Observations sur l’histoire des Grecs

 

LIVRE TROISIÈME

 

Des causes, qui dans la décadence d’Athènes et Sparte, empêchèrent que la Grèce ne rétablît son gouvernement fédératif. Situation de la Macédoine. Examen de la conduite de Philippe. Réflexions sur Alexandre.

 

 

Tant qu’Athènes eut des alliés dont les tributs contribuèrent aux frais de ses expéditions militaires, de son oisiveté, de son luxe et de ses plaisirs, elle ne sentit pas les suites dangereuses de la corruption que Périclès y avait introduite, en faisant donner des salaires aux citoyens pour assister aux spectacles et aux jugements de la place publique. Mais quand son empire fut borné à l’Attique, il fallait que tous les revenus de l’état fussent employés à ces sortes de rétributions, ou que le peuple dont elles faisaient toute la fortune, y renonçât pour reprendre ses anciennes mœurs, et suivant les institutions de Solon, chercher dans un travail pénible les moyens de subsister.

Il n’était pas possible d’espérer qu’il fît un pareil effort sur lui-même ; son goût pour les fêtes et les jeux était devenu une passion effrénée, et les derniers revers de ses armées, en lui ôtant jusqu’à l’espérance de se relever lui avaient fait perdre tout amour de la gloire et de la patrie. Les riches et les magistrats de leur côté craignirent, s’ils tentaient de le retirer de son ivresse, et de le porter à soulager la république d’une charge qui l’accablait, qu’il ne demandât l’abolition des dettes et un partage des terres. Sacrifiant donc le bien public à leur avarice particulière, ils ne travaillèrent qu’à confirmer les abus. Eubule dans ces circonstances fit passer un décret par lequel les fonds destinés à la guerre, furent appliqués à l’usage des spectacles, et on porta peine de mort contre quiconque oserait seulement proposer de le révoquer.

Dès lors Athènes se fit une habitude de son abaissement ; tout mérite fut dégradé, les talents militaires, les vertus civiles ne furent comptés pour rien ; et les poètes, les musiciens, les comédiens, les décorateurs devinrent les hommes d’état. Vos panathénées et vos bacchanales, disait Démosthènes à ses citoyens, se célèbrent toujours avec magnificence,... etc.  Tandis que la pauvreté de l’état portait une dépravation aussi honteuse dans les mœurs des Athéniens, et confirmait leur abaissement ; les richesses introduites à Sparte par Lysandre, ne préparaient pas une révolution moins fâcheuse dans les lois de Lycurgue. On convint, dit Plutarque, que ces richesses ne seraient employées qu’aux besoins de la république, et qu’un citoyen convaincu de posséder quelque pièce d’or ou d’argent, serait puni de mort. Mais, ajoute sagement cet historien, comment se flattait-on que le particulier méprisât des richesses que le public estimait ? Que servait-il que la loi veillât à la porte des Spartiates pour fermer à l’or l’entrée de leurs maisons, pendant qu’elle ouvrait leur âme à l’avarice ? L’or et l’argent se répandirent en effet du trésor public chez les citoyens : on était déjà corrompu, et on voyait encore subsister l’ancienne austérité des mœurs. On amassa d’abord sans oser jouir, et on attendait pour étaler sa fortune, que le nombre des coupables pût braver et opprimer la loi.

Le luxe qui ne se montra qu’en tremblant, réussit bientôt à se faire respecter. On se ferait cependant une peinture infidèle des désordres auxquels la république de Sparte se livra dans ces commencements de corruption, si on les comparait à ceux que les mêmes causes ont produits dans d’autres états. La rusticité des Lacédémoniens ne se façonnait que lentement et avec peine à cette élégance recherchée qui amollit le cœur et rabaisse l’esprit. D’ailleurs les richesses ne ruinèrent d’abord que quelques lois de Lycurgue ; elles en laissèrent subsister plusieurs qui avaient encore leur influence ; de sorte que Sparte présentait dans sa corruption même un spectacle digne de l’admiration des Grecs, s’ils eussent moins fait attention aux vertus qu’elle avait abandonnées, qu’à celles qui lui restaient.

La loi que publia l’éphore Épitadeus, par laquelle il était permis de vendre ses possessions, et d’en disposer par testament, porta le dernier coup aux mœurs des Lacédémoniens. Dès que la porte fut ouverte au trafic des héritages, l’avidité des riches envahit toute la Laconie. Le citoyen dépouillé de sa fortune, eut un besoin plus pressant que celui de remplir ses devoirs, il mendia la faveur des riches, et dès lors les distinctions ne furent plus attachées à la probité, mais aux richesses. Les vices des grands devinrent nécessaires à la subsistance du peuple, et les mains des Spartiates que Lycurgue avait destinées à ne manier que l’épée, la lance et le bouclier, s’avilirent parmi les instruments des arts que le luxe introduisit dans la Laconie.

Telle était, peu de temps après la mort d’Épaminondas, la situation de ces deux républiques célèbres ; et on ne doutera point que leur décadence ne préparât la ruine de la Grèce entière, si on fait attention aux changements que la guerre du Péloponnèse apporta dans ses intérêts, dans sa politique et dans ses mœurs. Diodore remarque que par le traité de trêve qu’Athènes et Lacédémone conclurent la dixième année de leur guerre, elles avaient sacrifié à une avidité mal entendue, les intérêts de leurs alliés. Ignorant qu’il fallait cacher leur ambition pour la servir plus avantageusement, elles convinrent de rester saisies des places qu’elles occupaient, et par une clause expresse se réservèrent la faculté de changer de concert leurs conventions, ou d’en faire de nouvelles, suivant que le bien de leurs affaires l’exigerait. Il n’en fallut pas d’avantage, ajoute le même historien, pour inspirer des soupçons aux principales républiques des Grecs. Elles craignirent que les Spartiates et les Athéniens ne se réunissent, et qu’au lieu de se faire une guerre ruineuse, ils ne partageassent entre eux toute la Grèce.

Quelque peu sensées que fussent ces alarmes, il partit sur le champ des ambassadeurs de tous côtés, pour jeter les fondements d’une ligue contre les deux peuples qu’on accusait d’aspirer à la tyrannie. Argos, Thèbes, Corinthe et élis se trouvèrent à la tête de la négociation. Il est vrai que ces villes accoutumées à un rôle subalterne, ne surent pas s’élever à la politique d’une puissance du premier ordre, et que faute d’un homme qui réglât leur conduite, elles ne réussirent pas à former une ligue : mais elles apprirent aux Grecs à secouer le joug de la subordination, et dès ce moment le nom d’Athènes ni de Sparte n’imposa plus comme autrefois.

Ce commencement d’anarchie augmenta à mesure que les Athéniens et les Spartiates s’épuisèrent, et furent moins en état de se faire respecter. Mais dès que les Thébains parvinrent à dominer, il n’y eut plus de ville qui ne se crût assez puissante pour devoir aspirer à la même fortune ; et toutes se flattèrent d’affermir leur empire par une conduite plus sage. C’est ce que voulait dire Démosthènes, quand il se plaignait amèrement qu’il s’élevât de toutes parts des puissances qui se vantaient de prendre la Grèce sous leur protection, et qui ne cherchaient en effet qu’à l’opprimer. Les Grecs, disait-il, sont actuellement leurs plus grands ennemis... etc. Ce n’était pas là le seul désordre auquel la Grèce fut en proie.

