Les premiers Capétiens (987-1137)

 

LIVRE PREMIER — LA FÉODALITÉ ET L’ÉGLISE (XIe siècle)

II – LES GRANDES SEIGNEURIES ET LES DYNASTIES PROVINCIALES

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. LES GRANDES SEIGNEURIES[1]

DOMAINE DU CAPÉTIEN.

Dédaigneux de ce qui se passe dans le monde des serfs, indifférents la royauté déchue, les chroniqueurs du xie siècle s'attachent de préférence aux puissantes figures de barons, d'évêques et d'abbés, terreur ou admiration des contemporains. L'intérêt historique s'est éloigné du Centre, d'où le pouvoir régulateur a disparu, pour se disperser dans les grands fiefs. Avant de faire connaître les races seigneuriales et les personnalités qui gouvernent alors les provinces, il faut montrer le théâtre où se meut la haute féodalité.

Le Capétien en est réduit à ne plus régner que dans l'Ile-de-France, sur quelques comtés de la Brie, de la Beauce, du Beauvaisis et du Valois : pays privilégié, il est vrai, où convergent les cours d'eau et les routes du Nord, où abondent les grandes forêts. Il possède Paris, capitale admirablement située, et Orléans, la ville savante, peuplée de clercs et d'étudiants. Les évêques royaux de Beau vais, de Noyon, de Châlons, de Laon, de Langres et surtout l'archevêque de Reims reconnaissent son pouvoir direct, lui fournissent de l'argent et des soldats. Mais son domaine immédiat est bien restreint, son autorité souvent méconnue par les petits châtelains qui se sont multipliés au cœur même de ses possessions : et partout s'élèvent autour de lui, l'emprisonnant, les frontières des grandes seigneuries que le ixe et le xe siècle ont vues se constituer et grandir.

LA FRANCE DU NORD.

La France du Nord est le terrain historique par excellence, le pays « à la vie forte », siège des grandes dominations du passé. C'est là précisément que le régime nouveau s'est enraciné avec le plus de vigueur, et que la religion du Moyen Age a façonné le plus profondément les âmes. Sur ce domaine de la langue d'oïl, la Féodalité et l'Église règnent sans obstacle. De vastes principautés y ont surgi, ne laissant tout juste au Roi que l'espace nécessaire pour vivre. Dans ces plaines cultivées ou boisées qui s'étendent à perte du vue autour de Paris, les communications sont faciles, la terre riche et peuplée. De puissants États féodaux, Flandre, Anjou, Normandie, ont pu aisément s'y établir, prospérer, et prendre la suprématie politique.

LA FRANCE DU MIDI.

Au-delà de la Loire, en remontant vers l'âpre région de l'Auvergne, et, plus loin encore, dans la vallée de la Garonne, que surplombe le massif pyrénéen, s'agglomèrent d'autres groupes de fiefs, dominés par d'autres États. C'est la France du Midi, pays de hautes terres où les montagnes, les cours d'eau torrentueux et les vallées profondes séparent les seigneuries, isolent les peuples et rendent impossible l'unité imposée par un pouvoir fort. La France méridionale, fragmentée par tant d'obstacles naturels, n'a pas de centre ; plusieurs grandes villes : Limoges, Bordeaux, Toulouse, Nîmes, mais pas de vraie capitale. L'énorme barrière du Plateau Central force le Midi à s'orienter de préférence vers la Méditerranée, l'Italie et même l'Espagne. Là se trouvent ses affinités les plus fortes, ses rapports de commerce, ses relations d'art, de littérature et d'amitié.

ANTAGONISME DES DEUX FRANCE.

Ces deux France étaient alors profondément distinctes. Le Moyen Age donna encore longtemps le nom compréhensif d'« Aquitaine » au pays encadré par la Loire, la Méditerranée et l'Océan. Bien que, politiquement, il fût partie intégrante du royaume capétien, on continuait encore d'opposer l'une à l'autre les dominations ethniques d'« Aquitains » et de « Français ». Dès le xe siècle, il n'existait plus en fait de royauté aquitaine : la féodalité des ducs et des comtes en avait pris la place ; et pourtant, l'idée et le mot de « royaume » n'avaient pas disparu. « Rois des Français et des Aquitains », ainsi s'intitulent parfois les premiers souverains de la race de Robert le Fort, Eude et Robert Ier, et les derniers Carolingiens, Louis d'Outremer et Lothaire, comme s'ils portaient une double couronne. La France du Midi n'avait jamais été qu'une annexe de l'autre. Les rois mérovingiens et carolingiens n'y séjournèrent que rarement : ils la tenaient pour un pays étranger qu'ils se partageaient comme un butin de guerre, où ils venaient faire des chevauchées et des razzias. Au ixe siècle, le régime féodal s'y répandit comme ailleurs, mais l'esprit aristocratique et militaire y était moins intense. On y parlait, du reste, une autre langue, la lingua provincialis, le provençal ou langue d'oc, plus rapprochée du latin pour la sonorité et l'harmonie. Une civilisation moins rude, plus tolérante pour les inférieurs, même pour les juifs; les différences de condition moins tranchées entre les classes sociales ; le maintien de groupes nombreux d'hommes libres, propriétaires d'alleux, relevant seulement du haut suzerain; l'usage du droit romain conservé dans les coutumes locales et dans les actes judiciaires; l'importance politique plus grande des bourgeoisies riches : tout enfin distinguait les « Aquitains » des Français proprement dits. Autres mœurs, autre organisation sociale, on peut presque dire, autre nation. Hommes du Nord et hommes du Midi se fréquentaient peu, s'entendaient mal et ne s'aimaient pas.

II. LE NORD[2]

LE COMTÉ DE FLANDRE.

A l'extrême nord, dans la région basse, où se termine, entre le plateau des Ardennes et la mer, la grande dépression européenne, le « comté de Flandre », limité d'un côté par l'Escaut, s'étend, de l'autre, sur le littoral français jusqu'à la Canche. Il embrasse ainsi la plaine maritime de Gand, Bruges et Ipres, villes flamandes, au patois germanique, et le pays « wallon » où les gens de Lille, Douai, Arras et Saint-Omer parlent un dialecte contracté et dur, la forme la plus septentrionale et la plus altérée de l'idiome français. Avec ses grasses prairies entrecoupées de canaux, sa population robuste et exubérante, ses villes déjà bondées de marchands et d'ouvriers, ses nombreux châtelains qui commencent à former presque partout des lignées héréditaires, ses comtés vassaux de Boulogne, de Guines et de Saint-Pol, la Flandre est un fief compact, imposant, que sa situation entre la France, l'Angleterre et l'Allemagne destine au plus brillant avenir.

LE DUCHÉ NORMAND.

A l'ouest, si le roi de France veut dépasser Mantes, il se heurte au « duché de Normandie », puissance à qui ses origines et le caractère de sa constitution politique donnent une physionomie bien tranchée. Aux anciens pirates Scandinaves, aux Normands, appartiennent l'antique cité de Rouen, avec son archevêque et sa corporation de marchands de l'eau, les villes épiscopales d'Evreux, de Bayeux, de Séez, de Lisieux et de Coutances, les centres commerçants de Caen et d'Alençon, le port de Dieppe, les riches abbayes de Jumièges, de Saint-Wandrille et de Fécamp. Le traité de Saint-Clair-sur-Epte qui céda la Neustrie maritime aux compagnons de Hrolf ou Rollon n'avait fait que clore une immigration qui remontait loin. Sur cette terre nourricière et attrayante entre toutes, le chef normand avait rencontré des compatriotes déjà fixés en maints endroits. L'étude des noms de lieux de la province et même des vocables du dialecte normand qui sont d'origine Scandinave ; l'examen du type physique (encore caractérisé aujourd'hui) des paysans du Bessin et du Cotentin, prouvent combien les envahisseurs étaient nombreux. Ils n'en avaient pas moins subi, comme toujours, l'influence de la civilisation indigène, supérieure à la leur, si bien qu'au bout d'une génération, la population gallo-franque avait imposé à la majorité d'entre eux la langue romaine et la religion du Christ. Profondément transformés, ces païens ont pris racine dans la patrie d'adoption, et la Normandie du xie siècle sera l'une des provinces où se manifestera avec le plus d'éclat le génie français.

LES COMTÉS DE BLOIS ET DE CHAMPAGNE.

Les « comtés de Blois, et de Champagne » enveloppent, à l'est et au sud, la terre du Roi. Étroitement apparentées, les familles qui les possèdent sont maîtresses de deux groupes territoriaux : Chartres, Blois, Tours et Châteaudun, d'une part; Troyes, Meaux, Provins et Vitry, de l'autre. Ils seront soudés en 1024, pour se séparer encore une fois. Vierzon et Sancerre en Berri constituent une autre partie du patrimoine. Mais toutes ces possessions ne forment pas une masse compacte et cohérente. La dynastie blésoise souffrira d'autant plus de la dispersion de son fief, terrain mal préparé pour un gouvernement fort, qu'elle observe mieux que toute autre la coutume germanique de la division de l'héritage et ne cessera de se refuser les avantages du droit d'aînesse. Et pourtant le seigneur à qui appartient cette domination fragmentée occupe une situation de premier ordre dans le monde féodal. Il porte le titre de « comte palatin », héritage de la maison de Vermandois. Le rôle important qu'il jouera dans l'histoire générale du xie et du xiie siècle est dû surtout à la position de ses domaines qui limitent de plusieurs côtés ceux du roi de France. Il restera pendant près de deux cents ans l'adversaire constant de la Royauté.

LE COMTÉ D'ANJOU.

« Les comtes d'Anjou », jadis simples vicomtes, montèrent dans la hiérarchie lorsque le duc des Francs, leur suzerain, se fut lui-même emparé de la couronne. Ils avaient grandi peu à peu pendant la nuit du ixe siècle, dans le pays où la Maine vient apporter le tribut de ses trois rivières. Leur fief, avec ses capitales, Angers et Saumur, possède l'unité qui fait défaut à celui de Blois, et quand il sera grossi de la Touraine et du Maine, ses annexes naturelles, il se placera au premier rang des groupes féodaux. Malgré le vieux dicton attribué à César sur les Andecavi molles, les Angevins du xie siècle sont de rudes soldats, aguerris par leurs luttes perpétuelles contre les envahisseurs normands et bretons qui essayaient de remonter la vallée de la Loire. Ils commenceront par entamer le Poitou et la Bretagne et finiront par s'annexer, au bout de cent cinquante ans, la moitié de la France et l'Angleterre.

LE DUCHÉ DE BRETAGNE.

Sous les Capétiens, comme sous les Carolingiens, la Bretagne restait une nation à part et fermée, avec laquelle la Royauté n'eut que peu de rapports. Si, aujourd'hui même, cette « île continentale », qui n'a servi de chemin de migration à aucun peuple et se trouve en dehors des grandes voies du commerce, conserve avec obstination sa race, sa langue, ses usages et ses croyances d'autrefois, on peut juger de l'aspect original qu'elle offrait au début du xie siècle. Une vraie terre de sauvages, au dire des chroniqueurs de ce temps qui parlent, il est vrai, des Bretons celtisants comme on peut parler de peuples éloignés dont l'idiome n'était pas compris : pays de mœurs primitives, où les curés et les évêques avaient l'habitude de se marier et de transmettre leurs charges à leurs enfants. Dans cette église bretonne, impatiente de toute domination étrangère, les papes n'introduiront qu'avec peine leur suprématie et leur morale. Dès le ixe siècle, pour devenir province indépendante, elle avait rompu avec l'archevêché de Tours et fait de l'évêque de Dol un métropolitain. Les évêchés de Cornouailles, Léon, Dol, Aleth (Saint-Malo), Saint-Brieuc et Tréguier n'étaient que d'anciens monastères transformés, car pendant longtemps la Bretagne fut, par excellence, comme l'Angleterre, la terre des moines, et les abbés tout-puissants y exerçaient l'épiscopat. Leurs diocèses, correspondant à la répartition des Armoricains en tribus, sont les vraies divisions territoriales du pays, de même que la paroisse (plou) et le hameau ou chapelle (tref) y forment les subdivisions réelles.

Le pouvoir séculier appartient à un chef principal appelé « comte, » « duc », parfois même « roi », comme à l'époque carolingienne. Au-dessous, les princes héréditaires ou « machtiern », roitelets de cantons, entourés de nobles et d'hommes libres avec lesquels ils rendent la justice et qui leur ont juré fidélité. Cette organisation de la noblesse bretonne, déjà féodale par bien des traits, remonte au moins au ixe siècle. Elle s'adapta donc facilement au régime seigneurial, tel qu'il s'établissait partout en France. A la Basse-Bretagne, où l'on parlait un dialecte celtique, s'oppose la Bretagne française, avec ses centres principaux, Rennes et Nantes. Nantes surtout, civilisée par le commerce avec les Angevins et les Poitevins, se refuse à subir le joug des Bretons qui habitent les rochers de l'Ouest, ou les bruyères de l'intérieur. Vannes, Quimper et Léon se séparaient, par un antagonisme presque irréductible, des comtés limitrophes de l'étranger. Aussi est-ce dans la zone française que la Féodalité s'est implantée le plus de vigueur, multipliant les châteaux et les seigneuries militaires : Rais, Clisson, Ancenis, Vitré, Fougères, Combourg. La prépondérance politique appartient à Rennes et à Nantes dont les comtes se disputent le titre de duc, pouvoir précaire, bien différent de celui qu'exerce le haut suzerain, en Normandie ou en Anjou.

LE DUCHÉ DE BOURGOGNE.

