Observations sur l’histoire des Grecs

 

LIVRE PREMIER

 

Mœurs et gouvernement des premiers Grecs. Des causes qui contribuèrent à ne faire de toute la Grèce qu’une république fédérative, dont Lacédémone devient la capitale. Réflexion sur cette sorte de gouvernement. De la guerre de Xerxès.

 

 

L’histoire nous représente les premiers Grecs comme des hommes errants de contrées en contrées, qui n’étaient liés par aucun commerce, et qui se défiant les uns des autres, ne marchaient qu’armés ; tels sont encore les sauvages d’Amérique, que la fréquentation des européens n’a pas civilisés. La violence décidait de tout parmi eux, et les plus forts opprimaient les plus faibles ; tous ces peuples ne vivant que de rapine ; aucun d’eux ne cultivait la terre, et on se gardait d’amasser des richesses qu’il eût fallu défendre contre des ravisseurs qu’elles auraient rendus plus entreprenants. Quelques maux que se fissent les Grecs, ils n’étaient pas cependant eux mêmes leurs plus grands ennemis ; au rapport des historiens ; les habitants des îles voisines, encore plus barbares, faisaient des descentes fréquentes sur les côtes de la Grèce ; ils y ravageaient tout, et souvent la passion de piller, ou plutôt de faire le dégât, les portait jusques dans l’intérieur du pays.

Quelques écrivains ont voulu remonter au delà de ces siècles de barbarie, et Dicéarque qui selon Porphyre, est de tous les philosophes celui qui a peint les premières mœurs des Grecs avec plus de fidélité, en fait des sages qui menaient une vie tranquille et innocente, en même temps que la terre attentive à leurs besoins, prodiguait ses fruits sans culture. Cet âge d’or qui n’aurait jamais dû être qu’une rêverie des poètes, était un dogme de l’ancienne philosophie. Platon établit l’empire de la justice chez les premiers hommes : mais on sait aujourd’hui ce qu’il faut penser de ces lits de verdure, de ces couronnes de fleurs, de ces concerts, de ce doux loisir qui faisaient le charme d’une société où les passions étaient inconnues.

La Grèce fut délivrée sous le règne du second Minos, d’une partie des maux dont elle était affligée. Depuis que l’aïeul de ce prince avait appris aux crétois à être heureux, en obéissant à des lois, dont toute l’antiquité a admiré la sagesse, la Crête enorgueillie n’avait pu se défendre de mépriser ses voisins ; et le sentiment de ses forces et de sa supériorité lui avait donné de l’ambition. Minos second, plus ambitieux encore que son peuple, mit à profit ces dispositions ; il construisit des barques, exerça ses sujets au pilotage, conquit les îles voisines de la Crête, et y établit des colonies.

Intéressé à entretenir la communication libre entre les différentes parties de ses états, il purgea la mer des pirates qui l’infestaient, et le bonheur qu’il procura à ses sujets, en devint un pour la Grèce même. Peut-être que ce premier avantage donna aux Grecs l’idée d’un plus grand bien : mais soit que la crainte seule réunît enfin plusieurs familles, et que pour se mettre à l’abri de toute insulte, elle leur ait appris à fortifier les avenues de leurs demeures ; soit que cette sage invention fût un bienfait de quelqu’un de ces demi-dieux, si communs dans les temps de barbarie, le pillage devint un exercice plus difficile et plus dangereux.

Les brigands trompés dans leurs espérances, comptèrent moins sur leurs forces, et se trouvant souvent sans ressources, la nécessité les obligea enfin de pourvoir à leur subsistance par le travail de leurs mains ; ils s’attachèrent à une contrée ; tous les Grecs eurent des demeures fixes, et cette nouvelle situation leur donna un nouveau génie.

Les Athéniens, dit Thucydide, renoncèrent les premiers à la vie errante. Comme l’Attique était un pays stérile, les Grecs qui s’y réfugièrent furent moins exposés aux incursions des étrangers. Leur pauvreté leur valut un repos qui attira parmi eux de nouveaux habitants. Leurs passions en se développant, donnèrent naissance à l’industrie et aux lois, et leurs connaissances qui se multiplièrent avec leurs besoins, se répandirent de proche en proche dans toute la Grèce.

L’histoire garde un profond silence sur cette seconde situation des Grecs, où chacun de leurs hameaux formait une société indépendante ; elle est du moins si mêlée de merveilleux, qu’on ne peut y donner aucune croyance. La Grèce fit enfin une entreprise en commun, c’est le siége de Troie. Ce qu’on peut recueillir d’Homère, c’est que ces différents peuples croyaient avoir une origine commune ; qu’ils entendaient peu la guerre, mais qu’ils avaient fait des progrès plus considérables dans la science du droit des gens et du gouvernement, quoique leurs mœurs fussent encore extrêmement barbares.

Au retour de l’expédition de Troie, la Grèce éprouva différentes révolutions. La guerre y fit périr plusieurs peuples, on les exila de ce qu’ils commençaient à nommer leur patrie. C’est ainsi que les Béotiens chassés d’Arne par les Thessaliens, s’établirent dans la Cadméide, à laquelle ils donnèrent leur nom. Le Péloponnèse changea de face par le rappel des Héraclides ; les peuples de cette province vaincus ou effrayés, abandonnèrent leur pays ; et ces hommes qui n’avaient pu défendre leurs possessions, furent assez forts ou assez braves pour en conquérir de nouvelles. La Grèce se trouva pleine de peuples errants qui voulaient se conquérir un asile, et ne pouvaient subsister que par le pillage. La guerre en les détruisant, rétablit quelque apparence d’ordre : mais elle avait multiplié les causes d’inimitié entre les Grecs et les avait accoutumés à n’écouter que leur emportement, et à saisir le plus léger prétexte pour butiner sur les terres de leurs voisins. Plus les suites de ces dissensions étaient fâcheuses, plus la Grèce sentait le poids de la barbarie où elle se replongeait. Ses peuples ne s’armant point encore par des motifs d’ambition, il était impossible qu’ils ne se lassassent pas des maux que leur faisait la guerre. Les villes s’accoutumèrent donc à traiter ensemble ; leur intérêt leur apprit à être justes ; on commença à cultiver ses héritages avec moins de trouble, et plus une tranquillité passagère fit connaître le prix d’une paix durable, plus on étudia les moyens de l’affermir.

Mais de soldats étant devenus citoyens, les Grecs eurent de nouveaux besoins et de nouveaux intérêts, ils sentirent l’insuffisance de leurs anciennes institutions ; il fallut faire de nouvelles lois, et ce changement de condition devait leur faire éprouver des révolutions domestiques. C’est en effet dans ces circonstances, que les rois, dont l’autorité avait été fort étendue à la tête de leur armée, se trouvant réduits par la paix aux fonctions d’une simple magistrature, abusèrent de leur crédit pour agrandir leur pouvoir, et tentèrent de dépouiller le peuple de ses principales prérogatives, pour changer leur qualité de ministre des lois, en celle de législateur. L’ambition unie à la rusticité des mœurs, n’avait point encore trouvé le secret de se déguiser avec adresse, d’emprunter le masque de la modération, et de marcher à son but par des routes détournées ; jamais cependant elle n’avait eu besoin de plus d’art. Elle souleva des hommes pauvres, courageux, et dont la fierté n’était point émoussée par cette foule de besoins et de passions qui asservirent leurs descendants.

