Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre II - Philippe Auguste et Louis VIII

III - Philippe Auguste et Innocent III

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. INGEBURGE DE DANEMARK ET L’AFFAIRE DU DIVORCE

Dans la lutte contre Jean sans Terre, Philippe Auguste avait rencontré, sur sa route, l’opposition d’Innocent III. Ce pape et ce roi devaient se trouver encore plus d’une fois aux prises. Incidents de vie privée, questions de juridiction, de finances, de guerre ou de haute politique, les causes de conflits étaient fréquentes entre les chefs des nations et le maître de l’Église universelle.

L’ALLIANCE FRANCO-DANOISE.

L’affaire du divorce d’Ingeburge de Danemark dura vingt ans (1193-1213) et faillit amener une rupture entre le roi de France et la Papauté. Le mariage, pour un prince comme Philippe Auguste, ne pouvait être qu’une affaire. Sa première femme, Isabelle de Hainaut, qu’il épousa pour hériter de l’Artois, était morte à dix-neuf ans. Trois ans après (1193) il se remariait avec une princesse danoise. C’est qu’il avait alors l’idée d’un débarquement en Angleterre. Les rois de Danemark avaient des droits, plus ou moins fondés, sur ce pays, et, de plus, une flotte et de bons marins. Philippe demanda la main d’Ingeburge, seconde sœur du roi Knut VI, une jeune fille de dix-huit ans, très jolie, très bonne et de conduite irréprochable. Il aurait voulu que le Danois l’aidât contre le Plantagenêt. Knut refusant de se lancer dans cette aventure, Philippe exigea une dot, 10.000 marcs d’argent. Le Danois trouva que c’était payer un peu cher l’honneur de s’apparenter à un roi de France, mais les ecclésiastiques qui servaient alors d’intermédiaires entre la France et le Danemark lui persuadèrent que l’alliance de Philippe Auguste le protégerait contre l’Allemagne.

LE MARIAGE D’INGEBURGE.

Dans l’été de 1193, Ingeburge s’embarqua pour la France. Philippe alla au-devant de sa fiancée jusqu’à Arras et l’accueillit avec joie. Le jour même (14 août) il l’emmena à Amiens où le mariage fut célébré. Le lendemain, dans la cérémonie du couronnement, à peine la jeune femme fut-elle en présence de son mari qu’on vit celui-ci trembler, pâlir et manifester des sentiments d’aversion et de répulsion. Quand il se retira, l’office terminé, les courtisans parlaient déjà du divorce. Les contemporains ont expliqué sans peine cet événement extraordinaire : suggestion du diable, abominable tour de sorcier. Les historiens modernes ont supposé qu’Ingeburge avait des laideurs intimes et des vices secrets : mais tous les témoignages s’accordent à louer la beauté et les vertus de la princesse danoise. Cette étrange histoire reste mystérieuse. Dans les lettres d’Innocent III, Philippe Auguste impute à Ingeburge la responsabilité du fait qui rendait impossible entre eux la vie commune ; à l’affirmation de son mari elle a toujours opposé une affirmation contraire. Entre deux déclarations aussi catégoriques, comment se prononcer ?

LE DIVORCE.

Le fait certain, c’est que le roi de France voulut, tout de suite, se débarrasser d’Ingeburge, en la remettant aux Danois qui l’avaient amenée. Mais ceux-ci refusèrent de la reprendre. La reine, elle-même, déclara ne pas vouloir les suivre, elle entendait soutenir son droit et conserver son rang. Philippe Auguste réunit ses barons et ses évêques à Compiègne, et obtint de la complaisance du Clergé une sentence de divorce, fondée sur une parenté lointaine d’Ingeburge avec Isabelle de Hainaut. Quand la sentence fut notifiée à la victime, comme elle ne savait pas notre langue, elle s’écria : « Mala Francia, mala Francia », « Mauvaise France », et elle ajouta aussitôt : « Roma, Roma. » Elle appelait de ce jugement inique au tribunal du juge suprême, du défenseur de tous les chrétiens. Comme elle s’obstinait à rester en France, on l’enferma à Beaurepaire, prieuré de l’abbaye de Cisoing, entre Valenciennes et Douai.

Le roi Knut introduisit une plainte à Rome et le pape Célestin III envoya à Philippe lettre sur lettre et légat sur légat. Les parents et les amis d’Ingeburge opposèrent une généalogie à celle qu’avaient invoquée les évêques royaux. Tout fut inutile : l’arrêt même du Saint-Siège qui déclara la sentence de divorce « illégale, nulle et non avenue » ne produisit aucun effet, si ce n’est de rendre Philippe Auguste furieux. Quand les ambassadeurs danois, munis de la bulle pontificale, entrèrent en France, le duc de Bourgogne, par ordre du Roi, les arrêta à Dijon, leur enleva leurs lettres et les enferma à Clairvaux.

PHILIPPE ÉPOUSE AGNÈS DE MÉRAN.

Pour rendre le divorce irrévocable, Philippe se décida à se remarier. Il fit des tentatives matrimoniales auprès de deux princesses d’Allemagne et d’une fille du roi de Sicile ; trois fois il subit l’affront d’un refus. L’exemple d’Ingeburge n’était pas fait pour tenter même les plus ambitieuses. Il put épouser enfin Agnès ou Marie de Méran, fille d’un grand seigneur bavarois. A ce moment la malheureuse Danoise, qu’on craignait sans doute de voir apparaître, fut transférée de son cloître dans un château fort. Le danger passé, Philippe la fit conduire au monastère de Fervaques, et de là, dans un couvent de Soissons.

Le pape Célestin mourut sans avoir obtenu la soumission du roi de France. Son successeur Innocent III, à peine élu, adressa à Philippe un premier avertissement : « Le Saint-Siège ne peut laisser sans défense des femmes persécutées. Dieu nous a imposé le devoir de faire rentrer dans le vrai chemin tout chrétien qui commet un péché mortel, et de lui appliquer les peines de la discipline ecclésiastique, dans le cas où il ne voudrait pas revenir à la vertu. La dignité royale ne peut être au-dessus des devoirs d’un chrétien, et à cet égard, il nous est interdit de faire entre le prince et les autres fidèles aucune distinction. Si contre toute attente, le roi de France méprise notre avertissement, nous serons obligés, malgré nous, de lever contre lui notre main apostolique. Rien au monde ne sera capable de nous détourner de cette ferme résolution de la justice et du droit. » Et le nouveau Pape donnait pour instruction aux légats d’annuler la sentence du divorce, de mettre en jugement les évêques qui l’avaient rendue, d’obliger Philippe Auguste à se séparer d’Agnès de Méran, la concubine, l’intruse (superinducta), et à reprendre Ingeburge, la femme légitime ; en cas de refus, de mettre le royaume en interdit, et si le Roi s’obstinait, de frapper, lui et Agnès, de l’excommunication personnelle.

L’INTERDIT.

L’interdit fut en effet prononcé par le légat Pierre de Capoue (1198). Mais on vit alors combien était grand le pouvoir du Roi sur son clergé. La plupart des évêques royaux, l’archevêque de Reims, les évêques de Noyon, de Beauvais, de Chartres, d’Orléans, d’Auxerre, de Térouanne, de Meaux, de Laon, de Troyes, refusèrent de publier la sentence. D’autres églises ne cédèrent que très tard aux injonctions de Rome. Les ordres du Pape étaient discutés, désapprouvés, et même, sur certains points, ouvertement méprisés. Ceux qui s’y soumirent eurent affaire au Roi. Les évêques de Paris et de Senlis, et nombre de curés, furent maltraités et leurs biens confisqués. Le Roi profita de l’occasion pour extorquer de fortes sommes aux seigneurs d’Église qui prenaient parti contre lui et tailler sans pitié leurs bourgeois et leurs paysans. Quant à la pauvre Ingeburge, elle fut enlevée de son monastère et enfermée dans un château à trois journées de Paris.