A l'autre extrémité du royaume, dans les vallées de la Haute-Seine et de la Saône, la France du Nord et le domaine de la langue d'oïl se terminaient au duché de Bourgogne. Jadis, sous une première lignée de ducs ou de marquis héréditaires, dont Richard le Justicier avait été la souche (877), le duché (Dijon) et le comté de Bourgogne (Besançon) ne formaient qu'une seule domination. Au milieu du xe siècle, la séparation s'était opérée entre la Haute et la Basse-Bourgogne ; la Saône marquait désormais la limite entre le royaume de France et l'empire allemand, et le duché français, devenu peu à peu héréditaire, tomba entre les mains des descendants de Robert le Fort. Le duc des Francs, Hugues le Grand, l'ajouta à son État, déjà très vaste, et le légua à son fils cadet : d'où une seconde dynastie ducale qui s'éteignit elle-même au commencement du xie siècle avec le Robertien Henri le Grand. Nous verrons ailleurs comment le roi de France, Robert le Pieux, fit la conquête de la Bourgogne. Son successeur, Henri Ier, l'abandonna, pour la transmettre, en toute propriété, à son frère Robert, tige d'une troisième dynastie qui, sans être brillante, aura la vie longue (1031-1383). De ce grand fief relèvent d'importants groupes seigneuriaux : les comtés de Nevers, d'Auxerre, de Sens, de Troyes, de Chalon, de Mâcon, les seigneuries de Semur et de Beaujeu, féodalité turbulente et difficile à maîtriser. Ce n'est pas elle pourtant qui domine et fixe les regards. En Bourgogne, les seigneuries ecclésiastiques, richement dotées, propriétaires de vastes domaines et de nombreux serfs, tiennent la place d'honneur. Les évêques de Mâcon, de Chalon, d'Auxerre, surtout ceux d'Autun et de Langres, ne dépendent pas du duc, mais du Roi, ce qui leur assure l'indépendance. Là se sont multipliées les grandes abbayes, Cluny, Vézelay, Flavigny, Tournus, Saint-Pierre de Bèze, Pothières, Saint-Bénigne de Dijon, qui n'appartiennent qu'à Dieu ou au Pape. Devant cette puissance du Clergé, tout s'efface : le duc de Bourgogne, malgré son titre, n'est qu'un simple baron, dépourvu de pouvoir et d'argent.

III. LE MIDI[3]

L'AQUITANE ET SES VICISSITUDES.

Le titre de « duc d'Aquitaine », à la fin du ixe siècle, évoquait l'idée vague d'une suprématie qui s'étendait sur Toulouse, Narbonne et Montpellier, aussi bien que sur Poitiers, Limoges et Clermont. Toutes les dynasties féodales, implantées au sud de la Loire, cherchent à l'accaparer : comtes de Poitiers, vicomtes de Limoges, comtes d'Auvergne, comtes de Toulouse, marquis de Gothie se le disputent avec acharnement. Mais peu à peu s'accomplit un travail de simplification et de subordination qui limite la concurrence à deux familles : celle des comtes de Poitiers, prépondérants dans la vallée de la Loire; celle des comtes de Toulouse, maîtresse de la vallée de la Garonne. Leur querelle remplit le xe siècle. Elle embarrassa fort les rois de France de cette époque, qui retenaient encore le droit de conférer le duché d'Aquitaine en bénéfice. Il semble qu'ils aient voulu résoudre la difficulté de la manière la plus avantageuse à leur propre pouvoir, en favorisant alternativement chacune des seigneuries rivales. En 932, de par la volonté du roi Raoul, le duché appartenait au comte de Toulouse, Raimond Pons ; en 951, sur l'ordre de Louis d'Outremer, il est transféré à Guillaume Tête-d'Étoupes, comte de Poitiers.

A la fin du xe siècle, les prétentions des ducs de France compliquèrent encore le débat. Non contents de substituer leur autorité à celle des Carolingiens, dans la France proprement dite, ils voulurent aussi gouverner, de loin et de haut, la région du Midi. Hugues le Grand disputé le comté de Poitiers à Guillaume Tête-d'Etoupes. Hugues Capet se fait donner par le roi Lothaire le titre de duc d'Aquitaine. Enfin, lorsque les rois carolingiens disparaissent, la cause est jugée. Le duché d'Aquitaine appartiendra désormais à la lignée des comtes poitevins, et l'Auvergne fera partie de son ressort. Le Gévaudan (Mende) et le Vêlai (le Pui), suspendus pendant quelque temps entre les deux grandes dominations du Midi, passeront un peu plus tard sous la suprématie de Toulouse.

Lorsque s'ouvre le xie siècle, quatre suzerainetés principales, celles des ducs d'Aquitaine, des ducs de Gascogne, des comtes de Toulouse et des comtes de Barcelone, se partagent les peuples méridionaux. Quatre royautés de fait, sur lesquelles le roi Capétien, trop éloigné et trop faible, ne peut avoir aucune action. Il doit s'estimer heureux quand elles veulent bien le reconnaître et inscrire son nom et l'année de son règne sur les actes publics émanés de leur pouvoir souverain.

LE DUCHÉ D'AQUITAINE.

Le « duché d'Aquitaine », l'État féodal le plus étendu de la France, embrasse tout le centre du pays. Dans ce cadre un peu artificiel ont pris place les régions les plus dissemblables : plaines du Berri et du Bourbonnais, coteaux du Poitou et de l'Angoumois, bocages et littoral de la Vendée et de la Saintonge, terrasses étagées du Périgord, hauts plateaux granitiques du Limousin, et, pour dominer le tout, les grands puys de l'Auvergne. A la diversité des conditions géographiques correspond celle des idiomes : français dans la partie plate (Berri, Poitou, Saintonge, Angoumois), provençaux dans les hautes terres (Limousin, Périgord, Auvergne). Le sol y est découpé en seigneuries autrement puissantes que celles des vassaux de la France septentrionale, qui ne sont que des châtelains : au nord, les seigneurs de Déols ou de Châteauroux, d'Issoudun, de Bourbon, le comte de la Marche, les vicomtes de Thouars et de Châtellerault ; au sud, les comtes d'Auvergne, de Périgord et d'Angoulême, les vicomtes de Turenne et de Limoges.

Le suzerain de l'Aquitaine doit compter aussi avec l'Église, très forte dans le Berri, où l'archevêque de Bourges est le seigneur dominant, à Angoulême et à Limoges, où l'évêque, presque toujours de race noble, passe sa vie dans des luttes sanglantes avec les autorités laïques. Grâce aux sanctuaires célèbres de Charroux, de Saint-Maixent, de Saint-Hilaire de Poitiers, de Saint-Jean-d'Angély, de Saint-Martial de Limoges, de Notre-Dame de Saintes, le moine est à son tour grand propriétaire et souverain. Le duc d'Aquitaine qui veut faire régner l'ordre dans un pareil fief, le moins homogène de tous les Etats seigneuriaux, doit être fortement trempé de corps et d'esprit.

LE DUCHÉ DE GASCOGNE.

A la Gironde commence le « duché de Gascogne », que délimitent nettement, d'autre part, les Pyrénées et l'Océan. C'est toujours le domaine de la langue d'oc, mais le « gascon », par ses caractères originaux, se rattache à l'Espagne presque autant qu'à la France du Midi. La fertile vallée de la Garonne inférieure et la grande plaine landaise, remplie de bruyères et de marécages, s'y trouvent réunies aux collines en éventail de l'Armagnac, et aux vallées pyrénéennes qui déversent leurs eaux dans l'Adour. Dans l'extrême coin sud-ouest vit obscurément, déjà isolé comme aujourd'hui, le petit peuple aux origines mystérieuses, les Basques, proches parents des Gascons, mais d'une parenté qui se perd dans la nuit préhistorique. Région complexe, on le voit, et aussi peu favorable que l'Aquitaine à l'établissement d'un pouvoir unique.

Les Gascons avaient eu, depuis Charles le Chauve, leur existence indépendante et leur dynastie particulière de ducs d'abord amovibles, puis héréditaires. Mais le ressort de ces ducs dépassait de beaucoup la limite de leur domination réelle. Ils ne possédaient guère en propre que la partie occidentale de la Gascogne ; le comté de Bordeaux avec la grande ville où ils venaient se faire couronner par l'archevêque dans la basilique de Saint-Seurin, et le comté de Gascogne, c'est-à-dire la région des Landes, de la Soûle et du Labour. Partout ailleurs s'est développée une végétation touffue et tenace de grands vassaux et de châtelains indépendants ; sur la Garonne, les vicomtes de Bezaume, de Castillon, de Fronsac, de Lomagne ; dans l'Armagnac, quatre comtes issus de la maison ducale, mais absolument maîtres chez eux (Fézensac, Astarac, Armagnac et Pardiac) ; dans les Pyrénées, le vicomte de Béarn, les comtes de Bigorre, d'Aure, de Comminges et de Couserans, véritables rois des montagnes. L'Église, ici, manque d'autorité et de ressources. L'archevêque d'Auch, chef spirituel de la Gascogne, n'est pas obéi hors de son diocèse propre ; l'archevêque de Bordeaux a tous ses suffragants en Aquitaine ; et les évêchés de l'Ouest : Lescar, Oloron, Dax, Aire, Bayonne, qui forment « l'évêché de Gascogne » administré par l'évêque de Bazas, sont étroitement assujettis au pouvoir laïque. Les abbayes de cette contrée, telles que Sordes, Saint-Sever et la Réole, sont loin d'être des asiles de paix et de recueillement. Ces moines gascons se battent avec les seigneurs voisins, se livrent entre eux aux pires querelles, mutilent ou assassinent même leurs abbés, comme le firent, en 1004, ceux de la Réole, meurtriers d'Abbon de Fleuri. Nation encore sauvage que les haines de race, plus ardentes sur sa frontière que partout ailleurs, séparent violemment de l'Aquitain, et à plus forte raison du Français.

LE COMTÉ DE TOULOUSE.

Le comte de Toulouse a pour domaine féodal la vallée moyenne de la Garonne, avec la grande dépression où domine Toulouse, celle de l'Ariège, les hauts plateaux du Quercy, de l'Albigeois et du Rouergue, les montagnes du Gévaudan et du Vêlai, enfin les bassins des petits fleuves méditerranéens l'Aude, l'Hérault et le Gard.

C'est le Languedoc, le vrai Midi, plus étranger à la France du Nord et au roi de Paris que tout le reste du royaume. Au xe siècle, la plupart des seigneurs languedociens avaient persisté dans leur fidélité à la famille carolingienne et refusé, avec une obstination plus ou moins durable, de reconnaître les rois de souche féodale qui vinrent interrompre la série des derniers successeurs de Charlemagne. Les deux premiers Capétiens auront quelque peine à faire accepter une autorité virtuelle, et la résistance se prolongeant, les derniers liens effectifs du Languedoc avec les hommes de langue d'oïl se trouveront rompus. Étrange vassal que le chef de la dynastie" toulousaine ! Il ne fait pas hommage à la Royauté (au moins jusqu'au xiie siècle), n'assiste pas aux sacres, n'envoie aucun contingent à l'armée royale et se donne tout juste la peine de dater ses chartes des années de règne du suzerain. Agissant comme si le Roi n'existait pas, il réalise l'idéal même de la haute féodalité. Il ne lui manque que d'être obéi de ses propres vassaux.

Les comtes de Comminges, de Foix, de Carcassonne et de Rodez, les vicomtes d'Albi, de Nîmes, de Narbonne, d'Agde, de Béziers, de Minerve, sont de puissants seigneurs qui ne relèvent réellement que de leur épée. L'Église même est indépendante. La plupart des évêques languedociens, à Narbonne, à Lodève, à Mende, au Pui, à Maguelonne, ont de vastes domaines où ils jouissent du pouvoir temporel, et prétendent n'être vassaux que du Roi, c'est-à-dire de personne. Les vieilles abbayes carolingiennes : Figeac, Moissac, Conques, Vabres, le Mas-Grenier, Lézat, Alet, commandent, elles aussi, à de nombreux groupes de vassaux, de bourgeois et de paysans.

LE COMTÉ DE BARCELONE.

La dernière des grandes principautés du Royaume, la plus éloignée de Paris et du Roi, le « marquisat d'Espagne » qui deviendra au milieu du xie siècle « comté de Barcelone », formé de la Catalogne et du Roussillon, chevauche sur les deux versants des Pyrénées. Mais tout le rattache alors à la France plutôt qu'à l'Espagne, sa langue, ses affinités intellectuelles et le lien politique. Constamment menacés par les Sarrasins, les chevaliers de cette « Marche d'Espagne », sentinelles du royaume carolingien, étaient restés fidèles à leur origine. Au xe siècle, des rapports continus avaient pu subsister, malgré la distance, entre les derniers successeurs de Charlemagne et cette féodalité d'avant-garde. Les rois du Nord prodiguaient les privilèges aux églises d'Elne, d'Urgel, de Vieil, de Gérone, de Saint Michel de Cuxa, de Saint-Martin du Canigou. En retour, les chartes des comtes de Barcelone et de leurs vassaux, les comtes de Roussillon, de Cerdagne, de Bésalu, d'Ampurias, d'Urgel, d'Ausone, étaient soigneusement datées des années de règne des souverains français. La révolution dynastique de 987 ne changea rien à l'attitude des Catalans, qui furent les premiers à reconnaître la nouvelle maison royale. Ils resteront même longtemps unis à la France par le lien religieux. Au commencement du xie siècle, l'archevêque de Narbonne, chef spirituel de l'ancienne Gothie, exerce encore le pouvoir du métropolitain sur la Catalogne comme sur la Narbonnaise. Quant au chef politique de la région, le comte de Barcelone, successeur du premier comte héréditaire (875), Wifred le Velu, les Arabes l'appellent « le roi d'Afranck ». Lui-même s'intitule dans ses chartes « duc de Gothie et marquis des Aquitains ». Il jouit de l'indépendance effective, mais il n'oublie pas (il se le rappellera jusqu'à l'époque de Philippe Auguste) que son comté est un fief français.