À peine quelques villes eurent-elles secoué le joug, que toute la Grèce voulut être libre. Un peuple ne se contenta pas de se gouverner par ses lois ; soit qu’il crût sa liberté intéressée à ne pas souffrir chez ses voisins l’exemple dangereux de la tyrannie ; soit qu’il ne suivît que cette sorte d’enthousiasme auquel on s’abandonne dans la première chaleur d’une révolution, il offrit son secours à quiconque voulut se défaire de ses rois. L’amour de l’indépendance devint dès lors le caractère distinctif des Grecs ; le nom seul de la royauté leur fut odieux, et une de leurs villes opprimée par un tyran, aurait en quelque sorte été un affront pour toute la Grèce. Les services mutuels que les Grecs se rendirent dans le cours de ces révolutions, amortirent les haines qui les avaient divisés ; et l’intérêt commun de leur liberté, jeta parmi eux les principes d’une union à laquelle ils étaient déjà préparés par plusieurs établissements anciens. Ils s’assemblaient pour offrir les mêmes sacrifices aux mêmes divinités ; les jeux célébrés à Olympie, à Corinthe, à Némée, etc. étaient autant de solennités communes pour quelques cantons de la Grèce, et d’espèces de congrès où l’on traitait de leurs intérêts, après avoir rempli les devoirs de la religion.

Plusieurs peuples alarmés de leur faiblesse, avaient déjà contracté des alliances défensives ; ils étaient témoins du bonheur des villes amphictyoniques, tous voulurent être associés à leur ligue, et croyant ne mettre leurs lois et leur liberté que sous la sauvegarde d’un corps puissant et respecté, ils commencèrent en effet à confondre leurs intérêts, et à ne former qu’une seule république.

Cette ligue, un des plus anciens établissements de la Grèce, était l’ouvrage d’Amphictyon troisième roi d’Athènes. Il unit par une alliance étroite, quelques peuples voisins qui envoyèrent tous les ans des députés à Delphes et aux Thermopyles, pour y délibérer de leurs affaires générales et particulières ; ils se promettaient par serment de ne se jamais faire aucun tort, d’embrasser au contraire leur défense, et de venger de concert les injures faites au temple de Delphes.

Le conseil des amphictyons si recommandable par sa piété envers les dieux, par sa prudence à prévenir ou terminer tout différent entre les peuples de la ligue, et par son désintéressement et sa justice à l’égard des étrangers, communiqua sans doute une partie de son esprit à toute la Grèce, en devenant comme l’assemblée de ses états généraux. Qu’on ne croit pas cependant qu’elle dût dès lors se gouverner avec autant de sagesse que les villes amphictyoniques avaient fait quand leur ligue n’était composée que de quelques peuples ; il y a mille institutions politiques dont on perd tout le fruit, dès qu’on veut les étendre au de-là de certaines bornes. Si les Grecs prirent quelque chose des mœurs douces et justes des amphictyons, les amphictyons prirent encore plus des mœurs dures et farouches des Grecs.

L’entrée de leur conseil avait été autrefois fermée à l’intrigue et à la cabale ; elle dût au contraire leur être ouverte dès qu’on associa une foule de républiques inégales en forces et en crédit ; l’union des amphictyons faisait leur force : mais cette union devenait en quelque sorte impraticable, depuis que leur nombre était prodigieusement augmenté. Comme simples médiateurs, ils avaient pu imposer à quelques alliés qui aimaient la paix et qui n’avaient qu’un même intérêt, pour conserver le même empire : après l’agrandissement de la ligue, il aurait fallu que leur assemblée eût formé un tribunal dont on fût obligé d’exécuter les sentences, et qui, armant la Grèce par un simple décret, pût opprimer un rebelle.

Heureusement plusieurs causes concoururent à conserver dans la Grèce cet esprit d’union que le conseil amphictyonique y avait inspiré ; mais que, par la nature de sa constitution, il était incapable d’y maintenir. L’une de ces causes, fut l’usage contracté déjà depuis longtemps, et que les villes conservèrent, de se défaire par des colonies des citoyens qu’elles ne pouvaient nourrir, au lieu de se servir de leurs forces pour conquérir des terres qui auraient enrichi l’état.

Cette conduite retint chaque république dans une faiblesse qui l’avertissait de ne rien entreprendre au dehors ; et cette faiblesse devenait plus sensible pour un peuple, à mesure que la guerre diminuait le nombre de ses citoyens. Les Grecs incapables par là de faire, les uns au nom des autres, des projets suivis d’agrandissement, ne pouvaient donc porter dans leurs entreprises la constance nécessaire à un peuple ambitieux ; et si leurs querelles causaient quelques désordres passagers, elles n’altéraient jamais les principes fondamentaux de leur union.

C’est ainsi que la faiblesse des Grecs, les uns à l’égard des autres, faisait la force du conseil amphictyonique, dont l’empire ne s’affermissait pas moins, à la faveur des divisions intestines auxquelles chaque république était en proie. Il faut se rappeler, que quand la monarchie fut détruite dans la Grèce, le hasard seul avait décidé du gouvernement qui lui succéda. Les lois se firent à la hâte ; chacun tâcha de profiter de la révolution, et d’attirer à soi l’autorité, et tout le monde fut mécontent en examinant sa situation. Ici c’est une noblesse impérieuse qui veut tout opprimer pour être libre ; là c’est un peuple insolent qui se joue de ses lois et de ses magistrats ; partout ce sont des riches et des pauvres qui se plaignent réciproquement de leur avidité et de leur injustice. Il est question de faire des lois, d’affermir la liberté, de partager la puissance entre les différents ordres de citoyens, et de fixer leurs privilèges et leurs prérogatives. Les républiques entièrement occupées de ces objets, plus intéressants qu’une entreprise au dehors, se bornent à leurs affaires domestiques ; elles se craignent, se recherchent, se respectent, et ces sentiments unis favorisent leur union naissante.

Il est vraisemblable que la guerre ne devait plus causer les mêmes ravages qu’autrefois parmi les Grecs ; il s’en fallait beaucoup cependant que leur confédération fût établie sur des principes aussi sages que le pouvait désirer une politique éclairée. Au lieu d’une certaine subordination qui maintînt l’ordre, qui apprît aux différentes républiques à se ranger à de certaines places, et qui leur donnât un chef sans leur donner un maître ; l’extrême égalité qui régnait entre elles, devait faire naître de nouvelles contestations, et les exposait aux inconvénients de l’anarchie. La Grèce avait besoin d’un point de réunion plus sûr que le conseil des amphictyons, dont l’autorité pouvait être suspendue par la seule diversité de sentiment de ses ministres. Il lui fallait en un mot, un ressort principal qui réglât ses mouvements, et tour à tour les précipitât ou les ralentît.

