Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre III - La société française (Fin du XIIe siècle et commencement du XIIIe)

II - L’Église séculière

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. L’ÉPISCOPAT. LES CATHÉDRALES

L’EPISCOPAT, D’APRÈS LES PRÉDICATEURS.

Si l’on se fiait aux prédicateurs et aux polémistes de ce temps, l’épiscopat français serait en décadence profonde. « Les évêques, dit Geoffroi de Troyes, sont des loups et des renards passés maîtres. Ils flattent et séduisent pour extorquer. Ils sont dévorés par l’avarice, brûlés du désir de posséder. Au lieu d’être les amis et les protecteurs des églises, ils en sont les ravisseurs. Ils les dépouillent, vendent les sacrements, violent la justice. Leur seule règle est leur propre volonté. Voyez-les marcher ; ils ont la tête haute, un air cruel, des yeux farouches, la parole dure. Tout, dans leur personne, respire l’orgueil. Leur conduite est le renversement des bonnes mœurs : leur vie est l’iniquité même. Ils veulent être un objet de terreur pour leurs ouailles et oublient qu’ils sont des médecins, non pas des souverains. » Adam de Perseigne compare la vie des clercs à celle du Christ. « II a souffert, et ils vivent dans les délices ; il a porté un cilice, et eux portent des vêtements de soie. C’est avec le patrimoine du Crucifié qu’ils entretiennent leur luxe et leur orgueil. Ils se soucient non pas des âmes, mais de leurs oiseaux de chasse. Ils soignent non les pauvres, mais leurs chiens. Ils jouent aux dés, au lieu d’administrer les sacrements. Ils font du saint lieu un champ de foire, un repaire de brigands. »

SATIRE DE PIERRE DE BLOIS CONTRE LES OFFICIAUX.

Pierre de Blois s’en prend surtout aux juges et aux administrateurs des évêques, les officiaux, qui remplaçaient le prélat à son tribunal et le déchargeaient en partie du souci des affaires. Institués depuis peu, ces agents, révocables à volonté, représentaient dans le diocèse l’unité de direction et d’autorité, singulièrement compromise par les empiétements des archidiacres, mais ils abusèrent aussi de leur pouvoir. « Ils n’ont qu’une pensée : opprimer, tondre, écorcher les diocésains. Ils sont les sangsues de l’évêque ou les éponges qu’il presse de temps à autre. Tout l’argent qu’ils extorquent aux pauvres passe aux plaisirs et aux délicatesses de la vie épiscopale. Ces chicaniers chasseurs de syllabes, habiles à empêtrer dans leurs rets le malheureux plaideur, interprètent la loi à leur guise et traitent la justice en despotes. Ils rompent les contrats, nourrissent les haines, défont les mariages, protègent l’adultère, pénètrent en inquisiteurs dans l’intérieur des foyers, diffament les innocents et absolvent les coupables. En un mot ces fils de l’avarice font tout pour de l’argent. Ils sont eux-mêmes vendus au diable. »

L’ÉPISCOPAT, D’APRÈS LES STATUTS DES CONCILES.

Des documents officiels attestent que beaucoup d’évêques menaient une vie peu exemplaire. Les décrets de deux conciles tenus l’un à Paris en 1212, et l’autre à Montpellier en 1214, contiennent mêmes prescriptions et mêmes défenses et nous renseignent ainsi indirectement sur les mœurs de l’épiscopat. On ordonne aux évêques de porter la tonsure et le vêtement de leur ordre. On leur défend de mettre des fourrures de luxe, d’user de selles peintes et de freins dorés, de jouer aux jeux de hasard, d’aller à la chasse, de jurer et de souffrir qu’on jure autour d’eux, d’introduire à leur table histrions et musiciens, d’entendre les matines dans leur lit, de parler de choses frivoles pendant l’office, et d’excommunier à tort et à travers. Ils doivent ne pas quitter leur résidence, convoquer leur synode au moins une fois par an, et, dans leurs visites diocésaines, ne pas mener avec eux une suite nombreuse, charge trop lourde pour ceux qui les reçoivent. Défense leur est faite de recevoir de l’argent pour conférer les ordres, pour tolérer le concubinat des prêtres, pour dispenser des bans de mariage, pour ne pas excommunier les coupables. Défense enfin de laisser célébrer des mariages illicites et de casser des testaments légitimes, de tolérer qu’on danse dans les lieux saints, qu’on célèbre la fête des fous dans les cathédrales, qu’on procède, en leur présence, aux duels judiciaires et aux jugements de Dieu.

Il ne faudrait pas croire absolument sur parole les sermonnaires, portés à voir le mal plutôt que le bien, ni conclure des prescriptions conciliaires que les mœurs générales de l’Église étaient déplorables. Il est certain pourtant que, malgré les grandes réformes de l’âge antérieur, l’épiscopat restait en partie féodal. Beaucoup de prélats appartenaient encore à la classe noble et vivaient comme des châtelains.

TYPES D’EVEQUES, HUGUES DE NOYERS.

L’évêque d’Auxerre, Hugues de Noyers, est le type de l’évêque guerrier, qui se bat contre les nobles, tient tête même au Roi, et travaille âprement à augmenter le territoire et les revenus de son église. Il bâtit des maisons, vraies forteresses « entourées de larges fossés où l’eau est amenée de loin à grands frais, protégées par d’énormes palissades que surmonte un donjon, garnies de remparts à tourelles, de portes et de pont-levis ». Un jour, le comte de Champagne, Thibaut, usant de son droit de suzerain, fit raser jusqu’au sol les murailles et les tours d’un de ces manoirs formidables, ne laissant debout que le logis d’habitation. « L’évêque d’Auxerre dépensait beaucoup », ajoute le chroniqueur de l’évêché ; « il aimait la société des hommes d’armes, des chevaliers et prenait à leurs exercices et à leurs ébats plus de part que ne le permettait la gravité du sacerdoce. Il était fort lettré, apprenait les livres, et se reposait volontiers dans l’étude, quand il en avait le temps. Très actif pour ses intérêts, il ménageait peu ceux d’autrui, et fut dur pour ses sujets qu’il accabla d’exactions intolérables. »

BÉRENGER DE NARBONNE.

A Narbonne, l’archevêque Bérenger II (1192-1211) est de ceux qui, selon l’expression même d’Innocent III, « ne connaissent d’autre Dieu que l’argent et ont une bourse à la place du cœur ». Il fait tout payer, même les consécrations d’évêques. Quand une église vient à vaquer, il s’abstient de nommer un titulaire afin de profiter des revenus. Il réduit de moitié le nombre des chanoines de Narbonne pour s’approprier les prébendes, et retient de même, sous sa main, les archidiaconés vacants. Dans son diocèse, « on voit, écrit le Pape en 1204, des moines et des chanoines réguliers jeter le froc, prendre femme, vivre d’usure, se faire avocats, jongleurs ou médecins ». Six ans après, Béranger ne s’était pas amendé : Innocent III en était encore à prier ses légats d’user de la censure ecclésiastique contre lui et contre son collègue, l’archevêque d’Auch, qui, paraît-il, ne valait pas mieux.

HÉLIE DE BORDEAUX.

Hélie Ier, archevêque de Bordeaux (1187-1206), frère d’un chef de routiers gascons très employé par Henri II et Richard, vivait entouré de soldats et mettait son diocèse en coupe réglée. On a vu plus haut que le Pape l’accusait de partager les bénéfices de ses bandes. Un jour, Hélie s’installa dans l’abbaye de Saint-Yrieix avec ses routiers, ses chevaux, ses chiens de chasse, ses courtisanes et mena une telle vie, aux dépens des habitants et des moines, qu’après son départ les uns et les autres, dépouillés de tout, faillirent mourir de faim. Dans une lettre de 1205, Innocent III le compare « à un arbre vermoulu et stérile qui se complaît dans sa pourriture comme une bête de somme dans son fumier ».

MATHIEU DE TOUL.

L’évêque le plus extraordinaire de ce temps fut Mathieu de Lorraine, évêque de Toul (1198-1210). Il appartenait à la famille ducale. Avant son élection, prévôt de l’église de Saint-Dié, il vivait déjà en grand seigneur fastueux et dissolu, dilapidant les revenus de sa charge et forçant le doyen et les chanoines, ses collègues, à quitter la place. Devenu évêque, il exploita son diocèse avec tant d’impudence que le chapitre de Toul demanda au Pape sa déposition. Innocent III ordonne d’instruire son procès ; mais, la veille du jour où Mathieu devait comparaître, le doyen de Toul fut saisi par des soldats, placé sur un âne, les pieds attachés sous le ventre de l’animal, et amené à l’évêque qui le fit jeter en prison et enchaîner. Un légat du Pape excommunia Mathieu : mais il fallut huit ans (1202-1210) pour que la sentence de déposition devînt définitive et que les fidèles de Toul pussent se choisir un autre évêque. Durant l’interminable procès, Mathieu avait bâti, sur les hauteurs qui dominent Saint-Dié, un château d’où il saccageait tout le pays. Le duc de Lorraine, son parent, fut obligé d’aller lui-même le démolir. Expulsé enfin de son domaine, Mathieu se retira dans un petit ermitage, en pleine forêt, où il vécut de chasse et de brigandage, n’attendant qu’une occasion de se venger sur son successeur.

