Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre III - La société française (Fin du XIIe siècle et commencement du XIIIe)

I - État général de la société

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. LES MISÈRES SOCIALES. LE BRIGANDAGE

Quels qu’aient été, déjà sous Louis VII, mais principalement sous Philippe Auguste et Louis VIII, les progrès de la Monarchie, l’action du Roi pour le rétablissement de la paix et de l’ordre ne s’est guère fait sentir que dans les régions de la France du Nord immédiatement soumises à son autorité. Au Centre, au Midi, dans les provinces de l’ancien royaume d’Arles, là où les baillis capétiens ne se montrent pas et où domine une féodalité turbulente, l’anarchie subsiste et les conditions générales de la vie, dure pour les misérables, difficile même pour les classes d’en haut, n’ont pas changé. La prospérité et le bien-être n’existent vraiment que dans quelques provinces privilégiées, Flandre, Champagne, Normandie, Ile-de-France, et, en particulier, dans les grandes villes dotées de larges franchises, enrichies par l’industrie et le commerce, protégées par de bonnes murailles et par la police du haut suzerain. Ailleurs, surtout hors de la « paix du Roi », il n’y a sécurité ni pour les biens ni pour les personnes ; la guerre sévit perpétuellement et le brigandage est un fléau quotidien. Enfin, les calamités habituelles, incendies, famines, pestes, favorisées par l’ignorance des lois les plus élémentaires de l’hygiène et de l’économie politique, ont toujours le champ libre.

LES INCENDIES.

L’incendie surtout est la grande terreur de ces villes du Moyen Age aux rues étroites et tortueuses, où s’entassaient les maisons de bois. Nous ne connaissons pas de textes de cette époque qui fassent la moindre allusion à l’organisation d’un service de secours ; une maison qui brûlait embrasait tout le quartier et souvent la ville entière. De 1200 à 1225, Rouen brûla six fois. Les monuments de pierre, les églises, les donjons énormes, celui de Gisors, celui de Pompadour en Limousin, croulèrent dans les flammes. En 1188, Rouen, Troyes, Beauvais, Provins, Arras, Poitiers, Moissac furent détruites. A Troyes, le feu prit, la nuit, sur le champ de foire ; l’abbaye de Notre-Dame-aux-Nonnains, la collégiale de Saint-Etienne, qu’on venait de reconstruire, le palais des comtes de Champagne, la cathédrale de Saint-Pierre, tout flamba. Les religieuses de Notre-Dame furent brûlées vives.

Le grand incendie de Chartres, en 1194, fit périr des centaines de malheureux et disparaître presque toute l’ancienne cathédrale. La crédulité de la foule apeurée était sans bornes. Rigord affirme qu’on voyait, dans les villes en flammes, des corbeaux voler, portant au bec des charbons ardents et brûlant les maisons épargnées. A ces catastrophes accidentelles s’ajoutaient les incendies allumés par les gens de guerre. L’incendie était un procédé militaire réglé, une institution. A côté des fourrageurs, qui pillent les campagnes, toute armée a ses « boutefeux », chargés spécialement de brûler granges et maisons.

LA PESTE.

La peste, à son tour, ravage cette population malpropre, ces villes sans égouts, sans pavés, où les maisons n’étaient que des bouges suintants et les rues des cloaques. A Paris, « la plus belle des villes », les bourgeois enterraient leurs morts dans la plaine des Champeaux, sur l’emplacement de nos Halles. Ce cimetière n’était pas clos ; les passants le traversaient en tous sens et on y tenait des marchés. Par les temps de pluie, le charnier devenait un marécage nauséabond. Ce fut seulement en 1187 que Philippe Auguste l’entoura d’un mur en pierre, par respect pour les morts plutôt que pour la santé publique. Deux ans auparavant, le Roi et les Parisiens s’étaient décidés à faire un premier essai de pavage, mais tout au plus dans les grandes voies qui conduisaient aux portes ; le reste n’était que bourbier, terrain d’élection pour ces maladies contagieuses contre lesquelles le Moyen Age ne savait prendre ni mesures préventives ni mesures curatives.

On subissait comme un châtiment d’en haut la peste, « le feu sacré, le feu divin », ignis sacer, ignis infemalis. Pour les « ardents », les remèdes étaient toujours les mêmes : processions, prières publiques, expositions dans les églises, supplications à quelques saints guérisseurs, saint Firmin, saint Antoine. A Paris, on portait les pestiférés à Sainte-Geneviève ou à Notre-Dame, sans craindre d’aggraver la contagion. Aux épidémies s’ajoutait la lèpre, fléau permanent de toutes les provinces françaises, redoutable aux riches comme aux pauvres.

LES FAMINES.

La famine était alors moins fréquente qu’au xie siècle, où l’on a pu compter quarante-huit années de disette : mais pourtant, sous le règne de Philippe Auguste, il y en eut onze. Celle de 1195 dura quatre ans. Le blé, le vin, l’huile, le sel atteignirent des prix extraordinaires. On mangeait du marc de vin en guise de pain, des bêtes crevées, des racines. Le jour de Pâques 1195, Alix, dame de Rumilli (une seigneurie du diocèse de Troyes), est surprise de voir qu’il y ait peu d’assistants à la messe. Le curé lui apprend que la plupart des paroissiens sont occupés à chercher des racines dans les champs. Alix leur fait distribuer des provisions et ordonne, comme mesure perpétuelle, que le tiers des grosses dîmes qui lui appartenaient serait remis le jour de Pâques à tous les habitants de la paroisse. Chacun d’eux devait recevoir en outre un pain de cinq livres. Mais que pouvait la charité devant l’immensité du désastre ? En 1197, une foule innombrable de personnes moururent de faim : innumeri fame perempti sunt, dit la Chronique de Reims. Des expressions comme celles-ci : multi fame perierunt, moriuntur fame millia millium, reviennent souvent sous la plume des chroniqueurs.

Ce ne sont pas seulement les misérables qui ont faim. A Liège, où les pauvres, couchés dès la première heure aux portes des églises, demandent l’aumône, les riches « sont réduits à manger des charognes ». Les moines n’ont ni vin ni bière : ils mangent du pain de seigle (1197). La faim fait sortir le châtelain de son donjon. « Je reconnais, confesse en 1184 un petit seigneur champenois, Érard de Brienne, avoir enlevé du blé dans les granges de l’abbaye de Saint-Loup de Troyes : ce que je n’aurais pas dû faire ; mais c’était pour approvisionner mon château. » — « Le besoin m’y obligeait, necessitate mea compulsas », dit, en 1200, un autre seigneur de la même lignée, qui s’avouait coupable du même méfait.

LE BRIGANDAGE.

La famine engendrait le brigandage. Le fléau eut comme une recrudescence au déclin du règne de Louis VII et pendant celui de Philippe Auguste presque tout entier. La France centrale, en particulier, est alors inondée de ces mercenaires appelés « routiers » et « cottereaux » ou encore, du nom des pays qui les fournissaient en abondance, « Aragonais, Navarrais, Basques et Brabançons ». Nous avons vu des bandes de routiers prendre une part active aux guerres de Philippe Auguste et des Plantagenêts. Mais quand ces aventuriers cessaient d’être enrôlés, ils pratiquaient pour leur compte le pillage et l’assassinat.

LES ROUTIERS.