Ce qui manquait aux Grecs, ce fut Lycurgue qui le leur procura, et le gouvernement qu’il établit à Sparte, le rendit en quelque sorte de législateur de la Grèce entière. Quand cet homme célèbre se vit à la tête des affaires de sa patrie, avec la qualité de régent pendant la minorité du roi son neveu, Lacédémone n’était pas dans une situation moins fâcheuse que les autres républiques de la Grèce. Ses lois étaient méprisées ; les deux rois voulaient dominer despotiquement, et leurs sujets ne se contentaient pas d’être libres, ils voulaient pouvoir abuser de leur liberté. Suivant l’habileté ou la force du parti qui s’était rendu le maître de l’autorité souveraine, elle penchait tour à tour vers la tyrannie, ou dégénérait en anarchie.

Lycurgue ne pensa point comme les autres législateurs des Grecs, qui, ne cherchant qu’à prendre un parti mitoyen pour contenter à la fois tous les citoyens, n’établirent qu’une réforme qui ne satisfaisait personne, et laissait subsister le germe des divisions. La politique doit consulter les mœurs et l’allure générale des esprits, quand elle donne des lois à un grand état ; parce que le génie de la nation y doit être plus fort que le législateur : mais lorsqu’il ne s’agit que d’une poignée de citoyens, qui ne composent, pour ainsi dire, qu’une famille dans les murs d’une même ville, elle n’a pas besoin des mêmes ménagements. Lycurgue opposa son génie à celui des Spartiates ; il ne crut pas impossible de les intéresser tous à la fois, par l’espérance ou par la crainte, à la révolution qu’il méditait ; et il osa former le projet hardi d’en faire un peuple nouveau.

Il laissa subsister la double royauté en usage à Lacédémone, et dont deux branches de la famille d’Hercule étaient en possession : mais en même temps qu’il donnait à ces princes un pouvoir absolu à la tête des armées, il les réduisit à n’être dans Sparte que des citoyens soumis aux lois. Ce fut entre les mains du peuple que le législateur remit l’autorité souveraine, c’est-à-dire, le privilège de faire des lois, d’ordonner la guerre ou la paix, et de créer les magistrats : mais afin qu’il fût tranquille sur sa situation, et que sous prétexte de conserver ses droits, il ne se livrât point à une défiance inquiète qui en aurait fait un tyran, Lycurgue donna au peuple des magistrats, qui le débarrassaient du soin de veiller à ses intérêts. Il créa encore un sénat, des hommes les plus graves de la république. Ce corps respectable exerçait les magistratures civiles, servait de conseil aux rois, à qui il n’était permis de rien entreprendre sans son consentement, et portait seul aux assemblées publiques les matières sur lesquelles il fallait délibérer.

La république de Lycurgue posséda donc tout ce que les différentes formes de gouvernement ont en elles-mêmes de plus avantageux. La démocratie exempte de tous les défauts qui lui sont naturels, parce qu’elle avait confié à des magistrats particuliers cette partie de l’autorité qu’un peuple libre ne sait pas employer, et dont il abuse toujours, laissait sans mélange aux Spartiates tout ce que l’amour de la liberté et de la patrie peut produire d’utile dans un gouvernement populaire. Irrésolution, caprice, emportement, violence, rien de tous ces vices qui troublaient la plupart des autres républiques de la Grèce, où le peuple était le maître, n’approchait de Sparte. D’un autre côté le pouvoir des rois et l’autorité du sénat balancés l’un par l’autre, et tous deux soumis à la puissance du peuple, loin de laisser craindre aucun abus de leur part, enrichissaient au contraire la république des avantages qui sont les plus propres à l’aristocratie et au gouvernement monarchique.

Le sénat rendait le peuple capable de discuter et de connaître ses intérêts, de se fixer à des principes certains, et de conserver le même esprit. Les rois vraiment souverains à la tête des armées, procuraient aux Spartiates cette action prompte et diligente, qui est l’âme des opérations et des succès militaires, et presque toujours inconnue chez les peuples libres.

Quelque sage que fût ce système politique, Lycurgue ne le regarda que comme un édifice peu solide, tant que les anciennes mœurs subsisteraient. Les lois doivent faire les mœurs, mais les mœurs doivent protéger les lois, et c’est de leur action réciproque des unes sur les autres, que ce profond législateur attendait toute la perfection de son ouvrage. Quel eût été en effet le fruit de l’ordre qu’il avait établi, si le goût des richesses et l’amour du luxe, toujours liés ensemble, et toujours suivis de l’inégalité des citoyens ; parce qu’ils portent les uns à la tyrannie, et les autres à la servitude, eussent insensiblement dérangé l’harmonie du gouvernement ?

Le peuple abaissé par ses besoins : loin d’oser être le maître, eut flatté l’orgueil des grands ; et les rois, en augmentant la corruption, auraient aspiré à un pouvoir arbitraire. Pour rendre ses citoyens dignes d’être libres, Lycurgue établit donc une parfaite égalité dans leur fortune : mais il ne se borna pas à faire un nouveau partage des terres.

Cet avantage n’eût été que passager ; la nature n’avait sans doute pas donné à tous les Lacédémoniens les mêmes passions, ni la même industrie pour faire valoir leurs héritages ; et par conséquent l’avarice aurait bientôt accumulé ses possessions, en profitant de la paresse ou de la prodigalité de quelques citoyens. La république aurait été obligée de recourir à des remèdes : mais n’ayant peut-être point un Lycurgue qui présidât à ses mouvements, et qui les réglât dans une conjoncture aussi critique, elle eût sans doute succombé parmi les désordres de cette révolution, ou du moins abandonné ses anciennes lois pour s’en faire de nouvelles.

Lycurgue proscrivit l’usage de l’or et de l’argent, et donna cours à une monnaie de fer. Il établit des repas publics où chaque citoyen fut contraint de donner un exemple continuel de tempérance et d’austérité. Il voulut que les meubles des Spartiates ne fussent travaillés qu’avec la cognée et la scie, il borna en un mot tous leurs besoins à ceux que la nature exige indispensablement, et leur défendit le commerce des étrangers. Dès lors les arts qui servent au luxe, abandonnèrent la Laconie ; les richesses devenues inutiles, parurent méprisables, et Sparte devint une forteresse inaccessible à la corruption, les enfants formés par une éducation publique, se faisaient en naissant une habitude de la vertu de leurs pères. Les femmes par qui le relâchement des mœurs s’est introduit dans presque tous les états, étaient faites à Sparte pour animer et soutenir la vertu des hommes. Les exercices les plus violents, en leur donnant un tempérament fort et robuste, les élevaient au dessus de leur sexe, et préparaient leur âme à la patience, au courage, à la fermeté et à toutes les vertus des héros.

