Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre III - La société française (Fin du XIIe siècle et commencement du XIIIe)

III - L’Église monastique

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. LA DÉCADENCE DES ORDRES RELIGIEUX

DÉCADENCE DE L’ORDRE CISTERCIEN.

Trop riches et préoccupées d’intérêts matériels ou politiques, les congrégations religieuses, qui avaient été l’âme de la réforme ecclésiastique, n’étaient plus en état de remplir leur mission. L’ordre de Cîteaux lui-même, si admiré au xiie siècle pour la rigueur de sa discipline, était déchu. En 1191, son chapitre général est obligé de reconnaître « que la congrégation ne cesse d’acquérir, et que l’amour de la propriété y est devenu une plaie ». Il décrète donc qu’à partir de cette année tous les achats d’immeubles seront interdits, mais il fut obligé de renouveler cette défense en 1215, et, l’année d’après, elle était rayée des règlements. Les Cisterciens font même le commerce ; ils vendent leur blé, leur vin au détail, dans des tavernes, aux portes des monastères ; ils font même le gros négoce ; ils vont aux foires, et l’ordre a ses vaisseaux de commerce sur les fleuves et les mers de l’Occident.

Même ceux qui paraissaient le plus zélés à observer la règle étaient gagnés par la contagion. Un chroniqueur cistercien qui vivait au temps de Philippe Auguste, Césaire d’Heisterbach, raconte qu’un prieur, qui avait eu de son vivant une réputation d’austérité, apparut à une servante de Dieu, nommée Azeline. Son visage était pâle et décharné, sa robe sale et misérable : « J’ai subi, dit-il à Azeline, de grands supplices ; mais, grâce à un frère qui m’a donné une très utile assistance, je serai délivré à la prochaine fête de la Vierge. » Azeline reprit tout étonnée : « Nous vous considérions comme un saint. » II répondit : « Dieu n’a puni qu’une chose en moi, c’est que je me suis trop occupé d’augmenter les possessions du monastère. Le vice m’avait séduit sous les apparences de la vertu. »

LE MOINE HORS DU COUVENT.

Le moine du temps de Philippe Auguste ne vit plus aussi enfermé dans son cloître. On le trouve dans tous les mondes et sur toutes les routes. « Quelle est la rue, la place, le carrefour où l’on ne voit pas des moines à cheval ? » demande Philippe d’Harvengt, abbé de Bonne-Espérance. « Quelqu’un peut-il maintenant sortir de sa maison sans tomber sur un moine ? Y a-t-il une fête, une foire, un marché où les moines ne paraissent pas ? On en voit dans tous les tournois et dans toutes les batailles. Les moines affluent partout où les chevaliers se rassemblent pour se battre. Que font-ils au milieu du choc des boucliers et du fracas des lances furieuses ? Et pourquoi les autorise-t-on ainsi à sortir et à chevaucher ? » Les chroniques et les correspondances montrent en effet les moines employés dans la politique et les affaires. Dans les chansons de geste, ils soignent les malades, ensevelissent les morts, et portent les messages des chefs féodaux.

Uacedia, ce spleen incurable, cette consomption mystique que réprouvent tous les prédicateurs, n’est qu’un désir passionné de quitter la prison monastique, de vivre au grand air, en liberté, au milieu du peuple qui agit et qui parle. L’Église prend les précautions les plus sévères pour retenir le moine à l’abbaye, mais règlements et anathèmes n’y peuvent rien. Tous les prétextes sont bons au moine pour s’évader : maladie qui oblige à retourner au pays natal, délégation auprès d’un prince, nécessité de traiter les affaires de l’abbaye en cour de Rome, voyage d’études aux grandes écoles, et surtout à Paris. Et beaucoup, sous prétexte d’aller à Rome en pèlerinage, faisaient, pour vivre, tous les métiers.

LE PRIEUR DE MONTAUDON.

Le prieur de Montaudon était un noble de la famille des châtelains de Vic-sur-Cère, en Auvergne. Son père l’avait enfermé, tout jeune, dans l’abbaye voisine de Saint-Géraud d’Aurillac ; l’abbé lui confia le prieuré de Montaudon. Mais ce moine était un poète d’un esprit original et mordant ; les châtelains de la région se le disputèrent, et sa renommée dépassa l’Auvergne. Il menait la vie des troubadours tout en gardant l’habit religieux, et courut de château en château, prenant sa part de toutes les fêtes chevaleresques. Il visita ainsi, s’il faut l’en croire, tout le midi de la France et même l’Espagne. L’abbé d’Aurillac tolérait-il cette existence peu canonique parce que le moine de Montaudon revenait de temps à autre dans son prieuré où il rapportait tous les cadeaux dont on le comblait ? A la fin, il obtint le prieuré de Villafranca, en Roussillon, sur la terre de son ami le roi d’Aragon, Alphonse II. « Celui-ci, dit la biographie provençale, ordonna au moine de manger de la viande, de fêter les dames, de chanter et de faire des vers. »

Le prieur ne croyait pas même compromettre son salut par la vie qu’il menait : « L’autre jour, conte-t-il dans une de ses poésies, je fus en paradis, parce que je suis gai et joyeux, et que j’aime beaucoup le bon Dieu à qui tout obéit, la terre, la mer, la vallée et la montagne. Et Dieu me dit : « Moine, pourquoi viens-tu ici ? Et comment te portes-tu à Montaudon, là où tu as nombreuse compagnie ? — Seigneur, je suis resté au cloître un an ou deux, ce qui m’a valu de perdre l’amitié des barons ; mais vous êtes le seul que j’aime et que je veuille servir. — Moine, répond Dieu, ne crois pas que tu me fasses plaisir, en t’enfermant dans l’abbaye ; pourquoi cesser guerres et tensons ? J’aime mieux te voir chanter et rire. Les princes en sont plus généreux, et le prieuré de Montaudon ne peut qu’y gagner. »

LES ABBÉS BÂTISSEURS.

