INNOCENT III

LES ROYAUTÉS VASSALES DU SAINT-SIÈGE

 

CHAPITRE III. — L’ÉGLISE D’ANGLETERRE ET RICHARD CŒUR DE LION.

 

 

L’Église anglaise avant Richard. — Le denier de Saint-Pierre. — Prétentions de la papauté sur les terres britanniques. — Henri II et ses clercs. — Premier contact entre Innocent III et Richard. — La légation de Pierre de Capoue. — Hubert Walter et le peuple de Londres, — L’archevêque d’York, Geoffrey. — Le couvent de Christ-Church et les archevêques de Cantorbéry. — Hubert Walter en conflit avec son chapitre de moines. — Le procès de Christ-Church en Angleterre et à Rome.

 

Roitelets d’Espagne et de Portugal, chefs des tribus magyares et slaves, tous se résignent, après des éclairs de révolte, à subir la domination de la grande autorité spirituelle qui, depuis Grégoire VII, s’efforçait de placer l’Europe entière sous sa haute souveraineté et même dans son vasselage direct. Les royautés puissantes, ou qui ont le prestige d’un long passé historique, n’échappent pas davantage aux atteintes de cette universelle ambition. On sait combien vive et prolongée fut la résistance de l’Allemagne mais à quoi servit-elle, puisque le pupille d’Innocent III, Frédéric, pour obtenir et garder la couronne d’Empire, consentit à passer sous le joug ? Même Byzance, conquise plutôt que soumise par les Latins, reconnaît, au temporel comme au spirituel, la suprématie de saint Pierre2. Est-ce donc en France et en Angleterre que se réfugiera l’indépendance des gouvernements et des peuples chez qui s’éveille déjà la conscience des intérêts nationaux ? Il faut voir si ces deux royautés vont partager le sort commun et s’incliner, elles aussi devant les prétentions impérialistes d’un chef de religion.

L’Église des pays britanniques occupait, dans le monde catholique d’Occident, une situation particulière, En Angleterre, deux archevêchés, Cantorbéry et York, mais fort inégaux en puissance, puisque le premier avait dix-sept évêchés suffragants, et que le second n’en comptait que deux. Ceci indique déjà l’exceptionnelle importance du chef religieux de Cantorbéry, primat de la grande île, et chargé de couronner ses rois. En Ecosse, onze évêchés, qui ne sont subordonnés à aucun métropolitain, et relèvent directement du pape. En Irlande, une abondance curieuse de siégea épiscopaux, trente-six, dont quatre à des archevêques ! C’est que, dans ce pays comme sur les autres terres celtiques, les évêchés ne sont que d’anciennes abbayes à qui l’on a donné (ou qui ont pris) la crosse et la mitre.

Il fut un temps où l’Église bretonne fournissait de moines toute l’Europe latine ; mais ces moines étaient venus de Rome, au VIe siècle, avec Augustin, et la tradition d’un lien étroit unissant la papauté au monachisme anglais, avait passé intacte à travers les siècles. Quand la guerre s’allume entre les rois d’Angleterre et le Saint-Siège, la grande majorité des évêques prend parti pour la cause nationale, pour la monarchie : les moines restent ultramontains et romains. Et, au rebours de ce qui se passe sur le continent, ce sont des moines encore, et non des chanoines, qui entourent l’évêque dans un certain nombre d’églises cathédrales. Tel le fameux monastère de Christ-Church, dont les religieux étaient les électeurs, et souvent les adversaires du chef dont ils constituaient le chapitre, l’archevêque de Cantorbéry.

Ne cherchons pas trop, chez ces seigneurs de Christ-Church, une communauté édifiante, vouée à l’ascétisme et ornée de toutes les vertus professionnelles de l’ordre monastique. Leur couvent abritait d’abord, en réalité, un personnel mixte, car beaucoup de clercs séculiers y faisaient le service de l’oraison et du culte. Et puis, par son contact journalier avec les immenses processions de pèlerins qui, de tous les points de l’Europe, affluaient au tombeau de saint Thomas, ce chapitre de moines n’était pas précisément l’asile du recueillement et de la vie contemplative. Comme leur archevêque, ils s’occupaient de politique et d’affaires et la règle en souffrait. Leurs démêlés continuels avec l’autorité métropolitaine, les avaient rendus processifs, experts en chicane ; on les voyait toujours sur le chemin de la cour du roi, ou en députation à Rome. Chez eux, l’hospitalité était fastueuse et renommée ; au réfectoire une succession de festins ; soixante-dix plats, dit un contemporain d’Innocent III, l’historien Gérald de Barri, à la table du prieur ; tout un peuple de serviteurs et de fournisseurs sur qui ce prieur régnait au spirituel et au temporel. Bref, une véritable puissance, très soutenue par les papes, et avec qui le primat d’Angleterre et le roi lui-même devaient compter.

D’autres traits originaux, des rites, des fêtes, des saints sui generis achevaient de donner à l’Église britannique une physionomie spéciale. Malgré sa force d’unification, la papauté n’avait jamais pu complètement l’identifier aux autres éléments de la chrétienté de terre ferme. Après tout, ce qui lui importait, c’était de la maintenir obéissante et fidèle à ses origines romaines ; et elle avait des raisons de croire qu’elle y parviendrait aisément.

L’Angleterre du moyen âge était le seul pays d’Europe, avec les États Scandinaves, où l’institution du denier de Saint-Pierre avait pu s’établir et régulièrement fonctionner. De gré ou de force, ce peuple avait pris l’habitude d’envoyer son argent à Rome sous la forme d’un impôt annuel, obligatoire et permanent. Tradition si bien enracinée que la royauté anglaise, au moins depuis le VIIIe siècle, se croyait tenue d’exiger cette contribution de ses sujets, de la faire rentrer dans les caisses pontificales, et de donner satisfaction au pape, quand il se plaignait de l’insuffisance ou de l’irrégularité des envois. L’origine de la redevance est connue. Deux rois anglo-saxons, Ina, de Wessex (689-726) et Offa II, de Mercie, voulurent entretenir à Rome une église et un hôpital pour les pèlerins anglais, cantonnés dans le burgus Saxonum, le Borgo, et forcèrent leurs sujets insulaires à payer, pour ce service hospitalier un denier par feu. D’autre part, le roi Ethelwulf, après avoir envoyé, en 853, son fils Alfred à Rome, auprès du pape Léon IV, s’engagea à payer au représentant de l’Apôtre une redevance annuelle. Ces deux taxes se confondirent plus tard en une seule aumône royale prélevée sur toutes les maisons d’Angleterre.

Quand les Anglo-Saxons furent remplacés par les Danois, au Xe et au XIe siècle, les chefs de cette nouvelle couche d’envahisseurs acceptèrent la tradition établie et prélevèrent eux aussi sur leurs sujets, le denier de Saint-Pierre. C’est qu’en payant tribut à Rome, ils légitimaient leur conquête, consacrée par la puissance que le moyen âge regardait comme la source du droit. Knut le Grand, roi de Danemark et d’Angleterre, a dit au peuple anglais pourquoi il alla à Rome : Sachant que l’Apôtre Pierre possède une grande puissance de lier et de délier, et qu’il est le porte-clefs du royaume céleste, j’ai cru bon de solliciter spécialement sa faveur et son patronage. Et, pour être logique, il obligea les Anglais à s’acquitter de toutes leurs dettes envers le pontife romain.

L’invasion normande de 1066 se fit avec l’aide de la papauté, qui favorisa Guillaume le Conquérant, en partie parce que les derniers rois de la dynastie déchue payaient mal le denier de Saint-Pierre. Grégoire VII s’étant plaint au nouveau maître de l’Angleterre de ne l’avoir pas reçu (1079), Guillaume lui répondit : Sans doute, l’argent n’a pas été exactement perçu pendant ces trois dernières années, parce que j’ai eu affaire en France ; mais maintenant que me voici de retour en Angleterre, je m’empresse de vous envoyer, par votre légat, ce que j’ai trouvé prêt à mon arrivée, et, pour le reste de la somme, je vous l’expédierai en temps, voulu par les envoyés de notre fidèle archevêque Lanfranc.

