Philippe Auguste et son temps — (1137-1226)

 

Livre premier - Louis VII

II - La première lutte des Capétiens et des Plantagenêts

 

Texte mis en page par Marc Szwajcer

 

 

I. LE DIVORCE DE LOUIS VII ET D’ALIÉNOR. FORMATION DE L’EMPIRE ANGEVIN. LES PREMIÈRES CONQUÊTES D’HENRI II.

A la mort de Suger, les malheurs se succèdent coup sur coup pour Louis VII ; la Royauté recule très loin en arrière ; son patrimoine est ramené aux limites de celui de Philippe Ier ; l’avenir semble compromis.

Le renvoi de la reine Aliénor fut une faute politique des plus graves, commise, il est vrai, à une époque où les souverains ne savaient pas encore sacrifier leurs convenances personnelles à la raison d’État.

LE DIVORCE PRONONCÉ A BEAUGENCY.

« En 1152 », raconte un moine de Saint Germain des Prés, « quelques-uns des parents du roi vinrent le trouver pour lui dire qu’il existait entre lui et la reine, un degré de consanguinité, et lui promirent de l’affirmer par serment : ce qu’apprenant, le Roi ne voulut pas garder plus longtemps sa femme, contre la loi canonique. C’est pourquoi Hugues, archevêque de Sens, manda les deux époux en sa présence, au château de Beaugency, où ils se réunirent le vendredi d’avant le dimanche des Rameaux (21 mars). Il s’y trouva aussi Samson, archevêque de Reims, Hugues, archevêque de Rouen, l’archevêque de Bordeaux, quelques-uns de leurs suffragants et une grande partie des princes et des barons du royaume. Quand ils furent assemblés, les parents du Roi prononcèrent le serment qu’ils avaient promis. Ainsi fut dissous entre eux le lien du mariage. Après quoi Aliénor regagna promptement sa terre d’Aquitaine. »

CAUSES DU DIVORCE.

Ce récit officieux nous apprend ce que le gouvernement royal voulait faire savoir ou laisser croire à l’opinion. Mais la scène de Beaugency ne fut évidemment que la manifestation publique d’une résolution déjà prise, sur laquelle les deux intéressés s’étaient mis d’accord. La raison de consanguinité, où déjà quelques historiens du temps n’ont vu qu’un prétexte, ne suffirait pas à justifier une telle décision, car la loi canonique fut interprétée, en cette circonstance, d’une façon plus rigoureuse que d’habitude. Si la dévotion méticuleuse de Louis VII a pu s’inquiéter d’une parenté fort lointaine, dénoncée depuis longtemps par certains rigoristes, sa religion se trouvait d’accord avec un autre mobile. Il voulut se séparer d’Aliénor parce qu’il jugea que sa dignité lui défendait de la garder plus longtemps à ses côtés. La Reine avait d’ailleurs un autre tort, dont il est curieux que les chroniqueurs du xiie siècle n’aient rien dit. Après quinze ans de mariage, elle n’avait pas encore donné au Capétien l’héritier mâle qui devait assurer l’avenir de la dynastie.

Une imposante réunion d’ecclésiastiques français s’étant déclarée pour le divorce, au nom d’une loi canonique, Bernard, peu favorable du reste à la Reine, ne pouvait intervenir et garda le silence. Le pape Eugène Marcel, par raison politique, ne voulant ou ne pouvant pas heurter la volonté du roi de France, ferma les yeux.

MARIAGE D’ALIÉNOR ET D’HENRI PLANTAGENÊT.

Les conséquences du divorce furent désastreuses. Aliénor épousa le jeune Henri Plantagenêt, comte d’Anjou et duc de Normandie, deux mois à peine après la rupture (mai 1152). Louis s’obstina pourtant à garder, sur ses diplômes et sur son sceau, le titre de duc d’Aquitaine. Il représentait, comme tuteur, ses filles Marie et Alix, et celles-ci, malgré le second mariage de leur mère, conservaient des droits éventuels sur le duché. Du reste, il n’admettait pas la légitimité d’un mariage contracté sans le consentement du suzerain, en violation de la loi féodale. Il cita le comte d’Anjou devant sa cour, et comme il fit défaut, prononça la confiscation de ses fiefs. Mais qu’importaient ces démonstrations judiciaires ? La guerre seule pouvait dénouer cette crise.

COALITION CONTRE LE COMTE D’ANJOU.

En fait, elle avait commencé presque aussitôt après le mariage d’Henri et d’Aliénor, et dura un peu plus de deux ans. La situation du comte d’Anjou était grave. Les Aquitains remuaient dans le Midi. Son frère Geoffroi se révoltait, entraînant une partie des Angevins. En Normandie comme en Angleterre, Henri était toujours aux prises avec la maison de Blois. Enfin Louis VII avait formé contre son rival une coalition où entrèrent le nouveau comte de Champagne, Henri Ier le Libéral, Eustache, comte de Boulogne, fils d’Etienne de Blois, et le Capétien Robert, comte de Dreux, tous trois ennemis du Plantagenêt. Thierri d’Alsace, comte de Flandre, devait, un peu plus tard, s’adjoindre à la ligue. Les alliés avaient combiné un plan d’attaque et s’étaient partagé d’avance l’Anjou, la Normandie et l’Aquitaine. Si la ligue avait été dirigée par un homme énergique et prompt, Henri eût été perdu, la domination angevine étouffée dans son germe, et les destinées de la France s’engageaient dans une autre voie.

INERTIE DE LOUIS VII.

On s’aperçut alors du changement profond qui s’était opéré en Louis VII, après les humiliations de la croisade. La vigueur dont il avait fait preuve au temps de sa guerre avec Innocent II et Thibaut de Champagne a disparu. Au lieu de pousser sa pointe au cœur de la Normandie et de l’Anjou, pour donner la main aux Angevins révoltés et aux partisans d’Etienne de Blois, il s’arrête au seuil de la Normandie, dans le Vexin, où il assiège des places frontières. Dès qu’Henri fait mine d’accourir, il recule et se retranche derrière Chaumont ou Mantes. Il donne au Plantagenêt le temps d’aller châtier ses barons rebelles, de rétablir l’ordre dans ses fiefs ; après quoi, il accorde une trêve dont Henri profite aussitôt pour tenter un coup d’audace ; il passe la Manche, se met à la tête de ses partisans et attaque Etienne de Blois qui lui disputait la couronne anglaise. Pendant six mois Louis VII le laisse tranquille ; enfin il fait l’effort d’assiéger et de prendre Vernon. Mais quand Henri reparaît en Normandie, en avril 1154, la mort d’Eustache de Boulogne avait fait de lui l’héritier désigné d’Etienne. Il devenait virtuellement roi.

HENRI D’ANJOU ROI D’ANGLETERRE.

Louis VII oublia sa vengeance et signa la paix (août 1154), trop heureux de ne rien perdre de son domaine. Il restituait les deux seules forteresses qu’il eût prises, Vernon et Neufmarché, renonçait à porter le titre de duc d’Aquitaine et recevait une indemnité de 2.000 marcs. Quatre mois après, Etienne de Blois mourait, et Henri d’Anjou, maître de trois comtés et de deux duchés, recevait, par surcroît, à Westminster, la couronne royale de Guillaume le Conquérant. Au roi de Paris s’opposait le roi d’Angleterre, maître d’Angers, de Rouen et de Bordeaux. Et ce roi de vingt et un ans n’était pas seulement supérieur à Louis VII par la puissance : il l’emportait encore par l’esprit politique, le talent militaire, l’activité et l’énergie.

HENRI II ET LES ANGLAIS.

Le Plantagenêt avait tous les bonheurs. Un fils lui était né en 1153, que trois autres suivront de près. Les Anglais le considéraient comme un sauveur. La guerre civile qui sévissait chez eux depuis vingt ans avait accumulé les ruines, favorisé le brigandage et l’anarchie. L’œuvre administrative et politique d’Henri Marcel se trouvant anéantie, Henri II dut reconstituer la société et le gouvernement. De 1154 à 1158 il y travailla sans relâche, activement secondé par l’archevêque de Cantorbéry, Théobald, et par deux conseillers intimes, Richard de Luci et Thomas Becket. Ce dernier, fils d’un riche marchand de Londres, archidiacre de Cantorbéry, clerc de grande allure, beau, spirituel, éloquent, était son ami de cœur, le compagnon préféré de ses plaisirs et de ses travaux. Il devint bientôt chancelier, c’est-à-dire le premier des fonctionnaires du palais, chargé surtout des nominations ecclésiastiques et des relations avec le continent.

Quatre ans suffirent à Henri pour chasser de l’île les routiers que la guerre civile y avait fait pulluler, démolir les forteresses élevées par les nobles, changer les administrateurs des comtés, reprendre les biens et les châteaux de la couronne que les particuliers s’étaient attribués, réorganiser la cour du Roi et la cour de l’Échiquier. Il fallut réduire par la force quelques hauts barons, le comte d’Aumale, Roger de Hereford, Hugues Mortimer. Mais ces exécutions n’émurent pas l’opinion publique, qui demandait un pouvoir fort. L’Angevin, pour ne pas inquiéter ses sujets, avait accordé dès son avènement « la confirmation de toutes les libertés et coutumes dont ils avaient joui au temps d’Henri Ier », promesse vague, et qui ne devait pas être tenue.

PLAN DE CONQUÊTES D’HENRI II.

Henri avait besoin des ressources de tout son royaume. Il voulait d’abord soumettre l’île entière, en domptant les tribus à demi sauvages du pays de Galles et en faisant du roi d’Ecosse un tributaire et un vassal obéissant. Il était résolu à conquérir l’Islande celtique. Sur le continent, l’ouest de la France lui appartenait, de la Somme aux Pyrénées, sauf la Péninsule Bretonne. Cette exception devait disparaître : il était logique que toutes les bouches des fleuves et tous les ports de la Manche et de l’Atlantique fussent soumis au maître des côtes anglaises. D’autre part, le duché de Normandie était une propriété incomplète, tant que Gisors et le Vexin, la Marche Normande, resteraient au roi de France. Comme duc d’Aquitaine, Henri II avait aussi des prétentions, au nord, sur l’Auvergne et le Berri, au sud-est, sur la ville et le comté de Toulouse, que les ancêtres d’Aliénor avaient plusieurs fois envahis.

Resserrer ainsi le roi Capétien dans le cercle de ses possessions immédiates, annihiler son action sur le royaume, l’isoler par des alliances habilement conclues avec les monarchies d’Europe, et le rendre tellement impuissant que le plus léger effort devait suffire à le renverser, telle était l’ambition du Plantagenêt. Et de tous les côtés il se mit à l’œuvre, avec cette rapidité d’action qui devait, sur presque tous les points, le faire triompher.

SOUMISSION DE L’ECOSSE.

Dès 1155, il réunit une grande assemblée à Winchester : il fait part aux barons de son projet de conquérir l’Irlande ; mais sa mère, l’impératrice Mathilde, l’oblige, pour des raisons que nous ignorons, à différer l’entreprise : il se dédommage par une première incursion dans le pays de Galles (1157). La même année, il oblige le roi d’Ecosse, Malcolm, à lui faire hommage à Chester, et parcourt, en vainqueur, le Cumberland et le Northumberland.

GEOFFROI D’ANJOU.

Mais déjà la terre ferme l’attirait, car Henri II est un continental, un Angevin avant tout, aussi Français que le roi de France. L’Angleterre ne sera jamais pour lui qu’un point d’appui, une mine d’or, et il préférera toujours ses châteaux de la Loire ou de la Seine au séjour de Londres. Pour commencer, il veut être seul maître dans l’Anjou, où son frère Geoffroi lui fait concurrence. Celui-ci invoque le testament paternel qui l’autorisait, dit-on, si son aîné devenait roi d’Angleterre, à rester en possession d’Angers et du Mans. Henri lui-même avait juré de respecter cette décision. Mais il se fait relever de son serment par Adrien IV, un pape anglais. Geoffroi, dépouillé de ses châteaux de Mirebeau et de Chinon, abdique toute prétention et se contente d’une rente. Et, par un heureux coup du sort, ce frère devient l’instrument de la politique du Plantagenêt dans les pays voisins.

LES PLANTAGENETS EN BRETAGNE.

La Bretagne était toujours troublée par les barons qui s’y disputaient le titre de duc. Elle en vint, d’elle-même, à solliciter l’intervention de l’étranger. En 1156, la ville de Nantes, repoussant à la fois Houel, Eude et Conan IV, choisit, comme seigneur, Geoffroi d’Anjou. Les Angevins mettent ainsi le pied en Bretagne ; ils n’en sortiront plus. Quand Geoffroi meurt sans enfants en 1158, son frère, invoquant un droit plus que douteux, réclame « l’héritage ». L’héritier légitime était plutôt le comte Conan IV, mais le pauvre Breton, menacé par Henri II, va le trouver à Avranches, où il tenait sa cour, entouré d’une armée prête à entrer en campagne, et résigne entre ses mains le comté de Nantes. L’annexion de la Bretagne ne sera plus qu’une question d’années.

PROJETS D’HENRI II SUR TOULOUSE.

Pas un point de l’empire continental d’Henri II où l’on ne voie se préparer ou s’effectuer quelque conquête. Au comte de Blois et de Tours, Thibaut V, il prend Amboise et Freteval (traité de 1158) ; à Rotrou, comte du Perche, sa forteresse de Bonmoulin. Au commencement de 1159, Henri, qui avait célébré la Noël à Cherbourg, se transporte tout à coup sur la Garonne, à Blaye. Il y reçoit la visite du souverain de la Catalogne et de l’Aragon, le comte de Barcelone, Ramon-Bérenguer IV, qui signe avec lui un traité d’alliance, cimenté même par un mariage. C’est que le Plantagenêt, résolu à faire valoir les droits plus ou moins fondés des ducs d’Aquitaine sur Toulouse, médite de s’emparer du Languedoc. Il s’est ménagé d’autres alliés que le Catalan, la plupart des grands barons du comté de Toulouse, entre autres le vicomte de Béziers, Raimond Trencavel et Guillaume, seigneur de Montpellier. Si les projets d’Henri réussissent, s’il vient à régner de Bayonne à Montpellier, comme il règne déjà de Bayonne à Rouen, c’est la fin de la souveraineté capétienne. Déjà il semble que Louis VII est déchu. Quand le comte de Flandre, Thierri d’Alsace, était parti, en 1157, pour Jérusalem, il avait laissé la garde de son comté et de son fils, non pas à son suzerain naturel, le roi de France, mais au chef de l’empire angevin.

NOUVEAU MARIAGE DE LOUIS VII.

Cependant Louis VII faisait pacifiquement de la politique matrimoniale. En 1154, il s’était remarié avec une fille du roi de Castille, Constance ; en même temps il donnait sa propre sœur, appelée aussi Constance, au comte Raimond V, rétablissant ainsi entre la Royauté et le Languedoc des relations interrompues depuis le Xe siècle. Il devenait d’ailleurs plus dévot que jamais, multipliant les bonnes œuvres et redoublant de complaisance envers le Clergé.

En 1155, comme il se trouvait trop loin de Paris pour y rentrer avant la nuit, il s’arrête, pour coucher, à Créteil, village appartenant au chapitre de Notre-Dame, et y prend son gîte aux frais des habitants, suivant l’usage. Il avait oublié que cette localité ne faisait pas partie du domaine royal. Le lendemain, quand il veut entrer à Notre-Dame, il trouve les portes de la cathédrale fermées, demande une explication et reçoit des chanoines une très dure réprimande pour avoir violé les privilèges de l’Eglise. « Il resta là à prier devant les portes closes, comme un agneau très doux, ajoute le clerc de Notre-Dame qui nous fait connaître cet épisode. Il fut obligé de s’humilier et de donner réparation publique de l’offense faite à Dieu ou du moins à ses représentants. »

PÈLERINAGE DU ROI DE FRANCE.

Il alla en Espagne faire un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle, juste au moment où son rival se faisait couronner roi d’Angleterre. Au lieu d’essayer de rompre le cercle où l’ennemi peu à peu l’enfermait, il se tenait simplement sur la défensive du côté de la Normandie. Il dépensait son temps et sa peine à secourir les moines de Vézelay contre leur persécuteur, le comte de Nevers, les abbés et les évêques de Bourgogne contre le comte de Mâcon, le seigneur de Gien contre le comte de Sancerre. Peut-être croyait-il se dédommager en se donnant l’illusion de la puissance souveraine, lorsque, dans la grande assemblée de Soissons (4 juin 1155), il décréta une paix qui devait durer dix ans et s’étendre à toutes les églises, à tous les cultivateurs, à tous les marchands du royaume. Ce fut une vraie ordonnance, de portée générale, la première de cette nature qui fût sortie de la chancellerie d’un roi capétien : elle n’eut que le tort d’être inapplicable, et resta, par le fait, inappliquée.

TRAITÉ DE GISORS.

Ce roi de France qui légiférait avec l’allure d’un empereur carolingien perdait la réalité de son pouvoir sur le royaume. Il poussa même la faiblesse ou l’aveuglement jusqu’à conclure alliance avec le vassal qui le dépouillait. Le 31 août 1158, il rencontrait Henri II sur la frontière du Vexin, près de Gisors, et signait un traité. Le fils aîné du roi d’Angleterre, Henri, âgé de trois ans, devait épouser la troisième fille de Louis VII, Marguerite, une enfant de six mois. Louis s’engageait à lui donner une dot, Gisors, Neauphle et le Vexin, pays qui resterait sous la garde des Templiers, en attendant que les fiancés atteignissent l’âge nubile. De son côté, Henri II promet à son fils une forte rente, la ville de Lincoln en Angleterre et celle d’Avranches en Normandie.

HENRI II ET THOMAS BECKET A PARIS.

Un mois après, le roi d’Angleterre arrive à Paris, où il s’était fait précéder par son chancelier Thomas Becket et une ambassade fastueuse. Il est accueilli comme le meilleur des amis et des parents ; on lui laisse emporter la petite Marguerite ; on lui permet même d’user du droit très problématique que réclamaient les comtes d’Anjou d’exercer les fonctions de sénéchal de France, c’est-à-dire de chef de l’armée et du palais. Le premier emploi que fait Henri II de la libéralité de son allié est d’entrer, à titre de sénéchal, dans la Bretagne française et de mettre définitivement la main sur Nantes. Louis VII ne proteste pas et ne réclame rien. Il choisit même ce moment pour entreprendre un nouveau pèlerinage dans les Etats du Plantagenêt, au Mont Saint Michel. Pour faire honneur à son hôte et lui rendre ses politesses, Henri l’accompagne et le reconduit jusqu’à Rouen, après l’avoir comblé de prévenances et de cadeaux.