En ce temps-là, on est bon abbé, loué par les chroniqueurs, si l’on a augmenté les propriétés de l’abbaye et réparé ou construit des bâtiments. Comme les évêques, les chefs d’abbayes ont la passion de la bâtisse. Au sud de la Loire, le style roman produit encore deux belles églises abbatiales : Saint-Julien de Brioude et Sainte-Croix de Bordeaux ; mais la plupart, au nord, l’abbaye du Val, l’église de Longpont (Aisne), le chœur de Montier-en-Der, l’église Saint-Yved de Braisne, celle de Saint-Pierre-le-Vif de Sens, l’abbaye d’Ourscamp, l’église de l’abbaye de Saint-Mathieu-du-Finistère et la « Merveille » du Mont Saint Michel sont du style ogival.

LE MONT-SAINT-MICHEL ET LA MERVEILLE.

Cette dernière construction, due aux quatre abbés Robert de Torigni, Jourdain, Raoul des Iles et Thomas des Chambres, contemporains de Philippe Auguste et de Louis VIII, est le chef-d’œuvre de l’art monastique. Elle se compose de deux corps de bâtiments à plusieurs étages. A l’Ouest, le cellier (1204-1212), que surmonte la splendide salle capitulaire, dite « des Chevaliers » (1215-1220), avec ses quatre nefs sur croisées d’ogives et clefs sculptées, ses colonnes terminées par de riches chapiteaux et ses deux cheminées aux larges manteaux en pyramide et, au-dessus, le cloître, terminé seulement à la fin du règne de saint Louis, un des bijoux de l’art gothique, où tout est fait pour charmer : l’élégance des arcatures et des colonnettes disposées sur deux rangs, et la richesse infiniment variée des sculptures qui courent le long des galeries. A l’Est, l’aumônerie (1204-1212), et surtout le réfectoire (achevé en 1218), si imposant par sa double nef, ses neuf larges fenêtres et ses hautes voûtes reposant sur des colonnes sobrement ornées et très sveltes. Tout cet ensemble de bâtiments placé en haut d’un rocher inaccessible s’appuie sur un mur d’une hardiesse singulière, long de 70 mètres, élevé de 40 à 50. C’est que cette abbaye est une forteresse qui témoigne encore de la rudesse des mœurs et de la turbulence du milieu.

SAINT-VICTOR DE MARSEILLE.

Il en est de même de l’église des moines noirs de Saint-Victor de Marseille, rebâtie en 1200. Avec ses deux tours semblables à des donjons, son porche et son mur formés d’énormes blocs non cimentés et d’aspect pélasgique, les quatre épais contreforts de son abside polygonale, ses fenêtres rares et haut placées, elle est faite pour soutenir des sièges. L’histoire des moines de Saint-Victor est en effet remplie de guerres et de combats avec les bourgeois de la ville et les comtes et les châtelains de la région.

Un mal incurable travaille le monde monastique : la discorde. Désobéissances, rébellions ouvertes, luttes intestines, sévissent dans ces maisons de paix et de prière.

LUTTE ENTRE CLUNY ET LA CHARITÉ.

En 1212, l’abbé de Cluny ordonne à un membre de son ordre, qui vivait scandaleusement, Geoffroi de Donzi, prieur de la Charité, de se rendre au chapitre général. Geoffroi refuse et envoie à l’abbé un moine qui déclare que son prieur en appelle au Pape. L’abbé prend le parti d’aller lui-même à la Charité, pour faire rentrer les religieux dans le devoir. A peine a-t-il franchi le seuil du prieuré avec sa suite, qu’il est accueilli par une grêle de pierres lancées du clocher. Son cheval est grièvement blessé et lui-même, à moitié lapidé, « tremblant de tous ses membres et livide », dit la lettre d’Innocent III qui raconte cet incident, dut se réfugier chez un bourgeois. Des soldats aux gages du prieur occupent toutes les parties élevées des bâtiments du prieuré ; on organise des patrouilles et l’on ferme les portes de la ville. Il fallut parlementer avec les rebelles.

Une entrevue eut lieu, à l’une des portes, entre les représentants du chapitre général et Geoffroi de Donzi, qui apparut entouré de moines portant d’énormes bâtons. Le prieur déclare qu’il n’a cure du chapitre et de ses corrections. « Il n’est tenu de répondre, en matière spirituelle, qu’au Pape, et, en matière temporelle, qu’au comte de Nevers, sous la garde de qui son prieuré est placé. Il n’acceptera aucune proposition de paix ou d’accord tant que l’abbé n’aura pas quitté la ville. » Le chapitre l’excommunie avec tous ses complices, le révoque de ses fonctions et le remplace par un moine de Cluny. Mais, pour exécuter ces mesures, il fut nécessaire d’avoir recours à Philippe Auguste, qui obligea le comte de Nevers à forcer l’entrée du prieuré.

CONSPIRATIONS MONASTIQUES.

Dans les statuts du chapitre général de Cîteaux il est souvent question des conspirations formées par les moines contre leurs abbés. Le chapitre de 1183 assimile les conspirateurs aux voleurs et aux incendiaires, et les déclare passibles de l’excommunication. Celui de 1191 décide que les meneurs seront expulsés de l’abbaye et transférés dans un autre établissement de l’ordre, où ils recevront chaque semaine la discipline et seront mis, un jour entier, au pain et à l’eau. Le chef de la congrégation de Saint-Victor de Marseille avait aussi la plus grande peine à retenir sous sa domination les abbayes d’ordre inférieur ou les prieurés, toujours disposés à s’y soustraire. Les rébellions étaient si fréquentes qu’en 1218 on obligea tout moine chargé de l’administration d’un prieuré à prêter le serment suivant : « Je jure sur les saints Évangiles de Dieu entre vos mains, seigneur abbé, que, dès aujourd’hui, je serai fidèle et obéissant à vous et à vos successeurs, les abbés de Saint-Victor, et que je remplirai en toute fidélité la fonction que je reçois de vous. Toutes les fois qu’il vous plaira, sur l’avis des anciens du monastère, de m’enlever mon poste, je jure de n’y contredire en rien et de remettre entre vos mains, sans protestation ni résistance, le prieuré avec tout ce qui en dépend. »

TRAGÉDIES.