Que la royauté soit normande ou angevine, les papes du XIIe siècle expédient leurs percepteurs en Angleterre, ou chargent les évêques anglais de faire eux-mêmes les recouvrements. Mais ce dernier procédé avait son côté fâcheux. Les évêques percevaient plus qu’il n’était dû, et gardaient la différence, ou même n’envoyaient à Rome qu’une partie de la somme exigible. A plusieurs reprises, les rois d’Angleterre durent inviter leurs prélats à se montrer plus scrupuleux. A l’avènement d’Innocent III, il ressort des registres pontificaux que la somme prélevée dans les différents diocèses montait à trois cents marcs sterling, chiffre peu élevé, mais ce n’était là qu’une partie de l’argent que le royaume britannique fournissait à Rome. En tout cas, il est permis d’affirmer que, sous tous les régimes, l’Angleterre du moyen âge resta tributaire de la papauté.

Or, dans l’esprit des papes (et de beaucoup de leurs contemporains), la dépendance financière entraînait la sujétion politique. Comme les monastères ou les seigneuries censitaires de Rome étaient placés sous le patronage, et même dans le domaine de l’Apôtre, on prétendit, dès la fin du XIe siècle, que l’Angleterre, payant tribut, était aussi la propriété de l’Église romaine. Ce n’est pas seulement le payement régulier et intégral de l’impôt traditionnel que Grégoire VII réclamait de Guillaume le Conquérant : il voulait aussi l’assujettir à un serment de fidélité et d’hommage. Il se heurta à un refus très net, Très Saint Père, votre légat Hubert m’a signifié de votre part que j’eusse à vous prêter serment d’hommage à vous et à vos successeurs, et que je fusse plus exact dans l’envoi de l’argent que mes prédécesseurs avaient coutume d’adresser à l’Église romaine. De ces deux réclamations, j’admets l’une et je repousse l’autre ! Je me refuse à prêter le serment parce que je ne l’ai pas promis et que mes prédécesseurs ne l’ont point prêté, que je sache, à vos prédécesseurs. Le pape se le tint pour dit et n’insista pas.

Avec Guillaume le Conquérant et Henri II Plantagenêt, la monarchie anglaise prit un caractère d’absolutisme qui n’était guère favorable aux visées romaines. Normands et Angevins prétendirent être les seuls maîtres du royaume ; ils n’admettaient pas qu’un souverain étranger introduisît en Angleterre une autorité qui limitât leurs prérogatives. La papauté pouvait tout en France, pays de grande féodalité et, jusqu’à Philippe Auguste, de royauté faible. Mais comment l’Angleterre, où n’existaient pas les hautes seigneuries hiérarchisées par étages, où le roi était le seigneur immédiat de tous les nobles et possédait directement presque toutes les forteresses, aurait-elle pu s’accommoder de cette sujétion ? Dans les rapports des souverains anglais avec les papes tendirent à prévaloir les principes suivants : 1° un légat romain ne peut entrer en Angleterre et y réunir des conciles, qu’avec la permission du roi et après avoir donné l’assurance qu’il ne ferait rien contre la volonté royale ; 2° l’appel à Rome n’est autorisé que pour les questions de testament ou de mariage : tout ce qui concerne la constitution intérieure de l’Église anglaise doit être réglé en Angleterre même, et on ne peut en référer à Rome sans l’assentiment du roi 3° la nomination des évêques et des abbés appartient au roi et les élections des dignitaires ecclésiastiques doivent se faire dans la chapelle royale, en présence des officiers royaux.

Par l’application rigoureuse de ces trois règles, l’Église britannique serait devenue une province chrétienne qui n’aurait ressemblé à aucune autre, à peu près indépendante de la papauté, entièrement dans la main du roi. Les papes du XII e siècle ont réagi de tout leur pouvoir contre ce système, alors que la royauté d’Henri II travailla au contraire à le réaliser pour en faire la loi constitutive de l’État. On sait avec quelle passion le Plantagenêt a mené campagne contre les privilèges du clergé, le droit d’asile et les abus de la juridiction d’Église. Lorsqu’il voulut codifier, dans les fameuses constitutions de Clarendon, les principes du droit monarchique, la crise éclata ; lutte contre l’archevêque Thomas Becket et le pape Alexandre III, meurtre de l’archevêque, indignation de l’Europe contre le souverain, auteur ou complice de cet assassinat.

Les crimes politiques amènent d’ordinaire une opposition violente aux idées et aux actes du parti qui aurait pu en bénéficier. Obligé de s’humilier et de faire amende honorable devant le tombeau du martyr de Cantorbéry, menacé en 1173, par la révolte de ses fils, Henri II ne se borna pas à révoquer les constitutions de Clarendon. Il alla jusqu’à formuler, dans une lettre à Alexandre III, cette déclaration très grave, désaveu de ses idées et de toute sa politique : Le royaume d’Angleterre est sous votre juridiction ; je ne reconnais, en droit féodal, d’autre suzerain que vous. Montrez à l’Angleterre ce que peut le pontife romain, et puisque vous n’usez pas des armes temporelles, protégez du moins, par votre glaive spirituel, le patrimoine de Saint-Pierre. Il plaçait ainsi sa couronne dans le vasselage et même dans le domaine de Rome et accordait ce que Guillaume le Conquérant avait refusé à Grégoire VII.

Mais ce n’était, pour Henri II, qu’un expédient propre à le tirer d’une situation désespérée, et ce moment de faiblesse dura juste autant que l’orage. A peine fut-il victorieux de la crise de 1173 qu’il oublia ses promesses, remit en vigueur le statut de Clarendon et reprit son attitude première. La fameuse phrase ne devint jamais un acte. Celui qui l’avait prononcée reparut tel qu’il était par tempérament et volonté réfléchie, un despote, ennemi des libertés de l’Église comme de tout ce qui pouvait entraver son œuvre de centralisation et de nivellement monarchiques.

Les deux fils qui régneront après lui, Richard Cœur de Lion et Jean Sans Terre, nourris des mêmes principes, suivront exactement la même voie. Et comment s’en étonner, si l’on songe aux exemples qu’ils eurent sous les yeux, au milieu où ils avaient grandi ? Sans être précisément un homme irréligieux (le moyen âge ne connaît guère l’irréligion proprement dite), Henri II n’était pas dévot. Comme tous les princes de son temps, il a fait supplicier des hérétiques et il allait souvent à la messe, mais les contemporains ont remarqué que lorsqu’il était à l’église, il ne faisait aucune attention à ce qui s’y passait. Il causait d’affaires avec son entourage, crayonnait de petits dessins, regardait les sculptures et les peintures de l’édifice. Pour l’administration de son État, il ne pouvait pas plus se passer du clergé que les autres souverains de l’Europe. Sa cour était pleine de clercs autant que de chevaliers et de légistes. Mais ces ecclésiastiques, infiniment plus attachés aux intérêts de la monarchie qu’à ceux de leur propre classe, avaient une singulière liberté d’esprit et d’allures. Pour plaire au maître qui les nourrissait, ils criblaient d’épigrammes les moines, Rome et la papauté. De ces clercs anticléricaux le type accompli est Walter Map, l’auteur du De Nugis curialium et probablement aussi de certaines poésies (bachiques et autres) où les gens d’Église sont rudement traités. C’est l’homme qui ose faire l’éloge d’Arnaud de Brescia, qui persifle saint Bernard, nie ses miracles, et ne perd pas une occasion d’attaquer les moines de Cîteaux. Il leur reproche leur avidité, leur ardeur à s’agrandir, à capter les testaments, à faire du commerce, allant jusqu’à les accuser de fabriquer des chartes, de pratiquer l’usure, et même d’armer des assassins. Il fait d’eux les héros ridicules d’anecdotes qui mettent en joie Henri II et sa cour, comme l’aventure de ce Cistercien qui tomba un jour, la robe retroussée jusqu’au menton, devant le cheval du roi. Les anges alors ne le portaient pas, écrit Map, et ils se sont voilé la face. Du reste, les autres congrégations ne sont pas plus ménagées, Hospitaliers et Templiers, ces étranges religieux qui ont oublié que le Christ a défendu à Pierre de se servir de l’épée. Anti monacal, Map est tout aussi bien anti papal. J’ai vécu assez longtemps et n’ai jamais vu le pauvre rapporter de Rome le moindre privilège. Rome est, pour lui, la grande spoliatrice. N’y a-t-il pas dans ce nom, Roma, les initiales des quatre mots latins : Radix omnium malorum avaritia. Il ne tarit pas d’historiettes sur la toute-puissance de l’argent à la cour du pape et loue fort ceux de ses compatriotes qui se contentent d’aller chercher le remède à leurs maux par de pieux pèlerinages aux tombeaux des saints d’Angleterre, au lieu de courir, au delà des monts, après les reliques de saint Pierre et de saint Paul.