L’accord de 1158 n’était pour le roi d’Angleterre qu’un moyen de prendre une fille de France comme otage et de recouvrer sans coup férir le Vexin, cette clef de la Normandie dont les Français s’étaient saisis au prix de tant de peines. Louis VII aurait dû prévoir que les Templiers, chargés de la garde de Gisors, ne pourraient résister aux menaces ou à l’argent du roi d’Angleterre, et qu’il se trouverait ainsi avoir perdu à la fois sa fille et la dot. Pour lui ouvrir les yeux, il fallut qu’on lui montrât Henri II prêt à s’emparer de Toulouse et à exproprier Raimond V. Le danger était tellement évident et si proche que Louis VII se décida à l’action. Il était temps.

ENTREPRISE D’HENRI II SUR TOULOUSE.

L’assemblée générale des barons et des chevaliers du domaine des Plantagenêts s’était réunie à Poitiers où Thomas Becket et le roi d’Ecosse, Malcolm, rejoignirent Henri II Celui-ci avait prélevé sur le clergé de tous ses États des sommes énormes pour subvenir aux frais de l’entreprise. Une armée formidable, « comme on n’en avait jamais vu », était réunie. Louis VII « le doux roi de France » eut encore la naïveté de s’imaginer qu’il pourrait détourner l’orage. Il négocia, aux entrevues de Tours et d’Heudricourt, mais il était mal venu à contester les droits que le Plantagenêt prétendait faire valoir sur Toulouse. Lui-même, quand il était duc d’Aquitaine, les avait revendiqués au nom de la même femme, Aliénor. En juin 1159, l’armée anglaise entra dans le Languedoc, où les troupes du comte de Barcelone devaient aller la retrouver.

LOUIS VII A TOULOUSE.

Louis s’était résigné à secourir le comte de Toulouse. Il suivit de près son rival, avec des forces très insuffisantes, en homme toujours plus disposé à parlementer qu’à combattre. Pendant que les soldats d’Henri II prenaient l’une après l’autre les places de la région toulousaine et s’installaient même à Cahors, il essayait encore de négocier, dans une conférence inutile, près de Toulouse. N’osant ou ne pouvant livrer bataille, en pays plat, à un ennemi très supérieur, il s’enferma dans la ville avec Raimond V. Il arriva alors quelque chose d’imprévu ; soit que le roi d’Angleterre désespérât de prendre la ville, que les Toulousains défendirent avec énergie, soit qu’il se fît scrupule d’attaquer son suzerain, il résolut d’abandonner le siège tant que Louis VII séjournerait dans la ville. Comme le roi de France s’obstinait à n’en pas sortir, il se retira. Becket, qui avait traité ces scrupules de « superstitions vaines », resta en Languedoc avec Henri d’Essex, le connétable, pour fortifier Cahors et garder le pays conquis.

PÉRIL DE LOUIS VII.

Louis VII avait sauvé son beau-frère, mais lui-même courait les plus grands périls. Pendant qu’il était à Toulouse, Thibaut V, comte de Blois et sénéchal de France, le premier fonctionnaire du palais, passait à l’ennemi et recevait d’Henri II la mission d’inquiéter les possessions du roi de France. Simon de Montfort, comte d’Évreux, grand propriétaire en pays normand comme en pays français, trahissait à son tour, ce qui permit aux Anglais de s’établir à quelques lieues de Paris, dans les châteaux de Montfort-1’Arnaud, de Rochefort et d’Épernon. Henri II, revenu du Midi, envahit le pays de Beau vais et s’empara de Gerberoi. Le roi de France, cerné dans Paris, ne pouvait même plus communiquer facilement avec Orléans ou Étampes. La monarchie capétienne rétrogradait d’un siècle.

LOUIS SE REMARIE AVEC ADÈLE DE CHAMPAGNE.

A ce moment, Louis perdit sa seconde femme, Constance (4 oct. 1160), qui ne laissait à son mari qu’une fille. Au bout de cinq semaines de veuvage, il était déjà remarié avec Adèle de Champagne, union d’ailleurs politique, qui lui assurait l’appui des quatre princes champenois, fils de Thibaut le Grand. Henri, très irrité, riposta en faisant célébrer le mariage de son fils aîné avec la petite Marguerite de France. A eux deux, les mariés n’avaient que neuf ans. Mais le roi d’Angleterre était pressé de mettre la main sur la dot, c’est-à-dire sur le Vexin, livré par les Templiers. Que pouvait faire Louis VII contre un ennemi qui était en situation de marcher sur Paris et de frapper le coup décisif ? Il signa une trêve puis la paix définitive, acceptant tout ce qui s’était fait, abandonnant Gisors, sacrifiant même son beau-frère de Toulouse, Déchéance humiliante ! Mais il s’agissait de vivre et d’éviter le désastre suprême. C’est miracle que Louis VII y ait réussi.

II. LOUIS VII ET FRÉDÉRIC BARBEROUSSE. L’INCIDENT DE SAINT-JEAN-DE-LOSNE

FRANÇAIS ET ALLEMANDS.

Un autre danger menaçait le Capétien. Jusqu’au milieu du xiie siècle, Français et Allemands, séparés par l’ancien royaume d’Arles et sa féodalité presque indépendante, n’étaient pas souvent entrés en contact. Ils ne s’ignoraient pas sans doute ; quelquefois ils se menaçaient de loin ; de temps à autre leurs rois se rencontraient pour parlementer sur les ponts ou dans les îles des cours d’eaux limitrophes. Aucun conflit grave ne s’était produit. Les Césars germaniques, si occupés de leurs affaires intérieures et de leurs expéditions au-delà des Alpes, ne pouvaient songer sérieusement à s’étendre de l’autre côté de la Meuse ou de la Saône. Henri V avait fait, par accident, en 1125, une démonstration guerrière qui s’arrêta vite quand l’Allemagne s’aperçut qu’il existait en France une royauté nationale, prête à repousser les envahisseurs. Cependant la croisade de Louis VII et de Conrad III semblait avoir révélé comme une antipathie entre les deux races. Et bientôt après, le moment vint où la politique impériale commença à être dangereuse pour les Français et pour leur roi.

FRÉDÉRIC Ier ET LE ROYAUME D’ARLES.

En 1151, Frédéric Ier Barberousse fut élu empereur. Il avait toute l’ambition impériale. Il voulait subordonner l’Église à l’État ; il regardait Rome comme la capitale de l’Empire, le Pape comme le premier des évêques impériaux, l’Italie et la Sicile comme des annexes de la Germanie. Sur le royaume d’Arles, ses prédécesseurs s’étaient contentés d’exercer une suprématie nominale : il eut l’idée très arrêtée de faire de la vallée du Rhône un pays d’obédience, rattaché par des liens étroits à l’Empire. Peu lui importait qu’on parlât français dans cette région de la Bourgogne, du Dauphiné et de la Provence, et que le roi de France eût des prétentions sur les rives de la Saône et du Rhône et sur la grande ville de Lyon. Frédéric savait la faiblesse de Louis VII. La soumission du royaume d’Arles fut poursuivie avec une passion tenace : fréquents voyages au-delà du Jura, cours plénières de Besançon et de Vienne où les barons et les évêques étaient tenus de jurer fidélité, privilèges accordés aux moines et aux clercs. Agissant par tous les moyens, rigueurs ou caresses, sur cette féodalité habituée à l’autonomie, il établit, pour la dominer, des vice-rois pris dans la famille des comtes de Bourgogne ou dans celle de Zahringen, représentants dévoués des intérêts impériaux.

DIÈTE DE BESANÇON,’

En 1156, le 10 juin, il se fiançait avec l’héritière d’un des comtes bourguignons, Béatrix, et l’an d’après, à la diète solennelle de Besançon (1157), Frédéric et sa femme parurent, entourés de la noblesse et du clergé de la région, de la féodalité allemande et des envoyés de la plupart des rois d’Europe : ce fut un vrai triomphe. Louis VII, qui n’était déjà plus, en réalité, le roi de la France occidentale, perdait maintenant tout espoir du côté de l’Est. Des feudataires placés à la limite des deux États, comme les comtes de Mâcon et de Chalon, le seigneur de Beaujeu, l’archevêque de Lyon, se faisaient les sujets de l’Empire ; même de hauts barons bien français, parents du roi de France, le comte de Champagne Henri le Libéral et le duc de Bourgogne Eude II, devenaient en secret les alliés de Barberousse.

ALLIANCE ANGLO-ALLEMANDE.

Si Henri II et Frédéric se donnaient la main, c’était l’écrasement du roi de France. Or ce nouveau danger menaçait. Lors du mariage de Frédéric, Henri lui avait adressé, avec ses félicitations, des cadeaux de grand prix. Frédéric l’en avait remercié et lui avait proposé une alliance dont le Plantagenêt accepta l’idée avec empressement. Elle fut conclue, le 17 juillet 1157, à Wurtzbourg. Le roi de France fit alors quelques préparatifs, au moins pour se défendre d’une invasion. A Troyes, en Champagne, neuf évêques français se réunirent à la tête des milices de leurs diocèses. Louis s’avança jusqu’à Dijon pour tâcher d’avoir une entrevue avec l’Empereur. Frédéric s’y refusa ; les chanceliers des deux rois se rencontrèrent inutilement à la place de leurs maîtres. La situation devenait critique pour le roi de France, lorsque survint un événement qui peut-être le sauva en détachant brusquement Henri II de Frédéric.

LE SCHISME.

A la mort d’Adrien IV (1159) deux papes sont élus en même temps, le cardinal Roland sous le nom d’Alexandre III, le cardinal Octavien sous celui de Victor IV. Victor est soutenu par le parti impérialiste, Alexandre, par la majorité des cardinaux, par le clergé hostile aux prétentions germaniques, et il trouve bientôt d’autres alliés, car l’éternelle rivalité des deux pouvoirs impérial et pontifical se compliquait de la question de l’indépendance des villes lombardes et de la commune romaine. Il s’agissait de savoir si les théories absolutistes que le César allemand et ses légistes avaient proclamées à Roncaglia recevraient leur application, si l’Italie serait une simple province de l’Empire, et si les cités italiennes subiraient la tyrannie de l’étranger. On eut ce spectacle nouveau : l’empereur d’Allemagne aux prises avec une ligue de bourgeois associés au Pape pour défendre leur liberté.

Lorsque Frédéric eut rasé Milan (1162) et forcé Alexandre III à laisser la place à l’antipape pour se retirer en France, il semblait que la Chrétienté n’eût plus qu’à s’incliner devant lui. Il s’aperçut alors que la conscience religieuse était une force incompressible. Rien de grand et de durable ne pouvait se faire, en ce temps-là, si l’on n’avait pour soi l’opinion du Clergé et des croyants. Du jour où Alexandre III fut hors d’Italie, à l’abri des atteintes de l’Empire, la Papauté reprit l’avantage. Le roi de France, qui lui donnait asile, trouva le prestige moral qui releva sa dynastie.

PAPE ET ANTIPAPE.

Avant de se réfugier en France, Alexandre III avait cherché à se concilier les deux souverains qui s’y partageaient le territoire et l’autorité. Il se préoccupa surtout de gagner le roi d’Angleterre, sachant bien que s’il parvenait à se faire reconnaître d’Henri II et à le séparer de Frédéric, le parti impérialiste serait gravement atteint. Il pouvait compter d’ailleurs sur l’adhésion du dévot Louis VII, intéressé à créer des difficultés à l’Empereur dans le royaume d’Arles, où une partie du Clergé repoussait l’antipape Victor.

Avant son avènement, Alexandre III était déjà en relation d’intimité avec l’évêque de Beauvais, Henri de France, frère du Roi. Il fit de ce prince son chargé d’affaires, et le porta au siège archiépiscopal de Reims, devenu vacant à la fin de l’année 1161. La diplomatie pontificale eut donc tout d’abord plein succès. Les rois de France et d’Angleterre ne s’étaient fait représenter que pour la forme au concile de Pavie (février 1160), où Frédéric avait convoqué l’épiscopat dévoué à la cause impériale et à l’antipape. Leurs délégués avaient mission de voir simplement « ce qui se passerait » et non pas de se déclarer pour Victor IV. Henri II à Neufmarché et Louis VII à Beauvais firent proclamer solennellement par leurs évêques la légitimité d’Alexandre III. C’était le premier échec grave que la politique de Frédéric eût subi.

ENTENTE DE LOUIS ET DE FRÉDÉRIC.

Quelques mois cependant après la déclaration du clergé français, on apprenait que Louis VII acceptait de s’entendre avec Frédéric pour discuter, dans une assemblée solennelle où se réuniraient la noblesse et le clergé de l’Europe entière, l’affaire de la double élection de 1159 et prendre, d’un commun accord, les mesures qui devaient mettre fin au schisme. Ce revirement inattendu était l’effet d’une imprudence commise par le Pape ou par ses légats. Les délégués du Pape, tenus de faire surtout plaisir au roi d’Angleterre, donnèrent leur assentiment à l’acte de déloyauté commis par Henri II, lorsqu’il fit procéder au mariage de la petite Marguerite de France avec son fils aîné. Louis VII s’en prit non seulement aux Templiers, gardiens infidèles des châteaux du Vexin, mais aux envoyés de Rome eux-mêmes, qui reçurent l’ordre de quitter sa terre et celle de ses barons.

ALEXANDRE III A MONTPELLIER.

Sur ces entrefaites, Alexandre III débarqua à Maguelonne, puis se rendit à Montpellier, où les Languedociens lui firent une réception enthousiaste. Il y trouva deux envoyés du roi de France, chargés, sans doute, d’ajouter aux amabilités officielles quelques mots de représentation sur l’affaire du mariage. Alexandre les reçut assez mal et ne leur donna pas la réparation que Louis VII se croyait en droit d’attendre. Plus tard, lorsqu’il eut appris les bruits qui couraient sur le rapprochement du roi de France et de l’Empereur, il essaya de réparer la faute commise. Au lieu d’envoyer à Louis une députation de cardinaux, il pria l’archevêque de Reims, Henri de France, et deux autres évêques bien en cour d’être ses intermédiaires auprès de leur maître. Il était trop tard. Louis et Frédéric s’étaient mis d’accord, en principe, sur la nécessité d’une entrevue qui devait avoir lieu sur un pont de la Saône, à Saint-Jean-de-Losne. Et, au grand effroi d’Alexandre et de ses partisans, les événements allaient se produire avec une rapidité que Louis VII lui-même n’avait ni désirée ni prévue.

LE PARTI ALLEMAND A LA COUR DE FRANCE.

Le roi de France, cet homme d’une candeur de colombe, comme l’appelle un chroniqueur, a été certainement dupe d’une intrigue. Il existait à sa cour un parti germanophile, dont les chefs étaient son beau-frère, Henri le Libéral, comte de Champagne, et Manassés de Garlande, évêque d’Orléans. Ils profitèrent de son dissentiment avec Alexandre pour l’engager, plus qu’il ne le souhaitait, du côté de Frédéric. Louis VII, qui n’avait aucun parti pris, voulait sincèrement examiner avec l’Empereur les prétentions des deux compétiteurs. L’évêque porta au comte de Champagne l’ordre de se rendre auprès de Frédéric et une lettre de créance, où il avait ajouté, de sa propre autorité et par un véritable abus de confiance, une phrase qui donnait au Champenois plein pouvoir d’engager le roi de France. Le comte se hâta de traiter.

NÉGOCIATION AVEC FRÉDÉRIC.

Il fut convenu que les deux princes se rencontreraient à Saint-Jean-de-Losne le 29 août 1162 ; chacun d’eux amènerait son pape ; on choisirait des arbitres français et allemands pour juger de la validité des deux élections, et on s’en remettrait à leur sentence. Si l’un des deux papes refusait d’aller à l’entrevue, il serait considéré comme abdiquant. Dans le cas où Louis VII n’accepterait pas ce traité ou en violerait les clauses, Henri de Champagne jura qu’il se livrerait personnellement comme otage à l’Empereur et lui ferait hommage de son fief.

CONVENTION RELATIVE A LA CHAMPAGNE.

Cette convention pouvait aboutir à séparer la Champagne du royaume de France. Revenu auprès de son suzerain, le comte se garda de lui révéler tout d’abord l’engagement personnel qu’il avait pris : il lui remit simplement un exemplaire du traité où il n’était question que de la conférence et des clauses relatives à l’arbitrage. Louis VII accepta l’arrangement. Frédéric lui écrivit, des ruines de Milan, une lettre des plus affectueuses, terminée par ces mots : « Avec notre cher cousin, votre vassal, Henri, comte de Troyes, nous avons réglé amicalement et complètement tout ce qui est nécessaire pour conserver entre nous l’intégrité d’un attachement réciproque, et nous aurons soin de tenir religieusement nos promesses. »

Après ses succès d’Italie, Barberousse était persuadé que l’entrevue de Saint-Jean-de-Losne serait pour lui un triomphe. Il savait fort bien d’avance qu’Alexandre refuserait d’y assister. Il laissa les partisans de Victor IV dire partout que le roi de France était prêt à reconnaître l’antipape. Il écrivit, ou laissa écrire par son chancelier une lettre incroyable, adressée au propre frère de Louis VII, l’archevêque de Reims, Henri de France, où on l’avertissait que le roi de France devait aller sur la Saône, le 29 août, « pour faire adhésion solennelle au pape Victor ». On invitait même l’archevêque à comparaître, quatre jours auparavant, à Besançon, auprès de l’Empereur pour y délibérer « avec les autres fidèles de l’Empire ». Sous prétexte que le prélat avait une petite partie de sa province en terre allemande, Frédéric le convoquait d’office, comme un fonctionnaire impérial. Henri se contenta d’envoyer la lettre à son frère et de lui demander s’il était vrai que le comte de Champagne se fût engagé de sa part, comme le bruit en courait, à reconnaître l’antipape. D’autres partisans d’Alexandre, jusqu’aux consuls de Rome, écrivirent au Roi pour lui poser la même question. On ne sait pas s’il y répondit.

ENTREVUE DE SOUVIGNI ET DE DIJON.

Louis VII se dirigea vers la Bourgogne. Il comptait conduire le Pape à l’entrevue et le rencontra dans l’abbaye de Souvigny, en Bourbonnais. Aux instances du roi de France, le Pape répondit par un refus qu’il était facile de prévoir. « Je m’étonne », dit le Roi, « qu’ayant la conscience de votre droit, vous laissiez échapper l’occasion de le justifier par l’exposé public de votre cause. » Alexandre donna à Louis VII quatre cardinaux chargés d’assister à la conférence, mais n’ayant d’ailleurs aucun pouvoir pour accepter la sentence des futurs arbitres. Le Roi, déjà fort déconcerté, arriva à Dijon, où l’attendait le comte de Champagne. Ici l’incident tourne au comique. Le comte Henri rappelle au Roi les clauses du traité, constate qu’Alexandre III est défaillant, et conclut que la reconnaissance de Victor s’impose. Il ajoute que, si le Roi refuse de se conformer à la convention, il se verra obligé, par le serment qu’il a prêté à Frédéric, de transporter à l’Empereur l’hommage de tous ses fiefs français. — « Comment ! » répond Louis VII, « vous avez présumé assez de vous-même pour prendre un pareil engagement à mon insu, sans me consulter ? — C’est vous-même, seigneur, qui m’y avez autorisé, par l’entremise de l’évêque d’Orléans. » Et Henri lut la lettre royale qui lui donnait pleins pouvoirs. Louis VII se tourne alors vers l’évêque, lui demande des explications et n’obtient, comme on le pense, qu’une réponse embarrassée. Il commence à comprendre qu’il a été joué.