Le routier sévit surtout dans le Berri, l’Auvergne, le Poitou, la Gascogne, le Languedoc et la Provence, pays difficiles à surveiller et à défendre. Il s’attaque de préférence à l’Eglise, plus riche, et se venge, en ravageant ses terres, de ses excommunications. Les cottereaux du Berri, après avoir brûlé les églises, emmènent des troupeaux de prêtres et de religieux. « Ils les appelaient chantres, dit Rigord, par dérision, et leur disaient : « Allons, les chantres ! entonnez vos chants » ; et ils faisaient pleuvoir sur eux les soufflets et les coups de verges. Quelques-uns, ainsi flagellés, moururent ; d’autres n’échappaient à un long emprisonnement qu’en payant rançon. Ces démons foulaient aux pieds les hosties consacrées et, avec les linges des autels, faisaient des voiles pour leurs concubines. » Le prieur de Vigeois en Limousin nous parle d’un chef de bande qui vendait les moines dix-huit sous pièce. Ceci n’empêchait pas d’ailleurs les membres de l’Église de recourir aux offices de ces brigands. En 1204, une lettre du pape Innocent III accuse un archevêque de Bordeaux de vivre entouré de routiers, et de gouverner ainsi sa province par la terreur. Il leur indiquait les coups à faire et participait aux bénéfices.

UN VOYAGE DE PARIS A TOULOUSE.

Un abbé de Sainte-Geneviève raconte à ses moines les péripéties d’un voyage de Paris à Toulouse : « la longueur de la route, le danger des rivières à franchir, le danger des voleurs, le danger des cottereaux, des Aragonais et des Basques ». Il chemine à travers des plaines dévastées et désertes, n’ayant sous les yeux que des spectacles de désolation : villages incendiés, maisons en ruines, murs d’églises à demi-écroulés, tout détruit jusqu’aux fondements, et les habitations humaines devenues des repaires de bêtes fauves. « Je conjure mes frères, écrit le voyageur en terminant, de supplier pour moi Dieu et la bienheureuse Vierge. S’ils me jugent capable de rendre service à notre église, qu’ils me fassent la grâce de me ramener à Paris sain et sauf. »

Au-delà du Rhône, dans cette malheureuse province d’Arles nominalement soumise à l’Empereur, le brigandage est endémique. Le pape Célestin III énumère à l’archevêque d’Arles, Imbert, les diverses catégories de malfaiteurs qu’il doit punir. « Sévissez contre ceux qui dépouillent les naufragés ou arrêtent les pèlerins et les marchands ; excommuniez ceux qui ont l’audace d’établir de nouveaux péages. Je sais que votre province est en proie aux Aragonais, aux Brabançons, et autres bandes d’étrangers. Frappez-les, mais frappez aussi ceux qui louent ces brigands et les reçoivent dans les châteaux ou dans les villes. »

EXÉCUTIONS DE ROUTIERS.

Réduite à ses armes spirituelles, l’Église était impuissante. Quelquefois, lorsque les excès des routiers devenaient par trop insupportables, les hauts seigneurs et les rois se résignaient à des exécutions. Richard Cœur-de-Lion enveloppe, un jour, près d’Aixe en Limousin, une bande de Gascons ; les uns sont noyés dans la Vienne, les autres égorgés, quatre-vingts ont les yeux crevés. Les cottereaux du Berri, mal payés par Philippe Auguste, se révoltent et saccagent le pays. Le Roi les attire à Bourges, sous prétexte de leur verser leur solde. Une fois entrés, on ferme les portes, la chevalerie royale se jette sur eux, les désarme et leur prend tout l’argent qu’ils avaient volé. Mais presque toujours les crimes des routiers restaient impunis, la Noblesse étant complice ou n’osant pas agir. Le mal ne cessait pas de s’étendre. Les bandes de pillards grossissaient, en route, de tous les gens tarés ou proscrits : vagabonds, moines, fugitifs, chanoines défroqués, religieuses en rupture de cloître.

En 1182, dans la France centrale, de l’excès de calamité et de désespoir sortit un soulèvement immense, un effort simultané des riches et des pauvres, des nobles et des vilains, pour organiser une force militaire et détruire le brigandage.

LE CHARPENTIER DURAND.

Le point de départ est, comme dans toutes les grandes crises de cette nature, une vision céleste. La Vierge apparaît à un charpentier du Pui-en-Velai, nommé Durand Dujardin. Elle lui montre une image qui la représente tenant le Christ sur les bras, avec cette inscription : Agnus Dei, qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem. Elle lui ordonne d’aller trouver l’évêque du Pui et de réunir en confrérie tous ceux qui veulent le maintien de la paix. Au xie siècle, les évêques avaient institué les associations de la paix de Dieu ; mais, avec le temps, et par l’effet d’une mauvaise organisation, la plupart de ces ligues s’étaient dissoutes. Ici ce n’est plus la paix de Dieu, mais la paix de Marie, la grande divinité du Pui, la patronne de la cathédrale, la Vierge noire devant laquelle défilaient les pèlerins.

CONFRÉRIE DES CAPUCHONNÉS.

La confrérie du charpentier, avec une rapidité merveilleuse, s’étend aux pays voisins et bientôt à beaucoup de provinces de la France centrale et méridionale. En quelques mois, de la fin de décembre 1182 à avril 1183, l’armée de la paix est organisée dans chaque région.

Les confrères portaient un petit capuchon de toile ou de laine blanche (d’où leur nom de « Capuchonnés », Capuciati, ou de « chaperons blancs ») où étaient rattachées deux bandes de même étoffe tombant l’une sur le dos, l’autre sur la poitrine. « Cela ressemblait, dit le prieur de Vigeois, au pallium des archevêques. » Sur la bande de devant était fixée une plaque d’étain représentant la Vierge et l’enfant, avec les mots Agnus Dei. Les associés payaient, à chaque fête de la Pentecôte, une cotisation. Ils juraient d’aller à confesse, de ne pas jouer, de ne pas blasphémer, de ne pas fréquenter les tavernes, de ne porter ni vêtements efféminés, ni poignards. C’était par la foi, la discipline et la bonne conduite qu’ils devaient mériter de Dieu la victoire. Plusieurs de ces confrères vécurent saintement, si bien que sur la tombe de certains Capuchonnés, tués par des routiers, des miracles s’accomplirent. Les soldats de cette armée édifiante formaient une franc-maçonnerie très étroite dont les membres se juraient un dévouement absolu. Quand un Capuchonné avait tué quelqu’un par hasard, si le frère du mort était de la confrérie, il devait aller chercher le meurtrier, le mener dans sa propre maison, et, oubliant son deuil, lui donner, avec le baiser de paix, à manger et à boire.

Le mouvement engloba les hauts barons, les évêques, les abbés, les moines, les simples clercs, les bourgeois, les paysans, même les femmes. Des confréries, analogues à celle du Vêlai, se constituèrent dans l’Auvergne, le Berri, l’Aquitaine, la Gascogne, la Provence. Les membres de ces associations s’appelaient les « Pacifiques », ou simplement les « Jurés ». Leur nombre était considérable, numerus infinitus. Mais, sur l’action de ces ligues, nous ne sommes renseignés que par deux ou trois épisodes.

MASSACRE DES ROUTIERS A DUN-LE-ROI.