En 1217, il la trouva. Le nouvel évêque, Renaud, fut poignardé dans le défilé d’Étival, et Mathieu s’enfuit dans la montagne emportant les bagages épiscopaux, les chasubles, les vases et le saint chrême. Il fallut que Thibaud Ier, duc de Lorraine, tuât de sa main, au coin d’un bois, pour en débarrasser l’Église, cet évêque brigand et assassin (16 mai 1217).

A côté de ces types de prélats, survivances de la féodalité primitive et sauvage, d’autres se rencontrent, comme Etienne de Tournai, Guillaume de Champagne et Pierre de Corbeil, qui sont des théologiens, des humanistes, des politiciens, gens de lettres ou gens de cour. Paris eut même, au temps de Louis VII et de Philippe Auguste, un évêque modèle, Maurice de Sulli.

L’ÉVÊQUE MODÈLE. MAURICE DE SULLI.

Fils de paysan, il fut envoyé à l’Université de Paris où il mena la vie de l’étudiant pauvre. On prétendit même qu’il avait mendié son pain et servi de domestique à de riches écoliers. Maître en théologie, il devint chanoine, puis archidiacre de Notre-Dame. Sa réputation de professeur et surtout de prédicateur le désignait pour les situations les plus hautes. Élu évêque de Paris en 1160, il ne chercha pas à jouer un rôle politique, bien qu’il jouît de la confiance des rois et des papes ; il excella dans la direction morale et administrative de son diocèse, qu’il gouverna pendant trente-six ans. On le considérait presque comme un saint. Un moine de l’abbaye d’Anchin, qui le vit en 1182, parle de lui avec enthousiasme : « Maurice, évêque de Paris, vase d’abondance, olivier fertile dans la maison du Seigneur, fleurit parmi les autres évêques de la Gaule. Sans parler des qualités intimes que Dieu seul connaît, il brille au dehors par son savoir, sa prédication, ses larges aumônes et ses bonnes œuvres. C’est lui qui a reconstruit l’église de la Très Sainte Vierge dans sa résidence épiscopale, et, pour une œuvre si belle et si somptueuse, il s’est moins servi des ressources des autres que de ses propres revenus. Sa présence à la cathédrale est fréquente, ou plutôt continuelle. Je l’ai vu, dans une fête qui n’était pas une solennité, à l’heure où l’on chantait vêpres ; il ne trônait pas sur son siège d’évêque, mais il était assis dans le chœur, entonnant des psaumes, comme les autres, entouré d’une centaine de clercs. »

LES ÉVÊQUES BÂTISSEURS.

Le trait nouveau, qui caractérise la plupart des évêques de cette époque, c’est qu’ils étaient de grands bâtisseurs. « En ce temps-là », dit la chronique des évêques d’Auxerre, « les populations s’enthousiasmaient pour la construction des églises neuves. » Mais l’initiative venait des prélats. Chacun d’eux veut avoir une église bâtie dans le nouveau style, et les vieux sanctuaires romans sont en beaucoup d’endroits jetés à bas.

La construction d’une cathédrale est l’œuvre par excellence (opus) d’un épiscopat. Avec les « maîtres de l’œuvre », architectes et entrepreneurs, et les « gens de l’œuvre », les ouvriers, l’évêque, secondé par son chapitre et par des particuliers généreux, élève le monument qui restera son meilleur titre au souvenir et à la reconnaissance du peuple. Le temps de Louis VII et de Philippe Auguste est vraiment « l’ère des cathédrales ». Alors se produit la merveilleuse expansion de cet art ogival dont on a déjà signalé les origines et les premiers essais.

LES CATHÉDRALES.

On se tromperait en croyant que nos cathédrales ont été, comme l’enseignait Viollet-le-Duc, une création d’un art laïque né du mouvement communal et des libertés populaires. Sans doute le peuple prend une part de plus en plus grande et directe à la construction de la maison de Dieu. L’édifice, au lieu d’être exclusivement, comme jadis, l’œuvre d’architectes clercs ou moines, est maintenant construit en grande partie par des corporations de maîtres-maçons que le progrès de la bourgeoisie a affranchies comme toutes les autres. Mais ces laïques travaillent sous la direction et pour le compte de l’évêque. C’est lui qui, avec son corps de chanoines, est l’inspirateur, l’ordonnateur souverain et le principal bailleur de fonds de l’entreprise et, jusque dans les villes de commune, où le peuple turbulent était si constamment hostile au clergé, élève les cathédrales les plus somptueuses.

LOUIS VII ET LA RECONSTRUCTION DES ÉGLISES.

L’influence personnelle de Louis VII, ce prince dévot, toujours entouré d’évêques, a sans doute contribué à cette grande manifestation de piété et d’art. Il est en relations continues avec les prélats bâtisseurs. Entre 1150 et 1180, dans les villes du domaine royal et des terres d’Eglise qui y sont comprises, s’élèvent de magnifiques églises de style ogival. Le gros œuvre de la cathédrale de Noyon, reconstruite par l’évêque Baudouin de Flandre selon les nouveaux procédés, est achevé en 1167. L’évêque Nivelon de Chérisi commence la cathédrale de Soissons dans les dernières années du règne de Louis VII A Sens, l’archevêque Hugues de Toucy fait bâtir la nef de Saint-Etienne, achevée vers 1168, et ici nous connaissons (chose peu commune) le nom de l’architecte, Guillaume de Sens, un maître que les Anglais appelèrent, en 1175, pour construire la cathédrale de Cantorbéry. A Arras, à Cambrai, s’élèvent aussi de nouvelles cathédrales, qui n’existent plus aujourd’hui. L’évêque de Laon, Gautier de Mortagne, sur les ruines de la basilique romane bâtie déjà ou restaurée en 1114 après le terrible incendie de la commune laonnaise, édifie (de 1155 à 1174) le chœur et le transept de sa vaste église gothique ; elle est encore debout, avec ses quatre tours et ses énormes animaux symboliques suspendus sur la ville. C’est aussi l’époque de Saint Frambourg de Senlis, du clocher neuf de Chartres, de Notre-Dame d’Étampes, de Saint-Quiriace de Provins, et à Paris même, du chœur de Saint Germain des Prés, et de la délicieuse petite église Saint-Julien-le-Pauvre, où l’Université de Paris a tenu si longtemps ses assises. Enfin le chœur de Notre-Dame de Paris était déjà terminé, moins le grand comble, au moment où Philippe Auguste devint roi.

HENRI II ET L’ARCHITECTURE ANGEVINE.

Pendant que les évêques de Louis VII semaient, par la France royale, les chefs-d’œuvre de l’art nouveau, la dynastie des Plantagenêts favorisait, dans la France de l’Ouest, un mouvement analogue, bien que moins important. Dans l’Anjou, la Touraine, le Maine et une partie du Poitou s’élevaient aussi de grandes églises, conçues en général d’après un système mixte, où les voûtes arrondies en forme de dômes et de coupoles, comme à Saint-Front de Périgueux, apparaissaient ramifiées de nervures ogivales. Il reste encore des spécimens imposants de cette architecture « angevine » : la nef de la cathédrale du Mans, l’église de Saumur, la cathédrale de Saint-Maurice, à Angers, commencée entre 1150 et 1160, par les architectes Normand de Doué et Mathieu de Loudun, enfin Saint-Pierre de Poitiers, monument original, avec ses trois nefs d’égale largeur et ses colonnes en quinconce qui l’ont fait comparer à une mosquée. La première pierre en fut posée, en 1162, par Aliénor d’Aquitaine ; la reine d’Angleterre prit sa part des frais de la construction et, à sa mort, en 1204, il ne manquait plus à l’église que la façade. Henri II encouragea de son argent les artistes de la pierre, autant que les historiens et les poètes. Cette protection des œuvres de l’esprit annonce un progrès de la classe féodale que d’autres indices achèveront de révéler.

L’ART OGIVAL SOUS PHILIPPE AUGUSTE.

La belle époque de l’architecture gothique est le règne de Philippe Auguste. Elle apparaît alors en sa forme sinon la plus riche, au moins la plus pure et la plus élégante. L’harmonie des proportions, la belle ordonnance des ensembles, la sobriété classique de l’ornementation caractérisent l’art de cette période et lui donnent un charme particulier.