Les tragédies même ne manquent pas. En 1186, l’abbé de Trois-Fontaines, de l’ordre de Cîteaux, est assassiné par un moine. En 1210, les chanoines de Salles, près de Rochechouart, égorgent leur prieur au moment où il se levait pour chanter matines. La même année, l’abbé de Fontgombault est empoisonné. En 1216, un moine de l’abbaye de Déols est tué par un de ses frères. L’histoire des abbés de Saint-Viton de Verdun, à la fin du xiie siècle, n’est qu’une série de révoltes et d’abdications forcées ; celle de l’abbaye de Senones, criblée de dettes, n’est guère plus édifiante. A Tulle, en 1210, les moines sont partagés en deux factions, qui élisent chacune leur abbé, et la guerre amène la destruction du monastère. Peu s’en fallut qu’à Saint-Martial de Limoges, où, en 1216, trois abbés se disputaient la crosse, la même catastrophe n’arrivât. Mais le plus retentissant de tous les scandales fut la guerre civile qui éclata dans l’ordre de Grandmont, et dura près de soixante-dix ans.

LE SCANDALE DE GRANDMONT.

Grandmont présentait alors cette singularité d’être une congrégation religieuse dirigée et gouvernée au temporel par un corps vingt fois plus nombreux de convers ou d’administrateurs laïques. Les convers disposaient de l’argent, des domaines et de l’autorité. Or, en 1185, lors de l’élection du prieur général, les moines eurent leur candidat et les convers un autre ; un schisme se produisit qui troubla toutes les maisons de l’ordre. Les frères laïques enfermèrent les moines dans leurs cellules et les accablèrent de mauvais traitements. « Ils jettent sur nous leurs mains violentes, écrivaient les moines à Innocent III (1214), menacent de nous fendre la cervelle si nous essayons de résister en quoi que ce soit à leurs caprices et jettent des choses sales dans notre manger, cibos nostros coinquinant. » Philippe Auguste intervint deux fois, inutilement, entre ces frères ennemis (1188 et 1190). Innocent III n’eut pas plus de succès. Les troubles se prolongèrent jusqu’au milieu du xiiie siècle. La décadence des anciens ordres religieux, déplorée de toutes les âmes croyantes, n’avait jamais fourni pareil aliment à la satire.

LA BIBLE DE GUYOT DE PROVINS.

C’est le moment où Guyot de Provins écrit sa Bible : elle est dirigée surtout contre les moines de toutes couleurs, et aucun ordre ne trouve grâce devant la critique malicieuse de ce Bénédictin. Les moines noirs de Cluny ? Leurs abbés sont de mauvais administrateurs qui exploitent les prieurés jusqu’à les ruiner. « Ils ont installé dans le cloître trois vieilles, laides, sales et cruelles : la trahison, l’hypocrisie, la simonie. » L’ordre blanc de Cîteaux ? On n’y trouve point de fraternité. Les Cisterciens n’ont aucune pitié les uns pour les autres ; ils ne songent qu’à gagner terre et argent. « Ils convoitent tout ce qu’ils voient et font peur aux pauvres gens, qu’ils réduisent à la mendicité. Chez eux les simples moines vivent durement, mais les dignitaires se traitent bien. A eux l’argent, la viande, les gros poissons. Ils ont double infirmerie. Ils boivent les vins clairs et envoient les troubles au réfectoire. » A Grandmont, les moines bavardent au dortoir, à l’église, au cloître ; « on leur sert de beaux poissons, des sauces chaudes et de fortes épices. Au coucher, ils se font bien laver et tressent leurs barbes avec soin pour qu’elles soient belles et luisantes le jour où ils voient du monde. » Et puis, ces convers qui battent les vrais moines ! « C’est la charrue devant les bœufs. »

Les chanoines blancs de Prémontré ? un ordre en décomposition ; les moines y frappent leurs abbés : ils avaient de grands biens qu’ils sont en train de perdre ; criblés de dettes, ils ne font que vendre et mettre en gages. « Ce que je dis d’eux, ajoute le poète, ne peut leur faire du mal : ils s’entendent mieux que personne à se détruire eux-mêmes. » Les Templiers, avec leurs manteaux blancs où brille la croix, sont de vaillants chevaliers : ils tiennent bien leurs maisons et rendent bonne justice ; mais ils ont deux vices, convoitise et orgueil, dont on les blâme fort. Les Hospitaliers (que Guyot a vus à Jérusalem) ont oublié leur nom : bien que très riches ils ne donnent plus l’hospitalité et ignorent la charité. Enfin les frères convers de Saint-Antoine sont des truands, des charlatans. Voyez-les quêtant partout pour leurs hôpitaux, avec une cloche pendue au cou de leur cheval, depuis l’Ecosse jusqu’à Antioche. De tout ce qu’ils recueillent, pas un sou ne revient aux églises. Ils font le commerce et l’usure ; ils ont femmes et enfants. « Ces moines marient fort bien leurs filles, mais de saint Antoine, ils ne se soucient pas plus que de deux billes. »

CONCEPTION NOUVELLE DU MONACHISME.

La conclusion de Guyot de Provins, c’est que les œuvres de la vie religieuse n’ont pas de valeur, si elles ne sont accompagnées de pitié et de charité. « Une congrégation est faite de charité, et de charité doit être pleine. Un moine peut souffrir grand-peine, lire, chanter, travailler, jeûner ; s’il n’a charité en soi, rien ne lui compte, à mon avis. Il est comme une maison vide où les araignées tissent leur toile, mais détruisent vite ce qu’elles ont filé. Chanter et jeûner n’est pas ce qui sauve l’âme, mais bien la charité et la foi. »

Des esprits chrétiens devaient donc rêver un autre idéal de vie monastique, une forme plus intelligente et plus morale de perfection religieuse ? Demander aux moines, avant tout, la foi et la charité, n’est ce pas dire que les temps sont venus pour une réforme radicale et décisive de l’Eglise régulière ? Elle sera l’œuvre de saint Dominique et de saint François.

 

IL DOMINIQUE ET LES FRÈRES PRÊCHEURS

SAINT DOMINIQUE.