Telle nous apparaît, brièvement esquissée, la France féodale et ecclésiastique, à l'époque de l'avènement des Capétiens. Ils la dominent, en théorie, par leur titre, mais ne la possèdent pas. Leur royauté n'est qu'un anneau de la longue chaîne des seigneuries. Sur le sol ainsi divisé règnent des dynasties princières, dont la vie, les aventures et les luttes vont constituer, pour deux siècles, l'histoire de France. Les seigneurs du Nord, mieux connus que ceux du Midi, nous donneront surtout l'idée de l'existence agitée de cette noblesse, qui ne sait que se battre et conquérir, sans nul souci de gouverner.

IV. LES DYNASTIES. LES COMTES DE FLANDRE[4]

LES COMTES DE FLANDRE.

Les marquis ou comtes de Flandre, appelés de père en fils Arnoul, Baudouin ou Robert, sont vassaux du roi de France pour la majeure partie de leur domaine, et de l'Empereur pour les terres d'Alost, de Grammont et des Quatre-Métiers (Flandre Impériale). Leur tendance est de n'obéir à aucun de leurs deux suzerains, et de s'agrandir à leurs dépens.

A l'Empire, ils veulent prendre Cambrai, que son évêque saura défendre ; par delà les bouches de l'Escaut, leur convoitise guette les îles de la Zélande et les terres inondées des Hollandais ; mais ce qu'ils désirent surtout, c'est le pays de Mons et de Valenciennes, le Hainaut. A force de patience et de diplomatie, par les alliances matrimoniales encore plus que par les conquêtes, ils finissent, dès le milieu du xie siècle, par s'y établir. Flandre et Hainaut conservent leur existence distincte ; ils auront parfois des gouvernements séparés, mais resteront au pouvoir de la même maison.

A la dynastie capétienne, les comtes de Flandre disputent le Ponthieu ; ils aspirent au Vermandois, et s'avancent lentement sur Amiens. Pour arrêter ces ambitieux, Français et Impériaux, à plusieurs reprises, ont cru nécessaire de se coaliser. L'Empereur surtout ne cesse d'user de rigueur contre la Flandre envahissante, toujours prête à soutenir les révoltes de la féodalité lorraine. Les comtes n'ignorent pas que leur principal ennemi est en Allemagne : aussi recherchent-ils d'ordinaire l'amitié des suzerains français, au point de nouer avec eux des liens de famille. Devenus les alliés politiques et les parents des Capétiens, ils n'en gardent pas moins, avec un soin jaloux, leur indépendance de princes féodaux. Dans quelques actes du xe siècle, leur baronnie s'appelait déjà « la monarchie de Flandre » ; à la fin du xie, le comte Robert II continue à s'intituler « monarque des Flamands ». Nul obstacle sérieux, à l'intérieur, ne limite leur autorité. Ils n'ont en face d'eux qu'un évêque, celui de Térouanne, dépourvu de puissance temporelle. Ils n'ont à craindre ni les villes, que la fièvre communale n'a pas encore saisies, ni leurs vassaux, petite noblesse dont les domaines exigus ne dépassent guère le territoire adjacent à un château. Parmi les chefs de cette dynastie remuante, Baudouin V, Robert le Frison et Richilde ont attiré surtout l'attention des contemporains.

BAUDOUIN DE LILLE.

Baudouin V, qu'on appelle aussi Baudouin de Lille, porta, pendant plus de trente ans (1036-1067), la couronne de comte. De ce règne date la grandeur de la maison. Toujours en mouvement et en guerre, il force le comte de Hollande à reconnaître sa suzeraineté sur l'archipel zélandais, se ligue avec lui et avec le duc de Basse-Lorraine contre l'empereur Henri III, et va brûler le palais impérial de Nimègue. Pour effectuer la réunion de la Flandre et du Hainaut, il vient prendre à main armée, jusque dans Mons, l'héritière de ce dernier pays, Richilde, et la marie à son fils Baudouin. L'Allemagne essaie d'avoir sa revanche ; en 1054, une armée impériale inonde la Flandre, mais passe comme un torrent, après avoir dévasté l'Écluse et Tournai. Baudouin V, solidement retranché derrière l'Escaut, brave les efforts de Henri III, qui échoue devant Lille. Les troubles de la minorité de Henri IV réduisent l'Empire à l'impuissance, et la victoire reste au comte flamand.

La situation prépondérante que celui-ci occupe dans le Nord est encore consolidée par d'heureuses alliances. Beau-frère du roi de France, Henri Ier, beau-père de Guillaume le Conquérant, il protège et même gouverne la maison capétienne pendant quelques années, comme tuteur du jeune roi Philippe, tandis qu'il aide son gendre à s'emparer de l'Angleterre. Ce Flamand, ennemi de la Germanie, a établi sa capitale en pays français ; le centre de son État n'est pas Gand ou Bruges, mais Lille, dont il a reconstruit le château et fondé la collégiale (Saint-Pierre). Avec ses trois églises, son palais comtal, son marché important, son école de Saint-Pierre bientôt réputée, la capitale des Wallons est en voie de croissance rapide. Grâce à la faveur de Baudouin et au tempérament militaire de ses habitants, elle fait une glorieuse entrée dans l'histoire.

ROBERT LE FRISON.

Le véritable successeur de Baudouin V ne fut pas son fils aîné, Baudouin VI ou de Mons, qui gouverna la Flandre après lui et ne fit que passer (1067-1070), mais son fils cadet, Robert le Frison. Celui-ci était de la race des coureurs de grandes routes que nous verrons promener partout leur activité exubérante et étonner l'Europe par la variété de leurs aventures. L'humeur vagabonde de Robert l'entraîne, dès son extrême jeunesse, à chercher fortune en Espagne. Son père, heureux de se débarrasser de cet agité et d'écarter de la Flandre une cause de trouble, lui donne des hommes et des vaisseaux. Robert débarque en Galice, et commence par faire de lucratives razzias sur les infidèles, mais les Sarrasins, d'abord surpris, se ressaisissent et poussent les Flamands à la mer. Obligés de rentrer dans le fief paternel, Robert organise sur le champ une nouvelle expédition, cette fois vers la Norvège. Une tempête détruit ses vaisseaux et le rejette nu sur la côte. Il ne se décourage pas, recrute une petite armée de mercenaires normands et se dirige, par la voie de terre, du côté de l'empire byzantin. Son rêve est de se tailler en Grèce une domination féodale, et bien d'autres Occidentaux le feront après lui. Pour plus de sûreté, ses compagnons, divisés par petites bandes, ont pris l'habit de pèlerin ; mais l'empereur grec, averti, fait mettre à mort les premiers arrivants. Robert revient encore chez lui en fugitif. Enfin, en 1061, il trouve à proximité du pays natal un terrain de conquête plus favorable. La veuve du comte de Hollande, Florent Ier, avait besoin d'un homme actif et brave qui défendît son fief contre les barons voisins et les paysans sauvages de la Frise. Robert se présente, repousse les bandes frisonnes, épouse la veuve pour la mieux protéger, et devient ainsi le régent de la Hollande pendant la minorité des fils du défunt.

RICHILDE.

La crise la plus grave de sa vie s'ouvrit lorsque mourut son frère, le comte Baudouin VI, laissant deux jeunes enfants. L'aîné, Arnoul, hérite du comté de Flandre ; le cadet, Baudouin, du comté de Hainaut ; mais le premier est placé sous la tutelle de son oncle, Robert ; le second, sous le gouvernement de sa mère, Richilde, femme énergique et très capable de tenir tête au Frison. Une guerre d'extermination éclate bientôt entre les deux régents, alimentée par les haines de race qui mettaient aux prises les populations flamandes et wallonnes. Richilde profite de l'éloignement de Robert, occupé alors à se battre contre les ennemis de la Hollande, prend en main la tutelle d'Arnoul et du comté, lève des impositions nouvelles, agit en souveraine absolue. D'après des récits moins dignes de foi, elle aurait même fait couper la tête à soixante bourgeois d'Ipres, chargés de lui adresser des remontrances, toute disposée à traiter de même les représentants de Gand et de Bruges. Sa dureté lui aliène les esprits : les émissaires de Robert le Frison sont accueillis avec joie dans toute la région, et Robert lui-même apparaît, prêt à engager l'action décisive. Détestée en Flandre, Richilde s'adresse à l'étranger. Elle soudoie le Capétien Philippe Ier et s'assure le concours de la Normandie, en épousant un des plus puissants personnages de ce pays, Guillaume Osbern. Une bataille, sur laquelle on ne sait rien que de confus et de contradictoire, se livre, le 21 février 1071, à Bavinkhove, au pied du mont de Cassel. Le dénouement en fut étrange. Richilde y perdit son fils Arnoul, son nouveau mari, Osbern ; elle-même fut faite prisonnière ; son allié, le roi Philippe, mis en pleine déroute. Le Frison tomba, lui aussi, au pouvoir de l'ennemi, mais, échangé contre sa rivale, il recouvra bientôt sa liberté.

Rentrée en vaincue dans le Hainaut, Richilde n'était pas femme à désespérer. Les Français ne pouvant plus rien pour elle, elle se tourna vers l'Empire. Pour se procurer de l'argent et des hommes, elle fit un coup d'État féodal : elle transforma le Hainaut en fief vassal de l'évêché de Liège. Cette humiliation, vivement ressentie par ses sujets, lui profita peu. Il lui fallut désintéresser l'empereur Henri IV que l'inféodation du Hainaut avait irrité ; et les soldats que lui envoya l'évêque de Liège furent taillés en pièces, par le Frison, près de Mons, à Broqueroie, dernier coup porté à ses espérances. Tous les obstacles s'abaissaient successivement devant son heureux adversaire. Robert ne tarda pas à se faire reconnaître de l'Empereur. L'évêque de Cambrai, qui persistait à le traiter d'usurpateur, fut assiégé dans sa cité (1075) et n'échappa qu'en inspirant au comte de Flandre une terreur religieuse. Le duc de Basse-Lorraine, Godefroi le Bossu, qui lui avait enlevé une partie de la Hollande, et s'apprêtait à prendre le reste, fut trouvé empalé, dans un réduit secret du château d'Anvers. Térouanne, la capitale ecclésiastique de la Flandre, résista seule assez longuement ; mais là comme ailleurs le dernier mot resta au Frison. Le pape Grégoire VII intervint pour calmer les passions et contribua à faire accepter de tous la domination du plus fort. Richilde, elle-même, comprenant que tout était perdu, se résigna au fait accompli. Elle s'enferma dans l'abbaye de Messines, qu'elle avait brûlée autrefois, prit l'habit religieux, et étonna le monde par la rigueur de ses pénitences.

Maître absolu de la Flandre, délivré de rivaux et d'ennemis, Robert le Frison crut pouvoir donner une dernière satisfaction à son goût pour les aventures (1085). Il partit pour Jérusalem avec un grand nombre de barons flamands, resta deux ans en Terre Sainte et entra en relations d'amitié avec l'empereur Alexis Comnène, à qui il envoya des hommes d'armes pour défendre Nicomédie. Revenu en Occident, ce soldat, qui s'était tant remué, mourut paisiblement, âgé de près de quatre-vingts ans (1093). A sa mort, la Flandre, respectée de ses deux suzeraines, l'Allemagne et la France, aurait pu éclipser sa puissante voisine, la Normandie, si celle-ci n'avait pas conquis l'Angleterre, ce qui la plaçait, du premier coup, au rang des grands États souverains.

V. LA DYNASTIE NORMANDE[5]

PREMIERS DUCS.

Les premiers ducs normands qui se transmirent l'héritage de Rollon, Guillaume Longue-Épée (927-943), Richard Ier (943-996), Richard II (996-1027), Richard III (1027), Robert le Magnifique ou le Diable (1027-1035), jusqu'à Guillaume le Bâtard lui-même, ont gardé l'empreinte de leur pays d'origine : la haute taille, les cheveux blonds ou roux, les yeux bleus, le teint coloré des hommes du Nord. Les plus anciens, ceux du xe siècle, apparaissent encore avec la longue chevelure, signe de noblesse. Le christianisme n'a guère modifié leurs mœurs. Ils continuent à se marier « à la danoise », c'est-à-dire, avec le moins de formalités possible, et distinguent peu entre leurs fils légitimes et leurs bâtards. Ces derniers ont autant de droits que les autres à la succession paternelle, obtiennent des évêchés, des comtés, même la couronne ducale. Sur les six premiers ducs, trois furent des fils de concubines. Toute trace de paganisme, chez eux, n'a pas disparu de prime abord. Rollon marchait nu-pieds devant la châsse de saint Ouen ; mais le même homme faisait vendre en Angleterre beaucoup de reliques normandes. Le chroniqueur Adémar de Chabannes prétend même qu'à l'approche de la mort il fit immoler des prisonniers aux dieux Scandinaves, tout en donnant quantité d'or aux églises, éclectisme assez vraisemblable. Le second duc, Guillaume Longue-Épée, paraît encore attaché, sinon à la religion, du moins à la vieille langue Scandinave. Il envoie son fils à Bayeux pour qu'on lui apprenne le norois.

LE CHRISTIANISME CHEZ LES DUCS NORMANDS.

A partir de Richard Ier, légendes et miracles abondent et revêtent les ducs de cette teinte chrétienne qui ne permet plus de les distinguer des barons des autres régions. Le petit-fils de Rollon est déjà un souverain selon le cœur des moines. Grand bâtisseur d'églises (la cathédrale primitive de Rouen, Saint-Ouen, Saint Michel du Mont, la Trinité de Fécamp), il lutte avec le diable, est pris pour arbitre entre un ange et un démon, édifie le monde par ses largesses envers les pauvres. Sous Richard II, contemporain du roi Robert, la christianisation se complète. Le duc se montre aussi ardent que le Roi pour la grande œuvre de la réforme monastique. Il fait venir tout exprès de Bourgogne « l'homme de Dieu », Guillaume de Saint-Bénigne. Fécamp, réformé par ses soins, devient une abbaye modèle, un foyer de ferveur religieuse et une école des plus fréquentées. Robert le Magnifique, lui-même, malgré les légendes infernales qui s'attachent à sa mémoire, n'est pas moins pieux que ses prédécesseurs. Autant qu'eux il a le respect du prêtre et du moine. Lui aussi fonde des abbayes (Cerisi, dont la belle église subsiste encore), et prodigue ses biens aux clercs, aux pauvres, aux, lépreux. Enfin, le premier de sa race, il se décida à abandonner son État pour s'engager dans la périlleuse entreprise d'un pèlerinage au Saint-Sépulcre. Il partit, et comme tant d'autres, ne revint jamais.

