeter l'ennemi dans la Marne. En réalité, ce n'était là qu'une des parties de la contre-offensive de grande envergure qui s'allait déchaîner sur tout le flanc de l'adversaire.

 

5. — La contre-offensive du 18 juillet.

La situation en somme se présentait pour nous, le 17 au soir, de la façon la plus favorable. Sans doute certains pessimistes fronçaient-ils le sourcil devant le passage de la Marne par l'ennemi, sa poussée vers Épernay et ses quelques assauts heureux sur 'les pentes ouest de la montagne de Reims, mais ceux qui étaient au fait de la contre-offensive, depuis des semaines préparée sur le flanc de l'adversaire, jugeaient déjà que, loin d'aggraver pour nous la situation, l'avance de l'ennemi au delà de la Marne l'aggravait pour lui. Arrêté net par Gouraud entre Reims et l'Argonne, n'ayant donc pu réaliser la partie essentielle de son programme, qui était de saisir la Marne jusqu'à Châlons, l'ennemi n'avait fait qu'approfondir de cinq kilomètres vers le sud la poche creusée du 27 au 31 mai. Plus cette poche se faisait profonde, plus le risque devenait grand pour les armées allemandes aventurées. Reims tenant bon, la reprise de Soissons, d'autre part, constituerait une menace d'autant plus grave que l'ennemi avait encore avancé vers le Sud sa ligne de bataille.

Foch n'était point de ceux qu'inquiétait cette avance. Il jugeait négligeable, — à condition qu'elle fût maintenue à l'ouest d'Épernay, — la poussée allemande au delà de la Marne et il n'y voyait qu'une raison de persister à tout prix dans ses projets de contre-offensive, d'en presser l'exécution et de grossir les forces qui en étaient chargées. Il est né manœuvrier et nous savons que l'offensive lui a toujours paru le meilleur procédé défensif. Ce ne serait pas entre Château-Thierry et Reuil-sur-Marne que la Marne serait reconquise, mais sur les plateaux entre Ourcq et Aisne. La poche se viderait fatalement si le coup de bistouri de Mangin se donnait à l'endroit mûr. Il ne pouvait donc être question en aucune façon de ralentir, à plus forte raison d'arrêter les préparatifs de Mangin, écrivait-il dès le 15, à midi. Et l'opération qui, un moment, avait été remise en question par le grand quartier français, était derechef et plus que jamais résolue. A cette heure décisive, le grand chef se sentait une acuité de vue qui donnait à ses ordres une fermeté singulière. Non seulement Mangin allait attaquer en forces au nord de l'Ourcq, mais deux autres armées prendraient en même temps l'offensive, Degoutte entre Ourcq et Marne, Mitry au delà de la rivière, si bien que l'ennemi, bousculé au nord-ouest, serait pressé à l'ouest, refoulé au sud. L'effet devait être si fatal que, le 17 au soir, Foch le tenait d'ores et déjà pour battu. Ses notes, lettres et instructions des 15, 16, 17 nous montrent un homme plus maître que jamais de son jeu.

Néanmoins, tout dépendait du coup de bélier que Mangin se préparait à donner ; il fallait donc qu'il fût d'une irrésistible violence. Tandis que le grand quartier français réclamait, pour repousser l'attaque sur la montagne de Reims, les renforts britanniques, — les 15e et 34e divisions, — Foch en grossissait, au contraire, l'armée de Mangin. Celui-ci ne cessait de recevoir, par ailleurs, les chars d'assaut qui constitueraient le fer du bélier. J'ai vu à cette époque les redoutables petits monstres d'acier, expédiés par le général Estienne, se grouper non plus en escadrilles, mais en escadres sous le feuillage de la forêt de Villers-Cotterêts. Et quand on avait ainsi reconnu l'instrument formidable placé dans la main du chef, on éprouvait une impression d'autant plus vive à voir celui-ci, frémissant d'une impatience presque irritée, son œil noir fixé sur l'objet offert à ses coups prochains, le cerveau tout entier bandé vers le résultat à obtenir, à la veille d'une action qui allait bouleverser le monde, maître de lui certes, mais apportant à ses préparatifs, avec le sang-froid nécessaire, l'ardeur d'une âme dans un magnifique émoi. A la lisière de la forêt, s'élevait le fantastique observatoire du haut duquel, par-dessus les derniers arbres, il embrasserait du regard le champ où son armée moissonnerait les lauriers. Le 17 au soir, l'opération fixée au 18, par un ordre définitif du général Fayolle, était prête, chez Degoutte comme chez Mangin. Car le destin, ramenant celui-ci vers cette région de l'Aisne où, les 16 et 17 avril 1917, il avait vu se briser les grands projets que, sous peu, il réaliserait, le même destin singulier assignait, d'autre part, à la 6e armée, l'ancienne armée Maunoury, — dans la vallée supérieure de l'Ourcq, un rôle tout pareil à celui que, dans sa vallée inférieure, elle avait été amenée à jouer dans les immortelles journées des 5, 6 et 7 septembre 1914 sur le flanc de Klück aventuré, — tout comme les lieutenants de Ludendorff — au delà de la Marne.