Nous avons vu l’Espagnol Dominique, chanoine d’Osma, entreprendre la prédication et la conversion des hérétiques du Languedoc. Le futur fondateur de l’ordre qui devait créer l’Inquisition et fournir les inquisiteurs à toute l’Europe crut, avec quelques hommes de bien, qu’il suffirait, pour avoir raison de l’hérésie, de se présenter devant les hérétiques en apôtres du Christ, pauvres, pieds nus, avec la besace du mendiant et le bâton à la main, de discuter avec eux, et de les amener, par la puissance de la vertu et de la parole, à abjurer leurs fausses doctrines.

CONFÉRENCES AVEC LES ALBIGEOIS.

A Béziers, à Carcassonne, à Montréal, à Fanjeaux, à Pamiers, au cœur même de la région la mieux gagnée à l’hérésie, Dominique et ses compagnons, pendant les trois années qui précèdent la terrible guerre (1205-1208), ont, avec les chefs des hérétiques, des conférences doctrinales. Ils dissertent sur les textes évangéliques, devant un tribunal d’arbitres composé de laïques nobles et bourgeois, et devant le populaire accouru en masse. Ce fait, attesté par des témoignages irrécusables, prouve à la fois le courage de Dominique et la tolérance des Albigeois. Il jette un jour curieux sur l’état d’âme de ces populations du Midi, où hérétiques, catholiques et Juifs s’entremêlaient et se coudoyaient sans trop de haine. Ce n’est pas dans les domaines de Philippe Auguste et des hauts barons du Nord, que des catholiques auraient discuté avec l’hérétique, au lieu de le brûler. Le pape Innocent III patronna les efforts généreux de Dominique et de ses acolytes, mais il est à croire qu’il ne faisait pas grand fond sur le résultat.

Il arriva ce qui était fatal : les conférences contradictoires n’aboutirent qu’à confirmer chacun des partis dans son opinion. Les arbitres ou bien refusèrent de se prononcer, ou bien se prononcèrent en faveur des Albigeois, vers qui ils inclinaient secrètement. Les catholiques faisaient grand bruit de quelques conversions obtenues par les prédicateurs et des miracles de Dominique, preuves de sa mission divine. « Cependant, dit l’historien Pierre des Vaux-Cernai, les hérétiques, malgré ces prodiges réitérés, ne se convertirent pas. » Les conférences du Languedoc n’empêchèrent pas plus la guerre des Albigeois que le colloque de Poissi, au xvie siècle, n’empêchera les guerres de religion.

DOMINIQUE ET SIMON DE MONTFORT.

En 1208, après le meurtre de Pierre de Castelnau, commence la croisade qui, huit années durant, poursuivra son œuvre. Dominique ne pouvait arrêter cette guerre qu’il aurait voulu prévenir. Il fut l’ami de Montfort, et accepta de lui, pour un monastère qu’il avait fondé, les dépouilles des vaincus. A Muret, pendant la bataille, il se tenait avec les évêques et les alliés dans l’église : « Tous chantaient à haute voix, dit l’historien Bernard Gui, le Veni Creator, et ils répétaient avec ardeur ce cri : « Seigneur, repousse l’ennemi et donne-nous aussitôt la paix ! » et en criant et en chantant ainsi ils poussaient de telles clameurs qu’ils semblaient plutôt rugir que prier. »

LE COUVENT DE PROUILLE.

Cependant Dominique continuait son apostolat, en s’attachant surtout à convertir les femmes, selon l’habitude et la tradition de l’Église. Dès l’année 1206, il avait fondé à Prouille, près de Fanjeaux, une communauté pour servir de refuge aux femmes hérétiques converties et aux filles des nobles languedociens morts ou ruinés. Jusque-là, ces enfants avaient été recueillies dans des communautés albigeoises où on leur enseignait la mauvaise doctrine. Il fallait les reprendre à l’hérésie, et faire d’elles de ferventes auxiliaires de la foi.

Pendant que Dominique parcourt le Languedoc en prêchant, les miracles ne cessent pas. Le saint a perdu l’habitude de dormir, il jeûne au pain et à l’eau, et il n’en paraît que plus frais et mieux portant : pulchrior et pinguior apparebat. Sur la route de Montréal à Carcassonne, il commençait sa prédication ; un orage éclate : « Ne vous éloignez pas, crie le bienheureux à ses auditeurs », et d’un signe de croix, il apaise l’orage. Plus tard, on érigea, en cet endroit, un petit oratoire, et l’on constata qu’autour il ne tombait jamais ni pluie ni grêle. Aujourd’hui encore, dit-on, en temps d’orage, les gens des environs accourent à l’oratoire et s’y tiennent à genoux.

FONDATION DE L’ORDRE DOMINICAIN.

Bientôt Dominique conçut l’idée d’étendre son apostolat hors du Languedoc, hors de la France même, parmi toutes les nations chrétiennes. En 1216, il réunit à Prouille les premiers frères qui vont constituer la congrégation des Prêcheurs : la liste est cosmopolite, comme le voulait l’œuvre à entreprendre ; on y voit un Français, un Provençal, deux Toulousains, six Espagnols, un Navarrais, un Anglais, un Lorrain, un Normand. Il est décidé, dans cette première assemblée, que la règle de l’ordre sera celle des chanoines réguliers de Saint-Augustin telle qu’elle est établie à Prémontré, sauf les différences nécessitées par la mission même des frères, qui, au lieu de rester enfermés dans un cloître, ont pour devoir de prêcher et d’enseigner.

APOSTOLAT DES PREMIERS DOMINICAINS.

A la fin de l’année 1216, Dominique est à Rome, où il prêche et enseigne dans le palais apostolique et dans la ville. Il lit et interprète les épîtres de saint Paul et l’Apocalypse, et obtient d’Honorius III la bulle du 22 décembre 1216 qui confirmait solennellement l’ordre canonial fondé par lui. Puis, il rentre en France.