Thucydide nous apprend que dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, l’avarice et l’envie de dominer firent naître des divisions chez les Corcyréens. Sous prétexte de conserver au peuple ses droits, ou de n’élever que les plus honnêtes gens aux emplois, les magistrats qui ne songeaient en effet qu’à leur fortune particulière, formèrent des partis qui dégénérèrent bientôt en autant de factions qu’il était impossible de concilier, et dont Athènes et Lacédémone au contraire échauffèrent les emportements. L’une de ces républiques favorisait les prétentions du peuple, et l’autre l’aristocratie, et chaque parti, à la faveur de la protection qu’il recevait, faisait tous ses efforts pour opprimer ses ennemis.

Cette maladie des Corcyréens, continue Thucydide, devint une sorte de contagion qui infecta rapidement toute la Grèce. L’éloignement que les nobles, les riches et le peuple avaient toujours eu les uns pour les autres, depuis qu’ils avaient détruit le gouvernement monarchique, se fit sentir, mais avec d’autant plus de liberté, que les Athéniens et les Spartiates avaient à l’égard de chaque ville la même politique qui avait aigri les désordres des Corcyréens. On se fit des prétentions excessives, on les soutint avec opiniâtreté. Aux raisons de ses adversaires, le parti qui avait tort n’opposait que des clameurs tumultueuses, et réduisant ses ennemis au désespoir, les forçait à se conduire avec emportement. On prit des armes pour se rendre aux assemblées, et dès lors on se porta aux dernières extrémités, parce que la faction qui avait l’avantage, ne se bornant pas à affermir son pouvoir, voulait encore goûter le plaisir de se venger des injures qu’elle avait reçues. Les vices et les vertus changèrent subitement de nom ; l’emportement fut appelé courage, la fourberie prudence.

L’homme sage passa pour un lâche, l’effronté pour un ami zélé, et la politique devint l’art de faire, et non de repousser le mal. Il n’était permis à aucun citoyen d’être neutre et homme de bien, et les serments ne furent que des piéges tendus à la crédulité. Enfin, selon le rapport du même historien, s’il y avait quelque consolation dans ces malheurs, c’est que les esprits les plus grossiers avaient souvent l’avantage : se défiant de leur incapacité, ils recouraient à des remèdes prompts et violents, tandis que leurs ennemis étaient la dupe de leur finesse et de leurs artifices.

Ces désordres, dit Diodore, s’accrurent encore après que les Thébains furent déchus de l’élévation où Épaminondas les avait portés. Tous les jours c’était une ville qui bannissait une partie de ses citoyens ; et ces proscrits errants de contrée en contrée, cherchaient des ennemis à leur patrie. Dans le moment qu’ils s’y attendaient le moins, ils étaient rappelés par une faction qui avait besoin de leur secours pour s’emparer du gouvernement, et qui succombait dans une nouvelle révolution. Chaque république avait donc à la fois plusieurs intérêts. L’un était relatif à son bonheur général, et l’autre aux avantages particuliers des citoyens qui dominaient. Les opprimés avaient le leur, chaque cabale avait le sien. Ces intérêts multipliés à l’infini, se croisaient, se choquaient, se détruisaient continuellement. Vous étiez aujourd’hui l’allié d’une république, demain elle était votre ennemie. Vos partisans ont été bannis ou massacrés, et une faction contraire a déjà établi le gouvernement sur des principes tout opposés.

Au milieu de ces troubles, il était impossible de se proposer un objet fixe, et de se conduire longtemps par les mêmes principes ; aucune ville ne pouvait donc prendre un ascendant assez fort sur la Grèce pour la ramener aux lois d’un même gouvernement, réunir ses forces divisées, et les opposer à un ennemi étranger qui aurait voulu la subjuguer. Heureusement pour les Grecs, la Perse avait perdu la pensée de s’étendre du côté de l’Europe ; l’Illyrie et la Thrace étaient occupées par d’anciens ennemis, et en jetant les yeux sur la Macédoine, jamais on n’aurait pensé qu’on y dût bientôt forger les chaînes qui devaient asservir la Grèce.

Ce petit royaume n’avait encore joui d’aucune considération, et se trouvait alors dans la situation la plus fâcheuse. Amyntas, père de Philippe, avait été un prince faible. Accablé par la puissance des Illyriens, et prêt à perdre sa couronne, il ne lui resta d’autre ressource pour se venger de ses défaites et faire des ennemis à ses vainqueurs, que de céder ses états aux olynthiens. Après avoir éprouvé les plus cruels revers, il fût rétabli par les Thessaliens, et continua à régner avec la molle timidité d’un homme qui a vu de près sa ruine, et qui n’a dû son salut qu’à des secours étrangers. Alexandre, son fils aîné, lui succéda, et ne fit que paraître sur le trône. Ses sujets ne surent pas obéir à un roi qui ne savait pas commander. En même temps qu’il éprouvait l’ascendant des Illyriens, une partie de la Macédoine se révolta, et ses états étaient presque entièrement envahis par ses ennemis quand il mourut.

Moins digne encore de son rang que le prince auquel il succédait, Perdiccas n’avait aucun talent propre à le faire respecter même dans des circonstances où il n’aurait eu à gouverner qu’un peuple heureux et soumis. Ptolémée, fils naturel d’Amyntas, se cantonna dans une province de la Macédoine, et s’y rendit indépendant. Pausanias, prince du sang, qui avait été banni, rentra dans le royaume à la faveur des troubles, et se fit un parti considérable des mécontents, et de cette foule d’hommes obscurs ou inquiets, les auteurs ou les instruments des révolutions. Perdiccas fut tué dans une bataille qu’il livra aux Illyriens ; et la Macédoine qui vit passer sa couronne sur la tête d’un enfant, était assez malheureuse, pour devoir regarder la mort de Perdiccas comme un malheur nouveau.

Pausanias aspira alors ouvertement au trône, et Argée, autre prince du sang, et qui avait la même ambition, leva une armée pour ruiner son rival. Les étrangers profitant de ces divisions domestiques avaient déjà pénétré dans le cœur de l’état, lorsque Philippe qui était en otage à Thèbes, s’échappa pour aller au secours du royaume de ses pères. à peine, disent les historiens, parut-il en Macédoine, qu’on s’y ressentit de sa présence. Il est fait régent du royaume pendant la minorité du jeune Amyntas son neveu : mais les Macédoniens éprouvant bientôt combien il leur importait d’avoir un maître tel que Philippe, lui déférèrent la couronne.

Quelle que fût la situation de la Macédoine, ses maux n’étaient point incurables comme ceux de la Grèce. Dès qu’un peuple libre est une fois corrompu, il se familiarise avec ses vices, il les aime ; et il est rare qu’un citoyen ait assez de courage pour lutter contre les préjugés, les coutumes et les passions qui règnent impérieusement sur une multitude indocile ; et assez de crédit pour persuader à ses concitoyens de remonter, en faisant un effort sur eux-mêmes, au point dont ils sont déchus. Si une seule république est en quelque sorte incapable de réforme, que devait-ce être de la Grèce qui renfermait autant de républiques que de villes ? Toute l’histoire offre à peine deux ou trois exemples de peuples libres qui aient souffert qu’un législateur les privât de leurs erreurs et de leurs abus. Était-il donc naturel d’attendre que ce prodige si rare devînt commun chez les Grecs ? Cependant si ce changement ne se faisait que dans une ou deux de leurs républiques, ne devenait-il pas inutile au salut général de la nation ? Puisque la corruption des autres peuples offrait à ses ennemis mille moyens de la ruiner.

L’histoire des monarchies est au contraire remplie de ces évènements si rares dans les républiques : comme le citoyen n’y est pas son propre législateur, qu’il est accoutumé à obéir et à recevoir les impressions que lui donne son maître ; un grand prince se crée quand il le veut une nation nouvelle. Le peuple sort de son assoupissement, il quitte ses vices, et sans qu’il s’en aperçoive, il prend un nouveau caractère et la vertu qu’on veut lui donner.