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Les préparatifs de Mangin dans les premières semaines de juillet n'avaient pu complètement échapper à l'adversaire. Les différentes petites attaques françaises, écrivait, après l'affaire sur Cutry, le commandant de la VIe division allemande, peuvent être considérées comme des signes précurseurs d'une attaque de grande envergure. Le 13 juillet, un autre commandant de division, en ligne dans la région de Longpont, signalait à ses officiers qu'à l'occasion d'une grosse attaque ennemie, des forces ayant réussi à percer pourraient apparaître à l'arrière. Le commandement allemand avait en conséquence, avant le 15 juillet, pris quelques mesures : la VIIe armée (von Bœhn) qui tenait le front de Soissons à Château-Thierry étant destinée à porter son effort sur le front d'attaque de la Marne, une autre armée, la IXe (von Eben) venue de Russie, s'était intercalée entre l'armée von Hutier et l'armée von Bœhn dans la région de l'Oise à l'Ourcq, et cela à deux fins : car la mesure pouvait être d'intention offensive comme de précaution défensive. L'organisation de ce nouveau commandement, la mise à sa disposition de moyens largement calculés, la conséquence escomptée de l'attaque sur la Marne qui serait d'attirer les réserves françaises sur ce terrain, avaient enlevé toute préoccupation à Ludendorff pour le développement de son offensive du 15. Mais dès le 16, le commandement allemand avait dû, au contraire, devant la résistance française et l'anéantissement de ses divisions sur le front Gouraud, puiser dans les forces accumulées au nord de l'Ourcq. Il ne restait bientôt plus que neuf divisions en face de Mangin. Cependant, chose curieuse, l'ennemi se rassurait, loin de s'alarmer, car il tenait pour certain que nous aussi épuisions à notre effort de résistance les divisions destinées, une semaine avant, à l'offensive Mangin : Déjà, lit-on dans l'ordre d'un des lieutenants de von Eben, le général von Winckler, complètement abusé, déjà les Français retirent de notre front des troupes de valeur. Et persuadé que l'attaque de flanc était, de ce fait, devenue absolument impossible, l'ennemi diminuait de ce côté ses forces et ses moyens : dans la nuit du 16 au 17, dans le seul secteur d'une division, il avait retiré cinq batteries. S'il avait attendu Mangin au nord de l'Ourcq, à coup sûr, il ne l'attendait plus — et encore moins une contre-offensive au sud de l'Ourcq. Il comptait sans le sang-froid, la volonté tenace et l'esprit manœuvrier de Foch ; il allait être aussi surpris que s'il ne s'était jamais prémuni contre le coup depuis tant de jours préparé.

Mangin avait tout fait d'ailleurs pour que la surprise jouât en notre faveur le rôle qu'elle avait trop souvent depuis trois mois rempli au profit de l'ennemi. A cet égard, il était bien servi par l'écran naturel qu'en ces mois de plein été, la forêt de Villers-Cotterêts étendait entre l'ennemi et lui, tandis que la forêt de Compiègne offrait à l'arrière des couverts plus vastes encore. Par surcroît, les précautions les plus minutieuses avaient été prises pour que le jour et l'heure de l'attaque restassent inconnus de l'ennemi ; l'artillerie avait reçu l'ordre d'éviter les réglages dénonçant les intentions ; les téléphones, pour déconcerter les postes d'écoute spéciaux de l'ennemi, avaient été supprimés au delà des postes de commandement divisionnaires. Encore que, le 15, Mangin eût reçu tout un corps d'armée américain et le 2e Corps de cavalerie, puis, le 17, la 34e division britannique, les mouvements qu'occasionnait l'introduction de ces forces considérables dans le front de l'armée et dans ses réserves, avaient été si habilement réglés qu'ils n'avaient pu donner l'éveil. L'attaque étant fixée au 18 à 4 h. 35, l'armée von Eben s'endormait le 17, au soir, aussi tranquille que si les Alliés eussent été à cent lieues.

Au moment où, après une nuit d'orage, l'aube rosissait le ciel, notre artillerie ouvrit le feu sur tout le front de la 10e armée comme sur celui de la 6e. Mais les canons n'avaient pas commencé leur concert, que déjà les 321 chars d'assaut, les régiments d'infanterie, les escadrilles d'avions de Mangin partaient à l'assaut. Le barrage roulant, s'avançant méthodiquement, semblait lui-même prendre la direction du mouvement.

La 10e armée entra comme un coin dans le flanc ennemi : si l'avance, de l'Aisne à l'Ourcq (très précisément de Fontenoy à Troesnes), fut générale, elle allait rapidement se faire considérable en direction de Soissons par le plateau de Vauxbuin. Dès 8 heures du matin, on était maître du plateau 140 au nord de Fontenoy, de la croupe de Pernant-Montaigu, du ravin au sud de Pernant, de Missy-aux-Bois, des fermes Chavançon et Beaurepaire, de Villers-Hélon et de Blanzy, la dernière division de droite seule étant arrêtée au sud de Louatre et dans les fonds de la Savière. Mangin, du fantastique observatoire qu'il avait adopté, faisait pleuvoir les ordres pressants ; il poussait en avant les troupes, prescrivait aux commandants de corps d'avancer, à chaque progrès, leurs postes de commandement, talonnant en son impatience les troupes en retard et comme présent derrière chacune d'elles. Dès 7 h. 50, voyant le ciel se remplir d'avions allemands, il avait ordonné qu'on déchaînât la chasse en grand pour nettoyer le ciel. Celui-ci incontinent s'emplissait de nos avions. Pour la première fois, la division aérienne donnait toute sa mesure. Trois étages de patrouilles s'avançaient, une escadrille à haute altitude s'en prenant à l'aviation de chasse allemande, deux, à 2.000 mètres, attaquant l'aviation d'observation, une, volant bas et mitraillant les troupes en marche. L'aviation de bombardement semait, cependant, la terreur à l'arrière de l'ennemi et troublait ses communications, notamment au nœud de Fère-en-Tardenois. Des combats s'engageaient dans le ciel, qui, à la fin de la journée, était nettoyé.