CONFÉRENCE DE SAINT-JEAN-DE-LOSNE.

Le jour de la conférence arrive (29 août). Il faisait encore nuit, lorsque l’empereur Frédéric et son pape, venant de Dole, se présentèrent sur le pont de Saint-Jean-de-Losne. Ils n’y trouvent encore personne et se retirent, satisfaits d’avoir observé la lettre du traité. L’Empereur laisse seulement quelques officiers de sa suite pour le représenter. Louis VII, à son tour, s’approche de Saint-Jean-de-Losne, mais ne se hasarde pas sur le pont, peut-être par crainte d’un guet-apens. Il y envoie ses barons, et notamment le comte Henri, parlementer avec les représentants de Frédéric. Le comte demande un délai : son suzerain ignorant les véritables termes du traité, il y aurait inconvenance à lui imposer par surprise la solution immédiate d’une affaire aussi grave. Les Impériaux refusent, Louis VII s’en retourne à Dijon et les cardinaux d’Alexandre III, qui l’avaient accompagné, reviennent trouver leur maître, persuadés que tout était fini. Ce n’était que le premier acte de l’imbroglio.

LOUIS VII ET LE COMTE DE CHAMPAGNE.

Le comte de Champagne est allé à Dole discuter avec Barberousse. Revenu auprès du roi de France : « Vous n’êtes pas délivré de vos engagements, dit-il à Louis VII ; si vous ne les observez pas, je serai obligé de faire hommage à l’Empereur. J’ai obtenu de lui, pour n’en pas venir à cette extrémité, la concession suivante : Un délai de trois semaines vous est accordé, à la condition expresse qu’au terme fixé pour la nouvelle entrevue vous amènerez à Saint-Jean-de-Losne le pape Alexandre et vous soumettrez, vous et lui, au jugement prononcé par les arbitres des deux royaumes ; sinon vous vous engagez sous caution à vous rendre vous-même prisonnier, entre les mains de l’Empereur, à Besançon. » On aurait peine à croire, si le fait n’était bien attesté, que Louis VII ait accepté une pareille proposition et offert, en garantie, trois grands feudataires de son royaume : le duc de Bourgogne, le comte de Flandre et le comte de Nevers !

UNION D’ALEXANDRE III ET D’HENRI II.

Alors, ne pouvant plus compter sur le roi de France, tombé dans ce piège inextricable, Alexandre se tourna du côté d’Henri II. Il le détermina à intervenir en sa faveur, même par la force, dans le cas où Louis VII se soumettrait à l’Empereur. Lorsque Louis demanda, pour la seconde fois, à Alexandre, de comparaître avec lui à Saint-Jean-de-Losne, le Pape répondit, après un refus catégorique, que le roi d’Angleterre mettait toutes les forces de son royaume à sa disposition et n’avait pas de plus vif désir que de s’allier avec les Français pour défendre le véritable élu de l’Eglise. Mais Louis VII se défie de l’alliance de l’Anglais ; il se croit engagé envers Frédéric et s’achemine de nouveau, la mort dans l’âme, vers le lieu du rendez-vous.

LOUIS VII A SAINT-JEAN-DE-LOSNE.

Le 22 septembre, à neuf heures du matin, il se présente à cheval sur le pont de Saint-Jean-de-Losne. Il attend jusqu’à midi. Ni Frédéric ni l’antipape ne paraissent, mais l’Empereur s’est fait représenter par Rainald de Dassel. Le roi de France et ses barons constatent que Frédéric est absent et rappellent au chancelier de l’Empire la promesse faite par son maître d’accepter un arbitrage sur la validité de l’élection de Victor. Le chancelier répond que l’Empereur n’a pris aucun engagement de cette espèce : « Lui et les évêques de l’Empire ont seuls qualité pour juger des élections pontificales ; le roi de France et son clergé sont convoqués, uniquement, pour entendre le prononcé de la sentence impériale et promettre de s’y conformer. » A cette déclaration, aussi imprévue qu’outrecuidante, vrai coup de théâtre, Louis VII, heureux d’être tiré d’embarras, se tourne vers le comte de Champagne et le prie de répéter les clauses de la seconde convention conclue par lui-même avec l’Empereur. Cela fait, le Roi s’écrie : « Eh bien ! Comte, vous êtes présent, vous êtes témoin, vous voyez que l’Empereur, qui, d’après vous, devait se trouver ici, est absent, et que ses représentants viennent, devant vous, de changer les termes du traité ! — C’est vrai, répond le comte. — Alors je suis libéré de tout engagement ? — Vous êtes libre », réplique Henri. Louis VII s’adresse de même aux barons et aux évêques qui l’escortaient : « Vous avez vu et entendu tous comment j’ai accompli ce que j’avais à faire, croyez-vous que je sois encore lié par le traité ? » Tous lui répondent : « Vous avez dégagé votre parole. » Aussitôt le roi de France tourne bride. Mais les Impériaux le suivent en courant, promettent que l’Empereur s’en tiendra à ses conventions premières, le supplient de revenir. Louis VII, après un dernier mot : « J’ai fait tout ce que je devais faire », reprend au galop la route de Dijon.

RÉSULTAT DE L’INCIDENT DE SAINT-JEAN-DE-LOSNE.

Ainsi se termina la comédie jouée à Saint-Jean-de-Losne par ces deux rois, qui négocient pour entrer en conférence, se rapprochent, puis trouvent le moyen de ne jamais se rencontrer et de ne rien conclure. On comprend que Louis VII se soit montré irrésolu et craintif : mais comment expliquer la conduite de Frédéric Barberousse ? Était-il en désaccord avec son chancelier Rainald, dont la politique finassière, pour vouloir trop gagner, a tout perdu ? Sentait-il l’impossibilité de rester plus longtemps à Dole avec une armée qui avait épuisé les ressources du pays, devant la perspective d’une attaque possible d’Henri II ? Quoi qu’il en soit, il se contenta de faire juger la validité de l’élection de son pape par l’assemblée de Dole. Résultat prévu : on proclama Victor vrai et légitime pape. Alexandre III fut excommunié, l’Empereur et son chancelier déclarèrent que les « petits rois (reguli) », comme les souverains de France et d’Angleterre, n’avaient pas le droit de se prononcer en un procès qui relevait uniquement de la justice impériale. En réalité, la cause de Victor IV était perdue. Alexandre, bientôt reconnu à titre définitif par Louis VII, allait rester en France et y établir pendant quelques années le siège de son gouvernement.

III. LE PAPE ALEXANDRE III EN FRANCE. HENRI PLANTAGENÊT

ALEXANDRE III À SENS.

C’est surtout à Henri II que le pape Alexandre devait sa victoire. Il semblait juste que le roi d’Angleterre tirât profit du service rendu. De fait, Alexandre III avait commencé par s’établir à Déols, en Berri, puis à Tours, c’est-à-dire dans les États du Plantagenêt, mais il n’y resta pas longtemps. En août 1163 il passait à Bourges, ville française et, en octobre, s’installait définitivement à Sens où se transporta l’administration romaine. Sens devait rester pendant deux ans la capitale effective du monde chrétien. C’est qu’Alexandre avait jugé dangereux pour lui et pour l’Église de se mettre entre les mains du roi anglais, qui prenait des allures de despote et menaçait les libertés de ses clercs autant que celles de ses nobles. La querelle d’Henri II avec Thomas Becket avait commencé. Le conflit dont l’Angleterre était le théâtre fut l’événement qui décida Alexandre et ses cardinaux à se fixer en pays français.

LES GOUVERNEMENTS DE SENS ET DE PARIS.

L’honneur était grand pour le roi aux fleurs de lis, mais il avait ses inconvénients et ses charges. Entre ces deux souverains, celui de Paris et celui de Sens, gouvernant à vingt-cinq lieues d’intervalle, l’entente ne fut pas troublée gravement ; avec un tout autre roi que Louis VII, l’expérience eût tourné moins bien. Il fallait que l’une des deux autorités dominât l’autre, et l’on peut penser que ce ne fut pas celle du Pape qui céda. De 1163 à 1165 la volonté d’Alexandre III fait loi dans les pays capétiens. L’archevêque de Reims, Henri de France, n’est que son premier fonctionnaire, et Louis VII lui-même reçoit presque quotidiennement de son hôte des lettres où les désirs exprimés ressemblent fort à des ordres. Dans cette correspondance, il s’agit souvent de menus détails pour lesquels on s’étonne de voir un roi de France se faire si docilement l’instrument de l’administration ecclésiastique.

Le Pape l’invite, par exemple, à prendre des mesures pour qu’un chevalier qui veut aller à Jérusalem puisse vendre ses propriétés sans l’autorisation de sa femme, ou pour obliger certains diocésains de l’évêché de Senlis à restituer des vignes enlevées à l’évêque. Il l’engage à constituer un marché à Ferrières en Gâtinais, à rétablir la paix entre deux chevaliers qui se font la guerre, à protéger un pauvre homme que des vassaux du Roi opprimaient, à remettre en liberté une personne que ses agents avaient emprisonnée, à rendre ou à faire rendre exactement la justice à deux frères qui se disputaient un immeuble. Une autre fois il ordonne au Roi de punir le comte d’Auvergne et le vicomte de Polignac, persécuteurs de l’abbaye de Brioude.

RÉSISTANCE DE LOUIS VII

A peine Louis VII manifeste-t-il par exception quelques velléités de résistance, lorsque la juridiction pontificale empiète, d’une façon par trop criante, sur celle de la Royauté. Un jour il est obligé de déclarer à son hôte qu’une certaine localité de l’Orléanais faisant partie de son domaine, les chevaliers qui s’y trouvent sont prêts à répondre de leurs actes devant sa justice mais n’ont rien à voir avec celle du Pape. Et il ajoute : « Nous prions Votre Paternité de garder, en leur personne, l’honneur qui nous est dû et de ne pas mettre la main sur eux. » Le Pape dut s’excuser, dans une autre circonstance, d’avoir accordé l’absolution au comte d’Auvergne, contre lequel Louis VII avait pris des mesures de rigueur. L’inconséquence, en effet, était flagrante, puisque c’était Alexandre lui-même qui avait engagé le Roi à sévir.

LA ROSE D’OR.

Le Roi est le serviteur dévoué du Pape, et le Pape sait l’en récompenser. En mars 1163, il lui envoie solennellement la « rose d’or », comme au souverain le plus attaché à l’Eglise romaine et le plus digne, par sa piété et ses bonnes œuvres, de recevoir cet emblème. Il lui expose, dans une longue lettre, la signification mystique de la fleur « par laquelle règnent les rois et la justice ». Louis VII la reçut avec la reconnaissance d’un homme qui s’adonnait de plus en plus aux pratiques dévotes. Un chroniqueur affirme qu’il s’astreignait à suivre les offices aussi régulièrement que les chanoines de Notre-Dame, au milieu desquels il aimait à vivre. Il s’imposait jusqu’à trois carêmes et se privait de vin et de poisson tous les vendredis. Alexandre lui écrivit pour le dispenser de cette abstinence. Mais le Roi lui fit part de son embarras, ne sachant trop comment interpréter la dispense. Comprenait-elle les vendredis mêmes des trois carêmes ou s’appliquait-elle seulement aux autres vendredis ? Alexandre répond que la dispense ne s’étend qu’aux vendredis du carême de la Saint-Martin à l’Avent. Pendant ce temps, il lui permet, à la condition qu’il doublera ses aumônes, un plat de poisson et un peu de vin.

Au reste, cette alliance intime avec la Papauté était une force. Elle donnait à Louis VII l’appui de l’opinion religieuse au moment même où son rival avait à se débattre dans une querelle des plus graves avec le chef de l’église anglaise, crise qui devait durer huit années (1163-1171).

A l’ouverture de cette crise, heureuse pour la France, représentons-nous, aussi exactement qu’il est possible de le faire, les deux personnages, si différents, du roi de France et du roi d’Angleterre.

PORTRAIT DE LOUIS VII.

Au physique et au moral, on connaît Henri II beaucoup mieux que Louis VII. De celui-ci, nous n’avons qu’une silhouette indécise vaguement entrevue dans l’ombre de la majesté religieuse qui la recouvre. Aucun indice certain sur sa physionomie. Il était instruit et lettré, très pieux et très doux, de mœurs pures, compatissant aux misères, tolérant même pour les Juifs, vivant simplement, sans faste, assez populaire pour aller et venir au milieu de ses bourgeois de Paris sans prendre les précautions qui paraissaient nécessaires aux autres souverains. Une lettre de Jean de Salisbury, écrite en 1168, nous apprend que les étudiants allemands, qui abondaient à Paris, ne se gênaient pas pour témoigner leur hostilité, au moins en paroles, à la France et au Roi : « Ils ont le verbe haut et la menace à la bouche, loquuntur grandia, minis tument, » dit Jean de Salisbury. Ils se moquaient de Louis VII « parce qu’il vivait en bourgeois, parmi les siens, qu’il n’avait pas l’allure d’un tyran à la mode des barbares, et qu’on ne le voyait pas toujours entouré de gardes, comme quelqu’un qui craint pour sa vie, ut qui timet capiti suo ». Un jour, il s’endormit profondément dans une forêt, n’ayant pour le garder que deux chevaliers. Le comte Thibaut de Champagne le réveilla : « Je dors seul en toute sécurité, lui dit le Roi, parce que personne ne m’en veut. » « Ton seigneur le roi d’Angleterre », dit-il un autre jour à Gautier Map, « ne manque de rien : hommes, chevaux, or, soie, diamants, gibier, fruits, il a de tout en abondance. Nous, en France, nous n’avons que du pain, du vin et de la gaieté. »

Louis VII était un justicier scrupuleux. Ayant appris qu’une rixe avait eu lieu entre clercs et laïques (sans doute dans le quartier des étudiants), il alla voir l’endroit où l’on s’était battu, et y trouva un tout jeune clerc, couvert de sang. Il lui demanda qui l’avait ainsi traité. « Le maître des chambellans de la reine », répondit l’enfant. Louis fit arrêter aussitôt le coupable, et malgré tes prières de la Reine lui fit couper le bras. Quand il eut donné l’ordre de bâtir son palais de Fontainebleau, les ouvriers englobèrent, par mégarde, dans l’enceinte, un champ qui appartenait à un pauvre homme. Sur la plainte du propriétaire, Louis VII fit raser une partie des murs et démolir les édifices déjà élevés. Une anecdote, rapportée comme les précédentes par Gautier Map, prouve que le Roi n’hésitait pas à punir même les hommes de son entourage qu’il aimait le mieux, quand ils se permettaient des plaisanteries outrageantes sur les dames de la cour. Un de ses favoris, Galeran d’Yèvre, fut pour ce fait condamné à l’exil.

Il est fâcheux que le roi de France ait gâté toutes ces belles qualités par son caractère irrésolu, imprévoyant, craintif de toute responsabilité (depuis sa rupture avec Aliénor et la croisade) et qu’il se soit montré aussi dénué de sens politique et d’énergie guerrière que son rival en était pourvu.

HENRI PLANTAGENÊT.

Henri II était de taille moyenne, fortement charpenté, carré d’épaules, avec des bras musclés comme ceux d’un lutteur, des jambes arquées de cavalier infatigable, le ventre un peu proéminent, des cheveux tirant sur le roux et coupés court, une face léonine, rougeaude, de gros yeux gris, à fleur de tête, qui étincelaient dans la colère. Rien d’élégant dans sa tournure, ni dans sa mise souvent négligée. Quand il parut en Angleterre, il portait, à la mode d’Anjou, un petit manteau court qui étonna les Anglais, habitués aux longues robes du temps d’Henri Beauclerc : d’où son surnom de Court-Mantel que nos historiens ont mal à propos appliqué à son fils aîné, Henri le Jeune. Il ne gantait jamais ses larges mains calleuses, excepté quand il chassait le faucon. Tenue peu royale, mais où aurait-il trouvé le temps de soigner sa personne ? Quand il ne voyageait pas, faisant cette éternelle navette entre la France et l’Angleterre, quand la guerre et les affaires cessaient de l’absorber, il chassait, avec une passion furieuse qui scandalisait et exténuait son entourage. Il revenait les jambes enflées, les pieds meurtris, mais ne se reposait pas. Sauf quand il était à cheval ou à table, on ne le voyait jamais assis ; toujours debout, il allait et venait, incapable de rester en place, même dans les conseils et les assemblées les plus solennels, même à l’église. Cette agitation mettait sur les dents clercs et chevaliers. Sa cour était un enfer, au dire de ceux qui l’habitaient.

On y vivait d’ailleurs sans apparat, et le maître de l’empire angevin était, lui aussi, un homme très simple. Gautier Map affirme que lorsqu’il sortait, la foule des solliciteurs et des mendiants l’entourait, le pressait, le poussait même violemment, avec des cris et des injures, et qu’il laissait faire sans se fâcher, quitte à se retirer en lieu sûr quand la situation devenait intenable. Chaque jour, en « bon père de famille », il faisait aux gens de son entourage d’abondantes distributions de pain, de vin et de chandelle. Comme il fallait tenir compte de l’opinion populaire, il était large en aumônes.

SON CARACTÈRE.

Cet homme, en qui surabondaient le sang et l’énergie, visait toujours un but politique. Il aimait la guerre en ambitieux, non pour elle-même, mais pour ses profits et, quand il l’avait résolue, il la faisait avec une décision et une rapidité qui assuraient le succès. Il fut d’ailleurs plus diplomate encore que guerrier, négociateur rusé, subtil, opiniâtre, que n’arrêtait aucune délicatesse de conscience sur le choix des expédients. Fort peu dévot, bien qu’il ait fait supplicier des hérétiques et qu’il allât souvent à la messe comme tous les hommes de ce temps, il ne prêtait qu’une attention médiocre à ce qui se passait dans l’église. Il chuchotait affaires avec son entourage, crayonnait de petits dessins, regardait les sculptures et les peintures de l’édifice. Il ne fut pas grand constructeur d’églises ni prodigue envers le Clergé. Aussi l’accusait-on de parcimonie, même d’avarice. Il ne jeta l’or à pleines mains que pour les besoins de sa politique. Il s’engagea à faire la croisade et ne partit jamais, la croisade n’étant pour lui qu’un prétexte à impôt. La royauté d’Henri II, en plein xiie siècle, fut presque une puissance laïque.

SES QUALITÉS ET SES VICES.