Loin que les talents avec lesquels Philippe était né, eussent été étouffés par une mauvaise éducation, les malheurs de sa famille lui avaient appris à y joindre des vertus ; élevé dans une république où le peuple était le maître de ses lois, il n’y vit rien de cet orgueil, de ce faste, de cette flatterie qui assiégent les cours, enivrent les princes de leur puissance, ou leur persuadent qu’ils sont assez grands par leur place pour n’avoir pas besoin d’une autre sorte de grandeur. Accoutumé aux ménagements par lesquels le magistrat d’une démocratie subjugue une multitude qui est son maître, il porta sur le trône cette modération, cette patience, ce respect pour les hommes qui mettront toujours un prince au dessus des lois, et lui donneront une autorité sans borne.

Rien n’est plus instructif que l’examen de la conduite de Philippe : la politique n’a point de précepte à donner à un roi qu’elle ne puise dans sa vie ; et tout prince qui se conduira par les mêmes principes, aura les mêmes succès. Il fallait préparer à la victoire des soldats accoutumés à fuir, et c’est en leur témoignant d’avance une estime qu’ils ne méritaient pas encore, que Philippe leur donne de la confiance, et leur apprend à se respecter eux-mêmes. Formé à la guerre sous Épaminondas, il transporte en Macédoine la discipline que les Thébains devaient à ce grand homme, et il inventa la phalange, ordre admirable de bataille, et qui parut si redoutable à Paul-Émile dans un temps cependant qu’on avait affaibli cette ordonnance en croyant la fortifier. Si ce prince se mêle lui-même parmi ses soldats, et leur enseigne par son exemple à braver tous les dangers, il a, comme général, essayé auparavant leur courage ; il craint de le compromettre, et ne veut vaincre par la force que les difficultés que sa prudence n’aura pu lever. Poursuit-il les armes à la main Argée, homme inquiet et ambitieux qu’on ne peut réduire qu’en l’accablant : c’est par des négociations qu’il cherche à ruiner Pausanias. En même temps qu’à force d’argent et de promesses il détache la Thrace des intérêts de ce rebelle, il le flatte, lui donne des espérances, et le retient dans l’inaction jusqu’à ce qu’il puisse le menacer de toutes ses forces.

Dès que la tranquillité fut rétablie, Philippe s’appliqua à faire valoir toutes les parties de ses états. Il craint de donner des forces à un abus, s’il l’attaque sans être sûr de le ruiner ; il feint de ne pas voir le vice qu’il ne peut opprimer, et ne songe à rétablir l’ordre qu’après avoir trouvé les moyens de l’affermir. Il fait des lois, et a préparé les esprits à leur obéir ; il imprime un nouveau mouvement à la Macédoine, et rien n’y demeure oisif et inutile. Telle est la marche d’une ambition qui s’étend dans son propre domaine, et y fait en quelque sorte des conquêtes, avant que d’en méditer infructueusement sur ses voisins.

Philippe avait à peine réussi à ruiner ses plus grands ennemis, je veux dire la paresse de ses sujets, leur timidité et leur indifférence pour le bien public, qu’il se présenta un écueil bien dangereux pour lui. Ce prince avait visité les principales républiques de la Grèce ; il en avait étudié par lui-même le génie, les intérêts, les forces, la faiblesse et les ressources ; il avait été témoin de la chute de Sparte et de la décadence des Thébains ; il connaissait la corruption dont j’ai parlé au commencement de ce livre, et la Grèce en un mot semblait se précipiter au-devant du joug et ne demander qu’un maître. En y entrant, on était sûr, à la faveur de ses divisions, d’y trouver des alliés. Quelles espérances ne devait pas concevoir Philippe, sur les intérêts opposés de tant de peuples ? Tout autre prince à sa place eût peut-être cédé aux mouvements de son ambition, et eût sûrement échoué.

Qu’on me permette de le remarquer, l’histoire n’offre presque partout que des états qui ont péri, ou qui sont restés dans une basse médiocrité, pour avoir voulu profiter de toutes les occasions favorables de s’agrandir que la fortune leur a offertes. Philippe savait qu’il y a un ordre à observer pour ne point avoir de succès infructueux ; que telle conquête, difficile et inutile par elle-même en l’entreprenant la première, devient aisée, confirme les avantages précédents, et en assure de nouveaux, si on n’en fait que sa seconde entreprise. Que ce prince en effet eût d’abord attaqué les Grecs, les anciens ennemis de la Macédoine n’auraient pas manqué de recommencer leurs hostilités. Péoniens, Illyriens, Thraces, c’eût été autant d’auxiliaires de la Grèce ; et Philippe obligé de suspendre ses efforts d’un côté pour marcher de l’autre, se serait mis dans la nécessité de diviser ses forces. Allant sans cesse des Grecs aux barbares sans pouvoir rien finir, il eût multiplié les obstacles qui s’opposaient à son agrandissement ; il eût fallu vaincre à la fois et avec beaucoup de peine des ennemis qu’on pouvait facilement ruiner les uns après les autres.

Philippe avait montré trop d’habileté contre Argée et Pausanias, pour se faire de nouveaux ennemis avant que d’avoir détruit les anciens. Il tourne d’abord toutes ses forces contre les Péoniens et les subjugue ; il attaque ensuite les Illyriens, défait à leur tour les Thraces, enlève aux uns et aux autres les conquêtes qu’ils avaient faites sur la Macédoine, détruit leurs principales forteresses, en construit sur ses frontières ; et ce n’est qu’après avoir humilié les barbares, et s’être mis à couvert de toute entreprise de leur part, qu’il entreprend de se rendre maître de la Grèce.

La plupart des projets échouent, parce qu’on commence à les exécuter dans le moment même qu’on les conçoit ; rien par conséquent ne se trouve préparé. On se hâte de faire des dispositions : on ne voit les objets qu’à moitié, confusément et à travers la passion dont on est agité ; au lieu de prévenir les évènements, on est borné à y remédier ; bientôt on leur obéit, et dès lors ce n’est plus l’intelligence, c’est la fortune qui décide du succès. Plus communément encore les états n’ont qu’un but vague et indéterminé de s’agrandir. Il arrive de là qu’une puissance sans principes, sans alliés, et odieuse à tous ses voisins, ne sait jamais précisément à quel peuple elle aura affaire. Ne pouvant par conséquent diriger ses vues au même point, ni préparer d’avance par la politique le progrès de ses armes, elle ne jouit jamais de tous les avantages qui lui sont naturels, et trouve toujours des ennemis dont les forces sont entières.