On nettoyait aussi la terre : l'Allemand affolé tourbillonnait, lâchant pied en maints points dans un état de désarroi insolite ; entre 8 h. 50 et 9 h. 30, Missy-aux-Bois dépassé, la 1re division du Maroc était arrivée en face de Chaudun où les chars d'assaut faisaient merveille. Déjà les Américains fonçaient sur Vierzy, à 10 kilomètres de leur ligne de départ. Ils y entraient avant 11 heures, tandis qu'à la droite, Louatre, Villers-Hélon et le bois de Maulay étaient dépassés. A 17 heures, la ligne allemande était rompue, et Mangin pouvait donner au 2e corps de cavalerie l'ordre d'ouvrir à l'infanterie la route d'Oulchy-le-Château, moment historique où la cavalerie française, paralysée quatre ans, reprenait enfin sa vraie place dans la bataille. A cette heure, le front passait par Pernant, le plateau à l'est de Saconin et Breuil, Chaudun, Vierzy, le bois de Maulay, Villers-Hélon, le buisson de Hautvison, Ancienneville, Noroy-sur-Ourcq où il se liait, par-dessus la petite rivière, à la 6e armée, elle aussi portée fort en avant.

Elle s'était, après une préparation d'artillerie d'une heure trente, élancée à l'assaut dans les mêmes conditions. Un Degoutte, plus froid d'apparence qu'un Mangin, l'égale en secrète ardeur ; jeune, énergique à miracle, l'ancien commandant de la division du Maroc et du lie corps n'est pas homme à se laisser distancer, fût-ce par un Mangin. Et c'est, entre les deux frères d'armes, une belle lutte d'émulation dont les Allemands vont payer les frais. La 6e armée avait enlevé par surprise les avant-postes ennemis au moment même où se déclenchait le tir de l'artillerie sur la position de résistance allemande, puis tout le front s'était ébranlé de Troesnes (sur l'Ourcq) à Bouresches (nord de Château-Thierry), 147 chars d'assaut appuyant une magnifique infanterie. Dès 10 heures, bousculant toute résistance sérieuse, l'armée Degoutte avait balayé l'ennemi jusqu'à la ligne Marizy-Saint-Mard (est de Troesnes), Monnes, Chevillon, Torcy, Belleau. Dans l'après-midi, la droite continuait à progresser, enlevant Licy-Clignon et Courchamps et arrêtée seulement à un kilomètre de Neuilly-Saint-Front. Le front atteint le soir courait de Belleau à Bouresches par l'ouest de Neuilly-Saint-Front, Cour-champs, Torcy et Giery. Les deux armées assaillantes inscrivaient à leur tableau plus de iz000 prisonniers et près de 800 canons.

 

6. — La bataille renversée.

Le front allemand n'était pas seulement, du sud de Soissons au nord de Château-Thierry, sur une largeur de 40 kilomètres, refoulé ; il était ébranlé de telle façon, que toute la bataille, suivant les prévisions de Foch, devait en être renversée.

Celui-ci eut, ce 18 juillet, le sentiment très net de la victoire. Cette victoire, nous le savons, ne le surprenait point. Il ne songeait d'ailleurs nullement à s'en contenter ; pour qu'elle portât tous ses fruits, il fallait la poursuivre et l'étendre. Ni Mangin ni Degoutte n'avaient besoin d'être stimulés, — il s'en fallait. Quand, un instant, le soir du r8, s'étaient chez certains grands chefs manifestées quelques velléités de s'en tenir aux résultats obtenus, on avait vu Mangin comme Degoutte, forcer les volontés. Foch était alors intervenu pour que d'action se continuât sans désemparer et un ordre de Fayolle avait, dans la nuit du 18 au 19, prescrit que la bataille très heureusement commencée serait poursuivie cette nuit et demain, et fixait une direction à la poursuite. Mais il importait de nourrir les attaques. Le général en chef invitait en conséquence Pétain à renforcer l'action entreprise par les deux armées et à en préparer ensuite le développement, vers le nord, à concentrer dans ce double but toutes unités fraîches disponibles au sud de la ligne Château-Thierry-Reims-Massiges. Il voyait comme un fait accompli, tant l'ennemi y était condamné, le repli allemand au nord de la Marne et bientôt sur la Vesle. Les armées Mitry et Berthelot reconduiraient l'ennemi avec leurs ressources, — cependant que Mangin et Degoutte troubleraient sur son flanc cette difficile retraite. Les actions de toutes ces armées étaient dorénavant liées et l'Allemand, pressé de toutes parts et ayant perdu en une heure l'initiative si longtemps gardée, devait être manœuvré par tous avec la plus grande diligence.

Le 19 juillet, les armées Mangin et Degoutte avaient, dès l'aube, repris leurs attaques. La veille, elles n'avaient été retardées en leur avance que dans la vallée de l'Ourcq. Elles allaient, le 19, réduire la poche creusée de ce fait dans leur front, brisant, l'une de Villers-Helon à Rozet-Saint-Albin, l'autre à Neuilly-Saint-Front, la résistance ennemie.

Déjà Mangin prenait ses mesures et donnait ses ordres pour que son Pr corps occupât le mont de Paris au sud immédiat de Soissons et conquît le plateau au sud et à l'est de Belleu ; pour que le 2e corps enlevât, plus au sud, le plateau de la ferme de la Folie ; pour que le 30e corps se jetât sur les hauteurs nord d'Arcy-Sainte-Restitue et le ne corps sur les hauteurs est de Saponay. Il pensait couper la retraite aux armées allemandes en retraite : un ordre du grand quartier lui montrait déjà comme objectif le plateau Ambrief en direction de Bazoches. A partir de demain, prescrivait Fayolle, la 10e armée prendra comme axe général de marche : Bazoches-Fismes, progressant entre l'Aisne et l'Ourcq. La 6e armée de son côté, ayant porté son front de l'ouest de Vichel-Nanteuil à l'est de Bouresches, continuerait à pousser en direction de l'est, menaçant le flanc du repli allemand. Elle viserait à poursuivre sans arrêt sa progression en direction de Fère-en-Tardenois.