En 1183, les « Jurés » d’Auvergne massacrent trois mille routiers : victoire qui, dit-on, ne coûta la vie à aucun confrère. Une action commune est concertée entre les associés du Berri, ceux du Limousin et de l’Auvergne. Les routiers s’étaient réfugiés en masse dans la petite ville de Charenton en Bourbonnais, tandis que l’armée des confrères se concentrait à Dun-le-Roi. On somma le seigneur de Charenton, Ebbe VII, d’expulser les cottereaux de son territoire, ce qui était plus facile à prescrire qu’à faire. Ebbe s’en tira par la ruse : il engagea les routiers à quitter Charenton pour se porter contre les ennemis : « Une fois que vous serez aux prises avec les Jurés, leur dit-il, je tomberai à l’improviste sur leurs derrières, et pas un n’en réchappera. » Les bandits sortent du château, dont on referme les portes ; à peine sont-ils dans la campagne, sans point d’appui ni espoir de refuge, qu’on les enveloppe. « Quand ils se virent trahis, dit la Chronique de Laon, semblables à des bêtes fauves que dompte une main énergique, ils perdirent leur férocité naturelle ; ils ne se défendirent pas et se laissèrent saigner comme des moutons à l’abattoir. » Dix mille routiers périrent dans cette boucherie ; on trouva dans leur camp un amas de croix d’églises, de calices d’or et d’argent, sans compter les bijoux portés par les quinze cents femmes qui les suivaient (juillet 1183).

LES CAPUCHONNÉS MENACENT L’ORDRE ÉTABLI.

Par malheur, cette grande agitation entraîna des conséquences politiques et sociales qui n’avaient pas été prévues. Ce n’étaient pas seulement les voleurs et les assassins de profession que menaçait l’institution nouvelle, mais aussi les nobles châtelains, qui pillaient et rançonnaient le paysan. Malgré l’adhésion de bon nombre de seigneurs, la confrérie, fondée par un artisan, avait un caractère démocratique. Les droits et les devoirs étaient égaux pour tous sans distinction d’origine. L’union des bourgeoisies et des masses rurales dans un même corps, en vue d’une même action, devenait une arme à double tranchant. Les uns s’en servaient pour détruire le brigandage ; d’autres eurent naturellement l’idée de l’employer à la réforme de l’ordre social. Une révolution germait.

RÉACTION CONTRE LES LIGUES DE LA PAIX.

On ne lui laissa pas le temps de s’accomplir. Aussitôt que l’Église et la Noblesse s’aperçurent du danger, une réaction brusque commença. Ces ligueurs si pieusement enrégimentés sous la bannière de la Vierge, et en l’honneur desquels Dieu faisait des miracles, devinrent subitement, pour les chroniqueurs moines et clercs, des perturbateurs de la société.

En 1183, le chroniqueur Robert, moine de Saint-Marien d’Auxerre, résumait, en les admirant, les exploits des Capuchonnés ; en 1184, il les traite de sectaires, secta Capuciatorum, et il ajoute : « Comme ils refusaient insolemment l’obéissance aux grands, ceux-ci se sont ligués pour les supprimer. » Pour le chroniqueur anonyme de Laon, leur œuvre est le fait d’une rage insensée, insana rabies Capuciatorum. « Les seigneurs, dit-il, tremblaient à la ronde ; ils n’osaient plus exiger de leurs hommes que les redevances légales ; plus d’exactions, plus de précaires : ils en étaient réduits à se contenter des revenus qui leur étaient dus. Ce peuple sot et indiscipliné avait atteint le comble de la démence. Il osa signifier aux comtes, aux vicomtes et aux princes qu’il leur fallait traiter leurs sujets avec plus de douceur, sous peine d’éprouver bientôt les effets de son indignation. » II est fâcheux que ce manifeste des confrères de la paix ne soit pas arrivé jusqu’à nous.

GRIEFS CONTRE LES CONFRÈRES DE LA PAIX.

L’historien des évêques d’Auxerre les traite « d’abominables réprouvés », et leur tentative « d’horrible et de dangereuse présomption ». « Ce fut dans la Gaule, dit-il, un entraînement général qui poussa le peuple à se révolter contre les puissances. Bonne au début, son œuvre ne fut que celle de Satan, déguisé en ange de lumière. La ligue des assermentés du Pui n’est qu’une invention diabolique, diabolicum et perniciosum inventum. Il n’y avait plus ni crainte ni respect des supérieurs. Tous s’efforçaient de conquérir la liberté, disant qu’ils la tenaient des premiers hommes, d’Adam et d’Eve, du jour même de la création. Ils ignoraient donc que le servage a été le châtiment du péché ! Le résultat est qu’il n’y avait plus de distinction entre les grands et les petits, mais une confusion fatale, tendant à la ruine des institutions qui nous régissent par la volonté de Dieu et le ministère des puissants de ce monde. »

Mais voici qui est le plus grave : le moine d’Auxerre attribue aux Capuchonnes l’affaiblissement de la discipline religieuse et les progrès de l’hérésie. Eux-mêmes n’étaient-ils pas des hérétiques d’une certaine espèce, d’une hérésie sociale et politique ? « Ce fléau redoutable, dit-il, pestilentia formidabilis, commença à se répandre dans la plupart des régions françaises, mais surtout dans le Berri, l’Auxerrois et la Bourgogne. Les sectaires en arrivaient à ce degré de folie qu’ils étaient prêts à s’arroger par le glaive les droits et les libertés qu’ils revendiquaient. »

L’ÉVÊQUE D’AUXERRE POURSUIT LES CAPUCHONNES.

Nous ne connaissons le détail de la répression que pour le diocèse d’Auxerre. L’évêque, Hugues de Noyer (1183-1206), était un noble d’humeur belliqueuse et hautaine. Or les « chaperons blancs » abondaient sur son territoire et jusque dans son propre domaine. « Il alla avec une multitude de soldats, dit la Chronique d’Auxerre, dans sa ville épiscopale de Gy (Nièvre), qui était infectée de cette peste, saisit tous les capuchonnes qu’il y trouva, les frappa de peines pécuniaires et leur enleva leurs capuchons. Ensuite, pour donner toute la publicité possible au châtiment de ces audacieux, pour apprendre aux serfs à ne pas s’insurger contre leurs seigneurs, il ordonna que, pendant une année entière, ils seraient exposés, tête nue, à la chaleur, au froid, à toutes les intempéries des saisons. On vit ces malheureux, en été, au milieu des champs, la tête découverte, griller au soleil, et, en hiver, trembler de froid. Ils auraient passé ainsi toute l’année, si l’oncle de l’évêque, Gui, archevêque de Sens, n’avait été touché de pitié et n’avait obtenu, pour eux, la remise de leur peine. Par ce moyen, l’évêque débarrassa sa propriété de cette secte fanatique. On en fit de même dans les autres diocèses, et ainsi, par la grâce de Dieu, elle disparut complètement. »

NOUVEAUX EXPLOITS DES ROUTIERS.

Partout, en effet, les Capuchonnés furent traqués comme des brigands. Il semble même qu’à la fin les nobles et les clercs aient lâché sur eux les routiers dont ils avaient juré l’extermination. Les bandes reprirent la campagne. En 1184, un des cottereaux les plus féroces, le Gascon Louvart, surprit « une armée de Capuchonnés, dit la Chronique de Laon, dans la localité appelée les Portes-de-Bertes, et la détruisit si complètement que, dans la suite, ils n’osèrent plus se montrer ». Plus tard, il prenait d’assaut la ville et l’abbaye d’Aurillac, et enlevait le château de Peyrat, en Limousin. Mercadier, pendant ce temps, saccageait Gomborn, Pompadour, Saint-Pardoux, massacrait tous les habitants du faubourg d’Excideuil, et partageait les bénéfices de ses razzias avec les nobles du pays. Il continuera ses prouesses pendant seize ans.