Cependant Philippe ne pouvait maintenir longtemps cette terreur, ni le peuple, dans les lieux où l’interdit s’observait, supporter la privation de service religieux. Le rude souverain ne craignait pas au besoin de jouer la comédie. On raconte qu’au milieu des négociations engagées pour la levée de l’interdit, il avait réuni ses barons et ses évêques pour délibérer avec eux sur la situation et que tous l’engagèrent à une soumission complète. Il se tourna alors vers son oncle l’archevêque de Reims, Guillaume de Champagne, qui avait présidé le concile où fut rendue la sentence de divorce. « Est-il vrai, lui dit-il, ce qu’affirme le seigneur Pape, que l’arrêt de divorce prononcé par vous n’avait pas de valeur et n’était qu’un jeu ? » — L’archevêque ayant répondu que le Pape avait raison. — « Vous êtes donc un sot et un étourdi d’avoir rendu un tel jugement. » Cette indignation simulée et quelque peu tardive n’était faite que pour mettre le Roi à couvert et donner le change à la cour de Rome.

LEVÉE DE L’INTERDIT.

Après neuf mois de résistance, il promit tout ce qu’on voulut : le renvoi d’Agnès, la réintégration d’Ingeburge, le jugement du procès de divorce par un concile, la rentrée en grâce des évêques poursuivis. Peu de temps après l’arrivée d’un nouveau légat, le cardinal Octavien, l’interdit fut levé (8 sept. 1200). Philippe, pour montrer la sincérité de ses intentions, installa Ingeburge à Saint-Léger d’Iveline, dans la forêt de Rambouillet, maison de plaisance où il venait souvent chasser. Une apparence de réconciliation eut lieu entre le mari et la femme devant Octavien, et le Roi consentit à remettre le jugement du procès à une assemblée présidée par le légat.

CONCILE DE SOISSONS.

Le concile se tint à Soissons (mai 1201). Octavien et un autre cardinal, Jean de Saint-Paul, dirigeaient les débats. Les avocats du Roi et ceux d’Ingeburge discutèrent à grand renfort de textes juridiques. Cela dura quinze jours. L’affaire allait s’embrouiller, lorsqu’un jour un simple prêtre, sortant de la foule, présenta la défense d’Ingeburge avec une clarté de démonstration et une chaleur qui entraînèrent l’auditoire. Les choses tournaient mal pour Philippe, mais il trouva un dénouement imprévu. La veille du jour où les cardinaux devaient rendre l’arrêt, il leur fit savoir qu’il se réconciliait avec sa femme et l’emmenait avec lui, pour ne plus se séparer d’elle. En effet, il alla chercher Ingeburge à l’abbaye de Notre-Dame, la fit monter en croupe, et, devant les assistants stupéfaits, partit au galop.

Il éludait ainsi le jugement. Il avait joué le cardinal ou l’avait gagné à ses intérêts. Au lieu de renvoyer Agnès de Méran, il la garda, sous prétexte de grossesse, au château de Poissi, pendant gue la malheureuse Ingeburge était tenue étroitement emprisonnée à Etampes. Le Pape fulmina de nouveau, mais sans effet. La mort d’Agnès de Méran, qui survint en août 1201, effraya le Roi, qui voulut se réconcilier avec Rome, et alors Innocent III montra son amour pour la paix : il légitima les deux enfants d’Agnès ; concession grave et précédent périlleux, qui permettait au roi de France, au cas où le prince Louis, de complexion délicate, viendrait à lui manquer, de léguer son trône à un autre fils.

PLAINTES D’INGEBURGE.

Un autre adversaire aurait désarmé. Philippe n’en réclama le divorce qu’avec plus d’obstination. Les plaintes adressées au Pape par la prisonnière d’Etampes se succèdent plus pressantes et plus vives.

« Je suis persécutée, écrit-elle, par mon seigneur et mari, Philippe, qui non seulement ne me traite pas comme sa femme, mais me fait abreuver d’outrages et de calomnies par ses satellites. Dans cette prison, aucune consolation pour moi, mais de continuelles et intolérables souffrances. Personne n’ose venir ici me visiter, aucun religieux n’est admis à réconforter mon âme en m’apportant la parole divine. On empêche les gens de mon pays natal de m’apporter des lettres et de causer avec moi. La nourriture qu’on me donne est à peine suffisante ; on me prive même des secours médicaux les plus nécessaires à ma santé. Je ne peux pas me saigner, et je crains que ma vie n’en souffre et que d’autres infirmités plus graves encore ne surviennent. Je n’ai pas non plus assez de vêtements, et ceux que je mets ne sont pas dignes d’une reine. Les personnes de vile condition, qui, par la volonté du Roi m’adressent la parole, ne me font jamais entendre que des grossièretés ou des insultes. Enfin je suis enfermée dans une maison d’où il m’est interdit de sortir » (1203).

Innocent III ne cessa de flétrir, dans les termes qui convenaient, l’odieuse conduite de Philippe. « Je comprends à la rigueur, lui écrivait-il, que vous puissiez vous excuser, auprès de ceux qui ignorent le fond des choses, de ne pas la traiter comme votre femme ; mais vous êtes inexcusable de ne pas avoir pour elle les égards dus à une reine... Dans le cas où quelque malheur lui arriverait, à quels propos ne seriez-vous pas exposé ? On dira que vous l’avez tuée, et c’est alors qu’il vous sera inutile de songer à une autre union. »

NÉGOCIATIONS ENTRE PHILIPPE ET INNOCENT III.

En 1204, Philippe Auguste n’avait pas encore fléchi devant les supplications, les menaces et les rigueurs de la cour de Rome. Quand il eut vaincu Jean sans Terre et que personne en France ne lui résista plus, le conquérant fut plus intraitable. On l’avait épargné avant la victoire, comment ne pas le ménager après ? De 1203 à 1212, la condition d’Ingeburge resta aussi misérable, et le Roi, qui la tenait toujours éloignée et captive, ne perdit jamais de vue le projet de se séparer d’elle. Il y eut neuf années de négociations interminables entre Paris et Rome. Philippe demandait que le procès en divorce fût ouvert et suivît son cours ; il voulait déterminer à sa guise les conditions du jugement ; Innocent se refusait à laisser commencer la procédure dans des conditions défavorables à sa protégée. Pour résister au désir pressant du Roi ou braver ses colères, il fallut des prodiges de diplomatie. Le Pape dut se résigner à d’étranges compromissions.

DIPLOMATIE DU PAPE.

