INNOCENT III

LES ROYAUTÉS VASSALES DU SAINT-SIÈGE

 

CHAPITRE V. — PHILIPPE AUGUSTE.

 

 

Innocent III et le procès d’Ingeburge. — Le concile de Soissons. — Ingeburge protégée par le pape. — Concessions d’Innocent III. — Le clergé de France et la fiscalité capétienne, — La régale d’Auxerre. — Mesures prises par Philippe Auguste pour diminuer la juridiction d’Église. — Louis de France appelé au trône d’Angleterre. — Le légat Galon et l’assemblée de Melun. — Comédie jouée par Philippe Auguste. — Excommunication du prince français. — Philippe Auguste menacé. — La mort d’Innocent III.

 

Philippe Auguste, le fils du très dévot Louis VII, ne ressemblait pas à son père : mais il gardait l’empreinte religieuse de ses traditions et de sa race. Avant de partir pour la croisade, il prie et pleure sur le pavé de la basilique de Saint-Denis, et il suit, avec des soupirs et des larmes, comme le plus humble de ses sujets, les processions pour faire cesser les inondations de la Seine. Jamais il ne part en campagne sans être allé déposer sur l’autel de Saint-Denis une belle étoffe de soie ou d’autres cadeaux somptueux. A Bouvines, il est entré dans la petite église avant la bataille, pour y prier ; il a donné aux soldats sa bénédiction. En bon croyant, il déteste l’infidèle, l’hérétique. S’il a toléré les Juifs par calcul, il les a persécutés aussi par fanatisme. Son édit de 1181 a été le point de départ de 1’intermina.ble série des ordonnances royales dirigées, pendant tout l’ancien régime, contre les blasphémateurs. Saint Louis les fera marquer au fer rouge ; Philippe leur laisse l’alternative d’être jetés à la rivière ou de payer une certaine somme aux pauvres du Christ. Il est l’oint du Seigneur, le défenseur de la foi, celui qui enrichit l’Église et la protège contre ses ennemis. Aussi, en sa faveur, les miracles se multiplient : pour lui les moissons détruites repoussent plus abondantes, les torrents desséchés se remplissent subitement ; les eaux des fleuves s’écartent et laissent passer l’armée royale. Lors de ses funérailles, à un endroit où les porteurs qui menaient son corps à Saint-Denis s’arrêtèrent pour se relayer, il se fit des guérisons merveilleuses. On y construira plus tard un sanctuaire, le prieuré de Saint Julien la Croix le Roi.

Et pourtant ce roi très chrétien s’est brouillé plus d’une fois avec le pape. Incidents de vie privée, questions de juridiction, de finances, de guerre ou de haute politique, les causes de conflits étaient fréquentes entre le chef de la nation française et le maître de l’Église universelle.

 

L’affaire du divorce d’Ingeburge de Danemark dura vingt ans (1193-1213), et faillit amener une rupture avec Rome. Le mariage, pour un prince comme Philippe Auguste, ne pouvait être qu’une affaire. Sa première femme, Isabelle de Hainaut, qu’il épousa pour hériter de l’Artois, était morte à dix-neuf ans. Trois ans après (1193) il se remariait avec une princesse danoise. C’est qu’il avait alors l’idée d’un débarquement en Angleterre. Les rois de Danemark avaient des droits, plus ou moins fondés, sur ce pays, et, de plus, une flotte et de bons marins. Philippe demanda la main d’Ingeburge, seconde sœur du roi Knut VI, une jeune fille de dix-huit ans, très jolie, très bonne et de conduite irréprochable. Il aurait voulu que le Danois l’aidât contre le Plantagenêt. Knut refusant de se lancer dans cette aventure, Philippe exigea une dot, dix mille marcs d’argent. Le Danois trouva que c’était payer un peu cher l’honneur de s’apparenter à un roi de France, mais les ecclésiastiques qui servaient alors d’intermédiaires entre la France et le Danemark lui persuadèrent que l’alliance de Philippe Auguste le protégerait contre l’Allemagne.

Dans l’été de 1193, Ingeburge s’embarqua pour la France. Philippe alla au-devant de sa fiancée jusqu’à Arras et l’accueillit avec joie. Le jour même (14 août) il l’emmena à Amiens où le mariage fut célébré. Le lendemain, dans la cérémonie du couronnement, à peine la jeune femme fut-elle en présence de son mari, qu’on vit celui-ci trembler, pâlir et manifester des sentiments d’aversion et de répulsion. Quand il se retira, l’office terminé, les courtisans parlaient déjà du divorce. Les contemporains ont expliqué sans peine cet événement extraordinaire : suggestion du diable, abominable tour de sorcier ! Les historiens modernes ont supposé qu’Ingeburge avait des laideurs intimes et des vices secrets ; mais tous les témoignages s’accordent à louer la beauté et les vertus de la princesse danoise. Cette étrange histoire reste mystérieuse. Dans les lettres d’Innocent III, Philippe Auguste impute à Ingeburge la responsabilité du fait qui rendait impossible entre eux la vie commune ; à l’affirmation de son mari elle a toujours opposé une affirmation contraire. Entre deux déclarations aussi catégoriques, comment se prononcer ?