Philippe, au contraire, médita longtemps son entreprise contre les Grecs, et avant que de les attaquer, il travailla à aigrir leurs divisions. C’est dans cette vue qu’il flatte l’orgueil d’une république, promet sa protection à celle-ci, recherche l’amitié de l’autre, refuse, accorde, ou retire ses secours suivant qu’il importe à ses intérêts. Sous prétexte que ses finances ont été épuisées par les guerres qu’il a faites aux barbares, et qu’il veut bâtir des palais et les orner de tout ce que les arts ont de plus exquis, il fait dans toutes les villes de la Grèce des emprunts considérables à gros intérêt : mais son objet est de tenir entre ses mains la fortune des citoyens les plus puissants de chaque république, et de les attacher à la sienne. Il songe à établir avec la Grèce une sorte de commerce qui y introduira un nouveau genre de corruption, il se fera des pensionnaires en paraissant ne faire que s’acquitter envers ses créanciers. En un mot il multipliera les vices des Grecs pour craindre moins leurs forces. Instruit par l’exemple d’Athènes et de Sparte que leur ambition et leur dureté avaient perdues, Philippe, en commençant la conquête de la Grèce, voulut vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, et ne paraître que leur instrument. Tantôt il soumet un peuple par ses bienfaits ; c’est le sort des Thessaliens qu’il délivre de leurs tyrans, et qu’il fait rétablir dans le conseil des amphictyons. Tantôt il semble ne se prêter qu’à regret à l’exécution des desseins qu’il a lui-même inspirés. S’il porte la guerre dans une province de la Grèce, il s’y est fait appeler ; c’est ainsi qu’il n’entre dans le Péloponnèse qu’à la prière de Messène et de Mégalopolis que les Lacédémoniens inquiétaient. Sent-il l’importance de s’emparer d’une ville : il ne cherche point à l’irriter, il lui offre au contraire son amitié, et chatouille son ambition pour la brouiller avec ses voisins. Mais à peine cette malheureuse république a-t-elle donné dans le piége, que faisant jouer les ressorts qu’il a préparés pour se ménager une rupture, ou feignant de prendre la défense des opprimés, il détruit son ennemi sans se rendre suspect à personne. Les Olynthiens furent la dupe de cette politique, lorsque comptant sur la protection de la Macédoine, ils indisposèrent contre eux ceux de Potidée.

Jamais prince, pour se rendre impénétrable, ne sut mieux que Philippe l’art de varier sa conduite sans varier dans ses principes. Négociations, alliances, paix, trêves, hostilités, retraites, inaction, tout est employé tour à tour ; et tout le conduit au but duquel il paraît toujours s’éloigner. Habile à faire naître des lueurs, à donner des craintes, des espérances, des soupçons, à confondre ou à séparer les objets ; ses ennemis sont toujours des ambitieux, et ses alliés des ingrats, et il recueille seul tout le fruit des guerres où il n’était qu’auxiliaire.

Le plus grand pas que Philippe fit pour parvenir à la domination de la Grèce, ce fut de se faire charger par les Thébains de venger le temple de Delphes et les amphictyons du sacrilège des Phocéens. Outre la gloire qu’il acquit en terminant une guerre qui durait depuis dix ans, le droit de députer au conseil amphictyonique que perdirent les vaincus, fut annexé pour toujours à la Macédoine ; et cette couronne partagea encore avec les Béotiens et les Thessaliens la prérogative de présider aux jeux pythiques, dont les corinthiens furent privés en punition des secours qu’ils avaient prêtés aux Phocéens.

Quel que peu considérables que fussent par eux-mêmes ces deux avantages, ils changeaient en quelque sorte de nature entre les mains de Philippe. Les jeux pythiques, de même que les autres solennités de la Grèce, ne se passaient plus, il est vrai, qu’en spectacle et en fêtes inutiles : mais puisque les Grecs étaient assez frivoles pour en faire un objet important, il n’était pas indifférent à un prince aussi habile que Philippe d’y présider, et d’avoir en quelque sorte l’intendance de leurs plaisirs. L’assemblée des amphictyons avait perdu tout son crédit, depuis que les principes de l’ancien gouvernement avaient été altérés. Les peuples s’accoutumant à ne consulter que leur ambition, et à se faire raison par eux-mêmes des injures qu’ils avaient reçues, n’y portaient plus leurs plaintes ; et ses décrets ne conservaient quelque autorité qu’autant qu’ils intéressaient la religion. Malgré cet avilissement des amphictyons, Philippe gagnait beaucoup à y être agrégé. Il n’était plus étranger à la Grèce ; sans se rendre suspect, il pouvait entrer plus avant dans ses affaires, et il assista en quelque sorte au conseil des peuples qu’il voulait subjuguer.

Ce prince n’eut pas beaucoup de peine à se rendre le maître d’un corps qui depuis longtemps ne se conduisait que par des impressions étrangères. Mais pour en faire un instrument plus utile à son ambition, il releva sa dignité, et sans cesser de le gouverner, il rétablit la plupart de ses anciennes lois. Les prêtres, les gens de bien, et toutes les personnes dévouées au culte du temple de Delphes, avaient déjà commencé à exalter le respect et le zèle de Philippe pour les dieux ; ses pensionnaires vantèrent alors sa modération et sa justice, et il ne fut plus question dans la Grèce que du retour du siècle d’or. Les citoyens lassés des troubles domestiques, se flattèrent de voir affermir la paix ; tandis que les ambitieux, les intrigants, les chefs de parti se félicitant en secret du crédit qu’avait acquis leur protecteur, prévoyaient une révolution prochaine, et contribuaient par leurs éloges à tromper tous les esprits. En un mot, tel était, si je puis parler ainsi, l’engouement des Grecs pour Philippe, que Démosthènes, son plus grand ennemi, changea subitement de langage. Au lieu de pousser les Athéniens à la guerre, il parla de paix : il prononça un discours pour les engager à reconnaître la nouvelle dignité de Philippe, et le décret par lequel les amphictyons l’avaient reçu dans leur assemblée.

Jusqu’alors il n’y avait eu dans la Grèce que cet orateur qui, dévoilant les projets ambitieux de ce prince, tachât d’éclairer les esprits et de les soulever. Si un homme eût été capable de retirer les Athéniens de leur assoupissement, de rendre aux Grecs leur ancien courage, et de ne leur redonner qu’un même intérêt, c’eût été Démosthènes, dont les discours embrasés échauffent encore aujourd’hui le lecteur : mais il parlait à des sourds ; et grâces aux libéralités encore plus éloquentes de Philippe, dès que l’orateur proposait en tonnant de lever des armées et d’équiper des galères, mille voix s’écriaient que la paix est le plus grand des biens. Démosthènes parlait à l’amour de la gloire, à l’amour de la patrie, à l’amour de l’indépendance ; et ces passions n’existaient plus. Les pensionnaires de Macédoine remuaient au contraire et intéressaient la paresse, l’avarice et la mollesse d’Athènes ; ainsi cette république toujours retenue dans son oisiveté, ne donnait à la Grèce aucun exemple de fermeté capable de piquer son émulation.

Quand Philippe s’y serait pris avec beaucoup moins d’habileté pour soumettre les Grecs, était-ce connaître leur situation actuelle, c’est-à-dire les haines implacables qui les divisaient, la diversité de leurs intérêts, et l’ambition qui les armait les uns contre les autres, que d’espérer de les réunir, et de former encore contre la Macédoine une ligue générale comme on avait fait autrefois contre la Perse ? Rapportons nous-en à Polybe. Quelque estimable, dit cet historien, que soit Démosthènes... etc.  On pardonne à Démosthènes de n’avoir pas d’abord connu le changement survenu dans les intérêts de la Grèce, et de s’être conduit par des principes anciens quand il s’en fallait faire de tout nouveaux ; ce défaut n’est que trop commun dans les hommes d’état. Mais comment ne sentait-il pas que les injures dont il accablait les magistrats de Messène, de Mégalopolis, de Thèbes, d’Argos, etc. Loin de le conduire à son but, devaient faire des ennemis aux Athéniens, et des partisans à Philippe ? Après avoir fait l’épreuve de la faiblesse, de l’irrésolution et de la lâcheté de ses concitoyens ; après avoir connu par expérience l’inutilité des ambassades dont il fatiguait la Grèce, pourquoi n’a-t-il pas changé de vues ? Et peut-on ne le pas mépriser comme politique et comme citoyen, dans le moment même qu’on l’admire comme orateur ?