L’amour de la pauvreté devait rendre les Spartiates indifférents sur les dépouilles et les tributs des vaincus ; ne vivant que du produit de leurs terres, et n’ayant aucun fonds de réserve, il leur était impossible de porter la guerre loin de leur territoire, la loi leur défendait de donner le droit de bourgeoisie à des étrangers. Ils ne pouvaient par conséquent réparer les pertes que leur causait la victoire même, et dans l’impuissance de profiter de leurs avantages, ils étaient toujours intéressés à rechercher la paix.

Lycurgue ne s’en reposa point sur des motifs aussi propres à retenir ses citoyens dans leur modération. Il craignit que l’ambition de faire des conquêtes, passion qui dégénère toujours en avarice, et qui en enrichissant un état, change nécessairement la condition des citoyens, ne ruinât les principes de son gouvernement. Il fit une loi expresse par laquelle il n’était permis aux Lacédémoniens de prendre les armes que pour leur défense, et leur enjoignait de ne jamais profiter de la victoire en poursuivant une armée mise en déroute.

Cette précaution en apparence outrée, était cependant nécessaire ; car pour remédier à la faiblesse des Lacédémoniens, Lycurgue avait fait de Sparte plutôt un camp qu’une ville. On s’y formait continuellement à tous les exercices de la guerre, le reste y était méprisé. Tout citoyen était soldat, et n’y pas savoir mourir pour la patrie eût été une infamie. Il pouvait arriver que les Spartiates emportés par leur courage, abusassent pour s’agrandir des qualités qu’on ne leur avait données que pour se défendre, l’amour de la gloire était propre à leur faire illusion, et les autres passions habiles à se déguiser et attentives à profiter de tout, auraient bientôt fait disparaître la modération qui se maintint chez les spartes, pendant près de six cens ans.

Au portrait que je viens de faire de Lacédémone, on juge aisément du respect, ou plutôt de l’admiration qu’elle dût inspirer à toute la Grèce.

Hercule, dit Plutarque, parcourait le monde, et avec sa seule massue il y exterminait les tyrans et les brigands ; et Sparte avec sa pauvreté exerçait un pareil empire sur la Grèce : sa justice, sa modération, et son courage y étaient si bien connus, que sans avoir besoin d’armer ses citoyens ni de les mettre en campagne, elle calmait souvent par le ministère d’un seul envoyé, les séditions domestiques des Grecs, contraignait les tyrans à abandonner l’autorité qu’ils avaient usurpée, et terminait les querelles élevées entre deux villes.

Cette espèce de médiation toujours favorable à l’ordre, valut d’autant plus aisément à Lacédémone une supériorité marquée, que les autres républiques étaient continuellement obligées de recourir à sa protection. Se ressentant tour à tour de ses bienfaits, aucune d’elles ne refusa de se conduire par ses conseils. Il est beau pour l’humanité de voir un peuple qui ne doit sa grandeur qu’à son amour pour la justice, on s’accoutuma à obéir aux Spartiates, parce qu’il eût été insensé de ne pas respecter leur sagesse, leur ville devînt insensiblement comme la capitale de la Grèce, et jouit sans contestation du commandement de ses armées réunies.

Le bonheur des Grecs paraissait solidement établi sous l’administration de Lacédémone, et on ne saurait en effet donner trop d’éloge à l’arrangement politique que je viens d’exposer, si la Grèce eût formé une puissance capable de résister aux attaques d’un ennemi étranger qui aurait eu des forces considérables, ou que ses voisins n’eussent pas dû changer de situation ; c’est-à-dire, que l’Asie mineure eût toujours obéi à des princes peu puissants, et plus occupés de leur plaisir que de leur gloire, tandis que les petites principautés qui bornaient les Grecs du côté de l’Europe, seraient restées en proie aux divisions domestiques qui les rendaient méprisables. Mais malheureusement pour la Grèce, cet état de faiblesse dans ses voisins n’était qu’un état de passage, et elle portait en elle-même un principe qui devait la retenir dans sa première médiocrité. Son génie général composé de l’esprit particulier de chaque ville accoutumée à ne pas ambitionner les possessions de ses voisins, la rendait incapable de songer même à agir au-dehors. Les passions au contraire que la nature a mises dans le cœur humain, et qui portent les états à s’agrandir, n’étaient réprimées chez les barbares par aucune institution politique, et préparaient par conséquent des révolutions parmi eux. Il fallait que les uns s’élevassent sur les ruines des autres ; la situation de la Grèce devait donc être de jour en jour plus fâcheuse ; et sans perdre de ses forces, elle devenait plus faible parce que ses voisins avaient augmenté les leurs.

Quand les Grecs auraient eu dès lors à la tête de leurs affaires des Thémistocle, c’est-à-dire, de ces hommes qui lisent dans l’avenir, et qui, pour me servir de l’expression d’un ancien, marchent au-devant des événements ; comment la politique aurait-elle remédié au vice dont je parle ? Fallait-il faire rougir la Grèce de son inaction, flatter son courage, et en agrandissant ses espérances, la porter à faire des entreprises au-dehors ? La prudence ne le permettait pas. Il était à craindre qu’en tâchant de lui donner de l’ambition, on eût seulement ruiné les principes de son gouvernement, et réussi à brouiller ses républiques, à leur inspirer l’envie de se subjuguer, et à faire naître entre elles une diversité d’intérêt, et des haines qui les auraient vraisemblablement asservies à quelque puissance étrangère.

Je consens que cette conduite n’eût pas des conséquences aussi dangereuses : mais comment pourrait-on supposer, qu’un homme assez éclairé pour juger que l’impuissance où la Grèce était de s’agrandir, serait la cause de sa ruine, fût en même temps assez aveugle pour tenter inutilement d’engager les Grecs à faire des conquêtes, qui sans enrichir aucune de leurs villes en particulier, auraient rendu leur communauté plus puissante ? Un intérêt éloigné ne frappe jamais la multitude ; un intérêt général ne la remue que faiblement.

Quand on serait enfin parvenu dans une assemblée de la Grèce, à lui faire connaître la nécessité de s’agrandir, les obstacles attachés à son entreprise, l’en auraient bientôt dégoûtée, en la ramenant à son premier génie.

Une république fédérative soutient la guerre défensive avec succès, parce que le grand objet de sa conservation, lorsqu’on attaque sa liberté, ne donne à toutes ses parties qu’un même intérêt. Cette guerre peut se conduire avec une sorte de sagesse lente dont une ligue est capable ; d’ailleurs le danger précipite alors ses démarches, et l’oblige de passer par-dessus bien des formalités dont elle ne se départ jamais dans d’autres circonstances. Mais la guerre offensive loin de concilier les esprits, les divise au contraire presque toujours ; elle exige beaucoup de promptitude et d’activité ; et les ressorts compliqués qui donnent le mouvement à une confédération n’agissent qu’avec une extrême lenteur.

