Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre III - La société française (Fin du XIIe siècle et commencement du XIIIe)

IV - La noblesse

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. BARONS ET CHATELAINS. LES TOURNOIS. LES BUDGETS SEIGNEURIAUX

A considérer la Féodalité dans son ensemble, et exception faite d’une élite dont nous parlerons plus loin, les habitudes et les mœurs de la classe noble n’ont pas changé. Presque partout, le châtelain est resté le soudard brutal et pillard que l’on connaît ; il fait la guerre, se bat aux tournois, passe le temps de paix à la chasse, se ruine en prodigalités, pressure ses paysans, rançonne ceux du voisin et saccage la terre d’Église.

UN CHÂTELAIN.

Au commencement du xiiie siècle, les moines de l’abbaye de Saint-Martin-Du-Canigou ont dressé la liste interminable des méfaits commis par un châtelain du Roussillon, Pons du Vernet. Ce noble est un vrai brigand. « Il a fracturé notre enclos et s’est emparé de onze vaches. Une nuit, il a pénétré dans notre propriété du Vernet et a coupé nos arbres fruitiers. Le lendemain, il a saisi et attaché dans un bois deux de nos serviteurs, et leur a enlevé trois sous et deux deniers. Le même jour, dans notre ferme d’Égat, il a pris une tunique, des chausses et les souliers de Bernard de Mosset. Une autre fois, il a tué deux vaches et en a blessé quatre dans la ferme du Col-de-Jou, et il en a enlevé tous les fromages qu’il a trouvés. Un autre jour, il a obligé les hommes de Rial à se racheter pour quinze sous, et leur terreur était telle qu’ils se sont mis sous la protection de Pierre Demalait moyennant quinze sous une fois payés et une rente annuelle d’une livre de cire. A Eglies, il a pris 150 moutons, un âne et trois enfants qu’il n’a voulu lâcher que moyennant une rançon de cent sous. Il a saisi ensuite deux hommes d’Odilon qu’il a rançonnés pour quinze sous et l’un d’eux est encore captif », etc.

BRIGANDAGES SEIGNEURIAUX.

Les grands seigneurs ne valaient pas mieux que les petits. Dans son testament, le comte de Roussillon, Guinard (1172), avoue avoir été associé aux bénéfices d’une bande de voleurs : « Pour la part des vols de Pons de Navaga, que j’ai touchée (pro parte latrocinii Pontii de Navaga quant ego habui), je restitue mille sous melgoriens, et veux qu’on donne, sur cette somme, cent tuniques neuves aux pauvres. »

Le troubadour Guiraud de Borneil s’indigne « que l’honneur soit maintenant de voler bœufs, moutons et brebis. Ah ! honni soit-il, s’il paraît devant une dame, tout chevalier qui, de sa main, pousse des troupeaux de moutons bêlants ou pille les églises et les passants ». L’histoire prouve que le poète n’exagère pas. Nous avons vu Philippe Auguste poursuivre les seigneurs de Déols et de Sulli, convaincus d’avoir volé des marchands. Le vicomte de Limoges, Gui V, faisait enlever par ses soldats des objets exposés dans les marchés. Le duc de Bourgogne, Hugues III, fidèle aux traditions de sa race, n’est qu’un routier de haute naissance. Il détrousse les commerçants français et flamands qui traversent ses Etats : c’est une des raisons qui décidèrent Philippe Auguste, en 1186, à faire son expédition de Bourgogne.

RENAUD DE DAMMARTIN.

Renaud de Dammartin, l’ennemi personnel du roi de France, l’incarnation des haines féodales coalisées contre la Monarchie, pratique aussi le vol à main armée. Enlever les troupeaux des moines, s’emparer de leur grain, s’approprier leurs bois et leurs terres, forcer les habitants de Calais à cacher leur argent dans l’abbaye d’Andres, péchés véniels pour ce grand seigneur ! Il se signalait par d’autres exploits, plus retentissants. Un ancien chancelier de Richard Cœur-de-Lion, l’évêque Guillaume de Longchamps, exilé d’Angleterre, était venu, en 1190, chercher un refuge en France. A peine entre-t-il dans le comté de Boulogne que Renaud tombe sur lui, lui prend ses chevaux, ses bagages, les vases sacrés de sa chapelle, et le dépouille même de sa chape d’évêque. Malgré les réclamations de l’archevêque de Reims, malgré l’excommunication, il ne rendit jamais rien de ce qu’il avait pris.

UN SEIGNEUR DU PÉRIGORD.

On rencontre enfin de véritables bêtes de proie, comme ce petit seigneur du Périgord, Bernard de Cahuzac, dont nous parle l’historien Pierre des Vaux-de-Cernai. « Il passe son existence à dépouiller et à détruire les églises, à attaquer les pèlerins, à opprimer la veuve et le pauvre. Il se plaît surtout à mutiler les innocents. Dans un seul monastère, celui des moines noirs de Sarlat, on trouva cent cinquante hommes et femmes à qui il avait fait couper les mains ou les pieds, ou crever les yeux. La femme de ce châtelain, aussi cruelle que lui, l’aidait dans ses exécutions ; elle prenait plaisir elle-même à martyriser de pauvres femmes, elle leur faisait couper les seins ou arracher les ongles de manière à les rendre incapables de travailler. »

EXACTIONS FÉODALES.

Partout les seigneurs continuent à mettre en coupe réglée le contribuable et le corvéable. « Tout ce que le paysan, dit le prédicateur Jacques de Vitri, amasse en une année par un travail opiniâtre, le chevalier le dévore en une heure. Il dépouille ses sujets par des tailles illicites et de lourdes exactions. User du droit de mainmorte, c’est voler l’héritage des morts, condamner l’orphelin à mourir de faim, et faire comme la vermine qui se nourrit de cadavres. De même qu’on voit lès corbeaux croasser autour du corps que les loups et les chacals viennent de dépecer, attendant leur part du festin ; de même lorsque les barons et les chevaliers ont spolié leurs hommes, les agents de la seigneurie, prévôts, percepteurs et autres corbeaux d’enfer se réjouissent à la perspective d’avoir les restes. Ces officiers, aussi rapaces que leurs maîtres, pressurent et sont pressurés à leur tour. Ces sangsues, qui ont sucé le sang des misérables, sont obligées de le dégorger au profit de l’homme plus puissant qu’eux. »

L’argent extorqué aux sujets permet au noble de se livrer à son occupation principale et préférée, la guerre : guerre des seigneurs contre les gens d’Eglise, guerre des seigneurs entre eux, par la rupture des liens de famille et des liens de vasselage. A défaut de la guerre, sévit alors plus que jamais la fureur des tournois.

LES TOURNOIS.

Dans le poème historique sur Guillaume le Maréchal, les récits de tournois occupent à peu près 3.000 vers sur 20000. L’auteur décrit quinze tournois qui se sont succédé, en quelques années, dans la région de la Normandie, de Chartres et du Perche. Encore n’a-t-il parlé que des plus célèbres et de ceux-là seuls auxquels son héros a pris part. « Je ne suis pas, dit-il, au courant de tous les tournois qui se font. On les saurait avec bien grand-peine, car, près de chaque quinzaine on tournoyait de place en place. » Le tournoi est la « lutte à la française », conflictus gallicus, et les étrangers accourent en France pour y prendre part. Exercices meurtriers, où la Noblesse se ruine et se décime. Lorsqu’en 1209, Philippe Auguste donna la chevalerie à son fils Louis, il lui fit signer l’engagement de ne jamais prendre part à un tournoi.

Tout bon chevalier fréquente les tournois, parce qu’ils sont la meilleure école de guerre. « II faut, dit le chroniqueur Roger de Howden, qu’il ait vu son sang couler, que ses dents aient craqué sous les coups de poings, qu’il ait été jeté à terre de façon à sentir le poids du corps de son ennemi, et que, vingt fois désarçonné, il se soit vingt fois relevé de ses chutes, plus acharné que jamais au combat. C’est ainsi qu’il pourra affronter les guerres sérieuses avec l’espoir d’être victorieux. » Mais le tournoi a une autre utilité. On y va pour gagner de l’argent. Guillaume le Maréchal court les tournois pour s’approvisionner de chevaux, de harnais, et rançonner les prisonniers. Dans une certaine joute, « il gagna au moins douze chevaux ». Il s’était associé un hardi compagnon, et, à eux deux, ils firent d’innombrables captures, dont leurs clercs tenaient registre. « Les clercs, dit son biographe, prouvèrent exactement, par écrit, qu’entre le carême et la Pentecôte, ils firent prisonniers cent trois chevaliers, sans compter les chevaux et les harnais. »

LE TOURNOI DE LAGNI-SUR-MARNE.