Le fait certain, c’est que le roi de France voulut, tout de suite, se débarrasser d’Ingeburge, en la remettant aux Danois qui l’avaient amenée. Mais ceux-ci refusèrent de la reprendre. La reine, elle-même, déclara ne pas vouloir les suivre ; elle entendait soutenir son droit et conserver son rang. Philippe Auguste réunit ses barons et ses évêques à Compiègne, et obtint de la complaisance du clergé une sentence de divorce, fondée sur une parenté lointaine d’Ingeburge avec Elisabeth de Hainaut. Quand la sentence fut notifiée à la victime, comme elle ne savait pas notre langue, elle s’écria : Mala Francia, mala Francia, Mauvaise France, et elle ajouta aussitôt : Roma, Roma. Elle appelait de ce jugement inique au tribunal du juge suprême, du défenseur de tous les chrétiens. Comme elle s’obstinait à rester en France, on l’enferma à Beaurepaire, prieuré de l’abbaye de Cisoing, entre Valenciennes et Douai.

Le roi Knut introduisit une plainte à Rome et le pape Célestin III envoya à Philippe lettre sur lettre et légat sur légat. Les parents et les amis d’Ingeburge opposèrent une généalogie à celle qu’avaient invoquée les évêques royaux. Tout fut inutile : l’arrêt même du Saint-Siège qui déclara la sentence de divorce illégale, nulle et non avenue ne produisit aucun effet, si ce n’est de rendre Philippe Auguste furieux. Quand les ambassadeurs danois, munis de la bulle pontificale, entrèrent en France, le duc de Bourgogne, par ordre du roi, les arrêta à Dijon, leur enleva leurs lettres et les enferma à Clairvaux.

Pour rendre le divorce irrévocable, Philippe se décida à se remarier. Il fit des tentatives matrimoniales auprès de deux princesses d’Allemagne et d’une fille du roi de Sicile ; trois fois il subit l’affront d’un refus. L’exemple d’Ingeburge n’était pas fait pour tenter même les plus ambitieuses. Il put épouser enfin Agnès ou Marie de Méran, fille d’un grand seigneur bavarois. A ce moment la malheureuse Danoise, qu’on craignait sans doute de voir apparaître, fut transférée de son cloître dans un château fort. Le danger passé, Philippe la fit conduire au monastère de Fervaques et, de là, dans un couvent de Soissons.

Le pape Célestin mourut sans avoir obtenu la soumission du roi de France. Son successeur Innocent III, à peine élu, adressa à Philippe un premier avertissement : Le Saint-Siège ne peut laisser sans défense des femmes persécutées. Dieu nous a imposé le devoir de faire rentrer dans le vrai chemin tout chrétien qui commet un péché mortel, et de lui appliquer les peines de la discipline ecclésiastique, dans le cas où il ne voudrait pas revenir à la vertu. La dignité royale ne peut être au-dessus dés devoirs d’un chrétien et, à cet égard, il nous est interdit de faire, entre le prince et les autres fidèles, aucune distinction. Si, contre toute attente, le roi de France méprise notre avertissement, nous serons obligé, malgré nous, de lever contre lui notre main apostolique. Rien au monde ne sera capable de nous détourner de cette ferme résolution de la justice et du droit. Et le nouveau pape donnait pour instruction aux légats d’annuler la sentence du divorce, de mettre en jugement les évêques qui l’avaient rendue, d’obliger Philippe Auguste à se séparer d’Agnès de Méran, la concubine, l’intruse (superinducta), et à reprendre Ingeburge, la femme légitime ; en cas de refus, de mettre le royaume en interdit et, si le roi s’obstinait, de le frapper, lui et Agnès, de l’excommunication personnelle.

L’interdit fut en effet prononcé par le légat Pierre de Capoue (1198). Mais on vit alors combien était grand le pouvoir du roi sur son clergé. La plupart des évêques royaux, l’archevêque de Reims, les évêques de Noyon, de Beau vais, de Chartres, d’Orléans, d’Auxerre, de Thérouanne, de Meaux, de Laon, de Troyes, refusèrent de publier la sentence. D’autres Églises ne cédèrent que très tard aux injonctions de Rome. Les ordres du pape étaient discutés, désapprouvés, et même, sur certains points, ouvertement méprisés. Ceux qui s’y soumirent eurent affaire au roi. Les évêques de Paris et de Senlis, et nombre de curés, furent maltraités et leurs biens confisqués. Le roi profita de l’occasion pour extorquer de fortes sommes aux seigneurs d’Église qui prenaient parti contre lui et tailler sans pitié leurs bourgeois et leurs paysans. Quant à la pauvre Ingeburge, elle fut enlevée de son monastère et enfermée dans un château à trois journées de Paris.

Cependant Philippe ne pouvait maintenir longtemps cette terreur, ni le peuple, dans les lieux où l’interdit s’observait, supporter la privation de service religieux. Le rude souverain ne craignait pas au besoin de jouer la comédie. On raconte qu’au milieu des négociations engagées pour la levée de l’interdit, il avait réuni ses barons et ses évêques pour délibérer avec eux sur la situation et que tous l’engagèrent à une soumission complète. Il se tourna alors vers son oncle l’archevêque de Reims, Guillaume de Champagne, qui avait présidé le concile où fut rendu la sentence de divorce :

Est-il vrai, lui dit-il, ce qu’affirme le seigneur Pape, que l’arrêt de divorce prononcé par vous n’avait pas de valeur et n’était qu’un jeu ? L’archevêque ayant répondu que le pape avait raison : Vous êtes donc un sot et un étourdi d’avoir rendu un tel jugement. Cette indignation simulée et quelque peu tardive n’était faite que pour mettre le roi à couvert et donner le change à la cour de Rome.