Exactement pénétré des mêmes sentiments et des mêmes tendances, un poète écrivait alors, pour les nobles, l’histoire de Guillaume le Maréchal, ce grand seigneur, ministre dévoué d’Henri II et de ses fils. Lui aussi raille la vénalité des Romains. Il parle de ces reliques sans lesquelles à Rome on ne réussit pas, car toujours il convient de graisser les paumes aux gens du pape. Pas besoin d’y chanter d’autres psaumes ! Les reliques de saint Rufin et de saint Albin, qui sont de bons martyrs de Rome, y ont grand crédit. Tous les lettrés de l’entourage des Plantagenêts, parlent avec la même irrévérence du pape et des cardinaux. A les en croire, la puissance romaine en voulait à l’indépendance, autant qu’à la bourse du peuple anglais.

 

Le premier roi d’Angleterre qui eut affaire à Innocent III, Richard Cœur de Lion, resta, toute sa vie, un prince angevin, très français de tendance et d’allure. Il pensait, comme Henri II, que la terre anglaise était faite avant tout pour lui donner de l’argent et lui permettre de vivre avec faste dans ses États continentaux. Violant, passionné, cupide, dépourvu de scrupules, très capable de fourberie quand il ne pouvait employer la force, Richard trouva le moyen d’être à la fois un soldat fougueux et un diplomate plein de ressources. Doué d’une certaine générosité, il lui arrivait, au besoin, de pardonner les injures et de s’adoucir, quand on savait le prendre. Bref, nature complexe, mais caractère entier, à qui il ne faisait pas bon de se heurter.

Ses rapports avec l’Église et le clergé dénotent des contradictions, d’ailleurs assez communes dans l’âme des souverains de l’époque. A en croire le chroniqueur Raoul de Coggeshall, la dévotion de ce héros de croisade ne se manifestait pas seulement par des largesses aux clercs et aux moines, des fondations de monastères, des dons magnifiques aux églises. Il avait du goût pour les cérémonies religieuses, se tenait convenablement à la messe, récompensait les chantres qui remplissaient bien leur office, et les excitait lui-même de la voix et du geste. Les moines de Fontevrault (le Saint-Denis des Plantagenêts) ont fait de lui, après sa mort, un éloge édifiant, commandé, il est vrai, par les libéralités dont il les combla. Et ce même homme bravait l’excommunication de l’archevêque de Rouen, à qui il avait volé le territoire des Andelys pour y bâtir le Château Gaillard ! Et quand il eut fait prisonnier le cousin du roi de France (Philippe de Dreux, évêque de Beauvais), il le jeta, enchaîné, dans un cachot, et le traita avec la dernière rigueur, sans vouloir même accepter sa rançon, inconscient de ce sacrilège, insensible aux supplications répétées de la cour de Rome et du clergé européen !

Ces deux autoritaires, Innocent et Richard, semblaient faits pour entrer en lutte : heureusement que le roi était protégé par le prestige de sa croisade, et que le pape avait besoin de lui pour le succès de ses entreprises en Allemagne, Le lendemain même de son élection (9 janvier 1198), Innocent III l’avait notifiée au clergé et au souverain des îles anglaises. La réponse de Richard ne contenait pas que des compliments, Il y parlait d’affaires, et, entre autres, de la querelle des moines de Christ-Church avec l’archevêque de Cantorbéry ; et, prenant avec le pape le ton d’un mentor, il lui conseillait et le priait de traiter ses sujets avec douceur, de rendre la justice sans acception de personnes, sans pencher à droite ou à gauche. Il ajoutait qu’en suivant cette ligne de conduite, le pape arriverait à maîtriser les puissants et à mettre le pied sur le cou des superbes. Allusion aux affaires italiennes ? Ou simplement à l’attitude du Saint-Siège dans le démêlé de Cantorbéry ? A ces conseils qu’on ne lui demandait pas, Richard attachait-il une intention moqueuse ? En tout cas, le pape, comme il l’a écrit lui-même, avait pris bonne note des exhortations du roi d’Angleterre. Et il saisit toutes les occasions de les lui retourner dans les mêmes termes, avec une insistance ironique qui prouve combien il en avait été intérieurement froissé. Mais il était de son intérêt de ne pas trop le laisser voir. Entre les deux souverains s’établissent régulièrement les relations diplomatiques, s’échangent les amabilités et les cadeaux. Le 29 mai 1198, Innocent envoyait à Richard quatre bagues d’or enrichies de pierres précieuses, présent symbolique ! L’ancien écolier de l’Université de Paris était, comme tous ses pareils, amoureux du symbole. Certes, écrit le pape, ton Excellence royale possède en abondance l’or et les pierreries, ces deux objets de la concupiscence humaine : aussi s’agit-il ici d’un souvenir de l’affection qui nous lie à ta personne, plutôt que d’un présent de valeur. C’est un mystère dont voici l’interprétation. Ces anneaux sont ronds, et la rondeur est le signe de l’éternité, qui n’a ni commencement ni fin. Que ceci t’apprenne à songer aux choses célestes, et à quitter en esprit le monde éphémère d’ici-bas pour t’occuper de ton salut éternel. Pourquoi ce chiffre de quatre anneaux ? Parce qu’il faut pratiquer les quatre vertus cardinales : la justice, la foi, la prudence et la tempérance. L’or, c’est la sagesse, qui surpasse toutes les autres qualités de l’âme, comme l’or brille et domine tous les autres métaux. Le vert de l’émeraude symbolise la foi, le bleu du saphir, l’espérance, la rougeur du grenat, la charité. L’éclat lumineux de la topaze doit te rappeler qu’il faut que la splendeur des bonnes œuvres te fasse briller parmi les hommes, pour que, montant de vertus en vertus, tu arrives à voir Dieu face à face dans l’éternelle Sion.

Les quatre bagues sont fort belles, répond Richard, et le commentaire du symbole fait par un maître aussi éminent les rend plus précieuses encore. Mais il ne s’attarde pas aux remerciements et tourne droit à la politique. Il demande au pape d’agir, en sa faveur, aux quatre coins de l’Europe. Il faut que Rome se déclare, en Allemagne, pour son neveu Otton de Brunswick et condamne Philippe de Souabe ; que ce dernier l’indemnise de l’énorme rançon imposée par l’empereur Henri VI ; que le duc d’Autriche lui rende l’argent qui lui a été pris lors du guet-apens dont il a été victime au retour de la croisade ; que le roi de Navarre, Sanche VII, son beau-père, le mette en possession de la dot promise à Berengère, sa femme, que Philippe Auguste restitue enfin la terre normande dont il s’est emparé, contre tout droit, pendant que lui, Richard, bataillait en Palestine, au service de Dieu. Beaucoup d’exigences à la fois ! Voulait-il donc faire de la papauté l’instrument de ses entreprises politiques et de ses recouvrements financiers ? Innocent lui fit comprendre, avec force ménagements, qu’il ne pouvait lui donner satisfaction en tous points, mais que sa bonne volonté n’était pas douteuse. Nous serons toujours disposé à faire ce que tu demanderas, toutes les fois que l’honnêteté et la justice n’y seront pas contraires. Mais il y a des limites que notre devoir nous défend de franchir. Ne nous as-tu pas engagé toi-même, au début de notre correspondance, à nous maintenir fermement dans les bornes de l’équité ? Première riposte, que d’autres suivront.