Au Nord, dans la région capétienne, berceau de l’architecture nouvelle, les chantiers sont en pleine activité. L’évêque d’Amiens, Evrard de Fouilloi, commence à bâtir la plus complète de toutes nos cathédrales, sur les plans de Robert de Luzarches (1220). Guillaume de Seignelay pose, à Auxerre (1215), la première pierre du chœur de son église : « Il ne voulait pas, dit la chronique, qu’elle fût inférieure, par la beauté de l’ensemble et du détail, à celle des autres évêques. » A Châlons-sur-Marne, on consacre, en 1183, la nef et le transept de l’église Notre-Dame ; à Évreux, l’évêque Robert de Roye entreprend, en 1202, de surélever sa grande nef et construit le triforium ; à Rouen, on travaille, depuis 1207, à Notre-Dame ; à Meaux, les libéralités de la comtesse Marie de Champagne permettent aux évêques de continuer l’œuvre commencée sous Louis VII La cathédrale de Noyon s’achève ; celle de Laon se continue : la façade est contemporaine de la bataille de Bouvines, mais le chœur ne sera terminé qu’en 1225. A Soissons, le chœur est achevé ; il porte sa date, gravée sur une pierre de la muraille : « Le 13 mai 1212, la communauté des chanoines commença à entrer ici. » A Troyes, l’évêque Hervé termine, avant de mourir (1223), le sanctuaire de Saint-Pierre et les chapelles qui l’entourent. Enfin, Notre-Dame de Reims, la grande merveille, sort de terre, l’archevêque Aubri de Humbert en pose la première pierre, en 1211 ; mais ici le travail sera lent : le chœur ne sera bâti qu’en 1241. On connaît depuis peu le nom de l’architecte, Jean d’Orbais, à qui revient décidément l’honneur d’avoir précédé le célèbre Robert de Coucy.

Dans la vallée de la Loire et ses confins, les constructions sont moins nombreuses, mais quelques-unes sont parmi les plus belles. A Chartres, l’église romane avait été incendiée en 1194 ; l’évêque Renaud de Mouçon commence aussitôt à bâtir l’immense cathédrale ; vers 1220, on plaçait la grande rosé, et les voûtes étaient déjà en majeure partie achevées. L’historien Guillaume le Breton compare la couverture de l’église à une écaille de tortue : « La voilà qui surgit toute neuve, éblouissante de sculptures. C’est un chef-d’œuvre sans égal dans le monde entier. Il peut braver l’incendie jusqu’au jour du Jugement. » Au Mans, en 1217, l’évêque fait rebâtir le chœur de Saint-Julien ; à Poitiers, on dédie le grand autel de Saint-Pierre (1199) ; à Bourges enfin on commençait la cathédrale Saint-Etienne (1192).

Le mouvement se propage même dans les provinces les plus éloignées. L’église primatiale de Lyon est bâtie sous la direction de l’archevêque Guichard dès 1175, et la cathédrale Saint-Etienne de Toulouse s’élève (1211) en pleine guerre des Albigeois. A Bayonne, l’évêque Guillaume de Donzac pose la première pierre (1213) de la cathédrale Sainte-Marie. En Bretagne, celles de Quimper et de Saint-Pol-de-Léon se complètent. Dans les Alpes, la cathédrale d’Embrun est commencée. Mais toutes ces merveilles étaient dépassées, dans l’opinion du monde chrétien, par la grande église royale de Paris, l’œuvre de Maurice de Sulli.

NOTRE-DAME DE PARIS.

Notre-Dame fut la pensée et l’occupation de toute sa vie. Il dépensa à la bâtir la plus grosse partie de ses ressources privées : la générosité de quelques grands personnages et les offrandes des fidèles n’ont servi que d’appoint. Louis VII donna 200 livres, le chevalier Guillaume des Barres, 50 livres, un neveu du pape Alexandre III, deux marcs d’argent. Particuliers et corporations rivalisaient à qui ferait cadeau d’autels, de stalles, de fenêtres, de vitraux. Les papes stimulèrent les libéralités par des indulgences, et les « oboles des femmes », comme l’attesta plus tard le cardinal Eude de Châteauroux, firent le reste.

Il fallut d’abord préparer l’emplacement, démolir la vieille église romane de Notre-Dame et la petite église de Saint-Étienne-le-Vieux, acheter et abattre beaucoup de maisons, percer la rue Neuve-Notre-Dame, qui passait par les deux ponts et reliait la Cité aux deux rives. Enfin le chœur commença à s’élever ; en 1177, il était fini ; en 1182, un légat du Pape consacrait le maître-autel ; en 1196, à la mort de Maurice, les murs de la nef étaient bâtis et en partie couverts. On garda quelques sculptures de l’ancienne église, celles qui forment encore aujourd’hui, au bas de la tour Sud, le tympan de la porte Sainte-Anne où figure la Vierge entourée de l’évêque et du Roi.

 

II. LE CLERGÉ UTILITAIRE ET LE CLERGÉ HUMANISTE

Les ecclésiastiques austères n’approuvaient pas ce déploiement de luxe dans les édifices religieux. Pierre le Chantre dénonce la passion contagieuse de bâtir, cette « fièvre des évêques », morbus aedificandi. Mais l’esprit conservateur avait d’autres inquiétudes, mieux fondées. Ce n’étaient pas seulement les églises qui changeaient. Des tendances nouvelles se faisaient jour dans l’école même, c’est-à-dire à la source de la science ecclésiastique et du sacerdoce.

PIERRE LOMBARD.

Les disciples d’Abélard continuaient le maître. Pierre Lombard (mort en 1160), évêque de Paris avant Maurice de Sulli, avait écrit le Livre des Sentences (1152), où, clairement et logiquement, la science religieuse est synthétisée et comme organisée. Cette encyclopédie eut une vogue immense et fut le manuel classique que, pendant tout le Moyen Age, dialecticiens et théologiens commentèrent. Sans aller aussi loin qu’Abélard dans la critique et l’exégèse, plus prudent et plus modeste, Pierre Lombard travailla peut-être aussi sûrement à émanciper la raison humaine en appliquant la dialectique aux choses sacrées. Aussi fut-il attaqué de son vivant, comme après sa mort. On lui reprocha d’avoir nié l’humanité du Christ. Pour lui, la nature humaine n’aurait pas existé réellement dans le Christ : elle aurait été seulement comme le vêtement de la divinité. Des théologiens orthodoxes, Gautier de Saint-Victor, Robert de Melun et Maurice de Sulli lui-même réfutèrent cette doctrine avec l’approbation du pape Alexandre III. Un siècle après la mort de Pierre Lombard, on faisait encore le catalogue de ses hérésies.

ALAIN DE LILLE.

Après lui, la gloire de l’Ecole fut le « docteur universel » Alain de Lille (1128-1202), dialecticien et versificateur élégant, auteur admiré du poème Anticlaudianus et du traité De planctu naturae. Ceux qu’effrayaient les hardiesses de la philosophie firent sur lui cette légende : « La veille du jour où il devait exposer à Paris le mystère de la Trinité, se promenant sur le bord de l’eau, il vit un enfant qui, ayant fait un trou sur la berge, y portait dans une cuiller l’eau puisée à la rivière. « Que fais-tu ?, lui dit Alain. — Messire, ne le voyez-vous pas bien ? Je veux porter dans ce trou toute l’eau de cette rivière. — Mais tu n’en auras jamais fini ? — J’aurai plutôt rempli ma tâche que vous la vôtre. — Et quelle est ma tâche ? — Elle est d’expliquer demain tout le mystère de la Trinité. » Alain interdit rentra chez lui, pensant que l’enfant disait vrai. » Et quittant Paris et sa chaire, il s’en alla garder les moutons dans l’abbaye de Cîteaux.

LA DIALECTIQUE ATTAQUÉE.

Entre 1192 et 1203, Etienne de Tournai signale au Pape « la maladie qui s’est glissée peu à peu dans le corps scolaire » et deviendra incurable, si l’on n’y prend garde. Les étudiants n’applaudissent plus que ceux qui leur apportent du nouveau ; les professeurs se font de la réclame au détriment de la saine tradition ; la dialectique s’exerce sur les mystères les plus sacrés de la religion. « Des bavards en chair et en os discutent irrévérencieusement sur l’immatériel, sur l’essence de Dieu, sur l’incarnation du Verbe. On entend dans les carrefours des raisonneurs subtils couper en trois la Trinité indivisible ! Autant d’erreurs que de docteurs, autant de scandales que d’auditeurs, autant de blasphèmes que de places publiques ! » Au Pape d’aviser : « Il ne faut pas qu’on entende, au coin des rues, crier par celui-ci ou par celui-là : voilà le Christ, il est chez moi ! Que la religion ne soit pas jetée en pâture aux chiens et les perles aux pourceaux. »

Non seulement des moines comme Absalon, l’abbé de Saint-Victor, ne veulent pas que la dialectique s’exerce sur les dogmes, mais ils repoussent toute curiosité des choses profanes : « Nos écoliers, gonflés d’une vaine philosophie, sont heureux quand, à force de subtilités, ils ont abouti à quelques découvertes ! Ne veulent-ils pas connaître la conformation du globe, la vertu des éléments, le commencement et la fin des saisons, la place des étoiles, la nature des animaux, la violence du vent, les buissons, les racines ? Voilà le but de leurs études : c’est là qu’ils croient trouver la raison des choses. Mais la cause suprême, fin et principe de tout, ils la regardent en chassieux, sinon en aveugles. 0 vous qui voulez savoir, commencez, non par le ciel, mais par vous-mêmes ; voyez ce que vous êtes, ce que vous devez être et ce que vous serez. A quoi sert de disputer sur les idées de Platon, de lire et de relire le songe de Scipion ? A quoi bon tous ces raisonnements inextricables qui sont de mode et cette fureur de subtiliser où beaucoup ont trouvé leur perte ? »

LES UTILITAIRES.

