Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre II - Philippe Auguste et Louis VIII

I - La défaite de la grande féodalité. La guerre contre Henri II et Richard Cœur de Lion

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I - LA COALITION FÉODALE DE 1181. SOUMISSION DE LA CHAMPAGNE, DE LA FLANDRE ET DE LA BOURGOGNE

LA MAISON DE CHAMPAGNE.

Au moment où il venait d’associer son fils au pouvoir, Louis VII, devenu infirme, n’était plus en état de gouverner. Il se laissait dominer par la reine Adèle de Champagne, et par ses quatre beaux-frères. Guillaume « aux blanches mains », intelligent et lettré, avait, comme archevêque de Reims, cardinal et légat permanent du Saint-Siège, la première place dans l’Église de France ; Henri Ier le Libéral, comte de Champagne, régnait sur un pays qui était alors un des principaux centres du commerce européen ; Thibaut V, comte de Blois et de Chartres, était investi, comme sénéchal de France, du principal office de la couronne ; Etienne, comte de Sancerre, moins haut placé, était un soldat énergique et remuant. Cette famille champenoise, dont les possessions cernaient de tous côtés le domaine royal, aspirait à gouverner, par la Reine et le Roi, la France entière. Le duché de Bourgogne et son chef Hugues III lui étaient liés par une alliance politique.

MAISON DE FLANDRE.

Très puissant aussi était le comte de Flandre, Philippe d’Alsace, vassal à la fois du roi de France et de l’empereur d’Allemagne, et, en réalité, indépendant. Sa femme, Isabelle de Vermandois, lui avait apporté en dot les comtés de Vermandois et de Valois. Il régnait donc sur la Picardie et le nord de l’Ile-de-France, à Amiens, à Saint-Quentin, à Péronne ; il pénétrait même au cœur du domaine de Louis VII ; sa bannière et ses soldats étaient installés à Crépy-en-Valois, en face de Senlis, la vieille ville capétienne, à quelques lieues de Paris. Ses États formaient une masse ininterrompue, de l’embouchure de l’Escaut à la Marne. Marguerite d’Alsace, sa sœur, ayant épousé le comte de Hainaut, Baudouin V, il avait conclu avec ce beau-frère une convention féodale qui obligeait le Hainaut à mettre ses chevaliers et ses fantassins, excellents soldats, au service de la Flandre. Ami de Louis VII, Philippe d’Alsace avait été choisi pour être le parrain militaire de Philippe Auguste. Au sacre, il avait porté l’épée royale dans l’église, et le soir, au festin d’apparat, rempli l’office de porte-mets. Il se croyait donc le soutien naturel et comme le tuteur du nouveau Roi.

Ainsi, deux factions, Flandre et Champagne, se disputent l’autorité, pendant qu’Henri II, déjà maître de plus de la moitié de la France, convoite l’autre moitié, notamment l’Auvergne et le Languedoc. Telles sont les circonstances difficiles au milieu desquelles allait débuter Philippe Auguste, un enfant. Mais il se trouva que, par bonheur, cet enfant était extraordinairement précoce et réfléchi.

PREMIERS ACTES DE PHILIPPE AUGUSTE.

Associé au trône depuis le 1er novembre 1179, Philippe n’attend pas que son père soit mort pour exercer le pouvoir dans sa plénitude. Il agit, à certains égards, comme si Louis VII n’existait plus. Il expédie en son nom propre des chartes où le consentement de son père n’est pas mentionné. Il réagit contre la politique paternelle, en persécutant les Juifs pour qui Louis VII s’était toujours montré si tolérant et si doux. Par un édit de février 1180, ils furent arrêtés dans leurs synagogues, emprisonnés et condamnés à livrer au fisc leur or, leur argent et leurs étoffes précieuses. Mais ils rachetèrent leur mobilier, en versant au trésor royal la somme de 15.000 marcs. Simple mesure fiscale, qui avait d’ailleurs pour effet de bien disposer le Clergé et de gagner au jeune Roi la foule des ennemis et des débiteurs des banquiers juifs.

MARIAGE DE PHILIPPE.

Un chroniqueur anglais affirme que Philippe enleva au vieux Roi la disposition du sceau de la chancellerie, ce qui équivalait à proclamer sa déchéance. Par là il voulait atteindre sa mère Adèle et, derrière elle, les princes champenois. Pour échapper à leur tutelle, il s’allie étroitement au comte de Flandre. Celui-ci n’ayant pas d’enfants, il est décidé que Philippe épousera sa nièce, Elisabeth, fille du comte de Hainaut, Baudouin V. Ce mariage était pour le jeune Roi mieux qu’un expédient politique, car le Flamand donnait en dot à sa nièce toute une province : Arras, Saint-Omer, Aire et Hesdin. A l’annonce de ce projet, la Reine mère et les princes de Champagne laissèrent voir leur mécontentement. Philippe fait saisir tous les châteaux qui constituaient le douaire de sa mère et rompt avec ses oncles. Puis il célèbre ses noces, dans l’Artois, au château de Bapaume, le 28 avril 1180. Mais il faut que la nouvelle reine de France soit sacrée et couronnée, et l’archevêque de Reims est Guillaume de Champagne. On décide qu’un autre archevêque, celui de Sens, donnera l’onction à Elisabeth de Hainaut. Comme le temps presse, et que les Champenois menacent, le couronnement des deux époux se fait simplement à Saint-Denis, de grand matin, au lever du soleil. La nécessité politique l’emportait sur les traditions si chères aux hommes de ce temps. — Ainsi, pacifiquement, par un mariage, Philippe Auguste a préparé sa première conquête, celle de l’Artois.

INTERVENTION D’HENRI II.

Cependant la reine Adèle avait quitté la terre capétienne pour se réfugier en Normandie. De concert avec ses frères, elle demande au Plantagenêt aide et protection contre l’enfant rebelle, ou plutôt contre le comte de Flandre qui l’inspire. Henri II semble d’abord disposé à la soutenir : il quitte l’Angleterre, débarque en Normandie avec son fils Henri le Jeune et donne des ordres pour une levée générale de troupes dans ses Etats insulaires et continentaux. Philippe fait aussi ses préparatifs ; il demande des troupes à son beau-père, le comte de Hainaut, et annonce même qu’il va prendre l’offensive en Auvergne. Mais alors se produit un coup de théâtre. Les rois d’Angleterre et de France ont résolu d’avoir une entrevue à Gisors ; le Plantagenêt est venu, non en ennemi, mais pour jouer le rôle de médiateur et de protecteur.

En effet, le traité de Gisors, du 28 juin 1180, renouvelle la paix entre la France et l’Angleterre. Les deux rois concluent alliance défensive et offensive, et Philippe promet de se réconcilier avec sa mère et ses oncles. Alors que l’occasion était si belle, pour Henri II, d’accabler ce roi mineur, embarrassé dans les querelles de famille, en lutte avec une partie de son baronnage, comment ne l’a-t-il pas saisie ? Était-ce encore le respect de la loi féodale qui interdisait au feudataire d’abuser de la minorité du suzerain ? Se sentait-il trop las, trop peu sûr de l’obéissance de ses propres fils pour s’engager dans une guerre qui pouvait durer ? Quelle que soit l’hypothèse admise, Henri II conservera pendant six ans, jusqu’en 1187, la même attitude, et Philippe trouvera dans le patronage du Plantagenêt le moyen de rester indépendant au milieu des factions féodales et d’affaiblir ses barons.

La mort de Louis VII, survenue le 19 septembre 1180, fut peut-être ce qui détermina la rupture entre le jeune Roi et sa famille maternelle.

COALITION DES CHAMPENOIS ET DES FLAMANDS.

Flamands et Champenois ne tardèrent pas à s’apercevoir que l’alliance de Gisors ruinait leurs espérances. La mère et les oncles du jeune Roi, réconciliés avec lui pour la forme, lui reprochaient de mal exécuter les clauses du traité qui les concernaient. Le comte de Flandre, qui avait essayé d’empêcher les rois de s’entendre, comprit que le mariage de sa nièce et la donation de l’Artois ne lui rapporteraient rien et qu’il avait été joué par un enfant. Le 14 mai 1181, les princes de la Flandre, de la Champagne et de la Bourgogne se réunissent au château de Provins, sous prétexte de négocier le mariage du fils de Baudouin de Hainaut avec une fille du comte de Champagne, en réalité pour se concerter contre Philippe Auguste. Une ligue est organisée entre le comte de Flandre, le comte de Hainaut, l’archevêque de Reims, le comte de Champagne, le comte de Blois et de Chartres, le comte de Sancerre, le comte de Nevers et le duc de Bourgogne. Les coalisés devaient attaquer le domaine royal par le Nord et par le Sud, du côté du Vermandois et du Beauvaisis, en même temps que par le Berri et l’Orléanais : un des plus sérieux dangers que la dynastie capétienne ait encore courus.

ETIENNE DE SANCERRE.

Le comte de Flandre fait entrer dans la ligue certains barons de Belgique et de Lorraine, le comte de Namur et le duc de Louvain. Il cherche à mettre dans ses intérêts l’empereur Frédéric Barberousse, et l’engage à intervenir « pour étendre les limites de l’Empire jusqu’à la mer Britannique ». Le comte de Sancerre, d’autre part, s’est chargé d’envahir le domaine royal avec les troupes de la Champagne et de la Bourgogne. Ce singulier personnage avait eu la vie la plus agitée et la plus romanesque. En guerre avec tous ses parents, tous ses voisins, après avoir bataillé contre le seigneur de Donzi, contre le comte de Nevers, contre son frère Henri de Champagne, contre son suzerain, le roi Louis VII, qui fut obligé d’aller l’assiéger dans sa ville de Gien (1153), Etienne de Sancerre était parti un beau jour pour la Terre Sainte. On lui offrait en mariage la fille du roi de Jérusalem, Amauri Ier. Alléché par la perspective d’une couronne, il arrive en Syrie, mais il trouve que la situation du royaume chrétien est compromise, et aussi que la princesse n’est pas de son goût ; il invoque cent prétextes pour retarder le mariage. Les échappatoires épuisées, il déclare qu’il n’épousera pas. Menacé par Amauri et les barons de Terre Sainte, il s’enfuit de Jérusalem. Il passe par la Cilicie, où les Arméniens le dépouillent et le laissent à grand-peine revenir à Constantinople et de là en France. Cet aventurier fut l’ennemi le plus acharné de Philippe Auguste, pendant les cinq années que dura la coalition (1181-1185).

GUERRE DE 1181.

Comme toutes les guerres de cette époque, celle-ci fut sans cesse interrompue par des trêves. On ne se battait ni en hiver ni aux périodes des grandes fêtes religieuses. Et quand les hostilités étaient engagées, apparaissait un légat du Pape, entouré d’évêques et d’abbés, qui, au nom de la paix générale, de la religion et de la croisade, suppliait pour obtenir un armistice ou l’imposait. Les belligérants ne se hasardaient ni aux longs sièges ni aux combats décisifs ; ils évitaient même avec soin de se rencontrer en forces. On se bornait à courir le pays, à ravager les champs, à incendier et piller les villages et les villes ouvertes. Philippe Auguste et Philippe d’Alsace ne se trouvèrent qu’une fois ou deux face à face, avec le gros de leurs armées respectives. La grande bataille attendue n’eut jamais lieu.

Le jeune roi de France traversa pourtant quelques moments critiques. Dans l’été de 1181, Etienne de Sancerre s’était emparé de Saint-Brisson sur Loire et menaçait Orléans, pendant que Philippe d’Alsace, posté à Crépy-en-Valois, enlevait Dammartin, investissait Senlis et envoyait ses cavaliers jusqu’à Louvre, à vingt kilomètres de Paris. Philippe eût été en péril si les Plantagenets ne s’étaient trouvés là pour le soutenir et imposer leur médiation. Grâce au roi d’Angleterre et à ses fils, il en fut quitte pour une vive alerte. Montrant d’ailleurs, dans ce danger, beaucoup de décision et de promptitude, il reprit Saint Brisson, d’où il expulsa son oncle, emporta Châtillon-sur-Loire, une des forteresses du comte de Sancerre et le réduisit lui-même à implorer la paix. Puis il courut dans le Valois, dégagea Senlis et faillit bloquer le comte de Flandre dans Crépi.

SUCCESSION DE VERMANDOIS.

En 1182, la comtesse de Flandre, Isabelle de Vermandois, mourut sans enfants. Son héritage, le Vermandois et le Valois, échappait à son mari et revenait à sa sœur, la comtesse de Beaumont, femme d’un haut fonctionnaire du palais capétien. Aussitôt Philippe Auguste revendique en son nom le Vermandois et commence par s’emparer de Chauny et de Saint-Quentin. Le comte de Flandre, pour se venger, contracte immédiatement un second mariage avec une princesse de Portugal ; il lui abandonne en douaire une partie importante de ses États, y compris l’Artois. Puis il redouble ses intrigues à la cour impériale, où il comptait beaucoup d’amis, pour amener Barberousse dans la coalition. Mais Philippe Auguste traite de son côté avec l’Empereur, et obtient que l’Allemagne reste neutre.

LA COALITION SE DISSOUT.

