INNOCENT III

LE CONCILE DE LATRAN ET LA RÉFORME DE L'ÉGLISE

 

PAR ACHILLE LUCHAIRE.

MEMBRE DE L'INSTITUT

PARIS - HACHETTE - 1908

 

 

Le 19 avril 1213, la chancellerie d'Innocent III expédiait, du palais de Latran, uni circulaire qui conviait la chrétienté entière au concile œcuménique, dont l'ouverture devait avoir lieu le 1er novembre 1215. Tel était moins le terme assigné alors aux clercs et aux laïques. Deux ans et demi de préparatifs ! Ce n'était pas trop pour la réussite d'une opération aussi gigantesque que celle qui devait amener aux pieds du pape toute l'Europe et une partie de l'Asie. La lettre de convocation était adressée à tous les archevêques, évêques, abbés et prieurs, aux chefs des grandes congrégations religieuses indépendantes, Meaux, Prémontré, l'Hôpital, le Temple, et à tous les rois, du moins à ceux qui n'étaient pas excommuniés au moment de l'envoi de la circulaire. Jean sans-Terre et Otton de Brunswick, alors en guerre avec Rome, ne furent naturellement pas convoqués. Innocent III voulait que cette consultation de la chrétienté fût aussi étendue que possible, et la circulaire du 19 avril ne laisse à cet égard aucun doute sur ses intentions.

Tout le clergé doit se rendre à Rome. Les archevêques et les évêques convoqueront eux-mêmes, au nom du pape, tous les chapitres. C'est à peine s'il restera, dans chaque province archiépiscopale, un ou deux évêques, pour les nécessités du sacerdoce et l'expédition des affaires. La comparution personnelle est de rigueur : ceux qui auront une raison valable de s'abstenir sont tenus de se faire représenter. Personne n'a le droit de se dérober à cette obligation : n'en pas tenir compte, c'est s'exposer aux peines canoniques. Et qu'on n'objecte pas, pour manquer son devoir, les guerres qui divisent la chrétienté et l'insécurité des routes. Dieu fera un signe et les obstacles disparaîtront. D'ailleurs, plus les périls sont grands, plus il est indispensable d'avoir recours, pour s'en défendre, à un remède proportionné. On ne se déciderait jamais à naviguer, si l'on voulait attendre, pour s'embarquer, que les flots cessassent d'agiter la mer.

Innocent III condamne ainsi, d'avance, tout défaillance, toute défection. Mais pourquoi veut-il que le monde chrétien se vide pour venir à Rome, et que la société ecclésiastique surtout apparaisse groupée tout entière sous la main de son chef ? C'est d'abord parce que l'affluence des sujets est la mesure de la puissance du maitre. Un concile œcuménique est, pour un pape du moyen âge, ce qu'une assemblée plénière de la féodalité vassale est pour un roi ou pour un empereur. Pour qu'il y ait succès, il faut qu'il y ait foule et qu'on s'écrase. On verra qu'à c égard le but des organisateurs du quatrième concile de Latran a été pleinement atteint. Mais-il y a autre chose. Le programme du concile comportait des résolutions à prendre d'une telle importance qu'il fallait que l'universalité de fidèles fût là pour donner les sanctions nécessaires.

Ce programme, le pape en a indiqué lui-même les points essentiels dans sa circulaire, et tout ce que disent les chroniqueurs contemporains des mobiles qui l'ont déterminé et du mode de préparation du concile, c'est à cette circulaire même qu'ils l'ont visiblement emprunté. Innocent III affirme donc qu'il a toujours, au fond de son âme et avant tout, désiré deux choses : le recouvrement des lieux saints et la réforme de l'Église. Ce sont là les deux nécessités auxquelles il faut pourvoir d'urgence, attendu que le péril est grand.

La réforme de l'Église s'impose, parce que l'hérésie est devenue menaçante, et la circulaire insiste beaucoup sur ce danger. Il est signalé dès à première phrase, si bien qu'on serait tenté d'y voir la raison décisive de la convocation du concile. Des bêtes malfaisantes et variées ravagent la vigne du Seigneur, et leur œuvre de destruction a réussi au point que cette vigne est devenue, pour une grande partie, un champ d'épines : gagnés par l'infection, les ceps ne produisent plus, au lieu de raisin, qu'un fruit dégénéré. — Le concile, ajoute le pape, devra donc éliminer l'hérésie et fortifier la foi ; mais il devra aussi réformer les mœurs, extirper les lices, planter les vertus, corriger les excès. Il lui faudra aussi apaiser les discordes, établir la paix, réprimer la tyrannie et faire prévaloir partout la liberté.

On remarquera la difficulté, l'immensité d'un pareil programme. L'ambition de ceux qui l'ont rédigé ne se borne pas à vouloir supprimer l'hérésie, ce qui était déjà une besogne énorme : elle se propose encore de régénérer l'humanité, en la moralisant et en la pacifiant. Rien de moins. Le concile sera le tribunal suprême où tous les démêlés qui divisent la chrétienté seront résolus dans la paix. Il sera aussi le grand ressort du progrès social, puisque ses décrets auront la vertu de faire disparaître l'oppression et de rendre les hommes libres et heureux. Ce dernier point était la part de chimère ou d'idéal irréalisable offerte à l'imagination des foules.

Mais il est certain que les questions les plus brûlantes de la politique contemporaine allaient être posées, agitées et plus ou moins réglées devant les membres du concile ; ceux-ci se trouvaient transformés, pour la circonstance, en un vaste aréopage d'arbitres internationaux.

Ce n'était pas là sans doute le principal souci du pape. Sa grande préoccupation était la reprise de Jérusalem par la guerre portée chez les musulmans de Syrie ou d'Égypte, idée fixe et obsédante chez Innocent III[1]. Décréter et organiser la croisade, telle doit être à ses yeux l'œuvre essentielle du concile de Latran. Cela ressort et de toute sa correspondance des années 1213 et suivantes, et des termes mêmes de la circulaire du 19 avril. Il s'agit, avant tout, d'amener les princes et les peuples chrétiens, clercs et laïques, à prendre les mesures nécessaires pour secourir la Terre-Sainte. Et l'espace de deux ans et demi qui sépare la convocation du terme fixé pour la réunion du concile, doit être employé à préparer l'expédition. La circulaire annonce l'envoi, dans toutes les provinces, de légats ou de nonces pontificaux chargés d'agiter les masses chrétiennes, de susciter les prises de croix et de recueillir les fonds destinés à réaliser l'entreprise. En attendant que l'heure du concile soit venue, les archevêques et autres prélats visés par la lettre de convocation auront le devoir de faire une enquête approfondie. Elle portera sur les besoins de leur province, sur les corrections et les réformes jugées par eux nécessaires, sur les voies et moyens propres à assurer le succès de la croisade. Les résultats de cette enquête, soigneusement rédigés par écrit, seront apportés et concentrés à Rome pour servir de base aux discussions et aux décisions de l'Assemblée.

L'appel adressé par Innocent III à l'Europe chrétienne produisit l'effet attendu. L'année 1215 arriva enfin, et dès le printemps, dans tous les pays, clercs et laïques prirent le chemin de Rome.

L'affluence fut énorme, comme semblent le prouver certains faits-divers recueillis par les chroniqueurs. D'après les annales anglaises de Melrose, la foule était tellement dense et serrée qu'un évêque fut étouffé et mourut. Le pape, dit le chroniqueur, jura par saint Pierre qu'il lui ferait faire un mausolée en marbre. Au dire d'un moine de Saint-Martial de Limoges, ce ne fut pas un évêque, mais trois évêques qui périrent écrasés. Et nous trouvons, sur ce point, une information plus circonstanciée dans une chronique, de date très postérieure à l'événement, mais qui reproduit les données de textes contemporains, la Chronique de Saint-Bertin de Jean Lelong. C'est le jour de la première séance du concile, tenue dans la basilique de Latran, que l'archevêque d'Amalfi tomba dans la presse et fut foulé aux pieds. Dans la seconde séance, un autre archevêque fut étouffé. A cet égard, l'affirmation la plus caractéristique se trouve dans la chronique récemment éditée de Saint-Pierre d'Erfurt. Grands et petits, des milliers d'hommes traversent la mer immense pour se rendre à la convocation du pape. Aurait-on voulu seulement compter les archevêques ? Leur nombre était tel qu'on ne pouvait le calculer. Ici, le moine allemand exagère, comme on le verra tout à l'heure ; mais ce qu'il ajoute est curieux : Il y eut une telle poussée de la multitude que des évêques, des abbés et beaucoup d'autres personnes exhalèrent en plein concile leur dernier soupir. Au lieu de rendre leurs comptes au pape, ils les rendirent à Dieu.

Sur la composition du concile et le nombre des prélats de catégories diverses qui y assistèrent, les chroniqueurs contemporains d'Innocent III fournissent, avec plus ou moins de détails et sauf des variations de peu d'importance, des renseignements à peu près les mêmes, quelle que soit la patrie de l'écrivain, et qui sont conçus dans des termes presque identiques. Ceci s'explique très simplement. Les annalistes de ce temps n'ont fait que reproduire, in extenso ou en abrégé, une pièce officielle qui faisait partie du protocole du concile. Chacun des membres de l'assemblée put en avoir une copie. Ce document, émané de la chancellerie pontificale, et qui a servi de base à tous les récits contemporains sur la tenue du concile, était ainsi formulé : L'an de l'incarnation 1215, le saint concile universel a été célébré à Rome, dans l'église du Sauveur appelée constantinienne (c'est la basilique de Saint-Jean de Latran), au mois de novembre, sous la présidence du seigneur pape Innocent III, l'année dix-huitième de son pontificat. A ce concile prirent part quatre cent douze évêques. Parmi eux, deux des principaux patriarches, celui de Constantinople et celui de Jérusalem. Le patriarche d'Antioche, gravement malade, n'a pas pu venir, mais s'est fait représenter par l'évêque de Tortosa. Le patriarche d'Alexandrie, dont le siège est compris dans un état sarrasin, a fait ce qu'il a pu : il a envoyé à sa place un diacre, son frère. Le chiffre des prélats et des archevêques présents s'éleva à soixante et onze ; celui des abbés et des prieurs au delà de huit cents. On n'a pu calculer avec certitude le nombre des personnes chargées de représenter les archevêques, les évêques, les abbés, les prieurs et les chefs de chapitre absents. Il faut y ajouter enfin la multitude considérable des représentants des pouvoirs laïques : roi de Sicile, élu empereur des Romains (Frédéric II), empereur de Constantinople, roi de France, roi d'Angleterre, roi de Hongrie, roi de Jérusalem, roi de Chypre, roi d'Aragon, autres princes et barons, cités et autres lieux.

Si brève qu'elle soit, cette énumération a son prix. On y voit, entre autre choses, que le concile ne comprenait pas seulement tout le clergé catholique d'Europe et d'Asie, mais que les gouvernements laïques, depuis les empires et les royautés jusqu'aux gouvernements municipaux, civitates et alii loci, sans compter ceux des princes féodaux, y furent représentés. De sorte que, dans ces assises solennelles de la chrétienté, tous les éléments sociaux de quelque importance avaient leur place.

Tout de même, le communiqué officiel de trente lignes qui a été traduit plus haut ne suffit pas à satisfaire la curiosité de l'historien. Supposons que la cour de Rome ait fait alors rédiger une sorte d'état de présence mentionnant toutes les seigneuries ecclésiastiques et laïques représentées au concile par leurs titulaires ou par leurs procureurs, quelle mine de renseignements précis et quelle aubaine pour les érudits ! Par malheur, si ce catalogue général a été dressé, ce qui paraît fort douteux, il ne nous en est parvenu qu'un fragment : la liste des quatre cents et quelques archevêchés et évêchés dont les représentants prirent part aux séances. Cette liste se trouvait dans le registre de la correspondance d'Innocent III relatif il la dix-huitième année du pontificat, registre qui a disparu depuis le XIVe siècle. Nous l'avons publiée pour la première fois, d'après un manuscrit de Zurich, dans le Journal des savants, avec un commentaire[2].

Sans parler de l'intérêt qu'offre cette liste pour le détail de l'histoire et de la géographie historique, elle nous montre, groupés autour d'Innocent III et des cardinaux, les archevêques et évêques de tout l'Occident et d'une partie de l'Orient chrétien. L'Empire byzantin, les États latins de Syrie, l'Allemagne, la France proprement dite, l'Angleterre, J'Écosse, l'Irlande, l'Espagne, le Portugal, la Provence et le royaume d'Arles, c'est-à-dire la France du Midi, la Pologne, la Hongrie, la Dalmatie, la Sardaigne, l'Italie et la Corse, la Sicile et Vile de Chypre y sont tour à tour l'objet d'une énumération instructive. Mais on peut se convaincre facilement d'abord que ces différents pays ont eu, au concile de Latran, une représentation fort inégale, et ensuite que, somme toute, malgré les invitations pressantes d'Innocent III, un grand nombre d'évêchés n'avaient pas répondu à son appel. L'Italie, la France, les Iles britanniques ont largement donné. L'Allemagne beaucoup moins, ce qui s'explique par l'état intérieur de ce pays toujours divisé par le schisme, par la lutte des guelfes et des gibelins, la rivalité d'Otton de Brunswick et du jeune Frédéric. Du côté de l'Orient, empire byzantin et Syrie chrétienne, il n'est guère venu que des archevêques et quelques évêques latins d'origine. Les évêques grecs, si nombreux, ne se sont pas dérangés ; car l'œuvre d'assujettissement et d'assimilation religieuse entreprise par Innocent III dans le monde hellénique soumis à l'empire latin avait échoué à peu près complètement. Le désir, exprimé par le pape dans sa circulaire, de voir le personnel épiscopal du monde entier affluer au Latran, dans une proportion telle qu'il ne restât en place qu'un ou deux évêques par archevêché, était encore bien loin d'être satisfait.

Pour compléter les renseignements que nous apporte la liste de Zurich, il faut recourir aux données trop clairsemées que nous trouvons dans les chroniques, sur Je voyage de tel évêque ou de tel abbé, parfois même, mais ceci est beaucoup plus rare, sur leur attitude au concile. Voici, par exemple, l'archevêque de Spalato, Bernard. Il est vieux, paralytique, affligé d'un tremblement nerveux de tous les membres : il a presque perdu l'usage de la parole, si bien que, devant les visiteurs qui lui ont demandé audience, il lui arrive de pleurer amèrement. Ce malade se croit obligé, du moment qu'il est encore vivant, d'aller à Rome et d'assister au concile. A sa retour, c'est à peine s'il est capable de di quelques mots au peuple et au clergé réunis, sur le grand événement auquel il a pris part. Un de ses suffragants, l'évêque de Traù, fut obligé de faire son office. Pendant deux jours, il lut et commenta quelques-uns des canons que le concile avait promulgués.

Le chroniqueur de l'église de Liège nous raconte, lui, une singulière histoire. L'évêque de Liège, Hugue, qui était un puissant souverain féodal, prit place parmi les prélats, le jour de la première séance du concile, mais vêtu comme un comte, avec le manteau, la tunique écarlate et, sur la tête, un chapeau vert. Dans la seconde séance, il apparut habillé comme un duc, avec une chape à manches, de couleur verte. A la troisième séance, on le vit enfin en évêque, avec la mitre. Pourquoi cette variété de costumes ? C'est que le pape avait convoqué les souverains laïques en même temps que les princes d'Église et que l'évêque de Liège cumulait les titres de duc et de comte avec sa dignité de prélat. Pendant qu'il était à Rome, un évêque de la région romaine vint lui faire visite, et se recommanda, lui et les siens, à sa bienveillance. Quelle est la population de votre diocèse, lui demanda Hugue ? — Seigneur, lui répondit l'Italien, il comprend à peu près un millier d'hommes. — Eh bien ! moi, reprit Hugue, j'en ai plus de cent mille. Ce grand seigneur partit de Rome, emportant, comme cadeau du pape, une larme de Jésus-Christ et une articulation de saint Paul.

L'abbé de Waulsort, Garnier, eut moins de chance. Après avoir pris part à tous les travaux du concile, il le quitta gravement malade et ne revint chez lui que pour mourir. Nous savons de même que Chrétien, l'abbé de Saint-Trond, en Belgique, l'abbé anglais d'Evesham, Raoul, l'abbé de Prémontré, Gervais, etc., furent parmi les assistants. La Chronique de Richard de San Germano a noté aussi la présence de l'abbé du Mont-Cassin, Étienne, ancien camérier du pape. Elle ajoute qu'il resta à Rome tout le mois de novembre, jusqu'aux quatre temps de la fête de Noël, c'est-à-dire à la fin de décembre, et que non seulement il défraya de tout les gens de sa suite, mais qu'il tenait table ouverte pour tous les étrangers qui se présentaient.

Il est beaucoup plus difficile d'être renseigné sur la représentation des gouvernements laïques, rois, féodalité et communes. Aussi faut-il savoir gré à l'annaliste génois, Ogerio Pane, d'avoir signalé le départ pour Rome de l'archevêque de Gènes, Otton. Il s'embarqua sur trois galères, où avait pris place, avec beaucoup de clercs et de laïques, le consul génois, Manuel, délégué par la puissante commune. On apprend aussi, par l'auteur des Annales guelfes de Plaisance, que beaucoup de républiques lombardes furent représentées sur l'invitation du pape d'une part, Milan, Plaisance et leur parti ; de l'autre, Crémone, Pavie et leurs adhérents. Le même chroniqueur ajoute ce détail que, lorsque l'évêque de Parme, une fuis les opérations du concile terminées, revint à Plaisance, avec les ambassadeurs de cette commune, dans les premiers jours de janvier 1216, il leva, de la part du pape, l'interdit dont la cité de Plaisance avait été frappée, sans doute parce qu'elle avait pris parti, avec Milan, pour Otton de Brunswick contre Frédéric II. Ces deux dernières informations corroborent donc l'indication générale fournie par les documents officiels du concile. Un certain nombre de députations municipales vinrent d'Italie, tout au Moins, pour prendre part à la grande assemblée.

On y vit aussi, avec les délégués des royautés européennes, un certain nombre de seigneurs et de hauts barons. Des chroniqueurs contemporains attestent la présence à Rome des principaux acteurs de la tragédie albigeoise : le comte de Toulouse et son fils, le comte de Foix, le seigneur d'Anduze, le représentant du vicomte de Béziers, etc. Et il est probable que tous les grands personnages de la féodalité européenne, intéressés dans les procès que le concile avait à juger, se trouvèrent réunis au Latran en même temps que les prélats de leur pays. Le monde entier était là.

Il va de soi que la basilique de Saint-Jean de Latran, quelles que fussent ses dimensions, ne pouvait contenir une telle multitude de délégués. C'est dans cette église qu'eurent lieu les trois sessions solennelles où furent promulgués les canons et où les affaires litigieuses les plus importantes reçurent leur solution définitive, le 11, le 20 et le 30 novembre 1215. Mais il est certain que nombre de séances préparatoires furent tenues, comme nous le démontrerons plus bas, avant les trois grandes assemblées dans les intervalles d'une semaine qui les séparèrent. D'après la Chanson de la Croisade des Albigeois, on discuta avec Innocent III, dans le jardin même du palais et sur le parvis. Il est pro fable que d'autres réunions partielles eurent lieu dans l'intérieur même du palais pontifical contigüe à cette église, palais aujourd'hui disparu, mais qui occupait alors une grande partie du vide actuel de la place Saint-Jean de Latran. Ce palais comprenait deux groupes de bâtiments, démolis au XVIe siècle. Il n'en reste plus que l'oratoire Saint-Laurent, autrement dit le Sancta sanctorum, avec le fameux escalier que les pèlerins gravissent sur les genoux. Dans ces bâtiments se trouvaient, à l'ouest, une grande salle appuyée sur des demi-tourelles et qu'on appelait la salle du concile, à l'est, les appartements privés du pape, la grande salle à manger ou triclinium de Léon III ou se donnaient les festins d'apparat, la chapelle de Saint-Sylvestre et les salles affectées aux services de la chapelle et de la chancellerie.

Quoi qu'il en soit, l'histoire nous fait connaître, avec quelques détails, les trois réunions générales du concile de Latran, et l'histoire ici, c'est surtout le chroniqueur italien, Richard de San Germano, notaire de l'empereur Frédéric II. II assista au concile et l'a décrit en témoin oculaire, et en témoin qui sait voir et entendre. Les détails qu'il nous donne sont particulièrement précieux.

La première session s'ouvre dans la basilique le 11 novembre, jour de la fête de Saint-Martin. Le pape siège sur un trône élevé, d'où il domine l'assemblée entière : tous les regards sont fixés sur lui ; dans l'attente de sa parole, un grand silence s'est fait. Il commence à chanter à haute voix le Veni creator Spiritus et prend ensuite pour texte de son sermon les paroles du Christ : Desiderio desideravi hoc pasca manducare vobiscum antequam patiar. Ce sermon, Richard de San-Germano en a inséré la teneur entière dans sa chronique. Comme tous les sermons d'Innocent III, celui-ci n'a rien de bien original : c'est un amas de citations de l'Écriture sainte ou des Pères, au milieu desquelles se détachent très peu de phrases qui expriment la pensée ou le jugement personnel de l'auteur. Cependant, Innocent III y revient à plusieurs reprises sur le double objet du concile : la réforme de l'Église universelle et la délivrance des lieux saints. Il insiste d'abord sur la croisade, sur la honte de laisser Jérusalem aux mains des infidèles, et, après avoir exhorté le monde chrétien à s'unir pour les combattre, il ajoute : Je me mets tout entier moi-même, mes très chers frères, à votre disposition ; je suis prêt, si vous y voyez quelque avantage, a payer de ma personne. J'irai trouver, s'il le faut, les rois, les princes et les peuples, et à force de crier devant eux l'injure du Crucifié, j'arriverai peut-être à obtenir d'eux qu'ils se lèvent pour le venger et pour combattre le combat de Dieu. Mais c'est surtout des membres du clergé que le pape exige le dévotement à cette cause sainte : ils ne doivent y épargner ni leurs personnes ni leur avoir : en ceci comme en tout le reste, les prêtres doivent donner l'exemple.

Et, par cette transition, le pape arrive second point de son discours, à la nécessité d'une réforme de l'Église. Nécessité urgente, vu les abominations qui se commettent dans les sanctuaires et les effets déplorables de l'inconduite des mauvais prêtres. Car d'où vient principalement la corruption générale ? Du clergé lui-même. Quand il pèche, lui qui a reçu l'onction, comment le peuple ne pécherait-il pas ? Quand les laïques voient les crimes des clercs, ils prennent exemple sur eux et tombent eux-mêmes dans le crime. Et, si on les blâme, ils ont leur excuse prête en disant : Le fils ne peut que marcher sur les traces du père ; l'idéal du disciple, c'est de ressembler en tout à son maitre. — Voilà, continue le pape, d'où viennent tous les maux qui accablent le peuple chrétien : la foi qui disparaît, la religion qui s'altère, la liberté confondue, la justice foulée aux pieds, les hérétiques qui pullulent, les schismatiques dont l'insolence ne fait que s'accroître, le déchaînement de la trahison, ta victoire des sectateurs de Mahomet.

Quand Innocent III a terminé, il donne la parole au patriarche de Jérusalem. Celui-ci, après avoir fait en quelques mots l'éloge du pape, consacre tout son discours à retracer l'état déplorable de la Terre-Sainte et à implorer pour elle les secours immédiats du monde chrétien. Puis c'est le tour de l'évêque d'Agde, qui, sur l'ordre du pape, prononce contre l'hérésie et les hérétiques un réquisitoire que Richard de San-Germano trouve aussi fort éloquent. Cet évêque d'Agde est l'ancien chanoine de Gènes, maitre Thédise, ami de Simon de Montfort, partisan de la conquête du Languedoc et de la guerre à outrance contre les hérétiques.

Dix jours après, le 20 novembre, a lieu la seconde séance solennelle. Tous les prélats sont présents. Le pape monte sur son trône et donne l'ordre de faire silence. Cet ordre est transmis à l'assemblée par une sonnerie de trompettes, mais il faut croire qu'on eut quelque peine à s'y soumettre, car le chroniqueur remarque que le souverain pontife fut obligé d'envoyer d'avance quelques gardes parler au peuple, sans doute trop disposé à faire du tumulte, Alors commencèrent les débats[3] relatifs à l'une des grandes affaires dont le concile avait à connaitre : le procès du schisme allemand.

La troisième assemblée générale se tint le jour de la Saint-André, le 30 novembre 1215, er jour solennel et mémorable à jamais, n dit le chroniqueur Richard de San-Germano. Et il ajoute : Le pape sort de sa chambre, comme un époux (l'époux de l'Église romaine) ; il, monte à sa chaire, il s'assied : au-dessous de lui se tiennent les centurions et les tribuns, expressions classiques par lesquelles le notaire de Frédéric II, qui a fait ses humanités, désigne sans doute les gardes pontificaux ; car Innocent III avait sa maison militaire, tout comme son successeur d'aujourd'hui. On a dit que c'est dans cette troisième et dernière séance solennelle qu'Innocent aurait prononcé le sermon commençant par les deux mots Si dormiatis. Il est certain que, dans les recueils des sermons d'Innocent III, celui-ci est inscrit comme ayant été adressé aux pères du concile de Latran. Mais l'on peut se demander si cette attribution n'est pas le résultat d'une erreur. D'une part, il n'y a pas, dans ce sermon, un seul mot qui fasse allusion à la circonstance présente, à l'objectif du concile, à l'auditoire exceptionnel. Rien que des lieux communs de prédicateur, au milieu d'innombrables citations de l'Écriture ; aucune indication caractéristique du moment et du lieu. D'autre part, Richard de San-Germano ne dit rien de ce second sermon. Il se contente de résumer la triple déclaration qu'Innocent III aurait faite.

La première fut relative à l'affaire des Albigeois. Le pape parla du comte de Toulouse, Raimon VI, et donna lecture du décret qui le déshéritait en partie au profit de Simon de Montfort. En second lieu, il condamna solennellement le célèbre traité du moine Joachim de Floris sur l'essence de la Trinité et la doctrine du théologien Pierre Lombard. Enfin, il proclama la légitimité de l'élection de Frédéric II par les princes allemands et approuva son avènement à l'empire. Cela fait, on donna lecture des soixante-dix ou soixante et onze canons promulgués par le concile et qui avaient été évidemment discutés et établis dans un grand nombre de séances de commissions. Le saint synode les promulgua, dit le chroniqueur, et ainsi se termina cette dernière séance. Le pape avait fait son œuvre en trois jours, en l'honneur de la sainte Trinité.

Évidemment, ce notaire italien, qui avait l'habitude de la précision, nous a donné la vraie physionomie du concile, au moins celle des séances générales : la figure d'Innocent III apparaît dans son récit comme celle d'un souverain absolu qui apporte devant ses sujets des décisions prises et des solutions arrêtées. Il semble que les évêques n'aient qu'il approuver et que l'opposition, très restreinte, n'obtienne de la liberté de la parole que ce que le pape veut bien lui laisser.

Il est clair aussi que Richard de San-Germano n'a pas tout dit. On connaît les discussions que l'affaire des Albigeois souleva dans les séances préparatoires et le tableau que l'auteur de la Chanson de la Croisade a fait du concile de Latran ; ce tableau est exact dans ses traits essentiels, mais il est difficile parfois d'y démêler les éléments imaginaires des éléments strictement historiques. C'est le récit du notaire et non pas celui du poète, trop sujet à caution, qu'il faut prendre comme le fondement premier de nos connaissances sur le concile.

Mais, pour achever d'en écrire la physionomie extérieure, il serait bon d'y ajouter certaines anecdotes empruntées à d'autres contemporains. La. Chronique de l'Anglais, Mathieu de Paris, est très intéressante à ce point de vue. Il y a une page du manuscrit de cette chronique sur les marges de laquelle on trouve esquissé un petit dessin représentant le concile de Latran, et l'auteur a ajouté en note quelques lignes qui ne manquent pas de piquer notre curiosité. Il parait qu'un des membres de l'Assemblée, sans doute peu favorable à Innocent III ou las d'entendre trop longtemps des choses sérieuses, s'y amusa à composer ce distique

Per vicium Jesabel, Romæ stat in arce nova Bel,

Condempnatur Abel, fratre tenente Babel.

Il est certainement question ici de la fameuse tour des Conti que le pape avait fait élever en face du Capitole, pour la défense de son frère Richard de Segni, persécuté par la commune romaine. Cette tour avait excité les clameurs indignées des Romains, ennemis du pape. On accusait Innocent de l'avoir construite, au fond, pour lui-même, avec l'argent destiné à l'Église.