De ces craintes et de ces réprobations, il résulte que la science divine elle-même était menacée. Un nombre croissant d’écoliers et de clercs désertait la théologie, soit par prudence, soit par lassitude, soit par intérêt, pour étudier le droit civil, le droit canon ou la médecine. Le clerc gradué en droit civil pouvait devenir juge et administrateur dans les cours des seigneurs laïques ; la connaissance du droit canon le rendait apte aux mêmes fonctions auprès des seigneurs d’Église, apte aussi aux bénéfices, aux officialités, aux plus hautes dignités ecclésiastiques. La médecine, d’autre part, devenait un métier à nourrir son hôte. Fallait-il donc laisser mettre en péril la théologie, la science par excellence, la fin dernière de l’enseignement ? Le pape Alexandre III défendit aux moines, puis bientôt à tous les clercs, l’étude du droit civil. Le concile de Latran, en 1179, interdit aux ecclésiastiques les fonctions d’avocat, de juge, d’administrateurs dans les cours laïques. Les prédicateurs (entre autres le chancelier de Paris, Prévôtin) tonnaient en chaire contre les jeunes clercs qui abandonnaient l’Écriture sainte ; mais les mœurs et les intérêts l’emportèrent sur les règlements.

Alors le Pape se décida à restreindre sa prohibition pour la rendre plus efficace. En 1219, par la bulle Super spéculant, Honorius III défendit tout enseignement de droit civil à Paris et dans le voisinage, sous peine d’excommunication. La Papauté n’avait pas l’intention, comme on l’a prétendu, d’arrêter le mouvement scientifique, de substituer le droit canonique au droit romain et de détruire la loi civile. Elle a voulu seulement sauver à Paris l’enseignement de la science sacrée, lui en donner pour ainsi dire le monopole, faire de Paris la grande école théologique de la Chrétienté.

LES HUMANISTES.

Les clercs avaient un autre moyen d’échapper à la théologie. Ils se confinaient dans le culte des lettres latines et se passionnaient pour les poètes anciens, bons et mauvais, moraux ou immoraux. Ils les invoquaient comme des autorités et versifiaient, pour les imiter, des chansons, des contes, des odes, des comédies, avec un enthousiasme que retrouveront les humanistes de la Renaissance. Ces futurs chanoines, archidiacres, abbés et évêques composaient, sans penser à mal, des élégies érotiques, des vers bouffons ou des pièces dramatiques crûment indécentes, comme l’Alda du bénédictin Guillaume de Blois, dont la fin est intraduisible. L’âge mûr venu, ils expiaient ces péchés de jeunesse par des productions édifiantes. Une sorte d’idolâtrie sensuelle du paganisme, voilà où aboutissait, pour beaucoup de clercs et de prélats, l’étude de l’antiquité.

PIERRE DE BLOIS.

L’archidiacre Pierre de Blois (mort en 1200) représente assez bien ces lettrés de la nouvelle école. On le connaît surtout par sa correspondance, document précieux pour l’histoire politique et intellectuelle du temps. Intrigant, quémandeur de prébendes et de fonctions, flatteur des grands, des rois et des évêques, il recommande aux écrivains de s’attacher toujours à quelque grand personnage : « Les princes qui aspirent à la gloire, écrit-il à l’un de ses neveux, ne peuvent mieux faire que d’entretenir des hommes capables de transmettre leurs grandes actions à la postérité. Je ne sais si vous avez pris quelqu’un de nos princes pour sujet de vos éloges. Pour moi, dans mon livre De prestigiis fortunae, que je vous envoie, je loue les actions d’Henri IL »

Henri II, reconnaissant, l’a employé comme conseiller et comme ambassadeur. Sur sa recommandation, Pierre de Blois est devenu précepteur du jeune roi de Sicile, Guillaume le Bon, et même chancelier du royaume normand. On lui offrit deux évêchés en Italie et même l’archevêché de Naples ; il refusa ; en France et en Angleterre, seulement, on pouvait jouir d’une gloire lucrative. En fin de compte, il dut se contenter d’une place de secrétaire des archevêques de Cantorbéry et d’archidiacre à Bath, puis à Londres. D’odieuses cabales, à l’entendre, l’empêchèrent de monter plus haut.

Il se consolait en pensant à sa renommée littéraire : « Notre nom, écrit-il à son neveu, littérateur comme lui, s’est répandu jusqu’aux derniers confins de la terre. Nos ouvrages ont pénétré partout ! Ni l’eau, ni le feu, ni l’adversité, ni le temps ne pourront les détruire. » Dans la préface de ses lettres, dont il publie le recueil à la prière du roi d’Angleterre, il s’accuse, mais pour la forme, d’avoir souvent cité l’antiquité profane. Au fond, il est fier de montrer sa science et son talent. L’évêque de Bath lui ayant reproché de se poser en modèle épistolaire : « Mon adversaire, réplique-t-il, trouve mauvais que je donne au public un témoignage de mon travail. Qu’il se taise, ou il entendra des choses qui ne lui plairont pas. J’en prends plusieurs de mes amis à témoin, j’ai coutume de dicter des lettres plus vite qu’on ne peut les écrire ; ceci écarte tout soupçon de plagiat. L’archevêque de Cantorbéry et vous, vous m’avez vu dicter à trois secrétaires différents, sur des matières diverses, et aussi vite que leurs plumes pouvaient courir. Mieux encore, j’ai dicté et rédigé en même temps une quatrième lettre ; seul Jules César en a fait autant. Qu’on veuille bien, si on doute, me mettre à l’épreuve. »

Pierre de Blois avait tout embrassé, sinon tout étreint. A Paris, il avait étudié la rhétorique, la philosophie, les mathématiques et la médecine. Pour apprendre le droit, il alla passer deux ans à Bologne et, devant les étudiants enthousiastes du droit romain, il mit le Jugement dernier en formules de procédure. Revenu à Paris, il suivit les cours de théologie et fut élève de Jean de Salisbury, condisciple de Pierre de Vernon et d’Eude de Sulli. Son œuvre d’écrivain est abondante et variée, tous les genres en vogue y sont représentés : poésies légères, d’abord, il avoue lui-même avoir composé, dans sa jeunesse, « des bagatelles à la manière d’Ovide et des chants voluptueux » ; puis des traités sur l’Amitié, sur l’Utilité des tribulations, sur les Caprices de la fortune, sur la Pénitence des prêtres ; un abrégé des Dictamina de Bernard de Tours, enfin des sermons et des lettres.

Il a eu le mérite de défendre la littérature antique contre la sévérité de certains théologiens. « Malgré les aboiements des chiens et les grognements des porcs, écrit-il, je ne cesserai jamais d’imiter les anciens ! Ils seront mon occupation principale, et tant que je le pourrai, le soleil ne me verra jamais oisif. » II a pour les anciens le respect et la reconnaissance que leur témoigne, par une métaphore célèbre, Bernard de Chartres. « Nous sommes comme des nains hissés sur les épaules des géants et nous voyons grâce à eux plus loin qu’eux-mêmes. » En Pierre de Blois se manifeste ainsi la transformation que produisait, depuis un demi-siècle, dans les idées et les habitudes des prélats, le goût des lettres profanes et des études juridiques.

LE CURÉ LAMBERT D’ARDRES.

Même parmi les simples curés dont se moquent les fabliaux, et à qui les conciles reprochent leur ignorance et leurs mauvaises mœurs, un esprit nouveau a pénétré. Un des historiens les plus intéressants de l’époque de Philippe Auguste, l’auteur de la Chronique d’Ardres et de Guines, le curé d’Ardres, Lambert, est un lettré et un érudit. Il a étudié les origines de son église et de sa région. Amoureux de son clocher, il semble que, pour lui, le monde entier tienne dans la seigneurie d’Ardres, ce fief minuscule. Il célèbre dans la dédicace de son livre la gloire d’Arnoul II, seigneur d’Ardres, comme s’il s’agissait de César ou d’Alexandre. La seigneurie de Guines, vassale à la fois de la France et de l’Angleterre, devient sous sa plume « une des perles les plus précieuses de la couronne de France et l’un des diamants qui rayonnent d’un vif éclat sur le diadème des rois d’Angleterre ». Le siège du donjon de Sangate lui rappelle le siège de Troie : « Si Troie avait été aussi bien munie de soldats que Sangate, elle aurait résisté aux Grecs. »

II cite à la fois, dans les premières pages de sa chronique, Ovide, Homère, Pindare, Virgile, Priscien, Hérodien, Prosper, Bède, Eusèbe et saint Jérôme. Il croit écrire en beau style, parce qu’il gâte sa phrase par d’obscures élégances ; mais il a de la chaleur et du mouvement, et plusieurs de ses récits font tableau. Historien, il est impartial, et, s’il se perd dans les légendes en cherchant les origines, il est exact à décrire ce qu’il a vu ; sa chronique nous donne une réelle et vivante description de la petite féodalité. Il se documente dans les livres d’histoire et dans les pièces d’archives. Il dit lui-même qu’à défaut de sources écrites « il a interrogé les personnes âgées ». Enfin il a le bon sens de ne pas vouloir composer, comme faisaient tant d’autres chroniqueurs, une histoire universelle remontant à Adam et Eve. Lui-même fait remarquer qu’il a rompu avec cette tradition « pour s’enfermer dans les annales d’un tout petit comté », heureux exemple, et qui aurait dû être suivi davantage.