Cependant la coalition avait ses points faibles. Un des oncles du roi, Thibaut de Blois, le sénéchal, était un pacifique. L’archevêque de Reims, Guillaume, par condition et par goût, répugnait aussi à la guerre. Ils acceptèrent les avances que leur fit adroitement Philippe Auguste et reprirent, dans le palais capétien, leur ancienne place. D’autre part, le comte de Hainaut, Baudouin V, se fatiguait, à la longue, de marcher à la remorque des Flamands. La guerre de France ne lui rapportait que des fatigues et d’énormes dépenses en argent et en hommes. Philippe Auguste, après tout, était son gendre, et sa fille Elisabeth le suppliait de faire la paix avec son mari. Justement Philippe reprochait à sa femme de n’avoir pas encore réussi à détacher son père de la coalition. Pour cette raison, et aussi parce qu’elle ne lui donnait pas d’héritier, il se décida, en 1184, à divorcer.

ELISABETH DE HAINAUT A SENLIS.

Le jour où devait être prononcée à Senlis la déclaration formelle de répudiation, on vit la jeune Reine sortir du palais, vêtue d’une robe de pauvresse, pieds nus, un cierge à la main. Elle parcourt la ville en faisant l’aumône à tous les mendiants qu’elle rencontre et entre dans toutes les églises, priant Dieu qu’il éloigne d’elle le malheur dont elle est menacée. Le peuple s’émeut : les misérables et les lépreux se réunissent devant le palais du Roi ; ils demandent à grands cris la grâce de la Reine et la confusion de ses adversaires. Sur l’avis de ses conseillers les plus prudents, Philippe se résigna à garder sa femme. Son bon sens avait fini par lui faire comprendre qu’un tel divorce eût été une faute politique contraire à tous ses intérêts. La conséquence presque immédiate de cet incident fut que le comte de Hainaut, craignant pour sa fille, songea à abandonner ses alliés.

LE HAINAUT SE SÉPARE DE LA FLANDRE.

Pour l’y décider tout à fait, Philippe Auguste usa, sans scrupule, d’un procédé déloyal. Dans une des trêves conclues avec les Flamands, il inséra le nom de son beau-père parmi les partisans de la France à qui s’appliquait l’armistice. Le comte de Flandre se crut trahi par Baudouin et se vengea en formant contre lui une ligue de barons lorrains et allemands, qui envahirent le Hainaut. Attaqué de toutes parts, Baudouin se défendit à grand-peine. Le jeune Roi ne se donna même pas la peine d’aller à son secours. Il avait séparé le Hainaut de la Flandre et ruiné la coalition. Le reste lui importait peu.

CAMPAGNE DE PICARDIE.

Philippe d’Alsace, isolé, tenta, en 1185, un dernier coup de fortune. Il se jeta sur Corbie, qu’il ne put prendre, puis courut assiéger Béthizi en Valois ; mais Philippe Auguste concentrait à Compiègne une armée formidable (les chroniqueurs parlent de 2.000 chevaliers et de 140.000 sergents à pied ou à cheval). Le comte de Flandre se dirigea sur Amiens pour couvrir cette grande ville. Philippe Auguste, qui avait en effet le dessein de s’en emparer, poussa l’ennemi le long de la Somme et investit le château de Boves, position formidable, à très peu de distance d’Amiens, à la jonction des trois vallées de la Somme, de l’Avre et de la Noyé. Là les deux armées se rencontrèrent et restèrent à s’observer pendant trois semaines. Au moment où l’action allait s’engager, le comte de Flandre demanda la paix. Philippe Auguste avait pour lui la supériorité du nombre et l’appui d’Henri II qui, vainement sollicité par les Flamands, n’intervint même pas comme médiateur. Enfin, l’un des meilleurs auxiliaires du comte de Flandre, Jacques, seigneur d’Avesnes, acheté secrètement par le roi de France, trahissait.

TRAITÉ DE BOVES.

Le traité de Boves (juillet 1185) donna à Philippe Auguste, avec l’expectative de l’Artois, dot de sa femme, soixante-cinq châteaux du Vermandois et l’importante ville d’Amiens. La domination des rois de France s’étendait maintenant, presque sans interruption, de la Seine moyenne à l’Authie. La Flandre vaincue et dépouillée d’une partie de son territoire, les princes de Champagne réduits à l’état de serviteurs dociles, l’impuissance des ligues féodales démontrée, la supériorité de la dynastie capétienne affirmée avec éclat, tel était le résultat obtenu, au bout de cinq années de règne, par ce roi de vingt ans.

Un seul des hauts barons coalisés, le duc de Bourgogne, Hugues III, n’avait pas été atteint. En 1186, Philippe Auguste envahit la Bourgogne à marches forcées et s’empare d’une des capitales du duché, Châtillon-sur-Seine. Le duc, dont le fief était limitrophe de l’Empire, intrigue en Allemagne ; il va même trouver en Italie le fils de Barberousse, le roi des Romains, Henri, récemment couronné à Milan, et conclut avec lui, à Orvieto, un traité d’alliance. Mais Frédéric défend à son fils d’intervenir, et le duc de Bourgogne est obligé de se soumettre.

Henri II avait assisté, sans bouger, aux défaites successives des grands barons de France. Il ne se doutait pas qu’il allait devenir, à son tour, la victime de cette ambition pour qui la parenté, l’amitié et la reconnaissance ne comptaient pas.

 

II. PRÉLIMINAIRES DE LA LUTTE CONTRE HENRI IL ALLIANCE AVEC RICHARD CŒUR-DE-LION

On peut s’étonner que ce tout jeune homme, à peine sorti d’une guerre civile, vivant des ressources fort maigres d’un domaine encore très exigu, ait osé s’attaquer à un roi de cinquante-sept ans, à qui tout avait réussi et dont le nom était redouté de l’Europe entière. Henri II disposait de l’Angleterre en maître absolu ; il possédait la plus grande partie du sol de la France, et par son système d’alliances tenait sous son hégémonie le Portugal, l’Espagne, la Savoie, la ligue lombarde et le royaume des Deux-Siciles. Vouloir abattre ce colosse, quand on n’était que le roi de Paris, d’Orléans, de Bourges et d’Amiens, audace peu commune !

POINTS FAIBLES DE L’EMPIRE ANGEVIN.

Mais nous connaissons les causes de faiblesse qui compromettaient la domination du Plantagenêt. Depuis leur révolte avortée de 1173, ses fils Henri le Jeune, Geoffroi et Richard, parvenus à l’âge d’homme, subissaient le joug avec l’idée de le secouer à la première occasion. Au reste, ils ne s’aimaient pas plus entre eux qu’ils n’aimaient leur père. En 1183, l’aîné avait essayé de s’insurger et de s’établir en Aquitaine aux dépens de Richard dont il était jaloux. Une guerre très vive, marquée par d’effroyables ravages de routiers, eut lieu dans le Limousin, entre le père et le fils. La mort d’Henri le Jeune, arrivée subitement, frappa au cœur le despote qui en pleura.

MALADIE D’HENRI II.

Le roi d’Angleterre était vieux avant l’âge. Il avait usé son tempérament de fer. Le poème sur Guillaume le Maréchal nous apprend que la maladie l’empêchait souvent d’agir. Il souffrait d’une fistule et d’un rhumatisme dont les accès devenaient de plus en plus fréquents et douloureux. De nature plus diplomate que guerrier, comme nous avons vu, il se défiait de plus en plus des hasards du champ de bataille. Dans la lutte qu’il soutiendra, malgré lui, contre Philippe Auguste, il ne songera qu’à temporiser ou à se dérober, tandis que son rival, jeune, ardent, fier des succès remportés sur ses grands vassaux, s’enhardira de ces reculades.

PLAN DE PHILIPPE AUGUSTE.

Le roi de France n’était pas embarrassé pour trouver des griefs contre son ancien protecteur. Il lui reprochait de garder Gisors et le Vexin normand, dot de sa sœur, Marguerite de France, la veuve d’Henri le Jeune. Il exigeait qu’Henri II fît procéder au mariage, convenu depuis longtemps, d’Alix de France avec Richard d’Aquitaine. Pourquoi le roi d’Angleterre gardait-il cette jeune fille, chez lui, en prisonnière, en otage, au lieu de la donner à son fils ? Conduite étrange qui autorisait les pires soupçons. Il se plaignait aussi que la domination anglaise fût installée dans le Berri oriental et dans l’Auvergne, pays de suzeraineté capétienne. Il dénonçait enfin, comme un attentat aux droits de sa couronne, les efforts réitérés du duc Richard pour se rendre maître du Languedoc. Telles sont les raisons diverses que le roi de France invoqua dans les nombreuses conférences tenues, en 1187 et en 1188, sur la frontière normande. Les deux souverains y discutèrent violemment sans pouvoir aboutir à un accord.

Au fond, les questions de droit intéressaient peu Philippe Auguste : décidé à la guerre, il travaillait surtout à isoler l’ennemi. Diviser l’empire angevin en s’alliant avec les fils d’Henri II et lui susciter des inimitiés au dehors en se liguant avec une puissance étrangère, l’Allemagne, fut le plan très visible que le Capétien avait conçu.

GEOFFROI DE BRETAGNE A PARIS.

L’intrigue qu’il noua avec Geoffroi, comte de Bretagne, le troisième fils du Plantagenêt, remonte au moins au commencement de 1186. Comme ses frères, Geoffroi cherchait tous les moyens d’échapper à l’autorité paternelle. Il jalousait Richard, devenu, à la mort d’Henri le Jeune, l’héritier de toute la monarchie, il s’entendit aisément avec Philippe, et leur entente tourna bientôt à la plus étroite intimité. Le bruit courut que Geoffroi devait occuper la fonction de sénéchal de France, faire hommage au Capétien pour la Bretagne et entrer en campagne contre son père par une invasion en Normandie. A coup sûr, Philippe demanda à Henri II de mettre Geoffroi en possession du comté d’Anjou. Geoffroi séjournait à la cour de France, où Philippe le traitait en frère, mais il mourut d’un accident de tournoi, ou d’un accès de fièvre (août 1186). Le roi de France lui fit de splendides funérailles et manifesta la plus profonde douleur. « On eut de la peine, dit le chroniqueur Giraud de Barri, à l’empêcher de se précipiter dans la fosse. » Était-il sincère ? Moins de deux ans après, il prodiguera les mêmes effusions de tendresse à l’autre fils d’Henri II, Richard Cœur de Lion.

En Allemagne, Frédéric Ier se débattait contre une coalition féodale que dirigeait l’archevêque de Cologne et dans laquelle Henri II, ami du parti guelfe, était entré. Philippe conclut alliance avec Barberousse. Il s’engageait à le soutenir contre ses ennemis intérieurs, et celui-ci, en retour, promettait de venir en aide au roi de France dans la lutte qui s’ouvrait avec le Plantagenêt.

PAIX DE CHÂTEAUROUX.

A la fin de mai 1187, Philippe Auguste attaque brusquement. Il franchit le Cher avec ses contingents féodaux et des bandes de routiers à sa solde, et emporte Issoudun ; c’est à peine si les deux fils de Henri II, Richard et Jean, ont le temps de se jeter dans Châteauroux que l’armée française investit. Henri arriva avec le gros de ses troupes. Une action décisive semblait devoir s’engager, le 23 juin, quand on apprit que les deux rois s’étaient subitement accordés. Henri II cédait à Philippe Issoudun et la seigneurie de Fréteval en Vendômois.

Les contemporains ont cherché les raisons de cette paix mystérieuse de Châteauroux. D’après certains d’entre eux, le roi d’Angleterre aurait été victime de sa propre diplomatie et de son obstination à vouloir la paix. Se défiant de son fils Richard, il proposa un accommodement à Philippe dès son arrivée à Châteauroux. La base de cet accord devait être le mariage de la sœur de Philippe Auguste, Alix, non plus avec Richard, mais avec l’autre fils d’Henri II, son enfant de prédilection, Jean Sans Terre. Les deux époux seraient investis du duché d’Aquitaine, du comté d’Anjou et de toutes les provinces continentales, à l’exception de la Normandie, qui resterait, avec le royaume insulaire, à l’héritier de la couronne anglaise. Philippe Auguste s’empressa d’envoyer à Richard le texte de ces propositions d’Henri II. On devine la colère du fougueux duc d’Aquitaine, en face d’un projet qui lui enlevait d’avance la moitié de son héritage. C’est alors qu’Henri II, redoutant une trahison de son fils, demanda la paix au roi de France qui l’avait joué.

AMITIÉ DE RICHARD ET DE PHILIPPE.

Les soupçons du roi d’Angleterre étaient fondés. La paix signée, Richard suivit Philippe Auguste à Paris et y resta quelque temps. Le roi de France recommença aussitôt avec lui la comédie d’amitié qu’il avait jouée avec Geoffroi. Henri II apprit que Philippe et son hôte ne se quittaient plus ; que, le jour, ils mangeaient à la même table, au même plat et, la nuit, couchaient dans le même lit. Le Roi, malgré son désir de regagner l’Angleterre, n’osa pas s’embarquer et demeura en Normandie. Il manda son fils, qui se rendit à la troisième ou quatrième sommation, et, en passant à Chinon, fit main basse sur un des trésors de l’État. L’alliance de Richard avec le roi de France était à moitié faite.

ENTREVUE DE PHILIPPE ET DE BARBEROUSSE.