 

Il y eut trois espèces d'affaires soumises au concile. D'abord les démêlés politiques où les intérêts de l'Église se trouvaient engagés ; puis les conflits entre gens d'Église ; enfin les questions de dogme, d'organisation sacerdotale et de discipline ecclésiastique.

Parmi tous les problèmes de caractère politique dont traita la grande assemblée du Latran, l'affaire des Albigeois et celle du schisme allemand donnèrent lieu, sans contredit, aux débats les plus passionnés. Ces deux incidents étant précisément ceux sur lesquels les historiens ont jeté le plus de lumière, nous jugeons inutile de reproduire ici les exposés ou les controverses dont ils ont été l'objet.

Il importe d'insister, au contraire, sur une troisième question de haute politique, celle qu'avait soulevée l'abdication du roi d'Angleterre, Jean sans-Terre, devant la puissance pontificale[4].

Fut-elle posée devant le concile ? De très sérieux témoignages permettent de l'affirmer. Le plus caractéristique est celui du chroniqueur Roger de Wendover. Suivant son récit, le roi Jean aurait envoyé au concile trois mandataires, l'abbé de Beaulieu, et deux chevaliers, Thomas de Huntingdon et Geoffrey de Crawcombe, chargés de faire valoir les griefs du gouvernement royal contre l'archevêque de Cantorbéry, Etienne Langton. Celui-ci ne répondit rien au plaidoyer de ses accusateurs : il eut, dit la chronique, l'attitude confuse de quelqu'un qui se reconnaît coupable ; il demanda simplement il être relevé de la suspension. Le pape, indigné, lui fit, dit-on, cette réponse : Mon frère, par saint Pierre, tu n'obtiendras pas aussi facilement le bénéfice de l'absolution ; car ce n'est pas seulement envers le roi d'Angleterre, c'est envers l'Église romaine elle-même que tu t'es montré si souvent et si grandement coupable. Nous voulons en délibérer avec nos frères et déciderons, sur leur conseil, du châtiment qui convient à de pareils agissements. L'avis des cardinaux fut que le pape devait confirmer la sentence de suspension prononcée par ses agents en Angleterre, et le chroniqueur cite in extenso la bulle pontificale, datée du 4 novembre, qui contient cette confirmation de peine.

Sur ce premier incident anglais, toujours d'après Roger de Wendover, il s'en greffa un autre, évidemment connexe avec le premier. L'archevêché d'York étant vacant, les chanoines d'York qui représentaient le chapitre d'York à Rome présentèrent au pape le candidat de leur choix : celui qu'ils avaient élu, c'était Simon Langton, le frère de l'archevêque de Cantorbéry. Innocent leur fit cette déclaration, à laquelle ils pouvaient s'attendre : Sachez que nous ne pouvons pas considérer Simon comme votre élu pour certaines raisons, nous ne permettront jamais qu'il soit élevé à une telle dignité. Vous l'avez élu contre notre défense formelle. Nous cassons et condamnons cette élection. Notre volonté est que ce personnage soit tenu pour inéligible : une dispense du siège apostolique lui sera toujours nécessaire pour arriver à l'épiscopat. Puis il ordonna aux chanoines de procéder immédiatement à une autre élection : sinon, il se chargeait, lui, de faire la nomination d'office. Les chanoines portèrent alors leur choix sur Walter de Grai, évêque de Winchester, un saint homme, qui, disait-on, était encore, à l'heure actuelle, aussi chaste qu'au sortir du flanc maternel. Par saint Pierre, leur dit Innocent III, la virginité est une grande vertu ; nous vous permettrons de prendre celui-là. Il conféra donc le pallium à l'évêque de Winchester. Le nouvel archevêque revint en Angleterre avec un budget grevé de 10.000 livres sterling que lui avaient prêtées les banquiers de la curie. Cela fait, les deux chevaliers Thomas de Huntingdon et Geoffrey de Crawcombe retournèrent auprès du roi.

Il y a, dans cette page du chroniqueur anglais, des détails précis qui sont corroborés par d'autres documents contemporains, et elle ne renferme, à vrai dire, aucune invraisemblance, de nature à en infirmer a priori la valeur historique. Cependant, le récit de Wendover a été vivement attaqué dans une note critique, annexée au texte des canons du concile, dans l'édition de Mansi. L'auteur de cette note n'admet pas que la question de l'archevêque de Cantorbéry ait été portée devant le concile, et il croit même que la bulle d'Innocent IH du 4 novembre, qui confirme la suspension d'Étienne Langton, est un document fabriqué. Et voici comment il justifie son opinion. D'abord, cette bulle est du 4, et la première séance du concile ne s'ouvrit que le il. Ensuite, elle ne se trouve pas dans les registres d'Innocent III. Enfin, d'après un autre chroniqueur, Raoul de Coggeshall, c'est au moment de partir pour Rome que l'archevêque de Cantorbéry reçut notification de sa suspension, ce qui se produit bien avant le 4 novembre.

Cette argumentation ne nous parait pas de nature à entrainer la conviction. La date de la bulle ne prouve rien. Bien que la première séance solennelle du concile n'ait eu lieu que le 11 novembre, le concile était virtuellement ouvert le 1er de ce mois, et même avant, comme on le verra plus bas ; ces débats sur l'affaire de l'archevêque ont dû prendre place dans une des nombreuses séances préparatoires qui ont précédé ta première des trois assemblées générales. Nous savons que c'est dans les mêmes conditions que fut discutée la question albigeoise. D'autre part, si la bulle qui confirmait la suspension ne se trouve pas dans les registres d'Innocent III, la raison en est très simple ; c'est que ces registres sont loin de contenir toutes les lettres du pape, et que, d'ailleurs, le registre qui comprenait les lettres de la 18e et de la 19e années du pontificat a disparu, comme on l'a dit plus haut, depuis le XIVe siècle. Enfin l'argument tiré d'une assertion de Raoul de Coggeshall ne vaut pas mieux. La Lettre de suspension qui fut notifiée à l'archevêque par les agents du pape, au nom du Saint-Siège, au moment de son embarquement, n'est pas le même document que la bulle confirmative, directement émanée du pape lui-même, le 4 novembre, une fois les opérations du concile commencées, et après consultation du collège des cardinaux.

Quoi qu'il en soit de la question spécialement, relative à Étienne Langton, il faut bien croire que l'affaire d'Angleterre fut portée devant le concile, puisque d'autres sources contemporaines affirment qu'on y renouvela solennellement l'excommunication lancée contre les barons d'Angleterre qui s'étaient soulevés contre le roi Jean et leurs complices. Et l'un des chroniqueurs ajoute même que cette mise hors la loi des sujets rebelles du roi Jean provoqua beaucoup de réclamations.

Le plus grand nombre des affaires contentieuses qui furent soumises à l'examen du concile appartenait à la catégorie des conflits entre gens d'Église. Les clercs du moyen âge étaient, on le sait, très processifs et la chicane joue chez eux un grand rôle. Il est impossible de croire que tous les conflits de cette nature furent débattus dans les trois assemblées générales on doit penser que la plupart de ces débats eurent lieu dans les séances préparatoires ou intérimaires, c'est-à-dire dans des commissions de cardinaux ou d'auditeurs apostoliques, avant, pendant et même après la tenue du concile proprement dit. Mais, du reste, les textes contemporains ne mentionnent qu'un petit nombre de ces procès ; ce qui ne veut pas dire qu'ils n'aient pas été soumis alors en très grande quantité aux juges ordinaires du pape et au tribunal extraordinaire que constituaient les évêques du monde entier réunis autour d'Innocent III.

Le plus retentissant de ces conflits entre ecclésiastiques est celui qui eut pour objet la primatie de l'église de Tolède.

L'archevêque de Tolède prétendait, depuis longtemps, exercer sur l'Espagne entière, et même sur une partie de la France, le pouvoir primatial. Il disait avoir droit à l'obéissance des archevêques de Braga, de Compostelle, de Tarragone et de Narbonne. La question fut certainement une de celles qu'on devait discuter à Rome devant le concile ou au moment du concile. Malheureusement, pour nous éclairer sur la façon dont elle fut alors débattue et réglée, nous n'avons qu'un document qui a été produit, à une époque très postérieure, par un archevêque de Tolède de la fin du XVe siècle, Garcia-Loaysa Giron, d'après un manuscrit de sa cathédrale. Et ce document, qui donne des détails très circonstanciés sur la discussion, est d'une apparence bizarre et d'un contenu assez singulier.

On y représente d'abord, dans le préambule, l'archevêque de Tolède, Rodrigo Ximenès, celui qui était en fonctions en 1215, comme un polyglotte qui, non conient de plaider sa cause en latin pour les ecclésiastiques, l'aurait expliquée aux laïques présents au concile dans toutes les langues principales de l'Europe, en allemand, en français, en anglais, en navarrais (c'est-à-dire en basque) et en espagnol. D'où l'admiration générale : un pareil don des langues ne s'était pas vu depuis les temps apostoliques. Ceci est déjà assez extraordinaire. En mitre, Rodrigo Ximenès aurait obtenu du pape ou du concile des privilèges considérables : la légation apostolique pour dix ans, le droit de conférer les bénéfices d'église à un certain nombre de personnes juridiquement incapables de les posséder, à des bâtards, à des excommuniés, à des sacrilèges, à des concubinaires ; enfin, le droit primatial sur la cité de Séville, quand les chrétiens parviendraient à y entrer, et sur toutes les églises et diocèses d'Espagne qu'on pourrait, par la conquête, arracher aux mains des musulmans.

Le même document nous fait savoir ensuite comment l'archevêque Rodrigo Ximenès revendiqua la primatie de Tolède sur les archevêchés de Braga, de Compostelle, de Tarragone et de Narbonne. Il cite les bulles des papes du XIIe siècle et d'Innocent III lui-même qui reconnaissent à l'église de Tolède la suprématie religieuse sur toute l'Espagne, et une lettre d'un cardinal Hyacinthe, du temps d'Alexandre III, qui obligeait l'archevêque de Braga d'obéir à l'archevêque de Tolède comme à son primat. Et ici la discussion commence.

L'archevêque de Braga, qui était présent, déclare devant le pape qu'il n'a pas été cité régulièrement en vue de cette affaire, qu'il n'a donc pas à répondre et qu'il ignore complètement la lettre du cardinal Hyacinthe. Réplique très vive de l'archevêque de Tolède. Il ne s'étonne pas que l'archevêque de Braga ne lui oppose que des négations, car il se sent en mauvaise posture. Un de ses prédécesseurs, Burdin, s'est révolté jadis contre l'autorité légitime du pape Pascal II, a fait cause commune avec l'empereur d'Allemagne contre la papauté, est devenu antipape sous le nom de Grégoire VIII, et a terminé misérablement sa vie, sacrilège et, excommunié, dans les cachots d'un monastère de la Calabre. Ces faits ne sont pas seulement attestés par l'histoire, mais par la peinture elle-même. Vous n'avez, poursuit Rodrigo Ximenès, qu'à jeter les yeux sur la salle où nous sommes : vous y voyez une fresque représentant la révolte et la punition de l'ex-archevêque de Braga, l'antipape Burdin. L'archevêque de Compostelle se lève à son tour et déclare ne pas comprendre comment l'archevêque de Tolède ose demander pour son église la suprématie sur celle de Compostelle, cette église d'une antiquité reculée où repose le corps de saint Jacques, le cousin du Christ, l'apôtre qui a le premier converti l'Espagne et amené à la foi chrétienne une infinité de païens. — L'antiquité de l'église de Compostelle, riposte Rodrigo, n'en parlons pas ! Elle date à peine de 109 ans : c'est en 1124 seulement que l'archevêché de l'antique cité d'Émerita, reprise sur les Sarrasins, a été transféré à Compostelle, qui n'était alors qu'un oratoire insignifiant. L'église de Tolède est beaucoup plus ancienne, puisqu'elle a été fondée par saint Eugène, disciple de saint Paul. L'archevêque de Compostelle se réclame du patron de son église, saint Jacques, un apôtre ; soit, mais l'église de Tolède a pour patronne la Vierge Marie elle-même. Sans doute, il est beau d'avoir été le cousin du Christ, mais combien plus glorieux d'avoir été sa mère, celle qui l'a conçu, engendré, nourri de son lait et constamment suivi jusqu'au calvaire, jusqu'au tombeau ! Et, d'ailleurs, est-il exact de dire que saint Jacques ait été l'apôtre de l'Espagne ? Il n'y est jamais venu. II a prêché en Judée et il a été décapité, sous Hérode, à Jérusalem. Son corps n'a été transféré à Compostelle que plus tard, par des disciples qui l'avaient enlevé. Pour moi, je n'irai jamais jusqu'à dire, afin de prouver ma primatie, que le corps de la sainte Vierge a été enseveli dans l'église de Tolède : nous savons trop bien qu'il est au ciel, dans la gloire, avec le Seigneur. J'aimerais mieux être coupé en petits morceaux que d'émettre une pareille affirmation.

La réplique de l'archevêque de Compostelle fut très brève : Quand même l'archevêque de Tolède serait le primat des Espagnes, assertion tout à fait fausse, ses suffragants ne seraient pas tenus de lui obéir en quoi que ce soit.

L'archevêque de Tarragone n'était pas présent : ce fut l'évêque de Vieil qui répondit pour lui et pour les autres suffragants également absents, et il fit la même réponse que l'archevêque de Compostelle : L'archevêque de Tolède n'est pas primat et nous ne lui devons aucune espèce d'obéissance. Enfin, l'archevêque de Narbonne n'assistait pas à la séance ce jour-là ; mais le lendemain, en plein consistoire, il fit observer, comme l'avait. fait l'archevêque de Braga, qu'il n'avait pas été cité dans les formes régulières pour se défendre sur cette question.

Le document se termine par cette formule, qui le date avec précision : Fait au Latran, le 8 des ides d'octobre, c'est-à-dire le 8 octobre de l'année de l'incarnation de Notre-Seigneur, 1215, la dix-huitième année du pontificat du pape Innocent III. On trouve ensuite la phrase suivante : Ces faits ont été tirés d'un manuscrit de l'église de Tolède. Enfin, en guise de conclusion, les six lignes que voici : C'est ainsi que Rodrigo Ximenès a plaidé publiquement à Rome la cause de sa primatie et l'a gagnée, car le souverain pontife lui a accordé, disait-on, le titre de primat, comme il le lui avait accordé auparavant dans un diplôme : concession approuvée par ses successeurs Honorius et Grégoire.

Les érudits espagnols qui ont traité, avec une critique relative, de l'histoire ecclésiastique d'Espagne. Ferreras, Florès, et, à l'époque presque contemporaine (en 1873), Vicente de la Fuente, n'ont pas hésité à dire que ce document était un faux. Il y a, sur la primatie de Tolède, toute une littérature, et, dans le nombre e ces écrits, un certain nombre de faux comme s Espagnols en ont fabriqué de tout temps. Et tour taxer ce texte de fausseté, ils se sont appuyés surtout sur quatre arguments. D'abord, il est incontestable que Rodrigo Ximenès était à Rome après la mort d'Innocent III, en 1217 et 1218, rien ne prouve qu'il ait assisté au concile le Latran. En second lieu, il est extraordinaire qu'un archevêque ait osé, à Rome, en face du Pape, s'élever contre la légende, acceptée par tout le moyen âge, de la prédication et de la mort de saint Jacques en Espagne. En troisième lieu, le document est daté du 8 octobre ; or, le concile de Latran n'a commencé que le 11 novembre ; donc, la question de la primatie de Tolède n'a pu être traitée devant ce concile. Enfin, il est inexact que Rodrigo Ximenès ait gagné sa cause devant Innocent III ; les deux historiens les plus sérieux de l'Espagne, Mariana et Zurita, admettent bien que la question ait été débattue en présence de ce pape, mais ils soutiennent qu'il la laissa sans solution, qu'il refusa de se prononcer dans un sens ou dans l'autre. Et l'on en a une preuve certaine : une lettre qu'Innocent III écrivit, le 12 janvier 1216, à l'archevêque de Braga et où il affirme : 1° que la question a été solennellement discutée devant lui ; 2° que le procès est toujours pendant ; 3° qu'il a assigné aux parties un nouveau délai pour comparaitre à sa barre le 1er novembre 1216.

Telle est l'argumentation des critiques espagnols. Le dernier érudit qui, à notre connaissance, se soit occupé de la question, Gams, dans son Histoire ecclésiastique d'Espagne, ne semble pas aussi affirmatif que ses devanciers. Il n'accepte pas tous leurs arguments, notamment celui qui est tiré de la date du document incriminé et de l'absence de témoignage prouvant la présence de l'archevêque de Tolède au concile. On voit très bien qu'il n'est pas aussi convaincu.

Nous estimons, en effet, que la démonstration de Florès et de la Fuente est loin d'être irréfutable. D'abord, le document découvert à Zurich, la liste des évêques présents au concile, anéantit leur premier argument. Il prouve que l'archevêque de Tolède était à Rome en novembre 1215, il pouvait y être aussi dès le commencement d'octobre, et rien n'empêche de croire que l'affaire de la primatie de Tolède a été l'une de celles qui furent discutées avant l'ouverture officielle du concile, dans une des nombreuses séances préparatoires qui se tinrent au Latran avant le 11 novembre. Toutes ces séances ont pu être considérées, dans les documents contemporains, comme ayant appartenu à la période même du concile : il en fut ainsi des débats sur l'affaire des Albigeois. Par là tombe le second argument des critiques espagnols. Sur l'invraisemblance qui résulterait de ce que l'archevêque Rodrigo Ximenès aurait nié l'authenticité du voyage de l'apôtre Jacques en Espagne, on répondra d'abord que tous les moyens de défense sont bons, au moyen âge, pour un primat qui veut démontrer sa primatie en ruinant celle de l'adversaire, et ensuite que Rodrigo Ximenès n'est pas le premier clerc venu, ignorant et prêt à accepter toutes les fables ; c'est un lettré, un savant, un historien, l'historien connu sous le nom de Rodrigue de Tolède. Quant au dernier argument, celui qui consiste à dire que le procès de la primatie de Tolède, contrairement à l'assertion de l'auteur du document, ne fut pas réglé au concile de Latran, qu'il fut seulement posé et discuté, comme l'atteste la lettre adressée par Innocent III à l'archevêque de Braga, nous en admettons parfaitement la valeur et le bien fondé. Il faut accorder, en effet, avec Mariana, Zurita et l'éditeur des Conciles, qu'il n'est pas vrai qu'Innocent III ait conféré à l'archevêque de Tolède la primatie qu'il demandait sur Braga, Tarragone et Narbonne ; mais ajoutons que ceci ne prouve pas, à notre avis, la fausseté du document relatif au débat contradictoire de 1215. Et voici pourquoi.

Quand on examine de près le texte produit par Loaisa d'après un manuscrit de l'église de Tolède, on s'aperçoit aisément qu'il se compose de deux parties bien distinctes et que, somme toute, il a été remanié. L'assertion que Rodrigo aurait gagné son procès n'est qu'une addition au document relatif au concile, et, selon toute vraisemblance, n'en faisait pas partie, puisque c'est avant cette dernière phrase que nous trouvons la mention : Voilà ce que portait le manuscrit de Tolède, hæc ex libre ms. ecclesiæ Toletanæ. Et, de fait, dans tout ce qui précède ces derniers mots, nous ne voyons nulle part l'affirmation qu'Innocent III aurait conclu en faveur de Rodrigo. Il serait très possible que cette affirmation eût été ajoutée par un faussaire, peut-être par l'archevêque à xvi siècle, Louisa lui-même. Il y aurait même quelque raison de croire que tout le préambule du document, la page où il est question du polyglottisme de Rodrigo et des privilèges exorbitants qu'il aurait obtenus pour son église, fût de la même fabrique. Il ne resterait donc d'authentique que l'espèce de procès verbal de la discussion contradictoire qui commence avec les mots : Noturn sit omnibus hominibus presentem paginam inspecturis, formule qui semble être, en effet, le commencement d'une notice telle qu'on les rédigeait encore au XIIIe siècle. Cette explication est d'autant plus vraisemblable qu'il parait difficile de croire que le remanieur ou le faussaire ait inventé tous les détails d'une ; précision singulière qui se trouvent dans l'exposé de la discussion. Plusieurs de ces détails sont confirmés comme historiques par d'autres documents, notamment le passage où Rodrigo parle a ses collègues des peintures qui existaient encore de son temps dans la salle du palais de Latran où ils se trouvaient réunis[5].

Le manuscrit de Tolède cité par Loaisa contenait donc, sur le débat de la primatie, une relation contemporaine d'Innocent III ou, au moins, de Rodrigo, qui mourut en 1240, relation qui aurait été retouchée et augmentée postérieurement pour satisfaire aux prétentions des archevêques de Tolède.

Un autre incident, sur lequel d'ailleurs les détails font défaut, intéressa encore la région espagnole. L'évêque de Lisbonne demanda au pape et aux évoques du concile que les pèlerins de l'Europe du Nord, qui passaient par le détroit actuel de Gibraltar pour gagner la Terre-Sainte, pussent s'arrêter en terre portugaise ou espagnole et y combattre les Sarrasins. Mais Innocent III qui, depuis quelques années, s'efforçait de faire converger sur la vraie croisade, en Égypte ou en Syrie, toutes les forces de la chrétienté, opposa à la requête du prélat portugais une fin de non-recevoir absolue. Pour venger l'Église, dit-il, il faut frapper le musulman à la tête : c'est par là que nous devons commencer.

Parmi les prélats de la région anglaise qui se trouvaient au concile, l'abbé de Saint-Albans, Guillaume, attira l'attention générale en interrogeant Innocent III sur une question qui intéressait au plus haut degré les établissements ecclésiastiques : Saint-Père, dit-il, nous tous qui possédons dans notre église le corps de quelque saint, nous est-il permis, quand nous en sommes à cette partie de la messe qui est la secrète, de nommer ce saint parmi les autres protecteurs du lieu où nous officions ? Nous voudrions avoir, sur ce point, une certitude, car nous savons que tout ce qui est arrêté dans ce saint concile doit avoir perpétuellement force de loi. — Le pape répondit posément et prudemment : Il me paraît convenable et conforme au droit, qu'au moment de la secrète, dans la série des patrons invoqués, le saint dont l'église possède les restes soit nommé et qu'on se réclame de sa protection particulière. La chronique anglaise ajoute que l'abbé, ainsi renseigné, n'en demanda pas davantage. Avant qu'Innocent III lui fit cette réponse, on avait traité avec soin, au concile, de la messe et de tout ce qui concernait la messe. On abolit, à cette occasion, certains rites dont l'usage remontait à une époque éloignée.

Parmi les conflits relatifs à la région française, il faut citer en première ligne celui qui avait pour objet l'élection de l'abbé de Saint-Martial de Limoges. En 1214, trois abbés se disputaient la direction de ce monastère. En 1215, il subsistait encore deux concurrents, et chacun d'eux, pour triompher de son rival, devait tâcher d'obtenir l'adhésion du pape. L'un d'eux, Aleaume, pénitencier du roi Jean sans-Terre et candidat favori du légat Robert de Courçon, s'empressa d'aller au concile de Latran plaider sa cause. Son concurrent, Pierre la Guirse, qui était plus particulièrement l'élu des moines, retenu par une maladie, ne put que se faire représenter par procureurs. Ces représentants n'obtinrent rien du pape et dépensèrent inutilement 6.000 sous, dit la Chronique de Suint-Martial. Il est probable que l'affaire de Limoges fut soumise, non aux délibérations du concile réuni en assemblée plénière, mais à celles d'une des commissions qui siégeaient au Latran. Cependant, Innocent III, voulant mettre fin au schisme local, cassa l'élection faite par les moines et les priva du droit d'élire. L'évêque de Limoges, qui avait béni Pierre la Guirse, fut vivement réprimandé. Le pape confia à trois délégués spéciaux le soin d'aller à Limoges s'enquérir si Aleaume était dans les conditions voulues pour être abbé, et, s'ils le trouvaient tel, de l'introniser et de contraindre les religieux à respecter la décision pontificale.

On traita aussi au Latran de la paix à rétablir entre l'évêque de Poitiers et l'abbé de la Trinité de Vendôme, qui se disputaient le prieuré d'Olonne en Vendée.

La venue de saint Dominique et de l'évêque de Toulouse, Foulque, au concile, est mise hors de doute par les plus anciens biographes du saint. Mais il importe ici de sérier les témoignages et de marquer le développement de la légende dominicaine. Le récit de Jourdain de Saxe est le premier en date (avant 1234), le plus simple et probablement celui qui se rapproche le plus de la vérité. Il en ressort d'abord que Dominique et. Foulque avaient, pour s'adresser au pape et au concile — indépendamment de l'appui qu'ils devaient prêter aux représentants de Simon de Montfort dans les débats de l'affaire d'Albigeois —, un double objectif. Ils voulaient obtenir : 1° la confirmation des revenus et des propriétés que Dominique avait reçus de Simon de Montfort ou de l'évêque de Toulouse, soit pour la communauté de Prouille, soit pour le noviciat de prédicateurs qui entouraient le saint à Toulouse ; 2° l'approbation pontificale pour cet institut toulousain de prédicateurs, fondé effectivement dès avril 1215, et qui, dans la pensée du fondateur, n'était que l'embryon d'un ordre spécial dit des Frères Prêcheurs et chargé d'exercer par toute l'Église le ministère apostolique. C'est, en effet, pendant la période préparatoire du concile, le 8 octobre 1215, qu'Innocent III exauça la première requête de Dominique. Il prit alors, sous la protection de saint Pierre, le monastère de Prouille et ses possessions. Mais il ne donna pas, pour l'ordre des Frères Prêcheurs, l'approbation qu'on lui demandait. Au dire de Jourdain de Saxe, il se contenta d'exhorter Dominique à retourner prés de ses frères, et, après en avoir délibéré avec eux, à choisir une règle monastique déjà approuvée, sous laquelle il placerait son institut ; il reviendrait ensuite à Rome et obtiendrait en tous points la confirmation du pape. Cette attitude d'Innocent III est tout à Fait d'accord avec le décret qu'allait promulguer le concile et qui défendait d'introduire dans l'Église de nouvelles formes de vie monastique. Ce décret ordonnait à celui qui voudrait entrer en religion de s'attacher à l'une des règles déjà connues. Le concile et le pape se croyaient alors obligés de réagir contre la multiplication excessive des systèmes nouveaux de réforme religieuse, mouvement dangereux puisqu'il pouvait aboutir et avait effectivement abouti à des doctrines hétérodoxes. D'ailleurs, le refus d'Innocent III d'approuver le nouvel ordre que projetait Dominique peut s'expliquer par un autre côté si l'on songe que Dominique avait été, en réalité, dans la guerre des Albigeois, un des collaborateurs les plus actifs du parti catholique intransigeant, de celui qui voulait la lutte à outrance contre les hérétiques et la dépossession complète des comtes de Toulouse au profit de Simon de Montfort. Or, c'était contre ce parti qu'Innocent III n'avait cessé de se débattre pour empêcher la croisade albigeoise de dégénérer en une œuvre de sang et d'expropriation injuste. Il allait lutter contre ce parti, même en plein concile. Les liens étroits qui unissaient Dominique à Fun des plus ardents défenseurs de Montfort, l'évêque Foulque, n'étaient pas aux yeux du pape une recommandation, tout au contraire.

Somme toute, on ne connaît pas d'autre marque authentique de la bienveillance d'Innocent III pour Dominique et son œuvre que la bulle confirmative des possessions de Prouille. Mais, comme les panégyristes du saint ne pouvaient admettre que le pape dit opposé une fin de non-recevoir à l'autre requête, infiniment plus importante, il se forma de bonne heure une légende dont Jourdain de Saxe n'a rien dit et qu'on trouve dans la biographie écrite par Constantin d'Orvieto.

Pour triompher des résistances du pape, Dominique a recours à la prière et Dieu intervient. Une nuit, Innocent a une vision. La basilique du Latran lui apparaît toute disloquée et sur le point de tomber, mais Dominique accourt, soutient l'édifice et l'empêche de s'écrouler. C'est cette vision que les peintres du XIIIe et du XIVe siècles, mettant en œuvre le récit dominicain, ont souvent reproduite sur les murs des couvents des Frères Prêcheurs. Innocent III, dès lors, est converti. Il engage toujours néanmoins Dominique à retourner vers ses frères et à choisir avec eux une règle déjà approuvée. De fait, Innocent III ne confirma jamais l'ordre dominicain. Dominique ne revint à Rome que pour présenter sa requête à son successeur. Honorius III, qui approuva l'ordre, le 22 décembre 1216.