Pour s’opposer à la fortune de Philippe, Démosthènes ose proposer aux Athéniens de lever deux mille hommes de pied et deux cens cavaliers, dont un quart sera composé de citoyens, et d’y joindre dix galères légèrement armées. Je ne forme pas,  disait-il, de plus grandes demandes,... etc.  Quel était donc son dessein ? nous devons,... etc. Étrange manière de régler l’état de la guerre dans ces circonstances ! Fallait-il beaucoup de lumière pour voir la folie d’un projet, qui au lieu de courage ne devait inspirer aux Athéniens qu’une inquiétude ridicule ; qui loin d’imposer à un ennemi dont on avouait la supériorité, n’était propre qu’à l’irriter, et à hâter par conséquent la ruine d’Athènes. Aussi Polybe reproche-t-il à Démosthènes de n’avoir point su lire dans l’avenir, et de s’être livré à un emportement téméraire. Les Athéniens, dit cet historien, cédant enfin aux sollicitations de leur orateur, se roidirent contre Philippe ; ils furent battus à Chéronée, et après cette bataille ils n’auraient conservé ni leurs maisons, ni leurs temples, ni leur qualité de citoyens, si le vainqueur n’eût consulté sa générosité.

J’aime bien mieux le sens admirable de Phocion qui, aussi grand capitaine que Démosthènes était mauvais soldat, se mettait à la portée de ses concitoyens, et leur conseillait la paix, quoique la guerre dût le placer à la tête des affaires de la république. Je suis d’avis, disait-il un jour aux Athéniens, que vous fassiez en sorte d’être les plus forts, ou que vous sachiez gagner l’amitié de ceux qui le sont. Ne vous plaignez pas de vos alliés, mais de vous-mêmes dont la mollesse accrédite tous les abus ; mais de vos généraux dont le brigandage soulève contre vous les peuples mêmes qui périront si vous succombez. Je conseillerai la guerre, disait-il une autre fois, quand vous serez capables de la faire, quand je verrai les jeunes gens bien résolus à ne pas abandonner leur rang, les riches contribuer volontairement, et les orateurs ne pas piller le public.

Voilà toute la politique de Phocion. Ce grand homme regardait sa république comme un malade auquel il ne s’agit pas de rendre la santé, mais de prolonger seulement la vie par un régime sage et circonspect. Affaiblie en effet par une longue suite de maux, elle aurait nécessairement succombé dans une crise occasionnée par des remèdes violents. Phocion aurait permis à un peuple vertueux de se livrer au désespoir, parce qu’il est en droit d’en attendre son salut ; mais il savait qu’une république corrompue est téméraire si elle ose seulement tenter une entreprise difficile. Il jugeait la perte des Grecs inévitable ; il sentait que c’était la hâter que de vouloir l’éviter, et qu’il fallait se borner à la reculer.

Ce que j’ai dit jusqu’à présent de la situation de la Grèce et de la politique savante de Philippe, donnera sans doute lieu de penser que Démosthènes, soit qu’il conseillât aux Athéniens des entreprises qui ne pouvaient avoir un succès heureux, soit qu’il multipliât les divisions de la Grèce par la conduite qu’il tenait à l’égard des principales républiques, poussait lui-même les Grecs à leur ruine, et servait par conséquent l’ambition de Philippe. Mais en pensant de la sorte on craindra de se tromper ; parce que ce prince regardait au contraire Démosthènes comme un ennemi dangereux, et qu’il n’oublia rien pour le gagner ou du moins pour lui fermer la bouche.

Philippe connaissait sans doute tous les avantages qu’il retirait de l’imprudence de Démosthènes : mais trop habile artisan d’intrigues pour n’être pas sûr de remuer la Grèce par le moyen de ses pensionnaires et de ses alliés, et d’y susciter des troubles à son gré ; il lui importait peu qu’en aigrissant quelques républiques contre lui, on fournît à son ambition le prétexte de les asservir. Il pouvait se passer des services que lui rendait Démosthènes, et il craignait cette éloquence impétueuse qui le représentait comme un tyran, qui entretenait dans les Grecs le souvenir des grandes actions de leurs pères, et de leur amour pour l’indépendance, et le contraignait à n’agir qu’avec une extrême circonspection. Plus Philippe s’appliquait adroitement à lasser la Grèce de sa liberté, et à lui inspirer une certaine confiance qui la préparât à obéir quand elle serait vaincue, plus il devait voir avec chagrin que l’orateur Athénien dévoilât ses projets ; et en apprenant d’avance aux Grecs à rougir de la servitude qu’ils ne pouvaient éviter, rendît en quelque sorte incertain le fruit de ses victoires.

D’ailleurs ce prince avait vu dans les dernières guerres domestiques de la Grèce, que Sparte, Athènes,

Thèbes et d’autres républiques avaient tour à tour imploré la protection de la Perse, et s’étaient servies de ses forces pour perdre leurs ennemis. Cette politique n’avait plus rien d’odieux, et il était naturel qu’après avoir tenté inutilement de trouver des ressources chez les Grecs mêmes contre la Macédoine, Démosthènes se jetât entre les bras des satrapes d’Asie. Philippe avait d’autant plus lieu d’appréhender une pareille démarche de la part de cet orateur, qu’il passait pour avoir des liaisons étroites avec la cour de Perse, et même pour être son pensionnaire. Cependant si cette puissance venait à se mêler des affaires de la Grèce, les projets de Philippe étaient renversés. Les richesses immenses de l’Asie auraient aisément débauché à ce prince tous ses amis ; elles auraient réuni toutes les républiques, en ne donnant à leurs chefs qu’un même intérêt de s’enrichir. Philippe au lieu de vaincre les Grecs par les Grecs mêmes, aurait donc été obligé de les attaquer réunis, et pour les asservir, il eût fallu triompher des Perses mêmes.

L’évènement justifia combien les alarmes de Philippe étaient fondées. Dans sa troisième philippique, Démosthènes ouvrit l’avis d’envoyer des ambassadeurs au roi de Perse, de lui représenter de quel intérêt il était pour lui de ne pas souffrir l’agrandissement de la Macédoine aux dépens de la Grèce, et de le presser de donner des secours aux Athéniens. L’orateur qui n’avait d’abord que tâté les esprits, insista dans un autre discours sur la nécessité de cette résolution qui fut enfin approuvée par sa république. La négociation des Athéniens réussit, et Philippe ayant formé les siéges importants de Périnthe et de Byzance, se vit troubler dans ces opérations par les secours que la cour de Perse et la république d’Athènes envoyèrent aux assiégés. C’est alors que ce prince fit voir toute la sagesse dont il était capable. Il jugea qu’en s’opiniâtrant à son entreprise, il irriterait ses ennemis, les lierait plus étroitement, et les forcerait à faire par passion ce que leur courage ni leur prudence ne leur ferait jamais entreprendre. Pour conjurer l’orage qu’il voyait se former, il lève donc le siége des places qu’il serrait déjà de près, et tourne ses armes contre les Scythes.

Les Athéniens d’autant plus vains qu’ils étaient plus lâches, ne doutèrent point que la nouvelle expédition de Philippe ne fût un coup de désespoir. Ils crurent qu’humilié de sa disgrâce, il allait cacher sa honte dans la Scythie. Se livrant à une joie insensée, ils pensèrent être libres, et que la Grèce n’avait plus rien à craindre d’un prince occupé d’une guerre qui devait le ruiner. Si Philippe ne veut pas s’engager avec les Scythes, et commencer une guerre inutile et sérieuse qui l’eût empêché de se porter à son gré dans la Grèce ; les Athéniens jugent qu’il est indécis et timide, et ne manquent pas d’attribuer cette conduite à sa consternation. La cour de Perse de son côté était trop bassement asservie à ses rois, pour ne pas persuader à Ochus, qu’il avait triomphé de Philippe. Moins ce prétendu triomphe avait coûté à la Perse, plus elle crut qu’il était inutile de déployer de plus grandes forces pour imposer à Philippe. L’orgueil des alliés et leur joie les empêchèrent de prendre des mesures pour l’avenir ; et comme l’avait prévu leur ennemi, le lien qui les unissait, se relâcha.