Dans un rapport envoyé de Rome par un ambassadeur français, Innocent III donne à Philippe Auguste une véritable consultation d’avocat (1207). Il semble s’intéresser à la cause du roi de France, au moins autant qu’à celle de son infortunée cliente : « Si l’on peut obtenir de la Reine qu’elle ne produise pas de témoins sur la question de la parenté, le seigneur Pape en sera bien aise ; mais si elle veut en produire, on ne pourra pas l’en empêcher. Sur la question de l’ensorcellement, si le Roi peut jurer sur son âme que la Reine n’a pas été réellement sa femme, on l’en croira aisément, pourvu que la Reine ne s’avise pas de jurer le contraire. Or le seigneur Pape croit qu’on pourrait facilement l’amener à garder le silence sur ce point. En tout état de cause, si le Roi a peur que la sentence à rendre par les juges ne lui soit défavorable, on pourra différer le prononcé du jugement, il n’y aura rien de fait, et le roi se retrouvera exactement dans la situation où il est aujourd’hui. » Le document est fort clair et en dit long sur les procédés employés par Rome pour soutenir la cause de l’innocence persécutée sans rompre avec le persécuteur.

MÉCONTENTEMENT DE PHILIPPE.

Cet art consommé de ménager les deux parties en faisant traîner les choses en longueur ne fut pas toujours bien vu du roi de France. Un jour, impatienté et irrité, Philippe écrivit ce billet au légat du Pape, Guala. « Votre dilection apprendra que le clerc envoyé par nous au siège apostolique est revenu de Rome. Le seigneur Pape met tant de délais et tant d’obstacles à notre affaire qu’il ne veut point, à ce qu’il nous semble, nous libérer comme nous le souhaitons. Comme il nous paraît clair qu’il se refuse à notre délivrance, nous vous ordonnons, en ce qui est de cette affaire, et à moins que vous n’en ayez d’autres à traiter, de ne point demeurer plus longtemps en ce pays (1209). » Cet ambassadeur du Saint-Siège recevait, comme nous dirions aujourd’hui, son passeport. La rupture dura peu. A cette époque du Moyen Age, la royauté française et la Papauté pouvaient menacer de se brouiller, elles ne se séparaient jamais.

RÉCONCILIATION DE PHILIPPE ET D’INGEBURGE.

En 1210, Philippe Auguste essayait encore de se marier avec la fille du landgrave de Thuringe, pensant que ce petit seigneur, flatté d’une telle alliance, presserait le Pape de prononcer le divorce. Le mariage manqua, et le divorce ne fut pas prononcé. Une dernière tentative auprès du légat Robert de Courçon, en 1212, pour faire aboutir l’éternelle procédure, n’eut pas plus de succès. Il fallait que Philippe prît son parti de la situation à laquelle il était réduit, celle d’un homme qui ne peut ni divorcer ni se marier ; l’affaire restait sans dénouement. Tout à coup (avril 1213), on apprit qu’elle en avait un. Si invraisemblable que cela parût, Philippe Auguste se décidait à reprendre Ingeburge. Il la reprenait comme reine, sinon comme femme (car ce dernier point reste plus que douteux). La joie fut grande dans la famille royale, dans l’Église, dans la nation entière. C’est un intérêt politique, comme toujours, qui amenait le roi de France à ce revirement imprévu. Il revenait à Ingeburge, parce qu’il revenait au plan de conquête de l’Angleterre, et qu’il pensait, cette fois, être en mesure de le réaliser. Il avait encore besoin de l’alliance du Danemark, et surtout de l’appui d’Innocent III, qui allait lui livrer la couronne de Jean sans Terre (du moins, il se l’imaginait) et l’aider à faire réussir la grande entreprise, le projet de débarquement pour lequel tout était préparé.

Il se faisait illusion. Mais cette fois, enfin, Ingeburge garda officiellement auprès de son mari, jusqu’à la fin du règne, la place qu’il lui avait rendue. Après sa mort (1223), elle vécut encore plus de quinze ans, traitée en reine par Louis VIII et par Louis IX. Dans son testament, Philippe Auguste lui avait laissé une somme de 10.000 livres pari sis et l’appelait « sa très chère femme », carissimae uxori. Il lui devait bien ce dédommagement.

L’histoire d’Ingeburge peut donner la mesure des progrès accomplis, sous Philippe Auguste, par la, royauté capétienne. Pendant vingt ans, il avait désobéi au chef de l’Église dans une affaire où tous les torts étaient manifestement de son côté. Les ménagements dont il fut l’objet de la part d’un pape aussi puissant qu’Innocent III et la durée même d’une résistance que Philippe termina à son heure, par un acte spontané de sa volonté, sont des faits significatifs. Ils témoignent de son caractère opiniâtre et des craintes qu’il inspirait. Us prouvent aussi que la Papauté, armée comme elle l’était au commencement du xiiie siècle, n’a pas fait d’efforts bien vigoureux ni bien soutenus pour imposer le respect de sa décision.

 

II. LE ROI DE FRANCE ET LE PAPE EN ALLEMAGNE

PREMIERS RAPPORTS DE PHILIPPE AVEC L’EMPIRE.

Philippe ne s’est jamais désintéressé des affaires de l’Empire, qui, maître du royaume d’Arles, débordait sur la région de langue française, touchant à la Meuse, à la Saône, au Rhône, les dépassant çà et là et menaçant d’aller plus loin. Dans la lutte des maisons de Saxe (Guelfes) et de Hohenstaufen (Gibelins), sa diplomatie fut un facteur presque aussi important que la diplomatie romaine. Par son intervention dans l’Empire, il ne voulait pas seulement faciliter la dépossession des Plantagenêts, en trouvant des alliés contre l’Angleterre ou en combattant les amis des Anglais. Il cherchait aussi, sans aucun doute, à affaiblir et, s’il était possible, à ruiner ce pouvoir impérial que les Allemands s’attribuaient sur toute la chrétienté de l’Occident.

Il n’est pas arrivé du premier coup à jouer, en Allemagne, le rôle d’intermédiaire puissant, capable de soutenir des empereurs, d’en créer même, et d’entrer, par là, en concurrence avec les papes. Au début de son règne, il se trouvait, lui, jeune roi de quinze ans, en face de Frédéric Barberousse, empereur sexagénaire, dans tout l’éclat de la puissance et de la gloire. Il reconnut implicitement la suzeraineté impériale, et fut trop heureux d’empêcher Frédéric de s’adjoindre à la coalition des hauts barons de Flandre, de Champagne et de Bourgogne, qui l’avaient mis en péril. Même il obtint l’alliance de Barberousse contre Henri Plantagenêt et celle d’Henri VI contre Richard. Mais l’Allemagne changea bientôt de politique : alliée aux Anglais, elle menaça l’indépendance du roi de France. Heureusement, l’ambition d’Henri VI caressait à la fois toutes les chimères. Elle le conduisait en Italie et en Sicile, d’où il rêva la conquête de Constantinople et de l’Orient (1197). Quand l’Empereur passait les Alpes et s’enfonçait dans le guêpier d’Italie, les rois pouvaient respirer. Henri VI y trouva la mort à trente-deux ans.

LA SUCCESSION D’HENRI VI.

Une querelle de succession s’ouvrit, en 1198. Il s’agissait de savoir si la dignité impériale serait héréditaire dans la maison souabe des Hohenstaufen ; si la Papauté laisserait un Hohenstaufen, maître de la Sicile, devenir aussi roi de l’Italie du Nord et souverain de l’Allemagne entière. Trois candidats sont en présence : le fils d’Henri VI, Frédéric, un enfant de trois ans, qui sera plus tard l’empereur Frédéric II, une des figures les plus originales du Moyen Age ; son oncle, le frère d’Henri VI, Philippe de Souabe, et enfin le chef de la famille saxonne, Otton de Brunswick, fils d’Henri le Lion. L’élection dépend des princes allemands, partagés en deux fractions presque égales. Les Guelfes de l’Allemagne du Nord, qui veulent conserver à l’Empire son caractère électif, se déclarent pour Otton de Brunswick. Les Gibelins de l’Allemagne du Sud, partisans de l’empire héréditaire, hésitent entre le fils d’Henri VI et Philippe de Souabe, mais, comme il faut évidemment un homme fait pour soutenir la lutte contre les Guelfes, ils se prononcent pour ce dernier. Dans cette Allemagne divisée, qui décidera ?