Les historiens de l'autre grand ordre mendiant, celui des Frères Mineurs, n'ont pas manqué d'établir, entre leurs origines et celles des Dominicains, un parallélisme qu'ils jugeaient nécessaire, et de prétendre que saint François était venu, lui aussi, an concile de Latran, pour obtenir de l'Église universelle l'approbation de son œuvre et la confirmation de sa règle. La démonstration de ce dernier fait, que Wadding a donné dans ses Annales, a passé ensuite dans les recueils de conciles, et Mansi l'adopte sans la moindre réserve. Les Bollandistes, dont la critique est plus sévère, ont été obligés de remarquer que les textes allégués par Wadding ne permettaient pas d'arriver, sur ce point, à une certitude ; mais ils ne considèrent pas moins sa conclusion comme tout à fait vraisemblable. En réalité, le seul témoignage précis sur lequel appuie l'annaliste de l'ordre des Frères Mineurs lest celui de Mariano de Florence, un écrivain du XVe siècle. Les autres textes invoqués sont du XIV. Quoi qu'en dise Wadding, qui cite à tort comme une autorité favorable à sa thèse le frère Léon et les auteurs de la Légende des Trois-Compagnons, il n'y a pas, dans les sources les plus anciennes de la vie de saint François, un sent mot qui permette d'attester la présence du saint au concile de Latran, ni d'établir que s'a règle aurait reçu l'approbation, même simplement verbale, de la grande assemblée. Les seules conclusions positives auxquelles ait pu arriver la critique moderne touchant les apports d'Innocent III avec François d'Assis sont les suivantes : 1° vers juin 1210, le pape, après la comparution devant lui des pénitents d'Assise, confirme verbalement leur première règle et autorise leur prédication ; 2° avant le 16 juillet 1216, il accorde à sainte Claire et à ses sœurs le privilège de la pauvreté ; 3° saint François se trouve à Pérouse à l'époque de la mort d'Innocent III.

Il est, d'ailleurs, invraisemblable, a priori, qu'au moment où Innocent III et les Pères de concile promulguaient, contre les religions nouvelles, le canon que l'on tonnait et écartaient la requête de saint Dominique, ils aient consacré solennellement de leur approbation l'œuvre de saint François. Et, lorsque les Bollandistes affirment que cette consécration solennelle est prouvée implicitement par le fait même que le canon en question n'a entrainé, pour l'ordre des Mineurs déjà très répandu en Italie, aucune sorte d'interdiction ou de diminution, ils font un raisonnement vicieux. On sait quelle place les hypothèses et les fables tiennent dans l'histoire des origines des deux grands ordres mendiants, et il y a longtemps qu'on a remarqué, en particulier, que la légende de In vision d'Innocent III sur la dislocation de son palais de Latran était commune aux deux instituts. Dans la salle du musée du Louvre, consacrée aux primitifs italiens, on peut voir en double exemplaire l'histoire de l'apparition à Innocent III, couché dans son lit, la tiare en tête, du palais chancelant sur sa base et sauvé de la ruine par le seul appui d'un saint : Seulement, dans le tableau de Giotto, ce saint est François d'Assise, et, dans le tableau de Fra Angelico, c'est le fondateur de l'ordre des Dominicains.

Pour en finir avec les affaires de France, on notera un incident assez grave qui fut soulevé au concile par les évêques français. Le cardinal Robert de Courçon, chargé, à titre de légat, de prêcher la croisade en terre française, s'y était fait une très mauvaise réputation par sa rapacité, ses exactions et ses allures autoritaires. Quand il avait convoqué un synode à Bourges, les évêques s'étaient empressés de s'abstenir et d'en appeler du légat au pape. Au concile de Latran, il fut, de leur part, l'objet d'une protestation véhémente. Le pape, pour les apaiser, dut reconnaître les torts et les abus de pouvoir de son légat ; il leur demanda, comme un service personnel, de pardonner au coupable et de ne pas insister.

L'Allemagne et les pays du Nord fournirent aussi leur contingent d'affaires litigieuses ou autres, mais nous n'en connaissons, sans doute aussi, qu'une minime partie. Ainsi, les chroniqueurs affirment que c'est dans le concile de Latran que l'ancienne abbaye de Chiemsée, en Bavière, fut transformée en évêché. Innocent III, suivant le droit que s'arrogeait la papauté, en nomma d'office le premier titulaire. Il confirma aussi, après discussion, l'élection contestée du nouvel évêque de Passau, Ulric. D'autre part, la Chronique de l'abbaye de Lauterberg, près Merseburg, nous donne de curieux détails sur un conflit ecclésiastique qui reçut encore sa solution, à Rome, au temps du concile. Il y avait guerre, et guerre très âpre, entre un chanoine de cette abbaye, Henri, et l'un des dignitaires, le prévôt Thierri. Celui-ci en voulait au chanoine parce qu'il s'était fait l'agent du pape et de ses légats, et il l'avait expulsé de son siège. L'affaire fut évoquée à Rome, où les deux adversaires devaient assister au concile, et le chroniqueur nous raconte comment le prévôt Thierri partit avec une grosse somme d'argent dont il avait eu soin de se munir, et comment son procès se déroula devant les juges du pape. Innocent III donna l'ordre de rétablir Henri dans la possession de son canonicat et de faire une enquête sur les agissements du prévôt. Mais, ce qui nous intéresse le plus dans ces pages de chronique, au point de vue particulier de l'histoire du quatrième concile de Latran, c'est la phrase que voici (il s'agit des préparatifs pour le départ à Rome) : Le prévôt, comme d'ailleurs la plupart des prélats, désirait arriver avant l'époque du concile, afin de pouvoir plus commodément et à loisir obtenir le règlement de ses affaires. On voit par là comment et pourquoi un grand nombre de questions, politiques et ecclésiastiques, ont été débattues au Latran avant l'ouverture officielle de l'assemblée.

Est-ce dans une de ces séances préliminaires ou dans une des trois réunions générales que fut soumise au pape et an concile la question de la conversion des païens de la Baltique et des conquêtes opérées par les chrétiens de l'Esthonie et de la Livonie ? C'est ce qu'il est difficile de décider. Toujours est-il que l'évêque livonien, Albert, rendit compte publiquement des guerres, des travaux et des tribulations, mais aussi des triomphes, qui avaient signalé le développement de la foi chrétienne dans ces pays lointains. Cet exposé fut fort applaudi. Et l'évêque ajouta : Saint-Père, ta Sainteté emploie tout son zèle à libérer la terre de Jérusalem, qui est la terre du fils de Dieu ; mais la Livonie est placée sous le patronage de la mère de Dieu, et tu ne dois pas l'abandonner : elle a droit, elle aussi, à ton entière sollicitude. Or, l'amour que le fils porte à sa mère fait que, s'il ne veut pas que sa propre terre soit perdue sans retour, il ne supporte pas non plus que la terre maternelle, celle de la Vierge Marie, soit en danger. Le pape répondit : Nous ne cesserons jamais de nous intéresser d'un cœur paternel à la terre de la mère comme à celle du fils. Et, toujours d'après la chronique de Henri le Livonien, après la clôture du concile, il renvoya tout joyeux les évêques d'Esthonie et de Livonie. Il leur avait renouvelé, avec le pouvoir de prêcher chez eux la croisade, celui de remettre les péchés aux pèlerins qui partiraient avec eux pour la Livonie, afin d'y défendre, contre les insultes des païens, l'église nouvellement organisée.

Quand on aura ajouté que le concile s'occupa de l'organisation ecclésiastique de l'île de Chypre en transportant le siège archiépiscopal de Famagouste à Nicosie et en créant un archevêque latin, et qu'il accorda à certaines congrégations d'importance internationale, telles que celles de Cîteaux et de Prémontré, l'exemption plus ou moins partielle des charges pécuniaires que la croisade devait entraîner pour monde chrétien, on aura signalé à peu près tous les incidents notables que les chroniques contemporaines attribuent an quatrième concile de Latran et donné une idée déjà suffisante de son activité.

 

Parmi les documents émanés du concile même et qui nous renseignent directement sur son œuvre, il faut citer, en première ligne, l'édit Ad liberandam terram. On y trouve l'énumération des mesures prises par le pape et par l'assemblée des évêques pour assurer, ce qui tenait tant au cœur d'Innocent III, la réalisation du projet de croisade.

Il fut convenu que le départ général de l'expédition aurait lieu le te juin de l'année suivante (1216) et que les forces chrétiennes, qui seraient transportées par mer, se concentre raient soit à Brindisi, soit à Messine. Les clercs croisés jouiront du revenu de leur bénéfice pendant trois ans, comme s'ils résidaient dans leurs églises. Les prélats forceront, même sous la menace de l'excommunication, s'il le faut, les hommes qui ont pris la croix à s'acquitter de leur vœu et à s'embarquer pour la Terre-Sainte. Les rois, ducs, princes, marquis, comtes, barons, tous les féodaux, et tous les bourgeois des cités, villes et villages qui ne prendront pas personnellement part à l'expédition, seront tenus de s'y faire représenter par un nombre de soldats proportionné à leurs ressources et de payer pour l'entretien de ces soldats pendant trois ans. C'est à ce prix qu'ils mériteront la rémission de leurs péchés. La n'élue indulgence est octroyée à tous ceux qui fourniront aux croisés ou feront construire pour eux les vaisseaux dont ils ont besoin, Les récalcitrants, ceux qui ne voudront ni partir ni payer, auront à répondre de leur abstention criminelle devant le souverain juge, au jour du Jugement.

Mais il ne faut pas qu'on puisse dire que les gens d'Église poussent les autres au sacrifice de leur personne ou de leurs biens et ne remuent pas eux-mêmes le petit doigt. Du haut en bas, l'Église est taxée. Le pape donne lui-même, pour sa part, 30.000 livres et le navire sur lequel partiront les Romains. Tout l'argent qui lui reste des aumônes envoyées à Rome a été remis au patriarche de Jérusalem, aux maîtres du Temple et de l'Hôpital pour les besoins de l'armée expéditionnaire. Tous les clercs, grands et petits, devront payer, pendant trois ans, le vingtième de leur revenu, à l'exception de certaines congrégations. Le pape et les cardinaux eux-mêmes payeront plus que les autres, le dixième de leur revenu.

En retour de leur sacrifice, les croisés seront exempts, pendant qu'ils seront au service du Christ, de toute taille, de toute exaction, de tout impôt. Ils sont placés sous la protection de saint Pierre, et les archevêques et évêques devront défendre, envers et contre tous, leurs personnes et leurs biens. Leurs créanciers n'auront pas le droit de les poursuivre et d'exiger d'eux les intérêts de leur dette. On aura recours au bras séculier pour obliger les Juifs à leur remettre aussi les intérêts qui leur sont dus. Les prélats qui montreront de la tiédeur ou de la négligence à faire rendre justice aux croisés et aux familles des croisés seront rigoureusement punis.

Puis vient la série des prohibitions, des menaces et des anathèmes. Anathème contre les pirates et les corsaires qui capturent les pèlerins pour les rançonner et entravent ainsi la croisade, car ceux-là sont, par le fait, les complices des infidèles. Anathème encore contre ces chrétiens impies qui vendent aux Sarrasins des vaisseaux et du matériel de guerre — ceci est dirigé contre les Vénitiens et contre les autres marchands des ports d'Italie qui n'ont jamais cessé de trafiquer avec le musulman —. Interdiction générale des tournois pendant trois ans. Ces fêtes sanglantes, où les nobles s'endettent et s'épuisent, sont un des obstacles les plus scandaleux qui s'opposent à l'œuvre chrétienne. Enfin, à la demande du concile, le pape édicte, pour tous les pays chrétiens, une paix générale de quatre ans. Les prélats de toute l'Europe ont charge de régler partout les différends, de faire conclure des trêves et de punir, par l'excommunication et l'interdit, les princes qui continueront à guerroyer.

Ce décret sur la croisade, qui ne faisait, en somme, que soumettre à la sanction plus imposante d'un concile œcuménique des mesures jà prises par les papes antérieurs et par notent III lui-même dans des circonstances analogues, se termine par ce qui devait le plus vivement frapper l'opinion et déterminer les consciences : la promesse de l'indulgence plénière, de la rémission générale des péchés à tous ceux qui prendront la croix et à tous ceux qui, sous une forme quelconque, participeront à l'œuvre sainte.

A cette législation étonnante qui décrétait l'exode de l'Europe sur l'Asie, la paix universelle, la libération de toutes les consciences coupables, il ne manquait que d'être observable et pratique. On avait songé à tout, dans ce décret de croisade, sauf à l'éventualité que la croisade ne se ferait pas. La chevalerie et surtout les hauts barons et les princes répondirent si mal à l'appel du pape et du concile que la grande expédition, en effet, n'eut pas lieu. Quant à la paix générale, elle resta naturellement dans le domaine des utopies.

Le concile pouvait avoir du moins l'espérance que, dans l'ordre de la réforme religieuse et de la réorganisation du sacerdoce, ses décisions seraient acceptées et prendraient force de loi Nous ne pouvons présenter ici, sur les canons du quatrième concile de Latran, une analyse détaillée, qui déborderait le cadre de cette étude, car le concile a touché à toutes les questions un peu importantes concernant le culte et la discipline ecclésiastique. Il suffira de rappeler les traits principaux de la réforme de 1215, en les plaçant dans un ordre logique qui fait défaut dans ces canons comme dans beaucoup d'autres documents législatifs du moyen âge.

Le texte latin des décrets ou canons est accompagné, dans Mansi, d'une traduction grecque médiocre, mais qui prouve que l'Église d'Orient, alors politiquement soumise à celle d'Occident, avait été représentée au concile e intéressée à ses opérations. Ce n'est pas seulement par le texte même des canons que nous connaissons l'œuvre religieuse du concile, Les chroniqueurs contemporains ou postérieurs nous en ont parlé. Ils ont même cité ceux de ces décrets qui leur paraissaient d'une importance ou d'une nouveauté particulière. Tel est le canon qui ordonnait aux Juifs de porter un costume spécial, celui qui condamnait les doctrines de Joachim de Floris et d'Amauri de Chartres, celui qui obligeait les laïques à se confesser et à communier une fois l'an, celui qui permettait le mariage entre parents à partir du cinquième degré, celui qui défendait de créer de nouvelles formes de vie monastique, etc. Du reste, ces chroniqueurs, comme nos journalistes d'aujourd'hui, citaient inexactement, faisaient des confusions fâcheuses ou même attribuaient au concile des mesures qu'il n'avait pas prises.

L'anecdotier anonyme, connu sous le nom de Ménestrel de Reims, et qui écrivait, il est vrai, à la fin du règne de saint Louis, affirme qu'en vertu d'un des canons de 1215, il fut décrété que le prêtre qui porterait l'hostie à un mourant serait accompagné d'un enfant de chœur sonnant une clochette. Il a inventé cette disposition : elle ne se trouve pas dans le texte de Mansi ni ailleurs. De même, le franciscain de la Souabe, qui écrivait, après 1292, la chronique intitulée Flores temporum, a consacré à la législation d'Innocent III un paragraphe qui est un singulier mélange de dispositions édictées par le concile et de décrets canoniques émanés d'Innocent III dans de tout autres circonstances et à une époque bien antérieure. Ce religieux est d'ailleurs fort mal informé, puisqu'il place le quatrième concile de Latran en 1209 et fait de l'hérésiarque Amauri un évêque de Chartres. Les chroniqueurs plus strictement contemporains, comme l'auteur de la Chronique de Saint-Martin de Tours ou le moine Aubri de Trois-Fontaines, ne commettent pas de pareilles erreurs. C'est dans ces deux annalistes qu'on trouve le plus de détails sur les calions de 1215. Aubri de Trois-Fontaines avait même commencé à nous donner l'analyse des 70 décrets : mais il a trouvé sans doute que c'était trop long, car il n'est allé que jusqu'au 17e inclusivement, et il s'est contenté de dire pour les autres : Suivent beaucoup d'autres articles, jusqu'au chiffre de 70. Le chroniqueur de Saint-Martin de Tours s'est borné, lui, à en résumer près d'une trentaine.

Il est certain que l'œuvre du concile présidé et dirigé par Innocent III a fortement excité partout la curiosité publique. Et, tout d'abord, les historiens du temps font à son sujet une double constatation qu'il est intéressant de relever. Les uns, comme le chroniqueur de Saint-Martin de Tours, observent (ce qui ressort du texte même des canons) que les dispositions prises par l'assemblée de 1215 ne sont pas toutes originales : beaucoup d'entre elles ne font que renouveler et confirmer les canons des conciles antérieurs, et notamment de celui qui fut tenu eu 1179 par le pape Alexandre III. Et cela pour une raison bien simple, applicable à tout le moyen âge, c'est que, s'il était facile de légiférer, il l'était beaucoup moins de faire appliquer la loi. Les décrets des conciles étaient mal observés ou ne l'étaient pas du tout. Les législateurs ne faisaient donc que se répéter.

A en croire d'autres chroniqueurs, plusieurs canons du quatrième concile de Latran n'auraient pas eu un meilleur sort. Il en est ainsi, par exemple, de la défense faite de créer de nouveaux systèmes de règles monastiques. L'auteur des Annales de Normandie remarque très justement que cette prohibition ne put être observée que pendant un laps de temps très court. Et lorsque à Ménestrel de Reims a appelé la disposition (canon 16) qui défendait aux prêtres de porter des chapes à manches, il ajoute : Et beaucoup d'autres commandements qui ne sont mie bien tenus ni gardés. Ceci parait correspondre à la réalité des faits. Les décisions d'un concile œcuménique et d'un pape tout-puissant inspiraient le plus grand respect. Mais, quand il s'agit du moyen âge, il faut toujours poser la question de savoir si la loi fut exécutée ; et comme Innocent III mourut quelques mois après l'avoir faite, il est probable qu'elle n'entra que partiellement et imparfaitement dans la pratique et le courant régulier des choses.

La première tâche et la plus essentielle pour le clergé réuni au Latran, c'était d'arrêter les progrès menaçants de l'hérésie. Les deux premiers canons sont donc consacrés à fixer le dogme. Ils nous donnent les principaux traits d'une profession de foi catholique : c'est un credo, et un credo dont tous les articles sont rédigés de manière à constituer une réfutation ou plutôt une négation des doctrines hérétiques les plus répandues, celles des Cathares, c'est-à-dire des Patarins d'Italie, des Albigeois de France, et celles des Vaudois. Cette préoccupation est tellement visible qu'elle n'a pas besoin d'être démontrée. Lorsque le concile dit, à la fin du premier canon : Non seulement les vierges et les hommes chastes, mais les gens mariés eux-mêmes peuvent parvenir à la béatitude éternelle, cela répond exactement à cette opinion rigoureuse des logiciens de l'hérésie albigeoise qui prétendaient que le mariage, était l'œuvre du principe mauvais, comme toute concession à la matière, et par lui-même, un obstacle au salut.

Dans le même ordre d'idées, le concile se crut obligé de condamner les affirmations qu'avait mises le fameux voyant de la Calabre, le moine Joachim de Floris, quand il réfuta l'enseignement du théologien Pierre Lombard sur l'essence de la Trinité. Ce dogme de la Trinité est la pierre angulaire du christianisme. La théorie de Pierre Lombard correspondait à la doctrine orthodoxe. Le concile la définit minutieusement, après avoir exposé non moins longuement l'erreur de l'abbé de Floris, mais il a soin d'ajouter que cet abbé n'a pas persévéré dans ses opinions, qu'il a soumis tous ses écrits la correction du pape et signé une lettre où il déclare adopter, en toutes choses, le credo de l'Église romaine. En revanche, l'hérésie panthéistique et apocalyptique d'Amauri, celui-là même dont les disciples avaient subi le supplice du feu à Paris, en 1210, cette hérésie est exécutée par le concile en cinq lignes. Aucun exposé e la doctrine amauricienne ; une brève et énergique flétrissure : Le dogme très pervers de l'impie Amauri, aveuglé par Satan, n'est pas à vrai dire une hérésie, mais une simple insanité.

Tous ceux qui ont adopté des doctrines contraires à la profession de foi orthodoxe qui vient d'être exposée, sont des hérétiques ; ils sont excommuniés et reconnus passibles des peines que le troisième canon énumère avec grand détail.

Ce code pénal est, assurément, très dur. Ceux qui sont condamnés pour hérésie doivent être punis par le bras séculier et privés de leurs biens. Si ce sont des laïques, ces biens sont confisqués ; si ce sont des clercs, ils sont dévolus aux églises. Excommuniés aussi ceux qui sont suspects d'hérésie et n'auront pu prouver leur innocence ; et, s'ils persistent un an dans l'excommunication, on les condamnera comme convaincus d'hérésie. Les pouvoirs séculiers sont obligés de punir les hérétiques ; les chefs d'État ou de seigneurie prêteront serment à cet égard, et s'ils se refusent à purger leur terre de l'hérésie, ils seront eux-mêmes excommuniés. Dans le cas où, malgré cela, ils s'obstineraient à ne pas remplir leur devoir, le pape aura le droit de délier leurs sujets du serment de fidélité et de livrer Leur terre aux catholiques. Ceci est la justification après coup de la croisade des Albigeois. On érige d'ailleurs en principe que tous les catholiques qui se dévoueront à la poursuite de l'hérésie auront droit à la rémission des péchés, à l'indulgence de croisade. Mais ce qu'il faut retenir surtout de ce troisième canon, ce sont les dispositions qui le terminent et qui ne constituent pas autre chose qu'une première ébauche de l'Inquisition, à cette différence près que les inquisiteurs ne sont pas des religieux appartenant à une congrégation spécialement chargée de prêcher et de punir les hérétiques. C'est aux archevêques et aux évêques que sont dévolus, dans leur ressort, la recherche et le châtiment de ceux qui auront abandonné l'orthodoxie. Tons les ans ils feront, à cet effet, ne tournée d'inspection dans leur diocèse. Les notables de chaque localité devront leur dénoncer les coupables, ceux qui tiennent des réunions secrètes ou simplement ceux qui ne vivent pas comme tout le monde. L'évêque fera venir les accusés et punira canoniquement ceux qui ne se purgeraient pas de l'accusation. Et le concile définit la pénalité qui atteindra l'évêque lui-même, s'il essaie de se soustraire à son devoir.

Nous n'avons pas à nous étonner de voir le concile de Latran organiser avec cette rigueur la répression de l'hérésie. C'était pour l'Église et pour la papauté une question de vie ou de mort ; depuis vingt ans, elles se débattaient avec peine contre une opposition qui prenait toutes les formes et s'attaquait à tous les fondements sur lesquels reposait le catholicisme tel que l'avait constitué le moyen âge. On remarquera seulement que, dans cet exposé de la pénalité et des moyens répressifs, il n'est mentionné nulle part que la peine de mort soit applicable aux hérétiques. On veut que le bras séculier les punisse, mais le genre de punition n'est spécifié que d'une façon très vague, en dehors de la confiscation des biens et de la perte des droits civils. Nous savons, en effet, par ailleurs, que la législation d'Innocent III, imitée de celle des papes précédents, ne punissait l'hérésie que de l'emprisonnement ou du bannissement et de l'expropriation. Après tout, n'était-ce pas là un progrès sur la justice sommaire du peuple, des rois et de certains prélats qui commençaient par envoyer les hérétiques au bûcher, sans même faire la plupart du temps la distinction indispensable entre les convaincus et les suspects ? Mais le progrès durera peu. Vingt ans après la mort d'Innocent III, quand la véritable inquisition, celle des Dominicains, fonctionnera, c'est la peine de mort, et surtout de la mort par le feu, qui aura prévalu.

Après les hérétiques, les schismatiques. Le concile a beau déclarer, dans le quatrième canon, que le christianisme grec est subordonné au christianisme latin, qu'il n'existe dans le monde chrétien qu'un bercail et qu'un pasteur, on peut prouver jusqu'à l'évidence que cette soumission des Grecs aux Latins n'était que théorique et temporaire. En fait, les Grecs continuaient à détester les Latins, qui le leur rendaient bien ; il n'existait entre les deux églises qu'un lien éphémère de subordination politique : au point de vue du dogme et des rites, elles restaient et elles resteront, elles sont encore aujourd'hui, tout aussi séparées et irréductibles que par le passé.

En face de la grande unité latine ou plutôt ans l'intérieur même du monde latin, il y a un élément réfractaire et disparate, les Juifs, aussi odieux qu'indispensables aux chrétiens. On les persécute par haine religieuse ou pour les dépouiller ; mais on les tolère plus souvent acore parce qu'on a besoin de leur argent, et qu'emprunter et être obéré semble être la condition même de l'existence pour les seigneurs d'Église comme pour les seigneurs féodaux. Quatre canons du concile de Latran sont relatifs à la question juive. Le concile veut qu'au point de vue financier, les chrétiens cessent d'être les victimes de la rapacité des usuriers juifs. Il veut qu'on puisse partout et en tous temps distinguer les Juifs des chrétiens, en les condamnant à porter des vêtements particuliers. Il leur défend, lors des grandes fêtes chrétiennes, de sortir dans la rue, de se moquer des cérémonies catholiques et de blasphémer le Christ. Il défend aussi qu'on donne aux Juifs des emplois publics. Enfin, il ordonne aux prélats de veiller à ce que les Juifs convertis et baptisés ne continuent pas à observer les rites de leur ancienne religion.

Telles sont les dispositions qui concernent et le dogme catholique et les relations du catholicisme avec les éléments d'opposition religieuse qu'il trouvait chez lui et autour de lui. Mais, naturellement, le plus grand nombre des canons sont ceux qui concernent la hiérarchie constitutive de l'Église et surtout la réforme du corps sacerdotal.

La hiérarchie est nettement affirmée dans le cinquième canon. C'est à l'Église romaine qu'appartient la primauté, parce qu'elle est la mère et la maitresse, mater et magistri de tous les chrétiens. Le pape est au-dessus des quat patriarches d'Orient ; c'est lui qui leur confer le pallium, qui reçoit leur serment de fidélité et d'obéissance ; c'est à lui qu'on peut en appeler de leurs décisions. Mais, en même temps que le concile subordonne les patriarcats à la papauté, il les classe : il confère le premier rang à Constantinople, le second à Alexandrie, le troisième à Antioche, le quatrième à Jérusalem. Ce classement, sans doute, ne donnait pas toute satisfaction aux prétentions des divers patriarches : il fut un temps où la primauté de Constantinople avait été vivement combattue par les cités concurrentes et niée par les papes eux-mêmes. Mais Constantinople possède maintenant un patriarche latin ; elle est soumise (au moins extérieurement) à l'Église romaine ; elle doit dominer les autres églises apostoliques qui se trouvent encore, en grande partie, sous la domination des musulmans.

Le grand souci d'Innocent III est de mettre dans le corps ecclésiastique, que la papauté domine et maîtrise, l'ordre, la discipline et la moralité, c'est-à-dire ce qui lui assurera le respect de l'opinion et les moyens de résister à l'hérésie.

À cet égard, le recrutement du personnel sacerdotal, à tous les degrés, doit être sévère ment surveillé. Et c'est pourquoi cinq canons sont consacrés aux élections ecclésiastiques. Le concile définit les différents modes d'élection, réprouve les élections clandestines, défend de laisser les sièges vacants plus de trois mois, prive du droit d'éligibilité les clercs qui auront recouru aux pouvoirs laïques et recommande aux prélats de soumettre la nomination des bénéficiaires à une sérieuse enquête. Pas de complaisance : les incapables ou les indignes doivent être impitoyablement, rejetés. Les conciles provinciaux et diocésains devront faire chaque année des enquêtes approfondies sur ce point. Les évêques et même les archevêques qui remplissent mal leurs devoirs de surveillance n'échapperont pas au châtiment.

Puis c'est la justice ecclésiastique qui attire l'attention du réformateur. Il restreint la facilité excessive des appels au juge du degré supérieur, et défend le plaideur contre l'arbitraire du juge. Il entend que la procédure soit écrite, qu'on n'assigne pas un accusé devant un juge trop éloigné et que le plaignant soit remis en possession, au moins provisoire, des biens dont il a été dépouillé, afin de pouvoir prouver son droit. Il ne faut pas s'étonner qu'Innocent III, juriste et juge extraordinairement occupé, ait consacré un assez grand nombre de canons aux questions d'ordre judiciaire et de procédure. Nul doute que ces textes n'aient exercé une action profonde et durable sur le droit canonique et séculier. En réglementant notamment la procédure pénale per inquisitionem, qui, dès la fin du XIIe siècle, avait été approuvée par des décrétales, le concile l'introduisait dans notre ancien droit, d'où elle a éliminé la procédure accusatoire.