Après neuf mois de résistance, il promit tout ce qu’on voulut : le renvoi d’Agnès, la réintégration d’Ingeburge, le jugement du procès de divorce par un concile, la rentrée en grâce des évêques poursuivis. Peu de temps après l’arrivée d’un nouveau légat, le cardinal Octavien, l’interdit fut levé (8 sept. 1200). Philippe, pour montrer la sincérité de ses intentions, installa Ingeburge à Saint Léger d’Iveline, dans la forêt de Rambouillet, maison de plaisance où il venait souvent chasser. Une apparence de réconciliation eut lieu entre le mari et la femme devant Octavien, et le roi consentit à remettre le jugement du procès à une assemblée présidée par le légat.

Le concile se tint à Soissons (mai 1201). Octavien et un autre cardinal, Jean de Saint-Paul, dirigèrent les débats. Les avocats du roi et ceux d’Ingeburge discutèrent à grand renfort de textes juridiques. Cela dura quinze jours, L’affaire allait s’embrouiller, lorsqu’un jour un simple prêtre, sortant de la foule, présenta la défense d’Ingeburge avec une clarté de démonstration et une qui entraînèrent l’auditoire. Les choses tournaient mal pour Philippe, mais il trouva un dénouement imprévu. La veille du jour où les cardinaux devaient rendre l’arrêt, il leur fit savoir qu’il se réconciliait avec sa femme et l’emmenait avec lui, pour ne plus se séparer d’elle. En effet, il alla chercher Ingeburge à l’abbaye de Notre-Dame, la fit monter en croupe, et, devant les assistants stupéfaits, partit au galop,

Il éludait ainsi le jugement. Il avait joué le cardinal ou l’avait gagné à ses intérêts. Au lieu de renvoyer Agnès de Méran, il la garda, sous prétexte de grossesse, au château de Poissy, pendant que la malheureuse Ingeburge était tenue étroitement emprisonnée à Étampes. Le pape fulmina de nouveau, mais sans effet. La mort d’Agnès de Méran, qui survint en août 1201, effraya le roi, qui voulut se réconcilier avec Rome, et alors Innocent III montra son amour pour la paix ? Il légitima les deux enfants d’Agnès ; concession grave et précédent périlleux, qui permettait au roi de France, au cas où le prince Louis, de complexion délicate, viendrait à lui manquer, de léguer son trône à un autre fils.

Un autre adversaire aurait désarmé. Philippe n’en réclama le divorce qu’avec plus d’obstination. Les plaintes adressées au pape par la prisonnière d’Étampes se succèdent plus pressantes et plus vives,

Je suis persécutée, écrit-elle, par mon seigneur et mari, Philippe, qui non seulement ne me traite pas comme sa femme, mais me fait abreuver d’outrages et de calomnies par ses satellites. Dans cette prison, aucune consolation pour moi, mais de continuelles et intolérables souffrances. Personne n’ose venir ici me visiter, aucun religieux n’est admis à réconforter mon âme en m’apportant la parole divine. On empêche les gens de mon pays natal de m’apporter des lettres et de causer avec moi. La nourriture qu’on me donne est à peine suffisante ; on me prive même des secours médicaux les plus nécessaires à ma santé. Je ne peux pas me saigner, et je crains que ma vie n’en souffre et que d’autres infirmités plus graves encore ne surviennent. Je n’ai pas non plus assez de vêtements, et ceux que je mets ne sont pas dignes d’une reine. Les personnes de vile condition, qui, par la volonté du roi, m’adressent la parole, ne me font jamais entendre que des grossièretés ou des insultes. Enfin je suis enfermée dans une maison d’où il m’est interdit de sortir (1203).

Innocent III ne cessa de flétrir, dans les termes qui convenaient, l’odieuse conduite de Philippe. Je comprends à la rigueur, lui écrivait-il, que vous puissiez vous excuser, auprès de ceux qui ignorent le fond des choses, de ne pas la traiter comme votre femme ; mais vous êtes inexcusable de ne pas avoir pour elle les égards dus à une reine. Dans le cas où quelque malheur lui arriverait, à quels propos ne seriez-vous pas exposé ? On dira que vous l’avez tuée, et c’est alors qu’il vous sera inutile de songer à une autre union.

En 1204, Philippe Auguste n’avait pas fléchi devant les supplications, les menaces et les rigueurs de la cour de Rome. Quand il eut vaincu Jean sans Terre et que personne en France ne lui résista plus, le conquérant fut encore plus intraitable. On l’avait épargné avant la victoire, comment ne pas le ménager après ? De 1203 à 1212, la condition d’Ingeburge resta aussi misérable, et le roi, qui la tenait toujours éloignée et captive, ne perdit jamais de vue le projet de se séparer d’elle. Il y eut neuf années de négociations interminables entre Paris et Rome. Philippe demandait que le procès en divorce fût ouvert et suivît son cours ; il voulait déterminer à sa guise les conditions du jugement ; Innocent se refusait à laisser commencer la procédure dans des conditions défavorables à sa protégée. Pour résister au désir pressant du roi ou braver ses colères, il fallut des prodiges de diplomatie. Le pape dut se résigner à d’étranges compromissions.