Cet immense effort du peuple, uni aux hommes d’ordre de toutes conditions, avait tourné contre le peuple lui-même. Le brigandage se retrouva florissant, les routiers furent de nouveau les maîtres des campagnes, et une notable partie de la France retomba sous le régime de terreur et de désolation qui était pour elle l’état normal.

 

II. SUPERSTITION ET PRODIGES. LE CULTE DES RELIQUES. LA CROISADE DES ENFANTS

Au moral, la population française reste, dans l’ensemble, ce qu’elle était à l’âge précédent, soumise à l’Église, à ses ministres, et toujours attachée à la religion matérielle qui encadrait le dogme chrétien. Par la superstition, le Moyen Age ressemble à l’antiquité et le chrétien du temps de Philippe Auguste au païen d’autrefois.

CROYANCE AUX AUGURES.

Les Français du Midi, surtout, ont hérité des Romains la croyance aux augures. En pleine guerre des Albigeois, le comte de Toulouse, Raimond VI, refuse d’exécuter une convention parce qu’il a vu un oiseau, la corneille, que les paysans appellent l’oiseau de saint Martin, voler à sa gauche. Un chef de routiers, Martin Algaïs, est tout heureux d’apercevoir un hobereau blanc aller de gauche à droite, en s’élevant de toutes ses forces : « Sire, dit-il au baron qui le soldait, par saint Jean ! Quoi qu’il arrive, nous serons vainqueurs. »

En 1211, un noble, Roger de Comminges, vient faire hommage à Simon de Montfort. Au moment où la cérémonie commence, le comte éternue. Aussitôt Roger, très troublé, prend à part les gens de son escorte et leur déclare qu’il ne prêtera pas l’hommage parce que le comte n’a éternué qu’une fois ; tout ce qu’on ferait ce jour-là tournerait mal. Pourtant Roger finit par s’exécuter, sur les instances des siens, et de peur que Simon de Montfort ne l’accusât de superstition hérétique. « Tous ces gens de Gascogne sont très sots, stultissimi homines terrae illius », conclut le chroniqueur Pierre des Vaux-de-Cernai.

CRÉDULITÉ DES CHRONIQUEURS.

Les moines qui écrivent l’histoire partagent les préjugés et les terreurs de leurs contemporains. La Chronique de Rigord est pleine de faits merveilleux : prédictions d’astrologues, effets extraordinaires des comètes et des éclipses, apparitions célestes et terrestres, morts ressuscites, interventions du diable, etc. Les fléaux naturels ne sont que les coups frappés par la puissance de Dieu ou. des saints : il faut se soumettre, ou tâcher de détourner les calamités par la prière. De là, cette grande influence de l’Église. Les oraisons de ses prêtres sont le plus important des services publics ; il ne souffre ni interruption ni chômage ; c’est la sauvegarde du peuple entier.

LE CULTE DES RELIQUES.

A vrai dire, le peuple ne connaît qu’une religion : le culte des reliques. Combien d’hommes de ce temps étaient capables de s’élever aux conceptions métaphysiques et morales de la doctrine chrétienne ? Pour la foule, tout le divin est dans la vénération des restes des saints ou des objets qui ont servi à Jésus-Christ ou à la Vierge. Rigord omet, ou indique en deux lignes, des faits historiques de la plus haute importance, mais il écrit deux grandes pages sur la procession de 1191. Le roi de France, Philippe Auguste, était à la croisade ; son unique héritier, le prince Louis, était atteint d’une dysenterie dangereuse. On fait venir à Paris les moines de Saint-Denis, porteurs de reliques célèbres : la couronne d’épines, un clou de la croix, le bras de saint Siméon. La procession arrive à l’église Saint-Lazare ; là, elle en rencontre une autre, gigantesque, comprenant tous les religieux et tous les clercs parisiens, avec l’évêque de Paris, Maurice de Sulli, en tête, et une foule énorme. On se rend au palais. L’évêque, avec les reliquaires, trace une croix sur le ventre du malade qui le jour même est guéri. Quelque temps après, il s’agissait d’obtenir du ciel la délivrance de la Terre Sainte, et l’heureux retour du Roi dans ses États ; on exposa à Saint-Denis même, sur l’autel de la grande église abbatiale, les corps des saints martyrs Denis, Rustique et Éleuthère. La reine mère, Adèle de Champagne, et l’archevêque de Reims, ainsi que tous les fidèles, furent conviés à cette cérémonie.

Toutes les églises cherchaient à se procurer des reliques, et le premier soin de leur fondateur était d’y accumuler ces précieux objets. Les contemporains n’épiloguaient pas sur leur provenance et ne soulevaient pas de questions d’authenticité. Personne ne s’étonnait de ce prodigieux amas d’ossements sacrés répartis en mille endroits différents, ni de l’impossibilité d’expliquer l’existence dans plusieurs sanctuaires d’un même objet. C’était seulement dans les hautes régions de l’Église qu’on pouvait s’inquiéter du développement excessif que prenait cette forme matérielle du sentiment religieux. Innocent III essaya de le limiter, en recommandant au clergé de France de n’accepter que les objets d’une authenticité indiscutable. On inséra dans les canons du concile de Latran (1215) un article ainsi conçu : « Les prélats ne doivent pas permettre que ceux qui viennent visiter leurs églises pour y vénérer les restes des saints soient trompés par des reliques de provenance douteuse ou par de faux documents. » Mais cette prescription fut rarement observée.

Les scrupules des directeurs de l’Église, quand par hasard ils se produisaient, étaient mal accueillis par la foule, et les prélats qui osaient parfois exprimer leur sentiment à l’endroit des reliques couraient le risque de se faire mal juger, comme il arriva, dans une circonstance curieuse, à l’évêque d’Orléans, Manassès de Garlande.

L’AFFAIRE DE LA TÊTE DE SAINTE GENEVIÈVE.

Au déclin du règne de Louis VII, en 1162, le bruit se répand tout à coup, parmi les bourgeois de Paris, que la tête de sainte Geneviève a disparu, volée sans doute. Grande émotion. Louis VII entre en fureur, et jure « par le saint de Bethléem » que, si l’on ne retrouve pas la relique, il fera battre de verges et chasser tous les chanoines de Sainte-Geneviève. Il envoie des soldats dans l’abbaye pour garder le trésor, et ordonne à l’archevêque de Sens et à ses suffragants de procéder à une enquête. Les chanoines étaient dans la désolation, et surtout Guillaume, le prieur, gardien des châsses et du trésor de l’église. Au jour fixé, le Roi et sa famille, l’archevêque de Sens, des évêques, des abbés, une foule de curieux remplissent l’église Sainte-Geneviève. On ouvre la boîte et l’on trouve la tête intacte. Le prieur Guillaume, à cette vue, entonne d’une voix formidable un Te Deum que le peuple chante avec lui. Alors l’évêque d’Orléans s’indigne et s’écrie : « Quel est l’intrigant qui se permet de chanter le Te Deum sans autorisation de l’archevêque et des prélats ? Et pourquoi cette explosion de joie ? Parce qu’on vient de trouver la tête d’une vieille femme quelconque, vetulae cujusdam, que ces religieux ont placée frauduleusement dans l’écrin !