Il faut plus de justice dans le monde clérical, mais il faut aussi plus de lumières. Déjà le concile de Latran de 1179 avait institué, dans chaque église cathédrale, un maitre chargé d'instruire gratuitement les clercs. Pour beaucoup d'églises cette décision était restée lettre morte. Innocent III la renouvelle et décide que non seulement dans chaque église cathédrale, mais dans toutes les autres églises on créera un professeur de grammaire. Chaque église d'archevêché n'en aura pas moins un maitre de théologie, theologus, qui aura mission d'enseigner sa science aux prêtres et de Leur apprendre tous leurs devoirs professionnels. Il est clair, d'autre part, que les évêques ne suffisent pus il la prédication. Ils devront désigner des prédicateurs chargés d'instruire les fidèles dans les églises et de pourvoir à tous leurs besoins.

Le difficile était de trouver les moyens efficaces de réformer les abus, les excès de pouvoir et surtout de corriger les mœurs. Besogne nécessaire et urgente ; aussi ne sera-t-on pas surpris qu'un grand nombre de canons aient été consacrés à cet objet. D'abord, il faut que la correction vienne de haut. Tous les ans, les métropolitains réuniront leurs suffragants dans le synode provincial ; chaque diocèse aura ses enquêteurs chargés de signaler les scandales et les abus, et, tous les ans, des décrets de réformes seront publiés dans les conciles diocésains. La correction s'exercera même sur les chanoines des cathédrales. C'est le chapitre qui, sur la réquisition de l'évêque et dans les délais fixés par lui, corrigera ses propres membres. S'il s'y refuse et si, par désobéissance, il va jusqu'à cesser l'office religieux, l'évêque le célébrera lui-même dans la cathédrale.

Suit la longue série des prohibitions qui ont pour objet de supprimer ou de diminuer les vices et les abus de toutes sortes dont l'Église est la première victime.

Mesures prises contre l'hérédité des prébendes : les fils de chanoines ne seront pas bénéficiés dans les églises de leurs pères. Contre la simonie : les religieuses ne seront pas reçues dans les couvents moyennant finance ; les évêques n'exigeront pas d'argent pour instituer les curés, les moines pour s'agréger des laïques, et les sacrements se donneront gratis. Contre l'abus de l'excommunication le concile limite le droit d'excommunier ; il permet aux excommuniés de récuser les juges suspects et de faire appel ; il défend qu'on excommunie ou qu'on absolve pour de l'argent. Contre le cumul des bénéfices : c'est en vain que le concile de Latran de 1179 l'avait défendu. Innocent III renouvelle la défense. On ne peut pas être titulaire de deux bénéfices comportant la charge d'ânes, ni exercer deux dignités dans la même église. Le pape seul a le droit d'enfreindre la loi sur ce point pour récompenser des mérites exceptionnels, des personnes illustres ou très lettrées. Notons ce privilège de Rome ; elle en abusera au point que le cumul des bénéfices et des dignités fleurira, au XIIIe siècle, comme si le concile de 1215 ne l'avait pas condamné.

Il faut que les ministres du Dieu de paix et de douceur conservent le caractère qui convient à leur apostolat. On leur défend de rendre des sentences judiciaires qui comportent le sang versé : la procédure sanglante doit être laissée aux laïques. A plus forte raison n'ont-ils pas le droit de guerroyer, de se mettre à la tête des bandes de routiers, d'arbalétriers, de soldats quelconques. Ils ne pourront ni exercer la chirurgie, qui les obligerait à brûler ou à couper les membres, ni même bénir les épreuves judiciaires, les supplices qui peuvent mal tourner pour le patient. Il ne leur est pas permis davantage de faire des métiers ou des commerces de laïques, surtout quand ils sont malhonnêtes, de hanter les mimes, les jongleurs, les histrions, de jouer aux dés, d'entrer chez les marchands de vin ou dans les auberges, à moins qu'ils ne soient en voyage. Ils doivent porter la tonsure et se vêtir d'habits fermés qui ne soient ni trop courts ni trop longs' Pas d'étoffes rouges ou vertes, pas de manches longues, pas de souliers en pointe, pas de selles ou d'éperons dorés, pas de bagues (sauf pour les évêques et les abbés), pas d'agrafes ou de courroies d'or et d'argent.

Un canon tout entier est consacré à l'ivrogne. rie chez les clercs ; un autre à l'incontinence. L'ébriété, dit le concile, pousse à la luxure. Il faut que les prêtres s'abstiennent de parier à qui boira le plus. On leur défend de chasser au fauve ou à l'oiseau, d'avoir des chiens et des oiseaux de chasse. On veut aussi que leurs églises soient bien tenues. Innocent III s'indigne contre les curés qui laissent le temple de Dieu et les objets servant au culte dans un état indescriptible de négligence et de saleté, et aussi contre ceux qui le remplissent d'un mobilier profane, de façon que leur église, dit-il, ressemble plutôt à une maison de laïque qu'à la basilique du Seigneur.

Une des dispositions les plus curieuses qu'ait prises le législateur de 1215, et l'une de selles qui ont le plus vivement frappé l'opinion contemporaine, concerne les reliques des saints. Innocent III ne veut pas que les prêtres fassent le commerce des reliques ni abusent du procédé qui consiste à les montrer pour de l'argent. Cet abus, dit-il, a été trop souvent reproché à la religion chrétienne. Et, sachant quelle immense quantité d'ossements sacrés plus ou moins authentiques circule à travers le monde, il défend l'exposition de toute relique nouvelle qui n'aura pas été approuvée et recommandée par la cour de Rome. Les évêques auront soin de ne pas permettre que les fidèles soient trompés par les fausses légendes ou les documents controuvés que produit l'esprit de lucre, ajoute-t-il, dans la plupart des localités. Il s'élève également contre l'usage abusif des quêteurs, généralement montreurs de reliques et exploiteurs de la crédulité populaire. Ils ne circuleront qu'avec une lettre signée du pape ou de l'évêque et ne demanderont rien en dehors de ce qui est contenu dans le texte de cette autorisation. Encore Innocent III, sur ce point, se méfie-t-il des évêques, et le concile leur impose la formule de l'autorisation pontificale, plus réservée. Enfin, il croit devoir formellement limiter le droit de conférer des indulgences. L'épiscopat en abusait au mépris de l'autorité supérieure du pontife romain. La validité de l'indulgence épiscopale ne devra pas dépasser un an.

Il ressort de ces dispositions que la réforme de 1215 ne s'applique pas seulement au clergé pris dans sa généralité ni au clergé inférieur. Elle vise tout aussi bien les chefs des églises, archevêques, évêques, hauts prélats. Le concile flétrit et prohibe les mauvaises habitudes d'un certain épiscopat. Il lui défend de passer la moitié des nuits à banqueter et à tenir des conversations illicites — sans parler d'autres actes plus graves, ut de aliis taceamus, dit le texte —. Il s'élève contre les évêques qu'on ne voit jamais à matines, qui ne disent la messe que quatre rois par an ou qui s'abstiennent même complètement d'y assister. Les prélats et même les légats du pape ne devront pas opprimer les fidèles et le clergé sous prétexte d'exiger les procurations ou un service quelconque, ni leur extorquer de l'argent pour une visite qui, en réalité, n'a pas lieu. Et, quand ils instituent des prêtres, ils sont tenus de les faire instruire on de leur donner eux-mêmes l'instruction. Le huitième canon, qui règle la procédure à suivre contre les clercs prévaricateurs, ne s'applique pas seulement à l'Église d'en bas, aux subordonnés des évêques, mais aux évêques eux mêmes, quand ils sont convaincus d'abus à pouvoir.

Les membres du clergé régulier, les moines, ont leur tour ; mais les canons qui les concernent sont très peu nombreux. Cela s'explique sans doute par ce fait, que beaucoup de monastères, sous le pontificat d'Innocent III, avaient été l'objet de décrets de réforme spéciaux. Le concile ordonne aux prélats de sévir contre les puissances laïques qui persécuteraient les moines dans leurs personnes eu dans leurs biens ; mais il veut aussi que les congrégations religieuses fidèles aux obligations de leur institut et que l'ordre et la paix n'y soient pas troublés. Il défend aux moines de se porte caution ou de rien emprunter sans la permission de la communauté, de faire partie de plusieurs monastères, de diriger plusieurs abbayes. Il stimule le zèle des évêques, qui devront veiller à ce que les abbayes observent la règle et ne s'endettent pas. Il renouvelle enfin, en la modifiant sur certains points, une importante décision d'Innocent III : la tenue obligatoire de chapitres généraux où les abbés de tout le royaume ou de toute une province se réuniront ; pour traiter des questions qui intéressent leur ordre et surtout de la réforme monastique. On décrète que ces assemblées auront lieu tous les trois ans et qu'elles désigneront des visiteurs chargés d'inspecter les monastères d'hommes et de femmes, d'y corriger les abus et d'y introduire toutes les réformes jugées indispensables. Cette inspection était déjà dans les traditions des ordres de Cluny et de Cîteaux ; elle sera dorénavant applicable à tous les établissements du clergé régulier. Mais, d'ailleurs, le concile estime qu'il importe de restreindre la multiplication excessive des systèmes nouveaux de vie monastique. Il est visiblement effrayé des tentatives innombrables qui se produisent partout pour fonder de pieuses confréries ouvertes aux laïques comme aux clercs et destinées à encourager l'esprit de réforme au delà peut-être des limites admises par une rigoureuse orthodoxie. De là le canon 13, qui défend de fonder une religion nouvelle, c'est-à-dire une nouvelle association religieuse. Que celui qui veut entrer en religion se soumette à l'une des règles monastiques déjà existantes. Que celui qui veut fonder une maison religieuse l'annexe à un institut déjà approuvé.

De l'éternel conflit qui mettait aux prises les deux fractions du monde clérical, l'Église séculière et l'Église régulière, c'est à peine si le concile de Latran a paru se préoccuper. On ne peut citer, à cet égard, que le canon 60, qui défend aux abbés d'empiéter sur la fonction de l'évêque, et le canon 55, qui interdit aux congrégations religieuses, comme celle des Cisterciens, d'acheter des terres soumises à l'impôt de la dîme. C'est que le privilège de Cîteaux voulait que leurs possessions ne fussent pas dîmables, et qu'il faut absolument, d'après le canon 56, que la dîme soit payée et que le droit du curé de paroisse demeure intact.

Mais qui paye la dîme ? Le fidèle qui ne porte pas tonsure et soutane, le laïque ; et le monde laïque est visé, lui aussi, par les décrets du quatrième concile de Latran. A l'époque d'Innocent III, le spirituel et le temporel sont encore tellement confondus et l'Église est si bien maîtresse de toutes les consciences, si habituée à intervenir dans le domaine de la vie civile, elle tient l'homme par tant de côtés à la fois qu'elle légifère en même temps pour le laïque comme pour le clerc. On lui reconnaissait alors le droit de régler, à son gré, les affaires de mariage, de patronage, de dîmes, de justice, de testaments, toutes matières dans lesquelles le monde séculier était intéressé au premier chef.

Sur la question du mariage, l'Église d'Innocent III veut être plus libérale que celle des, papes précédents. Elle abolit, par le fameux canon 50, la prescription ancienne qui interdisait les mariages entre parents en deçà du septième degré de parenté. Dorénavant, c'est la parenté au quatrième degré inclusivement qui sera la limite prohibitive, tant pour la consanguinité que pour l'affinité. Mais, si la mesure est libérale, le considérant est bizarre et d'esprit tout scolastique. Pourquoi le quatrième degré ? C'est que, pour les deux conjoints, la mariage entraîne la possession corporelle réciproque ; or, il y a quatre humeurs dans le corps de l'homme et de la femme, et ce corps est composé des quatre éléments dont la nature entière est constituée. D'ailleurs, si le concile entend faciliter les mariages, il ne veut que des mariages chrétiens et réguliers. Pas de mariages clandestins ; les enfants issus de telles unions ne seront pas tenus pour légitimes ; une pénalité sévère est édictée contre les prêtres et les moines qui y auront prêté la main.

Innocent III ne pouvait pas supprimer les patrons laïques des églises, mais au moins s'efforce-t-il de régler et de limiter leur pouvoir. Les patrons ne doivent pas conférer les cures : ils sont tenus de présenter à l'évêque le candidat de leur choix et un candidat reconnu apte à sa fonction ; ils n'ont pas le droit de le révoquer sans le consentement de l'évêque. Ceux qui auront mutilé ou tué leur curé (il faut croire que le fait n'était pas rare) seront déclins de leur droit patronal. Dans les conditions régulières, il faut que le patron de l'église laisse au curé de quoi pourvoir à ses besoins. Il y a de malheureux desservants qui n'ont, pour vivre, que la seizième partie des dîmes. Aussi arrive-t-il que, dans ces régions, on ne trouve, pour desservir les paroisses, que des gens complètement ignares.

La question des dîmes est vitale pour l'Eglise. Il faut que les laïques payent la dîme, sans chercher à frauder ou à tourner cette obligation, qui est stricte. Et ils doivent la payer à l'autorité ecclésiastique avant de s'acquitter des taxes qu'exigent d'eux les pouvoirs séculiers. la dîme d'abord, l'impôt après. Façon très claire de marquer la supériorité de la société ecclésiastique sur la société laïque. C'est en vertu de ce droit supérieur du prêtre que le canon 46, renouvelant une prohibition du concile précédent, défend aux municipalités de soumettre les clercs à la taille. Si le concile admet que les clercs ne doivent pas empiéter sur la juridiction laïque, il proclame énergiquement le principe que les laïques n'ont aucun pouvoir sur les choses d'Église, qu'il est interdit aux laïques de forcer les clercs, qui ne tiennent rien d'eux en fief, à leur jurer fidélité, et que toute législation laïque qui porte atteinte aux droits de l'Église est considérée a priori comme nulle et sans valeur.

Tout le moyen âge est là. L'Église peut beaucoup sur les laïques ; les laïques ne peuvent rien, sur elle. Il y a pénétration intime du spirituel et du temporel ; mais le spirituel est l'élément dominateur, assujettissant, et le temporel ne peut pas user de réciprocité.

Les deux canons les plus contraires à nos idées modernes sont le 21 et le 22. Le 21 décrète que tout fidèle qui a atteint l'âge de discrétion devra se confesser, une fois l'an, au prêtre de sa paroisse et communier au moins à Pâques. Ceci n'est pas une question de conscience individuelle, mais une loi stricte, que le concile ordonne de publier dans toutes les églises. Et le fidèle qui se dérobe à la loi sera expulsé de l'Église et privé de la sépulture chrétienne. Le canon 22, tout à fait dans le même ordre d'idées, est relatif aux médecins. Ne croyons pas que les médecins de ce temps soient libres d'agir comme ils l'entendent quand on les appelle au chevet d'un malade. Ils doivent avant tout l'engager à faire venir le médecin de renne, c'est-à-dire le prêtre. L'âme avant tout ; les soins du corps viendront après, et le remède matériel agira d'autant plus sûrement que le malade aura employé au préalable le remède spirituel. Et, si le médecin refuse de se conformer à cette loi, on le tiendra écarté de l'église jusqu'à ce qu'il ait fait amende honorable. Et l'on pense bien qu'à pareille époque un médecin excommunié ne trouvait pas beaucoup de clients.

Au total, que voyons-nous dans cette législation d'un concile œcuménique présidé et inspiré par Innocent III ? Le renouvellement d'un certain nombre de mesures édictées par ses prédécesseurs, des idées réformatrices qui lui appartiennent en propre, quelques mesures d'un libéralisme évident et qui constituent un progrès social, le désir très sincère de rendre l'Église plus éclairée, plus morale, plus digne de sa mission. Mais là encore apparaît cette tradition du catholicisme médiéval qui a laissé sur le système religieux des temps postérieurs une impression difficile à effacer : l'affirmation énergique de la supériorité du clerc et du droit que s'attribue l'Église de soumettre le laïque à sa domination et à ses lois.

 

Après la dernière séance générale, ce 30 novembre 1215, les opérations du quatrième concile de Latran étaient terminées. Les assistants prirent congé du pape ; mais, avant de les laisser partir, s'il faut en croire tout un ensemble de témoignages qui concordent, Innocent III exigea d'eux des sacrifices pécuniaires auxquels ils ne se résignèrent pas sans protester. Il est vrai que ces témoignages émanent de prélats ou de moines anglais. En Angleterre, on raillait volontiers la cour de Rome et l'on n'avait pas, pour la papauté, une affection sans mélange. Mathieu de Paris, en particulier, a dit, sous une forme plus qu'acerbe, beaucoup de mal des papes et de leurs légats. Néanmoins, l'affirmation d'un autre chroniqueur, Gérald de Barri, qui fut plutôt un ami Innocent III, vient corroborer la sienne, et, dans les détails très précis qu'ils donnent l'un et l'autre, il est bien difficile de ne pas reconnaître une certaine part de vérité.

Mathieu de Paris s'est plu à répéter, dans plusieurs de ses œuvres historiques, que, lorsque les prélats vinrent demander à Innocent III la permission de quitter Rome, le pape sollicita de chacun d'eux, à titre d'aide, une certaine somme qu'ils furent obligés d'emprunter, à gros intérêts, aux banquiers, c'est-à-dire aux usuriers de la curie, dépense qui s'ajouta aux frais de voyage pour lesquels ils durent également contracter des emprunts[6].

Et quand le même chroniqueur, racontant par la suite des événements dont il fut plus immédiatement le contemporain, nous parle des exigences financières d'un des successeurs d'Innocent III, Innocent IV, qui rançonna lui aussi les évêques dans une circonstance toute semblable, il ajoute : L'exemple lui avait été donné par son devancier, Innocent III ; car celui-ci, dans le dernier concile, inventa ce précédent déplorable d'avoir extorqué de l'argent à chaque prélat qui s'en allait, sans avoir égard aux dépenses et aux périls de toute sorte que comportait leur voyage à Rome.

A entendre Gérald de Barri ou Le Cambrien, le pape ne se serait montré aussi exigeant que parce qu'il voulait relever à tout prix la situation financière de l'Église romaine. Et c'est pourquoi il fit tous ses efforts pour obtenir de chaque église du monde entier le dixième de ses revenus, applicable aux besoins du Saint-Siège. Mais la majeure et la meilleure partie du concile et du clergé universel refusèrent de subir cette contribution, si bien que le pape n'obtint pas en cette affaire le succès qu'il désirait et que cette conception de sou esprit ne fut qu'imparfaitement réalisée.

Nous avons peine à croire qu'Innocent III ait montré, dans les requêtes pécuniaires qu'il adressa aux membres du concile lors de leur dispersion, l'avidité cynique que lui attribue Mathieu de Paris. Il y mit sans doute plus de formes ; mais le fait en lui-même ne parait pas douteux, car d'autres témoignages, provenant des plaideurs de toute origine qui séjournaient à Rome pour leurs procès, ne laissent pas le moindre doute sur le caractère presque obligatoire du cadeau fait au pape et aux cardinaux par les ecclésiastiques qui prenaient congé de la curie[7]. Quel que fût le désintéressement personnel de ce pape, il est certain qu'il ne parvint pas, malgré ses efforts, à changer les habitudes vénales de son entourage, et que, pour payer les frais d'une administration et d'une diplomatie qui embrassaient l'Europe entière, pour subvenir à ses libéralités envers le clergé et les pauvres, pour payer les frais de ses constructions il lui fallait bien continuer cette exploitation financière de la chrétienté, qui sera singulièrement développée et perfectionnée par ses successeurs.

 

Cet exposé sommaire des résolutions prises par le concile de Latran ne serait pas pleinement intelligible, si nous ne faisions pas connaître, au moins dans ses lignes essentielles, la politique suivie par Innocent III pour réformer l'Église en la maîtrisant.

Il fallait que l'action fie son gouvernement se fît sentir dans tous las établissements religieux de In chrétienté et attestât, pour chacun d'eux, la nécessité de la protection et de la surveillance dont il les entourait. Cette action profita, sans doute, dans la plupart des cas, il la cause de l'ordre, de la paix et de la moralité générale, mais elle assurait, en même temps, la domination effective du maître. En protégeant l'Église contre ses ennemis, et en la défendant contre elle-même, contre ses excès et ses vices, Innocent croyait légitimer son immense pouvoir et le caractère absolutiste de sa monarchie.

Quoique théologien et juriste, il avait trop le sens des réalités pour ne pas comprendre que la société ecclésiastique, obligée de compter et de vivre avec ses adversaires, nobles ou bourgeois, devait se résigner aux concessions et, tout en se défendant, rester fidèle aux règles du droit. A côté des nombreuses lettres qu'il écrivit pour soutenir les clercs et les moines molestés par les laïques, il s'en trouve quelques -unes où il demande l'absolution des nobles excommuniés à tort, et d'autres où il donne ouvertement raison à des bourgeois contre leur évêque. En 1207, il oblige l'évêque du Puy à restituer à ses diocésains l'argent dont ils avaient été injustement dépouillés. L'acte d'équité de ce pape, qui ne craignait pas de condamner un puissant seigneur ecclésiastique pour rendre justice à des manants, dut faire sensation dans le monde religieux.

Ce cas n'était d'ailleurs pas fréquent. De toutes les parties de l'Europe chrétienne, les plaintes adressées à la curie dénonçaient surtout l'immense brigandage des nobles, qui avait commencé avec la féodalité et ne devait finir qu'avec elle : monastères pillés, abbés maltraités, évêques persécutés ou mime chassés de leurs sièges. Le pape a fait ici ce qu'il a pu, avec les moyens peu efficaces dont il disposait. On a vu, par nos précédentes études, qu'il n'a rien négligé pour empêcher les souverains de rançonner leur clergé et d'entreprendre sur les droits de l'Église ; à plus forte raison 'l'hésitait-il pas à sévir contre les barons et les châtelains coupables d'opprimer les clercs et de les voler. Ses registres sont remplis de lettres où il recommande à ses agents d'excommunier ces malfaiteurs et d'interdire leur terre. Quand il s'agit d'un puissant seigneur, il adresse lui-même, directement, au coupable ses reproches et ses menaces. En 1203, il foudroie le comte d'Auxerre, Pierre de Courtenai, parent de Philippe-Auguste :

Tu oublies ton propre salut et tu semble t'attacher à perdre ton âme : ne sois dune pas surpris que, pour commencer ma lettre, je ne te salue pas. A qui dois-tu ta dignité ? A tes mérites ? Non, mais à Dieu et à ses bienfaits, et voilà que levant le talon contre lui, tu lui rends le mal pour le bien, et ta tyrannie ne pouvant rien sur le chef, tu tâches de l'exercer sur les membres. Tu marches sur l'Église de Dieu tu veux étouffer la liberté ecclésiastique dans la personne de notre vénérable frère, l'évêque d'Auxerre. Pour obéir à ton cœur impénitent, tu amasses contre toi des trésors de colère qui éclateront au jour du jugement suprême. Ta conscience portera témoignage contre toi ; les mains et les pieds liés, tu seras jeté dans les ténèbres extérieures, et, consumé par les flammes vengeresses, tu demanderas en vain à cet évêque de tremper le bout de son doigt dans l'eau et d'en rafraîchir ta langue. Et tu entendras alors la voix du Seigneur qui te dira : Ce que tu as fait à l'un de mes plus humbles serviteurs, tu me l'as fait à moi-même. En le maltraitant, tu as touché la pupille de mon œil : mais voici qu'est arrivé enfin le jour de rétribution et de vengeance, où chacun sera traité selon ses mérites. Que pourras-tu répondre, malheureux, pour ta défense ?

Quand Innocent menaçait les nobles récalcitrants de l'excommunication en ce monde, et du feu éternel dans l'autre, il ne se faisait guère illusion sur l'effet qu'il allait produire. Pour forcer Pierre de Courtenai à changer de conduite et à faire amende honorable, il lui fallut agir sur Philippe-Auguste et recourir au bras séculier.

L'arme de l'excommunication s'usait tous les jours davantage ; les déprédateurs des terres d'Église s'habituaient à la supporter, et retardaient de plus en plus le moment où leur conscience se décidait à demander grâce. Au prieuré de la Charité-sur-Loire, les moines avaient pris l'habitude, quand ils ne pouvaient résister aux agresseurs et qu'ils étaient las de les excommunier sans profit, d'interrompre le sacrifice de la messe, au moment de la communion, de se prosterner à terre, et de prononcer une oraison spéciale où ils imploraient Dieu pour ceux qui les persécutaient et les dépouillaient. Innocent III les engage, en 1204, à persévérer dans cette pratique qu'il déclare excellente. Le Seigneur, leur dit-il, vous a donné l'exemple de prier pour ses ennemis ; continuez à le suivre avec humilité et dévotion ; par l'effet de vos prières, les méchants cesseront de faire le mal, et vous jouirez de la' paix et du repos que vous désirez.

Pour en venir à un pareil moyen de défense, il fallait que la situation fût, bien mauvaise, et c'est ce qui ressort des considérations mélancoliques et découragées par lesquelles s'ouvre la lettre pontificale dont je viens de citer la conclusion. Nous le constatons avec douleur, la malice des hommes en ce inonde est si grande, l'audace des malfaiteurs s'est accrue de telle façon, qu'ils ne se contentent pas d'étendre leurs mains avides sur les droits et les biens du clergé et de voler au gré de leur caprice. L'Église et se possessions sont, pour eux, comme ces mannequins sur lesquels les archers s'exercent à tirer. Ils poursuivent les religieux d'une haine exécrable, et ne cessent de troubler médisaient leurs saintes méditations. Et voilà des mures qui osent se dire chrétiens et qui nt tout l'opposé de l'ouvre du Christ ! Ils se jouissent de leurs méfaits, exultent de leurs 'iules et restent sourds à nos sommations.

A ne considérer que ses lettres comminatoires, Innocent III semble avoir déployé moins vigueur contre la féodalité et les puissances laïques d'en haut que contre la bourgeoisie. En suce, on le voit confirmer et renforcer les communications dont les évêques avaient frappé une foule de gouvernements municipaux : Saint-Orner, Cambrai, Rouen, Limoges, etc. Mais c'est surtout en Italie qu'il prit les mesures plus rigoureuses pour maintenir dans leur intégrité les droits et les domaines des clercs. Là, en effet, il agissait directement pour sauvegarder ses intérêts propres. A toutes les cornues italiennes il adressait, en termes violents, le même reproche. Quel était le crime de ces bourgeois ? Ils voulaient assujettir le clergé aux taxes municipales, et le rendre justiciable de leurs tribunaux, ce qui équivalait à supprimer, sous toutes ses formes, le privilège ecclésiastique. Quand les clercs résistaient, on les mettait hors la loi, ou on les chassait de la cité. C'était le renversement de l'organisation sociale du moyen âge. Innocent III partageait toutes les préventions des hommes de sa condition au sujet des communes, d'autant plus que nul n'eut à souffrir plus que lui de leur hostilité et de leur esprit d'indépendance. Les communes faisaient échec, en Italie, à ses revendications temporelles, et elles étaient, en même temps, pour la plupart, des foyers d'hérésie, On comprend qu'il ait soutenu avec une énergie particulière cette lutte ardente de tous les jours. Il en sortit rarement victorieux.

En 1207, il se donna la satisfaction de publier, à Viterbe, un décret solennel ainsi conçu : Nous condamnons et nous cassons tous les actes législatifs des laïques qui seraient contraires aux droits et aux règlements de l'Église, tous ceux qui auraient pour effet de nuire aux clercs et aux établissements religieux. Nous les réprouvons et les révoquons au nom de notre double autorité, spirituelle et temporelle. Nous défendons à nos fidèles, sous peine d'excommunication, de les observer, et aux juges et aux notaires de les enregistrer et de les faire exécuter, sous peine d'être privés de leurs offices. C'était proclamer encore le principe de la supériorité du pouvoir religieux sur le pouvoir civil. Sans doute le pape ne l'appliquait ici qu'aux sujets particuliers du Saint-Siège, aux habitants du patrimoine de Saint-Pierre, mais le désir et la prétention du pouvoir pontifical étaient d'étendre ce régime à l'Europe entière. Dans une, lettre de 1198 relative à l'évêque de Passau, il avait donné à la formule toute sa force : Toute coutume, c'est-à-dire toute loi, qui est en opposition avec les institutions canoniques, n'a par cela même aucune valeur. Il échoua dans ses efforts pour faire triompher ce principe, parce qu'il se heurtait à une évolution irrésistible dont le moyen âge ne verra pas la fin. Il échoua contre l'opposition déjà forte de l'esprit laïque. Qu'on ne s'y trompe pas. Il ne pouvait s'agir, au commencement du XIIIe siècle, d'une laïcité antireligieuse ou libre-penseuse mais d'une laïcité qui, sans cesser d'être croyante pouvait être anticléricale, et qui le fut, en effet, surtout dans les villes, et avec passion. Cet esprit d'indépendance séculière inspirait à la fois, en haut comme en bas de la société, et la résistance des monarchies 'nationales, et celles des bourgeoisies émancipées.