Le pape se décide pourtant à quelques démarches. Il écrit au roi de Navarre que, s’il ne s’exécute pas, l’archevêque de Narbonne le frappera des peines d’Église. Au cas où Frédéric d’Autriche résisterait, c’est l’archevêque de Salzburg qui est chargé de sévir. Quant à Philippe de Souabe, l’archevêque de Magdeburg l’engagera à indemniser le roi d’Angleterre, faute de quoi la papauté, pour l’y contraindre, fera tout son devoir. Mais que pouvait-elle ? Rien ne prouve que Richard soit rentré en possession des châteaux de la Navarre et surtout de son argent. N’était-ce pas une naïveté que de demander une restitution pécuniaire à ce Philippe de Souabe contre qui le roi d’Angleterre soutenait ouvertement Otton de Brunswick ?

Dans la question de la Normandie, Innocent III se garda bien de prendre parti pour Richard contre son rival de France. Ce grand procès était pendant en cour de Rome. Le pape répond au roi d’Angleterre en lui exposant simplement l’état de la procédure. Il reproduit les arguments contradictoires qu’ont fait valoir successivement devant lui les ambassadeurs des deux souverains, mais déclare qu’il n’est pas encore à même de se prononcer et de rendre une sentence. Il faut qu’il fasse une enquête et entende personnellement les deux parties. Si les affaires de Rome et de Sicile lui en laissent le loisir, il ira lui-même en France et en Angleterre. Au cas où il ne pourrait faire ce voyage, ses légats mèneront l’enquête et rendront un arrêt conforme à la justice. Pour le moment, il supplie les deux rois de mettre fin aux hostilités qui désolent les deux pays et de traiter de la paix. S’ils s’y refusent, l’Église sera obligée d’en venir contre eux à des mesures de rigueur qu’il sera le premier à déplorer. Ce n’est pas sur ses propres forces qu’il compte, mais sur la toute-puissance de Dieu dont il tient, quoiqu’indigne, la place ici-bas.

Richard comprit très bien qu’entre Philippe Auguste et lui, la cour de Rome refusait de se décider. Elle ne tenait pas non plus à s’engager trop complètement et trop vite dans le conflit allemand. Le tempérament du roi d’Angleterre ne s’accommodait pas de ces lenteurs calculées ; et l’on s’explique sa mauvaise humeur quand il apprit, à l’automne de 1198, que le légat Pierre de Capoue venait en France pour rétablir la paix ou, tout au moins, pour obliger les deux rois à signer une trêve de cinq ans. Les Anglais regardèrent cette prétention du pape, d’arrêter les belligérants, comme une manœuvre destinée à favoriser la cause française et même à la sauver d’une défaite presque certaine, car, au point de vue diplomatique et militaire, Richard avait pris manifestement l’avantage. Philippe Auguste se trouvait même dans une situation assez critique.

Les chroniqueurs anglais, convaincus que le Capétien avait provoqué lui-même cette intervention, n’ont pas manqué de raconter que le pape et les cardinaux s’étaient laissé corrompre par l’or de France. Roger de Howden nous montre Pierre de Capoue venant trouver le roi d’Angleterre et lui représentant tous les maux qu’a produits la guerre, et l’avenir plus désastreux encore si l’on ne conclut pas la paix au plus tôt. Richard répond, indigné : Rien ne m’oblige à complaire au pape. Combien de fois lui ai-je demandé en vain d’obliger le roi de France à me rendre les terres et les châteaux qu’il m’avait pris pendant que je combattais les infidèles en Orient ! Du reste, je ne sais pas si le roi Philippe est disposé à signer une trêve. Alors le légat le prend à part et lui révèle, sous le sceau du secret, que sa mission est due uniquement aux instances mêmes du roi de France. Il lui conseille donc d’acquiescer à la demande du pape. Celui-ci, en retour, réglera, conformément aux intérêts de l’Angleterre, et l’affaire de France et toutes les autres questions pendantes. Richard, désireux de ne pas se brouiller avec le protecteur d’Otton de Brunswick, se laisse convaincre, et consent à signer la trêve.

Même scène, mais plus pittoresque et plus vivante, dans la biographie anglaise de Guillaume le Maréchal. Là aussi, on affirme que les reliques de saint Albin et de saint Ruffin, largement répandues à Rome par Philippe Auguste, ont amené l’intervention d’Innocent III et la venue du cardinal légat homme rusé et trompeur, sorti d’une école où on lui avait appris à tourner les choses seps devant derrière. Le roi de France remet complètement sa cause entre ses mains. Sire, dit Pierre de Capoue à Richard, je viens de la part du roi de France, qui est, ce me semble, pif in de bon vouloir et désirerait vivement faire la Paix, si c’est aussi votre désir. — Comment, s’écrie Richard, faire une paix durable ! Je ne réclame au roi de France que ce qu’il m’a pris. Qu’il me rende d’abord ce qui m’appartient, je le tiendrai quitte de tout le reste. Mais autrement, beau sire, il n’y a pas de paix possible entre nous. — Sire, répond maître Pierre, je n’oserai pas vous promettre cela. Personne ne pourrait décider le roi de France à rendre tout ce qu’il a pris, son conseil n’en est pas d’avis et ne l’y engagera jamais. —Alors, réplique Richard, Dieu vous garde. Il ne sera pas en paix tant que je pourrai monter à cheval, vous pouvez bien l’en assurer. — Ha ! Sire, dit le cardinal, c’est grand péché qu’il y ait si grande guerre entre vous deux. Ce sera la perte de la sainte terre de Jérusalem. Pour Dieu ! Soyez modéré, ou la chrétienté sera perdue. Le roi s’incline (ironiquement) et dit : Si l’on n’avait pas attaqué ma terre, pendant que j’étais en Palestine, et si l’on ne m’avait pas ainsi obligé de revenir, toute la Syrie serait délivrée des païens. Mais le roi de France a si mal agi envers moi ! C’est par son conseil que j’ai été retenu en prison. Il a cherché et cherche encore à me dépouiller de mes biens héréditaires. Mais, s’il plaît à Dieu, il n’y réussira pas.

Richard cède, pourtant, sur les instances du cardinal. Il accorde la trêve de cinq ans, à condition que le roi de France se désistera de ses prétentions sur la Normandie et n’y conservera que quelques châteaux à titre de gage. Malheureusement Pierre de Capoue aborde une autre question, celle de la délivrance de l’évêque de Beauvais, que les Anglais gardaient prisonnier, et ceci fait éclater l’orage. Actuellement, dit le légat, la cour de Rome vous requiert de lui rendre un homme qui est à elle et que vous tenez en prison à grand tort et contre tout droit. — De quel sujet du pape voulez-vous parler ? Je ne vois pas que j’en ai incarcéré un seul. — Sire, ne vous en défendez pas. C’est l’évêque de Beauvais, qui est en la garde de Rome. Il n’est pas permis de retenir ainsi un homme oint et sacré. — Par ma tête, dit le roi, il est bien plutôt désacré et faux chrétien. Ce n’est pas comme évêque qu’il a été pris, mais comme chevalier, tout armé, le casque lacé. Est-ce pour cela que vous êtes venu ? Vous n’êtes pas adroit[1]. Certes, si vous n’étiez chargé d’un message, ce n’est pas la cour de Rome qui vous garantirait d’une raclée que vous pourriez montrer au pape, en souvenir de moi. Le pape me croit donc fou ? Je sais bien qu’il s’est moqué de moi quand je le priai de me venir en aide lorsque je fus fait prisonnier, étant au service de Dieu. Il n’a pas daigné s’en occuper[2], et voilà qu’il me réclame un brigand, un tyran, un incendiaire, qui ne faisait que dévaster ma terre nuit et jour ! Fuyez d’ici, sire traître, menteur, tricheur, simoniaque ! Faites en sorte que je ne vous trouve plus jamais sur mon chemin.