Vivement Guillaume réplique : « Si vous ne savez pas qui je suis, ne commencez pas par me calomnier. Je ne suis pas un intrigant, mais un serviteur de sainte Geneviève. La tête que vous avez vue est sans doute celle d’une vieille femme ; mais on sait que sainte Geneviève, vierge toujours pure et immaculée, a vécu jusqu’à soixante-dix ans et au-delà. Il ne faut pas que le doute entre dans vos esprits ; faites préparer un bûcher, et moi, la tête de la sainte entre les mains, je passerai sans crainte à travers le feu. » L’évêque se met à ricaner en disant : « Pour cette tête-là, je ne mettrais pas ma main dans une coupe d’eau chaude, et toi tu traverserais un brasier ! » Mais l’archevêque de Sens le fait taire : il loue, devant tous, le zèle de Guillaume et son ardeur à défendre la vierge sainte. « Quant à l’évêque calomniateur, ajoute, en guise de moralité, l’auteur de la Vie de saint Guillaume, son crime ne resta pas impuni. Quelques années après, enveloppé dans toutes sortes d’accusations, il fut chassé de son siège épiscopal et finit sa vie misérable par une mort qui ne l’était pas moins. »

LES RELIQUES DE CONSTANTINOPLE.

Ces détails nous paraissent aujourd’hui intéresser médiocrement l’histoire de France : ils passionnaient les contemporains. Pour eux, il n’y avait pas d’événements plus importants qu’une exposition ou une translation de reliques, un miracle opéré sur le tombeau d’un apôtre ou d’un saint, un débat relatif à la possession d’un corps sacré. Quand les barons français et les Vénitiens eurent pris Constantinople en 1204, la France entière fut en joie. Se réjouissait-elle parce qu’un empire latin se substituait à l’empire grec, et que nos féodaux créaient, sur les rives du Bosphore et de la mer Egée, une seconde France ? La cause de l’allégresse, c’était que chevaliers et pèlerins allaient revenir avec leur part d’un butin sacré, issu du pillage en règle des églises byzantines.

Le premier empereur latin de Constantinople, les évêques qui avaient pris part à l’expédition et le légat du Pape envoyèrent à Rome, aux souverains d’Occident, aux principales églises d’Italie, d’Allemagne et de France, des reliques connues et contrôlées. Deux prélats français, Garnier de Traînel, évêque de Troyes, et Nivelon de Chérizi, évêque de Soissons, furent successivement chargés de la distribution générale. Les objets envoyés étaient scellés du sceau impérial ou d’un sceau d’évêque, et accompagnés d’un chrysobulle (lettre de l’Empereur scellée d’une bulle d’or) attestant, comme un procès-verbal d’authenticité, la valeur de la relique. On avait compris la nécessité de mettre de l’ordre dans l’opération et de protéger contre la fraude l’opinion populaire trop facile à tromper. Les empereurs latins d’ailleurs battaient monnaie avec les reliques. Sous le règne de l’empereur Henri de Flandre, un banquier de Lyon, Pierre de Chaponai, servit d’intermédiaire pour ce genre de commerce entre l’Empire et les particuliers.

LES CHERCHEURS DE RELIQUES.

A côté des envois officiels, les expéditions de reliques d’un caractère plus ou moins clandestin se firent sans discontinuer pendant tout le règne de Philippe Auguste. Chaque réception de relique importante, venue d’Orient, donnait lieu à une grande fête : les fidèles y venaient de très loin, et le souvenir de cette fête était perpétué, les années suivantes, par une solennité commémorative. On y gagnait des indulgences ou des rémissions de pénitence, et il s’y faisait des miracles. Le jour de la réception solennelle des reliques destinées à l’abbaye de Notre-Dame de Soissons, le 27 juin 1205, un aveugle recouvra la vue. Quand on célébra la translation des reliques de saint Thomas, un charpentier, qui n’avait pas voulu observer la fête et était resté chez lui à travailler, mourut subitement.

GALON DE SARTON ET LA FACE DE SAINT JEAN-BAPTISTE,

Les pérégrinations souvent dangereuses des chercheurs de reliques donnaient lieu à des récits pittoresques, colportés de province en province pour l’édification de tous. Un clerc du diocèse d’Amiens, nommé Galon de Sarton, se désolait de n’avoir aucune relique insigne à rapporter dans son pays natal. Après une expédition en Lycie, il fut nommé chanoine de l’église Saint-Georges de Mangana, à Constantinople. Un jour il découvre, près du mur de l’église, une cachette où les Grecs avaient enfoui plusieurs objets précieux. Elle contenait deux boîtes en argent, avec des inscriptions en lettres grecques. Il les emporte, comme un voleur, dans sa chambre, sans rien dire à personne, et se convainc bientôt qu’il a mis la main sur un trésor. Les reliquaires renfermaient la tête, un bras et un doigt de saint Georges, et la face de saint Jean-Baptiste. « On devine, dit l’auteur du récit, la joie dont son cœur fut inondé. » II vend les reliquaires par morceaux, met les précieuses reliques dans deux sacoches qu’il attache sous ses deux bras et s’embarque (30 septembre 1206). Au bout d’un mois il aborde à Venise, traverse la Lombardie, les Alpes, échappe à tous les dangers. Mais, dans le diocèse de Belley, il est arrêté deux fois par des brigands et obligé de se racheter pour qu’on ne le fouille pas. Il craignait encore davantage les gens de l’évêché de Belley. Les habitants de ce pays étaient fiers de posséder un doigt de saint Jean : que feraient-ils, s’ils apprenaient le passage chez eux d’un pauvre clerc qui portait la tête presque entière du saint ? Malgré de cruelles appréhensions, Galon finit par arriver, sain et sauf, en Picardie. Son entrée à Amiens fut un triomphe. L’évêque, Richard de Gerberoi, avec tout son clergé et tout son peuple, alla au-devant de celui qui apportait à la cathédrale ce présent inestimable : la face de saint Jean-Baptiste. Le pèlerin donna la tête de saint Georges à l’abbaye de Marmoutier, le bras du saint à la collégiale de Picquigny où il était chanoine, et le doigt à l’église de Sarton, son village natal.

LES SAINTS VIVANTS. ALPAIS DE CUDOT.

Non seulement les reliques, mais des vivants aussi faisaient des miracles. Une bouvière de Cudot, au pays de Sens, Alpais, ne mange plus depuis dix ans. Elle vit toujours couchée ; son corps est d’une prodigieuse maigreur et sa figure d’une beauté angélique. Lors des grandes solennités religieuses, elle est ravie en extase ; conduite par un ange, elle se promène dans les espaces célestes. Au bout de quelques jours, elle revient à elle et il lui semble rentrer dans les ténèbres. Elle voit à distance et prédit l’avenir. Le chroniqueur de Saint-Marien d’Auxerre, qui a causé plusieurs fois avec elle, est stupéfait de la science et du langage de cette fille élevée aux champs. La vertu divine agissait de même dans une autre voyante, nommée Mathilde, que signale la Chronique anonyme de Laon.

Parmi les thaumaturges les plus célèbres de l’époque, deux hommes ont joué un rôle historique, deux prédicateurs de croisades, Eustache, abbé de Saint-Germer-de-Flai, et Foulque, curé de Neuilly.