INNOCENT III ET LES CANDIDATS A L’EMPIRE.

C’est le Pape qui fera pencher la balance. Innocent III refuse pourtant de rendre une sentence immédiate. Il veut voir et délibérer. Quand il se résout à faire connaître sa décision, il la publie sous la forme d’une consultation où sont pesés les titres et les mérites des trois candidats. Au fond, dès le premier moment, la Papauté a pris le parti que ses intérêts et ses traditions imposaient. Elle veut que l’empire demeure électif ; elle veut un empereur qui n’ait pas de prétentions sur la Sicile et ne puisse prendre Rome entre deux feux. L’élu d’Innocent est Otton de Brunswick. Et le Pape met aussitôt au service de son protégé l’immense force de l’Église universelle. La majeure partie du clergé allemand, si riche et qui possédait tant de territoires, se groupe autour du Guelfe. Philippe de Souabe et ses partisans, excommuniés, résistent cependant et s’apprêtent à la lutte. C’est alors qu’on eut ce spectacle nouveau : l’intervention d’un roi de France en Allemagne. Le fils aîné de l’Église, déjà en querelle avec Rome pour l’affaire d’Ingeburge, se mettait, dans l’Empire même, en opposition avec la Papauté.

ALLIANCE DE PHILIPPE AUGUSTE ET DE PHILIPPE DE SOUABE.

Philippe Auguste ne pouvait reconnaître comme empereur Otton de Brunswick, neveu de Richard et de Jean sans Terre, par là ennemi de sa dynastie. Son ambassadeur, Nivelon, évêque de Soissons, va trouver, à Worms, Philippe de Souabe et signe avec lui un traité d’alliance (juin 1198). Les deux princes s’engagent à se défendre contre les mêmes ennemis, Otton, Jean sans Terre, le comte de Flandre et l’archevêque de Cologne, chef ecclésiastique du parti guelfe. Dans le préambule du traité, le duc de Souabe rappelle « l’amitié » qui unissait ses prédécesseurs Barberousse et Henri VI à Philippe Auguste. Amitié bien intermittente, surtout celle d’Henri VI ! Mais, en diplomatie, il est permis d’avoir la mémoire courte. Le roi de France écrit au Pape pour l’inviter à repousser la candidature d’Otton, ennemi de la France ; il se porte garant des bons sentiments de Philippe de Souabe à l’égard de Rome. Quand Innocent III lui notifie la décision toute contraire qu’il a prise, Philippe se plaint et menace : « Le tort que vous m’avez fait, à moi personnellement (allusion au procès d’Ingeburge), je l’ai supporté sans rien dire. Mais la mesure que vous allez prendre en faveur d’Otton est de nature à nuire à ma couronne, à léser gravement les intérêts de la royauté de France, et voilà ce que je ne tolérerai jamais. Si vous persévérez dans votre dessein, nous serons obligé d’agir en temps et lieu et de nous défendre comme nous pourrons. »

LE PAPE PLAIDE LA CAUSE D’OTTON.

Autant cette lettre du roi de France est courte et brusque, autant la réponse d’Innocent III est longue et insinuante : « Comment peut-on croire qu’il veuille faire tort à la France, la préférée de l’Eglise, la royauté d’Europe la plus chère au Siège apostolique ? Ce Philippe de Souabe, en réalité, est un ennemi des papes, un excommunié. Il appartient à une race d’empereurs dont la vie n’a été qu’une longue série d’hostilités contre l’Église romaine. Qu’on se rappelle les cruautés commises par son frère, l’empereur Henri VI, en Italie : l’évêque qu’il a fait rouer de coups et à qui ses vicaires ont arraché la barbe, les familiers de la cour de Rome à qui il a fait couper le nez, l’archevêque de Palerme jeté en prison, les ecclésiastiques brûlés et noyés. Nous ne pouvons pas admettre que l’empire allemand cesse d’être électif. Et puis, ce n’est pas nous qui élisons l’Empereur ; nous n’avons que le droit de confirmer l’élu des princes, de le couronner et de le consacrer. » Et après avoir énuméré toutes les raisons qu’aurait Philippe Auguste de se rallier à Otton et d’abandonner le duc de Souabe, qui voudra conquérir la Sicile, la joindre à l’Allemagne et réduire le roi de France à l’état de vassal, Innocent III termine par cette adjuration pressante : « Ne vous fiez pas à cette race des Hohenstaufen ; n’essayez pas d’apprivoiser les tigres ; laissez tomber Philippe de Souabe, qui n’a aucune chance de succès. Il ne faut pas que, sur la question de l’Empire, le roi de France et l’Église de Rome donnent au monde le spectacle scandaleux de la mésintelligence et du conflit ! »

SUCCÈS DE PHILIPPE DE SOUABE.

Philippe Auguste ne fut pas convaincu. Il assista indirectement, mais d’une manière très efficace, son candidat, le duc de Souabe, en mettant Jean sans Terre hors d’état de venir en aide à Otton de Brunswick.

On a vu les efforts faits par le Pape pour réconcilier les rois de France et d’Angleterre ; c’est que tout succès des Français en Normandie, en Anjou, en Poitou, était une défaite pour le parti guelfe. Lorsqu’en 1206, Jean sans Terre fut vaincu et dépossédé, Philippe de Souabe l’emporta visiblement sur son rival. Autour d’Otton les défections se multipliaient, l’archevêque de Cologne même l’avait abandonné. Innocent III commença, lui aussi, à faiblir. On négocie avec l’excommunié ; on laisse répandre le bruit que le duc de Brunswick pourrait se réconcilier avec son adversaire. Il épouserait la fille de Philippe de Souabe et recevrait un dédommagement dans le royaume d’Arles. L’Église romaine s’inclinait devant le fait accompli. Le Hohenstaufen allait régner. La politique de Philippe Auguste triomphait.

L’ALLIANCE DE SOUABE EN DANGER.

Or, à mesure que s’affirmait le succès du Souabe, l’amitié de son allié de France se refroidissait. Philippe Auguste se plaignit qu’il eût conclu, sans l’avoir consulté, une trêve avec Otton de Brunswick. Il lui reprocha de protéger le duc de Lorraine contre le comte de Bar, ami de la France ; de méchants bruits circulaient : l’Empereur aurait applaudi à une prétendue défaite subie par les Français dans le Poitou. Le Souabe récrimina de son côté : Philippe Auguste n’avait pas voulu lui prêter 10.000 marcs et s’était refusé à se décider nettement contre l’Église romaine. Les choses s’envenimèrent.

Lorsque l’Allemand sollicite une entrevue du roi de France (1208), celui-ci se dérobe, sous prétexte qu’on ne lui avait pas dit assez clairement pourquoi on désirait cette conférence. L’alliance, peu à peu, s’effritait, et la raison en était simple. Il n’était pas de l’intérêt de Philippe Auguste que la division cessât dans l’Empire, et que son allié, maître absolu de l’Allemagne, oubliât les services rendus. La brouille tournait à l’hostilité ouverte, lorsque le Souabe fut assassiné à Bamberg (5 juin 1208).