D’autre part, l’union franco-allemande se resserrait. En décembre 1187, Philippe Auguste et Barberousse se rencontrèrent, avec une pompeuse escorte de barons et d’évêques, sur la Meuse, entre Ivois et Mouzon. L’accord est renouvelé et complété. Philippe s’engage à chasser de Reims l’archevêque de Trêves, Folmar, un des ennemis de Barberousse ; Frédéric adjuge la succession du comté de Namur, devenue vacante, au beau-père du roi de France, Baudouin V, et promet de nouveau à Philippe, en cas de besoin, son aide contre les Plantagenêts. Au sortir d’Ivois, le Capétien fait une sorte de reconnaissance au nord de son royaume. Accompagné de son beau-père, il traverse le Hainaut où on lui fait fête. En passant à Tournai, dont l’évêché relevait de la France, il donne aux habitants une charte communale, moyennant une redevance annuelle et l’engagement d’envoyer à son ost un contingent de 300 sergents. Par là, il introduisait son autorité dans cette place située au point de jonction du Hainaut, de la Flandre et de l’Artois, diminuait le pouvoir de l’évêque et affaiblissait l’État flamand.

ASSEMBLÉE DE GISORS.

Après avoir mis à profit la paix de Châteauroux, Philippe oublia qu’il l’avait jurée pour deux ans. Au début de 1188, il rassemble des forces et menace d’envahir la Normandie. Il exigeait, une fois de plus, que Gisors lui fût rendu avec ses dépendances et qu’on célébrât enfin le mariage d’Alix et de Richard. Mais un événement d’intérêt européen tira Henri II d’embarras.

Le bruit se répandait, depuis quelque temps, que Saladin avait pris Jérusalem. Il se fit alors, en France comme partout, un de ces mouvements d’opinion qui s’imposent aux rois et aux peuples. Adjurés par le légat du Pape et les envoyés de la Terre Sainte de mettre fin à leurs démêlés, pressés par leur clergé et leur noblesse, les deux souverains se réunirent près de Gisors, le 21 janvier 1188. Là recommencèrent les discussions sur leurs griefs réciproques ; mais tout s’effaçait devant l’obligation impérieuse de la croisade. Évêques, barons, souverains, prirent la croix ; Philippe et Henri se donnèrent en public le baiser de paix. Au fond, ils n’avaient pas plus envie l’un que l’autre de faire le lointain pèlerinage : le roi d’Angleterre se sentait malade et n’était plus dans l’âge des aventures, le roi de France ne voulait pas abandonner la proie qu’il se croyait près de saisir. Richard Cœur de Lion, au contraire, n’avait pas attendu l’assemblée de Gisors pour se croiser ; il avait le sincère enthousiasme du batailleur qui rêve de glorieux exploits sous le ciel d’Orient.

REPRISE DE LA GUERRE.

Au printemps de 1188, les rois de France et d’Angleterre et l’empereur Frédéric rassemblaient les soldats et l’argent nécessaires à l’entreprise. Tout à coup on apprend que les barons d’Aquitaine se sont soulevés contre Richard et que le comte de Toulouse est affilié à leur ligue. Rébellion et prise d’armes imprévues, inexplicables en un pareil moment ! Est-il vrai qu’Henri II les ait provoquées pour empêcher Richard de partir en Palestine ? En tout cas, la ruse ne lui réussit pas.

Richard châtia durement les rebelles, puis envahit le Languedoc, conquit le Quercy et menaça le comte de Toulouse, Raimond V, dans sa capitale. C’était l’occasion que guettait Philippe Auguste pour rompre la trêve et différer la croisade. Il somme le duc d’Aquitaine de soumettre à la justice royale son démêlé avec Raimond : en même temps, il énonce à Henri II la conduite de son fils et demande une réparation. Le roi d’Angleterre désavoue Richard et lui ordonne, à deux reprises, de rentrer en Aquitaine ; Richard, désobéissant à son père et au roi de France, continue à prendre les châteaux du Languedoc. C’est alors que le roi de France, sans déclaration de guerre, sans défi préalable, marche sur Châteauroux et s’en empare. De là, il emporte rapidement Buzançais, Argenton, Levroux. En quelques jours, il était maître de tout le Berri et des approches de la Touraine. Loches seul, avec son formidable donjon, restait, de ce côté, au pouvoir d’Henri II (juin 1188).

Telle était l’obstination de celui-ci à vouloir la paix, qu’au moment où Philippe Auguste lui prenait ses villes, il lui envoyait des ambassadeurs. « Le roi de France, dit un chroniqueur anglais, rugissant comme le lion, tournait en dérision tous les messages du roi d’Angleterre. » Et la guerre recommença sur tous les points de la frontière des deux royaumes, le Vexin, le pays de Dreux et de Vendôme, le Berri, le Bourbonnais, bref, de Gisors à Montluçon. Ni l’indignation du Pape et de ses légats, ni les lamentations des clercs, ni le mécontentement des croisés, qui voyaient tant de préparatifs faits en pure perte et l’argent recueilli pour la « dîme saladine » employé à la guerre entre chrétiens, n’émurent Philippe Auguste.

CAMPAGNE DE 1188.

La guerre de 1188 dura de juillet à octobre, semblable d’ailleurs à toutes les autres. Les vrais incidents militaires se comptent : une tentative inutile de Richard pour recouvrer Châteauroux et le Berri aquitain ; Vendôme prise par Philippe Auguste, reprise par Richard ; Dreux brûlé par les Anglais, Troo par les Français ; Henri II arrêté devant Mantes par la milice de cette commune et renonçant à l’idée d’une marche directe sur Paris. En octobre, les négociations se renouèrent. Après l’inutile entrevue de Chatillon-sur-Indre (7 octobre), une seconde conférence fut décidée, pour le 18 novembre, à Bonmoulins en Normandie.

Le roi de France, bien lancé, ne demandait qu’à continuer la guerre. Mais le pape Clément III et le légat Henri d’Albano, apprenant que Saladin menaçait Antioche, excitaient de plus en plus l’opinion contre les deux rois, coupables de ne pas prendre le chemin de Jérusalem. Les grands feudataires français, effrayés peut-être des succès de Philippe, commençaient à murmurer et à refuser le service, si l’on en croit la chronique anglaise dite de Peterborough. Le comte de Flandre, le comte de Blois et les autres comtes et seigneurs du royaume de France, contre l’avis desquels le roi de France avait entrepris cette guerre, déposèrent les armes, disant qu’ils ne s’en serviraient plus contre des chrétiens, si ce n’est le jour où ils seraient revenus de la croisade. Enfin Philippe n’avait plus de quoi payer ses routiers.

ENTREVUE DE BONMOULINS.

Les rois se rencontrèrent donc à Bonmoulins, sur la limite du Perche et de la Normandie (18 novembre 1188). Le poète qui a raconté la vie de Guillaume le Maréchal affirme que Richard arriva avec Philippe. Henri lui dit en l’apercevant : « Richard, d’où venez-vous ? » Et lui, répondit : « Beau sire, je vous le veux volontiers dire, volontiers sans plus et sans moins. » Le hasard lui avait fait rencontrer Philippe Auguste : il n’avait pas voulu avoir l’air de l’éviter, et, au nom de la concorde et de la paix, il l’avait accompagné jusqu’au lieu de l’entrevue. « C’est bien, Richard, s’il en est ainsi, dit Henri, mais je ne le crois pas. Prenez garde qu’il n’y ait quelque trahison. » Cependant les pourparlers commencent. Philippe prend à part le roi d’Angleterre et lui dit : « Je vous loue et conseille telle chose qui bien est à faire, et qui ne doit pas vous déplaire. Votre fils, le comte de Poitiers, est tenu pour moult prud’homme, mais il a peu de terre ; je vous prie donc et requiers que vous lui donniez, avec le Poitou, la Touraine, le Maine et l’Anjou, qui moult seront en sûreté avec lui. — Vous me le conseillez ainsi ? dit le roi Henri. — Oui vraiment. — A vos paroles, je puis comprendre que vous voulez le rendre puissant. Mais si le sens ne me fait pas défaut, ce ne sera pas aujourd’hui qu’il aura ce cadeau. »

Les chroniqueurs anglais confirment le récit du poète. La conférence dura trois jours. Le troisième, les négociateurs en viennent presque aux mains. Que s’était-il passé ? Philippe Auguste voulait avoir non une paix définitive, mais une simple trêve, et sous deux conditions. Le roi d’Angleterre procédera au mariage, tant de fois éludé, d’Alix et de Richard ; il reconnaîtra son fils aîné comme l’héritier de ses États et lui fera prêter serment de fidélité par les barons de l’Angleterre ou du continent. Cette dernière exigence révélait l’entente secrète de Philippe et de Richard. Henri II déclare ne pouvoir satisfaire immédiatement au désir de son fils ; une mesure aussi grave ne devait pas paraître l’effet de la contrainte, mais d’une décision prise en toute liberté.

Richard, jusque-là, n’avait rien dit. Quand il eut entendu cette réponse d’Henri II, il s’avança vers son père, et le pria de vouloir bien reconnaître, devant tous, son droit de légitime héritier. Henri essayant d’échapper, par quelques paroles vagues, à cette requête trop pressante : « Je vois maintenant, s’écrie Richard, la vérité de ce que je n’avais pas osé croire. » Et, tournant le dos à son père, il s’agenouille mains jointes devant Philippe Auguste, dans l’attitude du chevalier qui fait hommage. Il se déclare à haute voix le vassal du roi de France, pour la Normandie, le Poitou, l’Anjou, le Maine, le Berri, le Toulousain, et prie Philippe Auguste de l’aider à faire valoir ses droits. Henri II « fit quelques pas en arrière, dit Gervais de Cantorbéry, se demandant à quoi pouvait tendre ce revirement subit, réfléchissant à ce qui s’était passé jadis, quand son fils Henri le Jeune s’était allié contre lui à Louis VII et songeant qu’il se retrouvait en face d’un péril plus grave, car ce Philippe était un bien autre homme que Louis VII ». Cependant le cercle des rois et des hauts barons devant qui cette scène avait eu lieu, s’était rompu, et la foule des chevaliers se précipitait pour savoir ce qui venait d’arriver. Henri II se retira seul. Richard partit avec Philippe Auguste, que, jusqu’à la mort de son père, il ne devait plus quitter.

 

III. LA DÉFAITE ET LA MORT D’HENRI II

EFFETS DE L’ALLIANCE AVEC RICHARD.

Par son alliance avec Richard, Philippe avait doublé ses forces et divisé la monarchie angevine. La défection du fils d’Henri II entraîna la révolte ouverte de la Bretagne. La plupart des barons de l’Anjou, du Maine, du Vendômois, du Berri aquitain abandonnèrent l’un après l’autre le vieux Roi pour faire hommage aux deux jeunes gens. Et le hasard fit qu’à ce moment Henri II fut aux prises avec les moines de la puissante abbaye de Christchurch, électeurs des archevêques de Cantorbéry !

Cependant le Pape, l’Église et l’opinion chrétienne se déclaraient avec plus de force que jamais contre cette guerre sacrilège. Le légat Henri d’Albano fut remplacé par un homme énergique, le cardinal Jean d’Anagni. Celui-ci obtint d’abord des belligérants la prolongation de la trêve de deux mois consentie à Bonmoulins. Il rappela à Philippe et à Henri qu’ils avaient promis, au moment où ils prenaient la croix, de remettre leurs différends à l’arbitrage de quatre archevêques choisis dans les deux royaumes. Philippe et Richard consentirent enfin à une entrevue avec Henri II sur la frontière du Maine et du Perche.

CONFÉRENCES DE LA FERTÉ-BERNARD.

A La Ferté Bernard, l’éternelle discussion recommença. Philippe reparla du mariage d’Alix avec Richard, d’une garantie à donner au duc d’Aquitaine pour son droit de succession au trône : « Si Richard part pour la Terre Sainte, dit-il, il faudra, selon toute justice, que Jean sans Terre l’accompagne. » Et Richard déclara qu’il ne se mettrait pas en route sans son frère. Il était convaincu que son père voulait le dépouiller de ses droits pour en investir son frère cadet. Henri ayant refusé le départ de Jean, l’entrevue se termina par un échange d’injures. Plus que jamais la paix et la participation des Français et des Anglais à la croisade étaient compromises, à l’heure même où Barberousse et les croisés d’Allemagne traversaient la Hongrie et s’approchaient des frontières de l’empire grec.

Avant que l’entrevue prît fin, le légat Jean d’Anagni, se tournant vers Philippe Auguste, lui avait déclaré que, s’il ne se prêtait pas à un accommodement, son royaume serait mis en interdit ; mais on n’était plus au temps de Grégoire VII. Le roi de France répondit qu’il ne redoutait pas l’anathème et qu’il ne s’y soumettrait pas, l’Église romaine n’ayant pas le droit de sévir contre le royaume de France, par sentence d’excommunication ou de toute autre manière, alors que le Roi ne faisait que châtier des vassaux rebelles et venger les injures de sa couronne. « On voit bien d’ailleurs, ajouta-t-il, que le seigneur cardinal a flairé les sterlings du roi d’Angleterre. » Le légat comprit que ce roi de vingt-cinq ans ne serait pas aussi malléable que l’avait été Louis VII.

CONQUÊTE DU MAINE.

Après le colloque de La Ferté Bernard, Philippe Auguste part de Nogent-le-Rotrou et envahit le Maine. Il prend La Ferté Bernard, Malétable, Balon, Montfort le Rotrou, toutes les places fortes qui couvraient Le Mans (4-11 juin 1189). Ce mouvement détermine la défection des seigneurs de Mayenne, de Laval et de Fougères. Pendant ce temps, Henri II restait au Mans, sans bouger. En vain ses amis et ses officiers lui conseillaient d’abandonner les provinces de la Loire, déjà entamées par l’ennemi, et de se retirer en Normandie, où sa domination était intacte, pour y organiser la résistance. Le Roi, affaissé sous la maladie et le chagrin, semblait dominé par l’idée fixe de ne pas s’éloigner de son pays natal, du berceau de sa race. C’était au Mans qu’il était né et qu’était enseveli son père Geoffroi le Bel. Il avait promis aux bourgeois de cette ville de ne pas les abandonner : il tint parole.