Qu’on examine la Grèce sous ce point de vue, et on regardera comme un bien, ce reste de jalousie et de discorde qui, malgré l’autorité de Sparte et du conseil amphictyonique, troublait encore quelquefois son repos. Sans cette fermentation, les citoyens amollis dans des emplois purement civils, n’auraient pas été en état de défendre leur patrie contre des ennemis étrangers. C’est à leurs défiances, à leurs jalousies, à leurs querelles que la Grèce dût les soldats et les capitaines dont le courage, la discipline et l’habileté réparèrent la faiblesse de sa constitution politique.

Elle restait toujours bornée à elle-même, et il s’était déjà formé de vastes empires dans l’Asie. Peut-être même n’était-elle pas instruite de la puissance qu’avaient acquise les Assyriens et les Mèdes, lorsque les conquêtes rapides de Cyrus montrèrent à ses portes un voisin qui devait la subjuguer.

L’histoire de ce prince ne nous est parvenue que défigurée par les contes puériles dont Hérodote a cru l’orner, ou embellie par le pinceau d’un philosophe qui a moins songé à nous instruire de la vérité, qu’à donner des leçons aux rois pour leur apprendre à être dignes de leur fortune. Hérodote ne fait de Cambyse qu’un Perse de basse condition qu’Astiages avait choisi pour son gendre, craignant, sur la foi d’un songe, que le fils qui devait naître de sa fille Mandane, ne le détrônât. L’obscurité de la naissance de Cyrus, et l’intervalle qu’elle laissait entre lui et la couronne, ne rassurèrent point son timide aïeul. Cyrus fut exposé en naissant, mais sauvé par une espèce de prodige, le vainqueur de l’Asie ne reçoit que l’éducation d’un pâtre. Cependant sa grandeur d’âme se déploie : fait pour dominer par l’élévation de son génie, de ses égaux Cyrus se fait des sujets. Peu à peu il devient le chef d’une nation que les Mèdes avaient asservie ; il fait rougir les Perses de leur esclavage, et plus encore de la patience avec laquelle ils portent le joug. Il les arme, les forme à la discipline, lève l’étendard de la révolte, déclare la guerre aux Mèdes, et après avoir ruiné Astiages le dépouille de ses états.

Tout change de face entre les mains de Xénophon. Les Perses font, il est vrai, un peuple peu nombreux ; mais laborieux, actifs, vigilants, ils sont formés à une excellente discipline. Entourés de nations amollies par le luxe, leur pays était fermé à la corruption.

Cambyse soumis lui-même aux lois qu’avaient fait ses sujets, régnait sur cette nation respectable. Cyrus reçoit une éducation digne de la place à laquelle il est destiné ; et dès son enfance on voit se développer en lui le germe des qualités qui en devaient faire un héros. Astiages meurt tranquillement sur le trône, son fils Cyaxare lui succède, et bien loin que Cyrus ne soit qu’un chef de brigands et un usurpateur, il ne fait la guerre que pour affermir la couronne sur la tête de son oncle, et pour abattre les ennemis des Mèdes, dont il devient par succession le légitime maître.

Quoi qu’il en soit de Cyrus, on voit qu’ayant excité une juste admiration dans toute l’Asie, il a eu le sort des hommes extraordinaires dont l’histoire est plus mêlée de fictions et de merveilleux, à proportion que la grandeur de leurs actions, en a moins besoin pour intéresser. Ce prince fit paraître avec le plus grand éclat une nation qui avant lui était presque inconnue. La conquête du royaume des lydiens le rend maître des richesses de Crésus, et lui soumet l’Asie mineure. Il porte la guerre contre la Syrie, la réduit en province de même que l’Arabie, détruit la puissance des Assyriens, s’empare de Babylone, et son empire s’étend enfin sur tous ces vastes pays qui sont compris entre l’Inde, la mer Caspienne, le Pont-Euxin, la mer Égée, l’Éthiopie et la mer d’Arabie.

Les Grecs établis sur les côtes de l’Asie mineure, virent avec joie la défaite de Crésus dont ils étaient tributaires ; et se laissant aveugler par la vengeance, ils ne remarquèrent pas qu’il s’élevait sur ses ruines une puissance beaucoup plus formidable. Leur présomption leur persuada qu’en se hâtant de rechercher l’alliance de Cyrus, ils seraient rétablis dans leur ancienne indépendance. Mais ce héros ne se sentit pas flatté de l’hommage de quelques villes déjà presque soumises, et ne voulut les recevoir que comme sujettes.

Dès lors les affaires de la Grèce auraient été mêlées à celles de la Perse, si Cyrus, qui ne connaissait pas même le nom des Lacédémoniens, se fût cru offensé par la hauteur avec laquelle ils s’intéressèrent pour les colonies. Il méprisa leur témérité, et ne faisant pas même l’honneur aux Grecs d’Asie de les conquérir lui-même, il en laissa le soin à ses lieutenants, pour exécuter d’un autre côté des entreprises plus importantes.

Il était temps que la Grèce s’aperçût de sa faiblesse, et que sans être déchue sa liberté était en danger, par la seule raison que la Lydie obéissait au maître de l’Asie, et que la Perse était devenue trop redoutable à ses voisins, pour se contenir dans les bornes de la modération. Dans tous les temps la puissance dominante voudra tout engloutir, parce que l’ambition, passion qui ne jouit jamais, n’est jamais satisfaite, et que la prospérité en l’irritant devient l’instrument d’un nouveau succès. Quoique Cambyse n’eût aucun talent propre à soutenir la gloire de sa couronne, il ne pouvait se livrer à son indolence naturelle. Poussé malgré lui vers le grand, par le génie de sa nation, il devait être au moins inquiet, et toute autre entreprise que la ruine d’un royaume puissant, était indigne du successeur de Cyrus. Si Cambyse épargna la Grèce, c’est qu’elle ne tenta point son orgueil, et que l’Égypte lui ouvrait une carrière plus brillante. Mais après cette conquête, ses successeurs ne pouvaient s’étendre qu’en portant leurs armes en Afrique ou en Europe. Cette dernière partie du monde était bien plus à leur bienséance que l’autre ; les Grecs en tenaient la clé, tout leur annonçait donc une invasion prochaine de la part des Perses.

Dans des conjonctures aussi critiques, les colonies établies sur les côtes de l’Asie mineure, sentaient trop vivement la honte de leur esclavage, pour ne pas se flatter de recouvrer leur liberté ; et une extrême confiance les rendait propres malheureusement à tout oser. Aristagoras, homme aussi vain et téméraire qu’ambitieux, vit avec joie, ce penchant à la révolte répandu dans tous les esprits : mais avant que de mettre les colonies en mouvement, il voulut intéresser la Grèce au succès de son entreprise. S’il ne put ébranler les Spartiates, qui avaient enfin compris combien il leur importait de ménager un voisin aussi puissant que le roi de Perse, il fit goûter sans peine ses vues aux Athéniens.

Ce peuple, après celui de Sparte, tenait le premier rang dans la Grèce, où il se distinguait par son courage, ses richesses, son industrie, et surtout par une élégance de mœurs, et un agrément particulier que les Grecs ne pouvaient s’empêcher de goûter, quoiqu’ils fussent assez sensés pour préférer des qualités plus essentielles.