Ainsi, même dans les couches du clergé inférieur, que la réforme ecclésiastique de l’âge précédent n’avait pu pénétrer, la lumière commençait à percer çà et là. C’est que l’Église prenait de plus en plus dans les grandes écoles le goût de la vie intellectuelle.

 

III. L’ÉCOLE DE PARIS. PROFESSEURS ET ÉTUDIANTS

L’ÉCOLE DE PARIS.

L’Europe entière admirait nos écoles et surtout celle de Paris. A la date de 1169, un roi d’Angleterre la traitait en puissance dont le jugement devait faire loi. Henri II, en effet, dans sa querelle avec l’archevêque Thomas Becket, s’offrit à accepter l’arbitrage « soit de la Cour du roi de France, soit du clergé français, soit de l’école de Paris ». L’abbé de Bonne-Espérance, Philippe de Harvengt, écrivait à plusieurs de ses amis pour les féliciter de pouvoir étudier à Paris : « Heureuse cité, où les écoliers sont en si grand nombre que leur multitude en vient presque à dépasser celle des habitants laïques. » « En ce temps-là, affirme l’historien Guillaume le Breton, les lettres florissaient à Paris. On n’avait jamais vu dans aucune partie du monde, à Athènes ou en Egypte, une telle affluence d’étudiants. »

Les professeurs et écoliers de Paris figurent au premier rang dans toutes les solennités du règne de Philippe Auguste. Le premier empereur latin de Constantinople, Baudouin de Flandre, aurait voulu des maîtres parisiens pour réformer les études de son empire ; il pria le Pape de les lui procurer. Innocent III, en effet, représenta à l’école de Paris les services qu’elle pourrait rendre dans ce pays grec dont l’Église venait d’être réunie enfin, après une longue séparation, à l’Église latine. On dirait qu’il l’invite à émigrer en masse vers l’Orient. Il lui vante la Grèce, « une terre remplie d’argent, d’or et de pierres précieuses, où abondent le vin, le blé et l’huile ». Mais, sans doute, ils ne furent pas nombreux, les docteurs de Paris qui consentirent à quitter le Petit-Pont et la Cité pour aller « lire » sur le Bosphore. Douze ans après, le pape Honorius III fait appel aussi aux maîtres de Paris, mais il s’agissait d’aller moins loin, dans le Languedoc, servir la bonne doctrine.

Si l’Église était fière de sa grande école, immense séminaire où se fournissaient la France et l’Europe, cette énorme agglomération de clercs dans une capitale était dangereuse pour l’ordre public et la moralité des ecclésiastiques. Foyer de lumières, mais non d’édification.

LES MAUVAIS ÉTUDIANTS.

Beaucoup de ces étudiants cosmopolites étaient des clercs vagabonds, vagi scolares, qui faisaient, pour gagner leur pain, tous les métiers. Débauchés, piliers de cabaret et fripons, les « goliards », comme on les appelait alors, grossissaient la foule des jongleurs, composaient des poésies latines satiriques et bachiques, ou contaient en français des contes plus que licencieux. Un certain nombre de nos fabliaux sont leur œuvre. Eux-mêmes se sont mis en scène dans le conte du Povre clerc où le héros, sans feu ni lieu, demande sa subsistance à la charité publique. « Il avait étudié à Paris si longtemps que, par pauvreté, lui convint la ville abandonner. Plus rien à engager ni à vendre. Il vit bien qu’il ne pouvait plus rester en la cité : mauvais en eût été le séjour. Puisqu’il ne savait plus où se prendre, mieux valait laisser son apprendre. Il se mit donc en route pour son pays, car il en avait grand désir : mais d’argent il n’avait goutte, ce qui moult le déconforta. Le jour où ce clerc s’en alla, oncques ne but ni ne mangea. En une ville qu’il trouva, il entra chez un vilain et n’y rencontra que la dame du logis et sa servante : « Dame, dit-il, je viens d’école ; j’ai beaucoup marché aujourd’hui. Pour Dieu, montrez-vous courtoise ; hébergez-moi sans plus parler. Et on l’héberge, mais, comme toujours, c’est le maître de la maison qui paye les frais de l’hospitalité. Malin et jovial, toujours prêt à taquiner le bourgeois et à séduire la bourgeoise, tel apparaît l’écolier-clerc dans la littérature, comme dans la réalité.

Des domestiques laïques étaient attachés au service des étudiants riches. Dans une certaine mesure, ils participaient aux privilèges de leurs maîtres ; or, c’étaient pour la plupart, de mauvais sujets, « des voleurs », dit le dominicain Etienne de Bourbon qui étudiait à Paris dans les dernières années de Philippe Auguste. Quand les domestiques allaient au marché ou chez les revendeurs pour le compte de leurs maîtres, ils trouvaient le moyen de gagner « jusqu’à 75 et parfois 400 pour 100 » sur leurs achats.

ÉTUDIANTS PAUVRES.

Les conciles fulminent en vain contre les clercs de mauvaise vie et leur défendent de porter la tonsure, c’est-à-dire de prétendre au privilège ecclésiastique. Mais, dès le règne de Philippe Auguste, la charité privée se préoccupe de fonder, en faveur des étudiants pauvres, des maisons de refuge qui leur fournissent le vivre et le couvert. C’est l’origine très humble des collèges, de ces établissements de boursiers dont le Paris de la rive gauche se couvrira peu à peu.

PREMIERS COLLÈGES.

Le point de départ de ces créations fut l’acte charitable par lequel, en 1180, un bourgeois de Londres nommé Josce, revenant de Jérusalem, acheta une salle de l’Hôtel-Dieu de Paris, et fonda une rente qui permit d’y entretenir et d’y coucher dix-huit clercs écoliers. En retour, ils se chargeaient de veiller, à tour de rôle, les morts de l’hôpital et de porter, aux enterrements, la croix et l’eau bénite. Plus tard, ils sortiront de l’Hôtel-Dieu et posséderont une maison en propre. Ainsi fut institué le premier en date des collèges parisiens, celui des Dix-huit. L’exemple était donné : d’autres collèges s’établirent, comme celui de Saint Honoré, fondé en 1209, par la veuve d’Etienne Bérot, pour treize écoliers pauvres. Déjà à cette époque, une autre maison de refuge pour étudiants, Saint-Thomas du Louvre, était en plein exercice, puisque ses administrateurs demandent au pape Innocent III, en 1210, la permission de se bâtir une chapelle et d’avoir un cimetière à eux.

MŒURS SCOLAIRES.

Les prédicateurs du temps ne distinguaient pas souvent, entre les étudiants, les bons des mauvais. « Pour boire et manger, dit l’un d’eux, ils n’ont pas leurs pareils ; ce sont des dévorants à table, mais non des dévots à la messe. Au travail, ils bâillent ; au festin ils ne craignent personne. Ils abhorrent la méditation des livres divins, mais ils aiment à voir le vin pétiller dans leur verre, et ils avalent intrépidement. » Les professeurs eux-mêmes ne donnaient pas toujours le bon exemple. Pierre de Blois parle, dans une de ses lettres, d’un maître es arts « devenu, dit-il, de dialecticien de première force un buveur consommé, egregium potatorem ». Et par force textes de l’Écriture sainte, il flétrit l’ivrognerie. Les assemblées des professeurs et aussi les réceptions d’étudiants à la licence étaient l’occasion de ripailles énormes. La confrérie scolaire, comme toutes les confréries du Moyen Age, aimait à banqueter.

« Quelle honte ! dit Pierre de Poitiers, nos écoliers vivent dans des turpitudes qu’aucun d’entre eux, dans son pays, parmi ses proches, n’oserait même nommer. Ils dilapident, avec des courtisanes, les richesses du Crucifié. Leur conduite, outre qu’elle rend l’Église odieuse, est une ignominie pour les maîtres et pour les élèves, un scandale pour les élèves laïques, un déshonneur pour leur nation, et une injure envers le Créateur lui-même. » Le chancelier Prévôtin de Crémone nous montre l’écolier sortant la nuit, tout armé, dans les rues de Paris, enfonçant les portes des bourgeois, et remplissant les tribunaux du bruit de ses esclandres. « Tout le jour des femmes viennent déposer contre lui, se plaignant d’avoir été frappées, d’avoir eu leurs vêtements mis en pièces et leurs cheveux coupés. »

L’esprit de turbulence et de combativité est l’esprit même de l’école tout entière. Un prédicateur compare les professeurs, dans leurs querelles scolastiques, à des coqs toujours hérissés pour le combat. Et les élèves imitaient les maîtres, à cela près qu’ils en venaient tout de suite aux coups. On a extrait d’un sermon inédit le mot suivant de Philippe Auguste. Quelqu’un parlait devant lui des écoliers batailleurs. « Ils sont plus hardis que les chevaliers », dit le Roi ; « les chevaliers, couverts de leur armure, hésitent à engager la lutte. Les clercs, qui n’ont ni haubert ni heaume, avec leur tête tonsurée, se jettent les uns sur les autres en jouant du couteau. »

BAGARRES DE 1192 ET DE 1200.