Dans ses rares heures de loisir, il recherchait la société des savants et des lettrés. Lui-même savait plusieurs langues et parlait le latin et le français. Il encourageait les poètes, causait avec les clercs instruits, mais s’intéressait surtout à l’histoire, qu’il retenait merveilleusement, grâce à une mémoire imperturbable qui n’oubliait jamais ni un nom ni un visage. Constant dans ses amitiés comme dans ses haines, il était très bon et très large pour ses intimes et pour les officiers qui le servaient bien, et séduisait ceux à qui il voulait plaire. Il plaisantait volontiers, surtout aux dépens des gens d’église, et parlait agréablement, avec le don de persuader ses auditeurs. S’il ne s’apitoie pas, comme Louis VII, sur la condition des misérables, il a dompté les instincts pillards de la Noblesse. Il a fait aux petits le bien que peut faire un despote rigoureux pour les grands. Mais ces qualités de l’homme et du roi ont été compromises par l’excès même de l’ambition, par des brutalités de langage et de conduite qui lui ont valu des inimitiés mortelles, même au sein de sa propre famille, et aussi par l’absence complète de dignité dans la vie privée. Ses infidélités continues amenèrent entre lui et la reine Aliénor des différends et une rupture dont il fut surtout responsable. La fin de sa vie, déshonorée par des débauches et des scandales publics, rendit vraisemblables certaines accusations monstrueuses dont ses ennemis ne se firent pas faute.

L’ŒUVRE D’HENRI II EN FRANCE.

Il n’a pas réussi, comme il se l’imaginait, à réunir, sous une domination unique et forte, les différents pays que le jeu du hasard et des circonstances avait fait tomber entre ses mains. Cette tâche dépassait les forces d’un homme. Henri II pouvait difficilement lutter contre l’évolution irrésistible qui séparait le peuple anglais du peuple français, et créait, sur les deux rives de la Manche, deux existences nationales indépendantes. Sur le continent même, dans cette France du xiie siècle, où l’esprit particulariste des diverses provinces était encore si puissant, il fallait maintenir sous le même sceptre des régions aussi éloignées et aussi disparates que la Normandie et la Gascogne, la Bretagne et le Limousin, combattre l’hostilité mutuelle des races, soumettre une féodalité hostile. Il fallait triompher même des forces naturelles, car ces traversées fréquentes de la Manche, à une époque où la navigation était encore dans l’enfance, offraient toujours des dangers. Enfin la guerre contre le Capétien avait aussi ses difficultés et ses périls. Si peu redoutable que fût Louis VII, il avait sur son adversaire l’avantage de la suzeraineté féodale ; il était le Roi protégé par la tradition et par l’Eglise. Quand on voit Henri II livrer à la fois toutes ces batailles et résister à tant d’ennemis différents, on admire l’audace de l’entreprise et le prodigieux labeur de l’ouvrier. Mais cet empire anglo-français, factice et peu viable, constitué par accident, en dépit des courants historiques les mieux dessinés, ne pouvait survivre longtemps à la forte intelligence qui l’avait créé et le maintenait comme par miracle.

L’ŒUVRE D’HENRI II EN ANGLETERRE.

C’est dans l’administration intérieure de l’Angleterre qu’il faut chercher les résultats les plus féconds et les plus durables de l’activité d’Henri II. Le terrain était préparé, puisque Guillaume le Conquérant et ses fils avaient jeté les fondements d’une monarchie presque absolue. La fusion des Saxons et des Normands était accomplie. Il existait une nation anglaise qui, après les troubles du règne d’Etienne de Blois, avait besoin de tranquillité, de justice et d’ordre. Henri II lui apporta ce qu’elle voulait : un gouvernement.

L’ordre monarchique lui parut incompatible avec le maintien des règles de hiérarchie et de vasselage, telles qu’on les observait de l’autre côté du détroit. De cette idée sortit tout un programme de réformes qu’il exécuta presque entièrement avec succès, et dont les provinces françaises de l’Empire, la Normandie surtout, eurent aussi le bénéfice. Il ne se fit d’ailleurs aucun scrupule, pour assujettir nobles et clercs à une loi commune, de violer les traditions et de réagir violemment contre le passé. Par ses tendances absolutistes, son caractère fiscal, ses procédés législatifs, avec ses conseillers déjà imbus des principes du droit romain, la royauté du premier Plantagenêt semble être contemporaine de celle de Philippe le Bel. Ses hardiesses ont donné à l’Angleterre et à la Normandie, sur la France capétienne, une avance de plus de cent ans. Là, et non pas dans ses conquêtes et dans ses intrigues, est la gloire d’Henri II.

Il s’aperçut pourtant qu’il y avait un certain danger à devancer son siècle. Au temps où il vivait, le sentiment religieux ne permettait pas les atteintes directes portées à l’organisation de l’Église et aux intérêts de ceux qui la représentaient. En s’attaquant au Clergé, Henri II rencontra la limite de son despotisme, cette puissance morale, que personnifiaient, en Angleterre même, l’Église de Cantorbéry, et hors de l’Angleterre, la Papauté et le sacerdoce attachés aux idées de réforme. Son conflit avec Thomas Becket intéresse au plus haut degré notre histoire nationale, non seulement parce que la France en fut le théâtre pendant plusieurs années, mais parce que Louis VII sut tirer profit de cette diversion pour prendre sur son rival un avantage temporaire et retarder l’heure de la suprême défaite dont sa dynastie semblait menacée.

IV. L’AFFAIRE DE THOMAS BECKET

HENRI II ET LE CLERGÉ D’ANGLETERRE.

Les fameuses constitutions signées à Clarendon, le 30 janvier 1164, par les évêques et les barons d’Angleterre, mettaient l’Église, personnes et terres dans la main du Roi. Les clercs perdaient le droit d’être uniquement justiciables de leurs tribunaux : on les forçait à comparaître devant la justice royale. Archevêques et évêques, soumis aux mêmes obligations que les seigneurs laïques, devenaient de simples vassaux. Le droit d’excommunication était subordonné à la volonté du Roi, les appels à Rome supprimés, les terres d’église assujetties à l’impôt royal. Faire du clergé anglais un instrument de domination monarchique, et couper ses communications avec l’étranger, c’est-à-dire avec le Pape et l’Eglise universelle, tel était le but très apparent du Plantagenêt. S’il eût réussi, l’Angleterre aurait été, dans la chrétienté latine, une exception. Mais Henri II ne devait pas seulement se heurter au courant général des idées et des faits. Il rencontra la résistance d’un évêque, Thomas Becket.

THOMAS BECKET.

Jamais homme ne parut moins qualifié que le chancelier d’Angleterre pour se faire, contre Henri II et sa monarchie administrative, le champion du parti opposant, car personne n’avait travaillé plus que lui à fonder l’absolutisme de cette monarchie. Légiste, juge, financier, capitaine, secrétaire d’État, Becket avait été, jusqu’en 1162, l’instrument qu’il fallait à cette royauté violente d’Henri II. Violent lui-même, hardi, ami du luxe et de l’argent, il s’était montré plus royaliste que le Roi, conseillant tous les coups d’autorité et prêchant la politique de conquêtes. La passion l’entraîna même plus d’une fois jusqu’à lui faire oublier les véritables intérêts du prince dont il était le premier ministre et l’ami. Au fond, le sens politique lui faisait défaut. Il avait l’esprit vigoureux, mais étroit. Tel était l’homme qui devint tout à coup, par le seul fait de sa nomination à l’archevêché de Cantorbéry (3 juin 1162), le défenseur de privilèges et d’intérêts qu’il avait combattus, et l’adversaire inflexible du Roi à qui il devait tout.

CARACTÈRE DE SON OPPOSITION.

Il y avait de la grandeur à reprendre la tradition des évêques militants du xie siècle, si énergiquement dévoués à la cause de l’indépendance ecclésiastique. Thomas Becket paraît continuer saint Anselme : mais, vus de près, ces deux lutteurs se ressemblent peu. Anselme combattait au nom de principes et d’intérêts purement spirituels : il voulait la liberté, sinon la prépondérance, de l’Église dans l’Etat, et l’exaltation du Clergé par la réforme, par la pureté des mœurs, par le renoncement aux passions terrestres. Becket, au contraire, commença la lutte par une résistance très vive sur de mesquines questions d’argent. Ses premiers actes d’opposition ont été de refuser le paiement de taxes qui atteignaient ses biens archiépiscopaux. Pendant toute la durée du conflit, les négociations qu’il a engagées, les traités qu’il a conclus ou voulu conclure, ont été dominés par des préoccupations d’argent, par des soucis de grand propriétaire terrien. Il a, dès le début, compromis sa cause par un excès de passion, des colères impolitiques, une intransigeance maladroite. Aussi, après avoir ouvertement bravé, comme il fit à Clarendon et à Northampton, la toute-puissance d’un roi, soutenu par une noblesse et un épiscopat déjà façonnés au despotisme, Thomas ne tarda pas à se réfugier sur le sol français (1164).

THOMAS BECKET EN FRANCE.

L’exilé volontaire avait le prestige d’un chrétien qui a déjà beaucoup souffert pour la cause de Dieu, de l’Église et du Pape. Son ennemi était celui de la France. Louis VII s’empresse donc d’accueillir Becket. Il déclare qu’il ne permettra pas qu’on touche à l’archevêque « pas plus qu’à la pupille de ses yeux ». Henri II lui ayant écrit pour le prier de ne pas donner asile « à un traître », condamné par la justice anglaise, à celui qu’il appelle « l’ex-archevêque de Cantorbéry » : — « L’ex-archevêque ! répond le roi de France, qui donc l’a déposé ? Certes, je suis roi, tout aussi bien que le roi d’Angleterre, mais je ne pourrais pas déposer le moindre clerc de mon royaume. » Et il ajoute que ses prédécesseurs ayant pris l’habitude de faire bon visage aux exilés, il ne faillira pas aux traditions hospitalières qui sont l’honneur de sa couronne. Becket s’était installé d’abord à Pontigny, abbaye de l’ordre de Cîteaux. Henri II menace les Cisterciens d’user de représailles sur les couvents et les domaines que l’ordre possédait dans ses États. L’abbé de Cîteaux, très ému, oblige l’archevêque à quitter la place. Indigné du peu de courage de ces moines, Louis VII s’écrie : « O religion, où es-tu ? Des hommes qu’on croyait morts au siècle craignent les menaces terrestres, et rejettent de leur sein celui qui est frappé pour la cause de Dieu ! » Il propose aussitôt à Becket, qui accepte, l’hospitalité dans une ville royale, à Sens, où il pourra séjourner sans crainte. La guerre entre les deux rois devenait inévitable : elle commença en 1167 pour durer jusqu’en 1172.

RENOUVELLEMENT DES HOSTILITÉS.

Elle fut intermittente et traînante, coupée sans cesse par des armistices ou des trêves. On brûle des châteaux, et surtout des villages, sur la frontière normande, dans le Vexin. Louis pénètre jusqu’aux Andelis et Henri jusqu’à Chaumont, simple échange de ravages et d’incendies. Henri II achève de s’emparer de la Bretagne, dont l’héritière Constance, fille de Conan IV, est fiancée à son fils Geoffroi, tandis que les agents de Louis VII soutiennent contre le Plantagenêt, en Auvergne, la révolte du comte Guillaume IX et, en Poitou, la Féodalité rebelle. Les rois cependant ont de fréquentes entrevues, dans le Vexin, dans le Perche, près de Tours ; aucune n’aboutit.

Dans les guerres précédentes, le Plantagenêt avait agi plus vite et frappé plus fort. On sent qu’ici il n’a plus ses coudées franches. La crise religieuse l’embarrasse. Les contemporains, peu attentifs aux démonstrations militaires des deux rois, se demandaient surtout comment se terminerait le drame commencé à Northampton, et qui l’emporterait, du roi d’Angleterre ou du primat de Cantorbéry. Mais les pourparlers engagés entre Thomas Becket, Henri II, Louis VII, Alexandre III, et d’autres personnages ecclésiastiques et laïques, durèrent six ans (1165-1171).

MANIFESTE D’HENRI II.

Le roi de France et le pape Alexandre prirent une peine infinie pour rétablir l’accord ; Thomas et Henri laissaient agir les intermédiaires, mais ne sacrifiaient rien de leurs idées et de leurs prétentions. Henri II, plus que jamais, isole son clergé et lui interdit tout rapport avec l’archevêque comme avec le Pape. Il sévit contre les partisans de son adversaire, et tente de se justifier dans une lettre adressée au collège des cardinaux. « On me reproche d’avoir chassé Thomas de Cantorbéry, on demande que je le rappelle et lui rende son siège : mais il est faux que je l’aie forcé à sortir du royaume. Il en est sorti lui-même, par légèreté, par méchanceté, pour me nuire et soulever contre moi une opinion injuste. S’il veut revenir et rendre ce qu’il doit à son prince, je ferai pour lui ce qui lui est dû, d’après l’avis du clergé et des seigneurs de mon royaume, conformément à nos anciennes coutumes. Celui qui voudrait abolir ces coutumes sera toujours, à mes yeux, un ennemi public ; je ne souffrirai pas qu’on altère ou diminue les droits que les rois d’Angleterre ont toujours exercés et que de saints pontifes ont souvent reconnus. » Posée dans ces termes, la question était insoluble. Henri va jusqu’à menacer Alexandre de mettre l’Angleterre sous l’obédience de l’antipape Pascal, et se rapproche ostensiblement de l’empereur Frédéric. En 1170, quand il fera couronner son fils aîné, Henri le jeune, il emploiera, à défaut de l’archevêque de Cantorbéry, primat du royaume, le ministère de l’archevêque d’York, ce qui exaspérera Thomas Becket.

INTRANSIGEANCE DE BECKET.

Aigri par la persécution, par l’exil, exalté par la grandeur du rôle qu’il s’est attribué, l’archevêque ne riposte pas seulement aux attaques, il prend l’offensive. De la terre de France, où l’on ne peut l’atteindre, il fulmine contre ses ennemis d’Angleterre, prodigue les suspensions, les interdits, les excommunications personnelles, frappe les évêques de Londres, de Salisbury, de Durham, jusqu’à l’archevêque d’York. Il n’épargne pas d’ailleurs ses propres amis. Lui aussi se plaint d’Alexandre III, et avec autant d’amertume qu’Henri II ; il l’accuse de tiédeur, il ne comprend pas que le chef de l’Église soit tenu à ménager les puissances du siècle. « A la cour de Rome », écrit-il, « Barrabas est toujours absous et Jésus toujours condamné. »

EMBARRAS DU PAPE.

Entre les deux adversaires, la situation d’Alexandre était difficile. Pour plaire à Becket, il fallait excommunier le roi d’Angleterre, c’est-à-dire le jeter entre les bras de l’empereur d’Allemagne et de l’antipape. D’autre part, le Pape pouvait-il abandonner l’archevêque et livrer l’église anglaise au Plantagenêt ? Alexandre et les cardinaux voulurent ménager l’un et l’autre. Le Pape alla jusqu’à exempter, par bulle confidentielle, le roi d’Angleterre, ses courtisans et ses évêques de la juridiction spirituelle de l’archevêque de Cantorbéry. La publication de cette bulle par Henri II fit scandale. Le roi d’Angleterre put se vanter de tenir le Pape et tous les cardinaux « dans sa poche », in bursa sua. Comme son aïeul Henri Beauclerc, il était à la fois, dans son île, « roi, empereur, légat apostolique et patriarche ».

Louis VII ne comprit ni la raideur intraitable de l’archevêque, ni les roueries d’Henri II, ni les finesses de la politique pontificale. Dans cette pièce compliquée qui se jouait chez lui, il était le seul acteur sincère. Quand il apprit, en 1168, que le Saint-Siège semblait donner raison à Henri II et se hâtait de confirmer la validité du mariage conclu entre le fils du roi d’Angleterre et l’héritière de la Bretagne, il menaça d’interdire aux légats pontificaux son territoire et d’assembler un concile devant lequel il exposerait ses griefs contre l’Église romaine. Il essaya, d’autre part, de rétablir la paix par la réconciliation d’Henri II et de Becket qu’il fit se rencontrer deux fois.

ENTREVUE DE MONTMIRAIL.

A Montmirail (6 janvier 1169), Thomas Becket déclara à Henri II, en présence des Français, qu’il s’en remettait de tout le conflit à l’équité et à la volonté de son souverain, mais il ajouta ces trois mots : salvo honore Dei, « sauf l’honneur de Dieu ». « Seigneur roi, dit alors Henri à Louis, faites attention à ce que vient de dire cet homme ; il prétendra que tout ce qui lui déplaît est contraire à l’honneur de Dieu. Pour l’amour de la paix, voici ce que je propose. Qu’il m’accorde seulement tout ce que les plus saints des archevêques, ses prédécesseurs, ont toléré du plus indigne des rois, mes ancêtres, et je me tiendrai pour satisfait. » Thomas ne répondit rien. L’entourage s’écrie : « Le roi s’est assez humilié », et Louis VII se tournant vers Becket : « Seigneur archevêque, voulez-vous donc être plus grand que les saints et meilleur que Pierre ? Qu’attendez-vous ? La paix est entre vos mains. » L’archevêque ouvre enfin la bouche : « Nos pères ont souffert pour n’avoir pas voulu taire le nom du Christ, et moi, pour rentrer en grâce auprès d’un homme, je supprimerais l’honneur de Dieu ! Jamais. »

ENTREVUE DE MONTMARTRE.

Pourtant Louis VII continue de donner l’hospitalité à l’archevêque de Cantorbéry. Il avait conclu avec Henri II, sur la question du Poitou et de la Bretagne, dans cette même assemblée de Montmirail, des conventions que le roi d’Angleterre viola. Alors le roi de France se prosterna pieusement aux pieds de Thomas Becket et lui dit : « Mon père, nous étions tous aveugles : vous seul avez vu clair, excusez-moi et pardonnez-moi. » Pourtant, à la fin de l’année 1169, il reprenait son rôle de médiateur. Le 18 novembre, les deux adversaires se rencontraient encore à Montmartre. Henri II promit de recevoir l’archevêque dans son royaume, de lui rendre sa fonction dans les conditions où ses prédécesseurs l’avaient tenue, et de lui donner une somme de mille marcs pour préparer son retour. Becket demanda 30.000 marcs, et quand Henri eut cédé, il demanda le baiser de paix. « Je le donnerais volontiers, dit le roi d’Angleterre, mais j’ai juré publiquement que jamais je ne donnerais le baiser de paix à l’archevêque de Cantorbéry. » Louis VII ayant déclaré que Becket, « dût-il recevoir du Roi son poids d’or », ne pouvait pas rentrer en Angleterre sans ce baiser, Henri s’obstina, et tout fut rompu.

NÉGOCIATION DE LA FERTÉ-BERNARD.