Naturellement vain, impétueux, vif et volage, il se croyait destiné, on ignore sur quel fondement, à gouverner le monde entier. Chaque citoyen s’engageait par serment à regarder comme des domaines de la république tous les pays où il croît des vignes, des oliviers et du froment. Athènes n’avait jamais joui de quelque tranquillité au-dedans, sans montrer de l’inquiétude au dehors. Ardente à s’agiter, le repos la fatiguait, et son ambition aurait dérangé plutôt le système politique des Grecs, si son gouvernement lui eût permis de suivre une entreprise avec quelque constance. Mais Polybe compare cette république à un vaisseau que personne ne commande, ou dans lequel tout le monde est le maître de la manœuvre. Les uns, dit-il, veulent continuer leur route,... etc.

Les Athéniens venaient de secouer le joug des Pisistrates, et Hippias leur dernier tyran, avait trouvé un asile et même une protection marquée chez Artapherne,gouverneur de Lydie, lorsque Aristagoras leur demanda des secours en faveur des Grecs d’Asie, qui pour la plupart tiraient leur origine de l’Attique. L’ivresse d’une liberté naissante, et surtout son ressentiment contre les Perses, entraînèrent Athènes dans une démarche qui devait causer sa ruine. Elle promit tout aux colonies, et leur révolte éclata par la prise de Sardis qui fut réduite en cendres. Darius qui était monté sur le trône depuis qu’on avait puni le mage Smerdis de son imposture, se vengea de cette témérité, et après s’être emparé de toutes les îles voisines de l’Asie, il voulut étendre la punition sur la Grèce même où il dépêcha des hérauts pour y demander de sa part la terre et l’eau. Loin de se repentir, Athènes se prépare à la guerre, et marchant avec confiance au-devant des Perses, son armée commandée par Miltiade les défait à Marathon.

Tel est, je ne dis pas l’origine de la guerre que Xerxès porta quelques années après dans la Grèce, mais le premier évènement d’une rupture que l’ambition des Perses, leur situation et l’arrogance des Grecs rendaient nécessaire ; et qui aurait éclaté de quelque autre manière, si les Athéniens avaient été aussi sages que les Spartiates. Xerxès employa quatre ans aux préparatifs de son expédition, et il rassembla toutes les forces de l’Asie. Son armée de terre, selon Hérodote, était composée de dix-sept cens mille combattants, et son armée navale qui montait à cinq cens mille hommes, était portée sur douze cens vaisseaux, suivis de trois mille bâtiments de transport. Il y a apparence que ce dénombrement des forces de Xerxès est exagéré : mais en s’en rapportant au récit des autres historiens, ce prince avait une armée encore assez considérable, pour devoir aspirer à la conquête de l’Europe entière.

Il est moins surprenant, si je ne me trompe, que les Grecs aient vaincu le roi de Perse, après s’être mis dans la nécessité de vaincre ou de périr, que formé le projet de lui résister dans le temps qu’ils voyaient se former l’orage au loin, et qu’ils étaient encore les maîtres de le conjurer par des soumissions respectueuses. Leur orgueil, leur amour effréné pour la liberté, leur haine envenimée contre la monarchie, rien ne leur permettait de préférer la domination des Perses à la mort. Nous ne connaissons plus aujourd’hui ce que c’est que subjuguer une nation libre.

Depuis que la monarchie est le gouvernement général de l’Europe, et que sujet et non citoyen, on est plus occupé de sa fortune que de celle de l’état, on ne porte la guerre que dans des provinces accoutumées à obéir, et on ne doit pas s’attendre à y trouver des peuples qui veuillent s’ensevelir sous leurs ruines.

Je sais ce que plusieurs historiens ont imaginé pour donner l’explication de l’issue extraordinaire qu’eut la guerre médique. Sparte, disent-ils, était encore religieusement attachée aux institutions les plus rigides de Lycurgue ; et tous ses citoyens ressemblaient à ces trois cens héros qui s’immolèrent à la défense des Thermopyles. Athènes, et j’en conviens encore, n’avait jamais été dans un état aussi florissant, quoiqu’elle portât en elle-même le principe des mêmes divisions qui l’avaient autrefois troublée, qu’elle n’eût presque point d’autres lois que celles de Solon, législateur si peu éclairé qu’il fut témoin lui-même de la tyrannie qui détruisit son gouvernement ; en un mot quoique le peuple eût beaucoup étendu son pouvoir au-delà des bornes que prescrit le bon ordre, il est vrai qu’elle se gouvernait dans ce moment avec sagesse, parce que les mœurs tenaient lieu de lois, et que les mœurs avaient changé sous la domination des Pisistrates. Les Athéniens occupés du soin de recouvrer leur liberté, avaient eu les yeux fermés sur tout autre intérêt, et épris d’un redoublement d’amour pour leur patrie où ils se voyaient libres après y avoir été esclaves, ils se conduisaient avec un zèle qui excitait une émulation générale, et qui en bannissant l’intrigue et la cabale, ne laissait de récompense que pour le courage et les talents.

Les historiens ont sans doute raison de dire que rien n’était impossible à Athènes pour soutenir la gloire qu’elle avait acquise à Marathon. Mais faut-il les croire de même, lorsque faisant de tous les autres Grecs autant de citoyens furieux de leur liberté, et de guerriers accoutumés à une discipline savante et rigide, ils représentent les soldats de Xerxès moins comme des hommes, que comme des femmes abîmées dans le luxe et la mollesse ? Au contraire plusieurs républiques n’osant espérer de vaincre Xerxès, embrassèrent lâchement son parti. A l’égard des troupes de Perse, il est vrai que Cambyse, par son expédition contre l’Éthiopie, et les Ammoniens ; et Darius, dans la guerre qu’il fit aux scythes, en avaient perdu l’élite. Il faut cependant convenir qu’une nation qui avait toujours fait la guerre, devait encore avoir des soldats. Les institutions de Cyrus subsistaient.

Darius qui avait succédé à Cambyse, était un prince d’un mérite distingué. Hérodote nous avertit que la vertu était estimée chez les Perses, et que le courage y servait de degré pour parvenir aux honneurs. Plusieurs soldats se distinguèrent dans cette guerre par des actions d’une rare valeur, et les corps entiers suivirent cet exemple. En un mot tant s’en faut que l’empire de Cyrus fût tombé dans cet état de léthargie et de corruption où Alexandre le trouva depuis, qu’à peine était-il infecté de quelques-uns des vices que Xénophon reproche aux successeurs de Xerxès.

Les premiers succès de la révolte des colonies grecques ne prouvent rien contre les Perses. L’empire était dégarni de ce côté-là, parce qu’il ne s’attendait pas, et naturellement ne devait pas s’attendre, à y voir naître des ennemis. Mais dès que Darius y eut fait marcher des forces, ne se lava-t-il pas de l’affront qu’il avait reçu ? Quand la bataille de Marathon déciderait de la supériorité des Grecs, et que les Perses eussent été incapables par eux-mêmes de les vaincre, Xerxès devait-il échouer ? Il avait dans son armée tous les Grecs de l’Asie et des îles, à l’exception des Scriphiens, des Siphniens et des méliens.