Le légat, ajoute le poète, remonta sur sa bête et courut sans s’arrêter jusqu’au roi de France. Les Français furent tout surpris de le voir arriver si agité. Il dit au roi Philippe : Il n’est pas doux le roi à qui vous avez affaire : il est plus sauvage qu’un lion. Et cependant, je l’avais amené à mes vues, car il avait accordé la trêve pour cinq ans, et il ne restait qu’à échanger la poignée de main, quand je lui réclamai l’évêque de Beauvais : il devint aussitôt furieux, s’emporta, et me regarda avec de tels yeux que je m’attendais à le voir se jeter sur moi.

Les chroniqueurs français n’ont pas parlé des intrigues de leur roi à Rome, ni des négociations de Pierre de Capoue avec Richard. À les en croire, l’intervention d’Innocent III aurait été toute spontanée, ce que confirme exactement la correspondance même du pape. On doit convenir que les lettres pontificales relatives à l’envoi du légat, aux instructions qui lui sont données, et aux résultats de son entreprise, ne s’accordent guère avec les informations de source anglaise. Le pape s’adresse aux rois et aux clergés des deux pays pour leur annoncer l’arrivée de son représentant. Son unique objectif est de pacifier les princes d’Europe pour qu’ils puissent faire la croisade et réparer les nouveaux désastres que la chrétienté vient de subir en Syrie1. Il menace Philippe Auguste et ses barons, tout autant que Richard et les siens, des châtiments de l’Église, s’ils ne signent pas au moins un armistice. Pas un mot, dans ces bulles, qui implique une disposition particulière du roi de France à cesser l’action belliqueuse. Il y apparaît comme aussi récalcitrant à la paix que son adversaire, et les objurgations que le pape lui adresse ne sont ni moins pressantes, ni moins comminatoires.

Comédie officielle, dira-t-on, concertée entre Rome et Paris. Mais a-t-on le droit de le supposer ? D’ailleurs Pierre de Capoue n’avait pas seulement pour mission d’obliger les deux rois à entrer en accommodement. Innocent III prévient lui-même le roi de France que son légat exigera de lui la réintégration d’Ingeburge de Danemark dans ses prérogatives de reine et de femme légitime, ce qui ne se concilie guère avec une entente secrète du gouvernement capétien et du Saint-Siège. Et il ne s’agit pas là d’une parole en l’air destinée à effrayer Philippe Auguste, car la menace transmise par le légat eut pour suite immédiate la mise en interdit du royaume et une crise religieuse de la dernière gravité. Que les agents de Philippe Auguste aient cherché, par des cadeaux bien placés, à faire pencher du côté de la France la balance romaine, on peut l’admettre ; les procureurs d’Angleterre en faisaient autant ; la curie (le fait est notoire) recevait des deux mains. Un homme d’État comme Innocent III, dont le désintéressement personnel ne fait pas doute, n’en conservait pas moins son indépendance d’arbitre suprême entre les nations.

Quoi qu’il en soit, le 13 janvier 1199, les deux rois se réunissaient entre Andely et Vernon pour signer la trêve de cinq ans, établie sur la base du statu quo par le cardinal médiateur. Mais à peine est-elle conclue qu’elle est violée, non par le roi d’Angleterre, mais par le roi de France ! Confiant dans l’armistice, Richard était déjà parti pour l’Aquitaine, lorsqu’il apprit que Philippe avait fortifié une hauteur près de Gaillon et coupé une forêt qui lui appartenait. Il revient aussitôt en Normandie et fait déclarer à son adversaire que la trêve est rompue s’il ne démolit pas sa nouvelle fortification. Pierre de Capoue s’interpose de nouveau, demande à Philippe de céder, et Philippe promet de démolir. Mais Richard veut une paix ferme ou la reprise des hostilités. C’est alors que le légat parvient à obtenir des belligérants un traité par lequel Philippe s’engageait à soutenir en Allemagne Otton de Brunswick, et acceptait pour son fils Louis, l’héritier de son trône, la main d’une nièce de Richard, Blanche de Castille. Ce traité devait être revêtu des deux signatures royales, au moment où Richard reviendrait de son expédition du Limousin. Il n’en revint pas, et ce fut son frère et successeur, Jean sans Terre qui, en 1200, signa cette paix, dite du Goulet.

En somme, Philippe Auguste, bien que moins heureux dans ses opérations guerrières, n’était pas plus disposé que Richard à se tenir en paix. Et les sévérités d’Innocent III à son adresse n’étaient pas un jeu destiné à tromper l’opinion. Le pape, hanté de l’idée de la croisade, décidé à tout pour la rendre possible, allait jusqu’à employer un agitateur populaire, le thaumaturge Foulque de Neuilly, qu’il chargea, sous la direction du légat, de pousser les peuples et leurs chefs à la guerre sainte. Seulement, ce tribun, dont l’éloquence rude était habituée à enlever les foules, ignorait l’art d’amadouer les rois. Il aurait prédit à Richard, ainsi qu’au roi de France, que s’ils ne faisaient pas la paix, l’un d’eux mourrait dans l’année. Et il se serait permis de dire un jour au roi d’Angleterre : Je vous déclare, de la part du Dieu tout-puissant, que vous avez trois filles détestables et je vous conseille de les marier au plus tôt, si vous ne voulez pas qu’elles vous fassent tort. — Hypocrite, répondit le roi, tu en as menti par ta tête, je n’ai pas de filles. — Pardon, seigneur, vous en avez trois et qui ne valent pas cher : l’orgueil, la cupidité et la luxure. Aussitôt le roi fait signe à ses courtisans d’approcher et dit : Entendez tous le sermon de cet hypocrite, il prétend que j’ai trois mauvaises filles : l’orgueil, la cupidité et la luxure, et il m’ordonne de les marier. Eh ! bien, je marie l’orgueil avec les Templiers, l’avarice avec les moines de Cîteaux et la luxure avec les prélats des églises. Vraie ou fausse, l’anecdote est utile comme symptôme ; elle décèle chez le Plantagenêt un état d’esprit peu favorable à la papauté, à ses envoyés et à ses moines. Ceci se passait en France : mais, dans son île, Richard n’était guère plus accommodant.

 

Il accablait d’impôts évêques et abbés, et déployait, avec ses ministres, une ingéniosité extraordinaire à trouver des taxes nouvelles ou des procédés pour faire rendre le maximum aux anciennes. Vainement le clergé, invoquant ses privilèges, essayait de se dérober aux charges communes, et notamment a la contribution directe de cinq sous par charruée déterre. Richard, prompt à la riposte, décida que tous ceux qui feraient tort à un clerc ou à un moine ne seraient plus contraints légalement à une réparation immédiate du dommage. Bientôt parut un autre édit qui exigeait, moyennant finance, le renouvellement de toutes les chartes et privilèges émanés de la chancellerie royale. Le roi changeait son sceau, et rendait le nouveau obligatoire : tous les contrats portant l’ancien sceau ne valaient plus rien.

Lorsque le fisc royal réclama aux barons du royaume rassemblés à Oxford (1198) une contribution exceptionnelle, pour l’équipement d’une troupe de chevaliers qui devaient servir Richard pendant un an, le mécontentement s’exaspéra. Deux membres du haut clergé refusèrent énergiquement de subir cette nouvelle charge : l’évêque de Lincoln, Hugues, que ses contemporains vénéraient comme un saint, et l’évêque de Salisbury, Herbert. Cette opposition inattendue, prodrome des résistances et des colères qui devaient aboutir à la Grande Charte, eut raison des ministres de Richard. Ils retirèrent la proposition.