Cependant les Français approchaient. Le 12 juin, Philippe et Richard apparaissaient sous les murs, qu’ils voulaient emporter d’assaut. Henri fit mettre le feu au faubourg et massa toutes ses troupes derrière l’enceinte. Mais le vent ayant tout à coup changé de direction, les flammes passèrent par-dessus les murailles et envahirent la cité. Un corps de troupes chargé par Henri de défendre le pont de la Sarthe fut défait. Pris entre l’ennemi, qui avait forcé l’entrée de la ville, et l’incendie, qui gagnait, Henri s’enfuit, avec son bâtard, le chancelier Geoffroi, et 700 chevaliers. Philippe et Richard, après avoir mangé le dîner préparé pour le vieux Roi, lui donnèrent la chasse pendant trois milles. Dans un engagement d’arrière-garde, Guillaume le Maréchal, un des fidèles d’Henri, s’étant retourné, aurait pu s’emparer de Richard ; il se contenta de lui tuer son cheval, pour arrêter la poursuite. Henri courut vingt milles sans débrider et gagna le château de Fresnay sur sarthe.

CONQUETE DE LA TOURAINE.

Le 13 juin au matin, au lieu de suivre le conseil qu’on lui donnait de gagner Alençon et la Normandie, ce qui l’eût peut-être sauvé, il se dirigea sur Angers, et, de là, sur Chinon. Philippe Auguste soumet alors tout le pays entre Le Mans et Tours ; du 15 au 30 juin, il entre dans les châteaux de Montdoubleau, de Troo, des Roches, de Montoire, de Château-du-Loir. Arrivé sur la Loire, à la limite des comtés de Tours et de Blois, il passe le fleuve, et le descend, prenant sur sa route Chaumont, Amboise et Rochecorbon. Le 30, il était en vue de Tours, et se prépara à donner l’assaut. Le même jour, Henri II fut pris de fièvre. Incapable même de s’enfuir, abandonné par la plupart de ses barons, il était à la discrétion de son ennemi.

Le 2 juillet, les principaux barons de France, l’archevêque de Reims, le comte de Blois, le duc de Bourgogne, le comte de Flandre, se présentèrent devant lui à Saumur. Ils lui proposaient d’intervenir en sa faveur auprès de Philippe et de Richard. Peut-être cette intervention avait-elle été provoquée par le Plantagenêt lui-même. Peut-être les barons en prirent-ils l’initiative, inquiets des succès de leur jeune souverain. En tout cas, Philippe ne se prêta point à la tentative. Il exigeait que le roi d’Angleterre se mît à sa merci ; Henri demandait à sauver la forme ; il signerait un traité où on lui permettrait cette réserve : « sauf notre honneur, l’intégrité et la dignité de notre couronne. » Philippe refusa.

ENTREVUE DE COLOMBIERS.

Lorsque les Français eurent emporté d’assaut la ville et le donjon de Tours, Henri comprit que la résistance était impossible. Le 4 juillet, bien que souffrant de sa fistule et affaibli par la fièvre, il monte à cheval et rencontre le roi de France à Colombiers, près de Villandry, entre Azay-le-Rideau et Tours. Le ciel, absolument pur, brillait de l’éclat d’une très chaude journée. Soudain un formidable coup de tonnerre éclate. Les deux rois reculent d’abord effrayés, comme si la foudre était tombée entre eux ; puis ils s’avancent de nouveau l’un vers l’autre. Second coup de tonnerre. Le roi d’Angleterre serait tombé de cheval, sans l’aide de ses barons. Alors il entend la lecture du traité de paix et déclare qu’il en accepte les clauses. Il demande seulement qu’on lui communique la liste des seigneurs qui l’ont abandonné. Philippe consent, très heureux de prouver à son ennemi qu’il est délaissé à peu près par tout le monde. Il avait été convenu qu’Henri donnerait le baiser de paix à son fils. Henri embrasse donc Richard, mais celui-ci, en se retirant, entendit son père murmurer : « J’espère que Dieu ne me laissera pas mourir avant que j’aie pu me venger de toi comme tu le mérites. » Richard raconta le mot à Philippe Auguste et aux Français, qui en rirent beaucoup. Tel est le récit des chroniqueurs anglais Roger de Howden et Giraud de Barri.

Il y a plus de simplicité, et peut-être de vérité, dans l’histoire de Guillaume le Maréchal.

« Sur l’avis de ses barons, Henri vint sans retard au lieu du rendez-vous. Il descendit chez les Templiers et attendit le roi de France. Mais là, il lui prit de sa maladie un accès si violent qu’il ne put l’endurer. On le vit tout à coup s’appuyer, tout angoissé, sur la muraille et appeler le Maréchal : « Maréchal, lui dit-il, beau doux sire, je veux vous dire ce qui m’arrive. Un mal cruel vient de me saisir aux talons, m’a pris les deux pieds, puis les jambes, puis tout le corps. Je n’ai jamais souffert comme je souffre... Le Maréchal fut très affligé de voir son souverain en cet état : la douleur d’Henri était telle que sa figure rougissait et bleuissait tour à tour. Il dit au Roi : « Sire, je vous en prie et demande pardon, mais reposez-vous un peu. » Et ils le couchèrent sur le lit.

« Cependant le roi de France était arrivé. Il demanda : Qu’est devenu le roi Henri ? Viendra-t-il ? On lui répondit qu’il était venu, mais qu’il était tombé malade, au point que le cœur lui manquait, qu’il ne pouvait ni rester debout ni s’asseoir, qu’il avait été obligé de se mettre au lit. Le comte Richard ne le plaignait nullement et dit à Philippe que cette maladie était une feinte. Alors les amis du roi d’Angleterre l’exhortèrent de nouveau par lettre, et de vive voix, à se rendre coûte que coûte au rendez-vous. Henri, sur leurs instances, fait de nouveaux efforts et dit au Maréchal : « Maréchal, quoi qu’il m’en coûte, je leur accorderai une grande partie de ce qu’ils vont me demander afin de pouvoir m’en retourner libre et sauf : mais je vous le dis en certitude, s’il m’est donné de vivre longuement, je les rassasierai de ma guerre, et la terre me restera. »

« Les deux rois se trouvèrent donc en présence ; tous les hauts barons qui étaient là virent bien au visage du roi Henri qu’il avait souffert grande douleur. Le roi de France lui-même s’en aperçut et lui dit : « Sire, nous savons bien que vous ne pouvez vous tenir debout. » Et il demanda pour lui un siège. Mais Henri refusa de s’asseoir, disant qu’il voulait seulement entendre ce qu’on exigeait de lui et savoir pourquoi on le dépouillait ainsi de son domaine. » « Je ne sais, ajoute le poète, quelles paroles furent échangées ; mais tant advint qu’au départir, ils conclurent trêve et se retirèrent. Et oncques depuis ne s’entrevirent. J’ignore quelles furent les conditions de paix. Les rois convinrent de se communiquer en secret la liste de ceux qui étaient attachés à leur parti. »

CLAUSES DU TRAITÉ D’AZAY.

Par la capitulation d’Azay, Henri II était tenu de se soumettre « au conseil et à la volonté du roi de France », formule qui recouvre la reddition à merci. Il devait lui faire hommage pour tous ses fiefs du continent et reconnaître ainsi la subordination de la partie française de l’empire angevin à la monarchie capétienne. Il payait à son ennemi une contribution de guerre, cédait les territoires de Graçay et d’Issoudun et renonçait à la suzeraineté du comté d’Auvergne. Richard obtenait que sa fiancée, Alix de France, fût enlevée à la garde d’Henri II et confiée à des mains plus sûres. Les barons de la France angevine et de l’Angleterre lui prêteraient le serment de fidélité, comme à l’héritier désigné de la couronne anglaise. Enfin, les rois jurèrent que le départ pour la croisade aurait lieu à la mi-carême de l’année 1190, et qu’à cette date ils se trouveraient réunis à Vézelay.

DÉFECTION DE JEAN SANS TERRE.

Le nom de Jean sans Terre n’avait pas été écrit dans le traité. L’omission était singulière : Henri II allait en apprendre la raison. Rentré à Azay, Henri envoie Roger Maucael, l’officier qui gardait son sceau, à Tours où était le roi de France, pour y chercher la liste de ceux qui l’avaient trahi. « Quand Roger fut revenu devant son maître, celui-ci lui ordonna de lui dire en secret quels étaient ceux qui avaient, par chartes scellées, conclu alliance avec ses ennemis. L’officier lui répondit en soupirant : « Sire, que Jésus-Christ me vienne en aide : le premier dont le nom est écrit, c’est le comte Jean, votre fils. » Quand le Roi eut appris que celui de ses fils qu’il aimait le plus le trahissait, il ne dit plus mot si ce n’est : « Assez en avez dit. » Et il se retourna dans son lit, le corps tout frissonnant, le sang retourné, le visage si bouleversé qu’il devint tour à tour noir, rouge et pâle. Sa douleur fut telle qu’il en perdit la mémoire : il n’entendait ni ne voyait goutte. De pareille peine il fut travaillé jusqu’au troisième jour : il parlait, mais nul ne pouvait comprendre ce qu’il disait. »

II se fit transporter d’Azay à Chinon (5 juillet). Il passa la journée appuyé sur l’épaule de son bâtard Geoffroi, pendant qu’un de ses chevaliers lui tenait les pieds sur ses genoux. Le malade paraissait sommeiller. Geoffroi, penché sur son père, chassait les mouches qui le tourmentaient. Tout à coup Henri ouvre les yeux. Il regarde Geoffroi et le bénit : « Mon fils, lui dit-il, mon très cher fils, toi au moins tu m’as toujours témoigné la fidélité et la reconnaissance que les fils doivent à leur père. Si Dieu me fait la grâce de me guérir de cette maladie, je ferai de toi le plus grand et le plus puissant parmi les grands. Mais si je meurs sans te récompenser, je prie Dieu de te donner ce que tu mérites. » Geoffroi se mit à pleurer et répondit que tout ce qu’il demandait, dans ses prières, c’était que son père revînt à la santé.

MORT D’HENRI II.

Le lendemain (6 juillet), Henri commanda que son lit fût porté dans la chapelle du château, devant l’autel. Là, il put encore dire quelques mots de confession et communier : mais « le sang lui figea dans les veines ; la mort lui creva le cœur. Un caillot de sang lui sortit du nez et de la bouche ». Il expira.

Aussitôt les valets pillèrent la chambre royale. « Quand les voleurs eurent happé ses draps, ses joyaux, son argent, autant que chacun en put emporter, le roi d’Angleterre resta nu, comme il était lorsqu’il vint au monde, sauf ses braies et sa chemise. » Cependant la nouvelle de sa mort se répand : les barons reviennent auprès de leur maître. Un certain Guillaume Trihan lui couvre le corps de son manteau. Le Maréchal appelle les clercs et le Roi est mis au cercueil.

Le jour suivant (7 juillet), les barons portèrent le corps à l’abbaye de Fontevrault. Au bout du pont, une foule de mendiants que la mort d’un roi avait attirés, demandaient, suivant l’usage, une distribution d’aumônes. Comme le trésor était vide, ces misérables, qui étaient plus de 4.000, durent se retirer sans avoir rien obtenu. Les religieuses de Fontevrault reçurent le corps avec tous les honneurs dus à la majesté royale.

RICHARD A FONTEVRAULT.

Guillaume le Maréchal et les seigneurs de son parti avaient fait savoir à Richard, resté à Tours avec Philippe Auguste, que son père était mort et que son corps reposait dans la grande église de Fontevrault. Le duc d’Aquitaine arriva pour assister à la sépulture. « Je vous affirme, dit l’historien de Guillaume le Maréchal, qu’en sa démarche, il n’y avait apparence de joie ni d’affliction, et personne ne vous saurait dire s’il y eut en lui joie ou tristesse, déconfort, courroux ou liesse. Il s’arrêta un peu devant le corps, sans bouger, puis se plaça vers la tête et demeura là tout pensif, sans dire bien ni mal. Il appela enfin le Maréchal et Maurice de Craon ; ils vinrent le rejoindre avec les autres seigneurs, devant le cercueil, mais il leur dit : « Montez, allons dehors. » Et alors le comte dit au Maréchal : « Je reviendrai demain matin. Le Roi mon père sera enseveli avec honneur et richement comme il convient à un homme d’un si haut rang. » Le lendemain, quand ils retournèrent, ils mirent le roi d’Angleterre moult honorablement en terre. Ils lui firent le plus beau service qu’ils purent, si comme appartenait à un roi, selon Dieu et selon la loi. »

 

IV. PHILIPPE AUGUSTE ET LA TROISIÈME CROISADE

PREMIERS ACTES DU ROI RICHARD.

Le 20 juillet 1189, Richard se faisait couronner à Rouen, comme duc de Normandie ; le 3 septembre, à Londres, comme roi d’Angleterre. Tout l’empire anglo-français passa tranquillement entre ses mains. Quinze jours après la mort d’Henri II, il était allé trouver Philippe à Gisors. On avait négocié sur les bases du traité d’Azay. Après avoir parcouru en vainqueur l’Anjou, le Maine et la Touraine, Philippe était obligé de se dessaisir de sa proie : il restituait Châteauroux, Tours et Le Mans. On ne lui donnait même pas Gisors et le Vexin. De toutes ses conquêtes, il ne conservait qu’un petit coin du Berri, Issoudun et Graçay.