En 1192, un étudiant est tué dans une bagarre par des paysans de l’abbaye de Saint Germain des Prés, qui habitaient les terrains du petit ou du grand Pré-aux-Clercs. L’abbé, accusé en cour de Rome, dut prouver son innocence et détruire les maisons des meurtriers. En 1200, éclate une rixe plus sérieuse entre les étudiants et les bourgeois de Paris, soutenus par le prévôt du Roi, c’est-à-dire par la police. Un clerc d’une grande famille allemande, qui avait été proposé pour l’évêché de Liège, étudiait alors à Paris. Son domestique, entrant dans une taverne pour-y acheter du vin, se querelle avec le marchand : il reçoit des coups et on lui brise sa cruche. Furieux, les étudiants allemands prennent fait et cause pour leur compatriote. Ils envahissent la boutique et laissent le tavernier à demi-mort. Grand émoi parmi les bourgeois. Le prévôt de Philippe Auguste, Thomas, suivi des bourgeois en armes, entre dans la maison des clercs allemands pour arrêter les coupables, qui résistent. Cinq universitaires, dont plusieurs clercs, sont tués. Les maîtres et les étudiants portent plainte aussitôt au Roi. Ils suspendront les cours et quitteront Paris, si l’on ne punit pas les meurtriers.

En ce temps-là, une grève des professeurs, la cessation des cours était une calamité publique, presque une offense à la religion, un arrêt brusque dans la vie ecclésiastique. Le roi de France fit tout ce qu’on lui demanda. Le prévôt de Paris fut jeté en prison avec ceux de ses complices qu’on put retrouver. Une partie des meurtriers ayant pris la fuite, Philippe fit démolir leurs maisons et arracher leurs vignes. Un peu plus tard, les écoliers prièrent le Roi de relâcher le prévôt et les autres détenus, condamnés à la prison perpétuelle, mais à condition qu’on leur remît les coupables pour être fouettés dans une école ; après quoi on les tiendrait quittes de leur peine. Mais Philippe Auguste répondit que son honneur ne permettait pas que des hommes du Roi fussent châtiés par d’autres que par le Roi. Le prévôt resta longtemps dans la prison royale. A la fin, il essaya de s’évader au moyen d’une corde ; la corde cassa, et il tomba de si haut qu’il se tua.

C’est par les deux batailles de 1192 et 1200 que s’ouvre l’histoire politique de l’Université de Paris.

 

IV. LA PAPAUTÉ ET LE MOUVEMENT UNIVERSITAIRE. LES DÉBUTS DE L’UNIVERSITÉ DE PARIS

L’importance des associations puissantes et privilégiées d’étudiants était si grande, à la fin du xiie siècle, que la papauté jugea bon de s’emparer de cette force pour la diriger.

LA PUISSANCE ROMAINE EN FRANCE.

Déjà elle était maîtresse de l’Église, en France, comme dans tous les autres pays chrétiens. La correspondance des papes et surtout celle d’Innocent III montre que le clergé français a perdu son indépendance. Par l’appel à Rome, la curie romaine était le tribunal où aboutissaient tous les procès. Rome devenait, comme on l’a dit très justement : « un vrai champ de bataille pour les plaideurs, une sorte de bureau européen où, au milieu de notaires, de scribes et d’employés de toutes catégories, on ne s’occupait que de chicanes et d’affaires. » Le Saint-Siège suspendait, modifiait, cassait les sentences rendues en France par l’épiscopat. L’autorité des évêques était encore diminuée par la profusion des privilèges qui affranchissaient du diocésain les monastères et les chapitres.

INNOCENT III ET LE CLERGÉ FRANÇAIS.

D’ailleurs, le clergé lui-même hâtait son assujettissement en s’habituant à recourir au Pape comme à la source unique de toute autorité et de toute lumière. Évêques et abbés consultaient Innocent III, non seulement sur les questions de dogme et de discipline mais sur des points minimes de droit et de fait. On demandait, par exemple, au Pape, quelle pénitence il fallait imposer à un moine coupable d’avoir administré à une femme, malade d’une tumeur à la gorge, un remède qui l’a laissée mourir. Un clerc blesse un voleur entré la nuit dans son logis ; quelle satisfaction devra-t-il donner à l’Église ? On prie le Pape de décider même sur des questions de grammaire. Innocent III répond à tout : il agit et pense pour tout le monde. Il règle les détails de l’observance monastique, jusqu’à s’occuper de la forme et de la longueur des couvertures de lit. Pour que le pouvoir de la Papauté sur l’épiscopat fût absolu, il ne restait plus au Pape qu’à nommer les évêques. Innocent III n’a jamais osé prétendre que cette nomination lui appartînt : mais en fait il a plus d’une fois écarté les candidats qui lui déplaisaient, et substitué d’office ses protégés aux personnes choisies par les électeurs.

Il était inévitable que la Papauté voulût mettre la main sur les grandes écoles, où les clercs se préparaient au sacerdoce.

LES DÉCRETS DE LATRAN SUR LA LIBERTÉ D’ENSEIGNER.

En 1179, le troisième concile de Latran, présidé par le pape Alexandre III, prenait dans son 18e décret une décision d’une importance extrême. « Chaque église cathédrale devra entretenir un maître chargé d’instruire gratis les clercs de l’église et les écoliers pauvres » : c’est l’enseignement gratuit au moins pour ceux qui ne peuvent pas payer. « Défense est faite aux personnes qui ont la mission de diriger et de surveiller les écoles (c’est-à-dire aux chanceliers et aux écolâtres), d’exiger des candidats au professorat une rémunération quelconque pour l’octroi de la licence » : c’est la gratuité de la maîtrise. « Défense enfin de refuser la licence à ceux qui l’ont demandée et en sont dignes » : c’est, dans un certain sens, la liberté de l’enseignement. Le 11e décret du quatrième concile de Latran, tenu par Innocent III en 1215, reproduit les mêmes prescriptions. Il décide en outre que, dans chaque église d’archevêché ou église métropolitaine, il sera créé un theologus, chargé d’enseigner la théologie aux prêtres de la province ecclésiastique et de surveiller l’exercice du sacerdoce paroissial. Par ces deux décrets, la Papauté voulait compléter, régulariser, unifier l’organisation scolaire qui s’était établie peu à peu, en créations isolées et spontanées, dans beaucoup de diocèses français, pendant le xie et le xiie siècle. Sur un point capital, la liberté d’ouvrir un cours, la disposition relative à la « licence d’enseigner » était une sorte d’affranchissement.

LES GRANDES ÉCOLES.

En réglant ainsi l’exercice de ce droit, le Pape avait surtout en vue les grandes écoles, studia generalia. On appelait ainsi celles où l’on enseignait l’ensemble des sciences alors connues : au premier degré, les arts libéraux, le trivium et le quadrivium, base immuable de l’édifice scolaire depuis les Carolingiens ; au second degré, les études plus spéciales et de caractère professionnel : la médecine (physica), le droit civil (leges), le droit canonique (decretum) et la théologie (sacra pagina). Étudiants es arts ou « artistes », médecins, légistes, décrétistes, théologiens, tous ceux qui se destinaient à la prêtrise et aux professions que nous appelons « libérales » se réunissaient de préférence dans certaines villes. Paris, Orléans et Angers au Nord, Toulouse et Montpellier dans le Midi, étaient, au temps de Philippe Auguste, les grandes cités scolaires. Mais quelques-unes de ces écoles avaient déjà des spécialités qui attiraient le Français et l’étranger : à Paris, la dialectique et la théologie ; à Orléans, le droit civil et la rhétorique ; à Montpellier, la médecine. Devant la prospérité croissante de ces écoles, celles de Chartres et de Reims, qui avaient eu, au xie siècle, leur période de gloire, déclinent et s’effacent. Elles tomberont peu à peu au rang de séminaires locaux.

FORMATION DES CORPS UNIVERSITAIRES. L’UNIVERSITÉ DE PARIS.

C’est à la fin du xiie siècle et au commencement du xiiie que les collectivités scolaires s’organisent en corporations puissantes, universités de maîtres et d’élèves, universitates magistrorum et scolarium. Les éléments des universités existaient bien antérieurement à la formation de ces corps. La communauté de sentiments, d’idées et de méthode scientifique unissait depuis longtemps la population des écoles. Celle de Paris en particulier avait commencé à prendre conscience de son unité intellectuelle le jour où un professeur comme Abélard avait groupé autour de sa chaire la jeunesse de France et d’Europe. En ce sens, l’Université de Paris était faite dès le second tiers du xiie siècle.

Mais c’est seulement au début du siècle suivant que les organes de ce grand corps sont mentionnés dans les textes. L’association des professeurs apparaît dans un acte du pape Innocent III, de 1207-1209, et celle des écoliers dans un acte épiscopal de 1207. C’est en 1221, dans une bulle du pape Honorius III, qu’il est question du sceau que les maîtres et les écoliers parisiens ont fait « récemment » fabriquer à l’usage de leur corporation. A coup sûr, la corporation générale avait déjà son chef ou son directeur (capitale) en 1200, année où elle reçut du roi de France son premier privilège connu, car, dans cette charte, Philippe Auguste comprend évidemment, sous le nom de scolares, tout le personnel de la grande école parisienne, maîtres et étudiants. Les facultés, groupes de maîtres et d’écoliers appartenant à une même spécialité d’études, commencent à être mentionnées, avec leurs chefs ou procureurs, à partir de 1219. Quant aux nations, c’est-à-dire aux associations universitaires par pays d’origine, il en est question pour la première fois en 1222.