 

Aujourd'hui on peut et on doit juger de la qualité d'un personnel d'Église par la valeur intellectuelle et morale du clergé inférieur, Si l'on appliquait ce critérium au moyen âge, on se ferait de l'Église d'Innocent III, prise dans son ensemble, une idée absolument défavorable et qui ne serait pas juste. Les curés et les desservants de cette époque, surtout ceux des campagnes, se trouvaient encore, au point de vue de la capacité et de la moralité professionnelles, dans des conditions mauvaises et même, sur bien des points, déplorables. La paroisse, aujourd'hui simple organe ecclésiastique, n'appartenait pas alors seulement à l'Église, représentée par l'évêque ou par son délégué, l'archidiacre. Elle était, par certains côtés, la propriété de celui qu'on appelait le patron. Ce patron était souvent un laïque, le maître du château voisin, un simple chevalier, un habitant notable du village, parfois un personnage plus important, le comte, le duc ou même le roi. Le patron laïque jouissait de l'église placée sur son territoire comme d'une propriété de famille qu'on se transmettait de père en fils. Outre les satisfactions d'amour-propre, la première place dans l'église, les honneurs dans les processions, il prenait une part des revenus de la paroisse, part qu'il pouvait vendre, donner, engager, comme toute autre propriété. Il avait enfin le droit de présenter à la cure, c'est-à-dire de désigner le curé, sous la réserve de l'acceptation et de l'investiture de l'évêque. En bien des endroits, le curé n'était, dans la réalité des choses, que le fondateur, l'associé, le gérant, le fermier du patron. On devine à quelles transactions commerciales devait donner lieu cette présentation aux cures par des laïques pressés de convertir leur patronage en argent comptant.

En théorie, l'évêque, renseigné par l'archidiacre et le doyen, faisait subir au postulant un examen, et ne devait l'investir de la charge d'âmes que s'il le trouvait apte à sa fonction et réunissant les conditions canoniques d'âge et de moralité. Mais comment tous les évêques pouvaient-ils faire leur devoir, à une époque où manquaient les facilités de communication et les moyens réguliers et efficaces de contrôle ? La plupart du temps, l'évêché se contentait d'approuver le choix fait par les patrons. L'examen était dérisoire. Le candidat déclinait un substantif latin, conjuguait un indicatif, énonçait les temps principaux d'un verbe, chantait un peu, et c'était tout.

La loi n'était pas seulement inappliquée, on la tournait. Le candidat qui redoutait l'examen de son évêque se faisait ordonner par un évêque d'un autre diocèse, d'une autre province, ou même par un de ces évêques in partibus (transmarini) qui pullulaient. Il lui suffisait de présenter à son diocésain l'acte d'ordination scellé d'un sceau épiscopal quelconque. Et quand, par hasard, le chef du diocèse, pris de scrupule, refusait d'accepter le curé présenté par le patron, alors le candidat évincé en appelait à Rome. L'appel à Rome permettait toutes les rébellions. Dès qu'on veut corriger les clercs, s'écrie le prédicateur Pierre de Poitiers, ils en appellent au tribunal suprême du pape. Ils mettent leur joie à intenter des procès à leurs supérieurs et bravent orgueilleusement leur évêque. Sitôt qu'on essaie de les punir, les voilà qui se mettent à crier : à Rome, à Rome ! Ils circonviennent le seigneur pape, lui insinuent mille mensonges, et calomnient tous ceux sont au-dessous d'eux.

La papauté elle-même finit par trouver intolérable cet abus criant de l'appel, funeste à toute hiérarchie, à toute discipline. Et Innocent III fit comme ses prédécesseurs : il restreignit lui-même le droit qu'avait le clergé paroissial de recourir à la curie. En 1198, l'évêque de Modène se plaint que certains de ses prêtres fassent le métier d'usurier, s'habituent à la fornication et à l'adultère, et que, lorsqu'on veut leur infliger les châtiments canoniques, ils les éludent en invoquant la justice romaine. L'appel à Rome, lui répond Innocent III, a été fait pour empêcher les faibles d'être opprimés et non pour faciliter l'impunité aux criminels. Et il ordonne à l'évêque de punir, surtout en cas de flagrant délit, sans tenir compte de l'appel.

Il ne pouvait pas ne pas essayer d'introduire n peu de moralité et d'ordre dans les rangs inférieurs du sacerdoce. Mais devant l'étendue du mal et la difficulté d'atteindre ces clercs, qui vivaient isolés dans les campagnes, plus ou moins assujettis aux laïques, et trop facilement soustraits à la surveillance épiscopale, que pouvait-il faire d'efficace pour la réforme des mœurs ? Il eût voulu, au moins, tout d'abord, conformément à la tradition des grands papes réformateurs du dernier siècle, que l'argent ne fût pour bien dans la transmission des petits comme des rands bénéfices d'Église, et il engage notamment les évêques à punir la simonie et les simoniaques. Cette semence d'iniquité pullule encore, écrit-il en 1198 à l'évêque de Worcester, au point que, dans ton diocèse, les dignités d'Église se vendent au grand jour et que les coupables ne peuvent dissimuler leur crime. Nous t'autorisons à les châtier nonobstant tout appel. Même scandale, public aussi, dans l'église de Coventry. Innocent ordonne à l'évêque de remplacer immédiatement tous les clercs dont la simonie aura été prouvée ; ceux qui ne seront que suspects devront se disculper dans les formes légales.

Il ne faut pas que les fonctions ecclésiastiques s'achètent ; mais il est tout aussi contraire au bon ordre et à la tradition de l'Église qu'elles deviennent héréditaires. La tendance du clergé paroissial à se transmettre les cures de père en luis inquiète visiblement Innocent III. Il écrit, en 1202, à l'évêque d'Exeter : Nous avons appris que, dans ton diocèse, il arrive, la plupart du temps, qu'à la mort des vicaires ou des curés en titre, leurs fils s'installent dans les églises vacantes, sans que tu en sois prévenu. Voulant remédier à ce fléau, nous t'autorisons à chasser de leur siège et à priver de tout bénéfice d'Église ces fils de clercs qui se sont substitués ainsi immédiatement à leur père, et ne tenir aucun compte des appels à Rome qui auront été interjetés par eux au détriment de la discipline ecclésiastique. Le même abus se produisait dans le diocèse de Winchester. En 1205, Innocent III ordonne à l'évêque de prendre les mêmes mesures, de remplacer les fils de curés par d'autres personnes nommées dans les conditions canoniques. Si les patrons qui ont le droit de présentation persistent à rendre les cures héréditaires, l'évêque, au nom de l'autorité apostolique, nommera d'office lui-même les curés.

Tout ceci tendrait à prouver qu'en dépit des protestations et des actes de rigueur, la grande loi du célibat ecclésiastique n'était pas facilement appliquée. Dans le diocèse de Norwich, certains curés n'hésitaient pas à contracter mariage publiquement, solennellement, en présence de l'Église, in conspectu ecclesie, dit la lettre pontificale de 1203 ; et, au lieu de donner alors leur démission, ils continuaient exercer leur fonction et à jouir de leur bénéfice. Innocent III s'élève vivement contre ce scandale : Il est de vérité évangélique, dit-il, que l'homme ne peut servir deux maîtres à la fois. Celui qui songe à plaire à sa femme, s'occupera moins des choses de Dieu. Le prêtre marié est comme partagé en deux personnes : il n'a pas la pleine possession de lui-même. L'évêque de Norwich devra donc priver de leurs bénéfices les clercs qui ont pris femme, toujours sans tenir compte des appels, d'autant plus, ajoute le pape, que les gens de cette espèce sont toujours disposés à dilapider les biens de leur paroisse.

Une autre lettre pontificale, adressée, en 1202, à une abbesse de la Lorraine, prouve que les mêmes abus se produisaient tout aussi bien sur le continent. Et ce dernier texte est même particulièrement instructif, en ce qu'il énumère tous les procédés dont usaient les clercs de paroisse pour transmettre à leur famille le pouvoir curial et les biens paroissiaux. Les clercs qui tiennent de toi leur église et leur bénéfice, écrit le pape à l'abbesse de Remiremont, se substituent, comme par droit de succession, leurs fils ou leurs neveux, s'efforçant par là de rendre héréditaire le sanctuaire de Dieu. En effet, ils font investir de leur vivant leur fils ou leur neveu de la totalité du bénéfice qu'ils possèdent eux-mêmes, de façon à ce que ce bénéfice ait deux titulaires, et que, si l'un vient à mourir, l'autre lui succède naturellement, sans partager avec personne. Il arrive ainsi, continue le pape, que des enfants de cinq ans, ou même des personnes complètement idiotes, obtiennent le titre de curé. Si le clerc pourvu du bénéfice n'a pas de fils ou de neveu à qui il puisse le transmettre, s'il n'a qu'une fille ou une nièce, il lui constitue ce bénéfice en dot, une dot dont il dispose comme de son patrimoine familial. Et si le bénéficiaire meurt, avant d'avoir pu faire investir de sa cure son fils ou son neveu, ce fils ou ce neveu n'en font pas moins tous leurs efforts pour lui succéder dans sa fonction et pour jouir de ses revenus. Et si enfin le bénéficiaire n'a pas de descendants directs qui puissent se substituer à lui, c'est un laïque de ses proches parents qui reçoit d'un clerc quelconque l'église vacante et qui en touche le produit. Et quand l'abbesse se refuse à consacrer de son assentiment de pareilles pratiques, et à investir ces clercs du bénéfice qu'ils réclament, furieux, ils pillent les biens du monastère, dépouillent les églises qu'ils revendiquent, et ne cessent de chercher de mauvaises querelles à l'abbesse ou de lui susciter partout des ennemis. Pour conclure, Innocent III défend absolument que les bénéfices qui sont à la nomination de cette abbesse soient conférés intégralement à deux personnes ; que le fils puisse y succéder immédiatement à son père ; qu'on puisse les constituer en dot : et que les parents du titulaire en prennent possession par droit d'hérédité.

On comprend que, pour parer à ce danger de la laïcisation de l'Église par en bas, le pape travaille de toutes manières à remettre le clergé paroissial dans les conditions d'indépendance et de spiritualité où il doit vivre. Et il s'efforce, sans relâche, d'assurer un meilleur recrutement du personnel. Dans une lettre adressée, en 1207, à l'évêque de Paris, il défend que l'examen de capacité qu'on impose aux clercs désignés par les patrons se passe hors de la présence de l'évêque ou de son délégué. En 1198, il casse l'acte d'un archidiacre de Laon qui avait conféré une cure à un adolescent âgé de moins de vingt ans. La même année, il constatait avec indignation que, dans l'archevêché d'Auch, les clercs, qui ne peuvent pas, pour cause d'incapacité, obtenir une paroisse de l'autorité religieuse, s'adressent aux seigneurs laïques et se font pourvoir et installer de force par eux dans les cures. Il faut expulser ces intrus, écrit-il à l'archevêque, et punir des peines canoniques les évêques qui auront négligé de s'opposer à de tels agissements.

Une autre sorte de scandale est l'obstination que mettent les possesseurs de bénéfices à ne pas prendre les ordres et à échapper par là aux obligations et aux travaux du sacerdoce. Beaucoup de curés et même d'archidiacres et de doyens n'étaient pas prêtres. L'évêque de Genève (1199), l'évêque de Winchester (1205), l'archevêque de Reims (1205), sont invités à exiger de ces clercs qu'ils se fassent régulièrement ordonner ; s'ils s'y refusent, six mois après la sommation qu'ils auront reçue, on leur enlèvera leurs bénéfices pour les conférer à d'autres. Le pape interdit de même, en 1205, au clergé paroissial du diocèse de Winchester l'abus très commun alors des suppléances. II ne veut pas voir se renouveler l'étrange spectacle de ces cures où le titulaire ne fonctionne pas, où le vicaire qui le remplace, ne résidant pas lui-même, fait faire la besogne sacerdotale par un sous-vicaire, de telle façon que la plus grosse part des revenus de la paroisse est absorbée par des intermédiaires inutiles, et que le desservant réel n'a plus les ressources nécessaires pour suffire aux besoins de la fonction. Innocent condamne fortement ces arrangements irréguliers, qu'il appelle un marchandage néfaste, negociatia nefaria. C'est par là, dit-il, qu'on ruine l'Église et qu'on scandalise les laïques. Il réprouve enfin, dans sa réponse à la consultation d'un archidiacre de Metz, en 1210, le cumul des cures et des droits paroissiaux.

D'autre part, la papauté, protectrice des faibles, entend que ce clergé ne soit pas livré sans défense aux abus de pouvoir et à l'exploitation des évêques eux-mêmes. En 1209, Innocent apprend que l'évêque d'Évreux, toutes les fois qu'il investissait un nouveau curé, exigeait de lui son revenu entier d'une année, et vendait, en les affermant, les doyennés ruraux de son diocèse. Il fait signifier à l'évêque d'avoir à cesser immédiatement ces pratiques détestables, et le menace, en cas de récidive, des peines canoniques. Il condamne aussi les archidiacres (1199) qui venaient s'installer, avec une suite trop nombreuse, dans les paroisses soumises à leur visite, et abusaient du droit de gîte au point d'épuiser en une heure les provisions du presbytère. Et, quand un prélat mieux inspiré et plus humain, tel que Renaud, évêque de Chartres, déclare, par charte solennelle, aux curés de son diocèse, qu'ils n'auront plus à craindre de lui ni violences, ni exactions, ni impositions de tailles, qu'il ne les frappera de suspension que dans les cas où l'exigera la stricte justice, et qu'il ne saisira leurs biens sous aucun prétexte, à moins qu'ils ne meurent intestats, Innocent III se hâte (1198) de confirmer ces dispositions libérales et de donner ses ordres à l'archevêque de Sens pour que rien ne s'oppose à leur exécution. Le début de la lettre qu'à cette occasion il adresse aux curés chartrains est à retenir : Quand les prélats des églises, dit-il, sont entraînés, par des considérations généreuses, à prendre des mesures conformes à ce que veut l'esprit de piété et de légalité, nous ne pouvons que nous en réjouir et les consacrer de la faveur apostolique ; car il arrive trop fréquemment que des habitudes contraires les inclinent plutôt à des actes mauvais, usus proclivior ira pejora.

Le bas clergé vit, en grande partie, de l'impôt en nature prélevé sur les récoltes et sur l'élevage, c'est-à-dire de la dîme, et la dîme a été, visiblement, l'un des sujets de préoccupation d'Innocent III. A l'époque où il gouvernait, non seulement les laïques continuaient à percevoir indûment les dîmes d'Église, mais beaucoup de propriétaires, grands et petits, cherchaient, par tous les biais imaginables, à échapper à cet impôt. De là les lettres nombreuses où le pape engage les évêques à sévir, sans hésiter, soit contre les laïques qui détiennent illégalement les dîmes, soit contre les mauvais payeurs qui voudraient frauder le fisc ecclésiastique. Écrivant, en 1199, à l'évêque de Verceil, il développe sa théorie sur l'obligation et la légalité de la dîme, et nous fait connaître les divers procédés auxquels les laïques avaient recours pour s'y soustraire. Cette théorie n'a rien d'original ; elle est de tradition chez tous les clercs du moyen âge. La dîme est d'institution divine. C'est, à la fois, le signe de la domination universelle que Dieu exerce sur tous les fidèles de la chrétienté, et la ressource par laquelle il entretient les ministres de son culte et les pauvres qui sont à la charge de son église. Or, qui a donné la terre aux hommes, sinon Dieu ? et comment les laïques peuvent-ils refuser à Dieu, le seigneur spirituel de l'univers entier, le maître de la création, les redevances que, dans l'ordre terrestre, le vassal ne dénie pas son seigneur temporel et le colon à son propriétaire ? En vertu de ce raisonnement, le pape condamne, avec force, ceux qui tendent à éluder le devoir strict de tous les chrétiens. L'évêque de Verceil a dénoncé à Rome les résistances qu'opposent à la perception de la dîme non seulement les propriétaires de son diocèse, mais ceux de plusieurs diocèses voisins, et voici comment se manifeste cette résistance. Les uns veulent bien la payer, mais déduction faite des dépenses effectuées pour l'achat de la meute et le travail du labourage, ce qui restreint singulièrement le revenu de l'église paroissiale. D'autres ne se refusent pas non plus à l'impôt, mais, avant de l'acquitter au curé, en prélèvent une part qu'ils donnent à d'autres clercs, à d'autres églises, à des pauvres, même qu'ils emploient à d'autres usages, ou à de leur caprice. D'autres, alléguant que les curés mènent une vie abominable, ne veulent rien payer du tout. D'autres enfin prétendent que l'autorité publique, qui leur a conféré en fief leur propriété, leur a donné, par là même, la jouissance de tout ce qu'elle apporte, et ils comprennent la dîme au nombre de ces produits. Innocent III autorise pleinement l'évêque de Verceil à user des rigueurs canoniques, de l'excommunication et de l'interdit, contre tous ceux qui, sous quelque prétexte que ce soit, voudraient enlever à l'Église et aux clercs, leur revenu légitime ou simplement le diminuer.

Dîme et patronage sont des questions connexes. Tantôt Innocent III est obligé de rappeler à l'ordre, comme il l'a fait en 1204, dans le diocèse d'Évreux, les patrons laïques qui s'imaginent tenir de leur pouvoir sur l'église paroissiale celui de percevoir les dîmes. Tantôt, au contraire, il est obligé de maintenir, comme représentant du droit, la situation légale des laïques dont le patronage est bien établi ; et l'on remarquera encore, à l'honneur de la justice pontificale, qu'en plusieurs circonstances elle a rempli tout son devoir et rendu des verdicts défavorables aux intérêts ou aux prétentions du clergé. Tantôt enfin, Innocent est intervenu pour empêcher les patrons ecclésiastiques, surtout les abbés, de prolonger indéfiniment la vacance des cures afin d'en toucher les revenus. Pour ces difficiles affaires de patronage, essentiellement litigieuses, l'Église ne donne pas moins de mal au pape que les laïques : les clercs se disputent entre eux avec âpreté les revenus des paroisses, la nomination des desservants, et leurs querelles et leurs procès aboutissent souvent à Rome.

Dans les dernières années du XIIe siècle, il y avait à Ribemont, gros village des environs de Saint-Quentin, une église dédiée à saint Pierre. Elle était placée sous le patronage de l'abbaye voisine de Saint-Nicolas-des-Prés. La circonscription paroissiale, assez étendue, englobait une autre localité, Villers-le-Sec : mais il n'y avait qu'un curé pour desservir Ribemont et Villers. Les habitants de ce dernier village demandèrent à l'évêque de Laon qu'on érigeât leur chapelle en paroisse indépendante : car ils avaient une petite' église à eux, Notre-Dame, où l'on baptisait et où l'on enterrait de toute ancienneté. Ils représentaient que la distance entre Ribemont et Villers était trop grande pour que le prêtre de Ribemont pût convenablement desservir les deux églises. D'ailleurs ce prêtre habitait l'enceinte du château de Ribemont : il lui était difficile d'en sortir, surtout la nuit, et il arrivait alors que les habitants de Villers mouraient sans avoir reçu l'extrême-onction et sans avoir pu faire leur testament.

Cette affaire de dédoublement donna lieu à un long procès qui fut évoqué à Rome. L'abbé de Saint-Nicolas et le curé de Ribemont ne niaient pas que leur paroisse fût divisée. Ils affirmaient que les revenus de l'église de Ribemont ne suffisaient pas à entretenir deux desservants. Les gens de Villers, au contraire, excités par un clerc qui aspirait à devenir titulaire de paroisse future, réclamaient obstinément la séparation. Mais on ne se borna pas à plaider et à épuiser tous les degrés de juridiction : on en vint aux voies de fait.

Fort de certain jugement rendu, le prêtre de Villers, se croyant déjà curé, pénétra un jour avec ses fidèles dans la chapelle de Notre-Dame. L'abbé de Saint-Nicolas accourut pour lui en interdire l'entrée : on le mit à la porte, et il se plaignit même d'avoir reçu des coups. Les gens de l'abbaye revinrent en force, et entourèrent la chapelle que le prêtre de Villers refusait de quitter. Il y fut gardé à vue par des sentinelles qui ne lui permettaient pas de sortir, et privé d'aliments pendant quatre jours. On voulait le réduire par la faim. Le malheureux serait mort plutôt que d'abdiquer ce qu'il croyait être son droit, si l'évêque de Laon n'avait donné l'ordre de faire cesser sa réclusion. Innocent III finit, le 16 mai 1198, par autoriser le dédoublement. Mais le village de Villers, trop pauvre, ne pouvait pas nourrir son nouveau curé. L'abbé de Saint-Nicolas et le curé de Ribemont mirent la plus mauvaise volonté à donner au desservant de Villers une part des revenus de l'ancienne paroisse. Il fallut qu'en 1204, l'évêque de Laon intervint de nouveau, sur l'ordre du pape, pour régler le différend. Attendu, dit-il, que depuis le dédoublement, le prêtre de l'église de Ribemont a moins de travail, et que celui de Villars manque de ressources, l'abbé de Saint-Nicolas sera tenu de servir à ce dernier, tous les ans, un muid de blé sur la pension fournie au curé de Ribemont.

C'est ainsi que la papauté arrivait à s'immiscer dans les plus petits incidents de la vie ecclésiastique, et à faire prévaloir partout sa souveraineté.

 

Au temps d'Innocent III, les chapitres étaient, essentiellement et en droit, des collections de chantres et d'officiants, fonctionnaires de la prière publique, mais aussi, par le fait, des collèges de propriétaires, formant seigneurie temporelle, possédant terres, vassaux et sujets. Et c'est par là qu'ils étaient profondément engagés dans la féodalité. On n'avait pas besoin d'inciter Innocent à intervenir dans les affaires de ces corps, ou les préoccupations temporelles tenaient trop de place au détriment des vrais intérêts de l'Église. Quand même ses convictions de réformateur ne l'y auraient pas poussé, le souci de sa domination l'aurait conduit à étendre, à fortifier, là encore, son autorité, aux dépens de celle des évêques et des métropolitains. Depuis le XIe siècle, la papauté, inconsciemment ou non, aidait les chapitres à se constituer en corps privilégiés vivant de leur vie propre, affectant de ne reconnaître au-dessus d'eux que l'autorité de la cour de Rome. Ils s'appuyaient sur le pape pour opposer leur juridiction à celle de l'évêque, et empiéter sur ses prérogatives. Quel que fia l'esprit d'équité d'Innocent III, et son désir sincère de respecter tous les droits, de maintenir la hiérarchie traditionnelle de l'Église, il contribua lui-même fatalement à l'ébranler, en s'immisçant tous les jours dans la vie intérieure des communautés de chanoines. Ne les défendait-il pas contre l'épiscopat, au nom d'un pouvoir supérieur à celui des chefs des diocèses ?

Cette intervention si fréquente, il la justifie, il est vrai, par le devoir qui lui incombe de veiller au maintien de la vie spirituelle dans le clergé séculier. Continuant d'abord la grande tradition des papes réformateurs de l'âge précédent, il encourage le mouvement qui tendait à transformer les chapitres séculiers, trop peu édifiants, en communautés de chanoines d'une observance plus sévère, soumis à la règle de saint Augustin, ou même encore en communautés de moines, surtout de moines cisterciens. L'Angleterre, à ce point de vue, lui causa d'assez grands soucis, car les évêques y cherchaient partout à remplacer les moines de leurs chapitres[8] par des chanoines séculiers. En 1198, Innocent III oblige l'évêque de Coventry, qui avait chassé son personnel monastique pour lui substituer des clercs, à défaire qu'il avait fait et à réintégrer l'ancien chapitre dans sa condition première, dans son pouvoir et dans ses biens. L'affaire était d'autant plus délicate que l'évêque avait agi avec l'autorisation du pape Clément III, et Innocent est obligé de condamner la faiblesse de son prédécesseur. Il déclara qu'il ne comprenait pas comment ce pape avait pu se laisser entraîner à tolérer et à couvrir un acte aussi injurieux pour l'ordre monastique que contraire à la discipline générale de l'Église.

Comme on ne pouvait pas transformer tous les chapitres, il fallait bien se contenter de les rendre meilleurs, tout en leur laissant leur constitution primitive. Et, depuis la première année du pontificat d'Innocent jusqu'à la dernière, les évêques de toute l'Europe ne cessent de recevoir des bulles qui les invitent à réprimer les abus, ou confirment les mesures qu'ils ont prises spontanément pour la correction des chanoines. C'est ainsi qu'il est intervenu, pour approuver ou pour sévir, à Tournai, à Angoulême, à Oria, à Saintes, à Loches, à Troyes, à Mâcon, à Arles, à Périgueux, à Compiègne, à Saint-Martin de Tours, à Bazas, à Osma, à Reims, à Spolète, à Meaux, à Auxerre, à Bath, à Saragosse, à Laon, à Volterra, à Magdeburg, etc. Pas un coin de la chrétienté n'échappe à cette active surveillance qui s'occupe de tous les détails.

Beaucoup de lettres d'Innocent III ont pour but de fixer d'une manière plus équitable le nombre des chanoines, et par conséquent la répartition des prébendes : question de première importance. Il faut contraindre les chapitres, au bout d'un certain nombre d'années, à changer cette répartition, car la valeur de ces lots de terres et de revenus peut diminuer ou s'accroître dans des proportions considérables, et l'égalité entre les prébendes n'existerait plus. Il faut aussi obliger les chapitres à augmenter le nombre de leurs membres, et par suite multiplier les prébendes, car le domaine capitulaire s'agrandissant par les donations ou augmentant de valeur, ceux qui en jouissent ont une tendance bien naturelle à vouloir rester peu nombreux. C'est précisément à cette époque qu'on vit se multiplier les décrets de réforme des chapitres, imposant suit des améliorations partielles, soit une réorganisation générale de la communauté. En 1204, 1208, 1211, 1213, 1216, des règlements modifient l'ancienne constitution du chapitre de Notre-Dame de Paris. Et, pour ne parler que de la France, d'un bout du pays à l'autre se produisent les mêmes efforts pour régulariser la vie canoniale et mettre les chapitres en harmonie avec les besoins nouveaux de l'Église et les exigences croissantes des fidèles. Règlements de 1208 à Chartres, de 1207 et 1208 à Saint-Spire de Corbeil, de 1201 à Laon, de 1212 à Saint-Salvi d'Albi, etc., tous ces statuts se ressemblent : l'esprit de réforme s'attaquait surtout aux mêmes abus. Ce sont des mesures prises pour obliger les chanoines à résider et s'acquitter de leurs obligations, pour répartir lus équitablement les prébendes, pour régler es droits des dignitaires et les rapports des chanoines avec l'évêque, pour créer de nouveaux, officiers, pour organiser, sur de meilleures bases, l'administration des domaines du chapitre, pour préciser le mode d'élection des fonctionnaires, et notamment des doyens. Beaucoup de ces ordonnances réformatrices ont été sans doute confirmées par Innocent III, ou rendues même à son instigation. Ii n'est pas toujours facile de définir exactement la part personnelle qu'il y a prise : mais toute sa correspondance prouve il quel point il se préoccupait de réglementer les instituts canoniaux de manière à y faire régner la régularité, la moralité et la paix.

La paix ! c'était peut-être ce qu'il y avait de plus difficile à obtenir, tant l'Église d'alors était militante et rude. Beaucoup de ces chanoines, d'origine noble, partageaient les sentiments, les préjugés, les passions exubérantes, les goûts de bataille de leurs pareils. Faute de dépenser leur énergie et leur besoin de mouvement dans les guerres, ils se dédommageaient par les révoltes de corps, les conflits des droits et des fonctions, et l'âpre concurrence des intérêts. Leur cloître et leur église n'apparaissent pas, il s'en faut, comme des asiles de calme et de recueillement. Sans parler des luttes que les chapitres avaient à soutenir, dans les campagnes et dans les villes, contre les éternels ennemis de la propriété ecclésiastique, nobles et bourgeois, et pour ne rien dire de ce type curieux, mais exceptionnel, le chanoine casqué et cuirassé qui passait sa vie à batailler sur les grandes routes, comme celui de Saint-Julien de Brioude, obligé de se défendre journellement contre les attaques féodales, il faut bien constater que les églises cathédrales et collégiales étaient alors le sujet et le théâtre de conflits innombrables et toujours renaissants. Ces procès se transmettaient de génération en génération et quelques-uns ont duré presque autant que le moyen âge.