Il se retrouvait en face d’un roi d’Angleterre aussi puissant, plus jeune, plus énergique et peut-être plus ambitieux. Richard avait la hardiesse, les dehors brillants et la générosité qui avaient manqué à son père. Déjà célèbre dans tout le monde féodal par ses talents de chevalier et de troubadour, il avait, comme tacticien militaire, plus de valeur qu’Henri II. On s’est trompé en faisant de lui un simple batailleur, fier de ses muscles et de son adresse. Il savait, moins que Philippe Auguste, prévoir et calculer ; mais il était capable de négocier, d’avoir des idées politiques et de les suivre avec obstination.

Il commence par réagir, dans une certaine mesure, contre la politique d’Henri II. Il ouvre les prisons ; il sacrifie deux anciens ministres odieux au peuple, le justicier Ranulf de Glanville et le sénéchal de Tours, Etienne de Marzai. Dans les fêtes du sacre, il prodigue l’or, les banquets, les riches vêtements, et les 900.000 livres qu’il trouve dans le trésor paternel s’épuisent vite. Pour le remplir, il commet, d’ailleurs, des exactions qui rappellent les violences et les iniquités du régime précédent. Cependant il pratique le pardon des injures. Aux Anglais qui étaient restés fidèles à son père, il témoigne une bienveillance particulière : Geoffroi, son frère naturel, reçoit l’archevêché d’York qu’Henri lui destinait ; Jean sans Terre lui-même est accueilli par Richard qui lui donne comtés, villes et châteaux. Guillaume le Maréchal et sa famille sont chargés de biens et d’honneurs. Mais par contre, aux Français du Maine et de l’Anjou, qui l’avaient aidé contre Henri II, il enleva les fiefs qu’il leur avait donnés, comme duc d’Aquitaine, pendant la durée de la guerre, disant « qu’il n’aimait pas les traîtres, et que les vassaux infidèles à leur suzerain ne méritaient pas d’autre récompense ». Cette grandeur d’âme fut très admirée.

PAIX RENOUVELÉE ENTRE RICHARD ET PHILIPPE.

Puisque Richard traitait si mal les ennemis de son père, comment allait-il se conduire avec Philippe ? Heureusement, les deux rois avaient autre chose à faire que de reprendre la vieille querelle. Déjà un grand nombre de barons des deux royaumes étaient en route pour la Terre Sainte, ou même avaient débarqué et pris place dans la grande armée chrétienne qui assiégeait Saint Jean d’Acre. Barberousse et les Allemands bataillaient en Asie Mineure ; Philippe et Richard ne pouvaient s’abstenir sans se déshonorer. Le 30 décembre 1189 et le 13 janvier de l’année suivante, dans deux nouvelles conférences, ils renouvelèrent leur vœu, confirmèrent la paix, et prirent en commun les mesures propres à empêcher que les hommes des deux royaumes ne se fissent la guerre pendant l’absence des rois : « Nous accomplirons ensemble, disaient-ils, le voyage de Jérusalem, sous la conduite du Seigneur. Chacun de nous promet à l’autre de lui garder bonne foi et bonne amitié, moi Philippe, roi de France, à Richard, roi d’Angleterre, comme à un ami fidèle ; moi Richard, roi d’Angleterre, à Philippe, roi de France, comme à mon seigneur et mon ami. »

Deux événements retardèrent la croisade : la mort d’Elisabeth de Hainaut, femme de Philippe Auguste, et celle de Guillaume le Bon, roi des Deux-Siciles, beau-frère de Richard Cœur de Lion. On comptait beaucoup sur Guillaume et sur la Sicile où les deux rois avaient l’intention de s’arrêter et de se ravitailler. Le départ fut donc remis, d’un commun accord, jusqu’après le 24 juin, dernière limite pour la concentration générale des forces chrétiennes à Vézelay. Philippe Auguste écrivait à Richard : « Votre amitié saura que nous brûlons du désir de secourir la terre de Jérusalem et que nous faisons les vœux les plus ardents pour y servir Dieu », mais, en réalité, il allait partir à regret. Il était l’homme de la politique pratique et lucrative, non des aventures héroïques.

LE TESTAMENT DE PHILIPPE AUGUSTE.

Avant de quitter Paris, en prévision des désordres possibles, il fait commencer la construction de l’enceinte continue, et des travaux analogues sont commandés dans les autres villes importantes du domaine. Il rédige le document célèbre, le Testament de 1190, par lequel est organisé le gouvernement de la France pendant la croisade.

La mère de l’héritier royal étant morte, la régence était légalement dévolue à la reine douairière, Adèle de Champagne. La tradition voulait qu’on lui adjoignît l’oncle du Roi, l’archevêque de Reims. Les deux régents de droit étaient précisément ceux dont Philippe avait rejeté la tutelle au début de son règne : aussi semble-t-il avoir pris dans son Testament toutes les précautions imaginables pour les empêcher d’abuser du pouvoir. Ils ne sont pas seuls investis de l’autorité ; le Roi leur a donné comme auxiliaires « ceux qui seront présents au palais », certains personnages du conseil privé, clercs, chevaliers et bourgeois, notamment un moine de Grandmont, frère Bernard du Coudrai, un haut fonctionnaire, Pierre le Maréchal, un chevalier, Guillaume de Garlande, un clerc de la chapelle, Adam. Ces hommes de confiance devront aider, et peut-être surveiller les régents. Philippe a confié le trésor aux Templiers, et les clefs en sont remises, non pas aux régents, mais à Pierre le Maréchal et à six notables de Paris. Ces bourgeois ont aussi la garde du sceau royal. Les régents n’auront pas le droit de prélever des impôts. Philippe défend qu’on lève des tailles pendant son absence, et, prévoyant le cas où il pourrait mourir en Terre Sainte, il interdit au peuple de se soumettre à des impositions extraordinaires jusqu’à la majorité de son fils.

La Reine et l’archevêque tiendront, tous les trimestres, à Paris, un parlement, pour y recevoir les plaintes des sujets royaux et les rapports des baillis. Philippe veut être instruit, lui-même, et trois fois par an, de la conduite de, ces fonctionnaires. Les régents ne pourront les destituer, de leur propre autorité, qu’en cas de culpabilité notoire, pour les faits graves qui appellent une répression immédiate, meurtre, rapt, incendie, trahison. Autrement, il leur faut en référer au Roi absent ; Philippe Auguste exige même que les baillis ne puissent révoquer les prévôts de leur ressort sans l’avoir consulté. Enfin, une fois par an, la Reine et l’archevêque lui adresseront une sorte de rapport général sur l’état du royaume. Chaque ligne du Testament montre chez son auteur la volonté de continuer, autant que possible, à administrer la France du fond de l’Orient.

Philippe prit, d’ailleurs, les mesures de dévotion qui s’imposaient à tous les croisés. Le salut de x son âme exigeant qu’il s’assurât la bienveillance et les prières de l’Église, la chancellerie expédia, pendant les mois d’avril, de mai et de juin 1190, un nombre considérable de chartes de protection ou de donations, accordées aux chapitres et aux abbayes. Le 24 juin, il se présenta à Saint-Denis pour recevoir, suivant l’usage, le bourdon et l’escarcelle. On le bénit avec les reliques précieuses que possédaient les moines. Pour mériter la protection du sainte il lui fit présent de deux superbes manteaux de soie et de deux grandes bannières ornées de croix et de franges d’or. Il pouvait maintenant se mettre en chemin.

DÉPART DES DEUX ROIS.

Le 4 juillet, les deux rois, réunis à Vézelay, renouvelèrent leur serment d’amitié et jurèrent de partager à l’amiable toutes les conquêtes faites en Terre Sainte. Descendant la vallée de la Saône et du Rhône, ils passent ce fleuve à Lyon, sur un pont qui s’écroule après eux. Dames et jeunes filles des pays riverains accourent à la rencontre des croisés, avec des bassins et des corbeilles, et leur offrent, tout le long de la route, des rafraîchissements et des vivres. L’enthousiasme est général, et les deux rois semblent le partager. Mais déjà, pour s’embarquer, ils se séparent. Richard avait ses vaisseaux qui l’attendaient à Marseille. Philippe, pour s’en procurer, s’était entendu avec les Génois. Arrivé à Gênes, il y tombe malade ; Richard vient le voir, confère avec lui, et lui offre un supplément de trois galères. Philippe en demandait cinq et, vexé de ne pouvoir obtenir ce qu’il voulait, refuse tout. Leur entente déjà ne paraissait pas solide. Enfin chacun d’eux prend la mer et se dirige sur la Sicile, mais par des chemins différents : Philippe, en droite ligne, arrive à Messine (16 septembre) ; Richard ne rejoignit les Français qu’une semaine après (21 septembre).

RICHARD ET PHILIPPE A MESSINE.

A cette première étape, ils devaient s’arrêter un peu plus de six mois. Craignaient-ils, aux approches de l’hiver, la traversée de la Méditerranée ? Voulurent-ils attendre, à Messine, que les opérations de ravitaillement et de concentration des troupes chrétiennes fussent terminées ? Il est singulier que Philippe Auguste ait passé plus de temps en Sicile, où il n’avait que faire, qu’en Orient, où les chrétiens avaient besoin de lui. On s’aperçut d’ailleurs qu’il était dangereux de laisser deux armées côte à côte et dans l’inaction.

Les marins anglais se montrèrent insupportables- et agressifs, en querelle perpétuelle avec les habitants de Messine, avec les matelots génois et pisans, Richard les soutenait avec son arrogance habituelle. Quelques jours à peine après son arrivée, les Messinois se soulevaient contre lui, et il donna à ses troupes l’ordre de prendre d’assaut la ville où le roi de France et de nombreux croisés recevaient l’hospitalité. Philippe fit le possible pour rétablir la paix entre les Anglais et les Siciliens, et refusa, avec raison, de laisser Richard planter sa bannière sur les remparts et traiter Messine en ville conquise.

RICHARD TRAITE AVEC TANCREDE.

Le roi d’Angleterre inquiétait et irritait le nouveau roi de Sicile, Tancrède de Lecce, au risque de nuire à l’armée expéditionnaire qui avait grand besoin de lui. Il réclamait le douaire de sa sœur Jeanne, veuve de Guillaume le Bon, des terres et un comté dont Jeanne aurait la propriété entière, une table en or, une chaise en or, une tente de soie assez grande pour contenir deux cents chevaliers, vingt-quatre coupes d’argent, soixante mille mesures de froment, d’orge et de vin, et cent galères avec des vivres pour deux ans. Par le traité de paix du 11 novembre 1190, Tancrède se borne à donner au roi d’Angleterre 40.000 onces d’or, pour se débarrasser de toute réclamation, et consent à fiancer une de ses filles avec un neveu de Richard, le petit duc de Bretagne, Artur.

DÉMÊLÉS ENTRE LES FRANÇAIS ET LES ANGLAIS.

Devenu odieux aux Siciliens, Richard ne ménageait pas davantage les Français. Un jour qu’il se battait pour rire, à coups de roseaux, avec un des plus braves chevaliers de Philippe Auguste, Guillaume des Barres, il reçut force horions. Furieux, il exigea que son adversaire quittât la Sicile. Le roi de France se montra conciliant au point d’aller, dans sa tente, le supplier de pardonner à Guillaume des Barres. Peu à peu les souverains en arrivèrent à des démêlés plus graves. Philippe reprocha à Richard de ne pas épouser sa sœur Alix, au mépris de la parole donnée, et Richard fit venir en Sicile une nouvelle fiancée, Bérengère de Navarre. Il prouva, paraît-il, au roi de France, que sa sœur avait été déshonorée par Henri II, alors qu’il la gardait près de lui, en Angleterre. Philippe n’insista plus, mais prit sa revanche en excitant contre son compagnon de voyage les défiances du roi Tancrède.

TRAITÉ DE MESSINE.

Les chroniques anglaises l’accusent d’avoir comploté, avec le Sicilien, la destruction de Richard et de son armée. Il est du moins certain que les deux rois furent obligés, en plein pèlerinage, de signer un traité de paix, tout comme s’ils fussent restés à guerroyer en terre de France. Par un acte conclu à Messine (mars 1191), Richard accordait à Philippe 10.000 marcs, lui promettant qu’à son retour de Jérusalem il le remettrait en possession de sa sœur Alix et de sa dot, la ville de Gisors. En échange, il reprenait sa liberté d’action et le droit de se marier à sa guise. Il était temps, pour les croisés, de quitter la Sicile. Philippe partit le 30 mars et débarqua, le 20 avril, à Saint Jean d’Acre. Richard ne le rejoignit que plus d’un mois après. En route, il s’était amusé à conquérir l’île de Chypre. Les marins anglais, gens pratiques, avaient reconnu qu’une île aussi bien placée, excellent point de ravitaillement et d’armement pour leurs opérations en Syrie, était bonne à prendre et à garder.

LES CHRÉTIENS DEVANT SAINT JEAN D’ACRE.

Il y avait déjà plus de deux ans qu’une armée chrétienne assiégeait Saint Jean d’Acre. La place était défendue par l’élite des troupes musulmanes. Saladin campait à peu de distance, attaquait de temps à autre les assiégeants, mais n’avait pu leur faire lâcher prise. Ceux-ci ne parvenaient pas non plus à entrer dans la ville. Dans Acre, on mourait de soif : les chrétiens alentour mouraient de faim ; mais personne ne se désistait. Chaque jour, les Latins se grossissaient de bandes de pèlerins venus d’Europe ; ceux qui succombaient étaient sans cesse remplacés par de nouvelles recrues, avant-garde des grandes armées royales attendues. C’étaient le comte de Flandre, Philippe d’Alsace, puis l’évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, cousin de Philippe Auguste, puis le comte de Champagne, Henri II, puis les chevaliers allemands qui avaient survécu au désastre de Frédéric Barberousse en Asie Mineure.