Il fallait bien que l’Église anglaise se défendît elle-même, puisque la papauté, fût-elle personnifiée par Innocent III, n’était guère en situation de la protéger efficacement. Comment intervenir dans ces questions de finances ? Et le moyen, surtout, d’empêcher le roi d’Angleterre de disposer, à son gré, des prélatures et des prébendes ? Ressource considérable pour le pouvoir : elle lui permettait de placer ses créatures, de récompenser ses fonctionnaires et ses fidèles, et même de grossir son revenu, car, sans nul doute, il se faisait payer la concession. De là les innombrables conflits où Richard se trouva engagé avec les évêques. Ceux-ci entendaient naturellement garder l’influence et les profits de la nomination aux bénéfices : mais le roi travaillait sans cesse à les leur enlever, Protestations, violences, excommunications, procès en cour de Rome. Un seul fait montrera jusqu’où pouvait aller l’abus.

Richard avait donné l’archidiaconat de West Riding, dans le diocèse d’York, à Adam de Thornover ; mais, peu après, des barons influents lui recommandèrent un autre candidat, Pierre de Dinan. Sans le moindre embarras, le roi conféra l’office à ce nouveau venu. Il avait eu double profit ; aux deux concessionnaires à se débrouiller ! Ils imaginèrent, en effet, un partage à l’amiable. Pierre fut le vrai titulaire, l’archidiacre en chef ; Adam administra l’archidiaconé, qu’il tenait en fief viager de son concurrent, à charge de lui servir une pension annuelle de quarante marcs. A la mort de Pierre, Adam deviendrait l’unique et légitime bénéficiaire. Mais il fallait prévoir le cas où, vivants tous les deux, ils se trouveraient présents en même temps dans le chapitre d’York. Ils convinrent, en ce cas, de prendre séance à tour de rôle, un jour sur deux. L’accord fut pleinement approuvé par le doyen et les autres chanoines : mais l’archevêque d’York, hostile à Thornover, que le roi avait nommé contre sa volonté, l’excommunia et défendit à son chapitre de le reconnaître comme archidiacre.

Il était du devoir d’Innocent III de réprimer ces scandales et de maintenir la paix entre le roi et les prélats. Mais le tempérament irritable du souverain et les usages nationaux, contraires à l’immixtion de la puissance romaine, n’étaient pas faits pour l’encourager. Il n’intervint (au moins d’après les documents qui nous sont parvenus) que dans deux circonstances graves, où l’archevêque de Cantorbéry, Hubert Walter, joua un rôle de premier plan.

Ce personnage, primat d’Angleterre, légat permanent du Saint-Siège, grand justicier du royaume sous Richard, chancelier sous Jean, fut à la fois le chef de l’Église nationale et le directeur de la politique et de l’administration de son pays. Il descendait d’un haut fonctionnaire d’Henri II un de ces légistes par qui la monarchie d’Angleterre était devenue la plus centralisée et la plus forte de l’Europe. Ce fut lui qui, gouvernant pendant la captivité de Richard et ses longues absences, réussit, dans les conditions les plus défavorables, à maintenir en Angleterre le pouvoir du roi, tout en subvenant à ses perpétuels besoins d’argent. Sans lui, le gouvernement rapace et violent des fils d’Henri II aurait sombré sous l’impopularité et les révoltes. Il sut adoucir la rudesse des princes, leur fiscalité impitoyable, maintenir cette royauté en bons termes avec l’Église romaine et les puissances du continent, empêcher les résistances de naître et de s’aggraver. Bref, un véritable homme d’État, mais porté lui-même à abuser de son pouvoir.

Il avait parfois la main lourde. Deux ans avant l’avènement d’Innocent III, une sédition avait éclaté à Londres, comme toujours à cause des exigences financières du roi. Non seulement les sommes énormes qu’il avait fallu payer pour sa rançon et les autres levées d’impôt avaient épuisé les ressources de la ville, mais on se plaignait surtout de l’injustice avec laquelle les gens du roi et les hauts bourgeois procédaient à la répartition des charges. Le système de perception était tel que l’impôt pesait presque en entier sur les pauvres et que les riches étaient épargnés. Un avocat de Londres, William Fitz-Osbern, se fit le champion de la classe populaire ; il déclara qu’on ne payerait rien au roi, si l’assiette de l’impôt n’était pas établie de façon à ce que les charges fussent proportionnelles aux facultés des contribuables. Cette nouveauté irrita le premier ministre qui voyait que l’impôt ne rentrait pas. Bientôt le bas peuple de Londres se mit en guerre ouverte contre le gouvernement, et Hubert Walter décréta que tous les hommes de cette classe qu’on pourrait saisir hors de la ville seraient arrêtés et traités en ennemis publics. A la mi-carême, quelques-uns de ces malheureux s’étant rendus au marché de Stamford, les officiers royaux les jetèrent en prison, Pour en finir, Hubert donna l’ordre de lui amener l’agitateur Fitz-Osbern, Mais celui-ci tua le premier qui mit la main sur lui, et courut se réfugier avec quelques autres meneurs dans l’église de Bow-Church, d’où ils refusèrent de sortir. On essaya vainement d’en forcer l’entrée. Hubert ordonna alors d’y mettre le feu, pensant que la fumée et l’asphyxie auraient raison de cette résistance. Fitz-Osbern se décida en effet à quitter son asile : mais au moment où il sortait, un soldat de l’archevêque lui plongea son couteau dans le ventre. Puis on le conduisit à la Tour de Londres, où, après un procès sommaire, on le condamna à être pendu. Lui et huit de ses amis furent liés à la queue d’un cheval, traînés par les rues et les places de Londres, enfin attachés au gibet. Les autres bourgeois de la ville, qui avaient pris fait et cause pour leur avocat, n’eurent d’autres ressources que de se mettre à la merci du roi, et de fournir des otages en garantie de leur tranquillité.

Un archevêque de Cantorbéry violant le droit d’asile et brûlant les églises ! Hubert Walter finit par comprendre lui-même l’impossibilité de concilier sa situation de prélat avec celle de grand justicier. Il offrit au roi de se démettre de ce dernier office. Richard, à qui ses services étaient précieux, refusa d’abord, puis, sur les instances de son ministre, se montrait disposé à céder, quand l’archevêque, par un de ces brusques revirements familiers aux hommes du moyen âge, demanda à conserver son poste. Il savait mieux que personne, dit Roger de Howden, combien cette fonction rapportait de bénéfices à son possesseur. Il fit donc le relevé de ses comptes et représenta au roi que depuis deux ans il avait trouvé le moyen de lui fournir onze cent mille marcs d’argent (en valeur actuelle, 44 millions de livres sterling). Admettons que le chroniqueur exagère : il est trop certain que l’archevêque de Cantorbéry avait fait en conscience son métier fiscal, et qu’il put dire à Richard : Si vous avez toujours besoin de moi, je ne refuserai pas le travail et ne me plaindrai pas des fatigues de l’âge. Il resta donc auprès de son maître, malgré l’énorme labeur, les difficultés de tous genres, et la haine tenace de ses ennemis.