Il faut lire, dans ce poème si vivant, le récit du tournoi de Lagny-sur-Marne, où combattirent trois mille chevaliers français, anglais, flamands, normands, angevins, bourguignons. « La plaine était remplie de bannières au point que le sol disparaissait. Là vous eussiez vu un tel fracas de lances que la terre était jonchée de tronçons et que les chevaux n’avançaient plus. Moult fut grande la presse en la plaine. Chaque corps de bataille pousse son cri de guerre. » Bientôt le jeune roi d’Angleterre, le fils aîné d’Henri II, donne le signal de la grande mêlée. « Lors eut-on vu la terre trembler, quand le jeune Roi dit : « Cela m’ennuie, en avant ! Je n’attendrai pas plus longtemps aujourd’hui. » Alors commence la poursuite acharnée dans les vignobles, les fossés, à travers la forêt des ceps ; on voit les chevaux s’abattre et les hommes qui tombent, foulés aux pieds, blessés, assommés. » Et que d’épisodes curieux ! Les visites que se font les chevaliers, la veille du tournoi, dans les hôtels où l’on devise gaiement entre deux brocs de vin ; le Maréchal courant la nuit dans les rues encombrées d’une petite ville, après un voleur qui lui a pris son cheval. Le même Maréchal avait eu, dans le tournoi, son heaume tellement bosselé qu’il n’avait pu le retirer après la bataille et qu’il fut obligé d’aller chez un forgeron mettre la tête sur l’enclume pour se faire dégager à coups de marteau de ce casque malencontreux. A ces joutes sanglantes, dont raffolait la Noblesse, tout le monde trouvait son compte, les « folles femmes » qui y affluaient, le menu peuple qui aimait ces spectacles, et les marchands qui faisaient des alentours de la lice un champ de foire.

DÉPENSES DES NOBLES.

Cette noblesse est toujours à court d’argent. A moins d’être Henri Plantagenêt, ou Philippe Auguste, d’opérer en grand et de faire de vastes conquêtes, le noble a presque nécessairement un budget en déficit, car la guerre est une occupation très chère et la paix n’est pas moins coûteuse. Elle entraîne, outre les tournois, les réceptions, les fêtes religieuses et militaires, les mariages et les adoubements. Pas de fête sans la table ouverte, les ripailles prolongées, les distributions de vêtements, de fourrures, de chevaux et de monnaie. Plus on est de haut parage, plus il faut donner aux amis, aux vassaux, aux histrions, à tous venants. La prodigalité est un signe de noblesse, une élégance et une vertu.

FÊTES DE CHEVALERIE.

En 1181, le curé Lambert d’Ardres nous montre le fils de son seigneur, le jeune Arnoul II, nouveau chevalier, distribuant à pleines mains l’or et les objets précieux à la foule des domestiques, des moines, des bouffons qui l’entourent. « II donne à tous ceux qui lui demandent. Il donne tout ce qu’il pouvait posséder et acquérir ; il donne jusqu’à la folie, quasi desipiendo, et même ce qui ne lui appartient pas, l’argent emprunté d’autrui. » Dans la grande cour plénière de Mayence (1184), occasion d’une fournée nombreuse d’investitures chevaleresques, les chevaliers, leurs parents, leurs amis, tous les seigneurs rivalisent de largesses et « non seulement, dit Gilbert de Mons, pour faire honneur à l’Empereur et à ses fils, mais pour la gloire de leur propre nom ». Cinq ans plus tard, le comte Baudouin de Hainaut célébrait la chevalerie de son fils à Spire. Les chevaliers, les clercs, les domestiques, les jongleurs et jongleuses quittèrent la fête, comblés de présents. La chevalerie de Louis de France eut lieu en 1209 « avec une telle solennité, dit l’historien Guillaume le Breton, parmi un tel concours de grands du royaume et une si énorme affluence d’hommes, au milieu d’une si copieuse abondance de victuailles et de cadeaux que jamais, jusqu’à ce jour, on n’avait vu chose pareille ».

Les hauts suzerains et les rois pouvaient remettre leur budget en équilibre ; il leur suffisait de presser un peu l’éponge, c’est-à-dire le paysan ou le bourgeois. « A l’époque de Pâques 1186, raconte Gilbert de Mons, le comte de Hainaut, Baudouin, réunit, dans son château de Mons, le conseil de ses secrétaires et de ses familiers. On y exposa l’état de ses finances, assez inquiétant. Les dépenses personnelles, les frais d’entretien et de paye des chevaliers et des sergents montaient à un chiffre considérable. Le déficit était de 40.000 livres de Valenciennes. Le comte se décida alors, bien malgré lui et en gémissant, à user d’une ressource extrême : il greva de tailles extraordinaires les habitants de son comté et, en sept mois, il recueillit de quoi payer presque toute sa dette. »

DETTES DES GRANDS SEIGNEURS.

Le procédé n’était pas à la portée de tous. Même de grands seigneurs succombaient sous l’usure. Le duc de Bourgogne, Hugues III, qui devait des sommes considérables aux barons, aux églises, et à ses Juifs, mourut insolvable, et son fils, Eude III, ne parvint pas à payer toutes ses dettes. Les comtes de Champagne, qui possédaient en leurs foires champenoises une mine d’or, ne faisaient pas honneur à leurs affaires. Quand le comte Henri II arriva en Terre Sainte, il se trouva dans un tel dénuement « que maintes fois il dut se lever le matin sans savoir comment les gens de sa maison et lui-même mangeraient dans la journée ». A plusieurs reprises, il fut obligé de donner son mobilier en gage à ses fournisseurs. En Champagne même, ceux-ci refusaient de lui rien livrer à crédit. Amauri de Montfort, le fils du vainqueur des Albigeois, se trouva tellement obéré qu’il mit en gages ses propres parents : son oncle Gui de Montfort et plusieurs autres nobles étaient retenus prisonniers à Amiens, en garantie d’une somme de 4.000 livres due aux marchands de cette ville par les conquérants du Languedoc.

MISÈRE D’HENRI LE JEUNE.

Henri le Jeune, l’héritier du puissant Henri II Plantagenêt, était contraint, par la misère, de se conduire en chef de brigands. Pour payer ses soldats, il prélève, en 1183, sur les bourgeois de Limoges, un emprunt forcé de 20.000 sous. Puis il se présente à l’abbaye de Saint-Martial et demande à emprunter le trésor des moines. Il pénètre dans le cloître, expulse la majeure partie des religieux et se fait ouvrir le sanctuaire. Il ne rendit jamais rien du trésor qu’il avait enlevé. Quelques mois après, il mourait de maladie, dans le plus complet dénuement : l’abbé d’Uzerches fut obligé de payer les frais de son service funèbre. Les gens de sa maison mouraient de faim ; ils mirent en gage, pour se nourrir, jusqu’au cheval de leur maître. Ceux qui portaient le corps tombaient d’inanition, si bien que les moines d’Uzerches eurent de la peine à les rassasier. L’un des familiers du jeune Roi avoua qu’il avait vendu jusqu’à ses chausses, braccas suas, pour avoir du pain.

Comment vivaient les grands seigneurs de ce temps ? Leur comptabilité seule pourrait nous l’apprendre, mais elle n’est que rarement parvenue jusqu’à nous et en fragments, par exemple quelques feuillets, débris des archives privées de la comtesse de Champagne, Blanche de Navarre, pour la période de 1217 à 1219.

LES COMPTES DE BLANCHE DE CHAMPAGNE.

Comme tous les fiefs, le comté de Champagne est en état de guerre perpétuelle ; la comtesse, au nom de son fils mineur Thibaut IV, se défendait alors contre un compétiteur, Erard de Brienne. Les dépenses militaires figurent donc en première ligne dans les comptes : travaux pour mettre les places fortes en état de défense, curage des fossés, réparation des murailles des villes, achats de bœufs et de chevaux. On cherche de l’argent pour payer la solde des chevaliers, pour envoyer des vivres aux troupes ; on assigne certaines sommes pour mettre des prisonniers en lieu sûr ; on paye des espions. Puis il faut négocier, entretenir des procureurs, des ambassadeurs, soutenir de nombreux procès à Rome ou à Paris. Et alors ce sont des frais de voyage alloués à des avocats, à des légistes, à de simples messagers qui vont en Italie, en Espagne, auprès de Philippe Auguste, pour défendre les intérêts de la comtesse et de son fils.

Vient ensuite le chapitre des cadeaux, des dons, des aumônes, toutes les dépenses de largesse. Cadeaux politiques : deux cents fromages de Brie expédiés à Philippe Auguste ; un lot d’armures envoyées à l’empereur d’Allemagne Frédéric II ; des ballots d’étoffes et de vêtements dirigés sur Rome, pour amadouer le Pape ou ses cardinaux ; en Champagne même, les dons continuels d’argenterie, de fourrures et de robes à des clercs, à des femmes, à des nobles ; enfin les charités faites à des veuves, à des serviteurs malades, aux monastères et aux lépreux. Aussi la noble dame est-elle souvent obligée d’emprunter. De nombreuses mentions de ses comptes sont relatives au paiement des intérêts. Les banquiers lui prêtaient à des délais assez courts, pour deux mois en général, pour six mois au maximum et au taux de 25 pour 100, taux de chrétien, car les Juifs prenaient alors, en Champagne, 43 pour 100 et au-delà.