Enfin, à une troisième entrevue, celle de La Ferté Bernard (20 au 22 juillet 1170), Henri accueillit l’archevêque avec des marques d’amitié et de respect qui surprirent les assistants. Il discuta longuement avec lui sans colère et lui donna satisfaction sur toutes ses demandes. Quand Becket descendit de cheval pour s’agenouiller devant lui, il le releva, lui tint l’étrier, et lui dit presque avec des larmes dans les yeux : « Allons, seigneur archevêque, rendons-nous mutuellement notre vieille affection, faisons-nous l’un à l’autre le plus de bien que nous pourrons et oublions le passé. »

Henri II avait-il jugé prudent de terminer un conflit qui s’envenimait toujours ? Craignait-il une intervention plus énergique du Pape en faveur de l’archevêque ? Ou bien voulait-il attirer Becket en Angleterre pour le livrer à sa justice ? On ne sait ; mais Becket, à peine rentré à Cantorbéry, ayant mis le trouble partout par ses revendications et par ses excommunications, le Roi, assailli de plaintes contre lui, laissa échapper un jour, au château de Bur, près de Bayeux, où il se trouvait en décembre 1170, ces paroles : « Un homme qui a mangé mon pain, qui à ma cour vint pauvre et que j’ai élevé au-dessus de tous, le voilà qui, pour me frapper aux dents, dresse son talon, avilit ma race et mon règne ! J’ai du chagrin plein le cœur ! Personne ne me vengera donc de ce clerc ? »

MEURTRE DE BECKET.

Quatre de ses chevaliers entendirent le mot et s’embarquèrent. Le 29 décembre, l’archevêque de Cantorbéry était égorgé dans son église, au pied de l’autel. Il est prouvé que les assassins n’avaient reçu d’autre mission d’Henri II que de forcer Thomas à comparaître devant les juges royaux, mais l’opinion accusa le roi d’Angleterre d’être leur complice. Le roi de France, son clergé et ses barons réclamèrent du Pape le châtiment. On ne crut pas aux protestations d’Henri II, à la douleur qu’il parut ressentir, au point de s’enfermer dans sa chambre et d’y rester trois jours sans parler à personne et presque sans manger.

SES CONSÉQUENCES.

Cependant, son plus mortel ennemi n’aurait pu lui souhaiter un malheur pire que le meurtre de Thomas Becket. L’archevêque assassiné devint le saint le plus populaire de l’Angleterre ; les miracles se multiplièrent sur son tombeau. Toute l’Europe chrétienne s’indigna contre le crime. Henri II fut obligé de s’humilier. Il renonça par serment aux constitutions de Clarendon et reconnut les droits du Pape sur l’Église d’Angleterre, augmenta les privilèges et les domaines de l’archevêché de Cantorbéry, s’engagea, pour la rémission de son péché, à un voyage en Terre Sainte, et finit par faire amende honorable, publiquement, sur les reliques du saint. Serait-il juste de faire retomber sur le roi d’Angleterre seul la responsabilité de la lutte et des malheurs qu’elle produisit ? Certains privilèges du Clergé, entre autres l’immunité judiciaire des clercs, étaient incompatibles avec les nécessités, nous ne disons pas d’une monarchie absolue, mais de tout Etat régulièrement organisé. Becket n’a pas seulement sauvegardé des droits légitimes : il a voulu aussi maintenir un système d’abus contre lesquels la conscience publique commençait déjà, obscurément, à se révolter. Il faut se garder de juger uniquement Thomas Becket sur les sentiments de pieux enthousiasme que le Moyen âge témoigna à celui qu’il appela « le martyr de Cantorbéry ».

V. LOUIS VII ET L’EXTENSION DU POUVOIR MORAL DE LA ROYAUTÉ

NAISSANCE DE PHILIPPE AUGUSTE.

La défaite et l’humiliation du roi d’Angleterre étaient une Victoire pour le roi de France. Louis VII semblait en avoir fini avec la mauvaise fortune. La reine Adèle de Champagne lui avait donné, le 21 août 1165, le fils attendu depuis vingt et un ans.

Un étudiant parisien, Pierre Riga, a raconté, dans un petit poème latin, les scènes qui se passèrent au palais et dans la ville la nuit de la naissance : palatins et bourgeois attendant fiévreusement la délivrance de la Reine, celle-ci pleurant de joie d’avoir un fils, la grande nouvelle volant de bouche en bouche, presque aussitôt après l’événement, « car bien que la chambre royale fût close, des impatients ont trouvé le moyen d’y regarder par une fente et d’apercevoir l’enfant ». Paris s’éveille : rues et places s’illuminent de torches et de cierges, les églises s’ouvrent au son des trompettes, les cloches sonnent. Un chapelain va notifier l’événement aux monastères. Il arrive à Saint Germain des Prés au moment même où les moines chantaient à matines : « Béni le Seigneur, le Dieu d’Israël, parce qu’il a visité et racheté son peuple. » Ce messager de bénédiction est accueilli avec enthousiasme et « les cadeaux tombent sur lui comme la pluie ». Un étudiant anglais, le futur historien Giraud de Barri (il avait alors une vingtaine d’années), dormait profondément lorsqu’il fut réveillé par des bruits et par les lueurs de la rue. Il saute de son lit, court à la fenêtre et aperçoit deux pauvres vieilles qui, portant chacune un cierge allumé, gesticulaient et couraient comme des folles. Il leur demande ce qu’elles ont à s’agiter ainsi : « Nous avons un roi que Dieu nous a donné, répond l’une d’elles, un superbe héritier royal, par la main de qui votre roi, à vous, recevra un jour honte et malheur ! »

Laissons la prophétie, que l’auteur ajouta sans doute après coup, pour garder le témoignage de l’affection profonde que le peuple portait à ses rois. Évêques, moines, communes envoyèrent à Louis VII des félicitations. Nous avons encore une charte où le Roi rend grâces au Seigneur et rappelle naïvement « combien il était effrayé du nombre de ses filles et avec quelle ardeur son peuple et lui avaient souhaité la venue d’un enfant appartenant à un sexe plus noble ».

HENRI II ET L’ENFANT DE FRANCE.

Henri II avait certainement escompté à son profit, ou à celui de son fils aîné, fiancé à une fille de Louis VII, l’éventualité en France d’une succession féminine. En 1169, il revenait avec Louis de la conférence de Montmartre, lorsqu’on lui apporta, sur le chemin, le petit prince français, alors âgé de quatre ans. Henri le regarda d’un air maussade et lui adressant quelques mots, se hâta de tourner bride. Mais l’enfant le rappela et le supplia « d’aimer son père, la France et lui-même, afin d’obtenir par là les bonnes grâces de Dieu et des hommes ». C’est Thomas Becket lui-même, témoin oculaire, qui raconte le fait dans une de ses lettres : « Il semble, ajoute-t-il, que Dieu ait inspiré ce jour-là l’esprit et la langue de cet enfant d’élection. »

PRESTIGE MORAL DE LA ROYAUTÉ FRANÇAISE.

Sur son rival d’Angleterre, le roi de France gardait une supériorité morale dont les effets sont visibles. Il imposait le respect par le caractère à demi religieux de sa fonction, par le patronage exercé sur les clercs et les moines, par son alliance intime avec la papauté légitime. Il bénéficiait aussi du souvenir encore vivant des Carolingiens dont il se disait et dont on le croyait l’héritier direct. Il représentait tout ce passé glorieux qui remplissait alors les imaginations et inspirait les poètes. Enfin, les populations, même les plus éloignées de Paris, avaient déjà presque le sentiment — si vague fût-il — de l’unité morale du pays français ; elles sentaient qu’elles faisaient partie d’un corps dont le roi de France était la tête. La correspondance de Louis VII est remplie des témoignages de cette solidarité, plus forte que le lien féodal. Par là s’explique en grande partie que la royauté capétienne, malgré la puissance des Plantagenêts, ait continué son progrès.

LOUIS VII ET LA BRETAGNE.

Ce progrès est naturellement peu sensible dans l’Ouest où Louis VII ne peut faire autre chose que de soutenir les révoltes des ennemis ou des vassaux du Plantagenêt par des alliances de pur intérêt, aussitôt défaites que conclues. En Bretagne, il appuie l’un des nombreux concurrents au duché et entretient quelques relations avec les évêques ; mais si les Bretons (surtout ceux de la région celtique) résistent à Henri II, ce n’est pas par affection pour la France. Au Moyen âge, leur idéal sera toujours de garder leur indépendance. Il est venu pourtant de ce pays, au temps de Louis VII, une preuve curieuse du prestige qui s’attachait à la personne royale : une sorte de déclaration d’amour adressée au Roi par une princesse bretonne, Constance, fille du comte de Richemond, Alain. Elle lui écrit qu’elle ne l’a jamais oublié ; que beaucoup d’hommes ont voulu lui offrir des présents d’amour, mais qu’elle n’en a accepté aucun : « S’il plaît à votre libéralité, ajoute-t-elle, envoyez-moi, à moi qui vous aime plus qu’on ne peut dire, quelque insigne amoureux, un anneau, ou n’importe quel autre souvenir, je le tiendrai pour plus précieux que tout l’or du monde. » Elle nous apprend qu’elle lui a adressé un messager et le remercie de lui avoir fait bon accueil. « S’il existe, continue-t-elle, dans notre région, quelque chose qui puisse vous plaire, un épervier, un chien, un cheval, n’hésitez pas à me le faire savoir par le porteur de cette lettre. Sachez que si la fortune ne me sourit pas, j’aimerais mieux être mariée à l’un de vos sujets, si humble soit-il, que d’épouser le roi d’Ecosse, et je le prouverai. Aussitôt que mon frère, le comte Conan, sera revenu d’Angleterre, j’irai à Saint-Denis pour faire mes dévotions et aussi pour avoir le bonheur de vous voir. Valete ut valeam. »

Si Louis VII perdait du terrain dans les provinces occidentales, il étendait ses relations dans la France de l’Est et du Midi.

LE POUVOIR ROYAL EN CHAMPAGNE.

Des liens intimes avaient uni de tout temps à la Royauté l’archevêché de Reims et l’évêché de Châlons-sur-Marne. Le gouvernement de Paris trouvait là un solide point d’appui contre l’hostilité des hauts feudataires de cette région, notamment des comtes de Rouci et de Champagne. Louis VII fut assuré pour de longues années de l’archevêché de Reims par l’élection de son frère Henri. Son autorité n’est point contestée à Châlons. L’évêque Gui reconnaît qu’il lui doit son élévation à l’épiscopat et invoque son secours soit contre l’avoué ou vidame de Châlons, Gérard, soit contre la bourgeoisie de cette ville, que le Roi empêche de s’organiser en commune. Lorsque des troubles agitent la ville, c’est à Louis VII que le Clergé recourt, comme au véritable seigneur du pays. En 1164, l’abbé de Saint-Menge le supplie de venir en personne apporter la paix : « Vous envoyez des délégués, lui écrit-il, ils viennent, mais ne font absolument rien. Ils s’en vont poursuivis par les moqueries de certains personnages. Tout le monde s’écrie : « Où est donc le Roi, notre seigneur, et quand donc viendra-t-il nous secourir ? » Mais l’action du gouvernement royal s’étendait bien plus loin encore, dans la direction du Nord, sur les évêchés d’Arras, de Térouanne et de Tournai. L’évêché de Cambrai, et même les prélats lorrains, entre autres celui de Toul, essayent alors de se rattacher à la France, dont ils invoquent l’appui contre les prétentions du duc de Lorraine.

LOUIS VII ET LA BOURGOGNE.

En Bourgogne, les évêchés et beaucoup d’abbayes dépendaient de la couronne de France. Les contestations qui s’élèvent à Langres sont portées devant la justice du Roi. Ces liens se resserrent encore, en 1179, lorsque Louis VII prend l’engagement, en son nom et au nom de ses successeurs, de ne jamais laisser la cité de Langres, ni aucune des possessions de l’évêché, se séparer du domaine royal. Le roi de France se trouve chez lui dans les cités épiscopales de Mâcon et de Chalon-sur-Saône. Tous les prélats bourguignons recherchent les occasions de proclamer hautement leurs attaches avec la dynastie et de reconnaître que leurs terres sont la propriété du Roi. « Souvenez-vous », dit l’abbé de Cluny à Louis VII, en 1166, « que votre royaume ne se compose pas seulement de la France, bien qu’il en porte spécialement le nom. La Bourgogne aussi est à vous. Vous ne devez pas moins veiller sur celle-ci que sur celle-là. »

Si le clergé de Bourgogne ne cesse de réclamer avec insistance la présence du souverain, c’est qu’il veut échapper aux persécutions des nobles. Le duc de Bourgogne est l’ennemi permanent de l’évêque de Langres ; les comtes de Chalon et de Mâcon jettent perpétuellement la terreur dans ces diocèses et tyrannisent l’abbaye de Cluny. Le Roi cite à son tribunal tous ces perturbateurs de la paix publique ; ils sont jugés et condamnés. Mais ces arrêts n’ont de valeur que si l’exécution en est assurée par la force. Louis VII parut plusieurs fois en Bourgogne avec une armée. En 1166, pour venger le massacre des habitants de Cluny, il alla combattre le comte de Chalon et réussit à le dépouiller de son fief. Ces exécutions ne furent point sans doute assez répétées pour maintenir longtemps la paix ; elles eurent du moins pour résultat d’habituer la féodalité de cette région à tenir compte de l’autorité du roi de Paris. Louis VII s’efforçait ainsi de rattacher à la royauté française cette bande de pays neutres que l’empire germanique, de son côté, voulait garder sous sa dépendance.

Les ducs de Bourgogne devaient chercher à échapper aux deux suzerainetés qui se partageaient inégalement leur fief. Mais Louis VII trouva le moyen d’affaiblir cette maison en favorisant les divisions qui éclatèrent parmi ses membres. Il soutint la duchesse douairière Marie contre son fils Hugues III et revendiqua pour la cour royale la connaissance de leur procès. Contre la féodalité impérialiste du Maçonnais et du Chalonnais, il s’assura l’alliance et la fidélité de celle du Forez, du Beaujolais et du Lyonnais. Le comte de Forez, Guigues III, lui fit solennellement hommage de tous ses fiefs, même de ceux qui, disait-il, « n’avaient jamais relevé de personne ». Humbert, sire de Beaujeu, suivit l’exemple de son voisin.

ACTION DU ROI DE FRANCE DANS LES PAYS D’EMPIRE.

L’influence du roi de France commençait même à s’étendre sur les parties de l’ancien royaume de Bourgogne qui dépendaient de l’Empire, sur la Bresse et le Bugey, le Dauphiné et même le Vivarais. Une visite de Louis VII à la Grande Chartreuse, peu de temps avant 1163, fut le point de départ de ses relations avec les seigneurs laïques et ecclésiastiques de cette région. On voit l’évêque de Belley, Antelme, écrire au Roi pour lui rappeler leur entrevue et lui recommander son neveu, étudiant à Paris. Renaud de Bâgé, seigneur de Bresse, offre de se faire son vassal, s’il veut lui prêter main-forte contre ses ennemis : « Venez, lui dit-il, dans ce pays où votre présence est nécessaire soit aux églises, soit à moi. Ne craignez point la dépense : je vous rendrai tout ce que vous aurez déboursé ; je recevrai de vous tous mes châteaux qui ne reconnaissent aucun suzerain ; en un mot, tout ce que j’ai sera à votre disposition. »

LOUIS VII EN DAUPHINÉ.

Le mariage d’Albéric Taillefer, fils du comte de Toulouse et de Constance, sœur de Louis VII, avec la fille du dauphin de Viennois, mit la royauté française en rapport avec un pays d’empire qui jusqu’alors était resté à peu près étranger à la dynastie capétienne. Louis VII, eh donnant son approbation au mariage de son neveu, ne manqua pas d’écrire à la comtesse, mère du dauphin, et aux principaux chefs de la région dauphinoise. Le comte de Toulouse lui faisait remarquer avec raison qu’il y avait là une porte ouverte à l’introduction de la domination française et du pouvoir royal dans ce pays éloigné. Les religieux de la Grande Chartreuse manifestèrent à Louis VII toute la joie que leur causait cet événement, où, disaient-ils, « ils ne pouvaient s’empêcher de reconnaître la main de Dieu ».

LYON.

Enfin le roi de France ne négligeait aucune occasion d’attirer à lui la grande cité de Lyon. Il favorisa l’élection de l’abbé de Pontigny, Guichard, agréé comme archevêque de Lyon par le pape Alexandre III. Thomas Becket écrivit à Louis VII, en 1165, pour lui exprimer l’espoir que « ce prélat continuerait à lui être fidèle et s’efforcerait de soumettre, comme de juste, à sa domination, non seulement sa ville archiépiscopale, mais tout le pays avoisinant ». Pour accomplir la réunion de Lyon au royaume de France, il fallait encore les efforts de plusieurs générations de souverains ; mais les voies étaient préparées.

LE CLERGÉ D’AUVERGNE.

Au centre du royaume, dans la région de hauts plateaux et de montagnes qui sépare la Loire de la Garonne, les féodaux tiennent pour le roi d’Angleterre, mais le Clergé, les moines surtout, recherchent la protection du roi de France. Les chanoines de Clermont, le chapitre et les bourgeois de Brioude l’appellent à leur secours pour être délivrés des persécutions du comte d’Auvergne ou de ses alliés. L’abbé de Manlieu lui rappelle que son abbaye a été fondée par ses prédécesseurs, les Carolingiens, et le révère « comme son seul maître après Dieu ». L’abbé de La Chaise-Dieu lui écrit : « Nous vous remercions de l’ineffable affection de cœur que vous n’avez cessé de témoigner, en paroles et en actes, à notre personne et à notre église. Sachez que dans tous les sacrifices, psaumes, cantiques, hymnes spirituels, offerts par nous à Dieu tous les jours, votre souvenir tient une large place. Nous agissons ainsi pour deux raisons, d’abord parce que vous êtes notre seigneur, ensuite parce que vous êtes notre confrère. » Le roi de France, en effet, par tradition, était moine ou chanoine d’honneur dans plusieurs églises. Il faisait ainsi partie du Clergé. Aussi répond-il à l’appel des persécutés. Par deux fois (1163 et 1169) il a relancé le comte d’Auvergne jusque dans ses montagnes, et l’a tenu quelque temps en prison. Défenseur de Notre-Dame du Pui et de ses pèlerins, il s’enfonce dans le Vêlai à la poursuite des vicomtes de Polignac, brigands incorrigibles qu’il parvint aussi à incarcérer (1173). On dirait qu’il n’a eu d’énergie que pour faire œuvre pieuse et protéger « sainte Eglise ». En même temps, à ces évêques et à ces abbés d’Auvergne, il octroie privilèges et prérogatives. Brioude, Le Pui, Aurillac, Mauzac, Cusset, obtiennent de lui le renouvellement des diplômes impériaux et royaux qui leur avaient conféré l’immunité.

L’ABBAYE DE VÉZELAY ET LE ROI DE FRANCE.