Dans les villes où existent plusieurs chapitres, il y a concurrence et lutte entre les différentes communautés de chanoines. Il faut qu'Innocent III intervienne, de 1198 à 1205, entre le chapitre régulier de Saint-Sauveur de Venise et le chapitre séculier de Saint-Barthélemi qui se disputent les droits paroissiaux ; en 1202, entre les chanoines de Sainte-Geneviève de Paris et ceux de Saint-Victor, qui prétendent tous posséder l'eau de la Bièvre ; en 1205, entre les chapitres de Saint-Salvi et de Sainte-Cécile d'Albi, aux prises pour la possession d'une église ; en 1210, entre les chapitres de Notre-Dame et de Sainte-Croix d'Étampes qui guerroient pour des questions d'argent. Il arrive souvent que le chapitre cathédral veut faire sentir durement sa prééminence aux simples collégiales, plus ou moins désireuses d'être indépendantes c'est la loi générale du temps, l'hostilité du suzerain et de ses vassaux. En 1206, les chanoines de la cathédrale de Châlons font un étrange usage de leur supériorité. Ils donnent l'ordre de démolir l'église du chapitre vassal de Saint-Nicolas, sous prétexte que cette église était trop voisine de la cathédrale. Les prêtres de Saint-Nicolas adressent au pape une plainte énergique. Innocent III condamne le chapitre de Saint-Étienne à rebâtir l'église de Saint-Nicolas, sur l'emplacement même de celle qu'il a détruite. Il fallait empêcher, même dans ce monde sacerdotal, que les petits ne fussent mangés par les grands.

Au sein même du chapitre cathédral, parmi les seigneurs prébendés, les passions sont vives et les querelles pullulent.

Conflits électoraux, d'abord. Pour l'élection de hauts dignitaires, il arrive presque toujours que les chanoines se divisent. La minorité ne cède pas à la majorité, parce qu'au moyen âge, les votes ne se comptent pas seulement, ils se pèsent. A côté de la major pars il y a la sanior pars et chaque parti prétend représenter l'opinion la plus saine. Alors c'est la lutte ouverte poussée souvent jusqu'aux voies de fait dans l'église même, et finalement le procès porté devant la cour de Rome. Soit qu'on fasse appel à sa médiation, soit qu'il agisse d'office pour réformer les élections qu'il juge illégales, Innocent III surveille, en maitre absolu, le recrutement des corps de chanoines. Si la cause de l'ordre et de la moralité y gagne souvent, l'autocratie pontificale y trouve aussi le moyen de se fortifier.

Hors des périodes électorales, la paix, dans les ;chapitres, n'est jamais de longue durée : disputes entre chanoines au sujet des prébendes et des droits paroissiaux, luttes des simples prébendiers contre les dignitaires, qu'on accuse d'outrepasser leurs pouvoirs et d'accaparer les revenus qui devraient être affectés à la communauté entière ; conflits du chapitre avec les prévôts chargés de l'administration temporelle du domaine, et qui naturellement tendaient à regarder les prévôtés comme leur bien propre et à dépouiller la communauté de ses propriétés et de ses revenus. Contre l'ardeur des appétits et la sauvagerie des mœurs, la papauté était malheureusement impuissante, et, malgré ses efforts, le sang coulait. A Lincoln, en 1205, le sous-doyen est assassiné, devant l'autel de Saint-Pierre, par un vicaire de la même cathédrale. Les gens du sous-doyen arrêtent le meurtrier, le coupent eu morceaux, puis traînant ses restes mutilés hors de la ville, suspendent le cadavre à une fourche patibulaire.

La cause la plus générale des discordes et des désordres dans les corps capitulaires, c'est la situation ambiguë de l'évêque, à la fois collègue et supérieur des chanoines. La cathédrale appartient à l'évêque, mais aussi au chapitre : elle est le terrain indivis et étroit où ces deux puissances sont forcées de vivre côte à côte, et par conséquent le théâtre de leurs rivalités et de leurs luttes. Cette rivalité revêt toutes les formes et nait de mille causes différentes. L'évêque et son chapitre, deux frères ennemis, se disputent tout : l'église elle-même, les objets de son trésor, la juridiction sur les paroisses, le droit d'élire certains fonctionnaires du diocèse, notamment les archidiacres, le droit d'excommunier et d'interdire.

A ce point de vue, comme à tant d'autres, la correspondance d'Innocent III est extrêmement curieuse. On y voit, à chaque page, des évêques dénoncés, accusés par leurs chanoines avec qui ils sont en guerre ouverte. Il y a peu de cités où la cathédrale ne soit pas, un moment ou l'autre, un champ de bataille. L'évêque, autrefois maître absolu de son église, est contraint maintenant d'y partager le pouvoir avec la seigneurie collective des chanoines, ses frères. Il les voit grandir à ses côtés, conquérir peu à peu, la richesse, la juridiction, l'indépendance temporelle et même spirituelle. En vain veut-il résister au courant : Rome est contre lui. Et, en effet, la plupart des procès et des querelles que nous venons de citer se sont terminés par un arrêt de la justice d'Innocent III, qui donne généralement raison aux chapitres.

Certes, l'esprit de pacification et d'équité qui inspire ce pape est hors de doute, et nous croyons à sa sincérité profonde, quand il fait rédiger, en ces termes, le préambule de sa lettre de 1198 relative à l'affaire de Langres. C'est pour nous une grande affliction, écrit-il, quand nous voyons des discordes s'élever entre les hommes d'Église qui sont tenus de prêcher la paix. Les matières inflammables s'accroissent chez nous peu à peu, et les incendies se propagent, alors que, dans le corps de l'Église, tout devrait être conforme à l'unité et à l'harmonie pacifique qui en est la règle. Toute querelle entre ecclésiastiques nous cause une peine infinie, mais surtout quand nous voyons la guerre éclater entre le père et les enfants, et la division s'introduire chez ceux qui ne devraient avoir qu'un corps et qu'une âme. Tu es la tête de ton église, poursuit-il en adressant à l'évêque de Langres, et mes chers fils, le doyen et les chanoines de Langres, sont les membres de cette église et les tiens. Combien nous voudrions vous voir unis étroitement les uns aux autres par les liens de la charité, afin que vous portiez d'un commun accord le fardeau commun ! toi, prenant ta part des douleurs qui affligent tes membres, et eux, à leur tour, te rendant les services qu'ils te doivent dans l'unité de l'esprit.

Belle image et conseils excellents ! mais combien l'idéal du chef de la chrétienté répondait peu à la réalité des choses ! Quand les dénonciations, les accusations et les plaintes de tous les chapitres d'Europe arrivent à son tribunal, au lieu de les accueillir du premier coup, il procède avec sa prudence et ses scrupules de juriste ; il ordonne des enquêtes ; il délègue des commissaires spéciaux chargés de s'assurer des faits, et il ne rend son verdict qu'en connaissance de cause. Mais, par le fait, les évêques qu'il a absous, comme celui de Besançon en 1198, ou qu'il a défendus contre leurs chanoines comme celui de Durham en 1204, et celui de Beauvais, en 1205, ne sont pas très nombreux. La plupart du temps il les condamne, et presque tous les règlements qu'il a élaborés et imposés pour mettre fin à ces conflits sont rédigés dans l'intérêt des chanoines et pour favoriser leurs prétentions. Le type de ces traités de paix est celui qui fut conclu, en mars 1205, entre l'évêque de Bath et son chapitre de moines. Il consacre, presque dans toutes ses clauses, la défaite des revendications épiscopales. L'évêque obtient le quart des propriétés et des revenus du diocèse ; on détermine soigneusement la petite partie du territoire ou sa juridiction et ses droits patronaux ne seront pas partagés ; on décrète qu'il ne pourra choisir les dignitaires du chapitre sans le consentement de la communauté, et que les offices inférieurs ne seront pas à sa nomination. Ici, évidemment, comme en bien d'autres cas, la papauté intervenait en souveraine, mais aussi en partie intéressée.

Qu'elle en eût conscience ou non, elle faisait prédominer l'élément sacerdotal, que représentaient les corps de chanoines et surtout les chapitres réguliers, sur l'élément politique et mondain, l'épiscopat. A cette époque et dans tous les pays chrétiens, les évêques avaient, aux yeux du pape et de ses conseillers, un tort très grand : ils étaient trop dociles aux volontés des rois. Rome leur reprochait de préférer trop souvent les intérêts nationaux ou dynastiques à ceux de l'Église universelle et de son chef, le vicaire de Dieu.

 

D'intérêt du pape comme monarque absolu, et comme chef de la chrétienté, responsable de la moralité et du bon ordre dans la société ecclésiastique (l'équité veut qu'on ne sépare jamais ces deux points de vue), était de surveiller de très près le recrutement du personnel épiscopal, et d'avoir la haute main sur lest nominations de prélats. L'idéal même de la papauté exigeait que le pape fût le grand électeur, sinon l'unique électeur des évêques de la chrétienté entière, et cet idéal faillit presque être atteint au déclin du XIIIe siècle. On ne proclama jamais cette ambition en droit, théoriquement, mais on arriva presque alors à la réaliser en fait, par les procédés les plus divers. Innocent III, quoiqu'on en ait dit, était tout l'opposé d'un révolutionnaire : ce canoniste avait plutôt le tempérament conservateur, respectueux des traditions et des droits anciens dans l'Église, bien que très hardi et d'humeur conquérante dans ses rapports avec les laïques et les États. Il n'a jamais voulu, et il n'a jamais dit surtout qu'il voulait confisquer à son profit la liberté des élections épiscopales, mais sa correspondance nous donne la preuve qu'elles l'ont toujours gravement préoccupé, et que, dans cette vue, il a tendu fortement les ressorts administratifs qu'il avait en mains. Quels que fussent ses principes et ses intentions, en fait, son intervention dans la création des évêques s'est produite, d'une manière ininterrompue, dans toutes les parties du monde chrétien et il n'a jamais cessé de trancher, comme arbitre ou comme juge suprême, les différends électoraux qui étaient alors innombrables. En droit, selon la règle, ce sont les chapitres qui élisent ; en réalité, déjà de son temps, un très grand nombre de nominations d'évêques se sont faites à Rome, sous ses yeux, sous son influence, et un certain nombre d'évêques ont été ordonnés et consacrés par ses mains.

A coup sûr, il est un domaine exclusivement réservé au pape et dont Innocent III a revendiqué, pour lui-même, l'absolue et l'entière propriété. Lui seul peut déposer les évêques, lui seul peut les autoriser à abdiquer, à se démettre, lui seul peut les transférer d'un siège épiscopal à un autre. Depositio, cessio, translatio, cette triple prérogative n'appartient qu'à l'évêque de Rome, et c'est quelque chose de très remarquable que l'insistance et l'énergie avec lesquelles Innocent III l'a réclamée dès les premiers mois de son avènement. Vingt fois, il a développé dans ses bulles la théorie que voici. L'évêque est marié à son église, attaché à elle par un lien spirituel infiniment plus fort que la chaîne qui unit entre eux deux époux. Le mariage spirituel est aussi et plus indissoluble que l'autre. Dieu seul a le droit de le défaire, et son représentant ici bas, le pape, ne peut autoriser la déposition, l'abdication ou la translation des évêques qu'en vertu d'un droit divin. Ici son droit humain serait insuffisant et ne peut être en question : c'est par la seule volonté de Dieu qu'un pasteur peut être séparé de son troupeau.

Du moment qu'il s'agit de la volonté de Dieu exercée par l'entremise de son vicaire, il n'y a ni opposition, ni résistance possibles. Mais il faut dire qu'en général Innocent III n'a pas abusé de son droit. II n'a surtout pas abusé de la déposition. Déposer ou révoquer un évêque ! Acte grave, presque révolutionnaire ! Il ne s'y est résigné qu'aux époques de crise et lorsque les intérêts les plus urgents du Saint-Siège étaient en jeu. C'est ainsi qu'il a laissé les légats du Languedoc déposer des évêques coupables de tiédeur ou même de complicité en face des progrès de l'hérésie albigeoise, et ses légats d'Allemagne, pendant le schisme impérial, remplacer les évêques favorables à Philippe de Souabe par des partisans d'Otton de Brunswick. Mesures de circonstance, exceptionnelles, qui s'expliquent par l'ardeur de la lutte et les nécessités d'une grande action politique. Encore recule-t-il souvent devant cette extrémité, et cherche-t-il à obtenir le résultat par des moyens moins radicaux, en y mettant tous les ménagements possibles.

L'abdication n'est pas non plus un procédé qu'il autorise volontiers, car il a peur que les évêques n'en abusent, par faiblesse, par lâcheté, pour se dérober à la lutte. Il fait tous ses efforts, au contraire, pour les retenir. D'autre part, il n'encourage pas davantage les translations et toujours pour le même motif : le caractère sacré et indissoluble de l'union spirituelle du prélat avec son église. Il y avait cependant le cas de l'avancement : un évêque pouvait être promu à un évêché plus important, ou à un archevêché. Innocent III lui-même, qui avait fait donner l'évêché de Cambrai à son ancien professeur, Pierre de Corbeil, le nomma quelque temps après archevêque de Sens, malgré la résistance du chapitre qui ne voulait pas d'un archevêque imposé. Mais cette sorte d'avancement n'avait rien de régulier, et se produisait beaucoup moins souvent qu'on ne serait tenté de le croire. Les chanoines des églises archiépiscopales tenaient à exercer Leur droit d'électeurs et n'acceptaient pas volontiers un évêque tout fait.

En tous cas, dans ces affaires de translation, la papauté était souveraine, car il n'y avait pas d'élection ; il fallait que le chapitre demandât son nouvel évêque à Rome, qui pouvait le lui refuser. Et si l'on voit Innocent III proclamer, avec tant de vigueur et si souvent, son droit exclusif de transférer les évêques, c'est que quelques mois après son avènement, il s'était trouvé en présence d'un fait qui l'indigna et l'irrita profondément. En 1198, un très haut personnage d'Allemagne, le chancelier du roi Philippe de Souabe, Conrad de Querfurt, s'était transporté, de sa propre autorité, du siège d'Hildesheim dans celui de Würzburg.

La question intéressante est de savoir quels ont été, en face de la situation ordinaire et normale, la libre élection d'un candidat par le chapitre de l'église cathédrale, les principes et les actes d'Innocent III.

Ses principes étaient ceux de la tradition et des lois canoniques. Théoriquement, il ne s'en est jamais écarté : il a toujours respecté en droit la liberté des électeurs légaux. Mais, en fait, la liberté électorale des chanoines était constamment limitée ou annulée pat : le pouvoir qu'avait le pape de casser les élections et de trancher, en dernier ressort, les litiges électoraux. Casser les élections, Innocent ne s'en est pas fait faute ; et quelle que fût l'excellence des intentions qui déterminaient sa conduite, il est clair que la fréquence des annulations prononcées par lui n'était pas pour les électeurs un encouragement exercer leur prérogative et profitait au contraire au prestige de la puissance romaine, Il a largement usé de son droit de veto. Les chanoines électeurs devaient y regarder à deux rois avant d'élire, car ils ne couraient pas seulement le risque, si leur procédure était jugée vicieuse ou leur élu inapte à sa fonction, de voir leur choix méconnu par l'autorité suprême, mais encore d'encourir la punition canonique de la suspension.

De ce que le chef de l'Église casse une élection, il ne faudrait pas croire que l'élu fût définitivement écarté. Il est avec la curie et avec le droit canon des accommodements.

En 1202, Hartwig, élu évêque d'Augsburg, est repoussé par Innocent III comme bâtard, et bâtard dans des conditions vraiment particulières. Son père était homme d'Église : au moment de sa paternité, il n'avait que les ordres mineurs, il est vrai ; et sa mère, au moment où elle l'eut, était novice dans un monastère, mais elle n'avait pas fait vœu de chasteté ; elle ne fit profession qu'après. Nous l'avons élu, ce candidat, écrivent les chanoines d'Augsburg à Innocent III, parce qu'il est de haute naissance, qu'il a la science et les mérites voulus, que nous ne pouvions nous accorder que sur son nom, et que, si nous nous étions divisés en voulant élire une autre personne, l'autorité laïque en aurait immédiatement profité pour nous imposer un évêque de son choix. — Vous n'aviez pas le droit de l'élire, leur répond Innocent III, puisqu'il était inéligible comme bâtard : vous pouviez seulement le postuler à Rome, et je serais autorisé à vous priver de votre pouvoir électoral et de la jouissance de vos bénéfices pour trois ans. Il casse donc l'élection. Mais il ne punit pas les électeurs, et même il leur accorde leur candidat, non à titre d'évêque, mais comme chanoine chargé d'administrer l'évêché. Biais très commode, car il permettait de tourner la loi quand on ne pouvait pas être évêque, on pouvait être administrateur, mais quand on était administrateur, on arrivait bien vite à être évêque. Moins d'un an après, Innocent III donnait l'épiscopat à Hartwig parce que les temps, dit-il, étaient troublés, qu'on ne prouvait pas en nommer un autre sans danger pour l'église d'Augsburg, qu'il était personnellement très sympathique, très obéissant, très dévoué au siège apostolique.

C'est par le même procédé qu'en 1199, Rainald, sous-diacre de l'Église romaine et chapelain d'Innocent put prendre possession de d'archevêché de Capoue. Il n'avait pas trente ans : or le canon du dernier concile de Latran était formel : on ne pouvait pas devenir évêque sans être dans sa trentième année. Il avait été élu par plus des deux tiers du chapitre, car il était on seulement persona grata à Rome, mais il avait pour père un des grands barons du royaume de Naples, le comte de Celano. L'accord une grosse majorité se fit donc sur son nom. Il y eut pourtant une opposition. Au moment où les opérations électorales commençaient par une invocation au Saint-Esprit, un des archidiacres du chapitre demanda qu'on fit silence, et s'écria : Le seigneur pape veut que nous fassions une élection canonique : je m'oppose à ce qu'on en fasse une qui ne le soit pas, et j'en appelle à Rome. — Qu'entendez-vous par une élection canonique, lui crie-t-on aussitôt ? — Il répondit que le droit canon défendait d'élire un clerc d'une église étrangère, du moment qu'il se trouvait, dans l'église qui faisait des personnes capables d'occuper le siège épiscopal. Malgré l'appel, l'élection eut lieu, et l'affaire vint à Rome. Il s'agissait d'un personnage important de la curie, et il est intéressant de voir comment Innocent III justifie lui-même une élection qu'il aurait sans doute cassée, avec sa décision ordinaire, dans des circonstances différentes. Ce canon du concile de Latran, dit-il en substance, a été fait surtout pour empêcher que les chanoines d'une église ne soient victimes d'une pression du pouvoir laïque, qui voudrait leur imposer un candidat étranger. C'est une loi destinée à les protéger contre cette éventualité fâcheuse. Mais les clercs de Capoue sont bien libres, s'ils le veulent, de renoncer au bénéfice de cette clause qui les protège. Et d'ailleurs, l'Église romaine, laquelle appartient Rainald, peut-elle être considérée comme une église étrangère ? Elle est la tête de l'Église universelle le pape est le juge suprême de toutes les églises ; il a une situation privilégiée, et c'est le cas aussi des clercs qui constituent sa cour. Peut-on dire de la tête de l'Église qu'elle est étrangère aux membres de cette même église ? Il faut noter cette théorie qui permettait à la papauté de remplir les évêchés de ses créatures et de ses agents. Quant à l'obstacle canonique venant de l'âge, comme il n'y a pas de raisonnement, si subtil qu'il soit, qui aboutisse à le supprimer, Innocent III, obligé de reconnaître que son chapelain n'avait pas trente ans, le donne à l'église de Capoue, en attendant mieux, comme procureur, chargé de l'administration spirituelle et temporelle de l'archevêché.

L'élu du chapitre de Bamberg, Egbert, lui en plus, n'avait pas l'âge canonique, en 1207. Il fallait cependant qu'il fût évêque, Innocent III casse l'élection, inflige aux électeurs, pour trois ans, la privation de leur droit électoral et de leurs bénéfices ; mais, comme l'église de Bamberg est en péril et qu'un pasteur lui est absolument nécessaire, il reconnait tout de même l'élu comme évêque, en lui accordant une dispense d'âge. Egbert est amené à Rome : un cardinal l'ordonne prêtre : le pape lui-même le consacre évêque, et il le revêt, par surcroît, du pallium, l'insigne réservé d'ordinaire aux archevêques. Puis il relaxe les chanoines de Bamberg de la peine qu'ils avaient encourue. Candidat heureux et élection vraiment facile ! La lettre pontificale oublie de nous faire connaître un détail important : c'est que ce tout jeune évêque était le frère de la reine de Hongrie, un royaume inféodé à Rome.

Le pape est donc le maitre des élections épiscopales, même quand les électeurs sont d'accord, car, pour beaucoup de motifs, il peut casser l'élection. Mais il l'est aussi quand ils sont divisés, car voici d'ordinaire ce qui se produit. En fait, la plupart du temps, les chanoines ne s'entendent pas ; il y a deux partis, deux élus, et tous deux en appellent à Rome. Le pape fait faire une enquête pour vérifier les accusations dont chaque élu est chargé par son concurrent, et alors, ou bien il admet comme valable l'une des élections, et impose le candidat de son choix, ou bien il les casse toutes les deux, et appelle les électeurs à un second scrutin. S'ils ne s'entendent pas davantage, ce qui arrive souvent, Innocent III, ou des commissaires spéciaux agissant en son nom, font la nomination d'office.

En 1202, les chanoines de Châlons-sur-Marne, reconnaissant l'impossibilité de se mettre d'accord, n'essayent même pas de faire l'élection les deux partis recourent tout de suite à Rome. Le parti qui proposait, comme candidat, le chanoine Guillaume de Joinville, renonce au droit d'élire : il demande au pape de nommer lui-même ce candidat. Mais l'autre parti, qui s'était déclaré pour un archidiacre, se refuse à une nomination pontificale : il voudrait que l'affaire fût renvoyée à l'Église de Châlons et que celle-ci fût mise en demeure d'exercer son droit électoral en désignant une personne qui prit la majorité des voix. — Je ne veux pas vous enlever votre droit d'élire, répond Innocent III. Un mois après la réception de ma lettre, vous devrez procéder à l'élection d'un évêque dans les conditions canoniques. Si vous d'accord sur quelqu'un, présentez-le à l'archevêque de Reims, légat du Saint-Siège, lequel, s'il juge votre élection canonique, la confirmera en mon nom, et consacrera l'élu. Si vos voix se partagent encore, des commissaires désignés par moi examineront les diverses candidatures. Ils accepteront celle qui leur paraîtra la meilleure. Dans le cas où aucune ne leur paraîtrait admissible, ils annuleront les diverses élections, et nommeront d'office une personne que vous serez tenus d'agréer.

Tout commentaire serait inutile : dans le cas si commun de la division des votes, on voit clairement combien il y a de chances pour que ce soit le pape ou son délégué, et non pas à chapitre, qui fasse la nomination. Mais il existe d'autres procédés qui permettent à la cour de Rome d'arriver à peu près au même but, sans supprimer tout à fait le droit des électeurs.

En 1202, il s'agit de créer un archevêque d'Amalfi. Le pape place aussitôt le chapitre devant cette double alternative. Vous avez un mois pour vous mettre d'accord sur l'élection il faut que votre élu réunisse les conditions légales, qu'il soit dévoué au Saint-Siège, et à notre cher fils le roi de Sicile, Frédéric. Faute d'entente entre vous, envoyez-nous une délégation de chanoines, chargés de recevoir l'archevêque que nous vous aurons donné. Les chanoines d'Amalfi ne font pas d'élection proprement dite, sans doute parce qu'ils n'auraient pu s'entendre. Ils postulent simplement un archevêque et envoient à Rome leurs délégués avec une liste de trois candidats : le cardinal Pierre de Saint-Marcel, l'archevêque de Cosenza, et le neveu cardinal présenté. Le pape déclare qu'il repousse ces trois candidats : le cardinal, parce qu'il a besoin de ses services ; l'archevêque de Cosenza, parce qu'il s'agirait alors d'une simple translation et que la translation ne s'impose que dans un intérêt évident et une nécessité pressante, ce qui, n'est point le cas. Enfin, quant au neveu du cardinal, il n'est même pas sous-diacre, et non seulement il n'a pas trente ans, l'âge canonique, mais il n'en a même pas vingt. Alors, sur la prière du cardinal et des chanoines délégués, Innocent III rend au chapitre son droit de désignation. Mais cette élection sera faite, en cour de Rome, par les délégués du chapitre et sur le conseil du pape, consilio nostro. Cette expression veut tout dire. En effet, sur le conseil du pape, les délégués désignent comme archevêque l'archidiacre de Chieti, dont la lettre d'Innocent III fait naturellement le plus grand éloge.

On dira qu'il s'agit ici d'un évêque italien, et d'un siège appartenant à ce royaume de Sicile lequel Innocent III avait la haute main, légalement, comme tuteur du jeune roi Frédéric. Mais il impose tout aussi bien sa volonté aux électeurs des pays tout à fait indépendants, quand il veut faire arriver un candidat de son choix.

En 1202, à la mort de leur archevêque, Guillaume de Champagne, l'oncle de Philippe-Auguste, les chanoines de Reims s'étaient naturellement divisés, mais un groupe important avait élu l'évêque de Beauvais, Philippe de Dreux, un autre parent du roi de France, ce prélat casqué et cuirassé qui fit la guerre à Richard Cœur de Lion, et assommait simplement ses adversaires avec une masse, pour rester fidèle à la loi canonique qui défendait aux prêtres de se servir de l'épée. Innocent III, pour cent raisons, ne voulait pas de ce guerrier mitré ; il casse l'élection, invite les électeurs à faire un nouveau choix, et nomme des commissaires chargés de désigner l'archevêque, si le chapitre n'y arrive pas.

Les chanoines, plus divisés que jamais, élisent, les uns, le prévôt du chapitre ; les autres, le grand archidiacre. L'affaire vient à Rome. Les adversaires du prévôt font valoir qu'il y a eu, dans son élection, des compromissions illégales et des vices de procédure ; que d'ailleurs c'est un simoniaque, qu'il a abusé du sceau du chapitre, qu'il souffre d'une hernie, et qu'il est mutilé du doigt du milieu de la main gauche. Sur la personne de l'archidiacre, aucune accusation n'est articulée ; on ne dit même que du bien de lui, mais il a été élu malgré l'appel interjeté à Rome, et d'ailleurs il n'est que sous-diacre. Or la loi canonique veut qu'on ne puisse élire un sous-diacre comme évêque sans avoir prévenu le métropolitain de la province ou le pape. Mais l'église de Reims n'a pas d'autre métropolitain que le pape lui-même. Je n'ai pas été avisé par les électeurs, dit Innocent III, donc l'élection de l'archidiacre a eu lieu contre les canons. Et pour ces raisons, plutôt légères, il casse l'élection de l'archidiacre aussi bien que celle du prévôt, et il ajoute : II est de notre devoir, et l'intérêt de l'église de Reims l'exige, que nous lui donnions nous-même pour pasteur une personne capable de la gouverner, car, si nous rendions au chapitre son droit d'élire, il en abuserait de nouveau pour se diviser et causer de nouveaux troubles. Nous nommons donc, comme chef de l'Église de Reims, notre vénérable frère, Gui, évêque de Palestrina, légat du siège apostolique, un Français, ex-abbé de Cîteaux. Nous vous mandons et ordonnons de le recevoir, humblement et avec honneur, comme le pasteur et l'évêque de vos âmes, et d'avoir pour lui obéissance et respect.

Innocent III, en bien des circonstances, a eu raison de faire prévaloir ses choix sur ceux des électeurs légaux. Ses candidats étaient généralement plus recommandables que ceux qui lui étaient présentés, et qui devaient leur nomination à des intrigues locales, à des compromissions louches ou à des intérêts mesquins. Mais il est évident que, si le pouvoir électoral des chapitres subsistait en droit, il ne s'exerçait pas, souvent, en fait, ou ne s'exerçait que pour la forme. Le pape, qu'il le voulût ou non, était, dès cette époque, l'électeur suprême, comme il était le juge suprême du monde religieux.