Les deux actes les plus anciens qui ont émancipé et réglementé l’Université de Paris émanèrent, l’un du roi de France, l’autre de la Papauté.

LA CHARTE DE PHILIPPE AUGUSTE.

La charte royale de 1200, accordée par Philippe Auguste à la suite de l’émeute dont il a été parlé plus haut, enlève l’Université à la juridiction civile pour la soumettre exclusivement aux juges d’Église. Le prévôt de Paris ne pourra mettre la main sur un écolier qu’en cas de flagrant délit : il devra l’arrêter sans le maltraiter, à moins que le coupable ne fasse résistance, et il ne l’arrêtera que pour le remettre sur-le-champ à la justice ecclésiastique. Si les juges ne sont pas disponibles à l’heure de l’arrestation, on gardera le délinquant dans la maison d’un autre écolier jusqu’à ce qu’il puisse être traduit. Le trésor ou « capital » de l’Université ne pourra, sous aucun prétexte, être saisi par les agents du Roi ; les juges d’Église, seuls, auront le droit de le mettre sous séquestre. Même les sergents ou domestiques laïques des écoliers ont leur privilège ; les gens du Roi ne pourront mettre la main sur eux qu’en cas de délit évident. Mais il faut aussi que les étudiants soient protégés contre le mauvais vouloir des bourgeois de Paris. Ceux-ci devront jurer que s’ils voient un écolier maltraité par un laïque, ils n’hésiteront pas à en témoigner devant les juges. Si l’écolier est attaqué à main armée, à coups de bâton ou à coups de pierres, les laïques, témoins de l’incident, seront tenus d’arrêter l’assaillant et de le livrer à la police royale. Dernière précaution : le prévôt de Paris en exercice et les bourgeois de Paris devront jurer, en présence de l’Université, qu’ils observeront de bonne foi les clauses de ce privilège. A l’avenir, tout prévôt, au moment de son entrée en charge, prêtera le même serment.

LE STATUT DE ROBERT DE COURÇON.

Voilà donc l’Université mise sous un régime à part, hors de la loi commune, privilégiée dans l’État. Le cardinal légat Robert de Courçon lui donna, en août 1215, sa première loi constitutive.

Une condition d’âge est fixée pour l’enseignement de la théologie comme pour celui des arts libéraux. Le maître théologien devra être âgé de trente-cinq ans et avoir au moins dix ans d’études théologiques. On ne l’admettra que s’il est de bonnes vie et mœurs et d’une capacité éprouvée. Pour être maître es arts, il faut avoir au moins vingt ans, compter six années de scolarité et posséder la licence. D’autre part, il n’est pas permis d’ouvrir un cours pour le simple plaisir de faire quelques leçons, quitte à disparaître ensuite : le maître doit prendre l’engagement d’enseigner au moins pendant deux ans.

L’étudiant devenu maître es arts devra avoir un extérieur décent, approprié à la condition ecclésiastique, qui est la sienne : il ne portera qu’une chape ronde, de couleur foncée et descendant jusqu’aux talons. Il remplira un autre devoir de convenance, auquel les universitaires, paraît-il, se dérobaient trop souvent : l’assistance aux obsèques des membres de la corporation. A la mort d’un écolier, la moitié des professeurs de la faculté à laquelle il appartenait suivra le convoi : au prochain décès, ce sera le tour de l’autre moitié. Le législateur qui établit cette sorte de roulement a bien soin de spécifier que les assistants ne pourront pas s’en aller avant la fin de la cérémonie. S’agit-il des obsèques d’un professeur ? Tous ses collègues doivent assister à la veille qui se fera dans l’église « jusqu’à minuit et même au-delà ». Le jour de l’enterrement, tous les cours vaqueront.

« Il faut que tout écolier ait un maître à qui il s’attache » ; ceci était dirigé contre la foule des pseudo-étudiants qui ne suivaient pas de cours. En outre, « il faut que tout maître ait juridiction sur son écolier », forum sui scolaris habeat, indice du lien étroit alors établi entre le professeur et ses élèves. Il est leur directeur, leur juge ; il est responsable de leur conduite, avec droit de correction ; il est à la fois, pour eux, le maître et le magistrat.

Maîtres et écoliers ont le droit de se confédérer entre eux ou avec d’autres, de former des ligues assermentées, dans des circonstances nettement spécifiées : si un universitaire a été tué ou blessé, s’il a subi une injure grave, si on lui a refusé justice, s’il s’agit de fonder des sociétés de funérailles, si l’on a besoin d’imposer aux bourgeois de Paris une taxe des logements, etc. Ce dernier point était un sujet de discussions fréquentes. Les propriétaires parisiens, abusant de la difficulté qu’éprouvaient les étudiants à trouver un logis, majoraient leurs prix au-delà de toute mesure.

En somme, Robert de Courçon reconnaissait formellement aux universitaires le droit de réunion et le droit de coalition.

L’UNIVERSITÉ DE MONTPELLIER.

L’autre grande école de France, qui, avec celle de Paris, porta déjà, au temps de Philippe Auguste, le nom d’université, était l’école de Montpellier. En tant que réunion des-diverses facultés, elle ne sera officiellement constituée qu’en 1289, par une bulle du pape Nicolas IV ; mais la faculté de médecine, tout au moins, apparaît comme corps organisé dès l’année 1220, et elle s’appelle déjà « Université », le mot ayant ici un sens restreint. Le statut du cardinal Conrad de Porto, qui l’organise ou en sanctionne l’organisation, est le plus ancien acte constitutif d’une faculté française. On y voit clairement en quoi consistait le lien primordial établi entre les membres de l’association.

Elle est placée d’abord sous une juridiction spéciale, du moins, pour les affaires civiles ; et ce juge spécial est un des professeurs, nommé par l’évêque de Maguelone. Il juge avec le concours de trois autres professeurs (parmi lesquels se trouve le plus ancien en exercice), mais en première instance seulement. On fera appel de ses arrêts à l’évêque, qui, d’ailleurs, demeure seul investi de la justice criminelle. Ce juge civil peut être appelé le chancelier de l’Université, « cancellarius universitatis scolarium ». Le plus ancien professeur jouira de privilèges honorifiques : il aura le pouvoir de fixer la date et la durée des vacances scolaires ; on voit poindre ici l’autorité du chef de la faculté, que les textes postérieurs appelleront le doyen.

La corporation de Montpellier a donc ses chefs et, en partie, sa juridiction propre. Un autre article du statut de 1220 met hors de doute son caractère d’association de secours mutuel contre l’étranger. « Si un maître est attaqué dans sa personne ou dans celle d’un des siens par quelqu’un qui n’est pas de l’école, tous les autres maîtres et écoliers, requis à cet effet, lui apporteront conseil et aide. » Entre les membres du personnel enseignant devront s’établir des relations de bonne confraternité. « Si un professeur est en litige avec un de ses élèves, au sujet de son salaire ou pour toute autre raison, aucun professeur ne doit sciemment recevoir cet élève, avant que celui-ci ait donné ou promis satisfaction à son ancien maître. » Défense aux professeurs de se faire une concurrence déloyale. Enfin il est prescrit aux maîtres et aux étudiants d’assister tous avec exactitude aux funérailles des membres de l’Université.

CARACTÈRE RELIGIEUX DES UNIVERSITÉS.

De ces premiers actes de législation scolaire il ressort que l’Université, à Montpellier comme à Paris, est à la fois une société de secours mutuel et une confrérie religieuse. Elle est composée presque entièrement de clercs, de maîtres et d’étudiants portant la tonsure. C’est un organe de l’Église. Le premier document émané de l’Université de Paris (1221) est une lettre adressée aux religieux de l’ordre de Saint-Dominique récemment établis à Paris. Les « universitaires » demandent aux dominicains qu’ils veuillent bien les associer, comme confrères, au bénéfice de leurs œuvres spirituelles ; ils sollicitent la faveur d’être enterrés dans leur cloître, avec les honneurs réservés aux membres de la congrégation. Au reste, le sceau de l’Université de Paris en marque bien le caractère religieux. Il est divisé en plusieurs compartiments : dans la niche d’en haut, à la place d’honneur, apparaît la Vierge, Notre Dame, patronne des universitaires et de l’église où est née la grande école parisienne ; à gauche, l’évêque de Paris, tenant sa crosse ; à droite, une sainte entourée du nimbe. Ce sont les personnages importants. Dans les cadres inférieurs, plus exigus, se montrent docteurs et écoliers. Le tout est dominé par la croix.

CE QUE FUT LE MOUVEMENT UNIVERSITAIRE.