EUSTACHE DE SAINT-GERMER-DE-FLAI.

L’abbé de Saint-Germer avait révélé au roi Henri II Plantagenet une vision dans laquelle était prédite la mort prématurée de ses deux fils aînés. Chargé de prêcher en Angleterre la quatrième croisade, il sème, comme saint Bernard, les miracles sur sa route. Il lui suffit de bénir une source pour qu’elle rende la vue aux aveugles, la parole aux muets, le mouvement et la santé aux infirmes. Arrivé dans une ville qui manquait d’eau, au milieu du peuple réuni à l’église, il frappe une pierre de son bâton et l’eau coule, merveilleuse, guérissant toutes les maladies. A Londres, il essaie de réformer les mœurs ; il interdit de vendre le dimanche et veut obliger les bourgeois à faire la charité. Jaloux de son succès, les clercs d’Angleterre le trouvent encombrant. Ils le forcent à revenir en France, criant après lui : « Pourquoi viens-tu faucher la moisson des autres ? »

LE CURÉ DE NEUILLI.

Foulque de Neuilli n’avait pas seulement l’éloquence qui entraîna les foules à la guerre sainte. Les chroniqueurs français et anglais affirment qu’il guérissait les aveugles, les sourds, les muets, les paralytiques par la prière et la simple imposition des mains. Ils nous montrent le saint, à Lisieux, reprochant au clergé de cette ville sa vie peu régulière. Les clercs le saisissent et le jettent en prison, les fers aux pieds. Mais Foulque se délivre tout seul, et il vient prêcher à Caen, où il étonne la foule par ses miracles. Les gardiens du château de Caen, croyant être agréables à leur maître, le roi d’Angleterre, l’emprisonnent et l’enchaînent de nouveau. Il sort encore de son cachot et poursuit sa vie errante. Cet homme extraordinaire transformait les femmes de mauvaise vie en mères de famille édifiantes, et les usuriers des villes en prodigues obstinés à donner tout leur bien aux pauvres. « Ces miracles-là, dit le chroniqueur Roger de Howden, n’étaient pas les moins étonnants. »

LE BERGER DE CLOYES.

Au mois de juin 12126, un jeune berger de Cloyes, près de Vendôme, nommé Etienne, eut une vision, comme le charpentier du Pui. Dieu, sous la figure d’un pauvre pèlerin, lui demanda un morceau de pain et lui remit une lettre où il lui ordonnait d’aller délivrer le Saint-Sépulcre. Peu après, au moment où le berger chassait ses brebis d’un champ, il les vit s’agenouiller devant lui et demander grâce : c’était donc bien une mission divine qui venait de lui être donnée ! Il se mit à parcourir le pays, poussant le cri de la croisade : « Seigneur Dieu, relève la Chrétienté ! Seigneur Dieu, rends-nous la vraie Croix. » Comme il faisait partout des miracles, d’autres bergers se joignirent à lui, et bientôt une foule d’enfants, âgés au plus de douze à treize ans, le prirent comme chef de croisade. La Chronique de Laon prétend qu’il en eut près de 30.000 sous ses ordres. D’autres enfants, inspirés comme Etienne, se seraient levés de plusieurs points de la France (ainsi, au xve siècle, apparurent plusieurs Jeanne d’Arc) et les bandes, réunies d’abord autour de chacun de ces jeunes prophètes, auraient fait ensuite leur jonction sous le commandement du berger de Cloyes. A entendre un moine de Saint-Médard de Soissons, des quantités innombrables de poissons, de grenouilles, de papillons, d’oiseaux, émigrèrent à ce moment du côté de la mer ; une multitude de chiens, rassemblés près d’un certain château de la Champagne, se divisèrent en deux camps, pour se livrer une bataille furieuse à laquelle très peu survécurent. Ces signes annonçaient de grands événements.

LA CROISADE DES ENFANTS.

Comment cette armée d’enfants put-elle se former et s’organiser, malgré la résistance des parents et du Clergé ? A ceux qui leur demandaient où ils allaient, ils répondaient : « Vers Dieu ! » Et la foule leur était favorable. Elle croyait aux miracles d’Etienne, convaincue que Dieu manifestait sa volonté dans ces âmes innocentes et que leur pureté devait racheter les péchés des hommes. Partout où ils passaient, les habitants des villes et des bourgs leur donnaient des provisions et de l’argent. On se pressait pour voir le chef des bergers, l’envoyé de Dieu ; on se disputait, comme relique, un de ses cheveux, un morceau de ses vêtements. L’autorité finit cependant par s’émouvoir. Philippe Auguste, après avoir demandé, sur ce prodige, l’avis des prélats et des maîtres de l’Université de Paris, ordonna aux enfants de réintégrer la maison paternelle. Une partie d’entre eux obéirent : le plus grand nombre résista.

Innocent III se contenta de dire, paraît-il : « Ces enfants nous font honte : pendant que nous nous endormons, ils s’acheminent gaiement à la délivrance du saint tombeau. » II ne pouvait désapprouver l’entreprise. Rome envoyait, chaque année, des prédicateurs qui, dans les carrefours, les places publiques et les églises, prêchaient la croisade. Sous le pontificat d’Innocent III, l’ardeur et l’intensité de cette propagande enfiévraient les imaginations. Les femmes et les enfants surtout s’exaltèrent. Le chroniqueur Albert de Stades rapporte qu’à Liège, des centaines de femmes se tordaient dans des convulsions extatiques.

LES ENFANTS S’EMBARQUENT A MARSEILLE.

L’armée du berger de Cloyes ne resta pas uniquement composée d’enfants. Des prêtres, des marchands, des paysans et aussi des aventuriers, mauvais sujets qui se retrouvent dans toutes les croisades, s’y adjoignirent. Enfin, des bandes de femmes et de jeunes filles les accompagnaient. Les combattants du Christ, dont le nombre grossissait toujours, arrivèrent à Marseille. En tête on voyait l’enfant merveilleux, Etienne, dans une voiture richement ornée, entouré d’une garde du corps ; derrière, marchait la multitude des pèlerins et des pèlerines.

ILS SONT VENDUS COMME ESCLAVES.

Les croisés s’étaient entendus avec deux armateurs marseillais, Hugues Ferri et Guillaume de Porquères, qui s’étaient déclarés prêts, « pour la gloire de Dieu », à les transporter en Syrie, et qui leur procurèrent sept vaisseaux où on les entassa. Deux échouèrent près des côtes de Sardaigne, à l’île de San Pietro, et disparurent avec leurs passagers. Les autres furent conduits, par les armateurs, à Bougie, puis à Alexandrie. Ces négociants avaient eu l’idée très simple de vendre les pèlerins sur les marchés d’esclaves. Plusieurs milliers d’entre eux se trouvèrent ainsi transportés à la cour du Khalife, et parmi eux quatre cents clercs. « Ils y furent traités très honnêtement, dit le chroniqueur Aubri de Trois-Fontaines, car ce Khalife avait fait, sous l’habit de clerc, ses études à Paris. »

Les deux traîtres, Ferri et Porquères, ne restèrent pas impunis. Dans la guerre que l’empereur Frédéric II fit, dix-sept ans après, aux Sarrasins de Sicile, les deux Marseillais avaient comploté de vendre l’Empereur au principal émir sicilien ; mais ce fut l’émir qui fut pris par les Allemands et pendu. On accrocha ses complices à la même potence. En 1229, lorsque Frédéric II conclut un traité avec le sultan Al-Kâmil, il fit mettre en liberté un certain nombre des malheureux croisés de 1212. L’un d’eux raconta que ses compagnons d’infortune n’avaient pas été tous délivrés. Il en restait encore sept cents au service du gouverneur d’Alexandrie.