LA POLITIQUE DUCALE.

L'œuvre principale de ces ducs fut de constituer fortement leur duché, qui occupe une place à part dans le système général de la féodalité française. Il se distingue des autres fiefs par l'absence à peu près complète de hiérarchie et par l'étendue du pouvoir ducal. On ne trouve pas en Normandie ces baronnies de premier ordre, qui opposent un obstacle permanent à l'autorité du chef de la province. Les comtés laïques (Eu, Arques, Évreux, Mortain) sont peu nombreux, peu importants et presque toujours entre les mains de la famille régnante. Le duc les réserve soigneusement pour ses fils puînés, ses frères ou ses neveux. Une seule seigneurie marquante, celle de Bellême, relevait directement de la couronne et put garder l'indépendance : aussi fut-elle constamment en butte aux méfiances et aux entreprises du haut suzerain. La noblesse normande n'est pas séparée du chef suprême par une série de degrés interposés : ses membres, s'ils ne sont pas égaux entre eux, relèvent tous immédiatement du duc. Au rebours de ce qui s'est passé ailleurs, celui-ci a réussi à conserver son action directe sur les vassaux les plus infimes. Il détient le monopole de la haute justice et même celui de la tutelle ou du « bail » des enfants nobles. La féodalité d'Église, ailleurs si gênante pour l'autorité séculière, ne l'embarrasse pas davantage. Ses évêchés sont aussi bien à lui que ses comtés; il les garde pour les membres de sa famille, dont il fait des archevêques de Rouen ou des évêques. Puissance exceptionnelle, due, sans doute, aux circonstances particulières dans lesquelles se trouvaient Rollon et ses compagnons au moment de leur établissement en Neustrie. Elle s'est développée aussi peu à peu, grâce à l'activité et à l'énergie des princes qui ont préparé la voie à Guillaume le Conquérant. Leur histoire, très obscurcie de légendes, les fait connaître trop mal pour qu'on puisse attribuer clairement à chacun d'eux sa part d'action et sa physionomie propre. Nous ne voyons leur œuvre qu'en bloc ; mais les résultats prouvent que, malgré de sérieuses difficultés, leur politique a réussi.

RÉSISTANCE DE L'ÉLÉMENT SCANDINAVE.

Au xe siècle, ils avaient dû combattre à la fois le parti Scandinave qui répugnait à adopter la langue, les mœurs et la religion des indigènes, chrétiens, et les rois carolingiens qui voulaient replacer le duché sous leur main. Une révolte d'un chef normand, Rioulf (935), et une tentative de Louis d'Outremer pour se rendre maître de la Normandie et de son jeune duc, Richard Ier (944), avaient amené deux crises graves où l'indépendance du pouvoir ducal faillit disparaître. Plus tard, quand l'élément Scandinave se fut complètement fondu dans la population romane, et que la féodalité normande eut pris son assiette, de manière à défier toute entreprise monarchique, d'autres difficultés surgirent. Les ducs se débattirent contre les princes de leur famille, frères ou fils cadets, mécontents de la part de domaine et d'autorité que leur laissait le chef de la maison, et contre la noblesse turbulente qui, en Normandie, comme partout, subissait avec peine le joug du haut suzerain. Pour échapper à ces périls, ils se virent obligés de rester en communication avec les pays du Nord ou, du moins, avec les bandes danoises ou norvégiennes qui croisaient constamment dans la Manche. Bien que devenus chrétiens et français, ils gardèrent l'habitude d'appeler leurs anciens compagnons de pillage et de les jeter sur le continent au service de leurs querelles particulières. Ainsi agit encore, cent ans après le traité de Saint-Clair-sur-Epte, le duc de Normandie Richard II, quand il opposa au comte de Blois, son ennemi, les deux chefs Scandinaves Lacman et Olaf. Est-il surprenant que l'historien Richer ait continué à désigner les maîtres de Rouen sous le nom de « chefs ou ducs des pirates »? Ceux-ci, pour se mettre en règle avec l'opinion chrétienne, peu favorable à ces alliances compromettantes, renvoyaient les pirates dans le Nord, bien payés et baptisés. Le concours des marins Scandinaves n'aurait pas suffi à garantir le duché de Normandie contre les ennemis du dedans et du dehors, si les descendants de Rollon n'avaient eu l'habileté de se gagner d'autres auxiliaires. Un des ressorts les plus utiles de leur gouvernement fut l'alliance conclue avec la dynastie royale qui s'était substituée aux Carolingiens.

L'ALLIANCE DES NORMANDS ET DES CAPÉTIENS.

Rollon et Guillaume Longue-Epée étaient restés fidèles à la famille de Charlemagne ; mais, au milieu du xe siècle, lorsque Louis d'Outremer eut menacé de confisquer l'autonomie du duché, la politique des ducs changea d'orientation. Richard Ier se tourna vers Hugues le Grand, le duc des Francs, et entra dans sa vassalité. L'union fondée entre Normands et Capétiens, très heureuse pour les deux maisons, dura un siècle. La Normandie y puisa une sécurité et une force de résistance qui l'aidèrent à supporter bien des assauts. Les Capétiens en retirèrent un bénéfice encore plus grand. Les services que les Normands leur rendirent dépassèrent de beaucoup ceux dont la loi féodale imposait l'obligation à tous les vassaux. Hugues Capet et Robert le Pieux durent à la Normandie le succès de plusieurs entreprises difficiles ; Henri Ier, sans l'asile et les secours qu'elle lui offrit, aurait probablement succombé dans les dissensions intestines qui bouleversèrent le domaine royal à son avènement. La guerre éclata, pourtant, entre les alliés, dès le milieu du xie siècle. Elle allait devenir permanente et séparer pour toujours ceux que la communauté des intérêts avait si longtemps unis. La conquête de l'Angleterre, creusant le fossé entre Français et Normands, le rendit bientôt infranchissable. Mais longtemps avant que Guillaume le Bâtard eût passé le détroit, la rupture était consommée. La prospérité croissante de cet État féodal, visible pour tous les esprits attentifs, avait fini par causer au roi Capétien des inquiétudes qu'on ne pardonne pas.

La supériorité de la Normandie se trouve déjà notée par un moine bourguignon qui écrivait à l'époque de Robert le Diable : « Les Français, dit Raoul Glaber, et aussi les Bourguignons s'unirent par des mariages aux Normands devenus catholiques. De là sortirent d'excellents ducs ; Guillaume et, après lui, les trois Richard. La capitale de leur duché était Rouen. Les ducs étaient supérieurs à tous les autres seigneurs, à la fois par la valeur de leurs armes, par leur amour de la paix générale et par leur libéralité. Toute la province, qui était soumise à leur pouvoir comme la maison ou le foyer d'une même famille, vivait dans le respect inviolable de la bonne foi. En Normandie, on comparait à un voleur ou à un brigand tout homme qui, dans un marché, vendait un objet à un prix trop élevé ou trompait l'acheteur sur la qualité de la marchandise. » Bel éloge pour le paysan normand ! Mais qu'aurait dit Glaber de la Normandie s'il avait connu le pouvoir ducal à l'apogée de sa force et de sa grandeur, tel qu'on le verra entre les mains vigoureuses de Guillaume le Conquérant?

VI. EUDE DE BLOIS[6]

UN AVENTURIER FÉODAL, EUDE DE BLOIS.

La dynastie des comtes de Blois ne produisit au xie siècle qu'un homme remarquable, Eude II (995-1037). Aventurier de grande allure, d'une turbulence presque maladive, il rêva couronnes et royaumes et se jeta, sans réfléchir, dans les entreprises les plus difficiles. Moins dévot que la plupart des autres seigneurs et peu soucieux des choses d'Église (si ce n'est tout à fait au déclin de sa vie), il n'entreprit pas de lointains pèlerinages et ne prodigua pas son or aux moines. Il osa scandaliser son temps en se faisant le protecteur attitré d'un seigneur suspect à l'Église, le comte de Sens, Rainard, qu'on surnommait le Roi des Juifs. L'abbaye de Marmoutier elle-même, qui avait reçu ses bienfaits, ne lui fut pas toujours favorable. Une légende s'y forma, propageant l'idée que le comte de Blois avait mérité la damnation éternelle et que l'intervention de saint Martin fut seule assez puissante pour le sauver des châtiments que lui réservait l'enfer : « Eude était infidèle, sinon par ses paroles au moins par ses actes, contraires aux lois du christianisme. »

LES CONFLITS AVEC LE NORMAND ET LE CAPÉTIEN.

Avec son activité brouillonne, il intervint dans toutes les querelles de son temps. Nous parierons de la guerre acharnée et malheureuse qu'il fit à son voisin, le comte d'Anjou, Foulque Nerra. Son mariage avec une princesse normande lui avait valu la moitié de la ville et du comté de Dreux. Devenu veuf, il refuse de rendre la dot et entre en lutte avec le duc de Normandie, Richard II. Les hostilités s'engagent autour du donjon de Tillières-sur-Avre, forteresse que le Normand avait construite pour narguer son ennemi et tenir sous sa main le pays en litige. Eude est battu (ce qui lui arriva souvent) et s'enfuit, mais il continue la guerre. Richard, pour la soutenir, appelle des bandes de Bretons et jusqu'à des pirates Scandinaves. Effrayé, le roi Robert II impose son arbitrage aux belligérants. Eude fut traité comme s'il avait été vainqueur; la sentence royale le maintint en possession de Dreux (1006-1007).

Il n'en fut pas plus reconnaissant envers le souverain qui avait épousé sa mère, Berte, et protégé son enfance contre les entreprises de Foulque Nerra. Avec le Capétien, on pouvait tout oser et peut-être même réussir sans beaucoup de peine. La succession du comté de Champagne s'ouvre en 1023 à la mort d'Etienne Ier, comte de Troyes. Qui l'emportera du Roi ou du comte de Blois, parents tous deux du seigneur défunt? Eude résout la question par le fait : il se hâte d'occuper le domaine champenois et n'en sortira plus. Mais cette nouvelle acquisition devient pour lui une source de conflits. Il est à peine installé qu'on le trouve en guerre avec tous ses voisins. Il dépouille l'archevêque Eble de Rouci du comté de Reims et bat monnaie à sa place. Il s'attaque au duc de Lorraine, Thierri, et au comte de Toul, Ferri, et bâtit des forteresses sur leur territoire. L'Empire, directement attaqué, s'émeut. Le roi Robert et l'empereur Henri II se liguent à Ivois (1023) contre ce feudataire insupportable. L'assemblée de Verdun, présidée par l'Empereur en personne, condamna le comte de Champagne à restituer à la Lorraine ce qu'il avait pris et à démolir ce qu'il avait construit. Eude dut s'y résigner, mais sa hardiesse, qui le mettait en vue, lui profita.

VISÉES D'EUDE SUR L'ITALIE ET L'EMPIRE ALLEMAND.

Lorsque, en 1024, à l'avènement de Conrad II, les Italiens du Nord voulurent secouer le joug de l'Allemagne, ils offrirent la couronne d'Italie d'abord au roi Robert, qui refusa pour lui et pour son fils, puis, simultanément, à deux grands vassaux du roi de France, à Eude et à Guillaume V, duc d'Aquitaine. Eude l'aurait prise volontiers : que n'eût-il pas accepté? Mais le Capétien comprit combien il était dangereux pour lui-même de laisser investir d'une royauté le terrible voisin qui enserrait de toutes parts son domaine. Il fit tant que le choix des Italiens tomba sur Guillaume V. Le comte de Blois se consola de son échec en voyant son concurrent aquitain revenir d'Italie les mains vides, et surtout en faisant un nouveau rêve de grandeur, celui-ci peut-être moins irréalisable.

Il était le neveu du roi de Bourgogne, Rodolphe III, qui s'éteignait lentement sans héritier direct; mais là encore il rencontrait la concurrence de l'empereur Conrad II, autre neveu du Bourguignon. Le royaume d'Arles, terre en grande partie française, serait-il dévolu à un prince français, où viendrait-il grossir encore l'immense agglomération de l'empire germanique? La question ainsi posée, le roi Robert ne pouvait hésiter. Se réconcilier avec Eude, s'entendre avec lui et avec le duc d'Aquitaine pour une action commune contre Conrad, arracher à l'Allemagne les trois royaumes d'Italie, de Bourgogne et de Lorraine, telle fut l'idée qui, en 1026, paraît avoir traversé l'imagination du roi de France et de ses hauts barons. Mais la réalité eut vite raison de cette chimère, Guillaume était trop loin de la frontière orientale du pays ; le roi Robert avait trop peu de ressources, et le comte de Blois pas assez de patience et d'esprit de suite. Menacée dans son indépendance, la Lorraine se retourne du côté de Conrad II, et le roi moribond de Bourgogne fait son testament en faveur du plus fort, c'est-à-dire de l'Empereur. Eude n'en poursuit pas moins son projet. Rodolphe mort (1032), il envahit la Bourgogne, s'empare de Vienne, de Neufchâtel, de Morat, et se laisse appeler « roi » dans les diplômes de ses partisans. Au moins lui aurait-il fallu, pour soutenir la lutte contre un César, rester étroitement uni à la royauté capétienne. Ce fut le moment qu'il choisit pour se jeter à corps perdu dans la coalition formée par la reine Constance contre son fils, le nouveau roi de France, Henri Ier. On avait promis au comte de Blois la ville de Sens, mais il ne put la prendre et fut trois fois battu par son suzerain. Quand il revint en Bourgogne, il se trouva en face d'une coalition nouée par Conrad II et Henri Ier, devenu son ennemi irréconciliable. Sa maladresse lui avait mis à dos la France et l'Allemagne à la fois.