Les comtes de Nevers étaient en hostilité permanente avec toutes les églises dont les possessions avoisinaient leur fief. A Auxerre comme à Vézelay, ils soutenaient les bourgeois contre les clercs et ne perdaient pas une occasion de piller la terre d’église. Sur la plainte de l’abbé de Vézelay, Louis VII mande à l’assemblée de Moret (1166) le comte de Nevers, Guillaume IV, et lui reproche ses agissements : « Les droits que je possède sur l’abbaye de Vézelay, répond le comte, ce sont mes ancêtres qui les ont reçus en fief de vos prédécesseurs. — S’il est vrai, répond le Roi, que mes ancêtres ont donné ce fief aux tiens, ils l’ont fait sans aucun doute pour que l’abbaye trouvât en eux des défenseurs et non des oppresseurs. » L’abbé, à son tour, s’adresse au Roi : « Ce que le comte dit de la cession faite à ses ancêtres par vos prédécesseurs ne peut se soutenir. Voici en effet les privilèges qui établissent la liberté du monastère et le déclarent exempt de toute coutume et de toute soumission à une autorité quelconque. Cependant je remets entre vos mains ces privilèges, tant apostoliques que royaux, ainsi que l’abbaye de Vézelay elle-même, disposez du tout suivant les convenances de votre justice. » Mais le comte de Nevers ayant refusé, à plusieurs reprises, d’accepter les arrêts de la cour du Roi, il fallut que Louis VII, pour le faire céder, le menaçât d’une expédition en Nivernais.

LES SEIGNEURS DE BOURBON.

Une seule maison seigneuriale, parmi les groupes féodaux du bassin de la Loire, accueillit avec faveur les entreprises du pouvoir central : celle des seigneurs de Bourbon, que des liens de parenté unissaient depuis longtemps aux Capétiens. L’action de Louis VII sur cette partie du territoire eût été plus efficace et plus prompte si elle n’avait été entravée par Henri II. Celui-ci, réclamant sur l’Auvergne et le Berri occidental la suzeraineté exercée par les anciens ducs d’Aquitaine, encouragea naturellement contre la France les résistances de la féodalité locale.

RELATIONS AVEC LE CLERGÉ LANGUEDOCIEN.

En Languedoc, le Roi, par ses relations avec les abbés et les évêques, s’insinue au cœur du pays. Il n’est pas de si petite église, perdue au fond des Cévennes méridionales ou des Pyrénées, qui ne cherche à communiquer avec lui. Le prieur de Saint-Pons de Tomières lui demande de le recommander auprès du Pape. Un abbé de l’Escale Dieu en Bigorre le supplie de lui faire rendre l’argent qu’un bourgeois de Toulouse lui a enlevé. L’évêque de Maguelonne le remercie d’avoir bien reçu ses messagers et proteste de son dévouement « à la personne royale et au royaume ». L’archevêque de Narbonne déplore « comme le plus grand des malheurs » de ne pas le connaître personnellement. L’abbé de Saint-Gilles lui écrit : « Toutes les fois que la bonté de Votre Majesté Royale daigne nous visiter par ses envoyés ou par ses lettres, remplis d’une immense joie, nous considérons cela comme le plus précieux de tous les présents. Votre Grâce magnifique nous a rendus tranquilles et heureux. Nous avons confiance en vos bienfaits, en votre protection, plus qu’en celle d’aucun autre mortel. C’est pourquoi nous nous répandons pour vous en prières quotidiennes, pour que la divine clémence vous tienne en paix et vous donne un long règne nécessaire au bonheur de tous. Toujours soucieux d’avoir de vos nouvelles, nous envoyons le présent messager, notre bourgeois, vers la douceur de Votre Majesté, en lui faisant remarquer qu’elle tarde un peu à venir nous voir. » Puis il lui annonce l’expédition d’un cadeau : « Une livre de girofle, une livre de muscade, trois livres de cardamome, une livre de gingembre, trois livres de cannelle, etc. » « Si vous en désirez davantage, ou si quelque autre de nos produits peut vous plaire, ne craignez pas de le faire savoir à vos fidèles sujets. » Mêmes protestations d’amitié et mêmes offres de service dans la lettre de l’évêque d’Elne, Artaud, placé aux derniers confins du royaume. « Votre église est bien loin », lui répond aimablement Louis VII, « mais vous êtes tout près de nous dans notre affection, et nous ne demandons qu’à vous le prouver. »

HOMMAGE DE L’EVEQUE DE MENDE.

En 1161 arrive à Paris, du fond des Cévennes, un évêque venu exprès pour prêter au Roi le serment de fidélité, l’évêque de Mende, Aldebert de Tournel. On lui fait une réception solennelle. Louis VII lui accorde une charte scellée d’une bulle d’or, rareté insigne, et dont le préambule célèbre en termes pompeux l’alliance inattendue de la royauté de France avec une église aussi lointaine : « Il était hors de la mémoire de tous les mortels de notre temps qu’un évêque de Gévaudan se fût rendu à la cour d’un de nos prédécesseurs pour faire acte de sujétion ou de fidélité. Sur cette terre montagneuse et de difficile accès, les évêques avaient toujours exercé non seulement la puissance ecclésiastique, mais le droit de juger l’iniquité et de punir les méchants par le glaive. Aldebert est venu trouver à Paris notre sérénité et, en présence de notre baronnage, a reconnu que son évêché appartenait au royaume de France. Ne voulant pas que ce fait porte aucune atteinte au pouvoir qu’ont possédé jusqu’à lui les évêques du Gévaudan, nous lui avons concédé l’évêché avec tous les droits régaliens qui sont la propriété de notre couronne. »

LES DIPLOMES ROYAUX.

Un diplôme royal, telle est en effet la récompense ordinaire de tous ces dévouements qui s’offrent. Le roi de France serait bien embarrassé de donner autre chose ! Mais il continue, à l’égard des clercs et des moines du Midi, la tradition carolingienne, et procure ainsi, à lui comme aux autres, l’illusion d’un pouvoir général. A la vérité, ces évêques et ces abbés profitent du privilège royal pour s’arroger l’indépendance temporelle. Qu’importe au Capétien ? Il s’agit d’une province éloignée, qui échappe à son autorité directe. La victime de ces arrangements sera la féodalité locale, et aussi le comte de Toulouse, suzerain général du Languedoc, peu à peu supplanté par le Roi. Et la manne royale, de Paris, tombe sur les églises de Maguelonne, de Narbonne, de Nîmes, d’Uzès, de Mende, de Lodève, d’Agde, de Toulouse, de Villemagne, de Saint-Guilhem-du-Désert, de Saint-Gilles, etc.

LOUIS VII ET LES HABITANTS DE TOULOUSE.

L’opinion de l’Église entraîne celle du peuple, qui voit aussi dans Louis VII l’homme chargé par Dieu de protéger les faibles, les opprimés, et toutes les victimes des brutalités féodales. La bourgeoisie des grandes villes languedociennes, presque indépendante, prend l’habitude de se tourner vers le roi du Nord. Les habitants de Toulouse sont en correspondance avec le prince qui était venu défendre leur ville menacée par l’Anglais. Ils le traitent en empereur Romain ou carolingien, l’appellent « leur magnifique seigneur », accusent réception de ses lettres « très sacrées », et lui écrivent en 1163 : « Très cher seigneur, ne vous formalisez pas de ce que nous vous écrivons si souvent. Après Dieu, nous recourons à vous comme à notre bon maître, à notre défenseur, à notre libérateur. Votre puissance, après la puissance divine, est tout notre espoir. » En 1164, se plaignant à lui de l’archevêque de Bordeaux qui avait reçu d’Henri II l’ordre de ravager leur territoire, ils lui disent : « Ne laissez pas plus longtemps détruire Toulouse, qui est votre ville, nos concitoyens, qui sont à vous, cette terre, qui est la vôtre. » Apprennent-ils que le roi de France vient d’avoir un fils ? Ils lui envoient une lettre enthousiaste, et une députation de notables. On dirait que la ville de Toulouse relève immédiatement de la couronne et que le comte de Toulouse n’existe pas.

RAIMOND V ET CONSTANCE DE FRANCE.

Il est vrai que ce comte, Raimond V, en épousant une princesse capétienne, la propre sœur de Louis VII, avait établi de lui-même un lien entre sa seigneurie et la Royauté. Mais les Toulousains ont visiblement plus d’affection pour la comtesse "que pour le comte : elle est leur « dame » et ils l’aiment comme un gage visible de leur union avec le Roi. En 1165, le ménage de Raimond et de Constance tourne mal ; le comte abandonne sa femme pour des maîtresses. Celle-ci se plaint au Pape et à son frère Louis, et, dans des lettres désespérées, affirme que son mari n’a plus d’elle aucun souci, « qu’il ne lui donne même plus littéralement de quoi manger » ni les moyens d’entretenir ses serviteurs. Bientôt même elle abandonne cette ville lointaine, et ces gens du Midi dont les mœurs faciles l’avaient rendue si malheureuse, et se réfugie auprès du Roi.

LOUIS VII ET LA FÉODALITÉ DU LANGUEDOC.

Certains vassaux du comte de Toulouse, surtout ceux de la région de Narbonne, de Montpellier et de Nîmes, sollicitent à leur tour les faveurs ou les secours du Capétien. Un seigneur d’Uzès lui écrit pour lui dénoncer les péages illicites établis par le comte de Melgueil et déclare « qu’il appartient à la dignité royale d’empêcher que le peuple subisse des charges illégales et de réprimer partout l’injustice », comme si Louis VII allait traverser la France entière pour aller régler une question d’impôt ! Même parmi les féodaux il existe un parti royaliste, dont le chef est une femme, la vicomtesse de Narbonne, Ermengarde, grande amie du pape Alexandre III. Elle regarde le roi de France, allié de l’Eglise romaine, comme son seigneur naturel, et ne cesse d’échanger avec lui des lettres où l’amabilité va presque jusqu’à la tendresse : « Tout ce que je demande, écrit-elle, avec insistance, c’est que vous vouliez bien et souvent vous souvenir de moi, car après Dieu, tout mon espoir, très cher seigneur, est en vous. Pour moi, si j’avais sans cesse des messagers sous la main, je voudrais, pour me rappeler à vous, vous en envoyer tous les jours. Je n’ai pas encore exécuté votre ordre au sujet du cheval : mais ce retard tient aux recherches que j’ai faites, je n’ai pas pu encore en trouver un bon. Que Votre Majesté ne s’impatiente pas pour cela contre moi : aussitôt que j’aurai réussi à en découvrir un, dans ma terre, qui soit digne d’un tel maître, je vous l’enverrai. Bonne santé à mon seigneur et puisse-t-il se souvenir toujours de moi. » Et Louis VII, pour récompenser cette vassale si dévouée, lui accorde le pouvoir judiciaire, l’autorisation de juger non d’après le droit romain, en usage dans l’Empire, mais d’après la coutume de France, qui permet aux femmes nobles de tenir un fief et de rendre la justice. On voit par là quelle idée il se faisait lui-même de l’étendue du pouvoir royal, puisqu’il se croyait autorisé à changer, d’un trait de plume, le droit en usage dans un fief important, situé à l’autre bout de son royaume.

L’IMMÉDIATISATION.

Les petits châtelains eux-mêmes cherchent déjà à s’immédiatiser et à s’intituler « hommes liges du roi de France ». Un noble de la vicomté de Narbonne, Bernard de Puiserguier, prétendit tenir son château du Roi seul, sans aucun intermédiaire. Selon lui, la vicomtesse de Narbonne n’avait pas le droit de le citer devant sa cour, et il alla jusqu’à Paris se faire juger devant la cour du Roi. En se mettant elle-même directement dans le vasselage du Capétien, Ermengarde de Narbonne n’avait pas prévu que ses propres vassaux pourraient faire comme elle, et se soustraire à son autorité. Le fait est d’une importance extrême. Il devait, en se généralisant, amener une révolution complète dans le régime féodal, et le triomphe de la Royauté.

PROGRÈS DE L’IDÉE MONARCHIQUE.

Ainsi commence à se produire, en pleine Féodalité, un sentiment nouveau : celui du dévouement à la Monarchie. Avant de devenir le « patriotisme », tel que l’entend la conscience moderne, il allait faire, sous l’ancien régime, l’unité de la France. L’expression en est claire et vive dans ce passage d’une lettre d’Ermengarde à Louis VII où elle engage son Roi à venir défendre le Languedoc, toujours menacé par le Plantagenêt (1173). « Nous sommes profondément attristés, mes compatriotes et moi, de voir la région où nous sommes exposée par votre absence, pour ne pas dire par votre faute, à passer sous la domination d’un étranger qui n’a pas sur nous le moindre droit. Ne vous fâchez pas, cher seigneur, de la hardiesse de mes paroles. C’est parce que je suis une vassale spécialement dévouée à votre couronne, que je souffre de la plus légère atteinte portée à vôtre dignité. Il ne s’agit pas seulement de la perte de Toulouse, mais de notre pays tout entier, de la Garonne au Rhône, que nos ennemis se vantent d’assujettir. Je sens déjà qu’ils se hâtent, voulant, après avoir asservi les membres, s’attaquer plus facilement à la tête. Je supplie votre vaillance d’intervenir et d’apparaître avec une forte armée parmi nous. Il faut que l’audace de vos adversaires soit punie et les espérances de vos amis réalisées. » Dans ces appels à la royauté de France venus de tous les points du territoire, il faut sans doute faire la part des calculs d’intérêt personnel, des passions et des intrigues locales. Mais ces manifestations de sympathie, adressées à un souverain éloigné, assez maltraité de la fortune, et qui eût été fort embarrassé de satisfaire les aspirations dont il était l’objet, prouvent aussi que l’amour de la dynastie légitime et la foi monarchique étaient déjà des réalités. Ceci, du moins, préparait l’avenir ; car pour le présent, la royauté de France avait encore tout à craindre de celui qui avait fondé, sur les deux rives de la Manche, le puissant empire des Plantagenêts.

VI. LA GUERRE DE 1173 ET LES DERNIÈRES ANNÉES DE LOUIS VII

HENRI II, SUZERAIN DU COMTE DE TOULOUSE.

De toutes ces manifestations Henri II ne s’inquiétait guère. Il avait conscience de sa force, et comptait sur son argent, ses soldats et sa diplomatie plus que sur l’affection de ses sujets. Pendant que Louis échangeait des tendresses et des cadeaux avec ses fidèles du Languedoc, l’Angevin faisait du comte de Toulouse son allié et même son feudataire. En janvier 1173, à la cour solennelle que le roi d’Angleterre tint à Montferrand, en Auvergne, Raimond V s’agenouilla, les mains jointes, devant le jeune Richard, le second fils d’Aliénor, et lui fit hommage lige de son fief. Le Languedoc s’annexait à l’Aquitaine ; Toulouse acceptait la suzeraineté de Bordeaux. Il est vrai qu’une clause du traité réservait « la fidélité due au roi de France » ; mais on sait ce que valaient, dans la pratique, les restrictions de cette espèce.

LA DIPLOMATIE D’HENRI II.

Dans cette même assemblée, le souverain de la Maurienne et de la Savoie, Humbert III, s’unissait à Henri II par des liens de famille. Son unique héritière devait épouser Jean, Je plus jeune des princes anglais, et lui apporter la Maurienne en dot. Dans le cas où Humbert aurait un fils, Jean conserverait néanmoins une partie considérable des domaines et des châteaux de son beau-père, entre autres Chambéry, Aix et Turin. Ce nouveau succès du roi d’Angleterre menaçait non plus seulement la France, mais l’Empire. La monarchie angevine atteignait les Alpes et semblait vouloir en saisir les défilés.

On se demande si Henri II ne s’apprêtait pas à les franchir. Dès 1169, il subventionnait en secret les communes de la ligue lombarde. Quelques années après, il fiança sa fille Jeanne avec le roi de Sicile, Guillaume le Bon. L’Italie attirait évidemment ce roi du Nord, que les Lombards et les Romains appelèrent à plusieurs reprises. On eût dit qu’il méditait d’y supplanter Barberousse. Il s’arrêta cependant, avant de prendre les mesures décisives. L’Espagne elle-même acceptait l’hégémonie d’Henri II. En 1170, il avait marié sa fille Aliénor au roi de Castille, Alphonse III. On le verra, en 1177, intervenir, en médiateur qui s’impose, pour juger les démêlés des Castillans et des Navarrais, Des clercs anglais occupaient les hautes charges ecclésiastiques du Portugal ; les marchands anglais s’abattaient déjà sur ce pays neuf, à peine débarrassé des Sarrasins. Et cette puissance énorme débordait partout, juste au moment où l’empereur Frédéric, contraint de quitter Rome et l’Italie avec son armée décimée par la peste, reculait devant le Pape et les communes. Qui semblait le plus près de réaliser le rêve de la domination universelle, de Barberousse ou d’Henri II ?

RAPPROCHEMENT DE LOUIS ET DE BARBEROUSSE.

Louis VII songea, naturellement, à se rapprocher de l’Allemagne. Il eut une entrevue avec l’Empereur à Vaucouleurs (1171), sous prétexte de réprimer les excès des routiers ou Brabançons qui désolaient la Bourgogne, en réalité pour s’entendre contre l’ennemi commun. Mais la conférence n’aboutit pas : la question pontificale empêchait toute entente sérieuse. Le roi de France trouva d’autres alliés contre le Plantagenêt. A la fin de l’année 1173, où Henri II avait paru en triomphateur à Montferrand, une coalition rapidement nouée le mettait en péril. Il avait suffi de la révolte du fils aîné d’Henri II, Henri le Jeune, pour ameuter les rancunes et les haines contre le créateur de l’empire angevin.

HENRI II ET SES FILS.

C’est que la tâche entreprise par Henri II demeurait impossible. Il luttait, avons-nous dit, contre l’irrésistible courant qui séparait le peuple anglo-saxon du peuple français. En France même, il avait à combattre la tendance des grandes provinces de l’Ouest à se donner un gouvernement indépendant. Dépourvu des moyens d’action morale et religieuse que possédait le Capétien, il ne pouvait maintenir la paix de son empire qu’en donnant satisfaction, dans une certaine mesure, à ce besoin d’autonomie, si vif surtout en Bretagne, en Aquitaine et en Anjou. Il se crut en état d’y réussir, sans défaire l’unité politique de sa création. En 1166, il avait, comme on l’a vu, fiancé son troisième fils, Geoffroi, à l’héritière de la Bretagne. En 1169, à l’assemblée de Montmirail, son fils aîné Henri avait fait hommage au roi de France pour le duché de Normandie et le comté d’Anjou, son second fils, Richard, pour le duché d’Aquitaine. Henri II semblait ainsi dessiner d’avance le partage de sa monarchie et vouloir établir des gouvernements séparés pour les diverses provinces. Du moins, les Bretons, les Angevins et les Aquitains se le persuadèrent. Mais lui entendait garder son autorité sur l’ensemble. De là un inévitable conflit.