Le plus redoutable était l’archevêque d’York, Geoffrey, un frère naturel de Richard, que le roi Henri II avait beaucoup aimé, parce que, seul de ses fils, il lui avait été fidèle au moment de sa défaite et de sa mort. Avec une nature généreuse et franche, Geoffrey était léger, brouillon, étourdi, et ne commettait que des maladresses. Il passa sa vie à batailler avec les chanoines de sa cathédrale, avec les évêques de sa province, et avec son frère Richard, dont il supportait mal l’absolutisme. Il détestait Hubert Walter, comme premier ministre, et comme archevêque de Cantorbéry. Plusieurs fois exilé d’Angleterre, il assiégeait la papauté de ses plaintes et l’encombrait de ses procès. Richard avait dépossédé un de ses clercs pour donner sa place à un chapelain de la cour, Innocent III adressa au roi, pour commencer, une admonestation paternelle, le priant de faire la paix avec son frère et de lui permettre de rentrer à York. Richard envoya alors à Geoffrey un groupe d’évêques chargés de lui proposer de sa part un arrangement. L’archevêque d’York confirmerait les nominations faites par le roi, et celui-ci, en retour, lui rendrait la pleine jouissance de ses revenus et de sa fonction. Vous êtes mes confrères, leur répondit Geoffrey : signez-moi un écrit par lequel vous attesterez, devant le pape, que vous nie conseillez d’accepter un pareil compromis. — Nous n’écrirons rien, répliquent les évêques, vous avez l’âge de parler pour vous et de prendre vous-même une décision. Et ils s’en retournèrent auprès de Richard, tandis que Geoffrey partait pour Rome.

Innocent III lui donna raison sur tous les points, et, en avril 1199, partirent du Latran, à l’adresse du roi d’Angleterre, deux nouvelles sommations. La première dut le piquer au vif. Faisant allusion à la lettre où Richard avait conseillé au pape de traiter ses sujets avec douceur et de rendre justice à tous sans acception de personnes, Innocent l’invite à appliquer ces principes dans l’affaire de l’archevêché d’York. C’est pour suivre exactement tes excellents conseils, lui écrit-il, que nous n’avons pas pu refuser justice à ton frère, l’archevêque Geoffrey. Il se plaint que tu l’aies privé de ses revenus temporels, maintenu en exil, et forcé presque à mendier son pain ; c’est ton frère : il est honteux pour toi qu’un ministre de Dieu, de race royale, en soit réduit à cette extrémité. Songe au scandale que nous provoquerions, toi et nous, si nous ne laissions pas la juste réclamation de l’exilé arriver à notre audience, et si, de ton côté, tu n’étais pas ému de son infortune et disposé à le prendre en grâce. Il faut que tu donnes satisfaction, à la fois, à l’honneur de la papauté, à ton salut, et à ton frère. Tu nous as engagé à agir toujours selon la justice : ne t’oppose donc pas à l’exercice de la nôtre. Et le pape lui annonce qu’il a chargé l’archevêque de Rouen et l’abbé de Perseigne de trouver un terrain d’entente entre lui et Geoffrey. S’ils n’y réussissent pas, ajoute-t-il, ce qu’à Dieu ne plaise, rends à ton frère son temporel et ne l’empêche pas de remplir son office spirituel. Notre légat le cardinal Pierre (Pierre de Capoue) a reçu l’ordre d’insister auprès de toi pour que tu restitues à l’archevêque, sans délai et sans difficulté, tout ce que tu as saisi de ses biens. S’il te doit quelque chose, il s’acquittera envers toi intégralement, à moins que tu n’aies déjà perçu une somme équivalente sur les revenus de son archevêché.

Richard ayant fait mauvais accueil à cette mise en demeure, une autre bulle arriva, nettement comminatoire. Nous t’avons déjà averti deux fois. Quoiqu’il nous soit très désagréable de prendre contre toi une mesure de rigueur, et comme nous ne voulons pas nous écarter du bon conseil que tu nous as donné toi-même d’agir toujours selon la justice, nous avons enjoint au cardinal, notre légat, de jeter l’interdit sur la province d’York, et si Ta Grandeur ne lui avait pas obéi dans le délai fixé, d’interdire toute l’Angleterre. Les instructions données à Pierre de Capoue étaient en effet rigoureuses : révoquer toutes les concessions de bénéfices faits dans l’archevêché d’York pendant la suspension et les voyages à Rome du frère de Richard, et forcer les concessionnaires, sous peine d’excommunication, à quitter la place, alors même qu’ils invoqueraient une confirmation obtenue du Siège apostolique ou une donation royale. On pouvait penser que le vainqueur de Saladin et de Philippe Auguste relèverait ce défi, comme le voulait son tempérament batailleur ; mais la mort le surprit avant qu’il eût reçu l’ultimatum du pape, expédié le 28 avril 1199.

L’affaire de Christ-Church tournait, au même moment, aussi mal. Déjà le prédécesseur d’Hubert Walter, l’archevêque de Cantorbéry, Baldwin, un moine blanc de Cîteaux, avait engagé contre les moines noirs de son chapitre une lutte à outrance. Interdits, excommunications, appels à Rome, saisie du temporel des moines par les officiers de l’archevêque, épisodes ordinaires d’un conflit qu’envenimaient tous les jours dos incidents nouveaux ! Baldwin avait fait construire, tout près de la ville et sur le territoire du chapitre, à Lambeth, une grande chapelle où il avait installé des chanoines séculiers, concurrents redoutables pour les religieux, Ces derniers se plaignaient que l’archevêque voulût faire de ce collège de clercs le siège de son pouvoir, sa résidence favorite. Ils représentèrent au pape que le maintien de l’Église séculière de Lambeth était, à bref délai, la ruine de leur vieille et glorieuse abbaye, et ils en demandèrent la destruction. Fort gênés par une querelle qui menaçait de s’éterniser, les rois Henri II et Richard, après de vaines tentatives de pacification, prirent fait et cause pour l’archevêque, ce qui aggrava la crise, car les moines se posèrent en victimes de l’autorité civile, en martyrs de la liberté ecclésiastique, et prétendirent n’être justiciables que de la cour de Rome. Et ce n’est pas seulement au pape qu’ils crièrent leur grief, mais au roi de France, à ses barons, à ses prélats, à tous les ennemis des Plantagenêts ! Par là, ils soulevèrent contre eux la grande majorité des nobles et des évêques d’Angleterre, dévoués à leur gouvernement national.

Il n’y a pas de lecture plus intéressante pour l’historien, que celle des pièces de ce gigantesque procès qui se déroulait à Rome en même temps qu’à Cantorbéry ou à Londres, On y voit peinte au vif l’indignation que soulevait, dans une partie de la population anglaise, l’alliance des papes et des moines de Christ-Church opposée à celle des rois et des archevêques. En 1187 arrive à Cantorbéry une lettre pontificale ordonnant l’exécution d’un arrêt de la cour de Rome favorable aux prétentions du monastère. Le justicier du roi défend aux clercs chargés de cette exécution d’y procéder en quoi que ce soit, et ceux-ci, enchantés, de s’écrier ; Nous aimons mieux être privés de la messe (c’est-à-dire excommuniés) que de la table, carere misset quam mensa. Un officier royal à qui les religieux reprochaient d’avoir saisi et séquestré une de leurs possessions, répond : Quand le pape lui-même serait là, présent, je ne lâcherais pas plus ce que je tiens, pour lui faire plaisir, que s’il s’agissait du dernier domestique de la maison. On raconte que l’archevêque Baldwin, recevant, un jour, une sommation du pape, dit à ses gens : Jetez-la au panier avec les autres, il y a encore de la place. Lettres de Rome, appels à Rome, faisaient si peu d’effet en Angleterre qu’on y disait couramment que Baldwin voulait se faire créer patriarche pour être à la tête d’une Église indépendante : parole grave et vraiment curieuse dans la bouche des Anglais du XII e siècle.