Il fallait que l'ennemi agît très vite, s'il voulait que les corps si imprudemment engagés au delà de la Marne ne se vissent point couper la retraite. En fait, l'attaque de Mangin et de Degoutte avait produit instantanément son effet au sud de la rivière. L'ennemi, dès le soir du 18, ne songeait qu'à se décrocher ; depuis la veille, il était aux prises avec Mitry qui, de Reuil-sur-Marne au sud de Château-Thierry, assumait, nous le savons, le commandement des troupes engagées. Dans l'esprit de Foch et de Pétain, cette nouvelle armée devait empêcher l'Allemand de se dérober à notre action à l'heure où les évènements du nord lui en imposeraient l'obligation. L'œuvre de nettoyage de la rive gauche avait, je le rappelle, commencé dès le 16 ; les troupes américaines rattachées à notre 38e corps avaient chassé les Allemands de tout le terrain situé au sud de Fossoy et de Crézancy (boucle de Mézy), tandis que notre artillerie écrasait, sur ce secteur du fleuve, les passerelles et les bateaux chargés de troupes allemandes et, le soir du 16, il ne restait plus, à l'ouest du Surmelin, d'ennemis au delà de la Marne : 600 prisonniers étaient tombés entre les mains de nos vaillants alliés. Le 17, les soldats de Mitry avaient progressé plus à l'est et celui-ci avait, pour le 18, prescrit une attaque générale qui, acculant l'ennemi à la rivière, l'empêcherait de la repasser sans dommage ; l'opération, remise au 19, ne put encore se déclencher ce jour-là ; l'armée attendait ses chars d'assaut qui paraissaient un élément essentiel de l'attaque. L'ennemi, déjà résolu à repasser l'eau, laissait en arrière de forts éléments de résistance qui, le 20, ayant à la hâte organisé une ligne de défense provisoire, ne pouvaient plus être facilement bousculés. Ces détachements se cramponnèrent en effet avec un beau courage au terrain, tandis que, dans la nuit du 19 du 20, les corps qu'ils couvraient repassaient en hâte la rivière. Ce n'était pas sans dommage arrivant sur la rivière, nous allions y voir échouer des attelages qui avaient dû s'y précipiter affolés avec leurs conducteurs, et, à cette heure, le barrage du Mont-Saint-Père plus en aval retenait déjà un sinistre amoncellement de débris de matériel de pont, d'agrès de bateaux, de cadavres d'hommes et de chevaux, m'écrit un témoin, au milieu desquels luisaient les écailles de centaines de poissons tués par l'explosion, des obus tombés dans la rivière. C'étaient, ces épaves, les restes de la seconde grande tentative de l'armée germaine au delà de la Marne.

Il n'en allait pas moins que lorsque, écrasant les arrière-gardes, l'armée Mitry atteignait enfin la Marne, les gros de l'ennemi étaient sur la rive droite, où, le 20, nos premiers éléments ne reprenaient que difficilement pied. L'ennemi avait détruit les passages : si le 38e corps, à sa gauche, parvenait dès le 21 à faire passer l'eau à ses divisions américaines et françaises, il fallut encore deux jours pour que la 9e armée, sous le tir des mitrailleuses et des batteries laissées sur les hauteurs de la rive droite, pût, sans trop de dommages, faire à son tour franchir la rivière à ses gros.

Sur le flanc gauche de l'ennemi, la 5e armée (Berthelot) avait, à son tour, repris l'offensive. Le 18, elle avait encore subi de rudes attaques presque toutes repoussées, mais déjà, sur certains points, ressaisi l'initiative des opérations. Le 19, elle avait repris pied dans le bois de Courton et progressé devant Marfaux. Le 20, elle attaquait sur la ligne Louvrigny-Montvoisin plus au sud et enlevait, avec des chars d'assaut, la falaise dominant la Marne ; au nord du fleuve, les 62e et 51e divisions britanniques, confiées à Berthelot, se jetaient dans la vallée de l'Ardre, mais étaient arrêtées devant Marfaux, Expilly et Cintron ; plus au nord, les Italiens, appuyés par nos troupes coloniales, rentraient à Sainte-Euphraise.

L'ennemi, en cette journée du 20, se défendait sur tout l'énorme cercle que formait, du mont de Bligny aux rives de la Marne et du fleuve aux abords de Soissons, le front de bataille. Sa résistance se faisait particulièrement âpre sur les deux côtés de la poche, sur les collines au nord de l'Ardre, à l'est, comme dans la vallée de la Crise, à l'ouest. A cette résistance désespérée, on pouvait deviner qu'il préparait un repli sur la Vesle. Toute sa manœuvre de retraite s'appuyant sur ces deux pivots, il les fallait maintenir à tout prix ; les divisions de renfort étaient dirigées sur ces deux régions et au sud de Soissons. Il s'agissait pour l'Allemand de sauver, avec les corps engagés dans la poche, l'énorme matériel qui les y avait suivis. L'ennemi ne se battait déjà plus que pour sauver une partie de sa mise ; en vain essayait-il, par d'incroyables communiqués à la presse allemande, de faire illusion à l'opinion ; en vain l'abandon de la rive gauche de la Marne était-il célébré à l'égal d'une des plus grandes victoires allemandes : nul ne doutait que, dès cette heure, la Victoire eût changé de camp ; les soldats allemands engagés dans la bataille ne se faisaient plus d'illusions. Lorsque, repoussés avec d'effroyables pertes sur le front Berthelot, défoncés entre la région de Soissons et celle de Château-Thierry par Mangin et Degoutte, ils repassaient la Marne sous la menace de Mitry, ils pressentaient, — les correspondances saisies en font foi, — que l'heure des revers avait sonné et prévoyaient qu'elle n'était que la première d'une longue série de jours malheureux. Un soldat alsacien qui servait dans une batterie alors engagée, m'a depuis conté que, le soir du 18 juillet, un camarade allemand lui dit : De ce coup-là, tu vas redevenir Français ! Les dépêches Wolff elles-mêmes ne pouvaient couvrir de leurs mensonges la trop criante réalité.

 

7. — L'Allemand défend ses flancs.