PHILIPPE AUGUSTE SOUTIENT HENRI DE BRABANT.

Otton de Brunswick n’a plus d’adversaire, mais le roi de France veut lui en trouver un. Le Pape lui affirme inutilement qu’il tient d’Otton l’engagement écrit, scellé d’une bulle d’or, de s’en remettre, pour ses relations avec la France, à la direction de l’Église. Peine perdue ! Philippe s’obstine à repousser Otton. Il a son candidat, le duc de Brabant, Henri, un de ces petits princes d’Europe que le roi de France prenait à sa solde. Deux mois après l’assassinat de Philippe de Souabe, le roi de France et son pensionnaire traitaient à Soissons : Henri de Brabant sera candidat à l’empire ; la France lui avance 3.000 marcs d’argent pour les frais de l’entreprise, le duc ne les rendra pas s’il parvient à se faire nommer empereur. Mais la somme était mince pour une aussi grosse besogne, et le candidat manquait encore plus de prestige que d’argent. L’Allemagne presque entière se ralliait à Otton de Brunswick. La mort de Philippe de Souabe semblait un jugement de Dieu. Henri de Brabant fit comme les autres, et s’en alla à Wurzbourg, où le Guelfe résidait, protester de sa fidélité. L’élection d’Otton fut renouvelée. La diplomatie française était battue.

ACCORD DE JEAN SANS TERRE ET D’OTTON.

Qu’allait-il arriver si l’empereur Guelfe, soutenu par Innocent III et désireux de se venger, s’entendait avec son oncle, le roi d’Angleterre, pour une action commune contre la France ? Il est avéré que l’accord se fit. Une ambassade anglaise conduite par le propre frère de Jean, Guillaume de Salisbury, se rendit auprès d’Otton en Allemagne, lui apportant de fortes sommes extorquées par le Plantagenet à ses sujets insulaires. Quand elle revint, sa mission accomplie (1209), on remarqua que Jean sans Terre traita son clergé avec beaucoup plus de ménagements. N’était-ce pas le résultat d’une entente secrètement établie avec l’Eglise romaine et l’Empire ? Et quel adversaire pouvait-elle viser, sinon Philippe Auguste ? Celui-ci, redoutant une attaque venue de l’Allemagne, commençait à prendre ses précautions. On s’explique pourquoi le roi de France fit jurer à l’archevêque et aux bourgeois de Reims de le servir contre l’Empereur, et leur prêta 4.000 livres pour achever les fortifications de leur ville (décembre 1209) ; pourquoi il exige la même promesse de Renaud de Nogent et d’autres châtelains de la même région ; pourquoi il avance 2.000 marcs aux bourgeois de Châlons-sur-Marne, à charge pour eux de se mettre en état de défense. Il fallait parer à l’éventualité d’une invasion.

Otton IV y songea peut-être sérieusement, mais il avait d’autres soucis. Il voulait aller à Rome chercher la couronne impériale. Malgré l’opposition de quelques cardinaux et de quelques nobles, gagnés peut-être aux intérêts de la France, malgré les protestations formelles de Philippe Auguste, il fut couronné (1210).

OTTON DEVIENT L’ENNEMI DU PAPE.

Alors arriva ce que les précédents devaient faire prévoir, ce que Philippe lui-même, si l’on en croit une lettre d’Innocent III, avait prédit. Otton, investi des mêmes pouvoirs, ceint des mêmes couronnes que Barberousse et Henri VI, prit aussitôt leur politique. Il fit valoir partout les droits impériaux, traita l’Italie en pays conquis, empiéta sur le domaine du Pape et, même après s’être emparé du royaume de Naples, se prépara à descendre en Sicile. Ainsi le Guelfe dépassait les Gibelins en déloyauté et en ingratitude. Les menaces d’Innocent III n’ayant aucun effet, il fallut en venir à l’excommunication. Philippe Auguste reçut alors du Pape cette lettre curieuse : « Ah ! si nous avions pénétré aussi bien que vous le caractère d’Otton, il ne nous aurait pas trompé ! Ce fils impie persécute sa mère : il étend même ses mains sur la Sicile, non content d’avoir dépouillé de l’héritage paternel notre fils et pupille chéri (le jeune Frédéric). Qui peut désormais avoir confiance en lui, puisqu’il ne nous tient même pas parole, à nous, le vicaire du Christ ? Nous vous parlons à notre honte, car vous nous aviez bien dit de nous méfier de cet homme. Mais nous nous consolons avec Dieu qui, lui-même, s’est repenti d’avoir établi Saül, roi d’Israël. »

INNOCENT III RECOURT A PHILIPPE AUGUSTE.

En même temps le Pape dénonce à Philippe Auguste les intentions d’Otton et proteste de son dévouement à la France. « Nous avions engagé Otton, de vive voix, à rester en paix avec vous. Il nous a fièrement répondu que, tant que vous occuperez la terre de son oncle, il n’aurait pas le droit de lever la tête sans rougir, et qu’en attendant, notre proposition d’accommodement pouvait dormir dans nos archives ! Nous lui avons déclaré, en termes formels, que nous n’abandonnerions jamais la France, puisqu’elle ne nous avait jamais délaissé, dans la prospérité comme dans le malheur. »

C’était le Pape qui, maintenant, avait besoin du Roi ; Otton, excommunié, restait en Italie. Innocent demanda à Philippe Auguste de l’argent et des hommes. Le roi de France n’avait aucune envie de se risquer dans une entreprise lointaine, pour un bénéfice des plus douteux : « Nous sommes désolés, répond-il, que le soi-disant empereur Otton ait la possibilité de vous faire du mal, et cette pensée nous remplit le cœur d’amertume. Quant à vous envoyer, par mer, deux cents chevaliers, comment pourrions-nous le faire, puisque la Provence est un territoire impérial, et que les ports de ce pays appartiennent aussi à l’Empire ? Vous voudriez que nous poussions les princes allemands à se révolter contre Otton afin de les forcer de quitter l’Italie. Croyez que nous n’y avons pas manqué ; mais les princes nous demandent des lettres signées de vous et des cardinaux, par lesquelles vous preniez l’engagement de ne plus vous réconcilier avec Otton. Il faut que nous ayons ces lettres. Il faut même d’autres lettres de vous, qui délient tous les sujets d’Otton de leur serment de fidélité et leur donnent l’autorisation d’élire un autre empereur. Alors, l’été prochain, nous nous mettrons en campagne, et envahirons l’Empire avec notre armée. » Au reste, Philippe Auguste veut bien que la France envoie de l’argent au Pape, mais à condition que cet argent soit fourni par le Clergé. « Votre légat, maître Pèlerin, nous a parlé des sommes qu’il faudrait verser aux marchands italiens (c’étaient les banquiers d’Innocent III) pour la défense du siège apostolique. Nous lui avons répondu ceci : que les archevêques, les évêques, les abbés, les moines noirs et blancs, et tous les clercs de l’Église de France commencent par vous venir en aide et nous vous aiderons volontiers à notre tour. Il faut les obliger à donner le tiers de leurs revenus » (1210).

Ne pas trop s’engager, demander au contraire que le partenaire s’engage à fond, lui promettre de l’argent à condition de ne pas le tirer de sa propre bourse, toute cette conduite n’est-elle pas d’un homme d’Etat capable d’en remontrer même aux politiques de Rome ?

FRÉDÉRIC CANDIDAT DU PAPE ET DU ROI DE FRANCE.