Les défenseurs d’Acre, qui ne recevaient pas de renforts, auraient été réduits à se rendre, si les princes chrétiens de la Syrie n’avaient pas été, comme toujours, divisés en factions irréconciliables. Au roi de Jérusalem, Gui de Lusignan, discrédité par sa défaite de Tibériade, s’opposait le marquis de Montferrat, Conrad, qui aspirait à prendre sa place. En attendant, il s’était taillé une principauté et s’enfermait dans Tyr, pour ne pas se faire l’auxiliaire de son rival.

SIÈGE DE SAINT-JEAN-D’ACRE PAR LES ROIS.

Philippe et Richard tombèrent au milieu de ces haines violentes et des intrigues des deux partis avec les croisés d’Occident et avec Saladin. Comme eux-mêmes ne s’accordaient pas, ils prirent fait et cause, le roi de France pour Montferrat, le roi d’Angleterre pour Lusignan. La situation se compliqua encore des rivalités des marins italiens qui coopéraient avec les croisés, ou plutôt les exploitaient. Les Génois se déclarèrent pour Philippe, les Pisans pour Richard. Cependant, les deux rois s’entendirent pour donner une vigoureuse impulsion aux opérations militaires. De nouvelles machines de guerre sont construites et mises en batterie ; des escouades de mineurs sapent les murailles ; partout où une brèche se produit, les assauts sont tentés. Un des rois dirige l’attaque tandis que l’autre garde le camp et tient tête aux troupes de Saladin. Mais rien ne réussit. L’ennemi incendie les machines des assiégeants, surtout celles de Philippe, très mal gardées. Les assauts des Français sont repoussés ; Philippe y perd un très vaillant homme, son maréchal, Aubri Clément, tué sur la brèche, et ses meilleurs chevaliers. Il tombe malade, comme Richard, du reste, et presque en même temps, d’un mal qui lui fait perdre les cheveux et peler la peau. Entre les deux rois aigris par cette mésaventure, par les difficultés du siège, par les excitations des partis en lutte, les hostilités sourdes recommencent. Philippe disposait de moins de forces que Richard : il avait seulement six vaisseaux : ses opérations de guerre tournaient presque toujours mal. Il se montra de plus en plus jaloux de ce compagnon d’armes qui jetait l’argent à pleines mains et terrifiait les musulmans de ses prouesses. Il trouva mauvais que Richard eût gardé Chypre tout entière et lui rappela qu’ils s’étaient engagés à partager toutes les conquêtes. « Les conquêtes effectuées en commun, et sur les musulmans de la Terre Sainte, répondit Richard, mais celle-ci ne vous regarde en rien, puisque je l’ai faite à moi tout seul. »

CAPITULATION D’ACRE.

On ne sait comment aurait fini ce nouveau débat, si les assiégés ne s’étaient résignés à capituler (13 juillet 1191). Les deux rois se partagèrent par moitié, exactement, les prisonniers, le butin et la ville. C’était beaucoup, sans doute, que d’avoir pris une place de cette importance, mais on ne tenait pas Jérusalem, on n’avait pas contraint Saladin à traiter ; la croisade n’en était qu’au début.

Ce fut juste le moment que choisit Philippe Auguste pour abandonner l’entreprise. Le 22 juillet, il envoya ses principaux barons au roi d’Angleterre pour lui annoncer sa résolution, disant qu’il était malade et que, s’il ne partait pas, il mourrait. Rien ne put faire changer sa décision, ni les prières de ses chevaliers, ni les clameurs des Anglais, ni les sarcasmes de Richard. Pendant que tous les chrétiens avaient les yeux fixés sur Jérusalem, il ne songeait qu’à l’héritage du comte de Flandre, mort au siège d’Acre. Sa pensée se promenait dans l’Artois et le Vermandois, qui devaient lui revenir par cette succession. Depuis plus d’un mois déjà, il avait écrit aux nobles du district de Péronne pour leur annoncer que la mort du comte de Flandre faisait rentrer cette ville dans le domaine royal et les inviter à prêter serment de fidélité à ses agents. Enfin, il entrevoyait que, s’il rentrait en France avant Richard, il pourrait profiter de l’absence de son rival pour lui créer de sérieuses difficultés et faire peut-être quelque bonne prise,

DÉPART DE PHILIPPE AUGUSTE.

Il laissa à Richard une partie de son armée, 10.000 chevaliers, commandés par le duc de Bourgogne ; mais il avait donné au duc des instructions secrètes pour limiter le concours que les troupes françaises devaient prêter au roi d’Angleterre. Il eut même soin de prendre à sa solde les chevaliers allemands qui se trouvaient en Terre Sainte et de payer leurs dettes pour restreindre encore le nombre des partisans de Richard. Celui-ci, avant de laisser Philippe s’embarquer, l’obligea à jurer, sur l’Évangile, qu’il n’abuserait pas de son absence pour lui faire tort en terre française, et qu’au contraire, il protégerait le territoire et les hommes de la domination angevine « avec le même soin qu’il mettrait à défendre sa propre ville de Paris ». Philippe jura tout ce qu’on voulut, mais Richard n’était pas dupe. Le jour même où il exigeait cet engagement solennel, il ordonnait à son banquier de Pise de payer une forte somme aux chefs des routiers chargés de défendre ses provinces continentales.

Le 25 décembre 1191, Philippe Auguste célébrait la Noël à Fontainebleau, « sain et sauf », dit méprisamment un chroniqueur anglais, « et se vantant avec impudence de pouvoir envahir bientôt les domaines du roi d’Angleterre ».

La croisade avait mis en relief la différence du caractère des deux princes, leur incompatibilité d’humeur, la divergence de leurs vues d’ambition. Les torts, à dire vrai, furent partagés. Du côté de Richard : la hauteur, l’outrecuidance, un tempérament querelleur qui semait autour de lui les rancunes et les haines ; du côté de Philippe : les préoccupations d’intérêt personnel et une jalousie visible, du caractère le plus mesquin.

 

V. LA CAPTIVITÉ DE RICHARD. LA GUERRE DE 1194-1199

RETOUR DU ROI DE FRANCE.

Philippe Auguste mit près de quatre mois à regagner la France. Il côtoya l’Asie Mineure, s’arrêta à Rhodes, à Corfou, traversa toute l’Italie et franchit les Alpes par la Maurienne. Mais, en route, il avait mis le temps à profit. A Rome, si l’on en croit les partisans de Richard, il aurait essayé de se faire relever par le Pape du serment qu’il avait fait de respecter la terre de son allié. Mais a-t-il osé adresser une telle requête au protecteur des croisés, au chef de l’Eglise, au gardien des règlements internationaux ?

Il est certain que Philippe conféra avec l’empereur Henri VI à Milan. En Sicile, Richard avait signé un traité avec Tancrède de Lecce, à qui Henri VI disputait le royaume normand. L’empereur se décida donc facilement à s’entendre avec Philippe Auguste contre l’ennemi commun. Le roi de France se préparait ainsi à la guerre contre son compagnon de pèlerinage. Il lui faisait tort, même en Syrie, car les troupes françaises laissées à la disposition de Richard le secondèrent fort mal, et l’opposition latente du duc de Bourgogne contribua certainement à l’insuccès de l’entreprise. Malgré ses exploits, le héros de la croisade ne put prendre Jérusalem.

BRUITS ODIEUX SUR RICHARD.

En France s’ouvrait contre lui une campagne de calomnies, Philippe laissait courir dans son entourage les bruits les plus odieux sur la conduite et les sentiments de son rival. On répétait que Richard s’entendait secrètement avec Saladin. Si le roi de France avait quitté la Terre Sainte avant l’heure, gravement malade, c’est que les Anglais avaient essayé de l’empoisonner. L’assassinat de Conrad de Montferrat, poignardé par des musulmans (avril 1192), était un coup monté entre le roi d’Angleterre et ce chef de fanatiques qu’on appelait le Vieux de la Montagne. Richard, enfin, avait soudoyé des assassins de la même secte, pour aller tuer Philippe Auguste, à Paris, au milieu des siens. Le moine Rigord prétend que, pour défendre sa vie menacée, Philippe prit dès lors l’habitude de se faire garder jour et nuit par des sergents armés de massues. L’intention était de poser le roi de France en victime et de justifier d’avance l’agression qu’il méditait.

RICHARD AUX MAINS DES ALLEMANDS.

Il attendit cependant plus d’une année avant de commencer l’attaque. Il lui fallait préparer l’argent, les armements et les alliances. Il était d’ailleurs occupé à recueillir la partie de l’héritage flamand qui lui était dévolue. Il négocie avec les différents héritiers, installe le pouvoir royal dans le Vermandois et dans l’Artois, règle les rapports de son gouvernement avec le clergé et les villes, et donne des privilèges à ses nouveaux sujets pour leur faire accepter sa domination. Tout à coup, un bruit étrange lui arrive d’Allemagne, apporté par une lettre de son allié l’empereur Henri VI. Richard a quitté la Terre Sainte, et, à la suite d’aventures de roman, est tombé entre les mains du duc d’Autriche, Léopold, dont il avait jeté l’étendard dans la boue sous les murs de Saint-Jean-d’Acre. Une occasion unique, inespérée, s’offrait à Philippe, qui n’avait pas l’âme assez chevaleresque pour la laisser échapper.

NÉGOCIATIONS DE PHILIPPE AUGUSTE ET D’HENRI VI.

Tout porte à croire qu’il engagea l’empereur Henri VI à se faire livrer Richard par le duc d’Autriche. Cet arrangement procurait à Henri l’avantage de se venger d’un homme qui était l’allié de ses ennemis, et l’espoir de tirer une grosse rançon du prisonnier. Philippe y gagnait plus encore. Il pouvait, à loisir et sans danger, s’entendre avec Jean sans Terre, trop heureux de prendre la place de Richard, soulever la féodalité de l’Aquitaine et s’emparer de la Normandie. En tout cas, il est certain qu’après que le duc d’Autriche eut remis son prisonnier entre les mains de l’Empereur (février 1193), une ambassade française dirigée par l’archevêque de Reims, Guillaume, arrivait auprès d’Henri VI. Philippe Auguste demandait qu’on lui livrât Richard, ou que l’Allemagne prît l’engagement de prolonger indéfiniment sa captivité. Déjà il avait envahi la Normandie ; il prit Evreux, le Vaudreuil, Gisors, tout le Vexin, et tenta même un coup de main sur Rouen. Mais la ville fut bien défendue, et Philippe, n’osant livrer l’assaut, se retira.

En revanche, ses négociations avec le comte de Flandre, Baudouin VIII, comme avec les principaux seigneurs du Poitou et de la Saintonge, eurent plein succès, et il obtint de Jean sans Terre un traité secret qui lui donnait la Normandie, au nord de la Seine, sauf Rouen, le Vexin entier avec Gisors et Verneuil, la cité de Tours, la forteresse de Loches, les seigneuries d’Amboise et Montrichard. Jean s’engageait à faire hommage au roi de France pour tous ses fiefs du continent et à s’acquitter exactement de tous les services féodaux.

POLITIQUE D’HENRI VI.

Mais, en Angleterre, le gouvernement intérimaire, présidé par la vieille Aliénor, qu’assistaient les archevêques de Cantorbéry et de Rouen, déjoua toutes les intrigues de Jean et le traita en rebelle. Dès le milieu de l’année 1192, Philippe Auguste acquit la certitude que l’Empereur songeait à libérer le captif. Une conférence devait réunir à Vaucouleurs le roi de France et Henri VI : elle n’eut pas lieu. A la diète de Worms (28 juin) on vit le prisonnier discuter ouvertement, et presque cordialement, avec l’Empereur, les conditions de sa délivrance. Henri VI pratiquait un jeu de bascule, donnant des espérances à l’un et à l’autre roi. Très ambitieux, imbu, comme son père Frédéric Barberousse et même plus que lui, d’idées chimériques, il rêvait de subordonner à l’Empire les royautés de France et d’Angleterre et de les traiter en vassales. Il eut un instant la fantaisie singulière d’abandonner à Richard le royaume d’Arles, où les Allemands ne parvenaient pas à se faire obéir, en le nommant vicaire de l’Empire ; le Plantagenêt devenait ainsi un haut fonctionnaire de la couronne germanique. Diverses raisons poussaient d’ailleurs Henri VI à s’accommoder avec le roi d’Angleterre : la nécessité de se concilier les ennemis intérieurs de l’Empire, les princes du parti Guelfe, sur lesquels Richard pouvait beaucoup ; les instances réitérées de la reine Aliénor et du clergé anglais ; enfin la pression de l’opinion chrétienne et du Pape, de plus en plus sympathiques au glorieux adversaire de Saladin.

LIBÉRATION DE RICHARD.