 

III. SYMPTÔMES D’UN ESPRIT NOUVEAU. LES ATTAQUES CONTRE LA FOI ET L’ÉGLISE

La grande masse de la population française a conservé les mêmes habitudes religieuses et morales qu’au temps de la première croisade, mais certains indices démontrent qu’un changement se prépare. Les dissidences apparaissent de plus en plus vives et nombreuses, et le respect du prêtre tend à s’affaiblir. La foule a beau demeurer croyante : l’opposition religieuse et même l’esprit laïque se développent dans certains milieux.

LES FOYERS D’HÉRÉSIE.

On a vu plus haut comment une grande partie de la France du Midi, désaffectionnée même du christianisme, avait brisé l’unité religieuse de l’Europe, et quel violent effort l’Église et la Féodalité avaient dû faire pour la rétablir. Mais, même dans la France du Nord, les foyers d’hérésie se multipliaient : on les trouve à Arras, en 1183, à Troyes en 1200, à la Charité-sur-Loire en 1202, à Braine en 1204. Les pays les plus riches, les plus commerçants, les plus ouverts à la culture intellectuelle, la Flandre et la Champagne, sont précisément ceux où les doctrines hétérodoxes se propageaient le plus aisément. Les pouvoirs publics appliquent aux hérétiques la peine du feu devenue déjà presque légale, mais sans parvenir à faire cesser les atteintes portées à la tradition et à la foi.

AMAURI DE CHARTRES.

D’autre part, des théologiens et des philosophes de la grande école parisienne de Notre-Dame, corporation déjà organisée qui devient l’Université de Paris, usent de leurs privilèges et de leur indépendance pour s’émanciper. Ouvertement, l’hérésie envahissait l’école. Un maître es arts, devenu théologien, Amauri de Bènes ou de Chartres, avait enseigné publiquement que chaque chrétien était un membre du Christ, par suite une partie de la divinité, et il avait poussé jusqu’à l’extrême rigueur l’application de son panthéisme. Les théologiens orthodoxes s’émurent. Amauri, attaqué et condamné par ses collègues, fut obligé d’aller s’expliquer devant le Pape, qui condamna sa doctrine. De retour à Paris, il fit sa soumission devant les universitaires assemblés, et mourut peu après, en apparence réconcilié avec l’Église. Ses opinions lui survécurent.

LA RELIGION DE L’ESPRIT.

Le panthéisme d’Amauri de Chartres, propagé et exagéré encore par ses disciples, donna naissance à une religion nouvelle, celle de l’Esprit-Saint. Elle enseignait que le Nouveau Testament, qui avait supplanté l’Ancien, avait lui-même fait son temps : après le règne du Père et du Fils, celui de l’Esprit allait commencer. Chaque chrétien étant une incarnation du Saint-Esprit et une parcelle de Dieu, les sacrements devenaient inutiles : la grâce de l’Esprit suffisait pour que tout le monde fût sauvé. Cette doctrine, née dans l’Université, s’y répandit. En 1210, l’évêque de Paris et le chancelier de Philippe Auguste, frère Guérin, découvrirent les sectaires. Presque tous étaient des maîtres ou des étudiants en théologie, diacres ou prêtres. L’un d’eux, David de Dinant, qui avait rédigé un manuel de la doctrine, s’enfuit à temps. Beaucoup d’autres furent arrêtés et traduits devant le concile de Paris que présidait Pierre de Corbeil, archevêque de Sens (1210).

DÉCRETS DU CONCILE DE PARIS.

Le concile décréta que le corps de maître Amauri serait exhumé et jeté hors du cimetière, et sa mémoire excommuniée dans toutes les paroisses de la province de Sens. Des sectaires, les uns furent dégradés et livrés au bras séculier — une dizaine d’entre eux furent brûlés dans la plaine des Champeaux ; — les autres, condamnés à la prison perpétuelle. On n’épargna que les femmes et les petites gens. Les cahiers de maître David de Dinant furent publiquement brûlés. On défendit sous peine d’excommunication d’étudier, dans les écoles, la philosophie naturelle d’Aristote, et le commentaire qu’en avait donné Averroès. Enfin le concile déclara tenir pour hérétiques tous ceux chez qui on trouverait le Credo et le Pater noster traduits en français. Ces prohibitions furent renouvelées, en 1215, par le légat Robert de Courçon.

C’était seulement une petite minorité d’esprits hardis qui osait attaquer la religion en face ; mais elle souffrait indirectement des coups que l’on portait à ses ministres. Or la guerre faite à l’Église, à ses privilèges, à sa puissance, par ceux mêmes qui conservaient la foi, s’étendait et devenait plus violente qu’elle ne l’avait jamais été.

GUERRE DES BOURGEOIS ET DES CLERCS.

Le bourgeois, au moins celui des villes libres, est l’ennemi naturel des clercs, la révolution communale s’étant faite surtout dans les villes d’Eglise. Il a dû combattre l’évêque, le chapitre ou l’abbé, dans la période d’insurrection, pour lui arracher la liberté : mais, devenu libre, il rencontre toujours devant lui le domaine, la juridiction, les privilèges ecclésiastiques. Il continue donc la lutte, qui se manifeste par des procès devant les tribunaux, ou par la guerre dans la rue. On a déjà parlé de l’émeute qui ensanglanta Noyon en 12228. En 1226, les gens de la commune de Newport, près de Dunkerque, étaient en conflit avec les chanoines de Sainte-Valburge, de Fûmes, au sujet de la dîme sur les poissons. Les délégués du chapitre s’étant présentés pour la recevoir, la populace se jette sur eux, tue deux prêtres et blesse un clerc.

JACQUES DE VITRI CONDAMNE LES COMMUNES.

On comprend que le prédicateur Jacques de Vitri, dans son sermon adressé aux bourgeois, ait jeté, après tant d’autres ecclésiastiques, l’anathème sur les villes libres : « Si l’on force les voleurs et les usuriers à rendre gorge, comment ne devrait-on pas obliger à la restitution des droits volés ces communes brutales et empestées qui ne se bornent pas à accabler les nobles de leur voisinage, mais qui usurpent les droits de l’Église, détruisent et absorbent, par d’iniques constitutions, la liberté ecclésiastique ? Cette détestable race d’hommes court tout entière à sa perte ; parmi eux, peu ou bien peu seront sauvés : tous marchent à grands pas vers l’enfer. La commune est un animal dont la queue se termine en pointe pour nuire au voisin et à l’étranger, mais dont les têtes multiples se dressent l’une contre l’autre ; car, dans la même commune, ils ne font que s’envier, se calomnier, se supplanter, se tromper, se harceler, s’écraser mutuellement. Au-dehors la guerre, au-dedans la terreur. Mais, ce qu’il y a par-dessus tout d’abominable dans ces Babylones modernes, c’est qu’il n’existe pas de communes où l’hérésie ne trouve ses fauteurs, ses receleurs, ses défenseurs, ses croyants. »

GUERRE DES NOBLES ET DES CLERCS.

