INNOCENT III

LES ROYAUTÉS VASSALES DU SAINT-SIÈGE

 

CHAPITRE PREMIER. — LES ÉTATS DE LA PÉNINSULE IBÉRIQUE.

 

 

Chrétiens et musulmans. — Le pouvoir civil et le pouvoir religieux. — Un roi anticlérical : le Portugais Sanche Ier. — Démêlés avec les évêques de Porto et de Coimbra. — Alphonse II de Portugal et le testament de Sanche Ier. — Alphonse IX de Léon. Le mariage de Bérengère. — Alfonsin VIII de Castille et la croisade. — Las Navas de Tolosa, victoire de l’Europe chrétienne et du pape. — Le roi apostolique et romain, Pierre II d’Aragon. — Son couronnement à Saint-Pierre de Rome. — L’État aragonais, vassal et censitaire d’Innocent III.

 

Il n’y a plus de Pyrénées. Ce mot légendaire s’appliquerait bien mieux au siècle d’Innocent III qu’à celui de Louis XIV. En 1198, France et Espagne débordaient l’une sur l’autre : les fiefs et les diocèses chevauchaient la grande arête et s’entremêlaient. Par-dessus les cols encombrés de neige, c’était un échange continu d’expéditions guerrières, de pèlerinages, de mariages, de caravanes et de chansons. Les peuples des deux versants ignoraient la frontière. Barons du Nord et du Sud menaient à peu près la même vie, fêtaient les mêmes poètes et s’unissaient, de temps à autre, pour combattre le même ennemi, le Sarrasin.

Dans l’intérieur de la péninsule, les chrétiens et les musulmans juxtaposés se partageaient inégalement le territoire. La limite des deux croyances, en Espagne comme en Portugal, ondulait et se déplaçait sans cesse par l’effet des progrès et des reculs de la conquête chrétienne. Malgré leurs luttes fréquentes, les deux races n’étaient pas si fanatisées qu’on pourrait le croire par la haine religieuse. Les chrétiens intervenaient dans les querelles de l’Andalousie arabe, comme les musulmans dans les démêlés de la Castille, du Portugal ou du Léon. Cette pénétration réciproque des peuples et des religions, nécessitée par les relations économiques, aurait bien étonné les croyants du continent latin, s’ils avaient pu en être instruits.

En théorie, les roitelets des cinq États chrétiens, Portugal, Léon, Castille, Navarre et Aragon, avaient leur tâche commune, impérieuse : la guerre contre l’Islam, l’expulsion de l’infidèle. Mais rarement on les voyait marcher tous ensemble contre cet ennemi de Dieu et du pape. Leur croisade permanente leur rapportait presque autant de défaites que de victoires. Faute d’entente, l’œuvre collective depuis le milieu du XIIe siècle, n’avançait guère, car l’Arabe, bien informé exploitait leurs divisions. Quand ces petites dynasties ne bataillaient pas contre le mécréant, elles passaient leur temps, à se razzier, à s’enlever leurs sujets et leurs châteaux. La tendance à l’unité, dont le triomphe ne devait venir qu’au bout de trois siècles, les poussait déjà, inconsciemment, à s’incorporer les fiefs ou même les Etats voisins.

C’est ainsi que les rois de Castille et de Léon, postés sur les hauts plateaux du centre et appartenant à la même famille, avaient beaucoup d’intérêts communs. Bien que leurs royaumes, maintenant séparés, eussent été, dans la période précédente, plusieurs fois réunis, ils ne laissaient pas de s’attaquer, par intervalles, avec acharnement, et de recourir même, pour se mieux détruire, à l’appui de l’ennemi national. Les chefs de la Navarre et de l’Aragon prenaient leur part de la croisade et des querelles de leurs voisins du centre et de l’ouest, mais ils s’intéressaient bien davantage aux événements de la France du midi. Entre les trois royautés du Portugal, du Léon et de la Castille, il y avait plus de rapports directs et de vie commune. Etrange imbroglio, l’histoire de leur diplomatie, de leurs mariages et de leurs guerres ! On y entrevoit, pourtant, deux faits généraux d’un haut intérêt : le progrès constant de la bourgeoisie et des villes, qui arrachaient alors à leurs maîtres d’innombrables fueros, et la lutte journalière des souverains laïques contre l’Église et sa hiérarchie.

Comment s’étonner qu’en Espagne la question des rapports du pouvoir civil et du pouvoir religieux fût au premier plan ? Depuis les Wisigoths, la prédominance du clergé était de tradition ; la croisade entretenait l’esprit religieux et donnait à la dévotion du chevalier et du bourgeois, pour qui l’ennemi de la foi s’identifiait avec celui de la race, une intensité spéciale. La féodalité des archevêques et des évêques, très riche, visait l’indépendance, prétendant ne relever que du pape, et se montrait plus redoutable pour les rois que l’aristocratie laïque. Un grand nombre de nobles espagnols, enrégimentés dans les ordres militaires particulièrement importants en ce pays, s’étaient faits Templiers, Hospitaliers, chevaliers de Calatrava et de Saint-Jacques. Ces milices de moines soldats, largement privilégiées par les papes, vivaient sous une règle et des institutions que Rome seule confirmait et pouvait modifier : un instrument de plus dans la main du chef de l’Église. Enfin, depuis Grégoire VII surtout, la papauté considérait l’Espagne, terrain de guerre et de conquêtes religieuses, comme son bien propre, et les petits rois de la péninsule, comme des agents chargés d’accroître, aux dépens du Sarrasin, le domaine de l’Église et de la foi. Toute armée de croisés, soldats et généraux, ne devait-elle pas, pour le bien de l’œuvre commune, dépendre absolument du Saint-Siège et de l’épiscopat ?

A cette conception s’opposaient, il est vrai, en Espagne comme par toute l’Europe, l’idée, qui venait de naître, de la nationalité, de son droit à l’indépendance, et le besoin de la développer sous la direction d’un pouvoir laïque. Aussi la plus grave préoccupation des princes espagnols, après la préparation de la guerre sainte, fut-elle de lutter contre un clergé local devenu trop puissant, et de résister aux prétentions universelles des directeurs du monde chrétien.

Dans ces conditions, les voies de la politique romaine étaient toutes tracées. Affirmer, sur les rois, la domination du Saint-Siège, les empêcher d’opprimer leur clergé et maintenir contre eux les libertés de l’épiscopat, les forcer à rester unis pour assurer le succès de la croisade, les tenir en haleine par de fréquents appels à la guerre sainte, tendre fortement, en développant les ordres militaires, le ressort de l’esprit guerrier et religieux : tel fut le programme d’action que les circonstances avaient imposé, en Espagne, à la papauté du siècle. Innocent III allait suivre simplement la tradition de ses prédécesseurs. Sa diplomatie n’innova guère, mais elle montra une décision, une vigueur, une persévérance inconnues avant lui. Dès son avènement, quand il signifia ses premières volontés aux cinq royaumes, on comprit vite que ce pape, jeune, actif, entreprenant, était de ceux avec qui il fallait compter. Dès la même époque aussi, les obstacles se dressèrent et la résistance commença.