Cependant l’Empereur voulait obtenir la plus grosse rançon possible. Le 20 décembre 1193, il annonça que la délivrance aurait lieu le 17 janvier de l’année suivante. Alors arrivèrent à Spire les ambassadeurs de Philippe Auguste et de Jean sans Terre, chargés de proposer le plus honteux et le plus cynique des marchés. Philippe offrait 50.000 marcs et Jean 30.000, si Richard était retenu prisonnier jusqu’à la Saint Michel (septembre). Ils ajoutaient mille marcs par mois d’emprisonnement au-delà du terme fixé. Ils versaient 150.000 marcs d’un coup si Richard leur était livré ! Henri VI ne paraît pas du tout s’être indigné. Lé 2 février 1194, devant la diète réunie à Mayence, devant Richard lui-même, on lut les lettres qui contenaient les propositions de Philippe Auguste et de Jean-sans-Terre. Richard, effrayé, souscrivit aux conditions que l’Empereur lui imposait. Il se résigna à reconnaître Henri VI comme son suzerain et, à ce prix, quitta sa prison. Philippe, dit-on, écrivit à Jean : « Prenez garde à vous maintenant, le diable est lâché », et Jean s’empressa de se mettre en sûreté auprès du roi de France. « Cependant, écrit l’historien de Guillaume le Maréchal, la nouvelle se répandit en Angleterre que le Roi allait être délivré moyennant rançon. Ses ennemis s’en affligèrent et ses amis s’en réjouirent. Il en coûta plus de cent mille livres avant que le Roi fût délivré. Les hauts hommes du pays s’imposèrent de grandes charges et s’engagèrent personnellement. On prit le cinquième des biens meubles ; on prit aussi les colliers d’or et d’argent. Ceux-là donnèrent une grande preuve de leur dévouement qui envoyèrent leurs enfants comme otages pour tirer le Roi de prison. Il leur en sut grand gré. Il envoya à son peuple, en Normandie et en Angleterre, des lettres contenant le témoignage de sa reconnaissance. » Le 20 mars, Richard débarquait à Sandwich ; trois jours après, il entrait à Londres, et se hâtait de passer en Normandie pour secourir Verneuil que Philippe assiégeait. A en croire Guillaume le Maréchal, les Normands l’accueillirent avec enthousiasme. « Il ne pouvait avancer sans qu’il y eût autour de lui si grande presse de gens manifestant leur joie par des danses et des rondes, qu’on n’aurait pu jeter une pomme sans qu’elle fût tombée sur quelqu’un avant de toucher terre. Partout sonnaient les cloches : vieux et jeunes allaient en longues processions, chantant : « Dieu est venu avec sa puissance. Bientôt s’en ira le roi de France. »

LA GUERRE FRANCO-ANGLAISE.

La guerre devait durer cinq ans (mai 1194-avril 1199) avec une continuité et une intensité rares pour l’époque. Les trêves furent courtes et presque toujours violées des deux parts. L’argent y joua un rôle prépondérant. Un contemporain a dit avec raison que tout se réduisit, en somme, au combat de la livre sterling contre la livre tournois. Richard, plus riche, put mettre sur pied ces armées de routiers, aventuriers de sac et de corde, mais capables d’une certaine discipline, habitués à faire vite la besogne d’incendies, de pillage et de massacres qui était alors le fond de.la guerre. Ces mercenaires anglais étaient commandés par trois chefs de bande, fléaux des paysans et des clercs, Louvart, Algais et Mercadier.

MERCADIER.

Ce dernier surtout, ami et compagnon inséparable de Richard, fut, pour les Français, un terrible adversaire. La rapidité avec laquelle il se transporte d’Aquitaine en Bretagne, de Bretagne en Normandie, est prodigieuse. Ce soudard est devenu propriétaire-châtelain, et quand il va se reposer dans sa seigneurie du Périgord, il protège, comme tout seigneur qui se respecte, les manants et les moines du voisinage. Il est le bienfaiteur de l’abbaye de Cadouin. Il se vante naïvement, dans ses chartes, de la haute fortune à laquelle il est parvenu. L’une d’elles débute par ce préambule : « Moi, Mercadier, serviteur de Richard, illustre et glorieux roi d’Angleterre, duc de Normandie et d’Aquitaine, comte d’Anjou et de Poitiers, ayant servi dans les châteaux du seigneur Roi avec autant de fidélité que de vaillance, m’étant toujours conformé à sa volonté, empressé d’exécuter ses ordres, je suis par là devenu agréable et cher à un si grand roi, et j’ai été mis à la tête de son armée (et eram dux exercitus ejus). »

CADOC.

Philippe Auguste avait aussi des routiers à sa solde, mais en moins grand nombre. Il donnait, dit-on, à leur chef, Cadoc, mille livres par jour, et lui fit cadeau du château et de la seigneurie de Gaillon, une des clefs de la Normandie. Aux bandes de mercenaires s’ajoutait l’escorte permanente de Philippe, composée de chevaliers soldés et dévoués, comme le célèbre Guillaume de Barres. Mais la figure militaire la plus curieuse, parmi les Français, était celle d’un évêque, habitué à manier l’épée plus souvent que la crosse, Philippe de Dreux, cousin germain du Roi.

L’ÉVÊQUE DE BEAUVAIS, PHILIPPE DE DREUX.

Évêque de Beauvais à vingt-deux ans, il passa sa vie à courir les champs de bataille et les lieux de pèlerinage. En 1178, on le trouve en Terre Sainte, en 1182, en Espagne, à Saint-Jacques-de-Compostelle ; en 1188, il prend part à la guerre contre Henri II, et dirige une attaque sur la Normandie, où il pille, massacre, brûle, et d’où il revient chargé d’un immense butin. Dans la troisième croisade, il est au siège de Saint Jean d’Acre. En même temps qu’il se bat avec entrain contre les infidèles, il se mêle à toutes les intrigues qui avaient pour but de substituer Conrad de Montferrat à Gui de Lusignan. Il est parmi les ambassadeurs de Philippe Auguste qui vont demander à Henri VI de prolonger l’emprisonnement de Richard. Son diocèse, situé sur la frontière de Normandie, était une base d’opérations commode pour les incursions dans le duché. Avec son archidiacre, un clerc de son espèce, Philippe de Dreux dirige lui-même les bandes chargées de piller et d’incendier le pays ennemi.

RÉCONCILIATION DE RICHARD ET DE JEAN.

Philippe Auguste avait donné à Jean Sans Terre Evreux défendu par une garnison. A peine Richard eut-il fait son apparition en Normandie, que Jean, épouvanté, lui livrait Evreux après avoir massacré les soldats du roi de France. L’entrevue des deux frères est ainsi racontée par le biographe de Guillaume le Maréchal : « A Lisieux, Richard s’arrêta pour manger et coucher chez Jean d’Alençon. Après le repas, il voulut reposer un peu, mais le souci que lui donnait le siège de Verneuil l’en empêcha. Voici qu’entre Jean d’Alençon, l’air affligé et préoccupé : « Pourquoi fais-tu cette mine ? » lui dit le Roi. « Tu as vu mon frère Jean ; ne mens pas. Il a tort d’avoir peur. Qu’il vienne sans crainte. Il est mon frère. S’il est vrai qu’il a agi follement, je ne le lui reprocherai pas. Mais quant à ceux qui l’ont poussé, ils ont déjà eu leur récompense ou ils l’auront plus tard. » Jean fut amené. Il se jeta aux pieds de son frère, qui le releva avec bonté en lui disant : « Jean, n’ayez crainte, vous êtes un enfant, vous avez été en mauvaise garde. Ceux qui vous ont conseillé le paieront. Levez-vous, allez manger. » Et, s’adressant à Jean d’Alençon : « Qu’y a-t-il à manger ? » demanda-t-il. A ce moment on lui apporta un saumon comme présent. Il le fit aussitôt mettre à cuire pour son frère. »

DÉFAITE DE PHILIPPE A FRÉTEVAL.

De 1194 à 1196, les opérations militaires ont pour théâtre la Normandie et le Berri : série ininterrompue de sièges, de prises de villes et d’engagements sans portée. Français et Anglais font la navette de la région de l’Epte et de la Seine à celle de la Loire, du Cher et de l’Indre. On s’arrache le Vaudreuil, Verneuil, Dieppe, Arques, Nonancourt, Issoudun. Mais J’avantage, tout mis en balance, reste à Richard. Il réussit à garder Évreux, à reprendre Loches, et même inflige à Philippe, surpris près de la forêt de Frète val, en Vendômois, un échec des plus humiliants, car le roi de France perdit, dans la mêlée, tous ses bagages, un de ses trésors et ses archives (3 juillet 1194). Par sa diplomatie et ses alliances, Richard conservait aussi la supériorité. Henri VI et tous les princes allemands s’étaient déclarés pour le roi d’Angleterre. L’Empereur annonçait qu’il allait s’emparer de la rive droite du Rhône ; il parlait d’étendre la suzeraineté impériale au royaume de France tout entier.

TRÊVE D’ISSOUDUN.

Sur ces entrefaites, on apprit que les chrétiens d’Espagne étaient menacés par une invasion d’Africains. Pape, évêques et moines s’interposèrent entre les belligérants. Philippe et Richard se trouvaient sur le point d’engager une action sous les murs d’Issoudun (déc. 1195). Au lieu de se battre, ils signèrent un armistice, bientôt transformé en paix. Le traité de Gaillon laissait à Philippe Auguste une petite partie de ses conquêtes, Gisors, le Vexin normand, Nonancourt, Pacy-sur-Eure, ainsi que la suzeraineté de l’Auvergne, mais lui enlevait le Berri aquitain, Issoudun et Graçai. Cette combinaison, imposée par les médiateurs, ne satisfaisait aucun des deux rois. Dans l’été de 1196, la guerre reprit.

CONSTRUCTION DU CHATEAU-GAILLARD.

Qui était responsable de la violation de la paix ? Philippe, disent les chroniques anglaises, par son agression injustifiée contre la ville d’Aumale. Richard, affirment les Français, parce qu’il employa la suspension d’armes à bâtir un château sur la frontière du duché normand. Il avait choisi, en effet, pour élever une forteresse, une position merveilleuse, l’endroit où la Seine fait un coude, près de Gaillon, et où la vallée des Andelis interrompt la ligne des coteaux qui bordent le fleuve. Le Château Gaillard s’éleva donc, à plus de cent mètres au-dessus de la Seine, sur un promontoire isolé, admirablement préparé pour la défense. Avec ses énormes fossés, taillés dans le roc, sa triple enceinte, ses murs épais de cinq mètres et reposant sur la roche vive, son donjon de vingt mètres de circonférence, la forteresse, par elle-même, semblait imprenable. Elle était, en outre, protégée par un ensemble de fortifications qui emprisonnaient le fleuve, couvraient Rouen et rendaient impossible l’invasion des Français en Normandie (1196).

L’ÉVÊQUE DE BEAUVAIS FAIT PRISONNIER.

Le 19 mai 1197, Mercadier entrait dans le Beauvaisis et assiégeait le château de Milli, propriété de l’évêque, Philippe de Dreux. Celui-ci arme aussitôt les bourgeois de Beauvais, les encadre de quelques chevaliers, et, toujours suivi de son archidiacre, se présente à l’ennemi. L’évêque et l’archidiacre, « l’homme aux antiennes et l’homme aux répons », sont faits prisonniers par Mercadier et livrés à Richard, qui les fait mettre aux fers, comme des prisonniers quelconques, et enfermer au château de Rouen.

Les chroniqueurs anglais criblèrent d’épigrammes ce prélat casqué et cuirassé : « Il n’avait, disaient-ils, que ce qu’il méritait. » Mais l’opinion chrétienne n’admettait pas aisément qu’un évêque, même guerrier, fût enchaîné et tenu captif comme un criminel vulgaire. Les clercs de Beauvais implorent la pitié de Richard, qui leur répond : « Lorsque, à mon retour d’Orient, je devins prisonnier de l’Empereur, je dus d’abord à ma dignité royale d’être doucement traité et gardé avec les honneurs convenables. Mais votre évêque est arrivé un soir et, le lendemain matin, j’ai senti le motif de sa venue et ce qu’il avait concerté la nuit avec l’Empereur, car la main impériale s’est appesantie sur moi, et bientôt j’ai été chargé de plus de fers que n’en pourrait porter un cheval ou un âne. Jugez quel traitement mérite, de ma part, celui qui m’en a valu un pareil. » La vieille reine Aliénor, le pape Célestin III, interviennent à leur tour ; Richard reste impitoyable. Une tentative d’évasion n’eut d’autre effet que de faire transporter le prisonnier dans un cachot du château de Chinon, où il fut traité encore plus rigoureusement. Ce ne fut que six mois après la mort de Richard qu’il parvint à en sortir, échangé par Jean sans Terre avec d’autres prisonniers. Encore dut-il payer 20.000 marcs d’argent et jurer solennellement, devant le légat du Pape, qu’il ne répandrait plus le sang chrétien.

COALITION FÉODALE CONTRE PHILIPPE AUGUSTE.

Cependant Richard négociait avec la haute féodalité française. Le nouveau comte de Flandre et de Hainaut Baudouin IX, le comte de Boulogne Renaud de Dammartin, le comte de Blois Louis, le comte de Toulouse Raimond VI passaient à l’ennemi. En juin 1196, le comte de Flandre et le comte de Boulogne se trouvaient encore à Compiègne, dans l’entourage de Philippe Auguste et lui faisaient serment de l’aider envers et contre tous « comme de fidèles vassaux ». Un an après tout était changé. Une lettre du roi de France (août 1197) est adressée au chapitre de Notre-Dame de Reims pour le prier d’envoyer ses hommes à Péronne, contre le comte de Flandre. Les Flamands en voulaient au roi de France d’avoir conquis l’Artois, le Vermandois et démembré ainsi la domination de Philippe d’Alsace. Les intérêts de leur commerce et de leur industrie exigeaient leur étroite union avec l’Angleterre. Enfin le jeune comte de Flandre ne pardonnait pas à Philippe Auguste de l’avoir contraint à payer, pour son avènement, un fort droit de relief et d’avoir oublié de lui rendre, en dépit de sa promesse, une partie du Tournaisis.