Foch tenait le succès : le 18 juillet était bien sa victoire ; la contre-offensive avait frappé, à l'heure qu'il avait arrêtée, l'ennemi en défaut ; parce qu'il l'avait de longue date préparée et que, contre vents et marées, il avait entendu qu'elle se déclenchât, il était autorisé à en revendiquer l'honneur ; il ne triomphait point, sachant tout ce qui restait à faire pour que de ce magnifique succès sortît la victoire décisive ; qu'elle en sortît un jour, lointain ou prochain, il n'en doutait pas ; sa confiance, imperturbable aux heures troubles, se fortifiait maintenant du succès dû non point du tout à une heureuse rencontre, mais à une prévision de toutes les heures. Maintenant cette prévision s'exerçait déjà sur un plus vaste champ et son esprit devançait les événements.

L'Allemand allait à coup sûr se replier : Foch travaillait à rendre ce repli difficile, à faire donner à la victoire d'entre Aisne et Marne tous ses fruits utiles ; mais suivant sa formule favorite, de quoi s'agissait-il ? De jeter l'Allemand non point seulement hors de la poche de l'Aisne, mais hors de France. Il avait entendu que toute la Coalition participât à la bataille entre Aisne et Marne, parce que c'était bien là que se jouait la grosse partie. Il savait, dès le 18, que le kronprinz Ruprecht de Bavière n'attaquerait plus au nord de la Somme et qu'on allait même lui prendre des divisions au profit des armées allemandes combattant sur le front à l'est de Paris ; il ne croyait plus à une attaque sur le front britannique ; quand on lui avait parlé d'indices d'attaque en Flandre, il avait simplement prescrit au gouverneur de Dunkerque de relever ses inondations, mais à Haig réclamant son 22e corps, il avait répondu que la bataille engagée sur un front de 130 kilomètres entre l'Aisne et l'Argonne supprimait toute crainte d'offensive sérieuse au nord de l'Oise ; il poussait le maréchal à déclencher une attaque sur le flanc de la poche de la Lys et déjà, le 20, il allait plus loin ; au point où l'on en était, il était indispensable de saisir l'ennemi et de l'attaquer partout où on pouvait le faire avec avantage.

Le 21 juillet, il revenait à la bataille engagée ; à ses lieutenants, il adressait une directive générale concernant les opérations à poursuivre : il fallait pousser l'action de la 10e armée sur les plateaux au nord de Fère-en-Tardenois en lui affectant toutes les ressources disponibles, organiser une parade éventuelle à la riposte que l'ennemi pourrait tenter au nord de l'Oise ou sur le front britannique, en regroupant en arrière de la gauche et du centre du groupe d'armées Fayolle les divisions fatiguées, retirées de la bataille.

Ce même jour, il avait reçu à son quartier général de Bombon, le général Pershing qui lui avait fait part de la situation des forces américaines ; elles pouvaient constituer avec les divisions entraînées une première armée qui recevrait un secteur du front en attendant qu'elle entreprît, — et cela ne tarderait pas, — une grosse opération à l'est de l'Argonne. Enfin le 24, Haig, Pétain et Pershing s'étant réunis chez Foch, celui-ci avait soumis à leur examen les projets d'opérations qui, la bataille de la Marne-Aisne une fois close, ne permettraient pas à l'ennemi battu de se ressaisir. Nous parlerons sous peu et longuement de ces projets du 24 juillet, si vite mis à exécution. Il était intéressant de constater dès maintenant qu'ils s'édifiaient, — embrassant tout le champ de bataille de France, — à l'heure où l'Allemand défendait encore opiniâtrement les flancs de ses armées entre Marne et Aisne. Mais il ne s'agissait point de s'arrêter aux incidents du jour, il les fallait précéder, afin d'être maître de faire l'événement du lendemain.

***

Le 20 au soir, un télégramme du grand quartier général avait prescrit aux quatre armées françaises d'entre Aisne et Marne de troubler la retraite des Allemands. Chacun comprendra, ajoutait le général Pétain, qu'aucun répit ne doit être laissé à l'ennemi jusqu'à ce que soient atteints les objectifs fixés. Le général Fayolle ajoutait pour son compte : Pousser ferme et à fond.

La bataille se poursuivait fort âprement de part et d'autre. Mais l'Allemand, assailli le 21 sur trois fronts, défendait désespérément les flancs de sa retraite.

Il était indiqué que devant l'armée Mangin, à sa droite, et devant l'armée Berthelot, à sa gauche, cette résistance se fît plus tenace. Les neuf divisions allemandes, opposées le 18 juillet à Mangin, étaient, dès le 20, épuisées ; mais l'état-major allemand avait précipité entre Oulchy-le-Château et Soissons, dès le 19, quatre divisions, puis, le 20, trois nouvelles, et il allait encore, le 21, y jeter de nouveaux renforts. Mangin, de son côté, reconstituait ses forces en vue d'un nouveau coup de bélier qu'il entendait ne donner qu'à coup sûr, celui qui, dix jours après, allait lui livrer, avec les faubourgs de Soissons, ce plateau d'Ambrief (au nord du Tardenois) qui, dès le 21, était l'objectif visé. Le 21, le 22, le 23, le 24, il ne pouvait qu'essayer de pousser vers la région d'Oulchy : il se contentait de recommander à ses chefs de corps une progression constante : il savait que son heure allait revenir et préparait activement un nouveau défoncement.