 

La royauté portugaise, née en pleine croisade, sur les champs de bataille, et presque dans le sang du Sarrasin, datait à peine d’une vingtaine d’années (1179). Souverains du pays entier au début du XIIe siècle, les premiers comtes de Portugal s’étaient assujettis d’eux-mêmes à la papauté. Le vrai fondateur de la dynastie, Alphonse Ier, le Conquérant, n’avait pas voulu que son comté fût considéré comme un prolongement du Léon ou de la Castille, et, pour se rendre indépendant, il préféra donner à saint Pierre ce qu’il avait pris à Mahomet. Un cardinal d’Innocent II reçut son hommage. Moyennant un cens annuel de quatre onces d’or que ses successeurs devaient continuer à payer, il se reconnut le chevalier et le vassal[1] du pontife romain. Celui-ci, en retour, devait le protéger et faire respecter sa dignité et son bien.

Le contrat fut renouvelé par le pape Lucius II (1144) et, trente-cinq ans après, Alexandre III conférait au comte de Portugal le titre de roi, qui seul lui manquait. Dans sa gratitude, Alphonse Ier affirma encore avec plus de force que son royaume n’était qu’un fief apostolique et promit de verser au pape une somme de mille besants d’or, sans compter un cens annuel de cent autres pièces d’or. C’est ainsi que, par la libre volonté de son fondateur, le Portugal entra dans le vasselage romain. Sur cette terre du pape, la dévotion des rois et des particuliers ne cessait de se manifester par d’abondantes donations aux églises et la création de nombreux couvents, dont le type le plus magnifique fut l’abbaye d’Alcobaça.

Le droit de Rome sur le Portugal était donc certain et très clair : mais, quand on parle du moyen âge, il importe essentiellement de distinguer les principes de l’application. Une fois maître de son titre royal et d’un pouvoir bien établi, Alphonse Ier négligea de s’acquitter envers la caisse pontificale. Et son héritier, Sanche Ier, y pensa encore bien moins.

Sans avoir l’envergure du conquérant dont il avait recueilli, en 1185, la succession, ce nouveau roi, brave soldat, grand massacreur de musulmans, n’était pas une figure banale. Très âpre à conquérir la terre arabe, il convoitait tout aussi bien la terre chrétienne, car il chercha constamment à s’agrandir aux dépens de ses voisins du nord, les rois de Léon. Comme son contemporain Philippe Auguste, Sanche aimait à amasser des trésors, à construire des châteaux, et il s’appuyait sur la bourgeoisie pour maîtriser plus aisément la noblesse et l’épiscopat. Comme lui aussi, il avait les passions vives. Il habitait à Coimbra, sa capitale, une grande forteresse, l’Alcazar (aujourd’hui démolie), et y vivait avec sa femme Douce, ses enfants légitimes, ses concubines et ses bâtards. Pour ses dévotions, il avait son Saint-Denis, le couvent de Santa Cruz, dont les terribles moines, toujours en guerre avec l’évêque de Coimbra, firent le désespoir d’Innocent III. Sans contredit, le trait le plus original de son règne fut sa politique religieuse. Avec un sentiment très vif de la dignité royale et de l’indépendance des souverains, il jugea que le clergé portugais avait trop de richesses et de pouvoir politique, et que le joug de saint Pierre devenait lourd. Et l’on vit ce vassal du pape prendre peu à peu l’attitude et le langage d’un potentat hostile à l’Église. Il suivait, sans doute’, les conseils de son chancelier Juliano, un clerc qui avait étudié à Bologne le droit, l’administration et la chicane, qui avait servi son père, et fut encore le premier ministre de son fils Alphonse II. Juliano rédigeait les lettres de son maître, et lui lisait ou lui traduisait (à sa manière) celles qui étaient expédiées de Rome ou d’ailleurs à son adresse.

La première que Sanche reçut d’Innocent III, datée du 24 avril 1198, lui réclamait le paiement du cens annuel de cent besants d’or et l’arriéré des sommes promises par Alphonse Ier. Rappelant au roi de Portugal les engagements paternels, le pape se plaignit de l’inexécution des clauses du contrat : Quand notre prédécesseur, le pape Célestin III, t’a envoyé son notaire, Michel, pour t’engager aussi à payer le cens dû à Saint-Pierre tu as répondu (ce qui n’était pas exact) que toi père avait versé au pape Alexandre III une somme de mille besants d’or, équivalente à un cens d’un durée de dix ans, et que par suite on ne pouvait exiger de toi l’annuité de cent besants. Du reste ; as-tu ajouté, ce n’est pas comme censitaire de l’Église romaine que mon père a fait cette libéralité au pape Alexandre, mais simplement à titre de don gratuit et par pure dévotion. Cette négation du lien de dépendance établi entre le Portugal et Rome, Innocent refuse de l’admettre : pour lui le cens annuel et les mille besants d’Alphonse ne se confondent pas. Il invite donc Sanche Ier à payer l’annuité au légat Renier, porteur de sa lettre, et lui annonce que celui-ci, en cas de résistance, a plein pouvoir pour contraindre, par la menace des châtiments de l’Église, les débiteurs récalcitrants. Sanche, au lieu de se rendre du premier coup, discute et marchande avec l’envoyé du pape. On lui réclame l’arriéré des annuités qui n’ont pas été payées ? soit il reconnaît qu’il les doit, et envoie à Innocent III deux Hospitaliers chargés de lui offrir, de ce chef, un fort acompte. Quant aux mille besants, il déclare au légat qu’il ne sait pas du tout à quoi s’en tenir sur la réalité de cette obligation, et il s’en, remet au pape du soin d’éclaircir ce point obscur. Évidemment l’affirmation d’Innocent III ne lui suffisait pas, et il espérait que la cour de Rome ne pourrait faire la preuve de sa créance. Il se trompait. Innocent s’empresse de lui envoyer, dans une seconde lettre du 9 décembre, un extrait en bonne forme de la donation du roi Alphonse (les registres pontificaux étaient bien tenus), le remercie de l’envoi des annuités, et enveloppe le tout d’une phrase aimable, mais très nette, sur les droits du Saint-Siège. Parmi tous les princes de ce monde, c’est ta personne que nous chérissons d’une affection toute particulière (simple formule, dont il usait pour tous les rois à qui il écrirait), et d’autant plus que le royaume dont tu as hérité est, de par la volonté de tes prédécesseurs, censitaire de l’Église romaine. Acquitte donc la promesse de ton père, libéralement et sans difficulté. Ton salut éternel n’en sera que mieux assuré, et il s’y adjoindra même des profits temporels que te garantit la protection apostolique. En agissant autrement, tu offenserais le Créateur. Il châtie ceux qui font du tort à son Église, mais surtout ceux qui détiennent injustement le bien de saint Pierre.

Le roi de Portugal finit par s’exécuter. L’appui du pape lui était nécessaire pour justifier ses entreprises contre le royaume de Léon. Au moment où il montrait ainsi quelque répugnance à payer la dette de sa dynastie, il priait Innocent III de le prendre sous sa protection spéciale, avec tous les territoires qu’il possédait à l’heure actuelle, et ceux qu’avec l’aide de Dieu il pourrait justement acquérir par la suite. Ce dernier membre de phrase était la raison d’être de la demande royale. Par le mot justement la cour de Rome mettait sa responsabilité à couvert, mais elle autorisait d’avance la conquête, à charge, pour la royauté portugaise, d’en établir la légitimité.