En 1169, Henri le Jeune n’avait que quatorze ans, Richard, douze ans, et Geoffroi, onze : on ne s’étonna donc pas de voir le roi d’Angleterre continuer à administrer seul et sans intermédiaire ses États continentaux. Mais les peuples de ces provinces se lassèrent de le voir retenir tout le pouvoir dans sa main de fer. En 1173, deux de ses fils étaient presque arrivés à l’âge d’homme et le partage réel n’avait pas eu lieu. Ils n’étaient comtes et ducs que pour la forme, n’ayant à leur disposition ni les revenus de la région ni les châteaux, pas l’ombre d’un pouvoir politique ou même simplement administratif. Henri ne leur permettait même pas souvent de séjourner dans leurs fiefs. Les nobles, à qui il interdisait le brigandage en usant sans cesse de son droit de suzerain pour mettre garnison dans leurs châteaux, espéraient que l’administration des fils leur serait plus tolérante que celle du père. De leur côté, les jeunes princes avaient des instincts d’indépendance et d’ambition qu’ils tenaient de bonne source. Ils cherchèrent tous les moyens d’échapper à l’étroite tutelle où les tenait leur père, despote dans sa famille comme dans son État.

HENRI LE JEUNE.

L’aîné, Henri le Jeune, déjà marié, couronné roi depuis 1170, se plaignait de rester dans la même situation que ses frères. Rien ne lui appartenait en propre, ni terre ni juridiction spéciale. Il n’était que le salarié (stipendiarius) de son père. On ne lui laissait même pas la liberté de ses amitiés et de ses mouvements. Henri II avait remplacé les familiers de son fils par des gens à lui, chargés moins de servir leur jeune maître que de l’espionner. Et tous les membres de la famille royale étaient soumis au même régime. La reine Aliénor elle-même, lasse de ce mari autoritaire et des nombreuses infractions commises par lui à la foi conjugale, encouragea la résistance de ses fils. Elle conspira avec eux. La rupture éclata en 1173 ; la politique familiale d’Henri II aboutissait à la guerre civile. L’imagination du peuple traduisit la réalité par des légendes et des anecdotes que les pamphlétaires hostiles à la maison d’Anjou s’empressèrent de recueillir, s’ils ne les ont en partie inventées.

LA COALITION DE 1173.

Beau-père d’Henri le Jeune, Louis VII avait de l’action sur lui par sa fille Marguerite. Une entente secrète existait-elle, dès le début de l’année 1173, entre le roi de France, la reine Aliénor et les princes anglais ? Il semble bien, d’après certains indices. Peu après l’assemblée de Montferrand, Henri II, sollicité par le comte de Maurienne, ayant donné en dot à son fils Jean les châteaux de Chinon, de Loudun et de Mirebeau, Henri le Jeune s’opposa, comme comte d’Anjou, à la constitution de cet apanage. Une pareille hardiesse éveilla les soupçons d’Henri II. Il comprit mieux encore qu’il se tramait quelque chose, lorsque son fils revendiqua le gouvernement de l’Angleterre, de la Normandie et de l’Anjou. Il refusa ; des mots violents furent échangés. Henri II emmena son fils à Limoges, puis, ses affaires réglées, reprit avec lui le chemin de la Normandie. Tous deux allèrent coucher à Chinon. Le lendemain on apprit que le prince était parti dans la direction d’Alençon. Henri II courut à sa poursuite, mais trop tard. Le 8 mai, Henri le Jeune atteignait la terre du roi de France, où ses deux frères, Richard et Geoffroi, envoyés par Aliénor qui en avait la garde, ne tardèrent pas à le rejoindre.

Les événements se précipitent avec une rapidité telle qu’il est malaisé de ne pas croire à l’existence préalable d’un plan de coalition. Henri II essaye de négocier. Il envoie à Louis VII l’archevêque de Rouen, Rotrou, et l’évêque Arnoul de Lisieux, que le roi de France reçoit fort mal : « Pourquoi le roi d’Angleterre garde-t-il, contre la foi jurée, la dot de Marguerite, Gisors et le Vexin ? Pourquoi cherche-t-il à soulever contre leur souverain naturel les populations françaises depuis les monts d’Auvergne jusqu’au Rhône ? Pourquoi enfin a-t-il reçu l’hommage lige du comte de Toulouse ? Dites à votre maître, ajoute Louis VII, que je jure de ne pas faire la paix avec lui sans le consentement exprès de sa femme et de ses fils. »

ALLIANCE DE LOUIS VII ET D’HENRI LE JEUNE.

Henri le Jeune est traité par Louis VII comme s’il était roi d’Angleterre. On lui fait faire un sceau royal. Une assemblée où affluent tous les ennemis d’Henri II est tenue à Paris. Louis VII y jure sur l’Évangile qu’il soutiendra les princes anglais contre leur père et qu’il aidera l’aîné à conquérir la couronne. Les barons de France s’engagent par un serment analogue. Philippe d’Alsace, comte de Flandre, son frère Mathieu, comte de Boulogne, Henri, comte de Champagne, Thibaut, comte de Blois, Robert, comte de Dreux, frère de Louis VII, font hommage lige à Henri le Jeune dont ils reçoivent des fiefs en terre ou en argent.

INSURRECTION GÉNÉRALE CONTRE HENRI II.

L’insurrection s’étend à toutes les régions de l’empire angevin. La Bretagne se soulève avec Raoul de Fougères ; la plupart des vassaux de l’Anjou, de la Touraine, du Poitou et de la Normandie et en Angleterre même, le roi d’Ecosse, Guillaume, son frère David, Robert de Leicester, Hugues de Chester, le comte Hugues Bigot, prennent les armes au nom du jeune Roi. Celui-ci scelle de son sceau une foule de donations, prélude de la curée sur laquelle comptent les coalisés. Il fait opposition à chacun des actes de son père. Au moment où, sur l’ordre d’Henri II, les électeurs de Cantorbéry procédaient à la nomination d’un nouvel archevêque, intervient une lettre d’Henri le Jeune, qui déclare en appeler à Rome. Les opérations électorales, par le fait, restent suspendues. Le jeune prince écrit au pape Alexandre une longue lettre où il s’intitule Henri III ; il y énumère ses griefs contre son père et se plaint qu’on n’ait pas puni les meurtriers du martyr de Cantorbéry. Faisant le procès de la politique ecclésiastique d’Henri II, il expose le programme de la sienne, qui en est exactement l’antithèse : abolition des constitutions de Clarendon, liberté complète des élections, permission aux évêques d’interdire et d’excommunier, défense de traduire les clercs devant les tribunaux laïques, indépendance absolue de l’Église, légalité des appels en cour de Rome : le fils permet tout ce que le père a défendu. Il s’agissait de gagner le Pape et le Clergé à la révolution qui se préparait.

LA GUERRE DE 1173-1174.

Henri II fut obligé de faire face aux ennemis sur toutes les frontières et dans toutes les provinces. Les hostilités durèrent deux ans. En 1173, la Normandie est envahie par les Flamands au Nord, par les Français à l’Ouest ; Louis VII assiège Verneuil ; Raoul de Fougères se jette dans Dol avec les révoltés bretons et le comte de Leicester soulève les comtés anglais. En 1174, les Ecossais envahissent le nord de l’île ; la féodalité du Poitou et de la Saintonge se soulève ; Henri le Jeune et Philippe d’Alsace préparent, à Gravelines, une descente en Angleterre ; Louis VII et tous les contingents féodaux du royaume mettent le siège devant Rouen. Il semblait qu’Henri II, isolé, abandonné des siens, trahi par une grande partie de sa noblesse, n’avait plus qu’à abdiquer. Il fut sauvé par les institutions déjà solides qu’il avait données à l’Angleterre, par l’accord insuffisant de ses ennemis et surtout par la lenteur et la mollesse incroyables de Louis VIL

II n’est pas une opération des coalisés qui n’ait abouti à une défaite. En 1173, Louis VII est chassé piteusement de Verneuil, qu’il n’a pu prendre après un mois de siège ; il fuit à l’approche soudaine d’Henri IL Les Brabançons aux gages du roi anglais assiègent Dol, et tous les seigneurs bretons révoltés tombent entre leurs mains. Le comte de Leicester est battu et pris, à Forneham, par le justicier Richard de Luci, pendant qu’Henri II et ses routiers s’emparent de Vendôme. En 1174, le roi d’Ecosse perd la bataille d’Alnwich ; Henri II, vainqueur en Saintonge, passe en Angleterre, prend Huntingdon et soumet Hugues Bigot. Philippe d’Alsace et Henri le Jeune renoncent alors à leur projet de traverser la Manche ; ils se joignent à Louis VII qui n’a pas même su investir complètement la capitale de la Normandie. A l’arrivée d’Henri II devant Rouen, le roi de France perd la tête, brûle lui-même ses machines de guerre, laisse les Anglais l’attaquer jusque dans son camp et s’enfuit la nuit. Déroute honteuse, où son incapacité éclata à tous les yeux. Les ennemis d’Henri II, ceux du dehors et ceux du dedans, étaient tous contraints de s’avouer vaincus.

PAIX DE MONTLOUIS.

Henri le Jeune, nature faible, fut le premier des princes anglais qui fit sa soumission. Richard essaya de prolonger la guerre en Aquitaine et s’indigna quand il apprit que son frère aîné et le roi de France avaient sollicité une trêve et promis à Henri II de ne lui prêter aucun appui. Le roi d’Angleterre arrive en Poitou. N’osant le braver, Richard s’enfuit d’abord, puis revient se prosterner devant lui en pleurant. Le 30 septembre 1174, la paix fut signée à Montlouis, entre Tours et Amboise.

Henri se montra modéré et même clément. En Angleterre il n’y eut pas de vengeances exercées, pas de supplices, pas de sang répandu, seulement quelques confiscations. Le Roi pardonna même au comte de Leicester et à la plupart des captifs anglais. Seul le roi d’Ecosse resta prisonnier, mais pour être relâché quelque temps après. A la France et à la Flandre, Henri II ne demanda rien que la restitution des châteaux pris en Normandie. La reine Aliénor fut la plus maltraitée. Dès le début de la guerre, elle avait été mise en prison ; elle y resta pendant plusieurs années encore. Son mari redoutait l’influence qu’elle pouvait reprendre sur ses fils, et voulait continuer en paix la vie désordonnée dont il avait pris l’habitude.

Le sort des fils rebelles fut réglé par une convention spéciale. Henri II consentait à oublier ce qui s’était passé et à ne pas tirer vengeance de ceux qui avaient encouragé ou suivi les princes. Il accorda même à Henri le Jeune deux châteaux en Normandie et une rente ; à Richard, deux châteaux du Poitou et la moitié des revenus de ce pays ; à Geoffroi, la moitié de la dot de la fille de Conan IV, qu’il devait épouser. Tous ces revenus sont constitués, non pas en terres, mais en argent. La clause la plus humiliante pour Henri le Jeune était relative à la dotation de son frère Jean, cause occasionnelle du conflit. Celui-ci fut le mieux partagé de tous : en Angleterre, mille livres de revenus, le château et le comté de Nottingham ; en Normandie, deux châteaux, et trois en Anjou. Mais l’enfant n’avait que huit ans ; Henri ne courait pas grand risque à se montrer généreux. Enfin les quatre frères s’engageaient à ne rien réclamer au-delà de ce qu’on leur donnait, approuvaient d’avance toutes les donations et aumônes que leur père avait faites ou ferait dans l’avenir, et lui prêtaient l’hommage lige.

L’arrangement de Montlouis ne donnait satisfaction ni aux peuples qui voulaient plus d’indépendance, ni aux princes qui retombaient sous le joug. La question du partage et de l’autonomie des provinces n’était pas résolue ; les appétits et la hardiesse des fils d’Henri II allaient croître avec l’âge. On connaissait maintenant le point vulnérable de la domination des Plantagenêts. Philippe Auguste saura le retrouver.

En 1174, Philippe n’était qu’un enfant de neuf ans, mais, s’il faut en croire Giraud de Barri, il aurait eu, tout jeune encore, le pressentiment qu’il serait plus heureux que son père. Quelque temps après le traité de Montlouis, il avait accompagné Louis VII et ses barons dans une conférence que les deux rois devaient avoir sur la frontière de la Normandie. Certains seigneurs de l’escorte française s’extasièrent, à haute voix, sur la hauteur et la beauté du château de Gisors, où Henri II avait fait des travaux formidables : « Vous voilà pleins d’admiration devant ce monceau de pierres, s’écria brusquement le petit prince ; par la foi que je dois à mon père, je voudrais que ces moellons fussent d’argent, d’or ou de diamant. » Et comme on s’étonnait, il reprit : « Il n’y a rien là de surprenant, plus sera précieuse la matière de ce château, plus j’aurai plaisir à le posséder quand il sera tombé entre mes mains. »

EXTENSION DE L’EMPIRE ANGEVIN.

Louis VII vivra encore six ans, mais découragé, et trop affaibli pour reprendre la lutte. L’empire angevin s’étendait toujours et se consolidait. En Angleterre, Henri II soumettait le pays de Galles, prenait l’Irlande et forçait le roi d’Ecosse à se tenir en repos. Sur le continent, Geoffroi en Bretagne, Henri le Jeune en Normandie, en Anjou et dans le Berri, Richard en Aquitaine, ne sont que ses lieutenants. Le moins docile est toujours Henri le Jeune, celui qui porte le titre (mais rien que le titre) de roi. Prodigue, insouciant, plus occupé de ses plaisirs que des affaires, s’entourant de Français ou de Normands, il est suspect à son père, qui le surveille étroitement.

SOUMISSION DE L’AQUITAINE.

Richard tient en bride les petits seigneurs du Poitou, du Limousin et de la Gascogne. Ils le détestent, parce qu’il est le suzerain, qu’il a la main rude comme son père, et que des bruits odieux courent sur ses cruautés et ses débauches. On l’accuse « d’enlever les femmes et les filles de ses hommes libres pour en faire ses concubines et de les livrer ensuite à ses soldats ». Heureusement pour lui, le soi-disant « patriotisme aquitain », au nom duquel le troubadour Bertrand de Born aurait, comme un autre Tyrtée, aiguisé la haine et le courage de la noblesse rebelle, n’existait pas. Il n’y eut que des rébellions partielles, étouffées les unes après les autres par le Cœur de Lion avec une incroyable rapidité (1176-1178). Le duc prend Limoges, Angoulême, Périgueux, envoie à son père le comte d’Angoulême, les vicomtes de Limoges, de Ventadour, de Chabannes, détruit les châteaux de Pons et de Taillebourg et court jusqu’au fond de la Gascogne pour y saisir le vicomte de Dax et le comte de Bigorre. De la Loire aux Pyrénées, Richard et ses soldats se montrent partout, ne laissant pas derrière eux un seul donjon d’importance qui ne soit assujetti ou rasé.

LOUIS VII SAUVÉ PAR LA PAPAUTÉ.

La grande monarchie se constituait aussi forte sur le Plateau Central et dans la vallée de la Garonne qu’elle l’était déjà aux bords de la Seine Inférieure et de la Basse Loire. La conquête de la France par les Plantagenêts suivait son cours. L’acquisition du comté de la Marche, que son propriétaire vendit à Henri II pour 15.000 livres (en 1177), fut encore une étape. N’était-ce pas le moment de frapper le coup décisif et d’en finir avec la Royauté, qui végétait à Paris ? Henri convoqua son armée. Pour entrer de nouveau en guerre avec Louis VII, les prétextes ne manquaient pas. Le Vexin, l’Auvergne, Bourges, que le roi d’Angleterre réclamait comme dot d’une fille de France, fiancée à son fils Richard, étaient autant de foyers où le feu couvait toujours. La dynastie de France trouva le salut, une fois de plus, dans son alliance avec le Pape.

TRAITÉ D’IVRI.

En septembre 1177, le légat Pierre de Pavie menaça de jeter l’interdit sur toutes les provinces de l’empire angevin si le roi d’Angleterre ne concluait pas la paix définitive avec le roi de France. Henri céda plutôt que de s’exposer à perdre le fruit de sa réconciliation avec le martyr de Cantorbéry. Le 21 septembre, à Nonancourt, entre Ivry et Verneuil, en présence du légat et des barons des deux royaumes, Louis et Henri jurèrent qu’ils seraient désormais amis et alliés fidèles, qu’ils prendraient la croix et iraient ensemble à Jérusalem ; qu’en l’absence de l’un des deux souverains pour cause de pèlerinage, l’autre prendrait sous sa sauvegarde les domaines du voisin ; qu’enfin les différends relatifs à l’Auvergne et au Berri seraient réglés à l’amiable par des arbitres.

DERNIÈRES ANNÉES DE LOUIS VII.

Louis VII, tout entier à la paix, ne songeait plus qu’à assurer à son fils unique la tranquille possession du royaume capétien. Jusqu’ici les rois de la troisième race avaient eu pour principe de faire participer, aussitôt que possible, leur héritier au pouvoir. Louis mentionne, dans ses diplômes, dès 1170, l’assentiment de Philippe, âgé de cinq ans : il lui fait prêter hommage et fidélité par les grands vassaux ; mais il ne paraît pas lui avoir conféré ce qu’on appelait la désignation, et il attendit, pour le faire sacrer, l’incapacité où il fut réduit, par la maladie, de conserver le gouvernement. Les contemporains s’étonnèrent de ne pas le voir prendre plus tôt cette précaution. Le pape Alexandre III lui conseilla, dès 1172, de faire oindre et couronner son héritier, alors âgé de sept ans, et d’astreindre le royaume entier à lui prêter serment. Il lui cita l’exemple de l’empereur de Constantinople qui avait fait couronner son fils dès l’âge de trois ans. Louis VII ne se montra pas pressé de suivre ce conseil. C’est seulement en 1179 qu’il se décida à faire couronner le jeune Philippe.

Une assemblée générale des archevêques, évêques, abbés et barons du royaume fut alors convoquée à Paris et se réunit dans le palais épiscopal que l’évêque de Paris, Maurice de Sulli, venait de faire construire près de la nouvelle cathédrale. Louis VII entra d’abord dans la chapelle de l’évêque, y fit une longue prière, puis ordonna de procéder à l’appel nominal des membres de l’assemblée. « Il leur annonce, dit le chroniqueur Rigord, qu’il veut, avec leur conseil et leur assentiment, faire couronner son très cher fils, Philippe, le jour de la prochaine fête de l’Assomption. Après avoir entendu la volonté royale, tous s’écrient d’une voix unanime : Soit ! Soit ! Et sur cette acclamation fut prononcée la clôture de l’assemblée. »

MALADIE DU PRINCE ROYAL.

Un incident malheureux empêcha de mettre à exécution l’édit royal qui convoquait les grands du royaume à Reims pour le 15 août. Quelques jours avant la fête, Louis VII était allé avec son fils au château de Compiègne, un des séjours favoris des Capétiens, tous grands chasseurs. Philippe se perdit dans la forêt, un jour de chasse, et ne reparut que deux jours après, mourant de faim et de fatigue. Il tomba gravement malade. Louis VII, désolé, alla au tombeau du martyr de Cantorbéry demander la guérison de son fils, et Philippe recouvra la santé. Les contemporains ne doutèrent pas que la prière faite sur le tombeau du saint n’eût produit ses effets accoutumés. D’après un bruit qui se répandit alors, Thomas Becket, apparaissant à un ecclésiastique renommé pour sa piété, lui déclara qu’il avait choisi Philippe pour être le vengeur du sang répandu, celui qui devait punir et dépouiller un jour ses meurtriers. Ce n’est pas sans raison que l’imagination populaire a voulu que Becket jouât un rôle important dans la jeunesse de Philippe Auguste. Il semble que les contemporains aient placé à dessein, sous le patronage et les auspices du martyr, le règne de celui qui allait être l’ennemi le plus acharné d’Henri II et des Plantagenêts.