Il fallait trouver un concurrent au Guelfe ; le seul possible était le chef de la famille Hohenstaufen, le jeune Frédéric, roi de Sicile. Innocent III ne se résignait qu’à contrecœur à recourir à cette famille si dangereuse pour la Papauté, mais Otton menaçait ; il prit son parti. Les agents français travaillèrent les princes d’Allemagne en faveur de Frédéric (1211-1212) et Innocent délia les sujets d’Otton du serment de fidélité.

Le Guelfe repassa les Alpes. Il aurait voulu empêcher son rival de quitter l’Italie et de le suivre en Allemagne. Mais Frédéric s’engagea bravement dans la partie la moins fréquentée et la plus difficile des Alpes, la Haute-Engadine, gagna Coire, puis Saint-Gall et arriva en Souabe, où ses partisans lui firent un accueil enthousiaste. Otton resta sur la défensive dans l’Allemagne du Nord. Frédéric put, à son aise, descendre le Rhin, et, de Worms, atteindre la Lorraine, où Philippe Auguste lui avait donné rendez-vous.

PHILIPPE AUGUSTE ET L’ÉLECTION DE FRÉDÉRIC II.

Il rencontra à Vaucouleurs, non pas le roi de France lui-même qui n’avait pas voulu, on ne sait pourquoi, dépasser Châlons, mais Louis, le prince héritier. Là fut signée l’alliance. Frédéric « empereur élu des Romains et toujours Auguste » appelait le roi de France « son très cher frère Philippe », invoquait les liens d’amitié qui l’avaient toujours uni aux Hohenstaufen, et promettait par serment de ne pas faire la paix, sans l’aveu de son allié, avec les ennemis de la France, Otton et Jean sans Terre. Le traité ne disait pas que Philippe Auguste donnait 20.000 marcs à son jeune protégé pour l’aider à payer les frais de son élection (19 novembre 1212). Frédéric fut élu en présence des envoyés du roi de France (5 décembre). Conrad, évêque de Spire et de Metz, chancelier de l’Empire, écrivit à Philippe Auguste pour lui annoncer le couronnement.

Le Pape n’était plus seul à faire des empereurs ; la royauté française s’en mêlait. Elle prenait les princes d’Empire à sa solde : fait nouveau et grave dans la situation européenne. Profiter des divisions de l’Allemagne, les entretenir, corrompre les princes de l’Empire pour empêcher dans ce pays la constitution d’un pouvoir fort, cette politique de la monarchie française, qui deviendra traditionnelle, date réellement de Philippe Auguste. Les derniers Capétiens, les Valois, les Bourbons n’ont fait que marcher dans la voie qu’il avait tracée.

 

III. LE PROJET DE DEBARQUEMENT EN ANGLETERRE ET LA VICTOIRE D INNOCENT III

PROJET DE DÉBARQUEMENT EN ANGLETERRE.

Cependant le roi de France ne perdait pas de vue le principal ennemi. L’idée d’un débarquement dans l’île anglaise lui avait déjà traversé l’esprit au début de la lutte avec Richard ; elle revint après la conquête de la Normandie et de la Bretagne, et prit une forme plus arrêtée à partir de 1210, lorsque l’impopularité de Jean sans Terre et ses conflits avec la Noblesse et le Clergé semblèrent annoncer une déchéance prochaine.

Si l’on en croit un chroniqueur français du pays d’Artois, Philippe Auguste, à force de penser le jour à ses projets, en rêvait la nuit : « Il advint que le roi Philippe de France dormait une nuit en son lit. Tout à coup il sauta à terre, comme sous le coup d’une émotion profonde et s’écria : « Dieu ! qu’est-ce que j’attends pour m’en aller à la conquête de l’Angleterre ? » Les chambellans qui couchaient devant lui furent moult émerveillés, mais n’osèrent rien dire. Aussitôt le Roi commanda qu’on fît venir frère Guérin, l’hospitalier, son premier conseiller, Barthélemy de Roye, le plus dévoué de ses chevaliers, et Henri Clément, le Maréchal, ainsi que plusieurs autres membres de son conseil. Il leur ordonna d’envoyer, dans tous les ports de mer de son royaume, retenir tous les vaisseaux qu’on pourrait trouver et d’en faire construire de nouveaux en grande quantité, parce qu’il voulait passer en Angleterre et y conquérir le royaume. »

PHILIPPE, ALLIÉ DES IRLANDAIS ET DES GALLOIS.

Il s’en faut que la résolution de Philippe Auguste ait été prise aussi subitement. Depuis longtemps, il suivait attentivement les événements d’Angleterre. Les montagnards insoumis du pays de Galles et les roitelets de l’Irlande étaient ses alliés. Dans une lettre écrite dès 1212 au roi de France, le chef de tribu qui dominait le nord du pays de Galles, Llewelyn, lui envoie l’assurance « de son dévouement et de sa respectueuse fidélité ». Il se félicite d’avoir reçu du roi de France une charte scellée d’une bulle d’or et attestant leur alliance. Cette charte, il la fait garder soigneusement dans une église, comme une précieuse relique et une preuve de l’amitié indissoluble qui unit et unira pour toujours les deux pays. Llewelyn annonce à son allié qu’il a ligué tous les chefs de la région contre Jean sans Terre, qu’ils ont repris aux Anglais les châteaux enlevés par ceux-ci et qu’ils ne signeront ni trêve ni paix avec l’ennemi sans avoir prévenu le roi de France et obtenu son assentiment.

PHILIPPE GAGNE LES BARONS ANGLAIS.

Philippe travaillait, en même temps, à créer dans l’entourage de Jean sans Terre défections et trahisons. Dès 1209, il envoyait à Jean de Lascy, un des principaux barons anglais, ce billet confidentiel : « Nous vous mandons que si vous êtes fidèle à la promesse souscrite par vous, selon le témoignage que nous en a rendu notre cher et fidèle Roger des Essarts, et si, en vertu de ces engagements, vous portez la guerre en Angleterre au roi Jean, au moyen des amis et adhérents dont vous pouvez disposer, ainsi qu’en Irlande, tant par le concours de vos amis que par la défense des places fortes, de manière que nous en recevions avis certain, nous prendrons alors, au sujet des terres que vos prédécesseurs ont possédées en Angleterre, telles dispositions qui soient inattaquables en droit. » Ces derniers mots sont un peu obscurs ; Philippe fait à son allié une promesse qu’il ne pourra tenir évidemment qu’après la conquête de l’Angleterre, mais ceci prouve qu’il y songe et pour un avenir prochain.

L’AFFAIRE D’ETIENNE DE LANGTON.

Etienne de Langton ayant été élevé au siège de Cantorbéry, le Roi refusa de le reconnaître parce que l’élection s’était faite sans son consentement. Innocent III voulut lui imposer l’élu, et une crise religieuse s’ouvrit, qui dura six ans. Entre les rois d’Angleterre, dont le pouvoir sur l’Église était presque illimité et les archevêques de Cantorbéry, qui défendaient les droits de l’Eglise indépendante, réformatrice et amie de Rome, le désaccord était permanent. Au temps de saint Anselme et de Thomas Becket, il avait pris le caractère d’une guerre ouverte. La Royauté, en somme, avait fini par maintenir ses droits. Elle avait eu, pour elle, la majorité des évêques, habituée au joug et qui trouvait son profit dans l’obéissance. Cette fois tous les. évêques prirent fait et cause pour Cantorbéry et pour Rome. Il était difficile de résister à un pape comme Innocent III, et, d’autre part, Jean avait exaspéré l’épiscopat par ses exactions brutales. Les prélats qui résistaient étaient chassés, emprisonnés, suppliciés même ; les fugitifs affluaient en France, en Italie, où ils allaient se plaindre au Pape. A plusieurs reprises Jean fit surveiller les côtes et saisir ceux qui essayaient de passer.