Au sud de l'Ourcq, la résistance était moindre devant Degoutte le 21, mais s'accentuait dès le 22. Dès le 21, à l'aube, nos patrouilles étaient entrées dans Château-Thierry, y liant la 6e armée avec les Américains qui avaient franchi la Marne à l'est de la ville. Mais c'était vers le Tardenois que Degoutte poussait ses forces ; dès le 21, il avançait de près de dix kilomètres sa ligne entre Ourcq et Marne, atteignant, au soir, le front Mont-Saint-Père-Épieds-Rocourt-Mongru-Saint-Hilaire ; obligé, le 22, de marquer le pas devant les violentes réactions de l'ennemi, il parvenait, le 23, à avancer encore sa gauche en direction de Fère, mais sa droite était accrochée devant Épieds où des combats très durs mettaient aux prises, une journée entière, Américains et Allemands. Degoutte brisait, il est vrai, le 24, cette résistance, car après des combats assez vifs, il pouvait atteindre à Beuvardes les lisières de la forêt de Fère, arrêté seulement par les batteries et mitrailleuses allemandes de la rive droite de l'Ourcq, installées sur son flanc gauche à la Butte-Chalmont que Mangin n'enlèvera que deux jours plus tard.

Cette résistance acharnée des Allemands sur leur flanc, de plus en plus âpre à mesure qu'on montait vers le nord, couvrait le repli de la Marne sur l'Ardre, en attendant la retraite sur la Vesle, qui, décidée le 19 juillet, devait être vivement poussée à l'heure où l'armée de Mitry avait franchi la Marne. Celle-ci y avait employé les journées des 22, 23 et 24 au milieu de difficultés extrêmes, les collines au nord de la Marne étant, je l'ai dit, bourrées de mitrailleuses et d'artilleurs. Le 24, cependant, Mitry avait établi des têtes de pont assez solides pour que toute son armée fût portée au delà de l'eau et, les divisions américaines de notre 38e corps ayant atteint Charmel, abordât en plein, le 26, la forêt de Ris. Son action se liait avec celle de la 6e armée au sud de la forêt de Fère, que Degoutte menaçait à l'ouest.

Sur ces entrefaites, la 5e armée reprenait à son compte la zone de combat de la 9e dissoute, Berthelot assumant ainsi la charge de toute la bataille au sud et à l'est de la poche déjà fort réduite. En face de lui, non moins que de Mangin, l'ennemi se cramponnait, ces 21 et 22 juillet, au champ de bataille : car, défendant au sud de Soissons le pivot de droite de sa retraite, il lui fallait défendre, au sud de Reims, le pivot de gauche. Ces trois jours se passaient en combats assez vifs sur les pentes de la montagne de Reims dont nous n'avions plus à reprendre que quelques arpents ; mais Berthelot préparait une opération destinée à faire tomber la résistance ennemie dans toute la vallée de l'Ardre : elle se déclencha le 23 à 6 heures ; les divisions britanniques, appuyées de chars, enlevaient les villages de Marfaux et Cuitrois ainsi que le bois d'Aulnay, tandis qu'à droite, une division de cavalerie française attaquait de Sainte-Euphraise sur le nord de la vallée et que des bataillons italiens poussaient d'un élan jusqu'au bois Naveau. Mais l'effort des Alliés se heurtait, comme au nord de l'Ourcq, à la résistance désespérée de l'ennemi. Celui-ci essayait encore, le 25, de réagir violemment par une attaque en masse sur Vregny ; il parvenait à faire fléchir notre ligne, bientôt rétablie par des contre-attaques. En somme, les combats étaient partout âpres et sanglants : nous avions affaire à un ennemi qui devait tout tenter pour empêcher la défaite de tourner au désastre.

Foch, — et l'événement l'y encourageait, — continuait à voir dans les attaques sur le flanc droit ennemi l'un des plus sûrs moyens pour précipiter la retraite en la troublant. Le 27, il insistait pour que les 10e et 6e armées fussent mises en mesure de monter une action commune, en direction générale de Fère-en-Tardenois. Ce jour-là même, une vigoureuse poussée était faite dans la vallée de l'Ourcq, principalement au sud, où la 6e armée occupait, en fin de journée, un front jalonné par la rive gauche de l'Ourcq, de Nanteuil-Notre-Dame à Courmont ; la 10e allait, le lendemain, en emportant la butte Chalmont (est d'Oulchy-le-Château), enlever à l'ennemi son principal appui sur la rive droite et menaçait nettement Grand-Rozoy qu'elle emporterait le 29.

L'ennemi, menacé d'une façon si pressante à l'ouest, s'était décidé à un premier repli, prononcé devant la 5e armée : celle-ci occupait, le 27, en fin de journée, le front Champroisy-Passy-Grigny-Guisles-Cuchery et l'est de Chaumuzy. Le lendemain, 28, la 6e armée franchissait l'Ourcq et occupait Fère-en-Tardenois, tandis que la 5e, lui donnant la main, attaquait sur Romigny et Ville-en-Tardenois ; elle se heurtait encore à une forte résistance, mais elle occupait le sommet de ce mont de Bligny, si âprement disputé depuis quinze jours, et forçait l'Allemand à se replier sur les hauteurs entre Ville-en-Tardenois et Sainte-Euphraise. Volant en avant de nos troupes, toute la division aérienne inquiétait la retraite ennemie. Le 29, déployée tout entière, sa 1re brigade en avant des 5e et 6e armées, sa 2e en avant des 6e et 10e, elle balayait le ciel et bombardait la terre.

Le 29 au soir, les 10e, 6e et 5e armées sont devant une ligne de hauteurs s'étendant entre la montagne de Paris (sud-ouest de Soissons) et Sainte-Euphraise (sud-ouest de Reims) : l'ennemi paraît vouloir y faire tête. Les 30, 31 juillet et 1er août, nos efforts pour aborder ces hauteurs restent infructueux : au pied des pentes, les villages de Seringes, Sergy, Villers-Agron sont âprement disputés ; on les prend, les perd, les reprend. La bataille semble arrivée à son point mort.

 

8. — La seconde attaque Mangin et le repli allemand sur la Vesle.