Dans un rapport envoyé de Rome par un ambassadeur français, Innocent III donne à Philippe Auguste une véritable consultation d’avocat (1207). Il semble s’intéresser à la cause du roi de France, au moins autant qu’à celle de son infortunée cliente : Si l’on peut obtenir de la reine qu’elle ne produise pas de témoins sur la question de la parenté, le seigneur pape en sera bien aise ; mais si elle veut en produire, on ne pourra pas l’en empêcher. Sur la question de l’ensorcellement, si le roi peut jurer sur son âme que la reine n’a pas été réellement sa femme, on l’en croira aisément, pourvu que la reine ne s’avise pas de jurer le contraire. Or le seigneur pape croit qu’on pourrait facilement l’amener à garder le silence sur ce point. En tout état de cause, si le roi a peur que la sentence à rendre par les juges ne lui soit défavorable, on pourra différer le prononcé du jugement, il n’y aura rien de fait, et le roi se retrouvera exactement dans la situation où il est aujourd’hui. Le document est fort clair et en dit long sur les procédés employés par Rome pour soutenir la cause de l’innocence persécutée sans rompre avec le persécuteur.

Cet art consommé de ménager les deux parties en faisant traîner les choses en longueur ne fut pas toujours bien vu du roi de France. Un jour, impatienté et irrité, Philippe écrivit ce billet au légat du pape, Guala : Votre dilection apprendra que le clerc envoyé par nous au Siège apostolique est revenu de Rome. Le seigneur pape met tant de délais et tant d’obstacles à notre affaire qu’il ne veut point, à ce qu’il nous semble, nous libérer comme nous le souhaitons. Comme il nous paraît clair qu’il se refuse à notre délivrance, nous vous ordonnons, en ce qui est de cette affaire, et à moins que vous n’en ayez d’autres à traiter, de ne point demeurer plus longtemps en ce pays (1209). Cet ambassadeur du Saint-Siège recevait, comme nous dirions aujourd’hui, son passeport. La rupture dura peu. A cette époque du moyen âge, la royauté française et la papauté pouvaient menacer de se brouiller, elles ne se séparaient jamais.

En 1210, Philippe Auguste essayait encore de se marier avec la fille du landgrave de Thuringe, pensant que ce petit seigneur, flatté d’une telle alliance, presserait le pape de prononcer le divorce. Le mariage manqua, et le divorce ne fut pas prononcé. Une dernière tentative auprès du légat Robert de Courçon, en 1212, pour faire aboutir l’éternelle procédure, n’eut pas plus de succès. Il fallait que Philippe prît son parti de la situation à laquelle il était réduit, celle d’un homme qui ne peut ni divorcer ni se marier ; l’affaire restait sans dénouement. Tout à coup (avril 1213), on apprit qu’elle en avait un. Si invraisemblable que cela parût, Philippe Auguste se décidait à reprendre Ingeburge. Il la reprenait comme reine, sinon comme femme (car ce dernier point reste plus que douteux). La joie fut grande dans la famille royale, dans l’Église, dans la nation entière.

C’est un intérêt politique, comme toujours, qui amenait le roi de France à ce revirement imprévu. Il revenait à Ingeburge, parce qu’il revenait au plan de conquête de l’Angleterre, et qu’il pensait, cette fois, être en mesure de le réaliser. Il avait encore besoin de l’alliance du Danemark, et surtout de l’appui d’Innocent III, qui allait lui livrer la couronne de Jean sans Terre (du moins, il se l’imaginait) et l’aider à faire réussir la grande entreprise, le projet de débarquement pour lequel tout était préparé.

Il se faisait illusion. Mais cette fois, enfin, Ingeburge garda officiellement auprès de son mari, jusqu’à la fin du règne, la place qu’il lui avait rendue. Après sa mort (1223), elle vécut encore plus de quinze ans, traitée en reine par Louis VIII et par Louis IX. Dans son testament, Philippe Auguste lui avait laissé une somme de dix mille livres parisis et l’appelait sa très chère femme, carissime uxori. Il lui devait bien ce dédommagement.

L’histoire d’Ingeburge peut donner la mesure des progrès accomplis, sous Philippe Auguste, par la royauté capétienne. Pendant vingt ans, il avait désobéi au chef de l’Église dans une affaire où tous les torts étaient manifestement de son côté. Les ménagements dont il fut l’objet de la part d’un pape aussi puissant qu’Innocent III et la durée même d’une résistance que Philippe termina à son heure, par un acte spontané de sa volonté, sont des faits significatifs. Ils témoignent de son caractère opiniâtre et des craintes qu’il inspirait. Ils prouvent aussi que la papauté, armée comme elle l’était au commencement du XIIIe siècle, n’a pas fait d’efforts bien vigoureux ni bien soutenus pour imposer le respect de sa décision.

 

On lit avec surprise ce passage des mémoires de Joinville où saint Louis adresse ses suprêmes recommandations à son fils et lui donne Philippe Auguste en exemple : On raconte du roi Philippe, mon aïeul, qu’une fois un de ses conseillers lui dit que ceux de la Sainte Église lui faisaient beaucoup de torts et d’excès, en ce qu’ils lui enlevaient ses droits et diminuaient ses justices, et que c’était bien grande merveille qu’il le souffrît. Et le bon roi répondit en effet qu’il le croyait bien, mais il considérait les bontés et les courtoisies que Dieu lui avait faites : alors, il aimait mieux perdre de son droit qu’avoir débat avec les gens de la Sainte Église.