Le Clergé n’est pas mieux traité par les nobles. Il n’y a pas de campagne où le donjon du châtelain ne soit un péril pour le monastère voisin, pas de ville où le comte ne se trouve en conflit avec l’évêque ou le chapitre. L’immense brigandage auquel les seigneurs, grands et petits, se livrent sur la terre d’Église et qui est aussi ancien que le régime féodal, ne semble pas près de prendre fin. Mais on voit maintenant autre chose que des razzias de châtelains besoigneux : dans les rangs supérieurs de la Féodalité, les barons se plaignent que leur souveraineté publique et judiciaire soit entravée par les tribunaux d’Église et par le pouvoir temporel des prélats. Nous les avons montrés entourant Philippe Auguste, en 1205, pour protester contre le développement exagéré de la juridiction ecclésiastique. L’Église se défend par l’excommunication et l’interdit, mais l’arme spirituelle, dont elle abuse, commence à s’émousser. Le noble résiste plus longtemps à l’anathème ; la guerre entre féodaux et prélats semble prendre un caractère plus marqué d’âpreté haineuse.

PIERRE MAUCLERC ET L’ÉVÊQUE DE NANTES.

Pierre de Dreux, comte de Bretagne, mérite son surnom de Mauclerc (mauvais clerc) : il passe sa vie à combattre l’Église, plus puissante, il est vrai, en Bretagne que partout ailleurs. Dans ce pays, le clergé paroissial percevait, outre la dîme, les redevances abusives du tierçage (impôt portant sur le tiers des successions mobilières) et du past nuptial (droit sur les mariages). Les évêques jouissaient des droits régaliens et prétendaient ne pas reconnaître la suzeraineté du comte. Aussi, dès 1217, Pierre de Dreux fait une guerre très vive à l’évêque de Nantes. Il laisse ses agents piller et brûler les maisons épiscopales, s’emparer des terres et des revenus, emprisonner, maltraiter et même torturer des clercs. L’évêque et son chapitre, obligés de quitter la Bretagne, cherchent asile dans les diocèses voisins.

Plusieurs fois excommunié par sa victime, Pierre de Dreux brave même le Pape. Honorius III, en 1218, lui reproche tous ses méfaits et l’engage à s’abstenir « de ces œuvres de mort, qui entraîneront, s’il ne se repent pas, la damnation éternelle » ; sa résistance à l’excommunication, qu’il y prenne garde, l’expose au soupçon d’hérésie. En tout cas, s’il persiste dans son attitude, c’est l’autorité apostolique elle-même qui le frappera, et qui en viendra, s’il le faut, à délier ses sujets et ses vassaux du serment de fidélité : « Ouvre les yeux, lui dit le Pape en terminant, et prends garde de mettre le pied dans un filet tellement dangereux que tu ne pourras plus t’en retirer. » L’excommunication et l’interdit ne furent levés qu’après la pleine soumission du comte, le 28 janvier 1220. Les conditions qu’on lui imposa étaient sévères. Il restituait tout ce qu’il avait pris, désavouait et promettait de punir lui-même ses agents, indemnisait tous les sujets épiscopaux qui avaient souffert des violences de la guerre, renonçait à recevoir leurs hommages, enfin s’engageait à replacer l’évêque de Nantes et son église dans la même situation où ils se trouvaient avant l’ouverture des hostilités.

PIERRE DE COURTENAY ET L’ÉVÊQUE D’AUXERRE.

Le comte d’Auxerre, Pierre de Courtenay, était en lutte avec l’évêque d’Auxerre, Hugues de Noyers, qui l’excommunia. Toutes les fois que le comte se disposait à entrer dans sa ville, les cloches de la grande église sonnaient à toute volée pour prévenir les habitants et le clergé. Alors les églises se fermaient, le service religieux était rigoureusement interrompu, la cité se mettait en deuil. Quand le comte s’en allait, nouvelle sonnerie de cloches ; les sanctuaires se rouvraient et l’on reprenait la vie normale. « Il ne pouvait, dit le chroniqueur, entrer ou sortir de la ville qui lui appartenait sans une très grande confusion, et surtout il n’osait pas y faire de longs séjours, à cause des clameurs du peuple. » Pour se venger, Pierre de Courtenay détruisit les églises de l’évêque, pilla ses domaines, fit crever les yeux à ses vassaux.

En 1203, il habitait Auxerre : on était par conséquent sous le régime de l’interdit. Le clergé avait refusé de donner à un petit enfant la sépulture ecclésiastique. La mère, criant et pleurant, alla porter plainte au comte. Celui-ci ordonna à ses officiers de prendre avec eux le cadavre, de forcer le palais épiscopal, et d’enterrer l’enfant dans la chambre à coucher de l’évêque, devant son lit. Bientôt l’évêque et ses chanoines furent expulsés d’Auxerre. Pour faire céder Pierre de Courtenay, il fallut l’intervention de Philippe Auguste et d’Innocent III. Mais la foule qui assista à l’amende honorable eut un spectacle étrange : le comte d’Auxerre, pieds nus, en chemise, dut aller, dans la chambre de l’évêque, déterrer de ses propres mains le cadavre de l’enfant enseveli depuis plusieurs mois, et transporter ces débris nauséabonds sur ses épaules, du palais jusqu’au cimetière.

ABBÉS ET ÉVÊQUES ASSASSINÉS.

La fureur de la lutte et l’exaspération des esprits pouvaient encore aller plus loin. L’assassinat des abbés et des évêques par des nobles devient un cas assez fréquent. Ainsi périrent l’abbé de Saint-Pierre de la Couture en 1211, l’abbé de Saint Michel en Laonnais, en 1219, le prieur de Felletin en 1222. En 1220, l’évêque du Pui, Robert de Mehun, après avoir soutenu contre ses vassaux nobles et bourgeois une guerre impitoyable, fut tué par un chevalier qu’il avait excommunié.

LITTÉRATURE HOSTILE A L’ÉGLISE.

Les tendances hostiles à l’Église commençaient à se faire jour dans la littérature. Le début de la Chanson des Lorrains prouve que la Féodalité ne pardonnait aux prélats ni leurs richesses ni la difficulté qu’on éprouvait à les faire participer aux charges publiques. La satire du clergé des paroisses, qui remplit les fabliaux, ne s’inspire pas seulement de l’irrévérence gauloise ; on y trouve un sentiment de mépris et de haine poussé parfois jusqu’à la férocité. Enfin, si la censure de l’Église par ses propres membres, clercs ou moines, était une tradition ancienne, l’âpreté des attaques dirigées contre la société ecclésiastique tout entière et surtout contre ses chefs par le moine Guyot de Provins, dans sa Bible écrite au commencement du xiiie siècle, dépasse les limites connues. Aucun hérétique n’a parlé de Rome comme en parle ce bénédictin : « Rome nous suce et nous englout (nous dévore). Rome détruit et occit tout. Rome est la source de la malice, d’où coulent tous les mauvais vices. C’est un vivier plein de vermine. »

Le siècle de Philippe Auguste est encore une époque de foi ; mais l’esprit d’opposition à l’Église est né ; il s’alimente aux foyers d’hérésie et de libre examen ; il se nourrit des rancunes de la bourgeoisie militante, des haines et des convoitises de la Noblesse ; il inspire, à certains égards, nous l’avons montré, la politique d’un roi absolu.