Il arrivait donc souvent que le noble mourait dans la détresse. A peine avait-il fermé les yeux que ses officiers et ses serviteurs faisaient main basse sur ce qui restait. On a vu plus haut, par l’exemple d’Henri II, que les rois eux-mêmes n’échappaient pas à l’usage du pillage mortuaire. Un contemporain, Thomas de Cantimpré, raconte que la comtesse de Champagne, Marie, fille de Louis VII, se voyant sur le point de mourir, fit appeler le célèbre théologien Adam de Perseigne. Elle avait rendu le dernier soupir quand il arriva, et on le fit attendre longtemps avant de l’introduire : les domestiques de la maison étaient occupés à se partager les vêtements et le mobilier de la défunte. Quand il put enfin pénétrer dans la chambre, il trouva le cadavre presque nu et abandonné sur une litière de paille. Il prit texte de cet étrange spectacle pour prononcer un beau sermon sur la vanité des grandeurs humaines.

 

II. LA LITTÉRATURE GUERRIÈRE. LA FÉODALITÉ D’APRÈS LES CHANSONS DE GESTE

LES CHANSONS DE GESTE.

Les nobles de Louis VII et de Philippe Auguste demandaient à leurs jongleurs de les amuser par des récits de batailles, de fêtes et de banquets encadrés dans une action imaginaire. La fin du xiie siècle et le commencement du xiiie siècle sont la grande époque des chansons de geste, vastes compositions épiques, où la vie, les mœurs, les passions, les vices de la société féodale sont glorifiés et même exagérés à plaisir. Elle aime à se regarder dans ce miroir grossissant, mais fidèle, qui reflète sa psychologie rudimentaire, sa conception simpliste et enfantine du monde présent et futur, son mépris du vilain, son dédain du Roi et du prêtre, ses joies sensuelles et ses violences sauvages. Ni l’absence de composition et de style, ni l’interminable longueur des développements, ni la monotonie des épisodes ne la rebutent. Le public des châteaux rit ou s’émeut à entendre ces énormes litanies de décasyllabes, sans se plaindre de l’éternelle redite des lieux communs.

L’ÉPOPÉE ROYALE.

Une partie importante de ces poèmes forme ce qu’on a appelé « l’épopée royale », à laquelle appartenaient déjà la. Chanson de Roland et le Roi Louis. C’est Charlemagne qui presque toujours en est le centre, avec sa famille, ses pairs et ses vassaux. Berte aux grands pieds, Mainet, les Enfances Roland, Aspremont, mettent en scène le grand Empereur lui-même, sa mère ou son neveu. Gui de Bourgogne a pour thème la conquête de l’Espagne, Aiquin, celle de la Bretagne, Fierabras, celle de l’Italie, les Saisnes, celle de la Saxe. Dans Girart de Viane on voit Charlemagne en lutte contre ses feudataires. Ces chants prouvent l’impression profonde, d’une intensité et d’une durée extraordinaire, que l’œuvre carolingienne a laissée dans les esprits.

L’ÉPOPÉE FÉODALE.

Un autre cycle de poèmes guerriers, « l’épopée féodale », a pour principal héros Guillaume d’Orange ou de Toulouse, le haut baron, vainqueur des Sarrasins et vassal peu commode du roi de France. Nos jongleurs le suivent du berceau à la tombe, à travers toutes les vicissitudes de son existence romanesque. Lui, ses parents ou ses amis sont glorifiés dans Aimeri de Narbonne, les Enfances Guillaume, les Enfances Vivien, Aliscans, Foulque de Candie, le Moniage Guillaume, etc. D’autres incarnations de la Féodalité, peintes avec le même réalisme brutal, apparaissent dans Ogier de Danemark et Parise la Duchesse, dans la quintuple chanson des Lorrains, dans les remaniements de Raoul de Cambrai et de Girart de Roussillon, dans Jourdain de Blaives, Aiol et Elie de Saint-Gilles. Ainsi, à défaut de Charlemagne, ce sont les grands barons du ixe et du xe siècle, fondateurs du régime féodal, qui intéressent les ménestrels. Les événements contemporains ou plus rapprochés ne les attirent pas : c’est une exception si un Graindor de Douai célèbre la croisade dans ses poèmes d’Antioche et de Jérusalem. On aime encore mieux remonter jusqu’à l’Antiquité gréco-latine, et affubler de l’armure des chevaliers, comme l’ont fait Benoît de Sainte-Maure et son école, les héros classiques du roman d’Enéas ou d’Alexandre, de celui de Thèbes ou de celui de Troie.

LIEUX COMMUNS DE L’ÉPOPÉE.

L’auditoire trouve son plaisir surtout dans ce qui nous fatigue : la mosaïque des descriptions et des aventures banales. Ces grands enfants ne se lassent pas d’entendre les mêmes histoires : le Roi qui tient sa cour plénière et y reçoit les défis de vassaux insolents, les récits de batailles où d’innombrables chevaliers s’entrechoquent, les sièges de villes et de châteaux, le combat du héros chrétien contre le géant sarrasin et l’amour qu’il inspire à la fille de l’émir, le fils du Roi abandonné par une marâtre ou par un traître au fond d’un bois, les fêtes de chevalerie et les tournois meurtriers, la réception du chevalier par les jeunes châtelaines trop hospitalières. L’ouvrier en chansons confectionne son édifice poétique avec des matériaux qui ont déjà servi. Ce temps, amoureux de la tradition, ne tient pas à l’originalité et ne se pique pas d’invention. Il a laissé impersonnelles et anonymes, dans la littérature comme dans l’art, beaucoup d’œuvres dont on aimerait à connaître les auteurs. De cette énorme production épique, à peine cinq ou six noms de poètes ont surnagé : Raimbert de Paris, Jean Bodel, Jendeu de Brie, Herbert le Duc, Bertrand de Bar-sur-Aube et Jean de Flagi.

LA GESTE DES LORRAINS.

Entre ces poèmes, la geste des Lorrains, bien que la donnée essentielle du sujet soit la moins historique de toutes, offre, de l’existence, des mœurs et des passions des nobles, le tableau le plus vivant et le plus complet. La couleur en est âpre et crue, et les objets s’y détachent avec un relief saisissant.

LE SOLDAT.

Tout d’abord apparaît la férocité de l’homme de guerre. Un des héros de la chanson, le duc Bégon, arrache les entrailles d’un ennemi qu’il vient de tuer et les jette au visage de Guillaume de Montclin : « Tiens, vassal, lui dit-il, prends le cœur de ton ami : tu pourras le saler et le rôtir. » Garin ouvre le corps de Guillaume de Blancafort : « Il en tire le cœur, le poumon et le foie ; Hernaut, son compagnon, s’empare du cœur qu’il coupe en quatre morceaux, et tous deux parsèment le chemin de ces lambeaux de chair palpitante. »

LA GUERRE.

Voici maintenant les boucheries de paysans et les effroyables ravages sur la terre ennemie. « On se met en marche. Les coureurs et boutefeux prennent les devants, à leur suite les fourrageurs qui devaient recueillir les proies et les conduire au grand charroi. Le tumulte commence. Les paysans, à peine arrivés dans la campagne, retournent sur leurs pas en jetant de grands cris : les bergers recueillent leurs bêtes et les chassent vers le bois voisin, dans l’espoir de les garantir. Les boutefeux embrasent les villages que les fourrageurs visitent et pillent ; les habitants éperdus sont brûlés ou ramenés les mains liées pour être remis au butin. La cloche d’alarme sonne de tous côtés, l’épouvante se communique de proche en proche et devient générale. Ici l’on fait main basse sur l’argent ; là on emmène les bœufs, les ânes, les troupeaux. La fumée se répand, les flammes s’élèvent, les paysans, les bergers fuient, affolés, de tous côtés. » Où les chevaliers ont passé, il n’y a plus rien. « Dans les villes, dans les bourgs, dans les métairies, on ne voyait plus de moulins tourner, les cheminées ne fumaient plus, les coqs avaient cessé leurs chants et les grands chiens leurs abois. L’herbe croissait dans les maisons et entre les pavés des églises, car les prêtres avaient abandonné le service de Dieu et les crucifix brisés gisaient sur la terre. Le pèlerin eût fait six journées sans trouver qui lui donnât un tronçon de pain ou une goutte de vin. »

SAC DES VILLES.