Philippe cependant qui les observait de la Scythie, méditait sa vengeance : mais afin de faire une diversion plus prompte dans les esprits, et de mieux séparer Athènes de la Perse, il veut occuper les Grecs d’une affaire à laquelle il semble lui-même ne devoir prendre aucune part. Se servant donc du crédit qu’il a sur les amphictyons, il fait déclarer la guerre aux Locriens d’Amphysse qui s’étaient emparés de quelques champs consacrés au temple de Delphes ; et engage le conseil à donner le commandement de l’armée à Cottyphe, homme dévoué aux intérêts de la Macédoine. Ce général traîne la guerre en longueur, ne se permet aucun succès, et laisse même prendre assez d’avantages aux Locriens, pour que les gens de bien craignent un scandale et qu’Apollon ne soit pas vengé. Les esprits s’échauffent aux clameurs des partisans de Philippe : on ne parle dans toute la Grèce que de faire un effort général pour exterminer des sacrilèges : les Locriens rappellent le souvenir des Phocéens. Philippe a vaincu ceux-ci, il peut seul réduire les autres ; on s’accoutume à cette manière de penser, ses ennemis n’osent s’y opposer dans la crainte d’être accusés d’impiété, et les amphictyons ont enfin recours à lui.

Autant que ce prince avait fui jusques là l’éclat, autant chercha-t-il à imposer par l’appareil de son expédition, dès qu’avoué par les états de la Grèce, et à l’abri de la religion, il put se livrer à son ambition. Il eut à peine défait les Locriens, que mettant à profit la sorte d’ivresse qui accompagne toujours un grand succès, et qui porte toujours les peuples au-delà du but, il se saisit d’Élatée, y rassemble ses forces, et sous prétexte de punir les Athéniens des secours qu’ils ont donnés aux rebelles, se prépare à fondre sur eux. Le danger qu’Athènes vit à ses portes, fit ce que n’avait pu faire l’éloquence de Démosthènes. Le citoyen s’arracha à ses spectacles, et reprit son ancien génie. La république se ligue avec les Thébains que Philippe commençait à maltraiter, depuis qu’il les avait rendus odieux à la Béotie ; et ces deux peuples combattirent avec une valeur héroïque pour défendre leur liberté.

La bataille de Chéronée décida du sort de la Grèce. Philippe toujours attentif à diviser ses ennemis, et à tempérer par des actes de clémence la sévérité à laquelle le bien de ses affaires le contraignait quelquefois, prévient les Athéniens par des bienfaits, leur renvoie leurs prisonniers sans rançon, et leur offre un accommodement avantageux ; tandis qu’il poursuit les Thébains avec chaleur, et ne leur accorde la paix qu’après avoir mis garnison dans leur citadelle. Il occupait les postes les plus avantageux de la Grèce ; ses troupes étaient accoutumées à vaincre ; tout tremblait au nom du vainqueur, ou louait sa modération. Il s’en fallait bien cependant que cet empire fût solidement affermi, et il était plus difficile de rendre les Grecs patients sous le joug, que de les avoir vaincus. Leurs passions les avaient conduits à la servitude sans qu’ils s’en aperçussent : mais la présence d’un maître devait les éclairer sur leur sort, et un peuple n’est jamais plus redoutable, que quand il combat pour recouvrer sa liberté, avant que de s’être accoutumé à obéir. Au milieu d’une nation volage, inquiète, orgueilleuse, téméraire et aguerrie, le moindre évènement était capable de causer une révolution, ou du moins des révoltes qui auraient mis la Macédoine dans le cas de toujours combattre sans jamais profiter de ses victoires. Philippe consomma son ouvrage avec autant de sagesse qu’il l’avait entrepris. Je ne sais s’il est un plus beau spectacle pour les yeux de la politique, que la conduite de ce prince après la bataille de Chéronée. Il tempère l’orgueil de sa victoire, il rappelle à lui les esprits que sa prospérité semblait effaroucher. Chaque ville conserve ses lois et son gouvernement. Enfin c’est en brouillant les Grecs avec la cour de Perse, qu’il veut leur ôter tout secours étranger contre la Macédoine. C’est en flattant leur orgueil, c’est en les conduisant à la conquête de l’Asie, qu’il s’empare de toutes les forces qu’ils auraient pu tourner contre lui, qu’il les asservit dans leur patrie, et les met dans l’impuissance de se révolter.

Il avait déjà fait passer quelques-uns de ses généraux en Asie, et il se préparait à les suivre avec une armée formidable, lorsqu’il fut assassiné. Cette nouvelle fut à peine publiée que les Thraces, les Illyriens, les Péoniens et les Taulentiens prennent à l’envi les armes et commencent la guerre. Les Grecs de leur côté croient avoir déjà recouvré leur liberté, et pensant que le jeune successeur de Philippe, occupé par les barbares, les négligerait, ils se livrent à leur inquiétude. Mais rien ne résiste à Alexandre : Thraces, Péoniens, Illyriens, Taulentiens, tout est rentré dans le devoir. Ce prince paraît dans la Grèce, pour y donner un exemple capable d’imposer ; il détruit la ville de Thèbes qui avait la première levé l’étendard de la révolte. Il profite de la consternation publique, se fait donner par une assemblée des Grecs le titre de général qu’avait eu son père, et marche à la conquête de la Perse.

Depuis le règne de Xerxès, cet empire n’avait fait que déchoir. Les successeurs de ce prince découragés par l’affront qu’il avait reçu dans la Grèce, ne songèrent plus à s’étendre, et dès lors ils négligèrent les établissements nécessaires à leur conservation. Les douceurs de la paix devinrent une oisiveté voluptueuse. Le poids de leur couronne accabla ces monarques qui pouvaient à peine suffire aux plaisirs. Ils se renfermèrent dans leurs palais, et laissèrent régner sous leur nom des ministres avares, cruels, ignorants et infidèles.

Artaxerxés, surnommé Longuemain, se fit un art d’armer les Grecs les uns contre les autres, de balancer leurs avantages, et de nourrir leur rivalité, pour les occuper chez eux, et les empêcher de passer en Asie. Cette politique timide rabaissa le successeur de Cyrus au-dessous de Lacédémone et d’Athènes, avilit les esprits, et les familiarisa avec leur lâcheté.

Xerxès II et Sogdian ne firent que paraître sur le trône qu’ils déshonorèrent par leurs débauches et leurs cruautés. à ces deux monstres succéda Darius Nothus. C’était un esclave couvert des ornements royaux. Fait pour obéir, chacun voulut le gouverner, et il ne secoua le joug de quelques eunuques qui en avaient fait l’instrument de leurs injustices, que pour passer sous celui de sa femme.

Sous le règne d’Artaxerxés Mnémon, tout se décida dans la Perse par les intrigues des femmes et des favoris. Ce prince n’avait pas de ces qualités qui rendent odieux : mais la faiblesse de son caractère lui fit tolérer dans sa cour et dans ses satrapes les vices qu’il n’aurait pas osé avoir. Peu s’en fallut qu’il ne se vît enlever la couronne par son frère ; et dans le cours des révoltes presque continuelles qui éclatèrent sur la fin de son règne, on ne découvre que de ces crimes bas qui déshonorent autant l’esprit que le cœur.