Par là apparaît clairement la sujétion étroite et directe qui unissait le Portugal à Rome. Le pape ne cesse d’intervenir en souverain dans les affaires du pays et de la dynastie qui le gouverne. Sanche Ier donne des dîmes à l’archevêque de Braga : Innocent confirme cette libéralité (13 juillet 1199). Mais quand le roi s’avise de vouloir enlever quelques évêchés portugais à l’obédience de l’archevêque de Compostelle, parce que ce prélat a son siège dans le royaume de Léon et que le seul métropolitain vraiment portugais doit être celui de Braga, le pape se fâche. Empiétement du pouvoir laïque sur le terrain spirituel ! Sanche est menacé d’excommunication. Innocent somme l’archevêque de Braga, qui agissait d’accord avec le roi, de recevoir et de présenter à la cour de Coimbra les lettres de protestation de la curie jointes à celles de l’archevêque de Compostelle. A plusieurs reprises il enjoint aux évêques portugais de reconnaître la suprématie religieuse de ce haut dignitaire. Là comme ailleurs, entre les besoins nouveaux de la nation en voie de développement, aspirant à l’indépendance complète, et les institutions établies de l’Église universelle, le conflit se dessinait.

L’abbé et les religieux du monastère de Lorbano vivaient d’une façon tellement scandaleuse, que leur maison appauvrie, endettée, était tombée dans une décadence absolue. Une des filles du roi, Téreza, qu’on appelait la Reine, parce qu’elle était la femme divorcée du roi de Léon, Alphonse IX, voulut remplacer ces moines peu édifiants par des religieuses qu’elle dirigerait elle-même. Sur l’injonction du roi, les moines durent céder la place aux nonnes de la reine. Innocent III reconnut que les moines étaient criminels et que l’abbaye avait besoin d’une réforme, mais il n’admettait pas que le roi de Portugal s’arrogeât, en faisant lui-même cette exécution, un droit réservé à l’Église. Le 15 novembre 1210, il donnait ses ordres en conséquence à l’archevêque de Compostelle. On fera sortir du monastère, avec tous les ménagements possibles, les religieuses qui venaient d’y être installées. L’abbé et les moines y rentreront ensuite, mais dans des conditions telles qu’ils ne pourront plus dilapider les biens du couvent ; et la reine prendra à sa charge les dépenses nécessaires qu’ils auront faites. Une fois qu’ils seront installés, on les remettra, légalement cette fois, à la porte, pour les interner dans des communautés plus régulières où ils feront pénitence, et l’on purifiera l’abbaye. Alors, si la reine veut libérer de ses dettes l’établissement ainsi évacué et le faire aménager pour y recevoir quarante religieuses de Cîteaux, elle pourra y revenir avec ses nonnes ; autrement on y placera des moines noirs empruntés à différentes abbayes. Par ce moyen, conclut Innocent III, les excès des religieux ne resteront pas impunis et la liberté ecclésiastique n’aura pas à souffrir de l’insolence des laïques. Curieux exemple de l’esprit formaliste du moyen âge et de l’extrême souci qu’avait l’Église de ne pas se laisser entamer par les séculiers !

Mais, à cette époque, les séculiers n’étaient plus d’humeur si docile. Bientôt la crise aiguë éclata (1208-1211).

Les démêlés de Sanche Ier avec ses évêques ne nous sont connus dans le détail que par les lettres du pape et, naturellement, les prélats y sont présents comme des victimes, le roi comme un persécuteur et un tyran. Où est l’exacte vérité ? En, ce temps la sauvagerie des passions et des mœurs compromettait les meilleures causes. Sanche Ier, comme tous ses pareils, avait la main brutale ; mais en condamnant ses procédés, peut-on oublier que cette royauté naissante se sentait sans cesse entravée dans ses progrès par la puissance et les privilèges exorbitants d’un clergé dont elle n’était pas maîtresse ?

L’évêque de Porto, Martinho Rodriguez, noble d’un caractère peu facile, était le seigneur temporel de sa cité et de son diocèse. Comme, partout ailleurs, l’évêché se trouvait toujours plus ou moins en état de guerre avec les bourgeois de la ville. Le roi Sanche soutint, contre l’évêque, les habitants de Porto à qui il donna d’importants fueros. De là, chez Martinho, des rancunes très vives, qu’il ne sut pas dissimuler. Lorsque, en 1209, l’infant portugais, Alphonse, se maria avec Urraque, princesse de Castille, l’évêque de Porto, sous prétexte que les époux étaient parents à un degré prohibé, refusa, seul de tous les prélats portugais, d’assister au mariage. Il s’abstint même d’aller, selon l’usage, en procession, à la rencontre du prince royal, quand celui-ci traversa Porto. Indignation et colère du roi : l’évêque persécuté, fait appel à Rome et jette l’interdit sur sa ville et sur son diocèse. Le roi riposte en faisant démolir les maisons de quelques chanoines du parti de l’évêché ; il leur enlève leurs prébendes et leurs chevaux. Comme l’église cathédrale avait été fermée, il en fait fracturer les portes, y introduit des excommuniés et fait ensevelir en terre chrétienne, malgré l’interdit, les corps des décédés.

Craignant pour sa vie, l’évêque s’était réfugié, avec le doyen du chapitre et quelques chanoines, dans le palais épiscopal. Un fonctionnaire du roi, aidé des bourgeois de Porto, l’y assiégea pendant cinq mois, blocus tellement rigoureux que l’évêque malade ne put même pas faire entrer un prêtre pour se confesser. Découragé, il déclara se rendre à merci, mais, à peine sorti de l’évêché, pour échapper à une paix déshonorante, il s’enfuit la nuit et prit le chemin de Rome. Il eut de la peine à quitter le Portugal : le roi avait fait garder toutes les routes. Enfin il arriva auprès d’Innocent III, presque nu, quasi nudus. Sanche se vengea en faisant saisir le domaine épiscopal, et emprisonner un homme de confiance envoyé par le proscrit.