Ailleurs, c’est le sac de Lyon et, au lendemain du pillage, l’incendie. « Le duc Bégon, en se levant, demande le feu, qui fut préparé et mis en cent endroits. On ne saura jamais le nombre de ceux qui périrent dans ce grand embrasement. L’armée, en s’éloignant, put voir, de la campagne, les tours s’écrouler et les moutiers se fendre, entendre les cris de désespoir des femmes et de toute la menue gent. » Mêmes scènes à Verdun, à Bordeaux, où « quatre-vingts bourgeois, sans compter les femmes et les petits enfants, sont réduits en charbons. » Voir brûler des maisons et des vilains, c’est une joie pour les féodaux.

L’ÉGLISE ET LES CLERCS.

L’Église a, dans ces poèmes, un rôle effacé ou secondaire. Clercs et moines ne sont bons qu’à servir de chapelains ou de secrétaires au baron dont ils lisent et écrivent les lettres, à ramasser les morts sur les champs de bataille, à mettre des emplâtres aux blessés, à dire des messes pour ceux qui les paient. Dans une des chansons du cycle lorrain, Hervis de Metz, un chevalier s’écrie : « Ils devraient être soldats, tous ces moines gras, tous ces chanoines, tous ces prêtres et tous ces abbés. Ah ! si le Roi me les donnait ! » II n’est pas rare que le poète montre le moine en posture fâcheuse. Un des barons de Garin fait venir deux moines à la Cour du Roi : il les a soudoyés pour leur faire prêter un faux serment, et l’un de ces malheureux est à moitié assommé par un chevalier du parti contraire. Les jongleurs traitent mieux les archevêques et les évêques, qui sont grands seigneurs, et font partie de la Féodalité. Encore, dans la chanson d’Hervis, nous présentent-ils l’épiscopat comme égoïste, avide, avare et se refusant à contribuer aux frais de la défense du royaume. Quand le Roi demande à l’archevêque de Reims d’aider de son argent à la guerre contre les Sarrasins, le prélat déclare qu’il ne donnera pas un denier. Alors un des barons s’écrie : « Il nous faut d’autres paroles. En Gaule, il y a vingt mille chevaliers dont les clercs détiennent les fours et les moulins. Qu’ils y pensent, ou, par le Seigneur Dieu, les choses prendront un autre tour. »

LE PAPE.

Il est curieux que, dans ces poèmes, le Pape qui, à cette époque, dirigeait le monde, figure à l’arrière-plan. Il s’efforce de calmer les passions féodales en rappelant aux barons que leur premier devoir est de se réconcilier pour marcher contre l’ennemi de la foi, mais il n’y réussit pas. Ce trait est conforme à la vérité historique, mais dans l’ensemble, l’épopée guerrière rapetisse et efface la grande figure du chef de la Chrétienté. Il apparaît comme un acteur secondaire, à la suite de l’Empereur ou du roi de France, dont il semble n’être que le chapelain.

L’esprit féodal, en somme, méprise le prêtre, pacifique et fainéant ; il en veut à l’Eglise de prêcher les vertus contraires aux siennes. Puis le noble lui envie ses richesses. Il se considère comme dépouillé de tout ce qui est donné aux clercs : « Quand un prud’homme, aujourd’hui, dit le poète d’Hervis, tombe malade et se couche avec la pensée de la mort, il ne songe ni à ses fils, ni à ses neveux, ni à ses cousins ; il fait venir les moines noirs de Saint-Benoît et leur donne tout ce qu’il possède en terres, en rentes, en fours et en moulins. Les gens du siècle en sont appauvris, et les clercs en deviennent toujours plus riches. »

LE ROI DE FRANCE ET SA COUR.

Autre caractère de la chanson féodale ; pour elle, le roi de France, même l’empereur Carolingien, n’est que le premier des barons ; encore n’est-il pas le plus puissant ni le plus riche ; il est un simple distributeur des bénéfices vacants. Son pouvoir est limité par le conseil des ducs et des comtes qui forment sa cour. Il est presque leur prisonnier et ne peut rien sans leur consentement. Le gouvernement appartient à l’oligarchie des barons, et quel gouvernement ! une pure anarchie. Les vieux à la barbe fleurie ont rarement les mêmes opinions que les jeunes, toujours portés aux violences extrêmes. Les partis ennemis se querellent dans le conseil" royal, s’injurient et se battent, et le Roi, impuissant à les maîtriser, prend une attitude piteuse et comique. Dans Garin, un courtisan conseille au roi Pépin de mander à sa cour Fromont de Bordeaux et tous ses pareils pour les juger et leur faire payer l’amende, s’ils ont commis quelque forfaiture. « Voilà, dit Pépin, paroles merveilleuses : vous oubliez que Fromont ne fait pas de moi plus de cas que d’un parisis ; si je le mande, il ne viendra pas, et niera toujours qu’il tienne de moi ses honneurs. » Garin lui-même, le plus loyal et le plus modéré des vassaux, est insolent à ses heures : « Dites au Roi que s’il s’est allié à Fromont, il n’a qu’à se mettre en garde ; nous pourrons troubler ses veilles et lui causer bien des ennuis. » Ce roi de France est d’ailleurs un triste personnage, cupide, peu loyal, brutal même avec les femmes. La reine Blanchefleur lui ayant reproché son manque de parole, « le Roi l’entend et frémit de rage. Il lève le gant, le laisse retomber sur le nez de Blanchefleur, en fait jaillir quatre gouttes de sang. « Sire, dit la reine, « je vous remercie : vous pouvez redoubler, vous êtes le maître et moi votre servante, hélas ! pour mon malheur ! »

La Féodalité des âges précédents, bien qu’ayant progressé en ce point sur la civilisation antique, n’avait guère le respect de la femme. Au temps de Philippe Auguste, en dépit des habitudes courtoises qui commençaient à paraître dans certaines maisons, la femme est encore jugée d’essence inférieure par les poètes. Les barons de Garin injurient la Reine elle-même comme la dernière des servantes : « Silence, lui crie Bernard de Naisil, folle et impudique femme. Le Roi n’avait pas sa raison quand il s’embarrassa de toi. La maie mort à qui fit ton mariage ! Il n’en viendra que blâme et déshonneur. »

MARIAGES FÉODAUX.

Le mariage féodal se présente partout avec le même caractère. L’héritière reçoit passivement de son père ou de son suzerain le chevalier ou le baron qu’on lui destine. On ne consulte ni sa volonté ni son cœur. Elle est comme une dépendance de la seigneurie et fait partie de l’immeuble. Rois et seigneurs distribuent à leurs fidèles, avec les fiefs, les femmes qui les représentent. « Le roi Thierri dit au duc Garin : « Franc et noble damoiseau, je ne saurai trop vous aimer, car vous m’avez conservé cette terre. Avant de mourir, je veux m’acquitter envers vous. Voici ma fillette, Blanchefleur au clair visage. Je vous la donne. » La demoiselle n’avait que huit ans et demi : elle était déjà la plus belle qu’on pût rencontrer en cent pays. « Prenez-la, seigneur Garin, et avec elle, vous aurez mon fief. » Dans la même chanson, le comte Dreu se rend auprès de Baudouin de Flandre et lui demande pour Fromont la main de sa sœur, une veuve. « Si l’Empereur savait que la terre du Ponthieu est vacante, il donnerait votre sœur au premier mâtin de sa cuisine qui lui aurait fait rôtir un paon. — Vous dites la vérité », répond Baudouin. Et celui-ci fait appeler sa sœur, et la prenant par la main : « Ma belle et chère sœur, parlons un peu à l’écart. Comment allez-vous ? — Très bien, grâce à Dieu. — Eh ! bien, demain vous aurez un mari. — Que dites-vous là, mon frère ? Je viens de perdre mon seigneur : il n’y a pas un mois qu’on l’a mis en cercueil ; j’ai de lui un beau petit enfant, qui doit un jour être riche homme ; avec la grâce de Dieu, je dois penser à le garder, à bien accroître son héritage. Et que dira le monde si je prends si vite un autre baron ? — Vous le ferez pourtant, ma sœur. Celui que je vous donne est plus riche que n’était votre premier mari ; il est jeune et beau ; c’est le vaillant Fromont. » Le mariage des nobles est resté l’union de deux richesses et de deux puissances terriennes.

RÉALITÉ ET FANTAISIE.

Dans la description des batailles, tournois et fêtes de chevalerie, la réalité contemporaine est prise sur le vif, et pourtant elle est étrangement mêlée de fantaisie. Tandis que, dans les chroniques, on voit les armées peu nombreuses, les batailles rangées très rares, des escarmouches, des ravages, mais pas d’engagements par grandes masses, la poésie nous montre les armées des rois ou des grands barons se heurtant en chocs formidables, où des masses d’hommes, par centaines de mille, s’entr’égorgent. En outre, les jongleurs veulent que tout chevalier soit un Hercule, qui, d’un seul coup d’épée, fait voler bras, jambes et têtes, et coupe l’ennemi en deux, en lui fendant le casque, le cou et la poitrine. Transpercés, mutilés, le crâne ouvert, leurs blessés se remettent en selle et continuent à se battre comme si de rien n’était.