Si j’oublie, avait dit autrefois Xerxès, les injures... etc.  Les successeurs de Xerxès auraient dû regarder ces paroles comme la règle de leur politique, surtout depuis que les batailles de Salamine, de Platée, de Micale, et les exploits des Athéniens sous la conduite de Cimon en avaient mis la vérité dans un plus grand jour. Artaxerxés Mnémon devait penser qu’il se forme entre les nations des haines que rien ne peut calmer et que tout accroît. Les injures s’oublient souvent entre particuliers, parce qu’ils sont à portée de se donner des preuves d’un vrai repentir, et que dans le cours d’un commerce qui se renoue, ils peuvent s’inspirer de nouveaux sentiments. Les états n’ont point entre eux le même avantage ; leurs liaisons bien différentes de celles de deux citoyens, n’étouffent point leurs soupçons. Ces soupçons nourrissent une antipathie secrète, et souvent deux nations n’ont déjà depuis longtemps qu’un même intérêt, que l’habitude de se haïr et de s’offenser n’est pas détruite. C’était donc à Artaxerxés Mnémon qu’il appartenait de finir les longues querelles de ses prédécesseurs avec la Grèce ; et si on se rappelle ce que j’ai dit de la situation des Grecs après la mort d’Épaminondas, on jugera combien il lui était aisé de profiter des circonstances heureuses qui contribuèrent aux succès de Philippe. L’habitude était prise chez les Grecs de recourir à la cour de Perse, d’en rechercher la protection, et de la mêler dans leurs affaires.

Artaxerxés lui-même avait joui d’un grand crédit dans la Grèce, il s’en était vu l’arbitre, et avait dicté aux différentes républiques les conditions auxquelles il voulait qu’elles fissent la paix ; il s’en rendit le garant, et il éprouva qu’en refusant à toutes également des secours, il les mettait dans l’impuissance de se faire la guerre. Le plus grand pas était fait : les Grecs étaient préparés à recevoir le joug de la Perse, et il n’était plus question que de l’imposer. Sans avoir besoin d’aucunes des précautions sages et savantes, qui furent nécessaires à un prince aussi peu puissant que Philippe, Artaxerxés aurait eu le même succès, si en répandant à propos des libéralités dans la Grèce, il eût eu attention d’avoir une marine puissante. Il se serait même vu en état d’envahir la Macédoine, avant que son roi en eût réparé les désordres, et s’y fût affermi.

Artaxerxés avait l’esprit trop borné pour connaître ses avantages, et l’âme trop basse pour profiter de la faveur de la fortune en abandonnant la politique timide de ses prédécesseurs. Trompé par le courage des dix mille Grecs, qui avaient suivi le jeune Cyrus dans son expédition, et dont la retraite est sans doute l’évènement le plus extraordinaire de l’histoire ancienne, peut-être pensait-il que la Grèce était encore telle qu’elle avait été du temps de Thémistocle. Il la redoutait, et quand il éprouva la supériorité des armes d’Agésilas, il se crut trop heureux de se défaire de cet ennemi, en engageant une partie des Grecs à porter la guerre dans la Laconie, pour faire une diversion en sa faveur.

L’avènement d’Ochus au trône offrit un spectacle effrayant à la Perse. Ce monstre fit périr ceux de ses frères qui étaient moins indignes que lui de régner, et il étendit ensuite ses proscriptions sur toute sa famille. Tout dégoûtant du sang de ses parents et de ses sujets, il s’abandonna tout entier aux voluptés, il n’y avait dans toute la Perse qu’un homme plus méchant qu’Ochus, c’est l’eunuque Bagoas. Son inhumanité fait horreur, et il fallait cependant un scélérat aussi abominable pour venger dignement l’empire, des maux qu’il avait soufferts. Arsès monta en tremblant sur le trône de son père, et Bagoas qui le fit bientôt périr, donna la couronne à Darius Codoman.

S’il suffit souvent d’un prince imbécile, méchant ou voluptueux pour perdre la monarchie la plus solidement affermie, comment l’empire de Cyrus aurait-il pu résister aux vices de ses successeurs ? Il s’en faut beaucoup que les historiens nous parlent de Darius avec le même mépris que de ses prédécesseurs ; c’est au contraire un prince brave de sa personne, humain, généreux, et même capable de consulter les lois et de respecter les mœurs de ses sujets en possédant une autorité sans borne. Mais d’un esprit irrésolu et peu éclairé, il n’avait d’ailleurs aucune des qualités propres à affermir sa puissance contre l’orage dont il était menacé. Darius monta sur le trône presqu’en même temps qu’Alexandre succéda à Philippe, et quand ç’aurait été un grand homme, il n’aurait pas eu le temps de réformer les abus, de corriger les vices du gouvernement, de donner à l’empire des ressorts capables de le mouvoir, en un mot de se mettre en état de repousser son ennemi. Ne pouvant donc devenir l’âme de la Perse et lui communiquer son esprit, il n’avait à opposer à Alexandre que des sujets pour qui les biens ou les maux de l’état étaient devenus indifférents, des armées sans courage, sans discipline, et accoutumées à fuir devant les Grecs, et des courtisans corrompus et empressés à profiter des faiblesses du prince et des malheurs publics pour satisfaire leur avarice, leur ambition et la basse jalousie qui les divisait.

Alexandre passa en Asie avec trente mille hommes de pied et cinq mille chevaux. Darius fut vaincu, la Perse fut conquise par les armes des Macédoniens, et le projet de Philippe ne fut cependant pas exécuté. C’était, comme je l’ai indiqué, pour distraire les Grecs de la perte de leur liberté, pour leur ôter des forces capables de nourrir leur audace, pour les accoutumer à obéir, en se faisant un empire dans lequel leur pays se trouvât enclavé, que ce prince avait voulu porter la guerre en Asie. C’est au contraire en conquérant qui ne songe qu’à tout renverser sans vouloir rien établir, que son fils se jette sur les états de Darius. Une entreprise sage entre les mains de Philippe, devient téméraire en passant dans celles d’Alexandre. Le premier projette son expédition, en joignant à ses forces deux cens trente mille Grecs, ce qui lui donne une espérance certaine de vaincre Darius, et d’avoir des succès plus durables que ceux d’Agésilas ; puisque après s’être emparé de toutes les forces des Grecs il ne craint point d’en être inquiété par quelque révolte. Le second commence ses conquêtes avec une armée médiocre, et son imprudence est d’autant plus condamnable qu’il n’ignorait pas que sa puissance était suspecte à la Grèce et que les Perses pouvaient aisément y trouver des alliés, et s’y ménager une diversion.

En effet si Darius eût eu assez de fermeté pour ne se point laisser confondre par la témérité d’Alexandre, s’il eût écouté le sage conseil de Memnon, imité la politique de ses prédécesseurs, et en répandant de l’argent chez les Grecs, armé pour sa défense les soldats que son ennemi n’avait pas pris à son service, n’est-il pas vraisemblable qu’Alexandre, qui était entré dans l’Asie avec aussi peu de précaution qu’Agésilas, aurait eu le même sort ; celui-ci fut obligé d’abandonner ses conquêtes, et de renoncer à la juste espérance de ruiner un empire, qui avait été autrefois la terreur des Grecs, pour venir au secours de Sparte ; et l’autre aurait été forcé de courir à la défense de son propre royaume. N’être pas satisfait de la monarchie de Cyrus ; pénétrer dans les Indes ; méditer la conquête de l’Afrique ; vouloir asservir l’Espagne et les Gaules ; traverser les Alpes et rentrer dans la Macédoine par l’Italie vaincue ; c’était s’éloigner prodigieusement des vues de Philippe, et n’y rien substituer de raisonnable. Qu’est-ce que des conquêtes dont l’unique objet est de ravager la terre ? Quel nom faut-il donner à un conquérant qui regarde toujours en avant, ne jette jamais les yeux derrière lui, et qui marchant avec le fracas et l’impétuosité d’un torrent, s’écoule, disparaît de même, et ne laisse après lui que des ruines ?