CRUAUTÉS DE JEAN SANS TERRE.

Les nobles n’étaient pas mieux traités. Jean usait contre eux des droits de suzerain avec une rigueur extrême. Non content de leur prendre leurs revenus, il enlevait leurs femmes, leurs filles et leurs sœurs. Pour prévenir les révoltes, il prenait en otage les fils des barons. Ses vengeances étaient atroces. Mathilde de Briouze, femme d’un chevalier rebelle, et son fils, au pouvoir de Jean sans Terre, furent mis en prison ; on leur donna pour toute nourriture une gerbe d’avoine et un morceau de lard cru. Le onzième jour, la mère fut trouvée morte, la tête inclinée sur la poitrine de l’enfant. Le fils, mort aussi, se tenait appuyé au mur : sa mère lui avait dévoré les deux joues.

Pour les rendre dociles à ses exactions, il terrorisait les bourgeois et persécutait les Juifs. Un Juif de Bristol ayant refusé de livrer son trésor, les bourreaux se mirent à lui arracher les dents ; à la huitième, il livra tout.

INNOCENT III MENACE L’ANGLETERRE D’INTERDIT.

Après avoir patienté longtemps, Innocent III avait mis le royaume en interdit (1212). « Par les dents de Dieu, dit Jean à ses évêques, si vous osez prononcer l’interdit, j’enverrai tout mon clergé au Pape, et m’emparerai de ses biens. Alors, tous les Romains que l’on trouvera dans mon royaume retourneront dans leur patrie, les yeux crevés et le nez coupé, afin qu’on les reconnaisse par tout l’univers. Et si votre peau vous est chère, retirez-vous vite de mes yeux. » Cependant Innocent négociait encore, espérant amener le coupable à résipiscence. Il le menaça de l’excommunication personnelle : « Voyez, Tare est tendu, lui écrivait-il, évitez la flèche qui ne revient pas sur l’arc. » Mais il hésitait : Jean était l’allié d’Otton de Brunswick, l’allié de la Papauté. Enfin, quand il eut rompu avec le Guelfe, il lança l’excommunication. Pas plus que de l’interdit, le Roi ne s’en émut. Alors le diacre Pandolfo, légat pontifical, se présenta devant le roi d’Angleterre à Northampton.

JEAN ET LE LÉGAT PANDOLFO.

Après une longue discussion, se serait engagé ce dialogue :

Le Roi. Je veux faire quelque chose pour l’amour du Pape. Qu’Etienne Langton renonce à son archevêché, que le Pape nomme à sa place qui il voudra, je promets de reconnaître celui qu’il aura choisi : et ensuite, si le Pape me le demande, je donnerai un évêché à Etienne, peut-être même en Angleterre.

Le légat. La sainte Eglise n’a pas l’habitude de déposer un archevêque sans des motifs très graves, mais elle est habituée à précipiter de leur grandeur les princes récalcitrants.

Le Roi. Des menaces ! Croyez-vous pouvoir agir avec moi comme avec mon neveu, l’empereur Otton ? Il m’a appris que vous aviez fait élire un autre empereur en Allemagne.

Le légat. C’est la vérité : le Pape a fait cet empereur, comme il en avait fait un autre, et il est convaincu que vous serez, vous aussi, obligé de vous soumettre.

Le Roi. Vos actions peuvent-elles être plus méchantes que vos paroles ?

Le légat. Vous nous avez révélé votre pensée, nous voulons maintenant vous faire connaître la nôtre. Le seigneur Pape a prononcé contre vous l’excommunication ; cette sentence, suspendue jusqu’à notre arrivée en ce pays, aura maintenant son effet.

Le Roi. Et quoi encore ?

Le légat. Nous absolvons de ce jour tous les Anglais qui ne communiqueront pas avec vous, et frappons d’anathème tous ceux avec qui vous serez en rapport.

Le Roi. Et quoi encore ?

Le légat. Nous délions de la fidélité et de l’hommage les sujets de tous vos domaines ; votre royaume est accordé à celui qui, sur l’ordre du Pape, l’attaquera, et nous ordonnons à vous tous ici présents que lorsque le Pape enverra son armée dans ce pays, vous vous joigniez à elle pour rendre hommage au chef qu’il aura désigné ; sinon, vous n’échapperez pas au châtiment.

Le Roi. Pouvez-vous encore davantage ?

Le légat. Nous vous déclarons, au nom de Dieu, que ni vous ni votre héritier ne pourrez plus porter la couronne.

ROBERT FITZ-GAUTIER EN FRANCE.

Cependant Philippe Auguste recevait les exilés d’Angleterre. Un jour se présenta un des principaux nobles de l’entourage de Jean, Robert Fitz-Gautier. « Quand le roi Philippe le vit venir, il le salua moult hautement, et lui demanda d’où il venait et quel besoin l’amenait en France. — Sire, dit Robert, grand besoin m’y amène, car le roi Jean m’a chassé d’Angleterre, et toute ma terre enlevée. — Pour quelle raison ? dit Philippe. — Certes, seigneur, la raison, vous la dirai-je ? Il voulait prendre ma fille, que Geoffroi de Mandeville a épousée, et parce que je ne le voulais souffrir, il m’a détruit et chassé de ma terre : je vous prie, pour Dieu, d’avoir pitié de moi, comme d’un homme déshérité à tort. — Par la lance de saint Jacques, dit le roi de France, ce malheur vous est arrivé à point, car je dois passer en Angleterre, et si je puis conquérir la terre, vous serez bien dédommagé de votre peine. — Sire, reprit Robert, j’ai bien entendu dire que vous deviez passer en Angleterre, et j’en suis moult joyeux. Et sachez que si vous voulez me bailler 400 ou 500 de vos chevaliers, je passerai avant vous et entrerai en Angleterre malgré le roi Jean : j’y peux tenir facilement un mois par la puissance de mon lignage. Je vous y attendrai, et vous-même pourrez y passer plus sûrement. — Par la tête de saint Denis, Robert, dit Philippe, pas un seul de mes chevaliers n’y passera avant moi : vous-même m’attendrez pour faire la traversée avec moi. — Sire, dit Robert, je ferai ce qu’il vous plaira. »

Le bruit courut que les vassaux de Jean sans Terre avaient envoyé au roi de France une charte revêtue de leurs sceaux, où ils lui promettaient la couronne, s’il venait la prendre (1212). Jean ordonna quelques exécutions. Pour se défendre contre Philippe, il recevait l’hommage de Renaud de Boulogne et négociait avec le comte de Flandre, Otton de Brunswick, et les princes lorrains. En même temps, il réunissait une armée de mercenaires, fortifiait les ports, groupait la flotte anglaise, envoyait des corsaires dans la Manche, procédait à une levée en masse.

PRÉPARATIFS DE PHILIPPE.