La coalition de 1197 trouva un nouvel allié lorsque, après la mort de l’empereur Henri VI, Otton de Brunswick, le neveu de Richard, soutenu par les Guelfes, par les archevêques de la vallée du Rhin, par le pape Innocent III, fut porté au trône impérial. Son compétiteur, Philippe de Souabe, avec qui le roi de France se hâta de signer un traité d’alliance, avait plus besoin de secours qu’il n’était capable d’en donner.

DÉFAITE DE PHILIPPE EN FLANDRE.

Attaqué à la l’ois par Richard et par Baudouin IX, Philippe risquait d’être pris entre deux invasions. Au Nord, le comte de Flandre, qui veut reprendre les villes de l’Artois et du Vermandois s’empare de Douai, de Bapaume, de Péronne, de Roye, puis revient sur Arras, qu’il assiège. Philippe accourt ; le Flamand, simulant une retraite, attire les Français dans les marécages qui avoisinent Ypres. Le Roi, perdu, empêtré dans un pays inondé où Baudouin avait fait lâcher toutes les écluses, allait être cerné et pris, quand les Flamands consentirent à lui accorder une sorte de capitulation. Une fois tiré de ce mauvais pas et revenu à Paris, Philippe se hâta de la déclarer nulle, sous prétexte « qu’un vassal insurgé n’avait pas le droit d’imposer ses conditions ». Cette déloyauté ne lui profita guère, car Baudouin, continuant sa marche victorieuse, enleva Aire sans coup férir et entra dans Saint-Omer après un siège d’un mois (8 oct. 1197).

LES FRANÇAIS BATTUS A COURCELLES.

En Normandie, on se faisait une guerre sauvage. Richard ayant donné l’ordre de noyer ou d’aveugler les prisonniers, Philippe traitait de même les siens. Attaqué à Courcelles, près de Gisors, par des forces supérieures, il se fraya un passage, mais Richard le poursuivit et lui fit subir un échec sérieux (28 sept. 1198). Les chroniqueurs français se sont bien gardés de nous faire connaître cet incident : « Quand Richard reconnut l’ost du roi de France, il n’en fit pas grand cas et appela ses hommes, qui se hâtèrent de venir à lui. Sans attendre que tout son monde fût réuni, il commanda la charge, et lui-même courut sur eux comme le lion affamé sur sa proie. Les Français furent déconfits, mis en déroute, et beaucoup restèrent prisonniers. Sans la grande poussière qu’il faisait, car c’était en été, et sans le destin, qui ne permet pas ce qui ne doit pas être, le roi de France eût été pris. Il fut pourchassé jusqu’à Gisors, où il trouva un refuge. Parmi les prisonniers, il y eut beaucoup de chevaliers français les plus renommés. On sait assez ce qui a lieu en pareil cas : quand arrive la déconfiture, les plus vaillants sont derrière ; les autres, prenant soin de leur propre personne, s’enfuient le cou tendu. Il arriva que le roi de France tomba dans un gué. Un sien clerc, fils de Guillaume de Mello, le releva, aidé d’autres qui vinrent finalement à son secours. Une fois tiré de l’eau, le roi de France ne resta pas dans Gisors, bien que ce fût un fort château, de peur d’y être assiégé. Quand le renard se laisse terrer, il n’est pas sûr de pouvoir s’échapper. Aussi le roi Philippe s’empressa-t-il de rentrer en France. Le roi Richard retourna avec sa gent à la Roche-d’Andeli, menant avec lui comme prisonniers quatre-vingt-onze des chevaliers du roi de France, sans parler des gens de moindre importance. Depuis lors, en toutes les guerres, trente des nôtres n’hésitaient pas à courir sur quarante Français, et il n’en avait pas été ainsi auparavant. C’est que les hommes qui ont un bon seigneur gagnent en prouesse et en valeur. Le roi Richard élevait les bons et rabaissait les mauvais. »

Ce récit du biographe de Guillaume le Maréchal est confirmé par le bulletin de victoire que Richard envoya lui-même aux Anglais. « Nous avons, écrit-il, serré de si près l’ennemi, qu’aux portes de Gisors, le pont de l’Epte s’est rompu sous le poids des Français en déroute. Le roi de France a bu dans la rivière, et vingt de ses chevaliers s’y sont noyés. Notre lance a renversé Mathieu de Montmorency, Alain de Rouci et Foulque de Guillerval, que nous avons pris avec près de cent autres chevaliers. Nous vous envoyons les noms de la plupart d’entre eux ; nous vous ferons connaître ceux des autres, quand nous les aurons vus, car Mercadier a pris trente chevaliers que nous ne connaissons pas encore. Le nombre des prisonniers est immense. On a capturé 200 chevaux de bataille, dont 140 bardés de fer. »

Philippe, dans une course furibonde à travers la campagne normande, brûla dix-huit villages : mais Mercadier l’atteignit, près de Vernon, et lui enleva une partie de sa cavalerie. Puis le routier se jeta sur la Picardie, où les marchands français tenaient leur foire, près d’Abbeville ; il y fait un énorme butin, et, tout de suite, on le retrouve en Bretagne, épouvantant de ses pillages et de ses massacres les ennemis de son maître.

SITUATION CRITIQUE DE PHI LIPPE-AUGUSTE.

La situation du roi de France, à la fin de l’année 1198, était si grave, qu’il en vint presque à demander merci : « Le roi Richard le tenait si court qu’il ne savait comment se retourner : toujours il le trouvait devant lui. Les Français finirent par en avoir assez et beaucoup se rendirent au roi Richard, dont le roi de France eut grand ennui. Finalement, il manda secrètement ses barons pour prendre conseil. On lui dit : « Si vous ne traitez par l’intermédiaire de la cour de Rome, vous ne vous en tirerez pas. » Le roi de France était fin et plus rusé qu’un renard. Il comprit bien qu’il n’y avait rien autre à faire. Il appela un de ses clercs et lui bailla les reliques (de l’argent) sans lesquelles à Rome on ne réussit point, car toujours il convient d’oindre les paumes à la cour de Rome. Il n’est pas besoin d’y chanter d’autres psaumes. Autrement, tout ce que peuvent dire lois ni légistes ne vaut une pomme. Telle est leur coutume, et quiconque n’est pas muni de ce genre de reliques a de la peine à passer leur porte. »

ENTREVUE DE RICHARD ET DE PIERRE DE CAPOUE.

Le légat d’Innocent III, Pierre de Capoue, eut une entrevue avec Richard, le 13 janvier 1199, entre Vernon et le Goulet. « Il le salua au nom de Dieu et de la cour de Rome, qui avait pour lui l’amour et l’estime dus à un fils de sainte Église, et le roi Richard à son tour le salua respectueusement comme cardinal et père spirituel. « Sire », dit le cardinal, « je viens de la part du roi de France, qui est, cerne semble, plein de bon vouloir et désirerait vivement faire la paix, si c’est aussi votre désir. — Comment faire une paix durable ? Je réclame ce qui m’a été pris ; et quand le Roi m’aura ressaisi de ma terre, je l’en servirai loyalement et le tiendrai quitte des dommages qu’il m’a causés et du serment, qu’il n’a pas tenu, de ne faire aucun mal en ma terre ni à mes hommes, lorsqu’il serait revenu en France, jusqu’au quarantième jour après mon retour. Je le tiendrai quitte de tout cela et ne lui en parlerai jamais, s’il a vraiment le désir de faire paix. Mais autrement, beau sire, il n’y a pas de paix possible entre nous. — Sire », répondit maître Pierre, « je n’oserais pas vous promettre cela. Personne ne pourrait le décider à rendre tout ce qu’il a pris. Son conseil n’en est pas d’avis et ne l’y engagera jamais. — Alors, Dieu vous garde ! Il ne tiendra pas ma terre en paix tant que je pourrai monter à cheval ; vous pouvez bien l’en assurer. — Ha ! sire », dit le cardinal, « c’est grand péché qu’il y ait si grande guerre entre vous deux. Ce sera la perte de la sainte terre de Jérusalem. Pour Dieu ! soyez modéré, afin qu’elle soit reconquise, car, si on n’agit pas, elle sera en mauvais point. Elle ne tardera pas à être prise et dévastée, et le Chrétienté sera perdue ! » Le roi s’inclina et dit : « Si on avait laissé ma terre en paix, s’il ne m’avait pas fallu revenir, toute la terre des Syriens serait délivrée des païens. Mais le roi de France a si mal agi envers moi ! C’est par son conseil que j’ai été retenu en prison. Il a cherché et cherche encore à me dépouiller de mes biens héréditaires. Mais, s’il plaît à Dieu, il n’y réussira pas. »

TRÊVE DE VERNON.

« Après bien des pourparlers, Richard consentit à accorder à Philippe Auguste une trêve de cinq ans, mais se montra intraitable quand le cardinal lui demanda de la part du Pape la mise en liberté de l’évêque de Beauvais : « Ce n’est pas comme évêque qu’il a été pris, mais comme chevalier, tout armé, le heaume lacé. Est-ce pour cela que vous êtes venu ? Certes, si vous n’étiez chargé d’un message, ce n’est pas la cour de Rome qui vous garantirait d’une raclée que vous pourriez montrer au Pape en souvenir de moi. Le Pape me croit donc fou ? Je sais bien qu’il s’est moqué de moi, quand je le priai de me venir en aide lorsque je fus fait prisonnier, étant au service de Dieu. Il n’a pas daigné s’en occuper. Et voilà qu’il me réclame un brigand, un tyran, un incendiaire qui ne faisait que dévaster ma terre nuit et jour ! Fuyez de ci, sire traître, menteur, tricheur, simoniaque. Faites en sorte que je ne vous trouve plus jamais sur mon chemin. »

Les conditions de la trêve étaient dures. De la Normandie et du Vexin, Philippe ne conservait plus que Gisors. Il cédait au roi d’Angleterre tous ses droits sur l’archevêché de Tours. Son fils, le prince Louis, devait épouser une nièce de Richard, Blanche de Castille. Enfin, il prenait l’engagement d’aider Otton de Brunswick, le neveu et l’allié de Richard, à se mettre en possession de la couronne impériale. Ce traité faisait perdre au roi de France presque tout le fruit de dix années de guerre et lui infligeait l’humiliation d’abandonner la politique qu’il avait toujours suivie en Allemagne.

TRAITÉ DE PÉRONNE.

Il lui fut encore plus pénible de s’accommoder avec les hauts barons de France qui avaient fait défection. Par traité signé à Péronne, un an après, avec Baudouin IX, il gardait Arras, Lens, Bapaume, Hesdin, mais abandonnait Douai, Aire, Saint-Omer, Béthune et l’hommage du comté de Guines. Sur tous les points, la monarchie capétienne reculait. Ses adversaires ne désarmaient pas. La guerre pouvait recommencer à bref délai. Qu’arriverait-il si les chefs d’Etats féodaux se coalisaient, en plus grand nombre encore, avec l’ennemi ? A la vérité, Philippe n’avait rien négligé pour que ce mouvement de défection ne s’étendît pas. Il obtint du duc de Bourgogne, Eude III, le serment qu’il ne prendrait jamais parti pour Richard, et lui céda en retour tous les droits de la Royauté sur l’abbaye de Flavigni.

MORT DE RICHARD.

Un événement survint qui dut lui causer une grande joie. Richard assiégeait, avec Mercadier, le château de Châlus en Limousin, où s’était enfermé l’un des seigneurs rebelles de l’Aquitaine, le vicomte de Limoges, Adémar V. Le 26 mars, il fut blessé d’un trait lancé par une arbalète et qui pénétra profondément dans l’épaule gauche. Mercadier fit soigner le Roi par son médecin et emporta la forteresse d’assaut. Tous les assiégés furent pendus, sauf le soldat qui avait blessé le Roi et qu’on destinait sans doute à un supplice plus cruel. Bientôt, la gangrène se mit dans la plaie. Richard sentit qu’il allait mourir. Si les chroniques anglaises n’ont pas quelque peu dramatisé les derniers moments du héros, il aurait dit à l’arbalétrier qui l’avait atteint : « Quel mal t’avais-je fait ? pourquoi m’as-tu tué ? — Vous aviez bien tué, vous, de votre main, mon père et mes deux frères ! j’ai pris ma revanche. Je souffrirai tous les tourments qu’inventera votre cruauté, pourvu que vous mouriez, vous qui avez fait au monde de si grands maux. » Richard ordonna qu’on lui donnât de l’argent et qu’on le laissât libre. Mais à peine le Roi fut-il mort que Mercadier ressaisit l’homme, le fit écorcher vif et accrocher ensuite à une potence.

« Le roi Richard est mort, et mille ans se sont passés sans qu’il mourût un homme dont la perte fût aussi grande. Jamais il n’a eu son pareil ! Jamais personne ne fut aussi loyal, aussi preux, aussi hardi, aussi généreux. Alexandre, ce roi qui vainquit Darius, ne donna jamais davantage, ni même autant. Je ne crois pas que Charlemagne ni Artur le valussent. Pour dire la vérité, il se fit, par tout le monde, redouter des uns et chérir des autres. » Ainsi chanta le troubadour Gaucelm Faidit, et ce chant de deuil fit le tour du monde chrétien.