PORTÉE HISTORIQUE DES CHANSONS DE GESTE.

Dans ces œuvres énormes, l’histoire politique n’a presque rien à prendre. L’histoire des institutions y trouve toujours les mêmes scènes : adoubements de chevaliers, combats judiciaires, procédure appliquée aux querelles des barons, défis précédant l’ouverture des hostilités, inféodations et hommages ; mais encore ne faut-il puiser à cette source qu’avec d’extrêmes précautions. L’histoire des mœurs, du costume et des usages matériels peut y faire une abondante moisson, à condition pourtant de ne pas oublier que l’imagination du poète est souveraine. Le jongleur se plaît toujours à grandir et à embellir la réalité. Les palais de Girart de Roussillon, avec leurs riches mosaïques, leurs perrons de marbre, leurs chambres tendues de soie et jonchées de fleurs ou de fourrures, leurs piliers et leurs voûtes incrustés d’or et de pierres précieuses, leurs meubles en or massif, leurs salles illuminées comme en plein midi par des escarboucles, n’appartiennent pas à la France de Philippe Auguste, mais au pays des contes de fées ou des Mille et une nuits. La chanson de geste n’exalte pas seulement la Féodalité aux dépens de tout ce qui n’est pas elle : elle sait encore, par moment, l’entraîner hors du monde réel, par l’attrait du grandiose et du merveilleux.

 

III. LA COURTOISIE. LA NOBLESSE ET LA LITTÉRATURE COURTOISES

S’il est vrai qu’au temps de Louis VII et de Philippe Auguste la plus grande partie de la noblesse française s’offre à nous sous les mêmes traits qu’à l’époque de la première croisade, une élite s’est laissée pénétrer par des idées et des sentiments nouveaux. La « courtoisie » est apparue. La courtoisie, c’est le goût des choses de l’esprit, le respect de la femme et de l’amour.

L’AMOUR COURTOIS.

La courtoisie est née dans la France du Midi. Les troubadours de ce pays ont appris à une noblesse occupée de guerres et de pillage le raffinement de l’amour chevaleresque et le culte de la femme. L’épopée de la France du Nord ne connaissait que trois puissants mobiles aux actions humaines : le sentiment religieux, avec la haine de tout ce qui n’est pas chrétien, le loyalisme féodal ou le dévouement au suzerain et au chef de bande, enfin l’amour de la bataille et du butin. La poésie lyrique des premiers troubadours chantait surtout la guerre, avec les accents sauvages qu’on trouve encore chez Bertran de Born. Au déclin du xiie siècle apparaît, dans les poèmes du Midi, le seigneur courtois, dont l’essentiel désir est de plaire à la dame qu’il a choisie pour être l’inspiratrice unique de sa pensée et de ses actes. Il doit mériter son amour en s’illustrant à la guerre ou à la croisade, et en montrant toutes les qualités et vertus de noblesse. Cet amour « courtois » est incompatible avec le mariage féodal, affaire d’intérêt et de politique. La dame choisie est la suzeraine du chevalier, qui, à genoux et les mains jointes dans les siennes, lui a juré de se dévouer à elle, de la protéger et de la servir fidèlement jusqu’à la mort. Elle lui a donné, en symbole d’investiture, un anneau et un baiser. Il semble que ce mariage idéalisé ait été quelquefois béni par un prêtre. L’histoire prouve que, dans les cours seigneuriales du Midi, au moins les plus polies et les plus lettrées, le mariage courtois fut pratiqué en fait et que l’opinion l’encourageait.

POÉSIE LYRIQUE DES TROUBADOURS.

L’époque de Louis VII et de Philippe Auguste est marquée justement par l’efflorescence magnifique de cette poésie lyrique des troubadours, si intéressante par la variété de ses formes, son inspiration un peu courte, mais très vive, et l’analyse délicate et subtile des sentiments moraux. Le contraste est grand entre l’héroïsme brutal de la chanson de Garin et la poésie toute psychologique d’un Bernard de Ventadour. « Chanter ne peut guère valoir », a dit ce poète, « si le chant ne part du cœur même. Et chant ne peut du cœur partir, s’il n’y est fine amour profonde. Point n’est merveille si je chante mieux que tous autres chanteurs. Car plus va mon cœur vers amour ; corps et âme, et savoir et sens, et force et pouvoir j’y ai mis. De bonne foi, sans tromperie, j’aime la meilleure, la plus belle. Du cœur soupire et des yeux pleure, car trop l’aime et j’en ai dommage. Qu’y puis-je, alors qu’amour me prend ? En telle prison l’amour m’a mis que n’ouvre autre clef que merci. Et de merci point je ne trouve. Quand je la vois, de peur je tremble, comme la feuille sous le vent. N’ai de sens pas plus qu’un enfant, tant je suis d’amour entrepris. Et d’homme qui est ainsi conquis, peut avoir dame grand pitié. »

NOBLESSE LETTRÉE DU MIDI.

Cette poésie enchantait la cour du comte de Toulouse, Raimond V, du seigneur de Montpellier, Guillaume VIII, de la comtesse Ermengarde et du vicomte Aimeri à Narbonne, des comtes de Rodez et des seigneurs des Baux en Provence. Les poètes n’étaient pas tous des fils de vilain, comme Bernard de Ventadour, ou de simples jongleurs de profession, comme Peyre Vidal ; c’étaient aussi de nobles châtelains, comme Bertran de Born, de hauts barons, comme Raimbaud d’Orange, des fils de rois, comme Alphonse d’Aragon et Richard d’Aquitaine. Sur cinq cents troubadours dont nous connaissons les noms, la moitié au moins, paraît-il, appartenait à la classe noble.

Les usages courtois se répandirent assez vite dans l’Espagne du Nord et l’Italie du Nord, pays qui ne formaient qu’une même patrie morale avec le Languedoc, la Provence et l’Aquitaine. Ils gagnèrent peu à peu les régions françaises au nord de la Loire, la France proprement dite, séjour des Capétiens, la Normandie et les îles anglaises, domaine des Plantagenêts, enfin la Champagne et la Flandre.

L’ÉPOPÉE ET LE ROMAN COURTOIS.

L’épopée elle-même se laisse gagner à la douceur des sentiments nouveaux. Au début d’une chanson belliqueuse comme celle de Girart de Roussillon, un mariage mystique est célébré entre Girart et la jeune princesse destinée au roi Charles Martel. Le poème de Guillaume de Dole remplace les récits de bataille par la description des chasses, des tournois, des plaisirs de cour, et met au premier plan l’amour d’un empereur d’Allemagne pour une belle Française. Les romans d’aventure du cycle arthurien, ou cycle de la Table ronde, supplantent, dans la faveur des Plantagenêts, des Capétiens et des cours de Flandre et de Champagne, la chanson guerrière du type de Garin. Chrétien de Troyes, sous Louis VII, Raoul de Houdenc, sous Philippe Auguste, mettent à la mode l’épopée amoureuse, où des chevaliers d’élite réalisent l’idéal de la prouesse et de la galanterie. Dans Tristan et Iseult, Erec, Cligès, Lancelot, Ivain, Perceval, Méraugis, le héros recherche la main d’une jeune fille avec une constance exaltée qui triomphe de tous les obstacles. L’analyse des sentiments est parfois aussi raffinée que dans les pièces des troubadours les plus subtils. Les nobles auditeurs de ces romans (aussi interminables d’ailleurs que les chansons de geste) avaient donc l’esprit plus aiguisé et le sentiment plus délicat que leurs pères. Ils comprenaient l’amour idéal, et s’intéressaient aux conflits intimes du cœur.

LE LYRISME FRANÇAIS.

L’imitation des troubadours produit alors un lyrisme français ; les ménestrels du Nord adoptent la plupart des formes de la poésie du Midi, la chanson proprement dite, la tençon ou débat contradictoire, le jeu parti, autre forme de contestation poétique. Cette littérature d’emprunt, où se signalèrent tant de contemporains de Philippe Auguste, le châtelain de Couci, Audefroi d’Àrras, Conon de Béthune, Gâce-Brûlé, Hugues de Berzé, Hugues d’Oisi, Jean de Brienne, remplaçait un genre lyrique plus original, plus savoureux et issu du terroir même de la France du Nord : les motets, rondeaux, lais et pastourelles du xiie siècle. Beaucoup de ces imitateurs de la poésie provençale appartiennent à la Noblesse. Dans cette société seigneuriale qui commence à se polir et à s’affiner l’histoire découvre des éléments nouveaux.

LES FEMMES LETTRÉES. COURS D’AMOUR.