Il ne s’entendait pas mieux avec l’évêque de Coimbra, qu’il avait déjà exilé pendant plusieurs années. Sur la plainte de ce dernier, Innocent III, dans une lettre du 23 février 1211, renvoya à Sanche la liste interminable des griefs du clergé portugais. Tu te mêles, plus qu’il ne convient, des affaires de l’Église. Tu confères et tu enlèves les paroisses et les bénéfices à qui tu veux, sans consulter l’autorité religieuse. Tu révoques les bénéficiaires légalement institués par l’évêque diocésain et tu fais saisir leurs revenus par tes officiers. Tu forces de pauvres curés de paroisse à nourrir tes arbalétriers, tes chiens, tes chevaux et tes oiseaux de chasse. Par ton ordre on arrête les clercs et on les jette dans la prison publique. Tu les obliges à comparaître et à plaider devant ton tribunal et celui des juges séculiers. Tu leur imposes le service militaire. Tu les couvres d’injures et d’outrages et leur fais tort de toutes façons. Je n’ose le dire sans douleur, quand tu rencontres par hasard, sur une route, un clerc ou un moine, tu te signes comme devant un fâcheux augure. Au péril de ton âme, tu entretiens à ta cour une devineresse. Tu protèges les excommuniés, les usuriers, les ennemis de l’Église. Tu livres d’honnêtes veuves à tes soldats et mets des hommes libres en servage. Tu empêches les ecclésiastiques de sortir du royaume ou d’y rentrer, et quand, ce qui est rare, tu leur permets de le quitter, tu leur fais jurer de ne pas se rendre à Rome. S’ils s’y refusent ou te désobéissent, tu les fais saisir, dépouiller et incarcérer. Que conclure de ce réquisitoire, sinon que Sanche Ier, adoptant un programme presque complet de politique anticléricale, tâchait d’isoler de Rome l’Église portugaise, pour en être le maître absolu ?

Il paraît que l’évêque de Coimbra l’avait exaspéré en lui enjoignant de renvoyer la diseuse de bonne aventure qu’il consultait tous les jours. Furieux, le roi l’assigna à sa cour ; le prélat ayant refusé de comparaître, on ne le ménagea plus. Comme il passait dans un village dépendant de l’évêché, Sanche voulut se faire servir, à titre de procuration, un repas qui ne lui était pas dû. Sur le refus du curé, il fit démolir les maisons que l’évêque et le chapitre possédaient en ce lieu, saisir les revenus épiscopaux et les montures des chanoines. L’évêque interdit alors son diocèse et, pour empêcher l’archevêque de Braga, soutien habituel de la royauté, de relaxer l’interdit, il en appela à Rome. Sanche ordonna la confiscation des biens de tous les ecclésiastiques qui avaient cessé de célébrer les offices, déclarant qu’il les considérait comme ses ennemis particuliers, et comme traîtres tous ceux qui leur donneraient asile. L’archevêque de Braga somme l’évêque de révoquer le décret d’interdit. Non ! répond le prélat, tant que le roi n’aura pas rendu ce qu’il a pris à mon Église. La guerre s’ensuit, avec toutes ses violences : clercs suppliciés, frère et parents de l’évêque incarcérés, quelques-uns même aveuglés. Redoutant qu’on ne s’attaque à sa personne, l’évêque se décide à lever l’interdit et à partir pour Rome, mais le roi le fait arrêter et jeter en prison. Tout au plus, le prélat parvient-il à envoyer à Innocent III un chapelain qui partit de nuit, déguisé, et arriva au Latran, dans un état lamentable, après mille tribulations.

Le pape était encore sous le coup de l’émotion où l’avaient jeté ces nouvelles, quand il reçut de Sanche une lettre extraordinaire, par le ton et par le contenu. Nous n’en connaissons malheureusement que deux extraits, cités dans la réponse d’Innocent III. Au dire de celui-ci, elle était indiscrète et présomptueuse au suprême degré. Jamais prince, si puissant qu’il fût, sauf les hérétiques et les tyrans, n’avait encore osé lui écrire, à lui ou même à ses prédécesseurs, avec tant d’arrogance et si peu de respect. Qu’avait donc écrit le roi de Portugal ?

Parmi beaucoup d’allégations qu’il ne serait pas digne de nous de reproduire, tu as affirmé d’abord que nous prêtions volontiers l’oreille à tous ceux qui nous disaient du mal de toi et que nous ne rougissions pas de nous exprimer sur ton compte, en public, de la façon la plus malhonnête. A quoi penses-tu donc ? Les successeurs de saint Pierre n’ont pas l’habitude d’outrager autrui : ce sont eux qui, à l’exemple du Christ, supportent patiemment les injures. Mais le passage important était la fin de la lettre royale, dont Innocent nous donne tout au moins le résumé. Les prélats et les clercs de notre royaume, aurait dit Sanche Ier, ne font que simuler la religion. Il y aurait un moyen de diminuer ou même de supprimer leur orgueil et leur luxe, ce serait de leur enlever les biens temporels qu’ils possèdent en surabondance. C’est grand dommage pour nous-même et pour nos successeurs que notre libéralité et celle de notre père leur aient prodigué les donations. Mieux vaudrait faire jouir de ces richesses nos propres fils et nos soldats, qui souffrent la misère en se dévouant pour la défense du pays.

Cette parole, réplique Innocent III, n’est pas d’un prince catholique : elle sent l’hérésie.

En effet, c’était la doctrine d’Arnaud de Brescia, et on l’attribuait, au même moment, à l’empereur Otton de Brunswick, excommunié et schismatique.

Le plus extraordinaire, c’est qu’au lieu de lancer immédiatement toutes ses foudres contre le roitelet assez audacieux pour lui tenir un pareil langage, le pape traite le roi de Portugal avec une douceur relative : Peu nous importe ton jugement ou tout jugement humain, puisque c’est Dieu qui nous juge. Nous te prions, mon très cher fils, de te contenter de l’autorité que Dieu t’a donnée, de ne pas étendre la main sur les droits de l’Église, de même que nous, nous nous gardons d’empiéter sur les droits royaux. Laisse-nous le jugement des clercs, comme nous te laissons celui des laïques. N’usurpe pas l’office d’autrui, pour ne pas subir la vengeance divine et le châtiment du roi Osias. De tels abus de pouvoir déshonorent ta mémoire auprès des hommes et ta conscience auprès de Dieu. Rends l’évêque de Coimbra à la liberté, restitue-lui ce que tu lui as pris, donne-lui satisfaction pour tous les dommages causés à son Église, apaise ainsi la majesté divine que tu as offensée. Sinon, sache que nous aimons mieux servir le roi du ciel que les rois de la terre. Tu nous es cher dans le Seigneur et ton honneur nous est précieux, mais nous qui devons la justice à tous, nous ne déserterons pas la cause de l’évêque qui est celle du droit. Tant de mansuétude s’explique par ce fait que l’Espagne entière se préparait alors à une action décisive contre le musulman. La papauté ne pouvait pas rompre avec un des chefs de l’armée qui devait remporter, l’année d’après, la retentissante victoire de las Navas de Tolosa. Avant tout, l’intérêt de la chrétienté et de la croisade !

Était-ce bien, du reste, la pensée personnelle du roi de Portugal qu’exprimait la fameuse lettre ? Sa rédaction était l’œuvre du chancelier Juliano, et il fallait que Sanche Ier, qui ne savait sans doute pas écrire, et ignorait le latin, se fiât à son premier ministre. Innocent III ne cacha pas à l’archevêque de Compostelle que cet intermédiaire l’inquiétait. Nous avons entendu dire que le chancelier du roi interprète à son maître, autrement qu’elles ne doivent l’être, les bulles que nous lui adressons, et même qu’il supprime les passages susceptibles de déplaire aux oreilles royales. Nous te prions de faire présenter au roi et lire par ton clerc la lettre que nous lui envoyons. Il faut avertir le chancelier que, s’il ne veut pas encourir notre indignation et la colère divine, il devra s’abstenir de pareilles pratiques.