Philippe Auguste prépara l’attaque. Les chroniqueurs parlent d’une flotte de 1500 voiles, d’une dépense de 60.000 livres, de la réunion d’une armée « immense ». Innocent III avait mis le roi d’Angleterre au ban de l’Europe (janvier 1213). Trois évêques anglais, les principales victimes de Jean, qui s’étaient réfugiés à Rome, en revenaient avec des instructions précises. L’arrêt de déposition est proclamé en France. L’injonction est faite à Philippe Auguste et à ses sujets d’envahir le royaume de Jean, et de lui enlever sa couronne pour la donner, au nom du Pape, « à quelqu’un qui en serait digne ». Le roi de France et ses chevaliers marcheront sous la bannière pontificale, pour la rémission de leurs péchés. Au bout de la conquête, l’absolution ! Ce n’est pas une guerre : c’est une croisade. Et le successeur de Jean sans Terre est désigné. Ce sera le fils de Philippe Auguste, Louis de France, qui, par sa femme Blanche de Castille, pouvait mettre en avant certains droits sur le trône anglais.

ASSEMBLÉE DE SOISSONS.

Tous les barons et tous les évêques de France se réunissent à Soissons (8 avril) et s’engagent à faire la campagne. Un seul refuse le service d’ost, le comte de Flandre, Ferrand. « Il s’abstiendra, déclare-t-il, tant qu’on ne lui aura pas restitué Aire et Saint-Omer, les deux places fortes enlevées à la Flandre contre tout droit. » Philippe lui offre une compensation. Le comte la refuse et quitte l’assemblée. Ferrand n’a pas encore conclu son alliance avec Jean sans Terre, mais sa défection est certaine ; la Flandre devient l’ennemie, presque autant que l’Angleterre. Philippe se contente de sommer le vassal rebelle d’amener son contingent de troupes, sûr de ne pas être obéi. L’heure venue, il se vengera.

Il prend ses dernières dispositions, ses précautions finales, et il les prend (ce qui étonne peu de sa part) contre son fils. Devant la noblesse, à Soissons, le prince royal, le futur roi d’Angleterre, promet de se contenter du pays conquis et de ne rien réclamer, pendant la vie de son père, du royaume de France. Il exigera de ses sujets anglais l’assurance qu’ils ne porteront aucun préjudice ni au roi de France ni à son État. Dans la distribution des fiefs et des terres qui suivra la conquête, Louis devra se conformer aux conseils paternels. Enfin il est obligé de jurer que, lorsqu’on aura fait Jean sans Terre prisonnier et confisqué ses trésors et ses domaines, il laissera son père disposer à sa guise de la personne du captif, de son argent et de ses biens. En réalité, Louis conduira les opérations militaires et portera la couronne anglaise, mais c’est Philippe Auguste qui sera roi.

SOUMISSION DE JEAN SANS TERRE.

Le 8 mai, Philippe était à Boulogne, lieu fixé pour la concentration de l’armée et de la flotte. Il se dirigea ensuite sur Gravelines (22 mai) pour procéder à l’embarquement. Là, il apprit une nouvelle invraisemblable : Jean s’était réconcilié avec le Pape. Bientôt le roi de France vit arriver l’archevêque de Cantorbéry qui, au nom d’Innocent III, devenu, du jour au lendemain, le protecteur de l’Angleterre et de son roi, lui défendit d’aller plus loin. La croisade était décommandée. Le légat Pandolfo, à l’heure même où il semblait épuiser contre Jean sans Terre tout l’arsenal des armes d’Eglise, avait reçu des instructions secrètes pour accepter la soumission du roi d’Angleterre, dès qu’il ferait mine de céder. Jusqu’à la fin de la crise, Innocent III conserva l’espoir d’un accommodement. Mais, pour l’obtenir, il fallait effrayer le coupable, et, par suite, laisser Philippe Auguste faire ses derniers préparatifs. Pendant que l’armée expéditionnaire se rassemblait à Boulogne, le légat s’embarquait à Wissant, débarquait à Douvres, et déterminait Jean sans Terre à capituler. Ainsi tout ce grand mouvement, cette mise en train d’une croisade, ces promesses solennelles, n’étaient qu’un expédient de la politique pontificale, un moyen de procurer à l’Eglise romaine des profits politiques et matériels.

Le 13 mai, Jean promit « d’obéir aux ordres du Pape sur toutes les choses pour lesquelles il avait été excommunié ». Deux jours après, il résigna sa couronne entre les mains du prélat et prêta serment d’être fidèle à Dieu, à saint Pierre et à l’Église romaine. Le 20 juillet, il était relevé de l’excommunication. Le 13 octobre, « touché de la grâce du saint Esprit », il concéda au Saint-Siège les royaumes d’Angleterre et d’Irlande, se fit le vassal du Pape, lui promit un tribut annuel de mille marcs et s’engagea à prendre la croix. C’était beaucoup plus que la soumission : c’était l’abdication complète entre les mains de la Papauté.

JEAN VASSAL DU PAPE.

Les barons avaient eu leur part de la victoire des clercs. Dans l’acte où Jean sans Terre jurait d’aimer la sainte Église, il promettait aussi « de rétablir les bonnes lois de ses prédécesseurs et surtout celles du roi Edouard, de juger tous ses hommes selon la justice et de rendre à chacun son droit ». Par là, Jean se réconciliait avec ses barons comme avec son clergé. Ceux qui étaient prêts à accueillir le roi de France firent savoir à Philippe Auguste qu’il ne fallait plus compter sur eux. Du reste Jean sans Terre ne fut pas déshonoré pour s’être soumis au Pape. En ce temps-là, un hommage au Pape ne pouvait humilier même un grand prince.

Abandonné par Innocent III et par le baronnage anglais, le roi de France ne pouvait rien. Son chapelain, Guillaume le Breton, prétend qu’il fit contre fortune bon cœur, au point de s’écrier : « Je triomphe, puisque, grâce à moi, Rome a soumis le royaume de mon ennemi. » Croyons-en plutôt l’Histoire des ducs de Normandie et des rois d’Angleterre : « Grande ire et grand courroux eut à son cœur le roi de France pour l’apostole (le Pape) qui lui avait fermé la route de l’Angleterre. »

Ainsi la Papauté dépossède un roi, transmet sa couronne à un étranger, puis empêche cet étranger de la saisir ! On aimerait à connaître la correspondance échangée, à cette occasion, entre Philippe Auguste et Innocent III. Or, il n’est pas resté trace d’un engagement écrit du Pape, d’une promesse faite à la France. Est-ce le hasard qui a fait disparaître cette partie des lettres du Pape ? Ou bien celui-ci, quand il est devenu le défenseur de Jean sans Terre, a-t-il fait supprimer les témoignages écrits ? Un document donne à réfléchir, c’est un billet adressé par Innocent III à son légat, Nicolas, évêque de Tusculum : il lui recommande de rechercher avec soin toutes les lettres pontificales portant condamnation contre Jean sans Terre, toutes les lettres envoyées tant en Angleterre, en Ecosse, en Irlande, en Lorraine, que dans le royaume de France (per regnum Francie). Ces lettres, les destinataires devront les lui remettre sous leur forme intégrale, et il les fera sur le champ déchirer en petits morceaux ou brûler (octobre 1213).

Quoi qu’il en soit, Innocent III, que Philippe Auguste avait bravé dans l’affaire d’Ingeburge et dans celle du schisme d’Allemagne, prenait sa revanche, en l’empêchant de s’emparer de l’Angleterre. Mais peut-être n’aurait-il pas remporté cette victoire, s’il n’avait agi dans le même sens qu’une nécessité historique irrésistible, celle qui tendait à maintenir politiquement séparés les deux peuples riverains de la Manche. Les efforts du Pape furent secondés par le sentiment national déjà puissant dans les deux pays.