D’abord la femme, protectrice des lettrés et lettrée elle-même, n’est plus une exception dans les châteaux. Les grandes dames du Nord semblent vouloir rivaliser avec la fameuse comtesse de Die (Béatrix de Valentinois), la poétesse de Provence, hardie et passionnée. La reine Aliénor d’Aquitaine, sa fille, Marie de France, comtesse de Champagne, l’inspiratrice de Chrétien de Troyes, Blanche de Navarre, la mère de Thibaut le Chansonnier, Yolande de Flandre, à qui est dédié le roman de Guillaume de Palerne, attiraient et pensionnaient les poètes. A Troyes, à Provins, à Bar, se réunissent de brillants cénacles de chevaliers et de dames, où l’on discute des questions de galanterie et de casuistique amoureuse. Il en sortit, vers 1220, un code de l’amour courtois, rédigé en latin par André le Chapelain. Les jugements des cours d’amour, qu’il rapporte au nombre d’une vingtaine, bien que n’ayant jamais porté sur des faits réels, ne sont pas purement imaginaires. Ils dénotent un état d’esprit singulier, par le mélange qu’on y trouve de théories immorales et de préceptes propres à l’adoucissement des mœurs et des rapports sociaux.

PRINCES LETTRÉS.

Les hommes eux-mêmes, dans les hautes régions de la Féodalité, prennent goût aux plaisirs de l’intelligence, apprécient les livres et ceux qui les font, et se mettent à écrire en prose et en vers. Les comtes de Flandre, Philippe d’Alsace, Baudouin VIII et Baudouin IX, le premier empereur latin, forment une dynastie de princes lettrés. Philippe d’Alsace communique à Chrétien de Troyes un poème anglo-normand d’où celui-ci tirera son fameux conte de Perceval. Baudouin VIII fait traduire en français, par Nicolas de Senlis, un beau manuscrit latin qu’il possède, la Chronique de Turpin. Baudouin IX montre un goût particulier pour l’histoire et les historiens. Il fait recueillir des abrégésde toutes les chroniques latines relatives à l’Occident, sorte de corpus historique, et les fait mettre en langue française. Entouré de jongleurs et de jongleresses qu’il paye largement, il cultive lui-même la poésie, même la poésie provençale. En Auvergne, le dauphin Robert Ier collectionne les livres et se forme une bibliothèque composée surtout d’écrits relatifs aux sectes hérétiques, ce qui fit douter de son orthodoxie.

CONON DE BÉTHUNE.

Les petits seigneurs imitent les grands. Un des premiers trouvères qui aient introduit au Nord la poésie lyrique du Midi est un noble Cambrésien, Hugues d’Oisi. L’Artésien Conon de Béthune, dans le chant qu’il a consacré à la troisième croisade, mêle singulièrement ses regrets amoureux au sentiment religieux qui le pousse en Terre Sainte. Et même ce croisé songe moins à Dieu qu’à sa dame : « Hélas, amour, combien cruel congé il me faudra prendre de la meilleure qui onques fut aimée et servie ! Puisse Dieu bon me ramener à elle aussi sûrement qu’avec douleur je la quitte. Las ! qu’ai-je dit, je ne la quitte mie. Si le corps va servir Notre-Seigneur, le cœur entier demeure en son pouvoir. Vais en Syrie en soupirant pour elle. » La chanson de Roland est loin, et l’enthousiasme farouche des barons de la première croisade bien apaisé.

L’HISTOIRE.

Les guerriers nobles du xie et du xiie siècle laissaient à leurs chapelains ou aux moines qui suivaient l’armée le soin de raconter les exploits de la chevalerie chrétienne, et voilà que des croisés du temps de Philippe Auguste écrivent en bonne prose, en langue brève et pittoresque, le récit des grands événements auxquels ils ont été mêlés. Un baron champenois, le seigneur Geoffroi de Villehardouin, un petit chevalier picard, Robert de Clari, un prince de Flandre, qui devint empereur de Constantinople, Henri de Valenciennes, nous ont raconté la quatrième croisade.

UN SEIGNEUR LETTRÉ. BAUDOUIN DE GUINES.

Dans sa chronique pittoresque, Lambert d’Ardres nous fait connaître le type d’un noble français, de puissance moyenne, de caractère pacifique, policé et comme adouci par un commencement de culture littéraire. Baudouin II, comte de Guines, paraît avoir satisfait son humeur guerrière en construisant des châteaux. L’histoire ne dit pas qu’il ait quitté son fief pour faire le pèlerinage de Terre Sainte. Resté au milieu de ses sujets et de ses vassaux, il leur rend bonne justice. Le curé d’Ardres ne lui reproche qu’un amour immodéré pour la chasse et des mœurs peu régulières « qui rappelaient celles de Jupiter et de Salomon ». Trente-trois enfants, tant naturels que légitimes, assistèrent à son enterrement.

Mais ce baron ne s’occupait pas seulement de ses chiens, de ses faucons et de ses concubines ; comme ses suzerains, les comtes de Flandre, il avait des goûts intellectuels. Il vivait entouré de clercs, de savants et de théologiens qu’il aimait beaucoup et avec lesquels il ne cessait de discuter. « Les clercs, dit le chroniqueur, lui avaient appris plus de choses qu’il n’était nécessaire, et il passait son temps à les questionner, à les faire parler, à les embarrasser de ses objections. Il tenait tête aux maîtres es arts ainsi qu’aux docteurs en théologie, si bien que ses interlocuteurs l’écoutaient avec admiration, s’écriant : « Quel homme ! nous ne pouvons que le combler d’éloges, car il dit des choses merveilleuses. Mais comment peut-il connaître à ce point la littérature, lui qui n’est ni clerc ni lettré ? » Il fait venir auprès de lui un des grands érudits de la région, Landri de Waben, lui fait traduire en langue vulgaire le Cantique des Cantiques et s’en fait lire fréquemment des passages « pour en comprendre la vertu mystique ». Un autre lettré, Anfroi, lui avait traduit des fragments de l’Évangile et la vie de saint Antoine ; on lui expliquait ces textes, et il les apprenait. Maître Godefroi mit en français pour lui un ouvrage latin qui traitait de la physique. Le grammairien latin, Solin, l’auteur du Polyhistor, sorte de pot-pourri de sciences, d’histoire et de géographie, fut traduit et lu en sa présence par une des célébrités de la Flandre, le clerc Simon de Boulogne, un des auteurs du roman d’Alexandre.

Le biographe de Baudouin de Guines est émerveillé du nombre des manuscrits que le comte avait rassemblés dans sa bibliothèque. « Il en avait tant, et il les connaissait si bien qu’il aurait pu lutter avec Augustin pour la théologie, avec Denis l’Aréopagite pour la philosophie, avec Thaïes de Milet (Thaïes pour Aristide — une erreur du bon curé d’Ardres) pour l’art de réciter des contes drolatiques. Il aurait pu en remontrer aux plus célèbres jongleurs pour sa connaissance des chansons de geste et des fabliaux. Il avait pour bibliothécaire un laïque, Hasard d’Audrehem, qu’il forma lui-même. » Enfin, un ouvrage sur la nature duquel le chroniqueur oublie de s’expliquer fut composé au château d’Ardres, à l’instigation et sous les yeux mêmes du comte, par un clerc, maître Gautier Silens. « Ce livre fut appelé de son nom le Livre du Silence, et il valut à son auteur la reconnaissance du maître qui le combla de chevaux et de vêtements. »

LES DEUX NOBLESSES.

Même hyperbolique, cet éloge n’est pas indifférent à l’histoire. La Féodalité apparaît ici sous un aspect nouveau. Nous n’en conclurons pas que tous les nobles de ce temps allaient devenir des Mécènes. Pendant que l’élite, partie par conviction, partie par snobisme, protégeait les lettres, se faisait lettrée elle-même, et témoignait à la femme (au moins en littérature) un respect auquel elle n’était pas habituée, la foule des châtelains continuait à n’aimer que la guerre et le pillage. Élite cultivée, masse brutale et violente, vivront côte à côte longtemps encore. Mais c’est déjà un spectacle curieux que de voir une partie du monde féodal essayant de rompre avec ses traditions de barbarie et faisant effort pour se transformer.

 

IV. LES NOBLES FRANÇAIS EN ORIENT. LA CROISADE DE CONSTANTINOPLE ET LA FONDATION DE L’EMPIRE LATIN

CAUSES DE LA QUATRIÈME. CROISADE.