Dans cette période du moyen âge, les rois avaient beau partir en guerre, sévir en actes et en paroles, faire mine de résister à outrance, ils allaient rarement jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au schisme. Leurs peuples ne les auraient pas suivis. Eux-mêmes d’ailleurs, si engagés qu’ils fussent dans la lutte, ne cessaient pas de partager les croyances, les superstitions, les terreurs de leurs contemporains. La peur de la mort amenait, même chez les ennemis les plus déterminés de l’Église, un changement d’attitude dont l’histoire de ce temps offre mille exemples. Et c’est alors que le pouvoir religieux reprenait l’avantage.

Au moment où il bataillait avec tant d’âpreté contre l’épiscopat et le pape, Sanche Ier tomba gravement malade. Désespérant de guérir, il quitta Coimbra et se retira en pénitent chez les moines d’Alcobaça. Sachez, écrivit-il de là à ses chevaliers et à ses bourgeois, que je suis vraiment en péril : aussi je vous demande de prier pour moi le Seigneur, la bienheureuse Vierge Marie et saint Vincent, martyr, afin qu’ils me rendent la santé de l’âme et du corps.

Il se réconcilie avec l’évêque de Porto, qu’il laisse revenir dans sa ville natale. Il accepte toutes les conditions que les envoyés du pape lui imposent : réparation de tous les torts causés à Martinho Rodriguez et à ses parents, confirmation des privilèges généraux du clergé, donations aux évêques, aux moines et aux clercs, suppression des libertés municipales de Porto, rentrée en grâce de l’évêque de Coimbra. C’était le triomphe du clergé local, et aussi de l’Église universelle. Innocent III, inscrit sur le testament de Sanche Ier, pour un legs de cent marcs d’or, reçut du roi une lettre où celui-ci le suppliait de valider, en les confirmant, ses dispositions dernières, la répartition de son héritage entre ses enfants et toutes ses donations pieuses. Il lui demandait aussi de renouveler l’absolution que l’archevêque de Braga lui avait accordée pour tous les abus de pouvoir et toutes les violences dont le clergé avait été victime. Dieu qui t’a rendu malade corporellement, lui répond Innocent, a donc guéri la maladie spirituelle par laquelle tu l’avais si gravement offensé. Par les deux lettres du 26 et du 27 mai 1211, il confirme l’absolution de l’archevêque, dispense le roi de la pénitence imposée (un pèlerinage à Rome) et déclare valides toutes les clauses du testament, à une exception près. Sanche avait disposé des biens de certaines abbayes royales. Ici encore Innocent III se crut obligé de maintenir le droit de l’Église contre la volonté de ce mourant : Il est bien entendu qu’en attribuant ces monastères, tu n’as pensé qu’aux pouvoirs et aux revenus du patronage, car la loi canonique refuse aux laïques le droit de disposer des bénéfices des clercs. Dernière leçon qui fut perdue pour le roi de Portugal. Quand la lettre lui arriva à destination, il était mort depuis six semaines.

Dès la première année du règne d’Alphonse II, un prince de vingt-cinq ans, on s’aperçut que la soumission finale de son père avait fait du Portugal un véritable pays de protectorat où Innocent III, le protecteur, exerçait la haute magistrature religieuse, judiciaire et politique. Les cortès de Coimbra (1211) reconnaissent, comme loi du royaume, l’ensemble des privilèges accordés au clergé. Le droit ecclésiastique est proclamé inviolable, toute législation contraire, annulée ; les gouverneurs de provinces, juges et officiers royaux ont charge de défendre les églises et les monastères contre les violences des laïques ; on exempte le clergé de certaines impositions générales et municipales, des corvées et des procurations dues au roi ou à ses représentants. L’assemblée va même jusqu’à abolir virtuellement le droit féodal qui permettait au roi de marier à sa guise les veuves de ses vassaux et de ses sujets. Tout au plus le gouvernement d’Alphonse II essaye-t-il de pallier cette défaite du pouvoir souverain en faisant adopter, par les cortès, une disposition qui restreignait l’extension des biens de mainmorte. Les Églises pourront recevoir des terres en legs et en donation : on leur interdit d’en acheter. Seulement en Portugal, comme partout ailleurs, elles sauront éluder cette prohibition et ne se feront pas faute de tourner la loi.

Ce début de règne méritait à Alphonse II toute la bienveillance du pape. Par une bulle du 16 avril 1212, Innocent III prend sous sa protection spéciale le Portugal et son jeune roi. Au fond comme dans la forme, ce document avait surtout pour objet de rappeler que la royauté portugaise était d’institution pontificale et tributaire du Saint-Siège. Il évoque le glorieux souvenir du grand-père, Alphonse Henrique le Conquérant, le catholique par excellence. Il met une fois de plus, sous le patronage de saint Pierre, la personne royale, le royaume avec son étendue actuelle et toutes les conquêtes futures qui l’accroîtraient aux dépens du Sarrasin, du moins celles que les autres rois chrétiens de l’Espagne ne pourront légitimement revendiquer. Même protection pour les héritiers d’Alphonse II, Le tout accompagné d’une phrase aimable à l’adresse du jeune roi, qui mérite la couronne par sa sagesse, son sentiment de la justice et son aptitude au gouvernement. Mais la contrepartie ? Ce qui est dû à l’Église romaine ? Alphonse II lui témoignera un humble dévouement ; il l’aidera dans ses besoins et contribuera à reculer les frontières de la domination chrétienne. Et comme preuve du fait que son royaume appartient à saint Pierre1, il fera comme ses prédécesseurs : suivant la décision qu’il a prise lui-même, il payera au Saint-Siège un cens annuel de deux marcs d’or, livrables entre les mains de l’archevêque de Braga.

Pourquoi le nouveau roi faisait-il si docilement et d’emblée tant de concessions ? C’est qu’il avait un besoin absolu d’être en paix avec son clergé et avec Rome. Il n’acceptait pas les dispositions contenues dans le testament de Sanche 1% Son règne allait s’ouvrir par une lutte très vive contre ses frères, ses sœurs, et une partie de la noblesse. Ce n’était pas le moment de se mettre sur les bras un ennemi encore plus dangereux.