Certes, c'était un résultat que d'avoir contraint l'ennemi à un repli qui l'avait ramené depuis le 18, des hauteurs de la rive gauche de la Marne à celles de la rive droite de l'Ourcq et de l'Ardre. Mais Mangin n'était pas homme à marquer le pas sans avoir récupéré Soissons ; il sollicitait la mission que, tant elle était ardue, on hésitait, en haut lieu, à lui consentir. Le 30 juillet, le général en chef des armées alliées s'était rendu chez le commandant de la ne armée ; celui-ci, devant certaines hésitations, trépignait presque d'ardeur comprimée ; il finissait d'ailleurs toujours par arracher à ses chefs ce que d'abord la prudence avait semble conseiller de lui refuser : il plaida sa cause avec sa vivacité coutumière ; il reçut carte blanche ; la 10e armée donnerait son nouveau coup de bélier. La 5e armée était, d'autre part, avertie qu'elle aurait à pousser vivement l'ennemi, ébranlé par le nouveau coup donné entre Soissons et Fère-en-Tardenois.

Dès le 30, Mangin préparait son action : le 2, les 30e et 11e corps ouvraient la brèche entre l'Orme de Grand-Rozoy et Servenay, et ce premier assaut, suivant les prévisions du général, ébranlait assez l'ennemi pour qu'il abandonnât, dans la nuit du Ier au 2, le mont Laven, les bois d'Arcy et Rugny où notre cavalerie entrait le 2, dès 9 heures, tandis que le 20e corps atteignait les Bovettes et Droisy, dépassait Buzency et franchissait la Crise en direction du plateau d'Ambrief ; cependant, à gauche, le 1er corps, enlevant Noyant et Acouin, gravissait les hauteurs de Belleu-Mercin. Le général Mangin voyait s'ouvrir le chemin de Soissons, dont il attaquait les faubourgs, comme celui de mont Notre-Dame dominant la basse Vesle. Il comptait bien être, le lendemain, maître du champ ouvert à ses soldats : En avant ! La victoire du 1er août achève celle du 18 juillet et se termine en poursuite !... Ce soir, il faut que la 10e armée soit sur la Vesle, criait-il, dès 10 heures, à ses soldats. Avant même que l'ordre parvînt, la poursuite se faisait pressante, talonnante, parfois pénétrante. A 19 heures, les bataillons de chasseurs de la 11e division étaient dans la partie sud de Soissons[3] ; notre infanterie atteignait Billy-sur-Aisne, Écury, Nampteuil, Maast-et-Violaine. On voyait s'élever les flammes vers le nord. Les Barbares, rejetés de l'autre côté de l'Aisne, incendiaient les ponts de Soissons et de Venizel ; l'air était obscurci par la fumée des explosions ; plus à l'est, les ponts de la Vesle sautaient ; des incendies s'apercevaient à Fismes, Bazoches et Braisne ; l'ennemi essayait de détruire le matériel considérable qu'il ne pouvait plus emporter. D'autre part, il fallait surprendre les passages de la Vesle. Les généraux de division dirigeront eux-mêmes les mouvements de leurs unités en tête des gros, et cet ordre de Mangin marquait bien le nouveau caractère que tous les jours prenait la campagne. L'armée devait poursuivre sans arrêt ses succès : il fallait prendre pied sur les plateaux découverts entre Maast-et-Violaine et Branges de manière à déborder, par l'est, le ravin de la Crise, abordé de front par le 2e corps. Le 3, à midi, nous bordions l'Aisne en aval du confluent de la Vesle et tenions les hauteurs et villages au sud de cette rivière.

Sur tout ce front, l'ennemi était en retraite ; les 6e et 5e armées le talonnaient vivement et, la cavalerie ayant repris en avant de l'infanterie sa place normale dans la bataille, enlevait prisonniers et matériel. L'ennemi était, le 3 août, jusqu'à l'est de Bazoches, reconduit à la Vesle. Nos armées en mouvement ramassaient les traînards, le matériel en détresse. Le 4, les Allemands évacuaient le reste de la rive gauche que certains de nos détachements franchissaient derrière eux. La droite de la 6e armée (38e corps et divisions américaines), qui, depuis Château-Thierry, avait, en se battant, couvert 38 kilomètres, réoccupait Fismes dont les ruines fumaient. L'ennemi criblait d'obus à l'ypérite le front en marche, mais rien n'arrêtait notre poursuite.

Le 5 août, l'opération était terminée : l'Aisne, de Soissons au confluent de la Vesle, était solidement tenue, et sur la Vesle, il fallait, par prudence, arrêter l'élan de nos troupes, qui volontiers eussent tenté de franchir sans ponts la rivière. Le Commandement entendait que, provisoirement, on s'arrêtât là. Les Allemands semblaient résolus à tenir sur leur nouvelle ligne : la résistance eût coûté, si on tentait le passage de la rivière et l'assaut des plateaux du Nord, des pertes inutiles. Car déjà Foch avait besoin de tous ses moyens pour porter ailleurs son effort sur l'ennemi ébranlé. Il eût été insensé de forcer une forte position difficile quand, tout à l'heure, bien plus au nord, l'ennemi battu allait sentir de nouveau le poids de nos armes victorieuses. On rappela sur la rive gauche de la Vesle les quelques détachements passés sur la rive droite. On s'organiserait sur les nouvelles positions en attendant que fût reprise de ce côté, — elle le sera dans un mois, — l'offensive des armées de Reims à Soissons.

***

Pour le haut commandement allié, la bataille d'entre Marne et Aisne était close. Car c'était maintenant Foch qui décidait de l'heure et du lieu.