Le 15 août 1217, à Prouille, nouveau Christ, il dit à ses disciples : « Allez dans le monde entier, et prêchez l’Évangile à toute créature. » Et la dispersion s’opère. Deux frères restent pour diriger la maison de Toulouse : deux autres pour garder celle de Prouille ; quatre Espagnols partent pour l’Espagne ; lui-même, Dominique, avec un autre frère, reprendra le chemin de Bologne ; enfin sept autres frères partiront pour Paris. Les universités de Paris et de Bologne faisaient de ces deux villes les capitales intellectuelles de l’Europe, un ordre fondé pour la prédication et l’enseignement devait chercher le moyen d’y agir pour le plus grand bien de la Chrétienté. Dès l’année 1220, le chapitre général décidait que les grandes assemblées annuelles de l’ordre se tiendraient alternativement à Bologne et à Paris. Cette règle d’alternance devait être observée jusqu’au milieu du xiie siècle. Cependant, du temps de Philippe Auguste, deux chapitres généraux furent tenus à Paris, en 1222 et 1223.

Cet exode des frères de Saint-Dominique étonna les catholiques du Languedoc, qui voulurent le retenir sur le champ de bataille, encore disputé par l’hérésie. Mais Dominique se contenta de leur répondre : « N’y contredisez pas, je sais bien ce que je fais. » Et à ses frères, qui doutaient du succès de l’entreprise, il disait : « Ne craignez rien, tout vous réussira à souhait. » L’un d’eux cependant, frère Jean de Navarre, ne voulait pas partir sans argent pour le long voyage de Paris. « Allez, lui dit Dominique, comme les disciples du Christ, sans porter ni or ni argent, confiez-vous dans le Seigneur : rien ne manquera à qui craint Dieu. » Le frère insistant, Dominique se jette à ses pieds, pleure, et enfin ordonne qu’on remette aux partants la modique somme de douze deniers.

IMITATION DE L’ÉVANGILE.

Dans ses paroles, dans sa conduite, il s’inspirait des paroles et des grandes scènes de l’Evangile. Il imitait Jésus-Christ. Aussi l’acte de 1217 est-il enveloppé de merveilleux. On conta qu’une vision avait inspiré Dominique. Il priait une nuit à Rome, dans la basilique de Saint-Pierre, quand lui apparurent les deux apôtres, Pierre et Paul. Pierre lui remit un bâton, Paul, un livre : « Va prêcher, lui dirent-ils, puisque Dieu t’a donné cette mission. » Au même moment, il aperçut les frères de son ordre disperses par tout l’univers, marchant deux à deux et prêchant la parole du Christ. » C’est cette vision qu’a reproduite l’admirable fresque de Fra Angelico. Le miracle accompagne les Prêcheurs envoyés au loin par Dominique. Un frère de la mission de Paris, Laurent, un Anglais, a eu la révélation de la grande fortuné qui attendait les frères dans Paris ; il a vu les maisons qu’ils habiteraient, et compté les novices qu’ils recevraient.

CARACTÈRES DE LA FONDATION DOMINICAINE.

De 1217 à 1221, la fondation dominicaine se développe rapidement, régulièrement, en gardant les caractères qui lui ont été assignés dès le début.

Cet ordre des Prêcheurs est un instrument de la puissance apostolique. Honorais III confirme, protège l’institution nouvelle et multiplie en sa faveur les concessions de privilèges et les donations. Dominique accepte avec empressement l’investiture pontificale. En s’appuyant sur la puissance à qui appartenait déjà le gouvernement général des âmes chrétiennes, il donnait ainsi à son œuvre le caractère d’universalité qui devait en garantir le succès.

Voué à l’enseignement et à la science, l’ordre est une congrégation d’intellectuels. Dominique prend possession de la grande école de Bologne, y recrute des docteurs et des lettrés, et donne pour chef à son couvent bolonais un des plus savants théologiens de France, maître Renaud, doyen de Saint-Aignan d’Orléans. A Milan, où il va prêcher, il recrute trois jurisconsultes distingués. La mission parisienne, les sept disciples délégués sous la direction du frère Mathieu de France, arrivent à Paris au commencement de 1217. Ils louent d’abord une petite maison entre le palais de l’évêque et l’Hôtel-Dieu, à droite du Petit-Pont ; puis, grâce à la libéralité d’un professeur de l’Université, Jean de Barastre, ils s’établissent dans une maison appelée l’Hôtel-Dieu de Saint-Jacques, rue Saint-Jacques, en face de l’église Saint-Etienne des Grès, en terrain universitaire. Bientôt l’ordre des Prêcheurs et l’Université se pénètrent intimement. Peu d’années après la mort de Philippe Auguste, un grand nombre d’universitaires sont affiliés à l’Ordre, et Jourdain, le successeur de Dominique, appelle de ses vœux et prévoit « le moment où tous les membres de l’Université seront Dominicains ».

La pauvreté enfin demeure un des caractères essentiels de l’institut des Frères Prêcheurs. Au début, Dominique n’avait pas renoncé à la propriété collective pour son ordre, mais ses relations personnelles avec François d’Assise, l’adorateur de la pauvreté, changèrent ses idées. Ces deux hommes se sont connus, estimés, aimés. S’il n’est pas vrai, comme a prétendu le dominicain Barthélemi de Trente, que l’intimité ait été telle entre eux qu’ils n’avaient plus qu’une seule pensée et un seul vouloir, il paraît bien que Dominique, ayant vu à Rome et en Italie le résultat extraordinaire obtenu par la prédication de François d’Assise, s’est modelé sur lui. Dominique déclare, à Bologne, que ses frères « mendieront pour vivre ».

PREMIERS COUVENTS DOMINICAINS EN FRANCE.

En France, les Prêcheurs s’établissent peu à peu dans toutes les provinces, à Reims en 1219, à Metz en 1221, à Limoges dès 1219, à Poitiers dès 1220, à Lyon, berceau de l’hérésie vaudoise, dès 1218 : ici, c’est hors des murs qu’ils demeurèrent, au sommet de la colline de Saint-Just. On les voit enfin, dès 1221 et 1222, à Montpellier et à Bayonne. Lorsque Dominique mourut, le 6 août 1221, la famille dominicaine comptait, en Europe, plus de soixante couvents.