La vérité est que la politique ecclésiastique de ce bon roi ne fut le plus souvent qu’une politique de conflits. Évêques traduits devant la justice royale, chassés de leurs sièges, privés de leurs régales, c’est-à-dire de leurs revenus temporels ; diocèses occupés manu militari et rançonnés par les officiers du roi ; mesures législatives prises expressément, avec solennité, pour arrêter les progrès de la justice d’Église ; impôts extraordinaires prélevés de force sur les évêchés et les abbayes ; obligation durement imposée aux membres du clergé de soutenir le gouvernement royal dans ses luttes fréquentes avec le pape ; par ces procédés, Philippe Auguste a fait comprendre à tous qu’il entendait être le maître de ses évêques et de ses abbés, aussi bien que de ses barons.

On ne peut dire pourtant qu’il ait abusé de son pouvoir pour vicier les élections ecclésiastiques et imposer ses créatures. Depuis Louis le Gros, l’intervention du roi dans les opérations électorales consistait simplement à accorder aux électeurs l’autorisation d’élire, puis à exiger que leur choix fût soumis à son consentement. Un souverain comme Philippe Auguste, résolu et sans scrupule, pouvait trouver dans l’exercice de ce droit un moyen de peser sur les électeurs et de pratiquer la candidature officielle. Mais on ne le voit guère refuser la permission d’élire ou l’approbation des élections faites. Il ne paraît même pas tenir beaucoup à cette prérogative de la souveraineté. En 1203 et 1204, quand il accorde au clergé de Langres et d’Arras l’abandon de la régale, il concède aux chanoines, par la même occasion et pour le même prix, la liberté d’élire leur évêque sans permission préalable. Devenu le maître de la Normandie, il renonce à conserver sur le clergé normand le pouvoir presque absolu des Plantagenêts, qui nommaient directement les évêques : il abandonne jusqu’au droit de régale. L’auteur de la Philippide lui fait dire : A moi appartient le soin de tout ce qui touche le glaive temporel : le gouvernement du royaume me suffit. Je laisse aux hommes de Dieu à traiter les choses du service de Dieu.

Une autre puissance se permettait ce que Philippe, ne faisait pas lui-même. En 1199, à la mort de Michel, archevêque de Sens, le chapitre élit Hugues, évêque d’Auxerre ; mais Innocent III donne l’archevêché à Pierre de Corbeil, évêque de Cambrai, son ancien professeur à l’Université de Paris. En 1204, à Reims, sous prétexte que les chanoines n’étaient pas d’accord, il nomme archevêque un de ses cardinaux, Guillaume Paré.

Il était moins facile à l’autorité romaine d’empêcher ce roi de France d’exploiter et de pressurer son clergé. Philippe remplissait ses obligations envers l’Église : il exigeait d’elle, en retour, avec rigueur, l’obéissance et tous les services auxquels il la croyait tenue. Les deux frères de Seignelay, Manassès, évêque d’Orléans, et Guillaume, évêque d’Auxerre, n’ayant pas envoyé leurs hommes à l’armée royale de Bretagne (1210), sous prétexte qu’ils n’étaient pas tenus au service d’ost quand le roi ne commandait pas en personne, Philippe fait saisir leur temporel. Les évêques mettent l’interdit sur leurs diocèses et vont se plaindre à Rome. Innocent III intervient en leur faveur, mais il est obligé, en 1212, d’inviter les deux évêques à accepter un compromis. Le roi resta en possession des revenus qu’il avait touchés pendant la séquestration des diocèses ; mais il donna aux évêques une indemnité de trois cents livres et les dispensa du service militaire personnel, à condition que, suivant la coutume, ils enverraient leurs contingents.

En temps ordinaire, le droit de régale permettait au suzerain de jouir du temporel des évêchés vacants. Aussitôt que la mort du prélat était annoncée, les officiers royaux saisissaient les revenus épiscopaux, s’installaient dans les villas et les châteaux du diocèse, prélevaient des tailles sur les diocésains, nommaient même aux prébendes et aux bénéfices ecclésiastiques : usage si utile à la royauté qu’elle fut souvent accusée de prolonger à dessein les vacances des sièges. Philippe Auguste exerça avec la dernière rigueur ce droit lucratif. En 1206, à la mort d’un évêque d’Auxerre, les forêts de l’évêché sont coupées et le bois mis en vente ; on pêche le poisson de tous les étangs ; les gens du roi se saisissent des troupeaux, emportent le blé, le vin, le foin des granges épiscopales, enlèvent jusqu’aux poutres et aux moellons que l’évêque avait fait préparer pour la construction d’une chapelle. Les maisons qu’il habitait sont entièrement démeublées : il n’en reste que le toit et les murs ; des sujets de l’évêché sont arrêtés, torturés, mis à rançon. Et cependant Philippe avait déclaré par deux fois (en 1182 et en 1190) qu’il renonçait à son droit de régale en faveur du chapitre d’Auxerre. Les chanoines portèrent plainte : on remit sous les yeux du roi ses lettres de renonciation ; on lui en fit lecture, mais il les arracha des mains du lecteur et prétendit n’avoir rien concédé. Innocent III ordonne à l’archevêque de Tours et à l’évêque de Paris de menacer le roi de France des censures ecclésiastiques s’il ne réparait pas les torts fait à l’Église d’Auxerre. Il fallut que le nouvel évêque donnât une grosse somme d’argent, moyennant quoi Philippe, par une charte d’avril 1207, déclara se désister de la régale par pitié et pour le salut de son âme et de celle de ses parents.