Sanche Ier avait laissé, en effet, à ses deux fils puînés, Pedro et Fernando, des sommes considérables ; aux deux infantes, Teresa et Sancha, des villes et des territoires, et à une troisième fille, Mafalda, trois monastères royaux. Il semblait bien se douter que son héritier ne serait pas disposé à exécuter toutes ses volontés, car il avait pris ses précautions. Le prince royal avait dû jurer solennellement qu’il se conformerait aux décisions paternelles. Les exécuteurs testamentaires avaient été déclarés d’avance traîtres au roi et au pays, s’ils n’employaient tous les moyens pour s’acquitter de leur devoir. Enfin le pape, confirmateur du testament, devait veiller à son exécution. Innocent III lui-même n’était pas très sûr que les prescriptions du testateur seraient respectées, car, dans la lettre où il acquiesçait à la suprême requête du roi moribond, il écrivait : Tu feras très bien, en vue de ton salut éternel, et alors que tu es encore en vie, de réaliser d’avance les legs et donations auxquels tu as consenti. N’attends pas que d’autres fassent, après ta mort, ce que tu peux faire par toi-même. Défiance justifiée. Un an après la disparition de Sanche Ier, en 1212, le Portugal se trouvait en pleine révolution,

Pedro et Fernando avaient rompu avec leur frère aîné, et s’étaient réfugiés, le premier, dans le royaume de Léon, le second en France, où Philippe Auguste devait faire de lui un comte de Flandre, le Ferrand qui sera vaincu plus tard à Bouvines. Alphonse II, maître des monastères légués à l’infante Mafalda, contestait résolument à ses deux autres sœurs la propriété héréditaire des villes que Sanche leur avait attribuées. Leur abandonner la jouissance des revenus, soit, mais non le dominium territorial et politique. Il estimait que les biens de la couronne devaient revenir intégralement au fils aîné du souverain. Les infantes n’acceptèrent pas cette théorie ; secondées par quelques nobles, elles s’enfermèrent dans les châteaux contestés et réclamèrent, avec l’appui moral du pape, le secours effectif du roi de Léon, Alphonse IX. Celui-ci envahit le Portugal et s’installa dans la partie du royaume située entre le Douro et le Minho. Guerre civile et guerre étrangère : un désastre complet.

Innocent III avait commencé par prendre les infants sous sa protection (octobre 1211) et ordonné à l’archevêque de Compostelle et à l’évêque de Zamora, exécuteurs testamentaires du roi défunt, de sévir contre quiconque tenterait d’enlever aux princesses ce que leur père leur avait légué. Alphonse II fut donc excommunié, et l’interdit jeté sur tout le Portugal. Mais le jeune roi invoquait lui aussi, par ses lettres et ses ambassadeurs, la justice de Rome. Son père, disait-il, n’avait plus toute sa tête au moment de la confection du testament, et ses sœurs devaient s’incliner devant le principe de l’intégralité et de l’inaliénabilité du domaine royal. »A cette heure solennelle, ou l’Espagne tout entière se levait pour engager contre l’empire musulman des Almohades une lutte décisive, où Alphonse II lui-même envoyait des chevaliers combattre l’infidèle, la papauté pouvait-elle continuer à le mettre au ban de la chrétienté ? Le changement d’attitude, chez Innocent III, devint bientôt visible. Il charge les abbés de Spina et d’Osséira de faire une enquête sur la crise portugaise, d’aviser aux moyens d’absoudre Alphonse II ; et ce grand procès est évoqué directement en cour de Rome. Après trois ou quatre sentences provisoires, les juges du pape rendent l’arrêt définitif. Les princesses portugaises continueront à vivre en paix dans les châteaux et les terres litigieuses, mais elles n’y seront plus maîtresses. On en confie la garde aux Templiers. La demande qu’elles avaient faite, de recevoir, en compensation, quelques places fortes de la couronne, est repoussée. On annule les sentences d’excommunication lancées contre le roi et ses partisans. Ainsi était reconnu implicitement le principe d’Alphonse II sur la transmission intégrale du domaine de la monarchie.

Il l’emportait donc, grâce au pape. Mais comme, à l’exemple de ses prédécesseurs, il faisait des difficultés pour payer au fisc romain le cens annuel et les arriérés de cens, Innocent III se garda de l’absoudre avant que la situation financière eût été pleinement liquidée. A la fin de 1213, un légat, spécialement envoyé de Rome pour cet objet, arrive à Coimbra. Alphonse II lui fait un versement de cinquante-six marcs d’or, représentant les annuités de vingt-huit ans, ce qui reportait presque au début du règne de Sanche, et l’on a vu que Sanche avait déjà soldé cet arriéré lors de l’avènement d’Innocent III. Le légat aurait-il donc touché une somme supérieure de moitié à celle qui était réellement due ? Après tout, le succès final du jeune roi valait bien ce sacrifice. Quelques semaines après que le représentant du pape eût donné quittance générale, l’absolution régulière et complète était proclamée et Alphonse II se trouvait en règle. Mais la justice romaine avait terminé à sa guise et à son heure les conflits politiques du Portugal et les démêlés de sa dynastie. Le sort de la famille royale dépendait de son verdict. L’Église possédait tout dans cette région, l’autorité, l’honneur, la souveraineté de la terre, et elle n’oubliait pas l’argent.

 

Elle n’eut pas aussi facilement raison du royaume léonais et de sa dynastie.

A l’époque d’Innocent III, les rois de Léon possédaient l’ouest du haut plateau central de l’Espagne, avec Salamanca, Léon et Valladolid, les montagnes des Asturies avec Oviedo, et les ports déjà très fréquentés de la Galice, d’où les pèlerins de l’Europe entière gagnaient le fameux sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle. Ambulants comme tous les souverains de leur époque, ils habitaient surtout le palais de Léon, protégé par la grande muraille qui, aujourd’hui encore, enferme la cité. On commençait à y construire cette cathédrale gothique aux trois portails, entre lesquels le caprice de l’architecte a si singulièrement placé deux ouvertures étroites formées de deux arcs aigus. Très religieux, lui aussi, le peuple léonais avait bâti beaucoup de couvents, dont il enrichit l’ordre de Cîteaux, et de leurs bibliothèques proviennent la plupart des beaux manuscrits à miniature que l’Espagne montre avec fierté.

Entre le Léon et Rome il ne pouvait être question d’un assujettissement étroit et immédiat. Cette couronne n’était pas, comme celle du Portugal, de création récente, et rien ne prouve qu’au début du XIIe siècle, elle payât un tribut annuel à Saint-Pierre. Bien que la papauté s’attribuât aussi, dans cette partie de l’Espagne, un droit de patronage direct et même de haute propriété, aucun contrat synallagmatique n’attestait cette dépendance. L’Église de Compostelle, source de richesses pour le clergé d’Occident, tenait, une assez grande place dans les préoccupations d’Innocent III, qui prit des mesures pour en assurer la prospérité, et fit souvent de son archevêque l’exécuteur de ses décrets. Mais il est visible que la royauté léonaise ne montrait pas la même soumission docile aux ordres de Rome que celle du Portugal. Alphonse IX fut le seul prince de l’Espagne qui ne se rendit pas à l’appel du Latran lors de l’invasion musulmane en 1212, et refusa de coopérer à la délivrance du pays. Il ne songeait qu’à se battre avec ses voisins, et, dans le grave conflit qui le mit aux prises avec le pape, il supporta, plus longtemps que ne faisaient ses pareils, le poids de l’excommunication.

Isolés du reste du monde et absorbés par leur croisade perpétuelle, les princes espagnols ne pouvaient que difficilement aller chercher femme à l’étranger : ils avaient au contraire intérêt à s’allier entre eux par des mariages. C’était le moyen le plus pratique et le plus sûr de faire durer la paix, si désirable pour ces sentinelles du christianisme, postées en face du péril musulman. Mais comment les papes, qui comprenaient la nécessité absolue de l’accord entre ces royautés et travaillaient énergiquement à tenir leurs forces unies en un seul faisceau, pouvaient-ils leur appliquer les lois, si rigoureuses, de l’Église, sur les mariages consanguins ? L’inconvénient de cette législation était clair surtout pour là Castille et le Léon, les deux royaumes jumeaux dont la fusion importait à l’Europe entière, parce qu’elle garantissait le succès de la guerre sainte.