Sur cette noblesse, brutale ou courtoise, ignorante ou lettrée, la croisade exerce toujours son attrait. Elle se croisa en 1202, pour les mêmes raisons principales qui avaient déterminé les grandes expéditions précédentes : conviction religieuse, amour du mouvement et des aventures, espoir du gain et des conquêtes fructueuses, nécessité de faire pénitence, appât des indulgences promises. Mais la quatrième guerre sainte fut originale. D’abord, ce qui est un trait de mœurs nouvelles, elle fut décidée le 28 novembre 1199, dans un tournoi, au château d’Écri-sur-Aisne, par les barons de Champagne, qui étaient les plus civilisés, on l’a vu, du pays de France. Ceux de la Picardie et de la Flandre, rivaux des Champenois pour la courtoisie, s’empressèrent de s’adjoindre à eux. Les moyens employés aussi furent nouveaux. Au lieu de se diriger sur Jérusalem, nos barons attaquèrent l’empire byzantin. Au lieu de combattre le musulman, ils s’en prirent à une nation chrétienne et renversèrent un État grec pour lui substituer un empire latin.

PRÉDICATION DE FOULQUE DE NEUILLI.

Cependant, avec le curé de Neuilli, Foulque, prédicateur de la quatrième croisade, on se croirait revenu au temps de Pierre l’Ermite ou de saint Bernard. Nous l’avons déjà montré, semant sur sa route les conversions et les miracles. Jacques de Vitri, qui n’est pas tendre aux mauvais prêtres et aux faux prophètes, admire sans réserve le curé de Neuilli. « Il prêchait souvent, dit-il, sur une place de Paris appelée Champeaux. Là, les usuriers, les femmes de mauvaise vie, les plus grands pécheurs, dépouillant leurs vêtements, portant des verges à la main, se prosternaient à ses pieds et confessaient leurs fautes. Les malades se faisaient porter devant lui. La foule se précipitait sur ses pas, déchirait sa robe pour s’en partager les lambeaux. En vain il écartait les plus impatients avec un bâton : il ne pouvait dérober ses vêtements à l’avidité pieuse des spectateurs ; aussi se montrait-il presque tous les jours avec une soutane neuve. » Les scènes d’entraînement populaire, qui avaient signalé la première croisade, se renouvelaient un peu partout. En Bretagne, un des associés de Foulque, le moine de Saint-Denis, Hellouin, ramassa des bandes désordonnées, qui partirent pour Saint-Jean-d’Acre sans attendre l’armée régulière, et périrent misérablement, comme avaient péri, un siècle plus tôt, les hordes de Gautier-sans-Avoir. Pourtant le succès extraordinaire du curé de Neuilli diminua et l’enthousiasme se refroidit, lorsque Foulque se fut mis à recueillir les aumônes destinées à entretenir les croisés pauvres. Les gens méfiants se demandèrent si cet argent était réellement consacré à la Terre Sainte ; ce soupçon ne serait jamais venu à l’esprit des contemporains de Pierre l’Ermite et d’Urbain II.

LE PAPE ET LA CROISADE.

Cette croisade fut surtout une entreprise féodale. Philippe Auguste, tout à sa lutte avec Jean sans Terre, y est à peine intervenu, en recommandant aux croisés de prendre pour chef le marquis de Montferrat, Boniface, son parent et son ami, qui remplaça le comte Thibaut de Champagne, mort avant le départ (1201). Ce ne fut pas non plus Innocent III qui dirigea l’expédition. Ce sont les grands seigneurs de France et d’Italie, cette oligarchie de barons dont Villehardouin nous révèle les intentions, les discours et les actes, Baudouin et Henri de Flandre, Louis de Blois, Hugues de Saint-Pol, l’évêque de Soissons, Nivelon, Boniface de Montferrat, et le doge de Venise, Henri Dandolo, qui ont tout conduit.

RÉUNION A VENISE.

La masse des chevaliers croisés voulait suivre la tradition, obéir au Pape, débarquer en Syrie et reprendre la Terre Sainte aux musulmans. Les hauts barons eurent, au début, l’idée d’aller attaquer l’islamisme en Egypte ; ce qui était très sage, car, en Syrie, il ne fallait pas compter sur le concours des princes chrétiens devenus hostiles aux Occidentaux, et, d’autre part, l’Egypte était la clef de la Syrie et de tout le bassin oriental de la Méditerranée. Ils conclurent donc un marché avec les Vénitiens pour se procurer les transports nécessaires. Mais déjà beaucoup de pèlerins, au lieu de se rendre à Venise où devait se faire la concentration, avaient fait voile vers la Terre Sainte. Ceux qui allèrent à Venise se trouvèrent dans l’impossibilité de payer les frais du passage et de faire honneur à leur signature. L’armée chrétienne tomba ainsi sous la dépendance des Vénitiens.

LES CROISÉS A ZARA.

Ceux-ci profitèrent des circonstances en marchands qui pensent à leurs affaires. Le sentiment religieux a toujours passé pour eux après les intérêts de leur commerce. Leur bonne fortune mettant une armée à leur discrétion, ils employèrent d’abord les croisés à conquérir Zara, propriété d’un chrétien, d’un croisé même, le roi de Hongrie. Zara, ville dalmate, enrichie par la piraterie, était depuis longtemps l’ennemie de Venise. Dandolo et Boniface, au mépris des prohibitions d’Innocent III, s’en emparèrent (novembre 1202). Les habitants ne furent pas massacrés, mais on leur prit tout ce qu’ils avaient.

MARCHE SUR CONSTANTINOPLE.

Le 1er janvier 1203, les chefs croisés virent arriver le fils d’un empereur dépossédé, le jeune prince byzantin Alexis, fils d’Isaac l’Ange, qui leur demandait aide et protection, et leur promit l’entrée facile dans la capitale de l’empire grec. Ils se laissèrent tenter. Les Vénitiens, intéressés à prendre pied dans les ports impériaux, les engagèrent à saisir une occasion inespérée et, le 7 avril, nos barons, après avoir pris Durazzo, partaient pour Corfou, décidés à se diriger sur Constantinople, et différant ainsi sans l’oublier — du moins Villehardouin l’affirme — leur projet primitif, l’attaque de l’Egypte et la reprise de Jérusalem. Les troubles de Constantinople, où Alexis III avait usurpé le trône d’Isaac l’Ange, son frère, l’attrait de la grande ville du Bosphore sur l’imagination latine, la perspective du pillage et de la conquête, la vieille haine du chrétien d’Occident contre le schismatique grec, le souvenir des perfidies byzantines pendant les premières croisades, contribuèrent à déterminer les Français, dociles aux suggestions vénitiennes. Innocent III protestait toujours et l’on eut alors un étrange spectacle, qui eût paru incompréhensible au temps de Godefroi de Bouillon : le Pape excommuniant une partie des croisés, les Vénitiens, et menaçant les autres d’un châtiment pareil.

ARRIVÉE SUR LE BOSPHORE.

Les barons arrivèrent devant Constantinople le 23 juin 1203. « Or, dit Villehardouin, vous pouvez savoir qu’ils regardèrent beaucoup Constantinople, ceux qui jamais ne l’avaient vue, car ils n’auraient jamais pensé qu’il pût être en tout le monde une si riche ville, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours, dont elle était close tout entour à la ronde, et ces riches palais, et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne le pût croire s’il ne l’avait vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville qui, entre toutes les autres, était souveraine. Et sachez qu’il n’y eut homme si hardi à qui la chair ne frémît ; et ce ne fut pas merveille, car jamais si grande affaire ne fut entreprise par nulles gens, depuis que le monde fut créé. »

COURONNEMENT DU JEUNE ALEXIS.

Le 17 juillet, le jeune Alexis et ses protecteurs entrèrent dans la ville, bien accueillis par les Grecs. L’usurpateur Alexis III s’était enfui avec ses trésors, n’osant livrer bataille. Le jeune Alexis fut couronné. Alors se posa pour les Latins la question pressante : ne devait-on pas enfin s’acquitter du vœu de croisade et reprendre le projet interrompu d’une marche sur Jérusalem ou sur l’Egypte ? Beaucoup réclamaient le départ immédiat. Les chefs ne furent pas de cet avis. « Partir maintenant, » dirent-ils et non sans raison, « c’est n’arriver en Syrie qu’à l’entrée de l’hiver ; impossible de rien tenter avant le printemps de l’année prochaine ; autant passer la mauvaise saison à Constantinople ; et, d’autre part, notre présence est encore nécessaire pour consolider la domination du jeune Empereur que nous venons d’installer. L’abandonner tout de suite serait le livrer à ses ennemis. » La majorité se laissa persuader, sur l’insistance des Vénitiens.

PRISE DE CONSTANTINOPLE PAR LES CROISÉS.

Or, le jeune Alexis, une fois couronné, essaya d’éluder ses engagements. Le parti national byzantin, qui voulait la guerre avec l’étranger, se donna pour chef un homme déterminé, Murzuphle, et Alexis fut étranglé. Murzuphle organisa la défense contre les Latins. La situation serait devenue critique pour les croisés, si les Grecs avaient été unanimes, mais ils étaient divisés.