L'EXPÉDITION DE LORRAINE.

Par malheur, il n'était pas de ceux que le temps et les revers assagissent. En 1037, les ennemis de l'Empire tentent une nouvelle entreprise. L'archevêque de Milan, Héribert, en rébellion ouverte contre Conrad II, promet au comte de Blois la couronne de fer et même la couronne impériale. L'Empereur est en Italie, occupé à reprendre son royaume : Eude croit l'occasion bonne pour un coup décisif. Il se jette sur la Lorraine, prend Bar-le-Duc, où viennent le rejoindre les ambassadeurs italiens, et se porte sur Aix-la-Chapelle. Là devait se terminer, par la prise de possession du sceptre impérial, le rêve éblouissant qui l'obsédait. Mais l'armée lorraine s'est formée pour l'arrêter au passage. La dernière bataille s'engage, le 15 novembre 1037, dans la plaine d'Honol, entre Bar et Verdun. Au plus fort de l'action, et malgré un commencement de succès, Eude, pris de panique, donne le signal de la fuite. Deux mille Champenois sont tués, l'étendard du comte de Blois tombe aux mains des vainqueurs. Eude reste lui-même parmi les morts. Son corps fut retrouvé le lendemain, nu et mutilé. Un chroniqueur affirme que sa tête avait été coupée et envoyée à l'Empereur.

Ainsi finit ce haut feudataire qui avait attaqué tous ses voisins, pourchassé plusieurs couronnes, aspiré à toutes les conquêtes, et n'aboutit qu'à périr misérablement, loin des siens, entre la France, qu'il ne cessa de troubler, et l'Allemagne, qu'il avait effrayée sans profit. On l'a comparé à Charles le Téméraire, dont il eut en effet le tempérament et presque la destinée. Plus modéré et plus prudent, il eût peut-être réussi à reculer vers l'Est la frontière du royaume capétien, épargnant ainsi à nos rois un travail pénible de plusieurs siècles.

VII. LES FONDATEURS DE L'ETAT ANGEVIN[7]

LES COMTES D'ANJOU.

Uniquement occupés d'agrandir leur domaine aux dépens des États limitrophes, les comtes d'Anjou ont été aussi pratiques que les comtes de Blois l'étaient peu. Foulque Nerra, Geoffroi-Martel et leurs successeurs du xiie siècle, Geoffroi le Bel et Henri Plantagenêt, les plus rudes soldats de leur temps, n'étaient pas de vulgaires chefs de bandes. Ils ont vu, dans la guerre, autre chose qu'une série d'embuscades, de chevauchées désordonnées, de razzias productives, de sièges entrepris au hasard. Ces barons faisaient la grande guerre, livraient de vraies batailles rangées, en un mot furent tacticiens, autant que le Moyen Age comportait la stratégie. L'un d'eux est représenté par les chroniques dirigeant un siège, le livre de Végèce à la main. Telle bataille engagée par Geoffroi-Martel en Aquitaine ou en Touraine dénote un plan tracé à l'avance, des dispositions prises habilement, des combinaisons d'attaque et de défense assez complexes. Ces conquérants sans scrupules sont aussi des princes lettrés, qui aiment les livres et en savent le prix. Angers est le siège d'une école célèbre. Ils ont autour d'eux une petite cour assez brillante, qui, à certaines époques, donna le ton et imposa ses modes aux autres seigneuries du royaume. Dans ce pays, les arts de la guerre n'ont pas trop nui à ceux de la paix.

FOULQUE NERRA.

Héros populaire parmi les Angevins, qui l'appelaient « cet autre César », Foulque Nerra (987-1040) est resté moins célèbre par son œuvre politique et militaire que par l'éclat de ses crimes et de ses pénitences. Violent, mobile, d'une activité dévorante, Foulque offre en lui, mais grossis et poussés à l'extrême, les traits propres à la plupart des hauts barons de ce temps : avidité, férocité, superstition. Il est allé surtout plus loin que les autres dans la pratique naïve de cette foi du Moyen Age, fondée sur le culte des reliques, qui permettait à l'homme d'acheter, au prix d'un pèlerinage ou d'une donation pieuse, le droit de satisfaire ses pires instincts. Pour expier un assassinat ou « le massacre des chrétiens » sur un champ de bataille, Foulque prodigue les terres et les privilèges aux églises, brave quatre fois, avec une superbe insouciance, les périls d'une visite au Saint-Sépulcre, se fait traîner, demi-nu, la corde au cou, dans les rues de Jérusalem, flagellé par deux valets et criant : « Seigneur, ayez pitié du traître. » L'amende honorable lui coûte peu et il se rue dans l'humiliation et le repentir publics avec l'entrain et la fougue qu'il a mis à commettre le crime. Affectation de poses théâtrales, désir de frapper les imaginations ; mais la sincérité de la croyance n'est pas douteuse. Foulque passe sa vie à offenser et à apaiser les saints dont il a peur.

En 990, il viole le cloître de Saint-Martin de Tours et abat la maison d'un chanoine. Le chapitre, aussitôt, fait descendre le crucifix, mettre à terre et voiler les châsses, entourer les reliques d'une barrière d'épines, fermer la porte de l'église. Le comte d'Anjou, effrayé, se hâte de venir pieds-nus, en costume de pénitent, expier son audace au tombeau de saint Martin. En 1025, il prend Saumur qu'il pille et incendie. Le monastère de Saint Florent est brûlé. « Saint Florent, s'écrie Foulque, laisse-toi consumer, je te bâtirai à Angers une plus belle demeure. » On arrive à sauver le corps du martyr, qui est mis en Loire sur une barque ; mais la barque ne peut avancer, malgré tous les efforts des rameurs. Le comte d'Anjou, furieux de cette résistance, accuse le saint « d'être un impie et un rustre qui aime mieux rester à Saumur que de se laisser emmener dans la grande cité d'Angers ». Cependant, il n'ose pas violenter saint Florent, que les moines de Saumur déposèrent dans une église, en attendant qu'on pût reconstruire l'abbaye.

LA LÉGENDE DE FOULQUE.

Un tel homme prêtait singulièrement à la légende ; elle s'empara de lui, presque de son vivant. Sa femme Elisabeth périt dans un incendie, qui se communiqua ensuite à toute la ville d'Angers ; le bruit s'accrédite aussitôt que la comtesse, convaincue d'adultère, a été brûlée vive par son mari. La légende accompagne Nerra à Jérusalem, où elle le présente, lors de son second voyage, échappant, par une pieuse ruse, au sacrilège que les infidèles voulaient lui imposer. Elle le suit à Rome, où l'aventureux baron aurait délivré le pape Sergius IV des brigands qui le tenaient prisonnier, et tué le tyran Crescentius, récit de pure fantaisie, Crescentius ayant été pris par l'empereur Otton III en 998 et pendu sous le pontificat de Grégoire V. Par malheur, on ne sait pas toujours aussi bien où finit la vérité, où commence la fable...

Pour l'histoire, Foulque Nerra restera le créateur de l'État angevin. Il s'est assigné la tâche difficile d'augmenter le patrimoine héréditaire aux dépens des comtes de Bretagne et des comtes de Blois. Il a réussi à entamer profondément les États voisins.

FOULQUE ET LES BRETONS.

La féodalité bretonne, dont les comtes de Rennes et de Nantes se disputaient l'hommage, scindée en deux parties irréconciliables, n'offrait pas un obstacle bien sérieux à une ambition aussi tenace. Foulque se déclare pour Nantes contre Rennes et fait une guerre acharnée au comte Conan. Celui-ci assiégeait Nantes, qui s'était donnée au comte d'Anjou (992). Les Angevins accourent pour la défendre ; une terrible bataille s'engage dans la lande de Conquereuil ; Foulque, d'abord surpris par un stratagème des Bretons, reprend le dessus, disperse l'armée ennemie, et massacre impitoyablement ses prisonniers. Conan gisait parmi les morts. Nantes fut livrée au vainqueur, qui en prit possession, au nom d'un prince breton, encore mineur, Judicaël, et la fit administrer par un de ses vassaux.

FOULQUE ET LES BLÉSOIS.

Avec le suzerain qui régnait à Blois, la lutte, déjà commencée sous Eude Ier (990-995), devait être plus pénible et le succès moins éclatant. Foulque trouvait dans Eude II un adversaire de sa taille et qui le menaçait de près, car l'enchevêtrement singulier de leurs possessions leur faisait de la guerre une nécessité quotidienne. Le principal objectif du comte d'Anjou était la conquête de la Touraine. Solidement appuyé sur Amboise et sur Montrichard, il resserrait la cité de Tours dans un cercle de plus en plus étroit. En 1016, Eude accourut pour la dégager : un choc formidable a lieu entre Blésois et Angevins sur le plateau de Pontlevoi. D'abord repoussé et blessé, Foulque revient à la charge avec les troupes que lui amène, au dernier moment, son allié, Herbert Eveille-Chien, comte du Maine. La chevalerie d'Eude, enfoncée, prend la fuite, laissant les fantassins du comte de Blois exposés sans défense à la rage du vainqueur, qui leur fait couper, la tête. Plus de trois mille hommes restent sur le champ de bataille : massacre peu ordinaire dans cette période du Moyen Age.

L'exploit meurtrier de Nerra eut son retentissement dans toute la France et même par delà les frontières. Un chroniqueur allemand signale cette boucherie qui ensanglantait le royaume de Robert, « roi pacifique et vénérable en toutes choses ». La victoire de Pontlevoi rapporta d'ailleurs au comte d'Anjou plus de gloire que de profit immédiat. Il ne put prendre Tours; mais, quelques années après, il se jetait sur Saumur, qu'il garda définitivement, malgré les assauts multipliés que lui livra Eude pour y rentrer (1025). A la mort de son rival (1037), un dernier et vigoureux effort le rendit maître des châteaux de Langeais, de Montbazon et de Saint-Aignan.

L'appétit de Foulque Nerra était excité, non satisfait. Sa convoitise se tourna bientôt sur le Maine, dont le comte Herbert l'avait si heureusement aidé à Pontlevoi. Un coup de traîtrise fit tomber son allié entre ses mains (1026) : il le garda deux ans prisonnier, mais une coalition de ses ennemis l'obligea à lâcher prise. Obstacles et revers irritaient, sans l'abattre, l'infatigable baron. A soixante-sept ans, il entreprend son quatrième pèlerinage à Jérusalem. Plus heureux que bien d'autres, il en revenait et avait touché le sol de la France, après avoir traversé toute la Hongrie et toute l'Allemagne, lorsqu'il mourut à Metz, le 12 juin 1040. Il avait exprimé le désir que son corps fût ramené à Loches et enseveli à Beaulieu, son abbaye de prédilection. Le cercueil de pierre où reposaient ses restes a été retrouvé, en 1870 ; les fouilles y ont mis au jour quelques ossements et un crâne de forme carrée, aux protubérances saillantes, avec un front bas et des orbites profondément enfoncées. C'est tout ce que l'histoire sait de la constitution physique de Foulque Nerra, un des batailleurs les plus agités du Moyen Age, constructeur émérite de donjons et d'églises, au total personnalité puissante, et dont l'œuvre devait durer.

GEOFFROI-MARTEL.

Cette œuvre fut affermie et complétée par le fils même de Nerra, Geoffroi-Martel, aussi vigoureux que son père, héritier de son avidité et de sa fougue, mais avec une culture d'esprit supérieure, plus de science militaire et des visées politiques plus hautes. Tout jeune encore, avant la mort de son père, il agit en pleine indépendance. Foulque ne se souciant pas de partager avec lui son autorité ni son domaine, Geoffroi trouve le moyen de se créer la seigneurie qu'on lui refuse. Il se jette d'abord sur le comté de Vendôme qu'il obtient, moitié par achat, moitié par violence, puis envahit le Poitou, et livre au duc d'Aquitaine une bataille en règle à Moncontour, près de Saint-Jouin sur Marne (1033). Battu et pris, le duc resta dans la prison de son vainqueur pendant cinq ans. Geoffroi ne consentit à le relâcher que moyennant une forte rançon et la cession définitive de la Saintonge.

Il avait déjà la réputation d'un conquérant, alors qu'il n'était même pas encore en possession de son patrimoine. Le vieux Foulque vivait toujours et n'était pas homme à abdiquer. Cependant, lors de son troisième pèlerinage en Orient (1035), il se trouva bien obligé de laisser à son fils l'administration provisoire du comté d'Anjou. A son retour, le provisoire était devenu définitif. Geoffroi refusait de rendre le dépôt. De là, entre le père et le fils, une guerre terrible qui ensanglanta l'Anjou pendant quatre ans. Geoffroi, grièvement blessé à la cuisse, finit par être battu et se soumit. La légende ajoute que le vainqueur le condamna à faire plusieurs milles, une selle sur le dos, puis, à se présenter à genoux, dans cet attirail : « Enfin, tu es dompté, dit Foulque en lui posant le pied sur la tête. — Oui, mais par mon père », répond Geoffroi.

CONQUÊTES DE MARTEL.

La mort de Nerra fit de Martel le maître d'une vaste région, hérissée de forteresses : l'Anjou, la partie orientale de la Touraine, un coin du Berri, le pays de Loudun et la Saintonge. Au nom des fils d'Agnès de Bourgogne, duchesse d'Aquitaine, qu'il avait épousée, il gouvernait aussi le comté de Poitiers. Pour donner à la puissance angevine son extension logique, il ne lui manquait que Tours et Le Mans.