Quelques années avant l’avènement d’Innocent III, le roi léonais, Alphonse IX, avait épousé l’infante Térésa, fille du Portugais Sanche Ier. Prohibition opposée par la cour de Rome : le pape Célestin III fulmine, dissout le mariage ; mais les deux époux s’aimaient et les familles résistent. Qu’importait à l’Église, gardienne de la légalité canonique ? Le royaume de Léon est mis en interdit, les rois de Léon et de Portugal simultanément excommuniés. Ils restent sous l’anathème pendant ans, Ce n’est qu’en 1196 que, d’accord avec Rome, le roi de Castille, Alphonse VIII, oblige ou décide son voisin de Léon à se séparer de l’infante portugaise. Comme dédommagement, le Castillan donna au Léonais sa propre fille, Bérengère, en mariage. Elle-même avait déjà été mariée à un Allemand, de la famille des Hohenstaufen : mais l’autorité pontificale avait cassé aussi ce mariage sous prétexte de parenté, en réalité, parce qu’elle se refusait à laisser la Germanie, ennemie de Rome, prendre pied en Espagne. Bérengère reçut en douaire de son nouveau mari quelques châteaux où le roi de Castille s’empressa de mettre garnison.

La papauté n’avait reçu aucun avis de ce dernier mariage. Or Bérengère était, encore plus que Teresa, parente d’Alphonse IX à un degré prohibé. Fallait-il obliger encore le roi de Léon à se séparer de cette seconde femme et rompre ainsi l’union si nécessaire du Léon et de la Castille ? Célestin III ne l’osa pas, mais Innocent III, son successeur, envoya le moine Renier, son légat, avec mission expresse de faire cesser cet inceste monstrueux, et de contraindre le beau-père et le gendre, l’un à rappeler sa fille, l’autre à renvoyer sa femme, Mais ni l’un ni l’autre n’étaient disposés à obéir. Alphonse IX et Bérengère, victimes tous deux une première fois de la sévérité des canons, entendaient rester en ménage. Et le roi de Castille qui avait déjà mis la main sur le douaire de sa fille, ne tenait nullement à le restituer.

De là une crise violente, prolongée, qui dura sept ans (1198-1204). Sachant ce qui l’attendait, Alphonse IX ne s’était pas rendu à l’assignation du légat : il est excommunié avec Bérengère, leur royaume mis en interdit, la plupart des évêques léonais qui avaient pris fait et cause pour leur roi, frappés également d’anathème. Des évêques soutenir contre le pape le gouvernement national et se montrer plus royalistes qu’ultramontains ! Chose grave, et que la cour de Rome ne pouvait tolérer. Seul, l’évêque d’Oviedo avait déféré aux ordres du pape. Le roi de Léon confisque ses revenus, dévaste ses terres, et le chasse de sa ville épiscopale. Quant au roi de Castille, au lieu de le traiter comme son gendre et sa fille on l’épargne : la menace des foudres pontificales est seulement suspendue sur sa tête. C’est que le Castillan, qui portait d’ailleurs presque tout le poids des guerres contre l’Islam, avait témoigné au légat du pape une certaine déférence. Il s’était déclaré prêt à reprendre sa fille, si on la lui rendait : mais, comme on refusait de la lui rendre, il déclinait toute responsabilité.

Dans les querelles de cette nature, les gens du moyen âge, loin de montrer une intransigeance farouche, discutaient, tout en se battant, et ne cessaient pas de chercher un terrain d’entente. Les excommuniés envoyaient constamment plaider leur cause à Rome et demander l’absolution. Et la papauté, de son côté, recommandait à ses légats de ne pas exagérer la rigueur. En 1199, l’archevêque de Tolède et les évêques de Valencia et de Zamora vinrent solliciter d’Innocent III la dispense nécessaire à la validité du mariage de Bérengère et d’Alphonse IX. L’indignation du pape leur fit comprendre très vite qu’une pareille requête n’avait aucune chance d’aboutir et que, s’ils plaçaient la question sur ce terrain, ils n’obtiendraient même pas audience. Ils se bornèrent alors à réclamer la relaxe de l’interdit jeté sur le Léon. L’interdit gênait les rois beaucoup plus que l’excommunication personnelle. Ils pouvaient supporter l’anathème, parce qu’en dépit des légendes ecclésiastiques habilement propagées, ils trouvaient toujours des clercs pour leur dire la messe et des gens pour les servir. Mais l’interdit pesait sur le peuple tout entier. C’était la vie privée et publique suspendue, arrêtée, situation intolérable pour les consciences et pour le pouvoir. En demandant que l’interdit fût levé, l’archevêque de Tolède et ses compagnons invoquèrent des raisons que l’historien n’envisage pas sans intérêt. Et d’abord, dirent-ils au pape, l’interdit est favorable au progrès de l’hérésie. Les prêtres ont bouche close, ils n’instruisent plus les fidèles et ceux-ci ne savent plus résister à la prédication de l’ennemi. Le roi de Léon se dit persécuté par l’Église : il prête l’oreille aux hérésiarques, et les hérésies pullulent sur sa terre. Ensuite l’interdit est très bon pour le Sarrasin. Comme il n’y a plus de prêche, on n’excite plus les chrétiens à la guerre sainte, le zèle du peuple se ralentit. Se sentant enveloppé dans l’anathème qui frappe son roi, il n’ose plus en venir aux mains avec l’infidèle, de peur de mourir damné. Enfin, comme les clercs n’administrent plus les sacrements, et ne célèbrent plus les offices, les laïques s’emparent des biens d’Église, réclament pour eux les offrandes, les prémices et les dîmes. On voit des curés mendier leur pain, réduits par la misère à se faire les domestiques des Juifs. Quel opprobre pour tous les chrétiens !

Cette argumentation avait une telle portée qu’Innocent III se crut obligé d’adoucir l’interdit et de justifier sa conduite. Ecrivant à l’archevêque de Compostelle et à tout l’épiscopat léonais, il continue à s’indigner, pour la forme, du grand scandale de l’Occident, cet attentat incestueux que certains prélats n’ont pas rougi d’autoriser. Mais, sur le fond, il discute, et, à certains égards, il cède. Je ne peux pas, dit-il, acquiescer à la demande de l’archevêque de Tolède. Je n’ai frappé que pour satisfaire à la morale et à la justice. Qu’aurait-on pensé, si j’avais fermé les yeux sur un pareil forfait ? Tout s’est pas se, en somme, régulièrement. Le frère Rénier n’a sévi qu’après avoir fait les sommations et accordé les délais exigés par la loi. L’indulgence serait d’un exemple détestable. Si nous en usions dans ce cas particulier, nous ne pourrions la refuser ailleurs. Cependant, comme, dans toutes les affaires où l’intérêt du peuple est en jeu, il ne faut pas pousser la sévérité à l’extrême, nous voulons bien, en considération des motifs invoqués par l’archevêque, accorder une relaxe partielle et provisoire de l’interdit. On verra bien si, comme il l’affirme, cette concession peut avoir d’heureux effets. Il sera donc permis de célébrer les offices dans le royaume de Léon : mais les corps des décédés, sauf pour les clercs, ne seront pas ensevelis religieusement, c’est-à-dire dans les cimetières des églises. Qu’on n’aille pas s’imaginer, du reste, que les coupables cesseront, pour cela, de subir leur peine ! Le roi de Léon et la fille du roi de Castille, leurs principaux fauteurs et conseillers, demeurent excommuniés, et, partout où ils seront, personne ne pourra procéder, devant eux, aux cérémonies du culte. Tout enfant issu de leur union sera considéré comme illégitime et inapte à hériter.