De tout temps il y avait eu à Constantinople un parti favorable aux Occidentaux, et d’ailleurs des Latins en grand nombre résidaient dans la ville. Les croisés battirent Murzuphle le 2 février 1204, et le 12 avril, après un assaut général, se rendirent maîtres d’une grande partie de l’enceinte. Murzuphle s’enfuit au moment où un immense incendie s’allumait dans Constantinople. « Ce fut, dit Villehardouin, le troisième feu qu’il y eut en Constantinople depuis que les Francs vinrent au pays, et il y eut plus de maisons brûlées qu’il n’y en a dans les trois plus grandes cités du royaume de France. » Le lendemain, les croisés occupaient la ville entière.

PARTAGE DU BUTIN.

Nos chevaliers ne pensèrent d’abord qu’aux trésors dont la ville regorgeait, au partage du butin, à l’immense pillage. « Le butin fait fut si grand, dit Villehardouin, que nul ne vous en saurait dire le compte d’or et d’argent, de vaisselle et de pierres précieuses, de satins et de draps de soie, d’habillement de vair, de gris et d’hermine, et de tous les riches biens qui jamais furent trouvés sur terre. Et bien témoigne Geoffroi de Villehardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et en vérité, que jamais, depuis que le monde fut créé, il n’en fut autant gagné en une ville. »

L’historien grec Nicétas a décrit les scènes inouïes de violences et de rapines dont Constantinople fut le théâtre pendant le mois d’avril 1204. « Ces barbares, dit-il, n’ont usé d’humanité pour personne, ils ont tout saisi, tout enlevé. » II les montre entrant dans les églises avec des chevaux et des mulets, pour emporter les vases sacrés, arrachant des chaires, des pupitres et des portes les ornements de métal précieux qui les couvraient. Il s’indigne surtout de voir avec quel mépris les Latins traitent les objets d’art, les chefs d’œuvre de la sculpture antique, entassés dans Constantinople et surtout dans la grande église de Sainte-Sophie, qui était un musée incomparable. Les statues de bronze les plus précieuses sont fondues par ces Vandales qui en font des pièces de monnaie : tout ce qui n’a pas de valeur vénale est détruit ou jeté au feu. Et le Grec énumère les pertes immenses que l’art a subies dans la catastrophe.

PARTAGE DU TERRITOIRE.

Comme on s’était partagé les richesses, on divisa en lots le territoire de l’Empire, et les barons français, imitant leurs ancêtres de la première croisade, organisèrent leur conquête à l’image de la mère patrie.

L’empereur latin, le chef de la hiérarchie des seigneurs dans le nouvel Etat, fut le comte de Flandre, Baudouin IX. Élu par six Français et par six Vénitiens, il fut couronné à Sainte-Sophie par un légat d’Innocent III. Le Pape, acceptant le fait accompli, comptait réaliser le grand rêve de la réunion des deux Églises. Baudouin, le jour du sacre, avait revêtu les ornements impériaux et chaussé les brodequins de pourpre. On lui donna pour domaine la terre qui s’étend à l’est et à l’ouest de la mer de Marmara, depuis Philippopolis (la Finepople de nos croisés) jusqu’au voisinage de Nicée, devenue la capitale des Grecs réfugiés en Asie Mineure. Les Vénitiens eurent leur grosse part, bien choisie en vue de leurs intérêts commerciaux : une partie de Constantinople, les côtes, les ports et les îles, Coron et Modon, dans le Péloponnèse, avec un morceau de l’Albanie et de l’Epire. Le doge Dandolo obtint une haute situation et de grands biens avec le titre de despotes. Un autre Vénitien, Thomas Morosini, fut élu patriarche. Pour dédommager Boniface de Montferrat, qui avait aspiré à l’empire, on le nomma roi de Thessalonique.

Au-dessous de ces grands personnages s’échelonnèrent, hiérarchiquement, les seigneurs d’ordre inférieur : les princes de Morée ou d’Achaïe, puis les ducs d’Athènes et de l’Archipel, les marquis de Bodonitza (chargés de la garde des Thermopyles) et les comtes de Céphalonie. Ces seigneuries se subdivisèrent à leur tour en petits fiefs presque tous occupés par des Français ou des Vénitiens.

LA MORÉE, SECONDE FRANCE.

La Morée et la Grèce propre, qui devaient longtemps survivre à la ruine de l’empire latin, devinrent, selon l’expression d’un pape, « une seconde France ». C’est là que s’établirent et firent souche de lignées féodales les seigneurs de La Roche-sur-1’Ognon, les Villehardouin, les Brienne et les Champlitte. L’Achaïe française, surtout, avec sa hiérarchie de barons laïques et ecclésiastiques, ses douze pairs, ses cours féodales et ses tribunaux d’Église, offrit le curieux spectacle d’une féodalité latine régulièrement organisée en territoire grec. Un siècle après la conquête, un chroniqueur catalan, Ramon Muntaner, disait : « Les princes de Morée prennent leurs femmes dans les meilleures maisons françaises. Ainsi font leurs vassaux, barons et chevaliers, qui ne sont jamais mariés qu’à des femmes descendues de chevaliers de France. Aussi disait-on que la plus noble chevalerie du monde était la chevalerie française de Morée. On y parlait aussi bon français qu’à Paris. »

RÉSULTAT DURABLE DE LA CONQUÊTE.

Ce fut le résultat le plus durable de la grande aventure de 1204. La race française se trouva ainsi établie aux portes de l’Orient. Nos barons implantèrent pour des siècles, dans cette contrée lointaine, notre langue, nos mœurs, notre législation, nos habitudes religieuses et notre culture. La Grèce se couvrit de châteaux forts, construits comme ceux de la mère patrie, portant les noms bien français de Montesquieu, Châtelneuf, Beaufort, Beauregard, tandis que l’art ogival, prenant aussi possession de cette terre nouvelle, y bâtissait la cathédrale d’Andravida et le palais ducal de Thèbes, et que les romanciers grecs adaptaient nos chansons de geste et nos poèmes de la Table ronde.

L’ŒUVRE POLITIQUE DES CROISÉS.

Quant à l’œuvre politique des croisés, elle ne dura guère plus d’un demi-siècle. L’empire latin était caduc dès sa naissance. L’intelligence de la situation faisait défaut à ses fondateurs, et les difficultés qu’ils rencontrèrent dépassaient la mesure habituelle. Il aurait fallu aux Latins un État fortement centralisé, une monarchie vigoureuse. Ils firent une mosaïque incohérente de seigneuries, soumises de nom à un vague pouvoir d’empire. L’indocilité des grands vassaux, les révoltes incessantes, l’insuffisance du lien féodal produisirent leurs effets habituels. Boniface de Montferrat regarda, dès le début, son fief de Salonique comme un royaume indépendant et refusa l’hommage à l’Empereur. La guerre éclata ; Baudouin prit Salonique et Boniface marcha sur Andrinople. On eut de la peine à les réconcilier. Et, dans les rangs inférieurs de la hiérarchie, les obligations féodales n’étaient pas mieux respectées.

CLERGÉ LATIN ET CLERGÉ GREC.

Au lieu de se concilier la population grecque, le clergé latin montra une rigueur maladroite. Le légat du pape, Pelage, ferma les églises, mit des prêtres et des moines grecs en prison. L’union des deux Eglises ne se fit pas. Les Latins eux-mêmes étaient divisés ; au patriarche vénitien de Constantinople, qui ne voulait recruter le personnel ecclésiastique qu’avec des hommes de son pays, les Français opposèrent un autre chef spirituel. En Grèce, comme en France, les princes laïques étaient en lutte ouverte avec leur clergé. Le roi de Salonique et le prince de Morée voulaient disposer des biens d’église, et s’appropriaient les dîmes. A Patras les barons, s’étant pris de querelle avec leur archevêque, le firent emprisonner, maltraitèrent son légat, et finirent par lui couper le nez.

DÉCADENCE DE L’EMPIRE LATIN.

Enfin le Grec conquis n’avait pas été soumis : il resta l’ennemi intérieur, allié aux ennemis du dehors, les rois de Valachie et de Bulgarie, que les Latins ne surent pas mettre dans leurs intérêts. Des hommes d’un talent et d’une énergie exceptionnelle auraient difficilement lutté contre tant d’obstacles. Or les deux premiers chefs de l’empire latin, Baudouin Ier (1204-1205) et Henri Ier (1205-1216) furent les seuls qui se montrèrent à peu près à la hauteur de leur tâche. Baudouin, qui ne manquait pas d’énergie et de bravoure, disparut après la défaite que les Valaques lui infligèrent à Andrinople (14 avril 1205). Henri lutta vaillamment contre ces envahisseurs, contre ses vassaux révoltés, et il essaya de réparer les maladresses du clergé latin. Lui aussi succomba à la peine, mais ses successeurs, Pierre de Courtenay, Robert de Namur, Jean de Brienne, Baudouin II, ne luttèrent même pas. En 1261, l’empire latin avait disparu.