Tours succomba la première. Thibaud III, comte de Blois, qui la possédait, n'était pas un rival à redouter. Geoffroi avait eu l'adresse d'amener le roi de France, Henri Ier, à lui transférer la suzeraineté de la Touraine. Mais il comptait beaucoup plus sur l'armée aguerrie que dirigeait son sénéchal Lisoie d'Amboise, un stratégiste consommé, à qui il fut redevable de la plupart de ses succès. Il triompha pleinement du Blésois à la bataille de Noui ou de Saint-Martin-le-Beau (21 août 1044). Thibaud y fut enveloppé, comme dans un filet, avec plus de mille cinq cents chevaliers. Il aurait eu le sort du duc d'Aquitaine s'il ne s'était hâté d'abandonner pour sa rançon Tours, Langeais, Chinon, et de jurer qu'il ne construirait aucune forteresse à moins de sept lieues des frontières de l'Anjou.

LE COMTE D'ANJOU ET LA PAPAUTÉ.

Geoffroi mit plus de temps et d'efforts à s'emparer du Maine. Il s'y heurtait à un triple obstacle : une dynastie locale populaire, un évêque hostile aux prétentions de l'Anjou et une cité belliqueuse qui visait déjà l'indépendance. La lutte du comte d'Anjou et de l'évêque du Mans, Gervais de Château-du-Loir, dura près de vingt ans. En 1047, une trahison jeta l'évêque entre les mains de son ennemi. Fait inouï au Moyen Age, Geoffroi le garda en prison pendant sept ans! Prières, menaces, excommunications, rien ne put lui faire lâcher sa proie. La plus haute autorité du monde chrétien s'y employa en pure perte. Geoffroi se plaignit amèrement, dans une lettre qu'il écrivit au pape Léon IX en 1052, de l'appui que la cour de Rome prêtait à sa victime, « cet évêque criminel, cet homme indigne non seulement de sa charge épiscopale, mais de tout autre honneur, ce misérable, cette bête fauve, dont la langue venimeuse est en train de tout corrompre ». Et il ajoutait avec hauteur : « Après tout, Révérend Père, je ne suis qu'un laïque, absorbé par les affaires de ce monde et j'aurais très bien pu ne pas me préoccuper des souffrances causées à l'église du Mans par ta négligence et par celle des hommes qui président, sous ton autorité, aux destinées des églises. »

Un demi-siècle plus tard, pas un seul des hauts barons de France n'oserait tenir au Pape un pareil langage. On sent que Grégoire VII n'a pas encore assujetti le monde chrétien. Geoffroi est pourtant un homme pieux, puisque la piété se mesure, à cette époque, au nombre des donations aux églises et des fondations d'abbayes. La Trinité de Vendôme, l'Evière, Saint-Laud d'Angers, Notre-Dame de Saintes, Saint-Jean d'Angeli, Saint-Nicolas d'Angers tiennent de lui leur origine, leur reconstruction, ou leurs richesses. C'est qu'il avait à se faire pardonner non seulement l'emprisonnement d'un évêque, la protection accordée à l'hérésiarque Bérenger de Tours, mais encore les scandales de sa vie privée. Auprès de lui, femmes légitimes et concubines se succèdent rapidement : avec une parfaite désinvolture, il les prend, les abandonne et les reprend. Il ne laissa d'ailleurs aucun héritier.

Ce victorieux, que nous trouvons établi au Mans en 1051, à Nantes en 1057, et devant qui la fortune semblait briser à plaisir tous les obstacles, sentit la limite de ses succès et de sa force, quand il s'attaqua à la Normandie. Il y rencontrait son égal. Contre Guillaume le Conquérant, il s'associe deux fois avec le roi de France, Henri Ier ; deux fois il est entraîné dans les défaites de son allié. Guillaume lui reprend Domfront, Alençon, et dresse, à deux pas de la frontière angevine, comme une menace permanente, les hautes murailles du château d'Ambrières (Mayenne) dont le donjon, appuyé de lourds contreforts, est toujours debout. Quand Geoffroi ne sera plus là, il ira plus loin et prendra le Maine. Mais le fils de Nerra n'eut pas le chagrin de voir le Normand s'emparer de l'Angleterre et ceindre une couronne royale. Il mourut le 14 novembre 1060, sous l'habit des moines de Saint-Nicolas d'Angers. On pouvait encore, au xviiie siècle, distinguer sur les murailles du cloître une peinture représentant Geoffroi-Martel, large figure, à la physionomie hautaine, au teint basané, aux cheveux noirs et crépus.

VIII. LES DUCS BRETONS[8]

Avant l'établissement définitif du régime féodal, la Bretagne tout entière avait obéi à Noménoé, l'adversaire heureux de Charles le Chauve, puis à Alain le Grand, comte de Vannes, enfin à son petit-fils Alain Barbe-Torte, ces deux derniers très populaires comme libérateurs du pays et vainqueurs des pirates normands. Suit une longue période d'anarchie (952-1066), pendant laquelle les principaux seigneurs bretons se disputèrent le titre de duc.

LES SEIGNEURS BRETONS SE DISPUTENT LE TITRE DUCAL.

Des comtes de Nantes, de Rennes, de Vannes et de Cornouailles, lequel aura le pouvoir suzerain? Le centre politique et gouvernemental sera-t-il la Bretagne celtique ou la Bretagne française? Vannes semble d'abord prévaloir, mais bientôt l'élément breton passe au second plan. La lutte se concentre entre Nantes et Rennes. Au commencement du xie siècle, cette dernière seigneurie devient prépondérante. Le hasard des successions voulut cependant qu'en 1066 un comte de Cornouailles, Houel V, se trouvât héritier des autres comtés. Avec lui la concentration territoriale est en progrès ; l'unité de la Bretagne se prépare, le pouvoir ducal se consolide. Il est vrai qu'au milieu même de cette période troublée, la dynastie de Rennes a commis une faute grave. Elle a constitué au profit de ses cadets un apanage considérable qui, sous le nom de comté de Penthièvre, embrassait une grande partie de la Bretagne centrale : cession impolitique que le peuple et les ducs devaient un jour expier durement.

Les acteurs de la guerre interminable de Nantes et de Rennes, les Conan, les Alain, les Houel, les Geoffroi, les Eude n'ont pas de physionomie distincte. Aucune personnalité bien marquante. Ces comtes et ces ducs se battent entre eux avec férocité. Leur histoire, succession de tragédies et de crimes atroces, rappelle celle des princes mérovingiens. En deux siècles, neuf ducs ont péri de mort violente, égorgés, tués à la chasse, étouffés au bain, surtout empoisonnés. Peut-être l'imagination des hommes du Moyen Age a-t-elle pris plaisir à dramatiser les annales bretonnes. Cependant tout n'est pas légende. Il reste assez de faits avérés pour mettre en lumière l'état violent et convulsif de cette société encore à demi-barbare et très redoutée des pays voisins.

LE CLERGÉ FRANÇAIS EN BRETAGNE.

Lorsque, à la fin du xie siècle, des clercs d'Angers et de Tours, choisis pour leurs vertus ou leur science, vont s'installer dans les sièges épiscopaux de la péninsule, ils se considèrent comme exilés. On dirait ces évêques « in partibus » qui, de nos jours, ont reçu mission de prêcher au milieu des sauvages. Marbode, poète raffiné, nommé évêque de Rennes (1096), n'a pu s'empêcher d'écrire une satire en vers latins sur les vices de sa cité épiscopale, « vide de biens, pleine de maux, digne de l'enfer ». Un autre poète, Baudri de Bourgueil, accepte un peu plus tard (1107), comme pénitence, le siège de Dol et, à cette occasion, le pape Pascal II adresse aux Bretons ces lignes peu flatteuses : « On nous dit que, dans votre contrée, l'iniquité seule fleurit, que le religion chrétienne semble dépérir et que (nous ne pouvons le dire sans douleur) non seulement les laïques, mais encore les clercs et les moines se jettent à corps perdu dans toutes les actions illicites. »

LUTTE DES BRETONS CONTRE L'ÉTRANGER.

La féodalité bretonne de cette époque n'est intéressante que lorsqu'elle cesse de se déchirer elle-même pour courir contre l'étranger. Ces nobles, acharnés à s'entre-détruire, n'ont qu'un sentiment commun, mais vivace et profond : l'amour de l'indépendance de la « nation ». Les successeurs de Noménoé n'ont pas oublié que leur ancêtre a porté la couronne. « Conan Ier (990), dit Raoul Glaber, avait pris le diadème, suivant la tradition royale, et faisait le tyran dans son coin de terre » ; Alain V et son frère Eude (1015-1022) s'intitulent « monarques », qualifient leur état « royaume », regnum nostrum. Des chroniques donnent à cet Alain le nom de Ruybris, « roi de Bretagne ». L'ennemi, pour les ducs bretons, n'est pas le roi de France qui est trop loin, mais le grand feudataire voisin, celui qui est aux portes de la péninsule, l'Angevin et surtout le Normand. Eux-mêmes provoquent, tout en la détestant, l'immixtion de l'étranger ; car, pour triompher de leurs concurrents, ils sont obligés de s'appuyer tantôt sur la Normandie, tantôt sur l'Anjou.

Au xe siècle, l'indépendance du pays avait été une première fois entamée par le comte de Blois et de Tours, Thibaud le Tricheur, qu'on trouve, en 951, investi du pouvoir souverain, au moins comme régent, à Rennes et même à Vannes. Presque au même moment, avec Foulque le Bon, commencent les tentatives des Angevins. Plus tard on vit Eude II et Foulque Nerra se disputer encore la Bretagne, Geoffroi-Martel entrer à Nantes et menacer de conquérir toute la partie française du pays. Après eux le péril s'éloigne pour revenir plus pressant du nord-est.

Dès le premier moment de leur installation sur les rives de la Seine, les ducs de Normandie, considérant la Bretagne comme une annexe de leur fief, en revendiquèrent la suzeraineté. Pas un d'eux qui n'ait fait son expédition en terre bretonne, ravagé la campagne de Dol et inquiété Rennes; de l'autre côté de la frontière s'élève bientôt la forteresse normande de Pontorson. Mais les Bretons résistent avec vigueur : tantôt battus, tantôt victorieux, ils se refusent à subir le joug. Guillaume le Conquérant, s'attaquant à ce bloc de granit, y essuya le seul échec sérieux dont son amour-propre ait eu à souffrir. En 1086, il exigeait l'hommage du duc Alain Fergent et vint mettre le siège devant Dol. Toute la Bretagne se leva comme un seul homme. Le Normand, surpris, abandonna le siège qu'il avait juré de ne pas lever et fit précipitamment une retraite qui ressemblait à une déroute, laissant à l'ennemi ses bagages et un trésor de 15.000 livres.

IX. LES DUCS DE BOURGOGNE[9]

ROBERT LE VIEUX.

Aux princes de souche capétienne établis, depuis 1032, dans le duché de Bourgogne, la féodalité locale ne contestait pas le titre de duc, mais elle ne leur laissait ni autorité ni domaines. Le premier d'entre eux, Robert Ier ou Robert le Vieux, est appelé aussi quelquefois, et pour cause, « Robert sans terres ». Il faudra qu'après lui ses successeurs accumulent pièce à pièce les châteaux, les champs et les vignes, pour former la propriété directe et les revenus du haut suzerain. A défaut d'argent et de pouvoir, ils ont d'ailleurs l'indépendance complète ; leur parenté avec la famille régnante ne les empêche pas d'agir, à tous égards, comme les autres chefs d'États féodaux. Le duc Robert Ier s'intitule dans une charte : « Moi, Robert, par la puissance du souverain arbitre du monde, appelé à gouverner le royaume de Bourgogne. »

Violent et vindicatif, comme sa mère, la reine Constance de Provence, la femme acariâtre du Capétien Robert le Pieux, ce duc de Bourgogne ne fut qu'un châtelain besogneux qui passait son temps à piller les terres d'Église. Saint-Étienne de Dijon et Autun ont été surtout les victimes de ses déprédations et de celles de ses officiers. Il osa même s'attaquer au sanctuaire vénéré de Saint Germain à Auxerre, qu'il saccagea (1058). Pour lui, trêve de Dieu et décrets épiscopaux sur la paix publique restent lettre morte. Il chasse sa femme, Hélie de Semur, qui le gênait dans ses amours adultères, et tue son beau-père, Dalmace, de sa propre main. Les évêques bourguignons finirent par mettre ses États en interdit et par l'excommunier. Cité au concile d'Autun, il refuse d'abord de comparaître, puis craignant les châtiments célestes, il se soumet. L'abbé de Cluny, saint Hugues, se vante de « l'avoir rendu doux comme un mouton ». Robert fait amende honorable dans l'église de Saint-Etienne de Dijon et entreprend un voyage à Rome, pour se mettre en règle avec Dieu. Ce « tyran », comme l'appelle un moine de Cluny, mourut à l'âge de soixante-dix ans, d'un accident « honteux » sur lequel les chroniqueurs ne s'expliquent pas (1076).

HUGUES Ier.

Son petit-fils et successeur, Hugues Ier, n'a régné que trois ans. Il semblait vouloir réagir contre la conduite de son aïeul et réparer ses torts en comblant les églises de libéralités. Tout à coup l'idée lui prend de quitter le monde. Il s'enferme dans l'abbaye de Cluny, où il mène la vie la plus édifiante, poussant la mortification jusqu'à graisser les chaussures des frères. Grégoire VII aurait préféré qu'il continuât à administrer son duché. Il tança vertement l'abbé de Cluny pour lui avoir laissé prendre l'habit monastique. « Par là, dit-il, cent mille chrétiens se trouvent sans gardien. On ne voit plus nulle part de bons princes. Nous avons assez de moines, de prêtres, de soldats, et surtout de pauvres qui craignent Dieu ; mais, dans tout l'Occident, à peine trouve-t-on quelques princes redoutant et aimant le Seigneur. Je ne vous en écris pas davantage parce que j'ai confiance que la charité du Christ qui habite en vous me vengera en vous transperçant le cœur et en vous faisant sentir quelle doit être ma douleur, à la vue d'un bon prince enlevé à sa mère. Que si cependant Hugues a pour successeur un duc qui le vaille, nous pourrons être consolés. »

EUDE Ier.