Presque partout, à cette époque, sus la pression d’une opinion que le clergé inspirait, les souverains renonçaient à un usage aussi abusif. Philippe se vit obligé lui-même de céder au courant et d’affranchir certaines Églises de la régale j mais ces concessions n’étaient pas gratuites : le roi exigeait de l’évêque et des chanoines une rente ou un capital une fois payé.

Il trouvait le moyen de se dédommager par les impôts extraordinaires qu’il levait sans ménagement et qui pesaient surtout le clergé. De son règne date l’habitude de soumettre les clercs de France à des taxes générales, à des décimes, et l’on ne voit pas qu’il ait demandé, pour les percevoir, la permission d’Innocent III. Quand le besoin d’argent se faisait impérieusement sentir, Philippe traitait les chrétiens comme de simples juifs. Il savait que les évêques, les chanoines, les abbés, grands propriétaires terriens, étaient aussi des capitalistes, et que le numéraire s’amassait dans les monastères et les cathédrales. Le clerc ne dépensait pas autant que le chevalier et il ne cessait de s’enrichir par les donations : il pouvait donc payer des impôts. Le roi, patron et protecteur du clergé, pensait que ce patronage lui donnait droit à des subsides. Souvent, il envoyait à Jérusalem, sur les instances du pape ou des chrétiens de Syrie, des corps de troupes et de l’argent. N’était-il pas juste qu’on lui laissât prendre sa part des revenus ecclésiastique du pays ?

En France comme ailleurs, on trouvait que le clergé ne se soumettait pas assez facilement aux charges qui pesaient sur tous. On commençait aussi à s’apercevoir que sa juridiction était envahissante et qu’il était temps de protéger contre ses empiétements les tribunaux de la féodalité et du roi. Une convention de 1205-1206, appliquée en Normandie, et peut-être aussi dans d’autres régions, disposa que les juges d’Église ne pourraient connaître des matières féodales ; qu’en certains cas les juges laïques auraient la faculté d’arrêter et de justicier les clercs coupables ; que le droit d’asile des édifices religieux serait limité ; que l’Église ne pourrait excommunier ceux qui font le commerce le dimanche ou qui négocient avec les Juifs ; qu’enfin, un bourgeois ayant plusieurs enfants ne pourrait donner a celui de ses fils qui serait clerc qu’une partie de ses terres inférieure à la moitié. La participation de la royauté à cet acte législatif, est très probable ; car le document est daté de Paris et porte en tête : Propositions du roi contre le clergé, pu encore ; Articles relatifs aux entreprises faites contre la juridiction du seigneur roi. Il s’agit bien d’une ordonnance rendue sous l’inspiration de Philippe Auguste pour protéger ses droits contre les empiétements des clercs, et la monarchie y fait cause commune avec la féodalité. En novembre 1206, le comte de Boulogne, le châtelain de Beauvais et un grand nombre de seigneurs normands réunis à Rouen attestent par serment les droits dont jouissaient le roi et les seigneurs, dans leurs rapports avec le clergé, au temps d’Henri II et de Richard Cœur de Lion. Les signataires de cette déclaration solennelle, scellée de vingt-deux sceaux, ont voulu, disent-ils, défendre leurs droits et ceux du roi contre l’Église. Un an après, les évoques de Normandie acceptaient un règlement de procédure qui déterminait les cas où la justice royale serait saisie (octobre 1207). Enfin, en 1208, l’archevêque de Rouen reconnaissait le pouvoir des baillis royaux dans les affaires de patronage des églises ; il consentait à restreindre l’abus du droit d’asile et à promettre d’excommunier moins facilement les agents du roi.

Innocent III ne paraît avoir rien tenté pour s’opposer à des mesures qui diminuaient singulièrement les droits et le pouvoir de l’Église dans un pays où ses progrès n’avaient rencontré jusqu’ici aucun obstacle. C’est qu’il pensait sans doute que son intervention ne serait pas admise, et que les réclamations comme les menaces ne produiraient aucun effet. Par les paroles, les écrits, les actes, Philippe Auguste manifestait en toute occasion la volonté arrêtée de subordonner la justice d’Église à la sienne et de tenir le clergé en main.