Plusieurs peuples d’Europe se joignirent à lui, et quoique l’assemblée générale de la Grèce eût condamné à être décimés tous ceux qui se rendraient aux barbares, les Thessaliens les Dolopes, les Perrebes, les Magnètes, les Achéens, les Locriens, les thébains, et presque tous ceux de la Béotie ne firent-ils pas alliance avec la cour de Perse ?

À force de sacrifier des hommes au succès, Xerxès s’empara des Thermopyles ; en suivant la même méthode, il eût eu partout le même avantage. Plus on examine les forces des Grecs, les inconvénients auxquels la forme de leur gouvernement les expose, et les ressources qu’ils en peuvent attendre, plus on est convaincu qu’ils ne devaient pas échapper à la ruine dont ils étaient menacés. Ce qui les sauva, c’est la supériorité seule de Thémistocle sur Xerxès, de Pausanias sur Mardonius ; et ce n’est qu’en comparant ces hommes célèbres, qu’on expliquera le dénouement peu vraisemblable de la guerre médique.

Thémistocle était né avec une passion extrême pour la gloire ; impatient de se signaler, la bataille que Miltiade avait gagnée à Marathon, l’empêchait, dit-on, de dormir. Il réunit en lui toutes les qualités qui font le grand homme, et personne, c’est l’éloge que lui donne Thucydide, n’a mieux mérité l’admiration de la postérité. Une espèce d’instinct sûr, lui faisait toujours prendre le meilleur parti : son courage n’était jamais étonné, parce que sa prudence qui avait remédié à tous les obstacles en les prévoyant, le rendait supérieur à tous les évènements.

Tandis que la Grèce se livrait à la joie d’avoir humilié Darius, Thémistocle ne regarda la victoire de Marathon que comme le pronostic d’un orage prochain. La démocratie toujours occupée du présent, ne porte jamais sa vue sur l’avenir. Thémistocle se garda bien de troubler l’ivresse de ses concitoyens, en les menaçant de la vengeance des Perses : selon que l’esprit des Athéniens aurait été monté, on lui eût fait un crime ou un ridicule de sa prévoyance : mais il profite du crédit qu’il a sur le peuple, et de l’orgueil qu’augmentait sa prospérité, pour l’irriter contre Égine, république de la Grèce alors la plus puissante sur mer. Il conduit pas à pas les Athéniens à lui déclarer la guerre, et les oblige par ce moyen à se faire une marine qui fera leur salut et celui de la Grèce.

En supposant en effet que la cour de Perse dût se venger des Athéniens, les Grecs ne pouvaient échapper à leur perte que par le secours d’une flotte puissante ; et pour se convaincre de cette vérité, il suffit de se rappeler la situation de leur pays, dont toutes les provinces étaient voisines de la mer. Si la Grèce n’avait pas été en état de protéger ses côtes, Xerxès aurait été le maître de faire des descentes de toutes parts ; dans ce cas les Grecs n’auraient su ni où rassembler ni où porter leurs forces, et il était naturel que chaque peuple menacé d’une invasion, se fût tenu sur ses terres pour les défendre. Chaque peuple ainsi séparé des autres, n’eût senti que sa faiblesse ; n’espérant aucun secours, il se fût abandonné à la crainte, au lieu d’être échauffé par cette émulation qui fit faire des prodiges aux Grecs, quand ils purent se réunir et former un corps d’armée considérable. Xerxès n’eût éprouvé aucune résistance : c’est ce qu’avait prévu Thémistocle, et il y remédie.

Un moins grand homme que lui se serait contenté de pourvoir à la défense d’Athènes ; ses fortifications, ses arsenaux, ses vivres l’auraient entièrement occupé. Thémistocle au contraire regarde la Grèce comme le boulevard des Athéniens ; il faut la défendre pour qu’Athènes subsiste, et il met les Grecs en état d’agir, en paraissant sacrifier sa patrie à leurs intérêts.

Je ne sais si on a fait assez attention à la magnanimité que durent avoir les Athéniens pour livrer leur ville à la fureur des barbares, et transporter leurs femmes, leurs enfants et leurs vieillards à Salamine et à Tresene, tandis qu’eux-mêmes restant sans patrie, se réfugiaient dans des vaisseaux construits de la charpente de leurs maisons. Cette résolution dont peu de personnes étaient capables de pénétrer la sagesse, n’offrait à tout le reste que l’image humiliante et terrible d’une fuite ou de sa ruine. Il faut se transporter à ces temps reculés, et en connaître les préjugés, si on veut juger des obstacles que Thémistocle dût rencontrer pour engager ses concitoyens à abandonner leurs maisons, leurs temples, leurs dieux et les tombeaux de leurs pères. La Grèce n’avait rien à espérer, si ce général n’eût eu tous les talents et toutes les sortes d’esprits. Il fallait qu’occupé des idées les plus relevées, et des combinaisons les plus difficiles de la politique, il eût recours aux adresses de l’insinuation et de l’intrigue pour persuader des esprits incapables de l’entendre. Ne pouvant élever la multitude jusqu’à lui, il fallait la subjuguer par l’autorité, intéresser sa religion, faire parler les dieux, et remplir la Grèce d’oracles favorables à ses desseins.

Après avoir forcé le passage des Thermopyles, les Perses se répandirent dans la Grèce : il n’y avait plus que le Péloponnèse qui leur fût fermé ; et Xerxès allait tenter de s’en ouvrir l’entrée par l’isthme de Corinthe. Les Grecs avaient rassemblé de ce côté toutes leurs forces, ils auraient fait une défense digne de leur habileté dans la guerre et de leur désespoir : mais quel en aurait été enfin le succès, si la flotte ennemie faisant de puissantes diversions de toutes parts sur les côtes du Péloponnèse, eût mis en état d’agir les peuples avec qui la cour de Perse avait des intelligences ? Corinthe, j’y consens, n’aurait pas succombé sous l’effort des armes de Xerxès : mais cette ville remplie de défenseurs, et entourée par terre et par mer d’une armée formidable, aurait bientôt éprouvé toutes les horreurs de la famine.

Les Grecs n’avaient à opposer aux Perses que trois cens quatre-vingts voiles, commandées au nom de Lacédémone, par un général incapable d’en faire les fonctions. Soit qu’Eurybiade, frappé de la faiblesse de ses forces, et n’écoutant que sa crainte, se crût toujours trop près des ennemis, soit qu’il pensât follement que pour mettre le Péloponnèse en sûreté, il fallait croiser sur ses côtes mêmes, il voulut abandonner le détroit de Salamine. Thémistocle s’y opposa avec une extrême vigueur ; il représenta que ce n’était que dans ce bras de mer que la faiblesse des Grecs pouvait défier la supériorité de Xerxès, et fit sentir que leur position les mettait en état de troubler sans danger les opérations des Perses.