Il n’est donc pas vrai que la fondation des Universités marque, comme on l’a prétendu, une émancipation de l’esprit dans le domaine religieux, ni que le « mouvement universitaire » ait eu pour objet de remplacer par des corporations pénétrées de l’esprit laïque les écoles cléricales des chapitres et des abbayes. Il est vrai, par contre, qu’en se faisant universités, les associations scolaires se sont affranchies du pouvoir ecclésiastique local pour se mettre sous la main des papes. L’avènement des universités, c’est une diminution de l’épiscopat, un progrès du Saint-Siège. Ce sont les papes qui ont créé ou développé les corporations universitaires. Et leur intervention fut bienfaisante, car aux mains des évêques et des chapitres, des chanceliers et des écolâtres, le droit d’autoriser l’enseignement était considéré et pratiqué comme une source de profits. On accordait la capacité d’enseigner, « la licence », au gré des caprices et des intérêts d’un corps de chanoines, d’un dignitaire diocésain ; pis encore, on la vendait. Le Pape fit cesser ces scandales par l’autonomie donnée aux universités. En même temps, il travaillait pour la Papauté. La fondation des universités françaises est un épisode de l’évolution qui tendait, depuis le commencement du Moyen Age, à établir la monarchie pontificale au-dessus des pouvoirs locaux.

La charte de Philippe Auguste et le statut de Robert de Courçon devinrent immédiatement, aux mains des universitaires de Paris, des armes de résistance et de combat. Ils allaient s’en servir contre la police royale et les bourgeois, mais surtout contre l’évêque de Paris et son chancelier.

LE CHANCELIER DE NOTRE-DAME.

Le chancelier de Notre-Dame était un des premiers dignitaires du chapitre, d’ordinaire un théologien en renom, un écrivain ou un prédicateur estimé. Il avait une double fonction : il faisait rédiger, sceller et expédier les actes passés par l’Église de Paris ; d’autre part, il représentait l’évêque comme directeur de l’enseignement dans tout le ressort épiscopal, surveillait les écoles et conférait le droit d’enseigner. Quand l’Université fut organisée, il continua d’exercer, sur la corporation des maîtres et des étudiants, le pouvoir disciplinaire et judiciaire qu’il possédait sur toutes les écoles de l’évêché. Mais comme toutes les communautés puissantes, celle-ci aspirait à se gouverner elle-même. La lutte s’engagea.

L’UNIVERSITÉ ET PHILIPPE DE GRÈVE.

En 1219, Pierre de Nemours, évêque de Paris, et Philippe de Grève, le chancelier, déclarent excommuniés tous les universitaires qui se sont ligués ou se ligueront par serment, sans la permission de l’autorité épiscopale ou de ses délégués. Excommunié aussi quiconque aura vu des écoliers courir, la nuit, en armes, dans les rues, et ne les aura pas dénoncés à l’officialité ou à la chancellerie. L’Université refuse de se soumettre à ces décisions et elle en appelle au Pape. Elle enverra plaider sa cause à Rome. Mais il en coûte cher de se faire représenter à Rome, et le corps des professeurs et des étudiants n’a pas encore de fonds communs affectés à cet objet. On y pourvoira par une souscription (collecta). Maîtres et clercs s’engagent par serment à souscrire la somme fixée par leurs procureurs. L’argent recueilli, le représentant de l’Université se met en route. Alors le chancelier déclare excommunier tous les maîtres et tous les étudiants qui auront organisé ou payé la souscription. Ils ne seront même plus admis à se confesser.

L’émoi fut grand dans le personnel scolaire. L’Université supplie l’évêque de revenir sur une décision aussi rigoureuse. Les chanoines de Notre-Dame, le ministre de Philippe Auguste, frère Guérin, joignent leurs instances à celles des universitaires. L’évêque et son chancelier restent inflexibles : ils suspendent des professeurs, incarcèrent des étudiants, si bien que l’Université riposte, à la fin, par une cessation générale des cours. « La voix de la science se tait à Paris », écrit le pape Honorius III. Il est indigné (ce sont ses propres expressions) « qu’un officier de l’évêque attente à l’existence de la grande école parisienne et arrête le cours de ce fleuve de science qui, par ses multiples dérivations, arrose et féconde le terrain de l’Eglise universelle ». L’arrêt d’excommunication est cassé, l’ordre est donné au chancelier « et à ses complices » de venir se justifier à Rome.

CONFLIT AVEC GUILLAUME DE SEIGNELAI.

Dès lors, les conflits se succèdent presque sans interruption. En 1220, Honorius avait transféré à l’évêché de Paris, contre la volonté de Philippe Auguste, patron d’un autre candidat, l’évêque d’Auxerre, Guillaume de Seignelay. C’était un homme de combat qui, sur son premier siège, avait déjà soutenu une lutte des plus vives contre la Féodalité et contre le Roi. A Paris, il continua ; il eut avec Philippe Auguste trois ou quatre démêlés Pour un évêque de ce tempérament, la question universitaire se simplifiait : c’était la guerre déclarée aux maîtres et aux étudiants, l’appui sans réserve donné aux prétentions du chancelier. On s’aperçut que l’évêque Guillaume de Seignelay et le chancelier Philippe de Grève ne faisaient qu’un.

L’historien Guillaume le Breton affirme que l’évêque s’était rendu odieux au Roi et à l’Université tout entière. « Il se conduisit, dit-il, avec une telle malhonnêteté, que tous les professeurs de théologie et ceux des autres facultés cessèrent leur cours pendant six mois, ce qui le fit détester du Clergé, du peuple et de la Noblesse. » Mais l’annaliste de l’église d’Auxerre soutient vigoureusement Guillaume de Seignelay : « Il y avait parmi les écoliers parisiens de vrais bandits qui couraient en armes, la nuit, dans les rues, et commettaient impunément l’adultère, le rapt, le meurtre, le viol, les forfaits les plus honteux. Non seulement il n’y avait plus de sécurité pour l’Université, mais les bourgeois eux-mêmes ne vivaient plus tranquilles, le jour pas plus que la nuit. L’évêque sut débarrasser la ville de ces brigands ; les plus compromis furent, par ses soins, emprisonnés à perpétuité, les autres chassés de Paris, et tout rentra ainsi dans l’ordre. »

Entre ces deux appréciations contraires, où est la vérité ? L’évêque de Paris représentait une cause très respectable, celle des bonnes mœurs. Le privilège de Philippe Auguste était exorbitant. Mais Guillaume de Seignelay ne cédait-il pas aux suggestions de l’intérêt personnel ? Dans une plainte adressé au pape Honorius, en avril 1221, il accuse les maîtres et les étudiants de former une conspiration permanente contre l’autorité du chancelier et la sienne. « Ils se sont fait fabriquer un sceau et se passent de celui de la chancellerie. Ils fixent arbitrairement la taxe des loyers, au mépris de l’ordonnance rendue, à ce sujet, par le Roi et acceptée par l’Université elle-même. Ils ont constitué un tribunal pour juger leurs procès, comme si la juridiction de l’évêque et du chancelier n’existait pas. »

DÉFAITE DE L’ÉVÊQUE DE PARIS.

Le règlement transactionnel de 1222, imposé aux partis par Honorius III, marqua le recul définitif de l’autorité épiscopale. Il annulait l’excommunication lancée contre les maîtres et les étudiants, et défendait à l’évêque d’incarcérer et de frapper d’amende les universitaires suspects ; on devait les admettre à donner caution : c’est l’habeas corpus de l’école de Paris. Interdiction à l’évêque, à l’official et au chancelier d’imposer aux licenciés un serment d’obéissance ou de fidélité quelconque. La prison construite par le chancelier sera démolie. Ni l’évêque ni ses officiers ne pourront infliger aux maîtres et aux écoliers une peine pécuniaire sous prétexte d’excommunication. Le chancelier ne donnera la maîtrise dans une faculté quelconque qu’aux candidats dont l’aptitude aura été attestée par leur professeur particulier et par un jury de professeurs élus ad hoc. Enfin l’évêque et ses officiers ne devront pas empêcher les maîtres admis à la licence par l’abbé de Sainte-Geneviève de commencer leur enseignement.

L’EXODE DES UNIVERSITAIRES.

Cette dernière disposition révèle un fait capital dans l’histoire de la corporation universitaire. Une grande partie des maîtres qui jusqu’alors habitaient la Cité autour de Notre-Dame, avaient passé le Petit-Pont et s’étaient établis sur le versant nord de la montagne Sainte-Geneviève. Ils étaient à l’étroit dans l’île, et puis ils voulaient s’éloigner de l’évêque, mettre la rivière entre eux et lui. Les maîtres es arts, notamment, s’installèrent en nombre dans les rues du Fouarre, de la Bûcherie et de la Huchette, d’où ils émigrèrent sur toute la rive gauche. Mais l’abbé de Sainte-Geneviève, seigneur de ce territoire, avait, comme le chapitre de Notre-Dame, son autorité scolaire et le droit de créer des licenciés. L’Université lui demanda de faire concurrence au chancelier pour la collation des grades. L’exode hors de la Cité et la licence de Sainte-Geneviève affranchissaient la corporation.

En somme, les maîtres et les écoliers de Paris avaient réussi à se placer presque exclusivement dans la dépendance des papes. Cette évolution s’accomplit pendant le règne de Philippe Auguste> mais, sauf l’acte unique de l’an 1200, tous les progrès de la corporation se sont réalisés en dehors du Roi. C’est le Saint-Siège qui a tout pouvoir sur les professeurs et les étudiants, sur les matières d’enseignement, comme sur le personnel chargé d’enseigner. Le Pape, et non pas le Roi ni l’évêque, règne sur l’Université.