Qu’espérait Alexandre ? Que faisait-il en faveur de la Macédoine ? Ne sentait-il pas que cette grandeur ne devait être que passagère ; que des conquêtes si rapides, si étendues et si disproportionnées aux forces des Macédoniens ne pouvaient se conserver ? S’il ignorait des vérités aussi triviales, s’il ne démêla point les ressorts et le but de la politique de son père, ce héros devait avoir des lumières bien bornées ; si rien de tout cela au contraire n’échappait à sa pénétration, et ne put cependant modérer ses désirs ; ce n’est qu’un furieux que les hommes doivent haïr.

Darius ayant offert à Alexandre dix mille talents et la moitié de son empire, Parménion pensait qu’il était sage de ne pas rejeter ces offres, je les accepterais, dit-il, si j’étais Alexandre, et moi aussi, répliqua Alexandre, si j’étais Parménion. Cette réponse peu sensée a été admirée parce qu’elle déploie en quelque sorte tout le caractère d’Alexandre, et fait connaître que son courage et son ambition sont sans bornes. Philippe aurait pensé comme Parménion, et il eût fait sa paix avec Darius. Maître d’une partie de l’Asie, il eût travaillé utilement pour la gloire et le bonheur des Macédoniens. Il se fût fait craindre et respecter des Grecs, en les enveloppant de sa puissance. En un mot il eût fondé un grand empire, et en établissant un ordre constant entre les différentes provinces de sa domination, il eût mis ses successeurs en état de conserver ses conquêtes et de les étendre.

Si on rapproche sous ce point de vue les deux princes dont je parle, qu’on remarque entre eux une étrange disproportion ! Dans Philippe je vois un politique supérieur à tous les événements ; et fait pour gouverner les hommes. La fortune ne peut lui opposer d’obstacles qu’il n’ait prévus, et qu’il ne surmonte suivant leur différente nature, par sa sagesse, sa patience, son courage ou son activité ; je découvre un génie vaste dont toutes les entreprises sont liées, et se prêtent une force mutuelle. Ce qu’il exécute est toujours une conséquence de ce qu’il a fait, et prépare ce qu’il doit entreprendre. Dans Alexandre je vois un guerrier extraordinaire, dont le courage téméraire et impatient, qu’on me permette cette expression, tranche partout le nœud gordien que Philippe eût dénoué.

L’excès de toutes ses qualités, surprend la raison et le fait paraître grand, parce qu’il fait sentir à ceux qui le considèrent la faiblesse de leur caractère ; au lieu de ne donner que de la surprise à ce phénomène rare, nous lui donnons de l’admiration. Qu’on suppose Philippe dans l’Asie à la tête des forces de la Grèce. Si sa sagesse paraît d’abord moins capable d’imposer à Darius que l’enthousiasme d’Alexandre, elle le conduira cependant au même but. L’audace d’Alexandre lui réussit, parce qu’elle excita dans Darius la crainte, passion qui resserre l’esprit, glace l’imagination, et engourdit toutes les facultés de l’âme. Darius eût éprouvé de la part de Philippe une autre sorte de consternation. Le roi de Macédoine l’eût entouré de piéges ; il eût profité des divisions qui régnaient dans l’Asie, dont les provinces désunies par leurs mœurs, leurs lois, leur religion, n’avaient aucune relation entre elles ; il eût réveillé l’esprit de révolte ; il eût tenté l’ambition de ces satrapes orgueilleux qui ne cherchaient qu’à se rendre indépendants ; il eût marchandé leurs villes, et comme on l’a dit, faisant autant la guerre en marchand qu’en capitaine, il eût ruiné l’empire de Perse, et Darius peut-être sans être vaincu, eût vu disparaître sa puissance.

Placez Alexandre dans les mêmes circonstances où s’est trouvé son père, et la Macédoine, qui n’avait pas entièrement succombé sous l’imbécillité de ses derniers rois, sera écrasée du courage d’Alexandre. Qu’un de ses ennemis veuille profiter de sa faiblesse et de la confusion de ses affaires, il courra à la vengeance avant que de l’avoir préparée. Il serait inutile de parcourir ici toutes les conjonctures délicates où Philippe s’est trouvé ; je me borne à rappeler la levée des siéges de Périnthe et de Byzance : Alexandre était-il capable d’une pareille conduite ? Il abandonna enfin les mœurs des Grecs et prit celles des Perses.

Quelques écrivains, pour sauver la gloire de ce héros, ont imaginé que ce changement fut l’ouvrage de sa politique, et qu’il ne songeait qu’à donner de la confiance aux barbares, et à les gagner afin d’affermir son empire. Mais quand ce seraient là en effet les vues d’Alexandre, ne devrait-on pas lui reprocher d’avoir mal raisonné ? Pour plaire aux Perses était-il prudent de choquer les Grecs ? Ceux-ci, quoique moins nombreux, méritaient plus de ménagements ; ils étaient braves, aguerris et jaloux de leur liberté, les autres accoutumés à ramper sous le despotisme, étaient faits pour être esclaves.

C’était donc du côté de la Grèce plutôt que de la Perse, que la monarchie des Macédoniens pouvait être menacée de quelque révolution. En effet quand Alexandre mourut, les Grecs firent un effort pour rompre leurs chaînes : mais l’Asie ne songea point à se soulever, et un politique célèbre en donne la raison. Que gagnaient, dit-il, les Perses à obéir plutôt à la famille de Darius qu’à celle d’Alexandre ? Qui réussit à détrôner un prince despotique, ne craint point, en occupant sa place, de se voir enlever sa proie. Le vaincu n’avait commandé qu’à des hommes lâches et sans vertu, il avait seul possédé toute l’autorité ; personne, après sa ruine, n’aura donc assez de crédit pour armer le peuple, se mettre à sa tête, et le porter à venger un maître dont le sort doit lui être indifférent.

Le changement d’Alexandre fut une vraie corruption. En entrant dans la tente de Darius ornée des richesses les plus précieuses, ce prince, qui n’avait encore l’âme ouverte qu’à la passion de conquérir, ne put cependant s’empêcher d’en être ébloui au point de dire à ceux qui le suivaient, que c’était là ce qu’on devait appeler régner. Ce germe de corruption se développa dans la prospérité. Maître de tout il voulut enfin jouir.

Malgré ce que dit Plutarque, qu’on ne pense pas que ce héros songeât à lier étroitement les différentes provinces de son empire, pour n’en former qu’un seul corps qui dût éternellement subsister. Plus Alexandre avait les qualités d’un conquérant, moins il devait avoir celles d’un législateur. Loin de remédier aux maux que lui présageait l’ambition de ses lieutenants ; il prévoyait au contraire avec une sorte de joie, leurs divisions, et regardait leurs guerres comme les jeux funèbres dont on devait honorer ses funérailles. N’était-ce pas en donner le signal que d’appeler vaguement à sa succession le plus digne de lui succéder ? Il est bien vraisemblable que ce prince crut qu’il importait à sa gloire, que son successeur fût moins puissant que lui, et qu’il se formât plusieurs monarchies formidables des débris de son seul empire.