Ces remontrances étant inutiles, ce général, comme tout le monde sait, ne parvint à faire échouer le projet timide et insensé d’Eurybiade, qu’en faisant auprès de Xerxès le personnage d’un traître. Il lui donna avis que les Grecs voulaient se retirer, et qu’il se hâtât de les attaquer s’il voulait leur couper la retraite du côté du Péloponnèse.

Xerxès donna dans le piége, et Eurybiade fut obligé de combattre. Tandis que les Grecs, qui ne pouvaient être enveloppés dans ce détroit, agissaient tous à la fois, les barbares trop resserrés pour déployer toutes leurs forces, n’en mettaient en mouvement qu’une petite partie. La défaite de leur première ligne porta le désordre dans le reste de la flotte qui fut bientôt dispersée par les Grecs.

Ce qui rendit la journée de Salamine décisive, ce fut l’imbécillité de Xerxès. La perte qu’il venait de faire était considérable : mais en ramassant les débris de sa flotte, ne lui restait-il pas encore assez de vaisseaux pour se rendre le maître de la mer ? Pourquoi pense-t-il que tout est perdu ? Son armée de terre n’avait reçu aucun échec, et presque toute la Grèce est soumise. Si ce prince n’eût pas été le plus lâche et le moins éclairé des hommes, serait-il tombé dans le second piége que lui tendit Thémistocle ? Il était aisé de juger que les Grecs ne seraient pas assez mal habiles pour rompre le pont du Bosphore, et retenir chez eux un ennemi puissant après l’avoir mis dans la nécessité de vaincre ou de périr. Quelques armées qu’ait un prince tel que Xerxès, il est destiné à être vaincu par un Thémistocle. Les forces les plus redoutables sont entre ses mains comme la massue d’Hercule dans celles d’un enfant, qui ne peut la soulever. Xerxès prit la fuite, et en laissant Mardonius dans la Grèce avec trois cens mille hommes, sans y comprendre les alliés, il songea moins à la soumettre, qu’à l’occuper pendant sa retraite, et l’empêcher de porter ses armes en Asie.

L’armée de Mardonius encore si capable d’effrayer les Grecs, s’ils n’eussent pas échappé à un plus grand danger, leur parut méprisable après la retraite de Xerxès. Ils ne doutèrent plus de la victoire, et leurs ennemis intimidés commençaient au contraire à désespérer du succès.

Mais cette confiance des uns et ce découragement des autres, n’étant fondés ni sur des forces ni sur une faiblesse réelles, la Grèce avait besoin d’une prudence extrême pour ne se point compromettre, ni s’exposer à des échecs qui en rendant peu à peu le courage aux Perses, leur eussent fait connaître une supériorité que Mardonius semblait ignorer. Le salut des Grecs ne dépendait donc plus que de l’habileté dans la guerre ; et de ce côté Pausanias qui commandait leur armée, était bien supérieur à son ennemi.

Je sais que ce capitaine ébloui dans la suite par les présents et les promesses de Xerxès, trahit non seulement les intérêts de la Grèce, mais aspira encore à se rendre le tyran de sa patrie. J’ajouterai même qu’intimidé, par les difficultés de son entreprise, et ne trouvant en lui aucune ressource, dès le premier pas il se repentit de sa démarche, sans avoir le courage d’y renoncer ou de la poursuivre. De-là cette faiblesse, cette irrésolution, cette lâcheté qui mettent le comble à la honte d’un conjuré. Il cherche à se rassurer en se faisant des complices ; et comme s’il n’eût voulu que se débarrasser du poids d’un premier rôle, il sentit la fidélité de Thémistocle, et ne crut pas que ce grand homme recueillerait seul tout le fruit de la trahison, s’il était assez méchant pour s’y associer.

Tel était Pausanias comme homme d’état : mais il n’est que trop ordinaire de trouver des hommes qui grands et petits à différents égards, méritent à la fois l’admiration et le mépris. Si la nature lui avait refusé les talents nécessaires au gouvernement, elle lui avait prodigué ceux d’un grand capitaine. Tandis que Mardonius ne sait prendre aucun parti, qu’il négocie lorsqu’il faut combattre, et qu’en un mot il ignore l’art d’employer ses forces ; Pausanias est actif, vigilant, et intrépide à la tête de son armée. Il pénètre les vues de Mardonius, l’entoure de piéges, le presse de tous côtés, et le réduit enfin à combattre à Platée, lieu étroit où ses forces lui deviennent inutiles, et d’où il ne s’échappa que quarante mille Perses sous la conduite d’Artabaze, tout le reste ayant été taillé en pièces.

Le même jour que Pausanias triomphait à Platée, Léotichides roi de Sparte, et Xantippe Athénien, remportèrent à Micale une victoire complète sur les Perses.

Le général Lacédémonien, qui ignorait ce qui se passait dans la Grèce, fit habilement publier sur les côtes d’Asie que Mardonius était défait, et que les Grecs étant prêts à les délivrer du joug des barbares, les colonies grecques devaient seconder ce généreux dessein.

Diodore remarque que ce ne fut ni la valeur des Grecs, ni leur habileté dans la guerre qui les fit vaincre dans cette occasion ; la victoire était douteuse, les Samiens et les Milésiens la décidèrent en se tournant du côté des Grecs. Les Perses effrayés par cette défection, s’ébranlèrent, et sur le champ tous les Grecs d’Asie se joignirent à ceux d’Europe, pour défaire leurs ennemis communs.

Xerxès qui s’était arrêté à Sardis, n’eut pas plutôt appris la ruine entière de ses armées, qu’il ne s’y crut plus en sûreté, et se réfugiant à Ecbatane, il sema dans tous ses états l’effroi qui l’accompagnait. Ce prince qui avait aspiré à la monarchie universelle, n’ose pas espérer de conserver ses états. Plus les préparatifs qu’il avait faits contre la Grèce, avaient été considérables, plus les Perses sentirent leur faiblesse après sa déroute. Salamine, Platée et Micale rappelèrent le souvenir des disgrâces qu’on avait éprouvées contre l’Éthiopie, les Ammoniens et les scythes ; les idées de grandeur et de courage que Cyrus avait laissées à ses successeurs, s’effacèrent, et Xerxès laissa aux siens sa lâcheté et son découragement. Il n’arrive jamais dans une nation, mais surtout dans une république fédérative, d’évènement aussi important que celui dont je viens de rendre compte, sans y causer quelque révolution. Plus les Grecs avaient connu le prix de leur union pendant la guerre de Xerxès, plus ils devaient en resserrer les nœuds après la défaite des Perses.

Malheureusement les nouvelles passions que le succès de Sparte et d’Athènes leur inspira, et les nouveaux intérêts qui se formèrent entre leurs alliés, aigrirent ces deux républiques l’une contre l’autre, et leurs querelles en devenant le principe de leur ruine, vengèrent en quelque sorte la Perse de ses défaites.