La consolation fut médiocre. Eude Ier, le nouveau duc, était plutôt disposé à reprendre les mauvaises traditions du fondateur de la dynastie. Cluny, Flavigny, Saint-Pierre de Bèze, journellement attaqués et volés par le haut suzerain qui aurait dû les défendre, se répandent en lamentations inutiles. Il faut vivre, et le duc de Bourgogne comble les lacunes de son trésor avec le produit de ses brigandages. Il détrousse les voyageurs sur les grandes routes.

En 1097, ses hommes viennent le prévenir qu'un prélat anglais, un archevêque, est entré dans le duché avec une riche escorte, pour se diriger ensuite sur l'Italie. Alléché, Eude accourt, entouré d'une troupe de soldats. Les voyageurs s'étaient un peu écartés du chemin pour se reposer. « Qui est l'archevêque et où est-il? » demande le duc de Bourgogne d'une voix terrible. On le lui montre qui se tenait à cheval, la figure impassible. C'était le célèbre Anselme, primat de Cantorbéry.

Eude lui jette un regard peu rassurant, puis tout à coup intimidé et baissant la tête, il rougit, ne sachant que dire. Alors l'archevêque : « Permettez-moi, seigneur duc, de vous embrasser. » Le duc ne peut s'empêcher de répondre : « Je vous offre, seigneur, non seulement le baiser de paix, mais mes services, je me réjouis de votre arrivée. » Ils s'embrassent : Anselme apprend au duc pourquoi il s'est mis en route et comment, chassé d'Angleterre, il est obligé de se rendre à Rome. Eude, prenant congé du prélat, ordonne à l'un de ses nobles de le protéger pendant toute la traversée de la Bourgogne. Revenu chez lui, il raconte aux siens qu'il avait cru voir « la figure d'un ange du Seigneur ».

Est-ce une légende? Elle est racontée par un témoin oculaire, absolument digne de foi. Si la scène a subi quelque arrangement, le fond de l'histoire est authentique. Elle prouve qu'en fait de brigandage la haute féodalité ressemblait fort à la petite. Ce même Eude, si redoutable aux voyageurs inoffensifs, tourna le dos honteusement avec son armée, saisie de panique, le jour où il lui fallut combattre un petit seigneur de la Beauce, Hugues du Puiset, contre lequel le roi de France, Philippe Ier, avait réclamé son aide. La féodalité bourguignonne et son chef ne sont intéressants que par un côté, quand on les voit prendre part aux expéditions de la chevalerie française contre les Sarrasins d'Espagne et de Portugal. Nous les retrouverons sur ce terrain.

X. LES DUCS D'AQUITAINE[10]

Les Guilhem ou Guillaume, rois de la France centrale, furent des souverains de grande apparence. Leur couronnement, qui avait lieu d'ordinaire à Limoges, devint, au xiie siècle, une cérémonie somptueuse, d'un caractère très religieux, presque un sacre royal. L'évêque de Limoges jette sur les épaules du nouveau duc un manteau de soie, lui ceint la tête d'un cercle d'or, lui met à la main l'épée ducale, tandis que le doyen de l'église Saint-Etienne lui attache les éperons et lui passe au doigt l'anneau de sainte Valérie, précieuse relique. La formule d'investiture nous fait connaître les devoirs que le duc est tenu de remplir envers son peuple. Ce sont les mêmes obligations que celles qui sont imposées au roi Capétien : « Je te ceins de ce glaive, au nom de celui qui est le Seigneur des Seigneurs, afin que tu exerces le pouvoir de la justice, détruises l'iniquité, protèges la sainte Église et ses fidèles ; pour que tu exècres et extermines les infidèles et les ennemis du Christ, pour que tu défendes la veuve et l'orphelin, relèves ce qui est détruit, conserves ce qui est resté debout et punisses les méchants. »

Sur cette lignée de grands seigneurs poitevins, deux figures se détachent en relief : celles des ducs Guillaume V et Guillaume VIII qui ont fondé la grandeur de la maison.

GUILLAUME V.

Le fils de Guillaume Fierebrace, le contemporain du roi Robert et de Foulque Nerra, Guillaume V (990-1020), ressemble, par certains côtés, à tous les souverains féodaux de son temps. Il aime à bâtir des églises, à donner de l'argent ou des terres aux abbayes et même aux monastères étrangers ; ceux de Bourgogne et d'Italie ont eu part à ses libéralités. Personne n'a plus vénéré Cluny : il s'est empressé de faire venir en Aquitaine le saint abbé Odilon et l'a secondé de tout son pouvoir dans la grande œuvre de la réforme monastique. Pèlerin infatigable, il ne passe guère d'année sans se mettre en route pour Rome ou Saint-Jacques, déplacements religieux où la politique trouvait son compte. Le portrait enthousiaste que trace de lui le chroniqueur Adémar de Chabannes conviendrait mieux à un moine qu'à un haut baron. Très lettré, il passe une partie de ses nuits à lire et travaille à se former une bibliothèque. Knut le Grand, roi d'Angleterre et de Danemark, qui connaissait son faible pour les livres, lui envoya un magnifique manuscrit en lettres d'or, enrichi de miniatures où figuraient les saints les plus renommés. Le duc d'Aquitaine se plaît à s'entourer d'écrivains et de savants. Il donne l'abbaye de Saint-Maixent au philosophe Rainald et la trésorerie de Saint-Hilaire de Poitiers au célèbre Fulbert de Chartres. Les lettres ne lui font pas d'ailleurs oublier ses devoirs de souverain. Il surveille de près ses vassaux, les maintient avec vigueur, s'immisce dans leurs affaires, juge leurs intérêts et exerce avec un soin jaloux les moindres prérogatives de son titre. Son autorité incontestée lui a permis de convoquer les conciles de Poitiers et de Charroux pour y faire décréter la paix générale. « Personne, dit Adémar de Chabannes, n'osait lever la main contre lui. »

Son indépendance à l'égard de la royauté capétienne est absolue. Il s'intitule parfois, sur ses diplômes, « duc de toute la monarchie d'Aquitaine ». Il n'oublie pas cependant qu'il est le neveu d'Adélaïde, femme de Hugues Capet, et que, dans la crise provoquée par son avènement au duché, l'armée royale est venue le défendre contre les entreprises d'un vassal dangereux, Aldebert de Périgord. Le roi Robert lui témoigne une vive amitié. En 1010, lorsque se répandit dans le monde entier le bruit que la tête de saint Jean-Baptiste avait été découverte à Angéli, le Roi, la Reine et toute la cour se transportèrent en Aquitaine où Guillaume les reçut magnifiquement. Cette grande affection se refroidit un peu plus tard, quand le Roi et le feudataire se trouvèrent en conflit au sujet de la nomination de l'évêque de Limoges.

Le duc d'Aquitaine n'admettait même plus cette autorité vague et générale que le Capétien prétendait encore conserver sur les églises du Midi de la France. Sans se risquer à une lutte ouverte, il en arriva à favoriser contre le souverain les menées hostiles du comte de Blois et à manifester formellement son opposition lorsqu'il vit Robert associer d'avance son fils Henri à l'exercice du pouvoir royal. Il se sentait l'égal du roi de France. N'était-il pas en relations directes avec tous les souverains étrangers? L'empereur Henri II, le roi de Castille Alphonse, le roi de Navarre Sanche, le roi d'Angleterre Knut, faisaient avec lui échange d'ambassadeurs et de cadeaux.

Il se crut lui-même sur le point d'ajouter une couronne royale à celle de duc, quand les princes italiens, en 1024, vinrent demander un roi à la féodalité française. On a vu plus haut comment le comte de Blois, Eude II, se lança à corps perdu sur cette piste dangereuse, au bout de laquelle l'attendaient la défaite et la mort. Guillaume V n'était pas un aventurier; il ne s'avança qu'avec prudence et n'accepta d'abord la couronne d'Italie que pour son fils. Fort alléché pourtant, il n'épargne ni l'argent ni les démarches, essaie de se concilier l'appui de la cour de France en promettant au roi Robert « mille livres et cent vêtements précieux pour lui, cinq cents livres pour la reine Constance », ne néglige rien pour gagner à sa cause les évêques lombards, et descend lui-même en Italie. Mais il s'aperçoit bien vite que les Italiens ne veulent un prince français que pour en faire leur prisonnier ; il renonce lestement à ses illusions et reprend le chemin de la France, heureux de se tirer de ce guêpier.

GUILLAUME VIII OU GUI-GEOFFROI.

Des historiens l'appellent « Guillaume le Grand » ; peut-être ferait-on mieux de réserver cet honneur à son second fils, Guillaume VIII ou Gui-Geoffroi (1058-1086), politique avisé et fin, soldat de premier ordre et conquérant toujours heureux. Celui-ci a peut-être moins protégé les lettrés et les moines, mais il a mieux réussi à consolider et à développer la seigneurie dont il était le chef. A l'intérieur de son fief, il sut se faire respecter des vassaux. La vengeance effroyable qu'il tira de la révolte de Luçon montra combien il était dangereux de vouloir échapper à son joug. En 1060, il assiège le seigneur de Lusignan, qui est tué en défendant sa forteresse. En 1082, il bloque le vicomte de Limoges, Adémar III, dans sa ville, et le force à assister, impuissant, à l'incendie de ses maisons et de ses églises. La décadence momentanée de la puissance angevine lui permet de venger les défaites de l'Aquitaine et de chasser définitivement les comtes d'Anjou de la Saintonge. Il ose même prendre l'offensive contre les successeurs de Geoffroi-Martel et brûle le château de Saumur (1069). Dix ans après, provoqué par une attaque du comte de Toulouse, il entre dans le Languedoc et, s'il faut en croire un témoin unique, s'empare de Toulouse pour la rendre bientôt à l'ennemi qu'il a vaincu. Enfin, dès le milieu du xie siècle, il effectuait la plus importante de toutes ses annexions, celle du duché de Gascogne, qui ajoutait Bordeaux à Poitiers et reculait l'Aquitaine jusqu'aux Pyrénées.

LES DUCS GASCONS.

Les chefs du peuple gascon, presque tous appelés Sanche, Garcie ou Guilhem, descendaient d'un Garcia Sanche qui apparaît en 904 et dont l'origine n'est pas établie. Il n'y a pas de princes féodaux plus mal connus. Leur race s'est éteinte en 1032 et, avant la fin du xie siècle, les chroniques de la France du sud-ouest, très peu nombreuses, sont d'une sécheresse désespérante. Il est visible seulement que les intérêts et les plaisirs de ces ducs les entraînent beaucoup moins vers la Garonne que du côté des Pyrénées et de l'Espagne. Le dernier, Sanche-Guilhem, ne semble pas se douter que son duché soit un fief du royaume capétien. Vrai prince espagnol, il est l'hôte assidu du roi de Navarre, Sanche le Grand, signe ses diplômes et se bat avec lui contre les Sarrasins. A peine l'indication de l'année du règne d'un Capétien vient-elle rappeler, de temps à autre, que les ducs gascons appartiennent à la grande féodalité française. Eux-mêmes ont bien raison d'appeler leur duché « un royaume ». Leurs rapports avec l'Espagne étaient si étroits que les mariages et les successions auraient pu, tout aussi bien, amener l'annexion de la Gascogne aux royaumes de Navarre ou d'Aragon.

CONQUÊTE DE LA GASCOGNE PAR GUI-GEOFFROI.

Le hasard voulut que la sœur du dernier duc, mort sans enfants, fût une princesse de la maison de Poitiers. Les ducs d'Aquitaine revendiquèrent donc l'héritage et luttèrent victorieusement, pour la garder, contre les collatéraux gascons. L'un de ces derniers, Bernard II, comte d'Armagnac, fut définitivement dépouillé par le conquérant Gui-Geoffroi (1070).

L'Aquitaine englobe dès lors un territoire équivalent à peu près au tiers de la France d'aujourd'hui. C'est son duc qui est le vrai roi de France. Le pape Grégoire VII s'adresse à lui, lorsqu'il songe à lancer, en Orient, pour secourir l'empire byzantin menacé par les hordes turques, une partie des forces militaires de la chrétienté latine. Ce grand projet ne fut pas exécuté, mais le duc d'Aquitaine fit de lui-même la guerre sainte en Espagne, où il se rendit célèbre par la prise de Barbastro.

Gui-Geoffroi a voulu être enseveli, sous l'habit monastique, dans la grande basilique de Montierneuf de Poitiers, qu'il avait fondée. Une croix, des lambeaux de vêtements et de brodequins, un squelette fortement constitué et d'une belle taille, voilà ce que retrouvèrent, en 1822, ceux qui mirent au jour l'intérieur du sarcophage en pierre où le duc d'Aquitaine reposait depuis plus de sept cents ans.

XI. LES COMTES DE TOULOUSE ET DE BARCELONE[11]

Dominant de la Loire aux Pyrénées et de l'Allier à l'Océan, la dynastie de Poitiers semblait avoir peu de chose à faire pour reconstituer l'ancien royaume aquitain. Il ne lui restait qu'à prendre le Languedoc. Mais Toulouse fut irréductible et le Midi continua d'être partagé.

LES COMTES TOULOUSAINS.

Nous n'avons rien à dire des comtes toulousains du xie siècle, ceux qui ont vécu avant la croisade : ils passent devant l'histoire, ombres incolores et sans reliefs, avec le seul mérite d'avoir conservé leur fief et de s'y être perpétués. Les prédécesseurs de Raimond de Saint-Gilles, Guillaume Taillefer III (951-1037), Pons (1037-1061) et Guillaume IV (1061-1093) ne sont connus que par des actes de donation. Obligés de laisser le titre de duc d'Aquitaine aux comtes de Poitiers, les chefs féodaux du Languedoc se dédommagent en s'intitulant marquis de Gothie, puis, quand ce terme fut tombé en désuétude, ducs de Narbonne et comtes palatins. Qualifications bien pompeuses pour un pouvoir aussi limité.