 

III. FRANÇOIS D’ASSISE ET LES PREMIÈRES MISSIONS FRANCISCAINES EN FRANCE

Le réformateur d’Assise, l’auteur du Cantique au soleil, celui qui embrassait dans sa charité universelle les hommes, les bêtes et la nature, a résumé toute sa doctrine dans ces quelques mots : « Si tu veux arriver à la perfection, va, vends tout ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres. » L’ordre franciscain, à ses débuts, ne fut qu’une confrérie de pénitents, voués à la pauvreté et au service des misérables. Pour y entrer, il n’était besoin d’être ni clerc ni moine : la première règle des « Mineurs », approuvée en 1210 par Innocent III, ne comprenait que quelques versets de l’Évangile.

LES PREMIERS FRANCISCAINS.

Comme aujourd’hui les mendiants de l’Ombrie, les Franciscains, allant au gré de leur fantaisie, couchaient dans les greniers à foin, dans les hospices de lépreux, ou sous le porche des églises : « Bien des gens, dit la légende primitive, prenaient les frères pour des coquins ou des fous, et refusaient de les recevoir dans leurs maisons de peur d’être volés... ; on les attaquait, on les injuriait, allant parfois jusqu’à leur arracher leurs vêtements. Il y avait des personnes qui leur jetaient de la boue, d’autres leur mettaient des dés dans la main et les invitaient à jouer ; d’autres, se suspendant à leur capuchon, se faisaient traîner. » La règle de 1221, beaucoup plus développée que celle de 1210, n’est pas encore, à proprement parler, une règle monastique, c’est plutôt une série de prières et d’exhortations spirituelles. L’ordre franciscain n’est vraiment organisé que par la règle de 1223, après des conférences que François d’Assise et ses disciples eurent avec le cardinal Hugolin, premier ministre du pape Honorius III.

SAINT FRANÇOIS ET LA FRANCE.

A cette date, le nombre des Franciscains d’Italie était devenu assez considérable pour que saint François pût instituer de grandes missions dans les pays d’Europe et même d’Orient, et les confier à des ministres provinciaux. Il voulait se réserver la France. Il avait une prédilection pour notre pays. Son père, le marchand Bernadone, y venait pour affaires ; c’est en souvenir de la France qu’il avait donné à son fils le nom de François. L’enfant apprit le français, alors langue littéraire presque universelle, langue de la poésie surtout ; et il conserva toujours un goût très vif pour notre littérature, comme le prouvent, dans ses écrits, les allusions aux chansons de geste. Peut-on dire, avec son dernier biographe, que François d’Assise dut à la terre de France « les songes chevaleresques de son adolescence, et tout ce qui, dans sa vie, était poésie, chant, musique, rêve délicieux » ? Mais il n’y a pas dans tout le cycle des chansons de geste ni dans toute l’école des troubadours une seule page qui décèle, au même degré, cet amour profond de la nature où François puisait son inspiration. Il doit bien plutôt le charme de son génie à l’harmonieuse terre ensoleillée où il est né et qu’il aimait tant. S’il voulut aller en France, c’est surtout parce que c’était là que florissait l’amour de la très sainte Eucharistie : quod magna tune ibidem vigeret reverentia sanctissime Eucharistie. La France était, par ses églises, ses reliques, ses monastères et son innombrable clergé, le pays chrétien par excellence.

Il ne put donner suite à son projet. « Je ne veux pas, mon frère, lui dit le cardinal Hugolin, que tu ailles au-delà des monts. Il y a beaucoup de prélats qui ne demandent qu’à te créer des difficultés en cour de Rome. Mais moi et les autres cardinaux qui aimons ton ordre, nous désirons te protéger et t’aider, à la condition cependant que tu ne t’éloignes pas de cette province. » — « Monseigneur, répondit François, c’est une grande confusion pour moi d’envoyer mes frères au loin et de rester paresseusement ici, sans partager toutes les tribulations qu’ils vont subir. » — « Pourquoi aussi, reprend le cardinal, as-tu envoyé tes frères si loin et les as-tu exposés ainsi à mourir de faim, et à toutes sortes de périls ? » — « Pensez-vous, réplique François, que ce soit seulement pour ces pays-ci que Dieu ait suscité les frères ? En vérité, je vous le dis, Dieu les a suscités pour le réveil et le salut de tous les hommes, et ils gagneront des âmes non seulement dans le pays des croyants, mais jusqu’au milieu des infidèles. »

LA MISSION FRANÇAISE D’AQUITAINE.

François cependant resta en Italie, mais il constitua la mission française (1219). Un poète converti, Pacifique, et frère Agnello de Pise, allèrent s’établir près de Paris d’où ils devaient rayonner sur toute la France capétienne, sur l’Angleterre et les pays belges. Frère Christophe de la Romagne, Jean Bonello et Monildo de Florence, et plusieurs autres disciples formèrent la mission de Provence et de Gascogne.

Ces premiers apôtres du territoire français vivaient encore sous la règle de 1210 et restèrent fidèles, pendant quelques années au moins (c’est-à-dire peut-être pendant toute la fin du règne de Philippe Auguste), à la pensée, aux préceptes et à l’exemple du maître.

Avant même que la mission du Midi fût partie, le Ciel lui avait marqué sa protection, dit la légende. Le jour même où elle devait se mettre en route, saint François l’ayant réunie pour lui donner ses instructions, il ne se trouva que trois pains pour nourrir l’assistance, mais Dieu y pourvut : les missionnaires, qui étaient plus de trente, furent largement rassasiés, et ils laissèrent même des restes. Arrivés en Aquitaine, les frères vécurent en mendiants. « Pendant nombre de jours, ils souffrirent de la faim et du froid. Comme ils étaient étrangers et qu’on ne savait à quoi s’en tenir sur eux, on les repoussa d’abord brutalement de partout. Par les nuits les plus mauvaises, ils allaient faire leurs prières dans les églises, si on leur permettait d’entrer, ou dans les chapelles abandonnées, dans les ermitages. Ils allaient avec ceux qui les invitaient à dîner : si on ne les invitait pas, ils mendiaient de porte en porte. Après dîner, ils allaient offrir leurs services dans les hôpitaux, se donnant plus particulièrement pour les serviteurs des lépreux, dont ils faisaient les lits et soignaient les ulcères. Frère Christophe lui-même, le chef de la mission, travaillait de ses mains et couchait dans une étroite cabane faite de branchages et de terre glaise. »

LA MISSION DE PARIS.