C'était le résultat de cette magnifique opération qui, déjà, a reçu dans l'Histoire le nom de seconde bataille de la Marne. L'assaut le plus formidable que les lignes alliées eussent connu, brisé dès les premières heures à l'est de Reims par l'armée Gouraud et déconcerté, du 15 au 17, à l'ouest de Reims, par la lutte pied à pied menée par les 5e et 6e armées ; l'offensive des 10e et 6e armées pleinement victorieuse les 18 et 19 juillet ; les assaillants du 15 juillet reconduits par les 9e, 6e, 5e armées sur la Marne, sur l'Ourcq, sur la Crise, sur l'Ardre, finalement sur la Vesle ; 30.000 prisonniers faits sur l'armée allemande, plus de 800 canons enlevés et plus de 6.000 mitrailleuses capturées ; le front raccourci de 45 kilomètres ; la voie ferrée Paris-Châlons rétablie ; la menace sur Paris supprimée : c'étaient là des résultats immédiats que les armées alliées, — car Anglais, Américains et Italiens s'étaient, on se le rappelle, battus à nos côtés, — mais, au tout premier rang, les armées françaises, pouvaient revendiquer avec fierté !

Et cependant, ces résultats obtenus n'étaient rien à côté de l'immense avantage que représentait l'initiative définitivement reprise par notre haut commandement. Tandis que le moral gravement atteint de l'année et du peuple allemands ne se relèverait point de ce formidable coup, tout au contraire, nos armées et notre nation se sentaient soudain portées vers la victoire. Nos grands chefs la préparaient. C'en était fini de la défensive ; elle ne nous avait point abattus ; c'était le miracle ; mais elle avait martyrisé les cœurs et angoissé les âmes. Maintenant nous avions ressaisi la maîtrise des opérations et la grande bataille de France en était retournée. Toutes nos qualités offensives s'allaient maintenant déployer à l'aise. C'est sur les rives de la Marne qu'une seconde fois le Destin s'était prononcé. C'est là que leur Gœthe eût pu écrire la phrase de Valmy : De ce lieu, de cette heure date une ère nouvelle.

La Victoire était en marche, et rien désormais ne pourrait l'arrêter. Foch en traçait déjà, d'une main souveraine, le plan et les conditions.

 

 

 



[1] Le cadre de cette étude m'empêchera de faire mention, au cours des pages qui vont suivre, autant que je le voudrais, des exploits et des services de l'aviation. Elle avait, certes, depuis le début de la guerre, joué un rôle précieux. Les aéronautiques d'armée, que j'ai vues prendre part aux batailles de Verdun, de la Somme et de l'Aisne, y avaient joué un rôle considérable. Mais ce n'est qu'à la fin du printemps de 1918 que nous voyons notre aviation singulièrement grossie se constituer en un outil tactique méthodiquement employé aux grandes opérations d'ensemble. Confiée depuis six mois au colonel, puis général Duval, l'aviation sortait de ses mains non seulement fortifiée et élargie, mais organisée, et dès les premières batailles défensives, — encore que l'œuvre fût incomplètement accomplie, — elle avait rendu des services tout nouveaux. La nouvelle division aérienne, formée de deux brigades dont chacune comptait escadres de bombardement et escadres de combat, avait reçu comme chef l'homme qui en avait préparé l'organisation, le général Duval : devenu par la suite aide-major général, il en passera, dans le courant de l'été, le commandement au colonel de Vaulgrenant, sans cesser d'en diriger de haut l'emploi. La lecture des ordres et comptes rendus de la division aérienne édifie sur la part considérable qu'elle a prise à l'énorme bataille de juillet-novembre. Se transportant, à la veille de chaque grande bataille de nos armées, derrière le champ de bataille où cette attaque va se déclencher, la division aérienne remplira non seulement la mission de renseignements à laquelle on l'a toujours vue se consacrer, mais accompagnera et généralement précédera l'attaque : bombardant les arrières ennemis, coupant les voies de communication, abattant les observateurs ennemis, livrant au-dessus de la bataille terrestre une véritable bataille aérienne, elle attaquera sans timidité lai troupes allemandes au sol ; dès le 5 juin, on verra un prisonnier du 109e d'infanterie déclarer que sa seule compagnie a perdu le 31 mai, par bombardement d'avions, 40 hommes ; je citerai à son heure le témoignage d'un soldat qui a vu toute sa division anéantie par la fameuse attaque de nos escadres aériennes. Celles-ci ne balaient pas seulement le ciel, suivant l'expression consacrée, mais parfois la terre, et son activité au sol, c'est le terme employé, vaut son activité aérienne. Que son plafond soit, du fait du temps, haut ou bas, elle reste redoutable, et si je ne peux insister sur sa participation à chaque bataille, c'est que, le lecteur le sait, je me suis interdit d'abandonner les grandes lignes de la bataille. Je pourrais en dire autant de l'artillerie et du génie dont le rôle sera, je l'espère, l'objet d'études spéciales. Nos armes savantes étaient, à la fin du printemps de 1918, arrivées à un haut degré de perfection. Et quant aux chars lourds ou légers, l'artillerie d'assaut, je dirai peut-être un jour quelle impression profondément rassurante m'avait laissée, à la fin de juin 1918, une visite bien passionnante faite au fameux camp de Bourron, où le général Estienne, figure si originale et si forte, créateur de l'arme, obtenait d'elle des progrès tous les jours plus merveilleux. Avions et chars apparaîtront au cours de ces études, mais bien rapidement, et il était juste de dire dès maintenant d'un mot quelle influence allait avoir sur notre victoire l'emploi des deux redoutables armes.

[2] Le général de Mondésir n'avait d'ailleurs, pour se conformer à la tactique de réception adoptée, fait reculer que fort peu ses avant-postes : il avait même donné primitivement l'ordre de se défendre les pieds dans l'eau. Cette mesure permettait à la 3a division américaine de contre-attaquer aussitôt.

[3] Dès l'aube, une patrouille de cavalerie, sous les ordres du lieutenant Rivain, avait traversé Soissons sous le feu des mitrailleuses allemandes tirant de la rive droite de l'Aisne et c'est sous le feu encore de ces mitrailleuses que pénétrèrent dans la ville les chasseurs du général Vuillemot.