Il ne fallait pas essayer davantage, de l’arrêter dans ses entreprises politiques, quand les intérêts vitaux de sa monarchie étaient en jeu. On a vu plus haut que toute la diplomatie romaine fut impuissante à l’empêcher de prendre les États continentaux de Jean sans Terre. Au moment où la guerre s’ouvrait, Innocent avait déjà envoyé des commissaires chargés de réconcilier les deux rois, mais dans une assemblée de barons et de prélats réunis à Mantes (22 août), Philippe protesta. En matière féodale, jure feudi, lorsqu’il s’agissait de ses relations avec un vassal, il n’avait pas à recevoir les ordres du Souverain Pontife ni à subir sa juridiction. La querelle qui divisait les rois, étant de nature temporelle, ne regardait en rien la cour de Rome. Innocent III réfuta cette thèse : Le roi de France tendait par là à limiter la puissance pontificale ; il oubliait tous les services que la papauté avait rendus à ses ancêtres. La mission des successeurs de saint Pierre n’était-elle pas d’établir la paix parmi les hommes ? Si le pape n’avait pas le droit d’intervenir en matière féodale, sa juridiction s’imposait en matière de péché, ratione peccati. Il s’agissait précisément de savoir si Philippe n’avait pas péché en méconnaissant les droits du roi d’Angleterre son vassal.

La théorie d’Innocent III eût permis à la papauté de s’immiscer dans toutes les affaires des laïques. On ignore si le roi de France continua la discussion i mais les évêques capétiens, convoqués par le légat au concile de Meaux (7 août 1204), abandonnèrent en très grande majorité, comme lors du procès d’Ingeburge, la cause pontificale, pour se serrer autour du chef de leur monarchie. Ainsi se manifestait l’opposition d’un roi et d’un peuple aux volontés de l’Église internationale, nouveauté grave dans le monde chrétien.

On pense bien qu’après son triomphe de Bouvines, le conquérant n’allait pas se montrer plus docile, et renoncer aisément à l’Angleterre, cette proie que la papauté lui avait déjà soustraite, et qui tentait de nouveau son appétit. Pendant qu’Innocent III excommuniait les révoltés d’Angleterre au concile de Latran, Philippe Auguste négociait avec eux un changement de dynastie. Il fut convenu que Louis de France ferait valoir sur l’Angleterre les droits de sa femme Blanche de Castille, mère de Jean. En outre, le roi de France exigea vingt-quatre otages, fils de nobles, qu’il fit, sous bonne garde, interner à Compiègne. Alors seulement, il permit au prince royal, que les révoltés avaient élu à Londres, de s’engager à fond avec eux. Louis leur enverra d’abord des troupes, et, au printemps prochain, il s’embarquera.

Des hommes de loi, aux gages de Philippe Auguste ou, de son fils, rédigent, pour le répandre en Angleterre et à Rome, un long mémoire justificatif destiné à prouver que le trône anglais est vacant depuis le jour où la cour des pairs de France a condamné Jean sans Terre à mort comme coupable du meurtre d’Arthur. Le fils de ce condamné, Henri, n’a donc aucun droit à remplacer son père, et Louis de France, élu par la noblesse et le clergé, — d’ailleurs neveu du roi déposé, — est le légitime propriétaire de la couronne anglaise. Ce manifeste était un mensonge d’avocat, mais il s’agissait de se donner l’apparence du droit.

Le pape, bien qu’il ne fût peut-être pas dupe de cet artifice, ne voulait pas courir le risque d’une rupture ouverte avec le roi de France. Il lui adressa seulement, ainsi qu’aux seigneurs des deux pays, des lettres pressantes, comminatoires, pour les engager à ne pas secourir et même à combattre les insurgés.

L’historien officieux de la monarchie capétienne, Guillaume le Breton, prétend que l’entreprise de Louis fut tout d’abord désapprouvée par son père. L’anecdotier connu sous le nom de Ménestrel de Reims affirme, contre toute vérité, que Philippe refusa d’accueillir les ouvertures des barons anglais, sous prétexte qu’il avait assez de terre. Assez de terre ! C’était bien mal connaître le roi de France ! Le roi dit qu’il ne s’en mêlerait pas. Quand messire Louis vit que son père ne voulait pas s’en mêler, il lui dit : Sire, s’il vous plaisait, j’entreprendrais cette besogne. — Par la lance Saint-Jacques, répondit le roi, tu peux faire ce qu’il te plaît, mais je crois que tu n’en viendras pas à bout, car les Anglais sont traîtres et félons, et ils ne te tiendront pas parole. — Sire, dit messire Louis, que la volonté de Dieu en soit faite. La vérité est que, dans cette affaire, le père et le fils étaient absolument d’accord.