C’est en 1219 ou 1220 que la mission du frère Pacifique paraît s’être établie près de Paris, à Saint-Denis. Mais ces franciscains, bien qu’ils portassent une bulle du pape Honorius III qui les recommandait à tous les archevêques et évêques de France, furent pris pour des hérétiques et mal reçus par le clergé. Il fallut que le Pape écrivît à l’archevêque de Sens et à l’évêque de Paris (mai 1220) pour les convaincre de la catholicité des mendiants de Saint-François ; bientôt ces défiances tombèrent, et l’ordre s’installa.

Avant 1224, la mission de Saint-Denis n’avait pas de logement particulier : elle entendait la messe dans les églises paroissiales. En 1224, elle commença à construire à Vauvert (Seine-et-Oise) « une grande et haute maison, ce qui parut à beaucoup de frères une dérogation à la règle de la pauvreté imposée à l’ordre ». Le frère Agnello de Pise demanda à saint François de la faire détruire, et elle fut démolie en effet en 1229, mais alors les « Mineurs » se transportèrent à Paris, sur le territoire de Saint Germain des Prés, puis bientôt ils construisirent leur couvent des Cordeliers. Malgré l’initiale volonté des fondateurs, par la force des choses, ces mendiants devenaient propriétaires et bâtissaient. Leur nombre s’accroissant, leurs maisons se multiplièrent : « Cet ordre, dit Jacques de Vitri dans une lettre de 1219, se répand beaucoup de tous côtés, parce qu’il imite la primitive église, et suit en tout la vie des apôtres. »

PREMIERS COUVENTS FRANCISCAINS EN FRANCE.

A entendre les historiens de l’ordre, il y aurait eu dès 1216 un couvent de Franciscains à Angers, en 1217 à Villefranche-sur-Saône, en 1220 à Mirepoix, en 1221 à Valenciennes, en 1222 à Bayeux, à Toulouse et à Orthez, en 1223 à Arras et à Seez. On ne saurait admettre de confiance toutes ces assertions ni toutes ces dates. Les couvents des Frères Mineurs, transformés plus tard par la richesse et la puissance acquises contrairement à la pensée du fondateur, ont suivi la tendance commune aux ordres religieux du Moyen Age. Ils ont cherché à reculer aussi loin que possible la date de leur premier établissement.

Le succès du franciscanisme, en France comme en Italie, est dû principalement au caractère populaire de la prédication, à l’extrême simplicité de la règle, et à la facilité d’accession à l’ordre, ouvert aux laïques comme aux clercs. L’ordre de Saint-Dominique, société de prédicateurs et de professeurs, vivant suivant la règle des chanoines réguliers, exigeait de ses membres une instruction qui les rendît capables d’enseigner et de prêcher. Pour être un franciscain, il suffisait d’observer la pureté chrétienne et de se vouer au service des malades et des malheureux.

On a voulu faire du saint d’Assise je ne sais quel anarchiste chrétien, qui aurait absolument proscrit la propriété et la famille. Il ne les a pas plus condamnées que le Christ lui-même : il les a seulement considérées comme des liens dont l’apôtre, le missionnaire (et non pas le simple fidèle), doit être dégagé. En organisant un ordre religieux qui vivait de quêtes et d’aumônes, il n’a pas méconnu la nécessité et la sainteté du travail. Sans doute, il n’aimait pas le travail intellectuel, parce que la science engendre l’orgueil, mais il ordonnait à ses frères le travail manuel. Ils ne devaient mendier que pour se procurer les objets de première nécessité que le travail des mains ne fournissait pas.

LE TIERS ORDRE.

Une autre raison du développement extraordinaire de l’ordre des Mineurs est l’institution du « tiers ordre », qui permettait aux laïques, tout en continuant à mener la vie de famille et celle du citoyen, de s’affilier aux religieux et de participer aux avantages spirituels de la congrégation. Cette affiliation des laïques, hommes et femmes, aux ordres monastiques, était pratiquée depuis longtemps. Il était peu de grandes abbayes qui n’eussent pris soin de se rattacher, par les liens de la confraternité et de l’association de prières, un certain nombre de laïques des deux sexes : mais c’étaient des personnages riches et haut placés que les moines s’associaient par intérêt, dans l’espoir de libéralités futures. Le tiers ordre franciscain est aussi démocratique que l’ordre lui-même. C’est en 1221 que le tiers ordre a reçu sa règle en Italie : il s’est répandu aussi en France, où il contribua beaucoup à l’extension de l’institut franciscain.

S’il faut en croire certains historiens modernes, le tiers ordre aurait été une création révolutionnaire, offrant une revanche aux classes inférieures contre les classes dominantes. Saint François, d’après eux, fut le bienfaiteur et le réformateur de la société civile autant que de la société religieuse. Mais certainement, en écrivant la règle des tertiaires, il n’a pas songé aux conséquences politiques, ni voulu ébranler l’ordre social. S’il entendait corriger les iniquités d’ici-bas, c’était par la charité et le dévouement. En fait, les tertiaires italiens du xiif siècle, très nombreux dans certaines régions, se sont parfois insurgés contre les pouvoirs seigneuriaux, mais, ni en Italie ni en France le tiers ordre n’a changé la face du monde. L’organisation féodale subsista, avec l’exploitation de la masse humaine par un petit nombre de privilégiés. Ce n’est pas dans la société civile, mais dans l’Église, que l’apostolat du saint a produit ses effets sensibles. Pendant quelque temps les ordres mendiants, et le sien en particulier, ont amélioré la vie ecclésiastique et le personnel des prélatures : mais bientôt, devenus trop riches, ils tomberont, eux aussi, en décadence, et il faudra les réformer à leur tour.

 

IV. LA DIFFUSION DES ORDRES MENDIANTS

SUCCÈS DES ORDRES MENDIANTS.