A son retour vers Paris, Louis VII, passant à Saint-Denis, y prit un refroidissement qui amena chez lui la paralysie complète du côté droit. Mais il avait eu le temps de donner des ordres pour la célébration du sacre. Un édit convoqua tous les grands du royaume, à Reims, pour le jour de la Toussaint (1er novembre 1179).

SACRE DE PHILIPPE AUGUSTE.

Le sacre de Philippe Auguste fut célébré, suivant l’usage, dans l’église de Notre-Dame de Reims, par l’archevêque Guillaume de Champagne, un des oncles maternels du jeune Roi. Le prélat venait justement d’obtenir du pape Alexandre III une bulle qui lui confirmait le droit exclusif d’oindre le roi de France et de le couronner pour la première fois. Il était assisté de nombreux évêques, et, entre autres, des métropolitains de Tours, de Bourges et de Sens. Guillaume, abbé de Saint-Denis, apportait les insignes royaux, dont son monastère avait la garde. Parmi les principaux représentants de la féodalité laïque, qu’entourait une suite nombreuse de chevaliers, se trouvaient le comte de Flandre et de Vermandois, Philippe d’Alsace, le comte de Hainaut, Baudouin V, qui n’était cependant ni le vassal ni l’allié du roi de France, et héritier de l’empire angevin, Henri le Jeune. Celui-ci assistait au sacre en qualité de duc de Normandie et aussi comme représentant son père Henri II. Le roi d’Angleterre avait envoyé au nouveau roi de France de riches présents en or et en argent, ainsi que du gibier provenant de ses chasses. La bourgeoisie et le menu peuple eurent aussi leur place dans cette solennité. Il n’y manqua que la présence du Roi en titre retenu à Paris par la maladie.

VII. LE GOUVERNEMENT DE LOUIS VII

En réalité, le règne de Louis VII avait pris fin : dans la dernière année de sa vie (1er nov. 1179-18 sept. 1180) il ne compta plus comme roi.

Bien qu’avec lui la Royauté eût perdu en force matérielle et que le domaine se fût amoindri, nous avons constaté que la formation de l’empire des Plantagenêts ne l’empêcha pas d’opérer, dans toutes les parties de la France, de véritables conquêtes morales. D’autre part, pendant cette période se développèrent à l’intérieur du domaine les institutions judiciaires et administratives.

LA COUR DU ROI ET LES PALATINS.

L’autorité du Capétien s’est d’abord concentrée et fortifiée par la transformation de l’instrument de règne par excellence, la cour du Roi. L’élément ecclésiastique et bourgeois l’emporte, dans cette cour, sur l’élément militaire. Les personnages les plus influents et les plus occupés du palais sont des clercs de la chapelle, des religieux et des roturiers (Gilbert la Flèche, Adam Bruslard, Bouchard le Veautre, Cadurc et le templier Thierri Galeran). Le conseil royal se soustrait chaque jour davantage à l’influence des féodaux. Dès cette époque apparaît même le légiste de profession (le jurisperitus Mainier). En outre, la présence des palatins et des conseillers intimes aux séances de la cour devient constante et presque de règle pour les affaires de toute catégorie et de toute importance. Ils interviennent dans la plupart des procès, et parfois le souverain empêché leur confie le soin de tenir les assises à sa place. Ces mêmes personnages, en général ecclésiastiques instruits et rompus aux affaires, ne tardèrent pas à être presque exclusivement chargés de la partie essentielle des jugements, c’est-à-dire des enquêtes, de l’examen des preuves écrites et peut-être même de la rédaction de l’arrêt. Ainsi tendit à se constituer, dans la cour du Roi, un corps de juges proprement dits, siégeant à côté des hauts feudataires. La besogne de ceux-ci, considérablement allégée, ne consistait guère plus, selon toute vraisemblance, qu’à voter par acclamation la sentence formulée par les conseillers compétents.

SÉJOURS FRÉQUENTS DE LOUIS VII A PARIS.

Sous ce règne, Paris devient de plus en plus le séjour habituel du souverain et par suite le siège ordinaire du gouvernement. Il en résulte qu’en fait, et sans qu’aucune règle ait jamais été établie à cet égard, la plus grande partie des procès soumis à la cour du Roi sont débattus et terminés à Paris, dans le palais même de la Cité. On peut affirmer, d’après le relevé des localités où la cour du Roi a exercé ses fonctions judiciaires, que, sous Louis VII, pour deux ou trois procès qui sont jugés à Orléans ou à Étampes, quinze sont l’objet d’un arrêt rendu à Paris. C’est ainsi que peu à peu, par la force même des choses, on arrivera, au xiie siècle, à la détermination d’un lieu fixe pour les sessions du Parlement.

L’HÉRÉDITÉ DES OFFICES ROYAUX.

Un autre progrès de la force gouvernementale résulta des efforts faits par Louis VII pour maintenir entre le pouvoir et ses agents les liens nécessaires et diminuer les abus qui provenaient du caractère à demi féodal des offices royaux. Il a lutté notamment pour empêcher les prévôts du domaine de transmettre leur charge par hérédité. En 1177, il se fit rétrocéder la prévôté héréditaire de Flagi (Seine-et-Marne), moyennant une compensation donnée aux propriétaires de cet office. Le même roi déclare, en instituant la prévôté de Saint-Gengoux en Maçonnais, « que, pour cette prévôté, le droit héréditaire est complètement interdit ». Il avait dû obtenir en ce sens, à la fin de son règne, des résultats satisfaisants, car les termes employés dans ses chartes de privilèges urbains, au sujet de la mutation des prévôts, semblent exclure le plus souvent toute idée de transmission héréditaire de la fonction. On ne peut en dire autant des emplois d’ordre inférieur, par exemple des mairies, qui, dans une mesure plus ou moins facile à déterminer, paraissent avoir été alors transmissibles aux héritiers. Il est à présumer que, dans ce cas, le Roi n’accordait la charge que pour un nombre limité de générations.

Le développement du pouvoir royal se fait sentir même dans les rapports de Louis VII avec la petite et la grande féodalité.

SOUMISSION DES CHÂTELAINS DE LTLE-DE-FRANCE.

L’indépendance des châtelains de la Francia, ou de la région capétienne proprement dite, achève de disparaître. L’œuvre principale de Louis le Gros est continuée et complétée. Des exécutions militaires ou des arrêts de condamnation forcent des seigneurs comme Gaucher de Montjai (1137), Geoffroi de Donzi (1153), Etienne de Sancerre (1157), Nivelon de Pierrefonds et Dreu de Mouchi (1160) à respecter l’autorité du souverain. Le ton que prend le Roi en s’adressant à ces tyranneaux n’est déjà plus le même qu’au commencement du siècle. Louis VII enjoint aux nobles de Montlhéry de respecter la foire qu’il vient d’accorder au prieuré de Longpont : « Nous vous mandons, dit-il, par notre écrit royal, de veiller à empêcher vos fils et vos familles de commettre des violences ou des exactions sur ce marché. Nous rendrons responsable de tout délit ou forfait la famille de celui qui sera reconnu en être l’auteur. » Le grand nombre de petits seigneurs ou d’avoués qui, sous le règne de Louis le Jeune, se rendent aux citations de la cour du Roi fournit une autre preuve des progrès que l’autorité royale a accomplis sur le territoire de l’ancien patrimoine des Capétiens. Ces barons de l’Ile-de-France, auparavant si intraitables, les Montmorency, les Beaumont, les Clermont, les Dammartin, sont devenus les agents supérieurs de la Royauté.

Les grands vassaux eux-mêmes commencent à reconnaître la suprématie de la justice du Roi. Elle avait réalisé un progrès décisif, le jour où l’on put voir Eude II, duc de Bourgogne, et Guillaume IV, comte de Nevers, venir, l’un en 1153, l’autre en 1166, répondre à leurs accusateurs devant la cour de Louis VII réunie à Moret.

Mais la marque particulière du gouvernement de ce prince est visible surtout dans ses rapports avec le peuple des campagnes et des villes. Il avait ce bon côté qu’il était naturellement porté à sympathiser avec les petits et les humbles, avec ceux qui étaient opprimés et qui souffraient.

TOLÉRANCE DE LOUIS VII POUR LES JUIFS.

Malgré sa dévotion méticuleuse et son respect absolu pour l’Église, il a surmonté le préjugé ecclésiastique en accordant aux Juifs une protection qui parut incompréhensible aux contemporains. Dans son ordonnance de 1179 sur la police d’Étampes, il reconnaît l’existence légale, dans cette ville, d’un prévôt des Juifs chargé d’arrêter les débiteurs récalcitrants. On peut supposer que ce fonctionnaire existait dans tous les endroits où la colonie juive avait pris une certaine Importance. Louis VII protesta auprès du pape Alexandre III contre les décisions du concile de Latran qui défendaient aux Juifs d’employer à leur service des domestiques chrétiens (1179). L’Église ne lui céda pas sur ce point : mais, pour le dédommager, Alexandre III décida que, si les Juifs ne pouvaient obtenir le droit d’élever de nouvelles synagogues, on tolérerait du moins qu’ils rebâtissent celles qui étaient tombées ou menaçaient ruine. « Ils doivent se trouver heureux, ajoute le Pape, qu’on leur permette d’exercer leur culte dans leurs vieilles synagogues. » La preuve que le gouvernement de Louis VII leur avait été très favorable, c’est qu’au dire de Rigord, les Juifs parisiens, à l’avènement de Philippe Auguste, possédaient près de la moitié des immeubles de la ville, qu’ils avaient des débiteurs dans toutes les classes de la ville et de la campagne avoisinante, et que leurs maisons étaient pleines de chrétiens qui s’étaient engagés par serment à ne pas s’enfuir avant d’avoir acquitté leurs dettes. Le moine exagère probablement, mais son assertion met hors de doute la tolérance de Louis VII.

LOUIS VII ET LA CLASSE SERVILE.

Ses diplômes témoignent d’une commisération particulière à l’égard de la classe servile. Renonçant à la mainmorte d’Orléans en 1147, Louis VII reconnaît la nécessité d’adoucir la dureté de la domination exercée sur les hommes de corps ; il insiste sur le caractère tyrannique et odieux de la coutume qu’il consent à abandonner. Il dit enfin, dans le préambule de la charte de 1152 relative à l’affranchissement de la serve Agnès : « Un décret de la divine bonté a voulu que tous les hommes ayant la même origine fussent doués dès leur apparition d’une sorte de liberté naturelle. Mais la Providence a permis aussi que certains d’entre eux aient perdu, par leur propre faute, leur première dignité et soient tombés dans la condition servile. C’est à Notre Majesté Royale qu’il est donné de les élever de nouveau à la liberté. » La royauté capétienne n’a donc point attendu la célèbre ordonnance de Louis le Hutin (le premier acte qui soit toujours cité en pareille matière) pour déclarer la liberté de droit naturel et relever ainsi la classe reléguée au dernier rang de la société.

LES CHARTES DE BOURGEOISIE.

Un tel homme devait être enclin à encourager les tentatives du peuple dans la voie de l’affranchissement et du progrès. En effet, il a donné beaucoup de chartes bourgeoises. Étampes, Bourges, Châteauneuf-de-Tours, Dun-le-Roi, Orléans, Tournus, ont obtenu ses bienfaits. Grâce à lui, la charte de Lorris a été appliquée à un certain nombre de localités du domaine. Ses privilèges diminuent le taux et le nombre des impôts directs et indirects, ou les suppriment même tout à fait ; ils limitent le service militaire, réduisent les droits des prévôts, abaissent le tarif des amendes judiciaires, fixent et réduisent celui des duels. Pour la première fois apparaissent, dans les diplômes royaux, les clauses favorables au développement des corporations industrielles. Louis VII a privilégié les bouchers, les revendeurs, les pelletiers, les mégissiers, les marchands d’arcs et les ciriers d’Étampes, les taverniers et les revendeurs d’Orléans, les boulangers de Pontoise, les tanneurs de Senlis, les bouchers, les cordonniers et les marchands d’eau de Paris.

Ses chartes contiennent déjà des dispositions propres à encourager l’immigration et l’établissement des étrangers. « Tout ceux qui viendront à Bourges, pour y rester ou pour y déposer des choses qui leur appartiennent, seront sous la sauvegarde du Roi, eux et leurs effets, soit en allant, soit en revenant, quand bien même la seigneurie ou le château d’où ils viendraient seraient en guerre avec la puissance royale. Les étrangers qui viendront s’établir à Bourges et y bâtiront une maison, pourvu qu’ils soient nés dans le royaume, pourront transmettre leurs biens à leurs enfants (1144) ». Des mesures analogues sont prises à Orléans, en 1178 : « Tout homme étranger suivant ou requérant à Orléans le paiement de sa créance ne payera pour cela aucune taxe. D’un homme étranger apportant sa marchandise pour la vendre, on n’exigera aucune taxe, ni pour l’étalage, ni pour le prix indiqué de sa marchandise. »

LES VILLES NEUVES DU ROI.

Plus qu’aucun autre souverain, Louis VII a contribué à étendre le mouvement de fondation des villes neuves. Il les a multipliées par système et a recherché dans ces créations un moyen efficace d’enrichir le domaine en même temps que de nuire à la Féodalité. On ne s’expliquerait pas autrement l’affirmation d’un chroniqueur contemporain assurant que, « par la fondation de certaines villes neuves, Louis le Jeune avait dépouillé nombre d’églises et de nobles de leur propriété en accueillant leurs hommes réfugiés sur ses domaines ». Il semble qu’on ait pris contre lui, à ce sujet, des précautions. Dans un accord conclu en 1177 avec Joscelin et Gautier de Thouri, le roi de France stipula qu’il ne retiendrait dans ses villes neuves aucun serf ni aucune serve appartenant à ces seigneurs. « S’il arrivait que leurs serfs ou leurs serves se fussent retirés dans ses villes neuves ou sur tout autre point de son domaine, les réfugiés seraient restitués à leurs maîtres légitimes d’après la simple attestation de témoins dignes de foi et sans qu’il fût besoin de recourir aux formalités ordinaires de justice, ni au duel. »

Villeneuve-le-Roi en Sénonais, Villeneuve près Compiègne, Villeneuve d’Étampes près de Montfaucon furent les plus célèbres de ces fondations royales. La première fut dotée de toutes les libertés que la charte si populaire de Lorris assurait aux bourgs privilégiés du domaine. A Villeneuve près Compiègne, les « hôtes » du Roi n’étaient soumis qu’à une redevance de six mines d’avoine, de quatre chapons par maison et d’un quartier de vin par arpent de vigne. Ils jouissaient du droit d’usage et payaient seulement cinq sous d’amende pour un premier délit. A Villeneuve d’Étampes, les habitants, moyennant un cens annuel de cinq sous, étaient exempts de toute taille, tolte, ost et chevauchée. En leur faveur, les amendes de soixante sous étaient réduites à cinq sous et celles de cinq sous à douze deniers, réserve faite des délits supérieurs à soixante sous, pour lesquels le Roi devait décider à son gré. La sauvegarde et le patronage du souverain garantissaient la sécurité des colons qui venaient peupler ces asiles et y bénéficier de franchises aussi étendues que celles dont jouissaient les citoyens des plus vieilles villes de la France capétienne. On conçoit tout ce que gagna l’autorité royale à utiliser et à propager cette institution.

Ainsi s’établissait le régime de la coutume privilégiée sous lequel vécurent et se développèrent la plupart des villes du domaine, bienfait véritable pour les sujets royaux qui finirent par y trouver toutes les garanties désirables, en dehors de l’autonomie administrative et politique.

LOUIS VII ET LES COMMUNES.

Louis VII est d’ailleurs le premier roi de France qui paraît s’être rendu compte de l’intérêt qu’avait le pouvoir royal à développer dans les cités des associations libres, des gouvernements communaux, pour les opposer à l’autorité des barons et des seigneurs d’église. Dans son domaine, il s’est opposé à l’établissement des communes d’Orléans, de Poitiers et de Châteauneuf-de-Tours, mais il a confirmé celle de Mantes et autorisé celle de Senlis. Hors de son domaine, il a usé souvent du pouvoir temporaire que lui donnait la vacance des évêchés pour émanciper les sujets épiscopaux qui avaient recours à son patronage. Non seulement il a confirmé les communes de Laon, de Soissons, de Noyon et de Beauvais, mais il a fondé ou favorisé le régime communal à Reims, à Compiègne, à Sens, à Auxerre, et aidé les paysans de l’évêché de Laon à se rendre indépendants de leur évêque par la création de la commune rurale du Laonnais (1177). Sans doute, il n’a pas toujours réussi à faire vivre les communes qu’il avait établies. Devant les réclamations des clercs et des papes, il a souvent manqué de persévérance et d’énergie, il a faibli et s’est dérobé. On l’a vu empêcher la formation des communes de Châlons-sur-Marne et de Tournus, soutenir l’abbé de Corbie contre ses bourgeois, détruire les communes de Sens et d’Auxerre, contraindre les habitants de Vézelay à subir le joug de leur abbé. A Reims, il est intervenu pour protéger les églises et arrêter les progrès de la bourgeoisie confédérée. Mais, somme toute, il à suivi, dans ses rapports avec les communes, une ligne de conduite moins indécise et moins tortueuse que ne l’a fait Louis le Gros.

L’idée que les villes dotées du régime communal se trouvent être, par là même, dans une dépendance particulière de la couronne, apparaît déjà clairement. D’après l’historien de l’évêché d’Auxerre, l’évêque Guillaume de Touci, qui s’opposait de toutes ses forces à l’établissement d’une commune dans sa cité épiscopale, aurait encouru, pour ce fait, « la colère du très pieux roi Louis ». Celui-ci, en effet, lui reprochait de vouloir enlever la ville d’Auxerre à sa domination et à celle de ses successeurs, « persuadé, ajoute le chroniqueur, que toutes les villes où était établie une commune lui appartenaient ». Cette maxime, si elle fut professée par Louis VII, ne s’appliquait, dans sa pensée, qu’aux villes épiscopales sur lesquelles le souverain avait déjà quelques droits à exercer. Il ne pouvait être question alors, pour la Royauté, de revendiquer comme lui appartenant les communes créées par des seigneurs indépendants. En tout cas, il est certain que les municipalités libres établies dans les villes d’église se considéraient elles-mêmes, dès cette époque, comme placées sous le patronage ou « mainbour » de la dynastie.

On peut donc dire que le règne de Louis VII marque le début de l’union des classes populaires avec celui qui représentait, à leurs yeux, l’ordre, la justice et la résistance à la Féodalité.