Sa suprématie se manifestait à bien d'autres indices, car Rome apparaît, de plus en plus, comme la source de toute autorité et de tout droit. Innocent III a usé, plus largement que ses prédécesseurs, du pouvoir qu'il avait de confirmer, par ses bulles, les chartes émanées des chancelleries épiscopales. Collations de prébendes, donations de dîmes et d'églises, ordonnances synodales, sentences judiciaires, il a consacré de sa sanction propre tous ces actes de l'autorité diocésaine. C'est qu'il veut leur donner plus de force et obliger l'opinion à le respecter davantage. Les mesures que nos frères les évêques, a-t-il écrit, prennent conformément à la raison, doivent être corroboré par l'approbation apostolique, afin que la témérité ni l'insolence ne puissent les enfreindre ou les modifier et que personne ne mette leur utilité en doute. D'où il faut conclure que l'autorité épiscopale, à cette époque, ne suffisait plus à assurer le respect de ses décisions et aussi que son indépendance n'était plus entière. Quand la papauté trouve bonne les décisions de l'évêque, elle les approuve, et quand elle les juge mauvaises, elle les annule : de cette façon rien ne lui échappe.

C'est une théorie qu'Innocent a lui-même formulée dans une bulle de 1198 : En vertu de la charge que nous occupons, nous sommes tenus de confirmer les résolutions que les évêques prennent, dans l'intérêt de l'Église, et conformément à ses lois, tout aussi bien que nous sommes obligés de les déclarer non avenues, quand elles sont contraires à la légalité. Mais il assigne d'autres mobiles à l'exercice journalier de son pouvoir d'intervention. Nous voulons, dit-il ailleurs, assurer efficacement le développement religieux et temporel des églises. Et autre part : Il nous appartient de maintenir à tel frères, les évêques, l'intégrité de leur droit.

Ce droit, il le maintient à un point de vue particulier. Il agit surtout en qualité de conservateur, de gardien suprême du domaine ecclésiastique. On voit, pur ses lettres, qu'un de ses principaux soucis est d'empêcher que les territoires et les revenus des diocèses ne soient diminués par la négligence, l'incurie, ou les prodigalités du pouvoir épiscopal. A cet égard, es évêques ont les mains liées : pour disposer de leur temporel, il leur faut l'assentiment du pape : ils ne peuvent rien aliéner, par vente, engagement, donation ou inféodation, sans sou aveu. Et quand le pape juge qu'un évêque a mal usé des biens de son église de manière à l'affaiblir ou à la ruiner, il annule lui-même ou permet au successeur d'annuler tous les contrats d'aliénation passés par cet évêque. Car le domaine ecclésiastique est intangible, et tous les actes qui tendent à le réduire ou à le corn promettre irrémédiablement, sont nuls en droit

Ce principe, Innocent III l'a proclamé sous toutes les formes. Le crime d'une personne ne doit pas être dommageable à l'Église, debitum persone non debet in damnum ecclesie redundare. Il convient, dit-il ailleurs, de s'opposer à toutes les mesures prises au préjudice des établissements religieux et de tout entreprendre pour les ramener à leur état primitif. Les actes contraires à leur intérêt ne peuvent avoir aucune valeur légale. Et ce ne sont pas seulement les opérations temporelles des évêques qui tombent sous le contrôle permanent de la grande puissance qui siège à Rome. On les voit recourir au pape, même pour légaliser l'exercice de leurs fonctions religieuses et de leur juridiction spirituelle.

Quand l'archevêque de Sens, en 1203 et en 1205, veut faire la visite de sa province, pour réprimer les abus de ses clercs et corriger leurs mauvaises mœurs, ce qui est le premier des devoirs d'un prélat, ce n'est pas au nom de son pouvoir propre qu'il agit, c'est surtout en vertu de l'autorité pontificale. Innocent Hl le dit expressément dans les deux lettres qu'il lui adresse à ce sujet ; et celle de 1205 porte textuellement ceci : Nous te permettons de faire l'inspection de ta province, non pas tant par ton autorité à toi que par la nôtre, non in auctoritate tua quam nostra. Encore un demi siècle, et l'on verra les évêques, pour accomplir presque tous les devoirs de leur administration, n'agir plus qu'avec l'autorisation expresse et même par délégation du Saint-Siège.

Il était peut-être plus facile de gouverner les évêques, quand on avait en main les pouvoirs de saint Pierre, que de les obliger à remplir exactement leur triche et à donner l'exemple de la moralité. Innocent III n'a pas failli a cette obligation de son office, car il comprenait que pour que l'Église pût conquérir le gouvernement du monde, il fallait qu'elle commençât par mériter elle-même le respect. Mais cette partie de sa tâche fut rude, ses mesures de correction restèrent souvent inefficaces, et il faut reconnaître que la faute en fut surtout aux habitudes et. au mœurs de son temps. Il a pourtant excommunié, suspendu, déposé des évêques dont les crimes ou l'immoralité ne faisaient pas doute. Pour les autres, il agissait avec une certaine prudence. Chaque jour des dénonciations arrivaient à son consistoire : il fallait les vérifier, faire des enquêtes, recueillir des témoignages, nommer des commissaires spéciaux pour procéder sur place contre les coupables. Parmi les évêques incriminés dans ses lettres, il y en avait qui étaient plus ou moins victimes d'accusations intéressées. Dans l'état de guerre presque permanent qui était le modus vivendi de la plupart des évêques avec leurs chapitre, pouvait-on admettre sans contrôle les dénonciations venues des chanoines ? Innocent III était un juge trop scrupuleux et trop formaliste pour ne pas épuiser tous les moyens d'information avant de condamner et de sévir. II en cuisait parfois aux calomniateurs, témoin cet écolâtre de Palencia qui avait accusé faussement son. évêque, en 1207, et que le pape punit par 1 perte de sa prébende et de sa fonction, ajoutant qu'il fallait faire un exemple pour effrayer ceux qui étaient trop facilement portés à dénoncer faussement leurs supérieurs.

 

Le personnel des archevêques avait perdu beaucoup de ses prérogatives et de son importance depuis la réforme de Grégoire VII. Pour arriver à leurs fins, les papes réformateurs du XIe et du XIIe siècles avaient dû substituer à l'autorité traditionnelle des métropolitains la juridiction d'exception et les pouvoirs quasi révolutionnaires des légats romains chargés d'épurer l'épiscopat. L'œuvre de ceux-ci avait consisté principalement à briser les archevêques hostiles à la réforme, à confirmez et à consacrer eux-mêmes les évêques qui en étaient les partisans. Depuis cette époque de crise, la fréquence croissante des confirmations et des consécrations d'évêques faites à Rome et par la main des papes, attesta la décadence du pouvoir archiépiscopal.

On ne peut pas dire qu'Innocent III se soit substitué aux archevêques en multipliant, de propos délibéré et par système, les consécrations en curie. Il avait trop le sentiment du droit et le respect des traditions. Presque tous les évêques qui ont été consacrés à Rome, sous son pontificat, appartenaient soit à l'Italie du centre, à des diocèses sur lesquels l'évêque de Rome exerçait le pouvoir métropolitain, soit à des pays excentriques et d'organisation particulière, comme l'Écosse, où les évêques tous égaux et indépendants, n'avaient d'autre supérieur direct que le pape. En dehors de ces deux circonstances, Innocent III n'a consacré les évêques en curie que lorsque les archevêques n'avaient pas pu ou n'avaient pas voulu exercer leur prérogative ; encore dans ce cas, procédait-il avec ménagement. En 1205, l'évêque élu de Strasbourg se plaint à Rome que l'archevêque de Mayence., son métropolitain, ait usé de tous les délais et de tous les prétextes imaginables pour ne pas le consacrer, et il demande au pape de le consacrer lui-même. Au lieu de s'empresser de profiter de l'occasion, Innocent écrit à l'archevêque pour lui exposer les griefs de son suffragant, et il ajoute : Nous n'avons pas voulu, par déférence pour ta fraternité, consacrer l'évêque de Strasbourg, avant de nous être pleinement assuré de la réalité des faits et de tes intentions. Écris-nous donc purement et simplement ce qu'il en est, et ce que tu veux aire. Nous nous déciderons alors en connaissance de cause, et au mieux des intérêts de chacun. Mais, du reste, sois persuadé que, si nous prenons le parti de procéder à la consécration de cet évêque, nous n'entendons porter aucune atteinte à ta dignité et à tes droits. Un siècle plus tard, les papes ne tiendront plus ce langage et ne se donneront plus la peine de rendre toutes ces précautions.

Innocent eut d'ailleurs grand soin de maintenir le lien de dépendance très étroit qui devait unir les chefs des provinces ecclésiastiques au recteur suprême de la chrétienté. Et nous trouvons dans ses lettres l'expression nette et précise des principes qui le dirigeaient. Les principes, il les tenait de ses prédécesseurs, mais il les a souvent appliqués avec une décision et une énergie qui lui sont propres. Le premier de tous est que le pape seul peut créer des évêchés et à plus, forte raison des archevêchés. Mais la raison qu'il en donne, dans la lettre de 1198 où il confirme l'archevêché de Montréal en Sicile, institué par un de ses devanciers du me siècle, est un fait historiquement faux : à savoir que saint Pierre et ses premiers successeurs avaient organisé et distribué la chrétienté en diocèses et en provinces. D'ailleurs aucun motif ne permet de mettre en doute, sur ce point, la sincérité de sa conviction. Il pouvait très bien croire, comme beaucoup de clercs de sou temps, que c'étaient les fondateurs de la papauté eux-mêmes qui avaient, de toutes pièces, constitué la hiérarchie chrétienne. Cela allait de pair et avec la mentalité de ses contemporains et ridée absolument inexacte qu'on se faisait alors de la genèse et du développement des institutions.

Le second principe, celui-là, d'une haute portée pratique, c'est qu'un archevêque aurait beau être élu très canoniquement par ses électeurs légitimes et consacré dans Les règles par ses suffragants, s'il n'a pas reçu le pallium des mains du pape, il n'a pas la capacité juridique nécessaire pour exercer son pouvoir de métropolitain. Ce n'est pas le consentement même unanime des électeurs et des évêques de la province qui fait l'archevêque, c'est le pallium, puisque, sans le pallium, l'archevêque ne peut rien. Là-dessus, les déclarations d'Innocent III ne laissent aucun doute : il les a multipliées à plaisir ; mais il suffit de citer celle qui est contenue dans sa lettre de 1199 relative à l'élection de l'archevêque de Reggio. Parmi toutes les prérogatives que le siège apostolique s'est réservées, il y en a une, et qui n'est pas des moins importantes, c'est que les patriarches, les primats et les métropolitains doivent recourir à l'église de Rome, leur mère et leur maitresse, pour recevoir le pallium, c'est-à-dire la plénitude de leur autorité de pontife.

Les cas de résistance, à l'époque d'Innocent III, sont extrêmement rares. Un archevêque qui ne se hâte pas, après son élection, à demander le pallium, peut être considéré, ipso acto, comme rebelle à l'autorité romaine. En 1204, Innocent III tance vertement un patriarche de Gradu, qui ne se pressait pas de faire cette demande. Tu commets une faute très grave, lui écrit-il, et tu violes la loi canonique, en différant, comme tu le fais, de venir chercher à Rome le bénéfice de la consécration et du pallium... Tu mériterais non seulement que je retarde moi aussi, ton investiture définitive, mais que je t'enlève tout à fait l'espérance d'être consacré.

Et il ne suffit pas que l'archevêque demande le pallium pour qu'on le lui confère. Régulièrement, il doit venir le chercher lui-même à Rome il faut qu'il comparaisse en personne, car l'octroi de l'insigne archiépiscopal est subordonné au serment de fidélité obligatoire qu'il prête entre les mains du pape, et qui atteste sa dépendance. C'est tout à fait par exception que le pape autorise un archevêque à ne pas se déranger et lui expédie le pallium par l'intermédiaire d'un nonce ou d'un légat. En 1207, Innocent III a consenti, en raison de circonstances spéciales, à ne pas exiger la venue à Rome de l'archevêque élu de Ravenne. Il lui envoie le pallium par un des sous-diacres de la curie. Mais l'archevêque devra se présenter dans le délai d'un an, et remplir alors toutes les formalités dont il n'est dispensé actuellement que par faveur provisoire.

Malgré toutes les précautions prises au moment des investitures, il faut qu'Innocent III intervienne suivent pour faire respecter sa suprématie, ses prérogatives, et imposer ses volontés. De la part des archevêques, on voit encore se manifester des velléités d'opposition. Ils continuent, notamment, à transférer des évêques d'un siège à un autre, de leur propre autorité, alors que la papauté revendiquait, pour elle seule, le droit de translation. A peine Innocent III est-il devenu pape, qu'il apprend que le patriarche d'Antioche a nommé un archevêque d'Apamée au siège épiscopal, plus important, de Tripoli, et que l'archevêque de Tours a autorisé l'évêque d'Avranches à prendre possession de l'évêché d'Angers. Il n'hésite pas, dans ces deux cas, à sévir.

Certains archevêques ne pouvaient s'empêcher d'exprimer leur mécontentement, quand ils jugeaient trop fréquente l'immixtion de la cour de Rome dans leurs affaires. En 1204, Innocent avait adressé au chapitre d'Evreux, eu sujet de la collation d'une église paroissiale, un mandement difficile à concilier avec les dispositions prises par l'archevêque de Rouen, Gautier de Coutances, en faveur d'un candidat qui n'était pas celui du pape. L'archevêque écrivit à Rome que les termes du mandement pontifical avaient causé une certaine surprise à plusieurs personnes compétentes dans les questions juridiques : que ce mandement était non seulement contraire au droit commun, mais en opposition directe avec les usages de la province de Normandie. Nous aurions le droit, lui répliqua Innocent III, de répondre à ta lettre par un blâme rigoureux. Et après lui avoir reproché de n'avoir pas suffisamment compris les expressions de l'écrit pontifical, il ajoute : Nous engageons ta fraternité à se montrer à l'avenir plus circonspecte dans l'interprétation de nos lettres, et t'ordonnons de ne pas t'opposer à l'exécution. du mandement dont il s'agit, attendu que, dans ce mandement, nous avions pris le soin de ne rien dire qui pût porter atteinte non seulement à ton droit, mais à ta dignité de métropolitain.

Il ne s'agissait plus alors de savoir qui l'emporterait, du principe aristocratique représenté dans l'Église par les évêques et les archevêques, ou de l'idée monarchique réalisée par la papauté du XIIe siècle. A l'époque d'Innocent III, c'est à peine s'il y avait lutte entre les deux conceptions : la défaite de l'épiscopat était certaine. Tous les obstacles avaient été brisés, toute résistance sérieuse rendue inutile, et cependant il, se trouva qu'au moment même où le régime d'une autocratie sans contrepoids et sans limites s'établissait victorieusement dans l'Église, le développement des nationalités amenait aussi, dans certains pays de l'Europe chrétienne, avènement de monarchies laïques très puissantes. Et celles-ci prétendirent être maîtresses du clergé comme de toutes les autres forces sociales. On vit alors l'épiscopat trouver, dans le pouvoir royal, un appui contre l'autorité romaine, et même, dans les circonstances graves où il fallut absolument se prononcer entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil, archevêques et évêques n'hésitèrent pas à se serrer autour de l'homme qui représentait l'idée laïque de la nation et à prendre parti contre le chef omnipotent de l'Église internationale[9]. C'était le début d'une révolution qui devait, deux siècles plus tard, enlever à la papauté son pouvoir universel.

 

Pour tenir en main l'épiscopat, Innocent III dut, comme tous ses prédécesseurs, s'appuyer sur le clergé régulier, mais il jugea tout d'abord nécessaire de l'améliorer et de le rendre digne de sa mission. Pendant tout son règne, il se fit le protecteur, le bienfaiteur, mais aussi le réformateur des établissements monastiques. La surveillance et la correction des monastères l'ont constamment préoccupé : besogne légitime et nécessaire, car l'époque de son pontificat coïncide avec celle de la décadence visible des anciens ordres religieux. Cette décadence se manifeste partout et par les mêmes symptômes : le souci des intérêts matériels, l'amour de la propriété et du gain, la tendance à quitter le cloître et la vie contemplative  pour vivre au grand air, en liberté, au milieu du peuple qui agit et qui parle, les désobéissances, les rebellions et les luttes qui sévissent dans l'intérieur des couvents, le nombre croissant des communautés religieuses endettées, ruinées par l'usure et les hypothèques, acculées à la faillite, l'inobservance de la règle monastique et la multiplicité des scandales. La plupart des monastères, même les plus célèbres, sont financièrement et moralement compromis.

C'est la mauvaise administration des abbés qui est la cause principale de ces désordres. Ils considèrent leur seigneurie monastique comme un objet d'exploitation. Ils mettent à sec le trésor de la communauté, hypothèquent ses immeubles, empruntent à gros intérêts et détiennent entre leurs mains les prieurés au lieu de les confier à des prieurs, afin de pouvoir s'en attribuer le revenu. Quand les évêques ou le pape veulent couper court à ces abus, ils se heurtent à des résistances acharnées. En 1198, l'abbé de Saint-Maixent refuse de se soumettre à la réforme imposée par Innocent III. Il a forcé ses moines à jurer qu'ils n'obéiront qu'à lui ; il continue à dilapider les biens du monastère, et il laisse des laïques s'installer dans ses prieurés. En 1207, le pape dépose Hilaire, abbé de Bourgueil, pour sa gestion déplorable, et le condamne à vivre en pénitent au monastère de Saint-Jouin de Marne. Mais une partie des moines de Bourgueil, complices des agissements de leur abbé, refusent de reconnaître celui qu'on a nommé à sa place. Lui-même, au lieu d'aller faire sa pénitence au couvent qui lui a été assigné, circule dans les obédiences de son ancien abbaye, vivant aux frais de la communauté, et y fomentant la discorde.

Quand l'abbé est un honnête homme ; disposé à appliquer la règle, alors ce sont les moines qui s'arrangent de manière à lui lier les mains et à profiter de son impuissance, pour mener impunément leur vie de désordre. En 1198, au moment d'élire leur abbé, les religieux de Saint-Éloi de Noyon se sont engagés entre eux par un serment que la loi canonique désapprouve. Ils ont juré que celui qui serait élu ne garderait pour lui que trois des plus petites obédiences, et mettrait un moine de l'abbaye à la tête de tous les prieurés importants. L'élection se fait. Le nouvel abbé se voit, au bout de quelque temps, dans la nécessité de déplacer ou de révoquer certains prieurs dont l'administration faisait scandale. Mais l'es autres moines s'y opposent ; ils lui rappellent le serment qu'il a prêté avant d'entrer en charge. L'abbé se résigne à garder les prieurs coupables, et il se laisse même arracher par ses moines la promesse de ne sévir contre un obédiencier qu'avec l'assentiment de deux autres prieurs et de plusieurs religieux de l'abbaye mère. Le cas était grave. Au lieu d'exercer le pouvoir absolu que lui confère la règle bénédictine, l'abbé, en acceptant d'avance les conditions imposées par ses moines, abdiquait son autorité. Celui de Saint-Éloi s'engageait même, vis-à-vis de ses électeurs, à ne pas user contre eux de l'appel à Rome. On conçoit l'indignation d'Innocent III. Il déclare que de pareils serments sont illicites, par suite, sans valeur aucune, et que les moines, qui les ont exigés, ont mérité un châtiment.

L'ardeur réformatrice du pape se manifeste par les nombreuses lettres qu'il adresse aux évêques pour les pousser à exciter une surveillance plus active sur les moines et à user contre eux de leur pouvoir de correction. Il ne laisse échapper aucune occasion de leur rappeler qu'ils doivent visiter les monastères, y faire les réformes indispensables, déposer et remplacer les abbés qui se conduisent mal. Si leur autorité propre ne suffit pas à cette tâche, il leur confère les pouvoirs extraordinaires attachés au titre de délégués du Saint-Siège. Et quand ils ont imposé à un monastère le règlement destiné à le sauver de la ruine ou de la déchéance complète, il s'empresse d'approuver leurs actes, et, par une confirmation solennelle, de donner force de loi à la réforme.

Mais les mesures particulières ne suffisent pas, Innocent III a compris que, pour couper court au mal qui menace le clergé régulier d'une ruine complète et du discrédit universel, il faut que tes chefs des abbayes puissent délibérer entre eux et s'entendre. Et, en 1202, il prend une mesure générale applicable à un très grand nombre de monastères d'Italie, de France et d'Angleterre, à ceux du moins qui relèvent directement du Saint-Siège. Les abbés de ces communautés se réuniront, en présence des délégués pontificaux, dans des villes déterminées, à Pérouse, à Plaisance, à Paris, à Limoges, à Cluny, et à Londres. Dans ces assemblées, on prendra toutes les décisions propres à améliorer l'état moral et matériel des établissements monastiques ; et les délégués pontificaux éliront des visiteurs chargés de se rendre dans tous les monastères et de les réformer avec pleins pouvoirs, et sanas tenir compte des appels à Rome. S'il est constaté que ces conciles d'abbés soient profitables à l'Église, on consolidera l'institution en lui donnant un caractère périodique : ils auront lieu alors tous les ans.

Nous ignorons si l'innovation d'Innocent III eut un succès durable. Il est à croire plutôt que le résultat ne répondit pas à ses espérances, car les scandales, les querelles, les violences, les désastres financiers continuèrent de troubler, comme auparavant, les congrégations et les abbayes. En somme, l'ancienne forme de vie religieuse semblait avoir fait son temps. Les contemporains d'Innocent III reprochaient aux habitants des cloîtres de manquer de foi et de charité. Ils rêvaient pour eux un autre idéal, une forme plus intelligente et plus élevée de perfection religieuse. Au lieu du monachisme passif et hostile au monde séculier, l'opinion encourageait maintenant le monachisme actif, pratique et utilitaire, celui qui entrait en contact avec l'humanité souffrante pour la soulager, avec les hérétiques pour les convertir, avec le peuple ignorant et misérable, pour l'instruire et le consoler. La faveur populaire se portait sur les ordres hospitaliers, sur les corps d'infirmiers militaires de la Trinité et de la Merci, sur les ordres mendiants qui venaient d'éclore, serviteurs des pauvres et défenseurs de la foi.

Il importe de savoir quelle fut l'attitude 'Innocent III devant les tendances nouvelles qui régénéraient l'Église régulière. Dans la Vie de Saint François d'Assise, M. Paul Sabatier le considère comme un politique puissant, agissant toujours au nom des intérêts de la tiare romaine ou des lois de l'Église universelle : un croyant sans doute, une intelligence d'élite, une volonté de fer, mais une âme dure, fermée aux émotions de la pitié, incapable, dit-il, de comprendre, en son siècle, l'éveil de l'amour, de la poésie, de la liberté. M. Alphandéry, auteur, d'un bon livre sur les Idées morales des hétérodoxes latins, au débat du XIIIe siècle, lui reproche d'avoir essayé de soumettre le monde par sa politique temporelle et spirituelle, mais de n'avoir pas réussi, ni même beaucoup cherché, à lui donner une morale. Appréciations, à notre avis, peu équitables : Innocent n'était pas réfractaire à l'esprit nouveau. La charité, dit-il dans son opuscule sur l'aumône, est bien supérieure à la prière et au jeune, et personne ne peut se dispenser de la pratiquer. Quand il permet aux membres de la confrérie des Humiliés, adeptes de la pauvreté volontaire, d'assister le dimanche aux sermons laïques faits par des confrères, et qu'il défend aux évêques de s'y opposer, la raison qu'il donne, c'est qu'il importe, suivant la parole de l'Apôtre, que l'Esprit ne soit pas étouffé. C'est le même homme qui, parlant des pauvres gens de Lorraine coupables de lire l'Évangile en français, a dit : Il ne faut pas décourager le sentiment religieux chez les simples ; le même qui, dans plusieurs de ses lettres, a reproduit et recommandé au monde cette maxime des temps apostoliques : La pitié prime la loi. De telles paroles ne dénotent-elles pas le contraire d'un politique sans entrailles, d'un traditionnaliste à l'esprit fermé[10] ?

Mais les actes, ici, sont d'accord avec les paroles. Innocent III, en fait, s'est montré favorable aux congrégations religieuses constituées selon le type nouveau. Il a encouragé, confirmé, patronné beaucoup de celles qui s'étaient formées de son temps avec un caractère très marqué d'utilité sociale, ce qui n'est pas fait pour nous surprendre. Cet esprit pratique eût, à un haut degré,. le sens des réalités et des besoins de son époque. Non seulement il It pris, sous la protection spéciale du Saint-Siège, nombre d'établissements hospitaliers dans tous les pays chrétiens, mais c'est à lui surtout qu'on doit le développement d'un nouvel ordre charitable, celui du Saint-Esprit, fondé à Montpellier par le comte Gui. Il lui a même donné sa règle. Il a déterminé avec soin son terrain d'action, et l'a comblé de privilèges.

Il a contribué aussi plus que personne à propager l'ordre de la Trinité, où les frères soignaient les soldats malades et s'occupaient de racheter les captifs. Au début même de son pontificat, il a fondé à Rome, sur le Cælius, un hôpital de cette congrégation si utile, la maison de Saint Thomas in Formis. La règle de la Trinité nous est parvenue dans la correspondance d'Innocent III ; si ce n'est pas lui qui l'a faite, il l'a consacrée de son approbation immédiate, en 1198, lorsque le fondateur est venu lui soumettre ses intentions et son œuvre. Dans le préambule de la lettre qu'il lui adresse, il déclare u que le devoir d'un pape est de favoriser toutes les œuvres pieuses, mais surtout celles qui ont leur origine dans le sentiment de la charité, celles où l'on cherche à réaliser ce que le Christ a voulu, celle où l'intérêt privé s'efface devant l'utilité publique, ubi private communis utilitas antefertur. Impossible de définir plus clairement la différence qui sépare des anciennes congrégations les sociétés monastiques issues de la tendance nouvelle.

Et si l'on considère les rapports d'Innocent III avec la confrérie italienne des Humiliés, on verra encore bien plus clairement combien il est injuste d'affirmer que son Âme n'était pas ouverte aux tentatives de régénération morale qui se produisaient chez ses contemporains. L'ordre des Humiliés, très répandu dans l'Italie du Nord, dès le milieu du mie siècle, avait commencé, comme le franciscanisme, par être une simple confrérie laïque des deux sexes. Ce n'est que plus tard qu'il s'y forma un clergé, et que les clercs y prirent en mains la direction de la communauté : mais l'élément séculier y joua toujours un rôle considérable. L'ordre des Humiliés avait pour base la pauvreté volontaire la pratique des œuvres de piété et de charité.

Sabatier a bien été obligé de reconnaitre qu'il y avait beaucoup d'analogie entre l'évolution des Franciscains et celle des Humiliés, et que même la règle du tiers-ordre franciscain avait été en partie calquée sur la règle des Humiliés. On a vu plus haut pour quelles raisons d'ordre religieux et politique Innocent III avait cru devoir se tenir sur la réserve à l'égard de l'œuvre de saint Dominique et de celle de saint François.

 

Il est une institution qui a contribué, pour ne grande part, an développement de l'empire spirituel et temporel des papes : la protection apostolique. Qu'on ouvre le catalogue des actes d'Innocent III : à chaque page se trouve l'indication d'une lettre par laquelle le pape prend sous la protection de saint Pierre et sous la sienne, sub protectione beati Petri et nostra (c'est l'expression consacrée), un monastère, un évêché, un chapitre, une église, même un particulier. Ces lettres de protection, qui apparaissent là en nombre extrêmement considérable, constituent, pour ainsi dire, la menue monnaie de la chancellerie romaine. Elle les a répandues à profusion dans tous les pays chrétiens. Là encore, Innocent III n'a pas innové : il a seulement vulgarisé l'application d'un système dont ses devanciers s'étaient déjà beaucoup servi.

Le cens payé au pape par les monastères et par tous les établissements protégés est le signe de leur assujettissement à Rome et de leur émancipation du joug des autorités locales, l'évêque et le seigneur. C'est ce qu'indique la formule de la bulle d'exemption ; mais cette formule change, selon la nature des liens plus ou moins étroits qui rattachent au Saint-Siège l'établissement protégé. Tantôt Innocent III présente le cens comme le signe, insticium, de la reconnaissance qui lui est due pour l'octroi du privilège. Tantôt il parle de la liberté, c'est-à-dire de l'exemption que ce privilège confère. Tantôt il affirme avec précision que le monastère protégé appartient, sans intermédiaire, immédiatement, à l'Église romaine, qu'il est sous la juridiction et dans le domaine de Saint Pierre, beati Petri juris existit, ou encore ad jus et proprietatem Ecclesie Romane, ou, ce qui est encore plus clair, in fundo et proprietate Ecclesie Romane. Il s'agit où donc bien, cela ne fait pas le moindre doute, d'un droit de propriété absolue que le privilège confère à Rome. Cette institution a joué ris la société ecclésiastique, dans l'histoire de monarchie des papes et de celle d'Innocent III en particulier, le même rôle que la recommandation féodale dans la constitution des seigneuries. Car le principe fécond de la protection pontificale ne s'adapte pas seulement aux organismes de la vie religieuse. On a vu, dans un volume précédent[11], que les prédécesseurs d'Innocent, lui-même plus que personne, l'ont appliqué des fiefs, à des seigneuries, à des royaumes entiers.