DOMINIQUE est mort le 6 août 1221, François d’Assise le 3 octobre 1226, et déjà, au milieu du xiiie siècle, la France était couverte de maisons de Franciscains et de Dominicains. Pas un testament de noble ou de riche bourgeois qui ne contienne un legs en faveur des Mineurs ou des Prêcheurs ; une foule d’hommes et de femmes étaient affiliés aux nouveaux ordres, le roi de France lui-même, saint Louis, en tête. De nombreux sièges épiscopaux étaient occupés par des moines mendiants. Enfin la grande école du monde, l’Université de Paris, conquise par les disciples de saint Dominique et de saint François, arrivait au plus haut degré de sa gloire.

CARACTÈRE DU NOUVEAU MONACHISME.

Le nouveau monachisme, né de la nécessité de combattre l’hérésie et de réformer l’Église par la pratique de la pauvreté et de la charité, trouvait dans les conditions nouvelles de la société des raisons d’être et de réussir. La bourgeoisie, par les voies pacifiques ou violentes, s’était émancipée. Les villes, enrichies et plus ou moins libérées, étaient devenues des puissances. Aux conditions nouvelles de l’existence populaire et surtout de la vie urbaine, il fallait un clergé nouveau.

Les réformateurs monastiques de l’âge précédent avaient eu pour principe de rompre avec le siècle, de fuir les agglomérations humaines et les spectacles profanes ; c’est pourquoi ils plaçaient leurs monastères loin des villes, dans les endroits les plus déserts et les plus sauvages de la campagne. Pour un saint Bernard ou un Robert d’Arbrissel, le moine ne peut arriver à la perfection spirituelle, par le travail, les mortifications et la prière, que dans la paix des solitudes. Dominique, prêcheur et professeur, François, apôtre de la charité chrétienne, de l’amour du prochain, de la pitié envers les misérables, avaient besoin du contact de l’humanité. Renonçant à la propriété et à l’exploitation d’un domaine agricole, demandant leur subsistance au travail quotidien et à l’aumône, les Prêcheurs et les Mineurs ne pouvaient vivre que dans les villes ; d’où cette nouveauté : le monachisme urbain.

LE MONACHISME URBAIN.

Or, à une époque où les villes étaient encore le théâtre d’une lutte très vive entre les bourgeois et les gens d’Église, l’établissement des moines mendiants fut très bien accueilli. Ce clergé tout moderne, qui ne possédait ni domaine territorial ni seigneurie, qui n’inspirait aucune crainte et contre qui n’existaient pas de rancunes, plut à la multitude et aux gouvernements municipaux. La prédication était son principal office, mais il obtint peu à peu des papes le droit de confesser et d’administrer les sacrements. Il entra donc en concurrence avec le sacerdoce officiel, plus ou moins discrédité et suspect. L’Église séculière s’en inquiéta dès l’abord, mais ne put empêcher la faveur populaire d’aller aux nouveaux venus.

LES CONGRÉGATIONS D’UTILITÉ SOCIALE.

On aimait alors les ordres religieux qui avaient une fonction sociale autre que le travail de la prière : le Templier et l’Hospitalier, qui se battaient en Terre Sainte, les frères de Saint-Augustin, de Saint-Lazare et de Saint-Antoine, voués au service des malades et des pèlerins. C’est au déclin du règne de Louis VII ou au début de celui de Philippe Auguste que s’étaient fondés : à Béthune, la confrérie des Charitables de Saint-Éloi ; à Nîmes, la confrérie hospitalière de Saint-Jacques ; à Avignon, celle des Frères constructeurs de ponts ; à Rome et en France, l’ordre des Trinitaires, infirmiers militaires et qui rachetaient les chrétiens faits prisonniers par les musulmans. Un peu plus tard était apparu l’ordre de la Merci affecté à la même mission ; enfin, à Montpellier et à Rome, l’ordre du Saint-Esprit, voué au service des hôpitaux. Toutes ces créations se ressemblaient par leur destination, qui était de rendre des services aux hommes. La plupart ont précédé de peu les ordres mendiants. L’institution de ceux-ci n’est donc pas un fait isolé. Les deux congrégations réalisaient admirablement le type du moine actif, tel que les nouvelles générations l’avaient conçu et désiré.

ORDRES SAVANTS.

A la même époque se fondaient les universités ; par elles, la science se répandait et devenait presque populaire, et nous avons vu les écoles échapper aux pouvoirs ecclésiastiques locaux pour se mettre sous la protection et la direction des papes. L’ancien clergé luttant presque partout alors contre les universités naissantes, un ordre comme celui des Dominicains, constitué pour l’enseignement et la science, était une nécessité du temps. François d’Assise avait, il est vrai, d’autres visées ; cet amant de la nature voulait agir sur les cœurs plus que sur les esprits. Mais le courant intellectuel était alors tellement puissant que ses premiers disciples, les continuateurs de son œuvre, furent bien obligés de le suivre. Au milieu du xiiie siècle, l’ordre des Franciscains était devenu, comme celui de Dominique, un ordre savant ; Bonaventure fut le contemporain et le concurrent de Thomas d’Aquin.

La Papauté traitait les ordres nouveaux en fils privilégiés. Elle ne pouvait être servie, à sa convenance, par les clergés régionaux plus ou moins soumis aux rois, ni même par les anciennes congrégations que leurs richesses et leurs propriétés rendaient trop indépendantes. Il lui fallait des agents de transmission et d’exécution, dévoués et obéissants, un clergé international et facile à mobiliser, qu’on pût opposer même, s’il était nécessaire, à celui de l’ancienne hiérarchie. Les ordres mendiants fournirent à Rome cet instrument indispensable de domination.

POPULARITÉ DES ORDRES MENDIANTS.

Enfin il va de soi que la masse des pauvres gens accueillit avec faveur ces religieux d’un nouveau genre, les Franciscains surtout, qui travaillaient pour vivre et rapportaient ce qui n’avait pas été consommé au capital commun, appelé par saint François « la Table du Seigneur », parce qu’il servait à nourrir les pauvres et les malades. Cette sorte de communisme chrétien, inspiré par l’esprit évangélique de charité et de fraternité, fut bienfaisant, dans la dureté du temps féodal, à la foule des misérables.