Le seul progrès de la maison de Toulouse, au xie siècle, fut l'annexion d'une partie de la Provence (1037). Arrêtée à l'ouest et au nord par la puissance des ducs d'Aquitaine, elle ne pouvait rien conquérir en pays français. Il lui fallut s'étendre au-delà du Rhône, dans le royaume d'Arles, aux dépens de l'empire germanique. Mais les Toulousains ne tirèrent pas de cet agrandissement tout le profit qui leur en revenait. Leur dynastie observait avec trop de rigueur la loi du partage de la terre entre les héritiers mâles. Le fief était habituellement divisé. A l'aîné, le Toulousain et le Haut-Languedoc ; au cadet, le Rouergue, le Bas-Languedoc et la Provence. Encore eurent-ils la mauvaise chance de rencontrer, dans ce dernier pays, les prétentions rivales du souverain de la Catalogne et du Roussillon.

LA MAISON DE BARCELONE.

Les maîtres de la marche d'Espagne et de la Septimanie, les Borrell et les Ramon-Bérenguer, disputaient même à ceux de Toulouse la suprématie générale sur le Languedoc. Au début du xiie siècle, le mariage de l'un d'entre eux, Ramon-Bérenguer III, avec Douce, héritière par son père d'une partie du Gevaudan et du Rouergue, et par sa mère du comté de Provence, rendra le conflit permanent. Ils avaient l'ambition de reconstituer la Gothie, et, plus encore, de créer une monarchie franco-espagnole, maîtresse de la Méditerranée occidentale. Dans ce duel entre Toulouse et Barcelone, il semblait que l'avantage fût aux Catalans, fortement trempés par leur croisade continue contre les Sarrasins d'Espagne et enrichis par le commerce de leurs ports. Le comte de Barcelone, Ramon-Bérenguer Ier (1035-1076), qui acheta, en 1070, la suzeraineté des comtés de Carcassonne et de Razès, est appelé dans ses chartes : « très pieux et sérénissime Auguste, glorieux comte et marquis, champion et rempart du peuple chrétien, prince de Barcelone. » Ces titres sonores sont déjà « choses d'Espagne », mais celui qui les portait songeait à s'agrandir en France, du côté de Narbonne et de Montpellier.

Par malheur, les comtes de Barcelone trouvaient, dans la constitution intérieure de leur État, des difficultés qui en ralentirent le progrès. La région des Pyrénées orientales fut l'un des points de l'Europe où le régime féodal avait pris racine avec le plus de vigueur et fonctionnait avec le plus de régularité, cause permanente de gêne et d'embarras pour le haut suzerain. D'autre part, la lignée des comtes souffrait, plus que d'autres dynasties, de l'absence d'une loi de succession assurant la transmission héréditaire et intégrale de la baronnie par ordre de primogéniture. Elle restait fidèle au principe du partage territorial entre frères, ou de l'exercice du pouvoir par indivis, source de querelles intestines et de tragédies parfois sanglantes. A la mort de Ramon-Bérenguer Ier, qui laissait le gouvernement de ses États à ses deux fils Ramon-Bérenguer II et Bérenguer-Ramon II, cette difficile question fut tranchée par un meurtre. Un des deux frères fut tué par l'autre. En 1131, on revint au partage. L'aîné des fils eut le comté de Barcelone et les possessions anciennes de la famille ; le cadet, les acquisitions nouvelles en Languedoc et en Provence. Le hasard des successions devait faire qu'au xiie siècle l'unité de la domination catalane fût rétablie plusieurs fois au profit de la branche aînée. A diverses reprises, les comtes de Barcelone s'obstinèrent à la briser, en donnant le même apanage à la branche cadette. Ce vice organique retarda le développement naturel d'une des seigneuries les plus vigoureuses que comptât la France féodale. Il n'empêcha pas cependant les brillantes destinées que l'avenir lui réservait. Mais quand elles vinrent à s'accomplir, le comté de Barcelone, changeant de patrie, définitivement orienté vers l'Espagne, avait cessé d'être français.

LA FRANCE SEIGNEURIALE.

Les dominations féodales dont nous venons d'esquisser l'histoire constituent, par leur ensemble, le « Royaume des Français », Regnum ou Patria Francorum, cadre encore indécis et mobile où apparaît, en fragment et sous une forme mal déterminée, ce qui deviendra plus tard la « nation française ». Les hommes du xie siècle ne se sentent pas solidaires. De la communauté des intérêts et des destinées, ils n'ont qu'une idée vague dans la France du Nord ; plus vague encore, au sud de la Loire; et les habitants des régions extrêmes, de la Bretagne celtique ou de la Gascogne, ne l'ont à aucun degré. Ils ne connaissent et ne comprennent encore que des « patries locales », celles qui correspondent aux divisions naturelles tracées par les accidents physiques, les dialectes et les races. Les éléments du corps national existent : ce corps lui-même n'est pas formé.

Les limites extérieures de la France seigneuriale n'ont aucune stabilité, le régime féodal ne tenant compte ni des frontières naturelles ni des affinités ethniques et linguistiques. A regarder de près la limite orientale du royaume capétien, on s'aperçoit que ni la Meuse, ni la Saône, ni le Rhône, ni les Cévennes ne séparent exactement le royaume de l'empire. La frontière chevauche capricieusement sur les deux pays de manière à laisser, par exemple, le Vêlai français s'enfoncer, comme un coin, en terre impériale, tandis que le Forez et le Vivarais ne se trouvent plus en terre française. Grâce aux alliances et aux mariages qui mettaient tous les jours en rapports intimes le baronnage du Languedoc et de la Gascogne avec celui de la Catalogne, de l'Aragon et de la Navarre, nombre de fiefs français débordent sur le versant espagnol et réciproquement, si bien que le fameux mot « il n'y a plus de Pyrénées » a été plus vrai du Moyen Age qu'il ne le fut jamais des temps modernes. Par surcroît, les circonscriptions religieuses viennent compliquer des irrégularités déjà sans nombre. L'Église, puissance européenne, n'ayant aucun souci des frontières physiques et politiques, étend indifféremment aux régions les plus distinctes le ressort de ses évêchés et de ses provinces archiépiscopales. Tandis que l'archevêché de Reims se prolonge en Lorraine et dispute la primatie à Trêves, le métropolitain de Narbonne prétend remplir sa fonction jusqu'à Tarragone et celui d'Auch jusqu'à Pampelune.

A l'intérieur, le territoire, soumis, deux siècles auparavant, à une puissance unique, s'est rempli de principautés autonomes et de dynasties héréditaires. Tous ces groupes seigneuriaux apparaissent encore à l'état flottant. Leur centre est mal fixé et leurs frontières se déplacent souvent au hasard des successions et des mariages, au gré de l'humeur conquérante des hauts barons. Ce ne sont que des embryons d'États, dépourvus d'organisation et de consistance. A part quelques rares exceptions, les ducs et les comtes du xie siècle ne savent pas encore concentrer leurs pouvoirs, agglomérer avec méthode terres et châteaux autour de leur patrimoine, imposer l'ordre et la paix à leur vasselage. Batailleurs insouciants et avides, ils vivent, au jour le jour, du produit de leurs terres ou de leurs rapines. Ils payent les chevaliers qui les servent, en leur donnant des villages pris aux abbayes sujettes ou aliénées de leur propre domaine. Souverains sans administration, sans finances, sans police, ils punissent avec barbarie, quand ils sont en force, les désobéissances de leurs feudataires et de leurs sujets, mais ne songent pas aux mesures qui pourraient prévenir le mécontentement et le désordre. Rarement ils obéissent à une idée politique : leur seul objectif est d'empiéter sur le fief d'autrui et d'accumuler des domaines qu'ils sont incapables de gouverner. Quand la terre à prendre manque autour d'eux, ils s'expatrient et vont au loin chercher, aux dépens de l'étranger ou de l'infidèle, le butin et les aventures que la France ne leur fournit plus.

 

 

 

 



[1] Sources. Recueil des Historiens de France, t. X et XI.

Ouvrages a consulter. Pfister, Étude sur le règne de Robert le Pieux, 1885. F. Lot, Les Derniers Carolingiens, 1890. Imbart de La Tour, les Elections épiscopales dans l'Église de France, du IXe au XIIe siècle, 1890. Longnon, Atlas historique de la France, 1884-1889. Luchaire, Manuel des Institutions françaises, 1892, 2e partie. Glasson, Histoire du Droit et des Institutions de la France, t. IV, 1891.

[2] Ouvrages a consulter. G. Kurth, La frontière linguistique en Belgique, dans le t. XLVIII des Mémoires couronnés et autres mémoires, publiés par l'Académie de Bruxelles, 1896. Joret, Mémoires sur les caractères et l'extension du patois normand, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XII, 1884. Steenstrup, Etudes préliminaires pour servir à l'histoire des Normands et de leurs invasions, ibid., t. X, 1882. Mabille, Introduction aux chroniques des comtes d'Anjou, 1871. Célestin Port, Dictionnaire historique, géographique et biographique de Maine-et-Loire, 1875-78. F. Lot, La succession de Troyes en 1024 dans les Annales de l'Est, 1901. A. de La Borderie, Histoire de Bretagne, 1896-1898. H. Sée, Etudes sur les classes rurales en Bretagne au Moyen Age, 1896, chap. I, Le régime patriarcal et les origines de la féodalité.

[3] Ouvrages a consulter. A. Molinier, Géographie de la province du Languedoc au Moyen Age, note xviii du t. XII de l'Hist. génér. de Languedoc, éd. Privât. Dognon, Les Institutions politiques et administratives du pays de Languedoc, 1895. A. Leroux, Le Massif Central, 1898.

[4] Ouvrages à consulter. Warnkönig. Flandrische Staats und Rechtsgeschichte bis zum Jahre 1305, 1835-42, et la traduction de Gheldolf, 1835-1864, moins complète, mais enrichie d'utiles appendices et de pièces justificatives. L. Vanderkindere, Histoire de la formation des principautés belges au Moyen Age, 1.1, 1899. Henri Pirenne, Histoire de Belgique, t. I, chap. ii et iii, 1900. E. Steindorff, Jahrbücher des Deutschen Reichs unter Heinrich dem Dritten, 1881. De Smyttere, Robert le Frison, comte de Flandre, et la bataille du Val de Cassel en 1071, 1890. Giry, Grégoire VII et les évêques de Térouanne, dans la Revue historique, a. 1876. W. Reinecke, Geschichte der Stadt Cambrai, 1896.

[5] Ouvrages à consulter. Liquet, Histoire de la Normandie jusqu'à la conquête de l'Angleterre, 1855. Labutte, Hist. des ducs de Normandie jusqu'à la mort de Guillaume le Conquérant, 1866. Waitz, Über die Quellen zur Geschichte der Begrundung der Normannischen Herrschaft in Frankreich, dans Göttingische gelehrte Anzeigen, 1866. J. Lair, Prolégomènes et notes de l'édition de Dudon de Saint-Quentin, 1865, dans les Mémoires de la Soc. des Antiquaires de Normandie, t. XXIII. De Fréville, Mémoire sur le commerce maritime de Rouen, 1857. Körting, Über die Quellen des Romans de Rou, 1867. Marion, De Normannorum Ducum cum Capetianis pacta ruptaque societate, 1892. J. Lair, Etudes sur la vie et la mort de Guillaume Longue-Epée, 1893. Eckel, Charles le Simple, 1899. Ph. Lauer, Louis IV d'Outremer, 1899.

[6] Ouvrage à consulter. Lex, Eude II, comte de Blois, 1892.

[7] Ouvrages a consulter. Kate Norgate, England under the angevin Kings, t. I, 1887. F. Lot, Geoffroi Grisegonelle dans l'épopée, dans la Romania, t. XIX, 1890. De Salies, Hist. de Foulques Nerra, J874. De Grandmaison, Geoffroi II, dit Martel, comte d'Anjou, dans les Positions des thèses des élèves de l'Ecole des Chartes, 1887.

[8] Ouvrages a consulter. Arthur de la Borderie. Recueils d'actes inédits des ducs et princes de Bretagne, publiés dans les Mémoires de la Société archéologique d'Ille-et-Vilaine, 1885-1893. Le même, Histoire de Bretagne, 1896-1898. R. Merlet, Origines du monastère de Saint-Magloire de Paris, dans la Bibliothèque de l'École des Chartes, t. LVI, 1895. Le même, Introduction et notes de l'édition de la Chronique de Nantes, 1896.

[9] Ouvrages a consulter. Seignobos, Le Régime féodal en Bourgogne jusqu'en 1360, 1882. E. Petit, Histoire des ducs de Bourgogne de la race capétienne, t. I, 1885.

[10] Ouvrages a consulter. J. Besly, Histoire des comtes de Poictou et des ducs de Guyenne, MAI. Dufour, Histoire du Poitou jusqu'à sa réunion à la couronne sous Philippe Auguste, 1828. L. Palustre, Histoire (inachevée) de Guillaume IX, duc d'Aquitaine (sur Guillaume VIII ou Gui-Geoffroi), dans les Mémoires de la Société, des Antiquaires de l'Ouest, 1880.

[11] Ouvrages a consulter. Vaissète, Hist. générale de Languedoc, éd. Privât, 1872-1892 : voir, au t. XII, la note de A. Molinier, Généalogie de la maison de Toulouse depuis Eude jusqu'à l'avènement de Guillaume IV et de Raimond de St-Gilles. Bofarull, Los condes de Barcelona vindicados, 1836 (2 v. 8°), et l'Introduction de M. de Tourtoulon, Jaime Ier le Conquérant, roi d'Aragon, 1867.