Plus la crise se prolongeait, plus les rois s’aigrissaient contre les éternels révoltés de Christ-Church. Ces amateurs de chicanes et de procès, déclara Henri II, cherchent avant tout à être constamment hors de leur cloître. Les moines se vengèrent en se réjouissant de ses désastres, et des succès de Philippe Auguste. A l’avènement de Richard, l’archevêque, les officiers du roi et ses courtisans redoublent d’animosité, l’engagent à en finir avec cette poignée de factieux. On essaye même de les réduire par la famine : leur monastère est bloqué ; défense aux pèlerins de Cantorbéry de leur apporter des vivres. Bientôt l’émotion est au comble, à la nouvelle que, pour les protéger, un légat du pape, Jean d’Anagni, va débarquer en Angleterre, Seigneur roi, dit un courtisan au roi Richard, si vous m’en croyez, dans le délai de deux mois il n’y aura plus un seul religieux dans les sièges épiscopaux de notre pays. Que le diable emporte ces moines ! On se montre, à la cour, la lettre du légat, et tous les barons s’écrient : Quel légat ? D’où vient-il ? Quel est son nom ?Qui est ce légat, dit le roi lui-même, est-ce un légat d’Angleterre ?Pour qu’il puisse exercer sa légation, dit l’évêque de Rochester, il faut que le seigneur roi lui ait accordé l’entrée du royaume. Et l’évêque de Chester ajoute : Quand il aura reçu l’autorisation royale, il pourra faire office de légat ; mais tout ce qu’il fera auparavant est nul et non avenu. Quand Hubert Walter devint archevêque (1193), il se refusa à défaire ce qu’avait fait Baldwin, à détruire Lambeth, et se trouva ainsi, à son tour, l’ennemi de Christ-Church. Comme il cumulait avec sa dignité d’Église des fonctions gouvernementales, les moines lui reprochèrent de ne s’occuper que d’intérêts temporels et de mettre le pouvoir civil au service de ses rancunes privées. Innocent III, à peine élu, est accablé de leurs réclamations, et tous les cardinaux reçoivent le récit des persécutions subies par Christ-Church, l’interminable réquisitoire dressé contre l’archevêque. L’opinion d’Innocent ne faisait pas doute. Quand il n’était que le sous-diacre romain, Lothaire de Segni, il s’était déjà déclaré en faveur des moines. Dès le 24 avril 1198, il somme l’archevêque de démolir à ses frais la cathédrale de Lambeth, annule l’excommunication qu’il avait lancée contre certains religieux et le menace de suspension, en cas de désobéissance. Même sommation aux évêques suffragants de Cantorbéry, avec ordre, si l’archevêque résistait, de ne plus reconnaître sa suprématie et de lui refuser l’obédience. Hubert Walter demande au pape de surseoir à sa décision et de ne pas le condamner avant de l’avoir entendu. Écrivant à l’évêque de Norwich, il s’élève contre la violence de cette justice pontificale qui s’attaquait en même temps aux patriarches d’Antioche et d’Aquilée, aux archevêques de Reims et de Tours, et débutait par l’excommunication de deux rois espagnols.

Au pape qui l’avait prié d’accorder sa protection aux moines de Cantorbéry, Richard répond qu’il n’a aucunement l’intention de nuire à leur communauté et que, dans l’affaire de Lambeth, Rome aurait dû traiter l’archevêque avec plus de ménagement. Suivant les lois du royaume, tout particulier a le droit de construire une chapelle sur son terrain du moment qu’il y est autorisé par l’évêque du diocèse. Il déclare à un cardinal qu’il ne permettra pas l’exécution d’un mandat du pape contraire à la dignité de sa couronne et à l’indépendance de son peuple. Il défend aux suffragants de Cantorbéry de refuser l’obédience à leur métropolitain. Tenez-vous-le pour dit, si vous êtes soucieux de l’honneur et de la liberté de notre royaume et si vous voulez conserver intacts vos propriétés et vos droits. — Le pape, ajoutait-il, a été mal informé : il faut éclairer sa conscience et d’ailleurs, d’après la loi romaine, avant d’exécuter un ordre contraire au droit, il faut attendre une seconde sommation.

Le premier mandat d’Innocent III resta donc sans effet. Hubert Walter fit savoir à Richard, alors occupé en France à combattre Philippe Auguste, qu’il ne pourrait plus administrer les affaires de l’État si l’on ne mettait pas les moines à la raison. De leur côté, les moines continuaient à s’agiter, à se plaindre à Home, à toute l’Europe. Mais, en Angleterre, tout le monde était contre eux, Les abbés cisterciens plaidaient, auprès du pape, la cause de l’archevêque, justicier incorruptible, providence des pauvres, des orphelins et des veuves, colonne lumineuse de toute l’Église anglaise. Que faisait-il, sinon défendre les droits qu’avaient exercés ses prédécesseurs ?

Le roi conseilla aux moines de remettre tout le démêlé à un tribunal d’arbitrage composé de cinq évêques d’Angleterre et de cinq abbés désignés par eux dans leur propre congrégation. Nous ne voulons pas de vos évêques pour arbitres, répondirent les moines, ni même des abbés du royaume : ce sont tous partisans avoués de l’archevêque et, d’ailleurs, nous ne pouvons pas enlever à la justice du pape un procès pendant à sa cour. Furieux, Richard donne ordre à Hubert Walter (6 septembre 1198) de faire dresser l’inventaire du trésor de Cantorbéry. On le mettra en lieu sûr, sous trois clefs : l’une pour les moines, la seconde pour l’archevêque, la troisième pour le roi. Ce trésor, écrit Richard, a été constitué par les donations de nos prédécesseurs : il ne faut pas que les moines puissent le dilapider, l’employer à solder leurs frais de justice, ou à faire d’autres dépenses d’intérêt privé. Cris et colère à Christ-Church : les moines résistent aux agents royaux chargés de l’inventaire, font de nouveau appel à Rome. Le roi ordonne alors la saisie générale des biens du chapitre de Cantorbéry, Nouvelle tempête, et tellement violente que Walter se crut lui-même obligé de démontrera son maître qu’il était allé trop loin. L’ordre de mise en séquestre fut rapporté.

Le 20 novembre 1198, un nouveau mandat d’Innocent III, précédé de longs considérants, mettait pour la seconde fois l’archevêque en demeure de démolir la chapelle de Lambeth et le menaçait, s’il n’obéissait pas, du châtiment le plus rigoureux. Le pape avait pris sa décision, comme il l’écrivait à Richard ; sur l’avis de tout le conseil des cardinaux et parce que cette sentence définitive lui avait été révélée du ciel. L’archevêque se soumit, ou parut se soumettre. Il fit démolir à ses frais la fameuse chapelle, cause de tant d’orages, mais il laissa debout les maisons des chanoines séculiers qui la desservaient. Les moines se plaignirent alors que l’arrêt du pape n’eût été exécuté qu’à moitié ; que l’archevêque refusât de leur donner satisfaction sur la plupart de leurs autres griefs. Nouveau procès en cour de Rome, nouvelle agitation à Christ-Church, nouvelle saisie des biens du couvent par les officiers de Richard. C’est seulement après la mort de ce roi, le 6 novembre 1200, que les moines et leur archevêque se décidèrent enfin à traiter, en acceptant l’arbitrage de trois membres du clergé anglais désignés par Innocent III. Les démêlés d’ordre secondaire se régleraient aisément, mais sur la grosse affaire, celle de Lambeth, il fallut en venir à une cote mal taillée. L’archevêque ne reconstruira plus de chapelle sur l’emplacement de celle qui avait été démolie : mais il lui sera loisible d’en réédifier une à côté. Cette chapelle ne pourra être desservie par des chanoines séculiers, mais par des religieux de Prémontré, treize au minimum, vingt au maximum, Elle n’aura que cent livres de revenu annuel, et sera dotée sur les biens mêmes de l’archevêque.

Le 30 juin 1201, Innocent III sanctionnait solennellement cet arrêt des arbitres. L’énorme procès était clos, grâce aux dispositions conciliantes du successeur de Richard Cœur de Lion. Le moment n’était pas venu pour Jean sans Terre de rompre en visière avec le pape, mais l’inquiétante mobilité de ce personnage ne permettait guère de compter sur un avenir de paix.

 

 

 



[1] Ici, Richard gratifie le légat d’un nom injurieux qu’on ne peut même pas reproduire décemment.

[2] Le narrateur oublie qu’Innocent III n’était pas encore pape au moment de la captivité de Richard en Allemagne.