En mène temps que le pape, au nom de son pouvoir général ou de sa qualité de protecteur, jasait en souverain dans les églises, il croyait pouvoir prélever, sur la masse de leurs bénéfices de leurs prébendes, une part réservée à ses créatures, à ses fonctionnaires, à tous ceux qui avaient bien mérité de lui par les services rendus nu simplement à tous ceux qui se réclamaient de sa charité. Il s'arrogeait le droit de placer, comme chanoines, dans les chapitres, ou comme curés, dans les paroisses, ses protégés et ses clients. La correspondance d'Innocent III nous montre la chancellerie du Latran expédiant, tous les jours, dans tous les pays du monde, aux évêques et aux corps capitulaires, l'ordre de conférer à un particulier un bénéfice d'Église, avec ce que la fonction comportait d'honneurs et de revenus. Dès cette époque surtout, une nuée de sous-diacres, de notaires, de scribes, de chapelains de la cour de Rome, de neveux, de parents ou de secrétaires des cardinaux, s'abat sur les propriétés ecclésiastiques de l'Europe entière. Rome ne gouvernait pas seulement le monde religieux : elle revendiquait une part de ses richesses pour payer les frais de sa bureaucratie ou les dévouements de ceux qui fondaient sa domination.

Ici s'offre à l'historien un spectacle curieux. Le pape, devant qui tout s'incline d'ordinaire, se heurte cette fois à une résistance très visible et prolongée. Les églises ne veulent pas des clercs pontificaux, ces intrus, ces étrangers ; elles font tout pour n'être pas obligées de les admettre chez elles et elles ne cèdent qu'à la force. Sur ce terrain, évêques et chapitres s'entendent à merveille et restent insensibles à toutes les sommations. Le pape leur écrit vainement plusieurs fois. Il nomme des commissaires spéciaux chargés d'exécuter son mandat : on leur désobéit. Il menace et fait frapper les récalcitrants de l'excommunication et de l'interdit : n'en tient pas compte. L'insoumission est portée, ici, jusqu'à l'extrême limite : elle ne cesse (et encore pas toujours) que lorsque la puissance romaine annonce son intention de recourir aux dernières rigueurs.

La généralité et l'intensité de cette résistance est un fait remarquable : mais ce qui ne l'est pas moins, c'est l'attitude d'Innocent III. A en juger par sa correspondance, il est d'ordinaire très maitre de lui, très diplomate, et les lettres qu'il écrit à ses pires ennemis surprennent par leur modération. Mais, quand il s'agit d'obtenir des prébendes pour ses créatures, on dirait qu'il n'a pas fait provision de patience : il s'irrite devant obstacle, éclate en reproches violents, fulmine, bref, montre une âpreté qui semble hors de proportion avec le but poursuivi.

En 1206, il écrit aux chanoines de Cumes, qui avaient refusé de recevoir et de pourvoir chez eux un sous-diacre romain, dans les termes que voici : Vous êtes depuis longtemps désobéissants et rebelles à notre autorité ; on a vu comment vous faisiez peu de cas des mandements apostoliques et de la discipline ecclésiastique. A plusieurs reprises nous vous avons écrit pour vous demander d'assigner une prébende à notre cher fils B., sous-diacre de l'Église romaine. Vous avez fait la sourde oreille, et repoussé notre requête. L'excommunication alors vous a frappé : vous l'avez supportée longtemps sans vous soumettre : rien n'a pu jusqu'ici refréner votre rébellion. Cette rébellion leur a réussi, puisque à pape a été obligé de caser son protégé ailleurs, dans le chapitre de Milan. II finit cependant par consentir à ce que l'évêque de Cumes donne l'absolution à ses chanoines et les fasse rentrer dans le sein de l'Église. Mais il leur est défendu de conférer la prébende qu'ils auraient dû donner à son clerc. Ils n'en disposeront que lorsque le Saint-Siège leur aura signifié, sur ce point, son bon plaisir.

Le chapitre et l'évêque de Pampelune refusaient, eux aussi (1206), de recevoir comme chanoine un recommandé du pape. Si vous aviez pour Dieu et la sacro-sainte église romaine, votre mère, leur écrit Innocent III, le respect et l'affection pieuse qui lui sont dus, vous auriez accueilli avec dévotion nos prières et nos ordres. et vous mettriez tous vos soins à nous donner satisfaction. Il faut obéir ; sans quoi, vous avez il craindre que nous ne fassions exécuter par autrui ce que vous auriez dû faire de vous-mêmes. Gardez-vous de donner prise à notre autorité vengeresse (in vos taliter ulciscamur) et d'éprouver effectivement combien il est téméraire de se mettre en travers des volontés apostoliques.

Grosses paroles, pour un simple canonicat ! Mais les actes suivaient. Dans nombre de cas, le refus d'accueillir le protégé de Rome a entrainé l'excommunication des chanoines, l'interdit jeté sur l'église récalcitrante, et parfois la suspension des chanoines et de l'évêque qui avaient désobéi. Pourquoi tant de passion, d'un coté comme de l'autre ? Un homme comme Innocent III ne se détermine pas uniquement par des mobiles d'intérêt matériel. A cet égard, en effet, il a ses idées, ses principes, et il tient à exercer ce qu'il considère comme son droit.

Or il estime, en premier lieu, qu'il a le droit, comme chef de toute la hiérarchie sacerdotale, de veiller à ce que les clercs pauvres, instruits, et méritants trouvent le moyen de vivre. C'est à lui à pourvoir à leurs besoins, c'est une obligation de sa fonction, elle l'autorise à employer tous les moyens pour triompher de la résistance des églises locales, qui, par égoïsme, refusent de se plier aux nécessités de l'Église universelle. Telle est la raison qu'il donne, par exemple, en 1206, aux chanoines, de Harlebeke, en Flandre. Nous sommes tenus de nous préoccuper d'assurer aux pauvres clercs des moyens d'existence, de provisione pauperum clericorum cogitare tenernur. Et il développe cette idée dans une autre lettre, de 1204 : Notre office fait de nous les débiteurs de la chrétienté entière. Il faut avoir égard à la condition des clercs, qui font le service du Seigneur, et qui doivent vivre du patrimoine de Jésus-Christ. C'est donc pour nous une obligation pressante de répandre la rosée des bienfaits pontificaux, notamment sur les ecclésiastiques qui donnent le bon exemple par l'honnêteté de leurs mœurs et leur connaissance des lettres.

Mais cette rosée doit tomber tout spécialement sur les clercs qui sont au service du pape ou qui, sans appartenir à sa chapelle ou à sa chancellerie, ont fait en cour de Rome un séjour prolongé. Innocent III, en 1198, le dit en termes très nets au chapitre de Saintes. Il avait excommunié les chanoines, qui n'avaient pas voulu admettre chez eux deux secrétaires de cardinaux. Nous sommes obligés, par un devoir strict et tout particulier, de pourvoir aux besoins de ceux qui ont reçu leurs grades d'Église à Rome et de notre main, ou de ceux qui ont pleinement mérité nos laveurs par les services qu'ils ont rendus à notre personne ou à nos frères, c'est-à-dire aux cardinaux. Et il insiste encore sur ce point dans la semonce qu'il adresse, la même année, aux chanoines de l'église cathédrale de Poitiers, coupables du même crime. Ils avaient refusé la prébende qu'on demandait pour un scribe de curie. Ce qui met le comble à notre indignation, c'est que beaucoup d'églises font comme la vôtre : au lieu de témoigner au Saint-Siège la déférence qui lui est due, elles dressent contre lui l'aiguillon de la révolte, au point de faire les difficiles ou même de résister ouvertement quand il s'agit d'admettre chez elles des personnes qui font partie de notre entourage familier et servent nos intérêts. Innocent III comprend d'autant moins ce manque d'égards pour la haute dignité dont il est revêtu, que, dans sa conviction intime, le droit du chef de l'Église de disposer de toute propriété ecclésiastique, dans l'intérêt général de la chrétienté, ne lui parait pas contestable. D'abord, il y a des catégories de bénéfices dont la collation appartient à la papauté, en vertu d'une loi formelle ou d'un usage passé en loi. Quand un clerc meurt en cour de Rome — et ce genre de malheur est extrêmement fréquent : le voyage d'Italie et le séjour dans la Ville éternelle sont meurtriers pour une quantité d'ecclésiastiques obligés de passer les Alpes —, quand un clerc meurt in curia, c'est le pape qui nomme son remplaçant. En outre, quand, dans un diocèse quelconque, une cure, une prébende, une dignité canoniale, restent vacantes au delà d'une certaine limite de temps, elles tombent, ipso feula sous la dévolution du pape, qui peut en disposer comme il l'entend. Ce droit n été formellement établi par le troisième concile de Latran, celui qui s'est tenu en 1179 sous la présidence d'Alexandre III ; d'un trait de plume, les directeurs de ce concile ont fait entrer ainsi, dans le domaine pontifical, na nombre considérable d'offices, de propriétés et de revenus, car il suffit de voir, par les lettres mêmes d'Innocent III, combien fréquemment se présente, dans tous les chapitres, le cas d'une vacance prolongée d'un bénéfice ou d'une fonction.

Pour appuyer ses prétentions sur les prébendes, Innocent a souvent invoqué le décret du concile de Latran. Mais, même quand cet argument et ce droit spécial lui manquent, il n'est pas embarrassé : il se retranche derrière son droit général, c'est-à-dire l'autorité Muni-tente du Saint-Siège. Aux chanoines qui résistent, il rappelle sa prérogative, qui le met au-dessus de toutes les coutumes locales, de tous les privilèges et de toutes les lois. En 1198, il écrit au chapitre de Bourges, qui se montrait récalcitrant, comme tant d'autres, et lui opposait un règlement interdisant de dépasser, pour l'institution des chanoines, un chiffre déterminé de places et de prébendes. Quand une église limite le nombre de ses canonicats, il faut stipuler formellement ou sous-entendre qu'elle le fait sous la réserve de l'autorité apostolique, salva sedis apostolice auctoritate. L'abbé de Saint-Denis obtient de Rome, la même année, une bulle destinée à le défendre contre les intrigues des clercs qui veulent obtenir de l'abbaye des bénéfices ou des prébendes dont la vacance n'a pas encore été déclarée. Mais il va de soi que cette mesure ne s'applique pas aux protégés du pape : salva sedis apostolice auctoritate. Dans plusieurs de ses lettres, Innocent III va plus loin : il ne craint pas de dire en substance aux établissements religieux qui repoussent ses candidats : Vous devez vous estimer heureux que je consente à vous demander cette prébende, alors que je pourrais simplement la prendre en vertu de mon autorité.

C'est bien là évidemment le sous de la phrase menaçante qu'il adresse à l'archevêque et au chapitre de Bénévent (1198), coupables de n'avoir pas voulu donner place à un frère de cardinal, le sous-diacre romain, Albert : Nous sommes étrangement surpris de voir que vous n'avez aucun égard pour les mandements apostoliques, que vous ne tenez aucun compte des prières de celui qui possède la plénitude de la puissance, plenitudinem potestatis. Mais il est encore plus explicite, en 1206, avec l'évêque et le chapitre de Padoue. Il n'y a rien d'inconvenant ou d'absurde à ce que nous nous préoccupions d'assurer l'existence des clercs qui sont capables de rendre aux églises qui les accueilleraient des services de première utilité. C'est à quoi nous convions les chefs de ces églises : mais ils devraient d'eux-mêmes y songer, s'ils avaient le souci de leurs obligations. Quelle raison ont-ils de soulever tant de difficultés ? Nous ne faisons que leur montrer de la déférence, en recourant à leur intermédiaire. Ne pourrions nous en passer, et agir par nous mêmes, puisque c'est en nous que réside la plénitude du pouvoir ecclésiastique, et que les autres (entendons les autres évêques) sont simplement appelés à partager le labeur du gouvernement de l'Église, ceteris in partem sollicitudinis evocatis.

Les églises peuvent avoir des raisons légitimes de redouter l'invasion des clercs de Rome ou d'Italie. Sans parler de la répugnance que l'étranger leur inspire, et du désir qu'elles ont de réserver les ressources dont elles disposent à leurs nationaux et à leurs propres desservants, elles ont conscience du danger qui menace leur indépendance, si les places libres sont remplies par des sujets du pape. Ils sont trop enclins à se targuer de leur origine pour n'obéir à personne, ceci n'est pas une simple hypothèse : les sous-diacres romains, les notaires, les scribes apostoliques sont et à coup sûr se croient des personnages importants, jouissant d'une situation privilégiée, et qui en abusent, au point d'inquiéter les évêques. Celui de Florence écrit, en 1206, à Innocent III pour lui poser nettement une question dont la solution importe à toutes les églises. Quelques sous-diacres de l'Église romaine ont obtenu dans mon diocèse des prébendes pour lesquelles ils me doivent obéissance. Mais lorsque, dans le cas où la justice l'exige, je me prépare à exercer sur eux le pouvoir disciplinaire qui appartient au supérieur, ils m'opposent le privilège que leur confère leur qualité de sous-diacres romains et affirment qu'ils sont par là même exempts de l'obédience a laquelle ils seraient tenus en raison de leur bénéfice. Parce que le pape les a ordonnés sous-diacres, s'ensuit-il qu'ils soient soustraits ipso facto à mon autorité ?

A une interrogation formulée dans ces termes, un pape comme Innocent ne pouvait répondre affirmativement : c'eût été renverser, en théorie, cette hiérarchie ecclésiastique à laquelle le développement de la puissance romaine portait, en fait, de si rudes atteintes. Sa réponse à l'évêque de Florence est donc conforme à la tradition et aux lois de l'Église, mais il trouve tout de même le moyen d'y affirmer que les clercs de Rome ne sont pas des clercs ordinaires et qu'ils ont des droits particuliers. A la vérité, écrit-il, il est convenable que tu témoignes une déférence spéciale, parmi tous les ecclésiastiques qui te sont soumis, à ceux que la bienveillance apostolique a honorés d'une ordination dans son église. Néanmoins ils ne doivent pas, pour ce fait, se considérer comme exemptés de l'obéissance qui t'est due.

Au fond, les chapitres résistaient, parce qu'ils tendaient, comme beaucoup d'autres communautés du moyen âge, à devenir des corps fermés, qui se recrutent eux-mêmes. Ils préféraient réserver pour les parents et les amis des titulaires, les offices et les prébendes disponibles. L'esprit qui animait, en 1209, le chapitre de Novare en Lombardie, était, selon toute vraisemblance, celui de tous les organismes similaires. Au temps du pape Célestin III, prédécesseur immédiat d'Innocent, les chanoines de Novare avaient édicté un règlement lui donnait à chacun d'eux le droit d'introduire dans le chapitre son neveu, son cousin, ou son ami. Célestin III avait annulé ce statut, et cassé les nominations qui s'étaient faites dans ces conditions. Mais les chanoines ne se tinrent pas pour battus : ils éludèrent la défense pontificale en décrétant que les personnes ainsi écartées par le pape seraient investies individuellement des canonicats au fur et à mesure des disponibilités. Innocent III dût lasser de nouveau ces nominations, Il ne voulait pas, dit-il formellement dans sa lettre, que les chanoines de Novare fissent du sanctuaire de Dieu une propriété héréditaire.

C'était là le mot décisif, l'argument très spécieux que la papauté pouvait invoquer pour empêcher les chapitres de remplir eux-mêmes leurs vides et de disposer de leurs propres biens. Il est clair qu'elle devait combattre leur tendance à l'hérédité, comme elle prenait des mesures pour éviter l'hérédité des cures paroissiales, celle-ci bien plus directe encore et autrement dangereuse. Mais il faut convenir que, dans beaucoup de cas, cette raison n'était qu'un prétexte, et ne justifiait pas l'assaut quotidien que donnaient aux bénéfices de la chrétienté entière les clercs de la cour de Rome et les parents des cardinaux. Autre espèce de népotisme, et abus non moins évident.

Quelque jugement que l'on porte sur le droit du pape, mis en balance avec le droit des églises particulières, le fait de leur mécontentement et de leur résistance n'est pas niable. On le constate partout et il se manifeste sous toutes les formes, opposition pacifique ou violente, procès ou voies de faits, comédies ou tragédies.

La comédie, c'est-à-dire l'emploi de toutes les ruses, de toutes les mesures dilatoires et de tous les expédients de procédure par lesquels les chapitres tachent d'éluder les ordres du pape, on la voit se jouer, par exemple, à Milan, en 1198. Depuis plus d'un an, la chancellerie de l'église milanaise était vacante, et par conséquent, selon le décret du troisième concile de Latran, la collation en appartenait à Rome. Innocent III demande la place à l'archevêque de Milan, pour un de ses sous-diacres, Henri de Seltara, qui, d'ailleurs, avait été déjà casé dans le chapitre comme chanoine. — Impossible, répond l'archevêque ; certaines nécessités m'ont obligé de me réserver les revenus de la chancellerie, et quant à l'office lui même, il y a dix mois que je l'ai conféré à une autre personne. — Indignation du pape qui fait faire une enquête et apprend en effet que l'archevêque, après avoir reçu le mandat pontifical, s'est hâté de conférer l'emploi à l'un de ses protégés, mais clandestinement, à huis clos. Une collation clandestine, réplique Innocent III, cela ne compte pas. Il défend au chancelier nommé par l'archevêque de faire usage de son sceau ; et il condamne l'archevêque, pour agissement illégal, à la peine de la suspension.

Autre comédie à Poitiers, en 1198. Un scribe pontifical, pour lequel Célestin III avait demandé une prébende, est repoussé par les chanoines. La cour de Rome les excommunie. Innocent III, devenu pape sur ces entrefaites, ordonne que la volonté de son prédécesseur soit exécutée, et charge l'évêque de Poitiers d'y tenir la main. Mais l'évêque ne veut pas ou n'ose pas s'acquitter de cette mission. Les chanoines persistent dans leur attitude. Ils ont trouvé un moyen. Ils s'apprêtent à édicter, sur le recrutement de leur chapitre, un règlement de circonstance qui aboutissait à exclure le candidat pontifical. Mais Innocent III pare le coup. Il annule d'avance ce statut, et défend aux chanoines d'en poursuivre l'élaboration tant qu'ils n'auront pas commencé par admettre chez eux le Romain dont ils ne veulent pas.

A Langres, en 1206, le chapitre, coupable de n'avoir pas voulu donner une prébende au protégé du pape, est frappé d'interdit. Il continue à résister. L'archevêque de Reims reçoit d'Innocent III l'ordre de faire exécuter son mandat, mais il diffère l'exécution et se dérobe. Las de ses démarches, le candidat renonce à se faire introniser de haute lutte. Il conclut avec le chapitre, par l'intermédiaire de l'archevêque, un arrangement. Les chanoines le recevront comme leur confrère, lui donneront une stalle au chœur et le droit de participer aux offices ; mais quant à la prébende et à ses revenus, il aura le temps de les attendre. Il est inscrit pour bénéficier de la septième vacance qui se produira ! Innocent III trouve cet accommodement dérisoire et le déclare nul et non avenu. Il insiste, avec menaces, pour qu'on donne à son protégé la première prébende vacante : en attendant, et pour lui permettre de vivre, il prendra part aux distributions quotidiennes.

En 1206, Rome veut forcer l'archevêque et les chanoines de Magdeburg à prendre, comme confrère, un tout jeune homme, Otton, sous-diacre romain qui était le neveu du duc de Pologne. On a refusé de me recevoir, écrit Otton à son protecteur, parce que l'usage, à Magdeburg, est qu'on ne peut avoir une stalle au chœur et une place au chapitre, si l'on n'est pas émancipé. — Qu'à cela ne tienne ! répond Innocent III. Il émancipe son candidat et exige qu'il soit immédiatement installé.

A Trévise, en 1198, les chanoines, pour échapper à l'intrusion étrangère, ont imaginé un autre biais. La prévôté de leur chapitre était vacante, depuis plusieurs années : canoniquement, la collation de ce bénéfice se trouvait dévolue au pape. Mais les chanoines s'engagent entre eux, par serment solennel, à ne plus élire de prévôt, à supprimer la fonction, ils pouvaient le faire d'autant mieux que, dans beaucoup de chapitres, l'office de prévôt, c'est-à-dire d'administrateur des biens et revenus de la communauté, avait été aboli comme inutile et surtout dangereux, mais cette suppression ne faisait pas le compte d'Innocent III. Il ordonne aux chanoines de Trévise de donner à l'un de ses sous-diacres la prévôté qu'il aurait été en droit de conférer par lui-même. S'ils ne le font pas de bon gré, l'évêque de Mantoue est chargé de les y contraindre. Et quant à leur serment de ne plus nommer de prévôt : il ne vaut rien, dit la lettre pontificale, parce qu'ils l'ont émis dans un esprit de désobéissance blâmable et d'indiscrète témérité.

Les atermoiements et les échappatoires auxquels les chapitres ont recours ne leur réussissent que pour un temps. A leur obstination Rome oppose une obstination égale : elle les force dans leurs derniers retranchements, et il ne leur reste que la violence. Bientôt les incidents tournent au drame. En 1200,  le pape voulait imposer un de ses sous-diacres comme curé d'une des églises appartenant à la célèbre abbaye allemande de Lorsch. L'abbé et les moines s'y refusent : on les excommunie. Ils n'en continuent pas moins à célébrer les offices. On envoie chez eux des délégués pontificaux chargés d'installer l'intrus, au nom du pape. Ces délégués sont repoussés à main armée et obligés de renoncer à leur mission.

A Limoges, en 119S, le chapitre de la cathédrale est unanime à rejeter la candidature d'un prêtre italien, recommandé par la curie. Ordre est donné à l'évêque de Périgueux d'exécuter le mandat du pape. L'évêque veut entrer à Limoges avec le Romain. Mais une troupe de chanoines, de clercs, de sergents d'Église et de laïques s'assemblent aux portes de la cité. Au moment où le protégé de Rome s'approche d'un cimetière, on le saisit, on le roue de coups, on lui prend ses chevaux, ainsi que ceux de ses compagnons, le tout sous les yeux de l'évêque impuissant, et on le poursuit, au milieu des huées, à coups de pierres. Un sous-diacre de sa suite est frappé à la tête jusqu'au sang. Quand ces faits arrivent à la connaissance du pape, il fait interdire le chapitre par l'archevêque de Bordeaux ; mars les chanoines ne tiennent aucun compte de l'interdit. Il faut de nouvelles sommations, de nouvelles menaces, et l'annonce des dernières rigueurs, pour que la résistance prenne fin.

Même quand les églises ont l'air de se soumettre et d'accepter le client du pape, il est encore prudent de se défier. En 1202, les chanoines de Saint-Antonin de Plaisance refusent de pourvoir d'un canonicat un clerc que Rome leur expédiait. On les excommunie. Le prévôt, du chapitre vient trouver le pape pour tâcher d'obtenir l'absolution de ses confrères. Le pape l'accorde à condition que le clerc aura son canonicat. Le prévôt promet de présenter lui-même aux chanoines l'ordre d'installation et de le faire exécuter. En effet, revenu à Plaisance, il donne au clerc le baiser de paix, lui assigne une stalle au chœur, une place au chapitre, au réfectoire et au dortoir. Il n'oublie qu'un point : c'est d'obtenir l'assentiment de ses confrères, et peut-être l'a-t-il fait exprès. Quoi qu'il en soit, les chanoines refusent de ratifier les agissements de leur prévôt. Quand le malheureux clerc se présente au réfectoire, il ne trouve plus la boite qui contenait les objets servant à son usage personnel : on l'a brûlée ; au dortoir, son oreiller a disparu et son lit a été lardé de coups de couteau. Un de ses parents vient demander au camérier sa part de pain et de vin : on le repousse avec une telle brutalité qu'il est grièvement blessé à la face. Défense est faite aux sergents du chapitre de lui rendre le moindre service. Le prévôt, sous-main, encourageait ses confrères dans leur révolte. Averti de ce qui se passait à Plaisance, Innocent III excommunie encore chanoines et prévôt, et menace, s'ils n'obéissent pas, de les suspendre et même de les priver de tout bénéfice.

L'état de guerre existait et produisait les mêmes effets à Bourges, à Saint-Pourcain, à Noyon, à Senlis, à Térouanne, à Tournai, à Ivrée, à Laon, à Saint-Ambroise de Milan, à Poitiers, à Tours, à York, à Orléans, à Toul, à Saint-Front de Périgueux, à Nevers, à Saintes, à Embrun, à Levroux en Berry, à Angoulême, à Clermont-Ferrand, à Aoste, à Saint-Omer, à Lille, etc. Que prouve cette énumération ? La réalité d'un des faits les plus généraux et les plus curieux de l'histoire ecclésiastique du moyen âge : les tentatives d'indépendance des églises locales, leur rébellion déclarée contre le pouvoir du chef de l'Église universelle. Ce ne sera pas sans peine et sans efforts que la papauté finira par mettre la main sur les biens des seigneuries ecclésiastiques pour en faire bénéficier ses fonctionnaires et ses clients. Au commencement du XIIIe siècle les pouvoir locaux luttent encore : à la fin de ce même siècle, la résistance ne sera plus possible : l'exploitation financière des chapitres par la cour de Rome sera un fait avoué, régulier, et reconnu presque légitime par l'opinion. Innocent III aura contribué, pour sa grande part, à faire entrer la papauté dans cette voie de conquêtes matérielles qu'elle élargira encore après lui.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voir notre volume, Innocent III, La Question d'Orient.

[2] Journal des savants, octobre 1905, p. 557 et suivantes. Nous n'avions pu prendre à Zurich, en passant, qu'une copie, un peu hâtivement faite, de cette liste si intéressante à tous égards, qui se trouve au fol. 46 du manuscrit C. 148 de la bibliothèque cantonale. Le Dr Werner, de Zurich, en a donné, dans le Neues Archiv de 1906 (t. XXXI, fasc. 3), p. 584, une nouvelle édition. Il y améliore sur quelques points nos lectures en faisant observer que, si cette longue nomenclature était en effet inédite, elle n'était pris absolument inconnue des érudits qui avaient écrit sur la bibliothèque de Zurich. Il est certain, en tous cas, que les historiens en ignoraient l'existence et n'en avaient fait, avant nous, aucun usage, comme l'a remarqué M. Holder-Egger dans les quelques lignes qu'il a consacrées très aimablement (Neues Archiv, t. XXXI, p. 259) à ce qu'il appelle notre découverte.

[3] Voir, sur ces débuts, notre volume Innocent III, la Papauté et l'Empire.

[4] Voir Innocent III, les Royautés vassales du Saint-Siège.

[5] La salle où fut débattu le procès de la primatie de Tolède était one des chambres contiguës à la chapelle de Saint-Nicolas, dans l'intérieur du palais de Latran. On y voyait en effet une suite de tableaux représentant le triomphe des papes légitimes, aux XIe et XIIe siècles, sur les antipapes, pendant la querelle des investitures, et notamment celui où le pape Calixte H était représenté domptant l'antipape Burdin. Cette peinture a été détruite on ne sait pas précisément à quelle époque ; il n'en a été conservé aucune copie, aucun dessin ; mais Panvidio, qui la vit encore, en reproduit l'inscription qui l'accompagnait : Ecce Calixtus, honor patriæ, decus imperiale. Nequam Burdinum domat, pacemque reformat.

[6] Voir ce que nous avons dit de l'entrevue d'Innocent III et de Guillaume, abbé de Saint-Albans, dans Innocent III, Rome et l'Italie. 

[7] Voir notre livre Innocent III, Rome et l'Italie.

[8] Voir, sur ce trait caractéristique de l'organisation de l'Église anglaise, ce que nous avons dit de l'abbaye de Christ-Church et des archevêques de Cantorbery dans Les Royautés vassales du Saint-Siège.

[9] Voir notre volume, Les Royautés vassales du Saint-Siège.

[10] Voir, pour plus de détails sur ces paroles d'Innocent III, les volumes précédents Rome et l'Italie, 3e éd. et la Croisade des Albigeois, 2e éd.

[11] Voir Les Royautés vassales du Saint-Siège.