A l’assemblée de Melun (avril 1216), le légat du pape, Galon, se présente pour dissuader le roi de France de permettre à son fils de s’embarquer pour l’Angleterre, propriété de l’Église romaine en vertu du droit de seigneurie. — Le royaume d’Angleterre, répond sur-le-champ Philippe, n’a jamais été le patrimoine de saint Pierre ni ne le sera. Le trône est vacant depuis que le roi Jean a été condamné, dans notre cour, comme ayant forfait par la mort d’Arthur, Enfin, aucun roi ni aucun prince ne peut donner son royaume sans le consentement de ses barons, qui sont tenus de défendre ce royaume. Et si le pape a résolu de faire prévaloir une pareille erreur, il donne à toutes les royautés l’exemple le plus pernicieux. Le lendemain, Louis de France paraît à l’assemblée : après avoir jeté un regard de travers sur le légat, il va s’asseoir à côté de son père. Galon prie le prince de ne pas aller en Angleterre occuper le patrimoine de l’Église romaine, et le roi, de s’opposer au départ de son fils. Le roi répond : J’ai toujours été dévoué et fidèle au seigneur pape et à l’Église de Rome, et me suis toujours employé efficacement à ses affaires et à ses intérêts. Aujourd’hui, ce ne sera ni par mon conseil ni par mon aide que mon fils Louis fera quelque tentative contre cette Église. Cependant, s’il a quelque prétention à faire valoir sur le royaume d’Angleterre, qu’on l’entende, et que ce qui est juste lui soit accordé. Alors un chevalier, chargé de parler au nom de Louis, se lève et fait valoir les arguments produits dans le fameux mémoire. Le légat les réfute, et termine par une nouvelle sommation au roi et à son fils de ne pas se mêler des affaires anglaises, mais cette fois il ajoute une menace d’excommunication. Louis se tourne vers son père : Seigneur, je suis votre homme lige pour le fief que vous m’avez assigné en deçà de la mer, mais il ne vous appartient pas de rien décider au sujet du royaume d’Angleterre. Je m’en rapporte au jugement de mes pairs pour savoir si vous devez me forcer à ne pas poursuivre mon droit, et un droit de telle nature que vous ne pouvez m’en rendre justice. Je vous prie de ne vous opposer en rien à la résolution que j’ai prise d’user de mon droit, car je combattrai pour l’héritage de ma femme, jusqu’à la mort, s’il le faut. Cela dit, il quitte l’assemblée avec les siens. Il ne restait plus au légat qu’à demander à Philippe Auguste un sauf-conduit jusqu’à la mer. Je vous le donne volontiers, dit le roi, pour la terre qui m’appartient, mais si par malheur vous tombez entre les mains d’Eustache le Moine (un célèbre pirate, au service de la France) ou des autres hommes de mon fils Louis, qui gardent la mer, vous ne me rendrez pas responsable des choses fâcheuses qui pourront vous arriver. A ces mots, ajoute le chroniqueur Roger de Wendover, le légat se retira, tout en colère, de la cour du roi.

Cependant Philippe Auguste, continuant la comédie, confisqua ou feignit de confisquer la terre du prince royal, l’Artois, et les domaines des chevaliers qui s’embarqueraient avec lui. En même temps, il laissait Louis réunir douze cents chevaliers du nombre étaient la plupart des héros de Bouvines. Si le roi, avait dirigé lui-même l’entreprise, il n’aurait pas choisi d’autres soldats.

Il fournissait aussi l’argent. Les sommes destinées à payer la campagne furent levées avec rigueur dans toutes les provinces royales. Dans l’Artois, la taxe de guerre fut perçue au nom du roi. Tous les hauts barons qui refusèrent de payer furent obligés de consentir un emprunt forcé. Le duc de Bourgogne, Eude III, versa mille marcs. En Champagne, la comtesse Blanche, régente au nom de son fils mineur Thibaut IV, refusa de rien payer sous prétexte qu’elle ne voulait pas contribuer à une attaque contre un prince croisé. Quelques jours après, comme elle était à table avec son fils, une troupe de chevaliers et de sergents force les portes et la défie de la part de Louis de France ; elle s’enfuit, épouvantée, dans sa chambre. Philippe Auguste se crut obligé de punir les auteurs de ce coup de main. Il désavoua ses agents et son fils, une fois de plus. Mais comment toutes ces levées d’hommes et d’argent se seraient-elles faites si le roi de France ne l’avait pas permis ? Aussi Innocent III, après avoir excommunié Louis, s’apprêta à frapper Philippe. Des lettres pontificales apprirent à l’archevêque de Sens et à ses suffragants que le roi de France était excommunié. Le pape dictait déjà aux scribes du Latran la bulle d’anathème. La mort ne lui laissa pas le temps de sévir.

A Pérouse, où il séjournait, avant d’aller et à Gênes rétablir la paix entre les deux pu rivales, il fut saisi de fièvre paludéenne, forme d’accès revenant tous les trois jours. Il guérit à l’insu de ses médecins, dit une chronique française. Puis la fièvre revint à l’état permanent. Il eut le tort de continuer à la forte nourriture dont il avait l’habitude, L’infection paludique, s’aggravant, amena l’état comateux, et il mourut, à la neuvième heure, le samedi 16 juillet 1216. S’il lui avait été donné de vivre quelque temps encore, il aurait appris avec indignation que les grands du royaume de France, réunis à Melun, avaient protesté contre l’excommunication de leur souverain, disant qu’ils n’en tiendraient aucun compte, en parlant d’Innocent III au pape mieux informé.

En somme, dans cette Europe soumise tout entière au pouvoir politique de religieux, assujettie temporellement et féodalement à l’Église, une seule nation, la France, avoua se tenir en dehors du vasselage romain. Dans les documents qui nous instruisent des rapports de Philippe Auguste avec Rome, pas un mot ne permet de dire que la royauté capétienne ait subi la suzeraineté effective du pape. La France d’indépendance, chez elle, avait de si profondes racines qu’elle put résister au prestige et à la volonté du dominateur devant qui le monde se pliait.

Au moment où Innocent faisait mine de s’opposer à la conquête normande, Philippe Auguste avait demandé à ses principaux feudataires une promesse écrite et scellée de désobéir au pape, dans le cas où celui-ci voudrait le contraindre à la paix. Premier exemple connu d’un roi de France sollicitant et obtenant du corps féodal son appui contre les exigences de Rome ! Ce précédent ne sera pas perdu pour Philippe le Bel.

 

FIN DE L'OUVRAGE