Du châtiment réservé au roi de Castille et à sa femme, Innocent ne dit rien, parce qu’il les ménage. Il leur a fait jurer qu’ils s’emploieraient de tout leur pouvoir à la rupture du mariage de leur fille. Il sait bien que la question des châteaux du douaire, que le Castillan s’obstine à détenir, est un des principaux obstacles à l’exécution de ses ordres. Mais sa volonté est que ces forteresses soient restituées au roi de Léon, parce qu’il ne peut y avoir de douaire légitime, là où il n’y a pas de mariage légal. Si Alphonse IX et Bérengère persistent dans leur endurcissement et refusent de se séparer, le Siège apostolique leur infligera la punition la plus rigoureuse. Sur la nature de cette peine, plus grave encore que l’excommunication, le pape déclare que, pour le moment, il préfère ne pas s’expliquer. Il s’agissait sans doute de la déchéance politique, de la rupture du lien de fidélité qui unissait le peuple léonais à son roi.

Ceci était écrit le 25 mai 1199. Deux ans après, le pape n’avait rien obtenu. Les archevêques de Compostelle et de Tolède recevaient de Rome l’ordre d’excommunier à nouveau le roi de Léon et sa femme. Ce n’est que le 22 mai 1204 que la reine Bérengère demanda à Rome sa rentrée en grâce et promit de quitter son mari. L’anathème ne fut levé que le 19 juin, lorsque le roi de Léon eut effectivement renvoyé sa femme, juré de réparer ses torts, et sollicité humblement le bénéfice de l’absolution.

Tel était le cours ordinaire des choses. L’Église était prompte à frapper, mais se voyait obligée de tempérer elle-même ses rigueurs. Et quant aux rois, si décidés qu’ils fussent à la résistance, un moment venait où, las de la lutte, entravés de toutes manières dans le gouvernement de leur État, ils cédaient aux clameurs de la foule, aux terreurs de leur propre conscience, et s’inclinaient devant le pouvoir religieux qu’ils avaient bravé. La soumission tardive des deux époux parut d’autant plus singulière aux contemporains que, dans l’intervalle, ils avaient eu deux fils et deux filles. Un chroniqueur français affirme faussement qu’Innocent III avait d’abord toléré ce mariage et que, s’il l’avait brisé après la venue des enfants, c’est que la reine Bérengère donnait prise aux bruits les plus fâcheux par son inconduite, Pure légende ! La vérité est que les papes avaient encore plus de persévérance que les rois et que l’opinion publique, exaspérée par l’interdit, ne permettait pas que la résistance se prolongeât indéfiniment.

L’absolution d’Alphonse IX ne termina pas tout de suite la crise. Le roi de Castille ne se décidait pas à lâcher les châteaux du douaire, et, grâce à l’espèce de vassalité qui, depuis le XIIe siècle, subordonnait la royauté léonaise à la castillane, il agissait, comme chez lui, dans l’État de son gendre. Extérieurement il affectait de se soumettre à la volonté du pape, mais, en dessous, il avait si bien travaillé que le peuple de Léon avait prêté le serment de fidélité à l’aîné des fils de Bérengère. Aux observations d’Innocent III, il répondit que ce n’était pas lui, mais sa fille, qui détenait les châteaux. Le 20 juin 1204, le pape, qui n’était pas dupe de ce prétexte, exigea de Bérengère, sous peine d’excommunication, qu’elle restituât son douaire ou le remît entre les mains des archevêques. Le roi et la reine de Castille devaient être enveloppés dans l’anathème, s’ils étaient convaincus d’encourager cette résistance. Il faut non seulement que leur fille puisse revenir chez eux, mais qu’eux-mêmes la rappellent pour la remarier comme ils l’entendront, dans des conditions acceptables. Il est nécessaire enfin que le roi de Castille sorte du territoire léonais qu’il occupe, et fasse annuler le serment de fidélité prêté à l’aîné de ses petits-fils.

Le Castillan s’exécuta. La papauté triomphait, empiétant ici sur le terrain politique presque autant que sur le domaine de la vie privée et de la conscience intime. Mais en Espagne elle avait tous les droits. Sur cette terre vouée à la croisade, elle régnait au temporel comme au spirituel. Il est vrai qu’Innocent III fit plus tard une concession grave. Il légitima les enfants de Bérengère qu’il avait d’abord proclamés bâtards et incestueux. C’était encore pour le chef de l’Église un moyen de faire preuve d’omnipotence et de montrer que le sort des dynasties dépendait de sa seule volonté.

 

Sanche Ier de Portugal, Alphonse II, son fils, et Alphonse IX de Léon, tous trois excommuniés, et leurs royaumes plus ou moins longtemps frappés d’interdit ; le roi de Castille, Alphonse VIII, échappant à peine, et par faveur particulière, aux foudres d’Innocent III ! Et l’Espagne était étroitement subordonnée à l’Église et au pape ! On juge des effets que devait produire, dans les pays moins dépendants, la lutte inévitable du pouvoir religieux et du pouvoir civil.

Placé au cœur de la péninsule, le royaume de Castille s’était agrandi surtout aux dépens de l’empire almohade d’Afrique. Il avait deux capitales, l’ancienne Burgos avec sa magnifique cathédrale gothique et le monastère de Las Huelgas, où se faisaient ensevelir les rois castillans, et la nouvelle Tolède, où l’on construisait, au commencement du XIIIe siècle, le beau pont fortifié d’Alcantara. C’est là que séjournaient les souverains de ce pays quand ils préparaient la guerre sainte.

Le père de Bérengère, Alphonse VIII, sans essayer précisément de secouer le joug de Rome et de l’Église, agissait au moins avec une certaine indépendance, dans ses rapports avec ses évêques et ses abbés. Pour combattre le Sarrasin, il prenait de l’argent là où il savait en trouver, c’est-à-dire chez les clercs, et aussi chez les Juifs, qu’il était bien obligé de ménager. Innocent III dut le rappeler à l’ordre. Sa lettre du 5 mai 1205 n’est qu’une liste de griefs, terminée par une menace directe.

Au lieu de protéger ton clergé, tu l’opprimes. Tu avais promis de ne pas soumettre les clercs de la Castille à l’impôt de la collecte et de les exempter de toute exaction : c’est le contraire que tu as fait. Pendant que l’évêque de Burgos était à Rome, tu t’es emparé de la plus riche église de son diocèse pour la donner à une abbesse de l’ordre de Cîteaux. L’évêque s’est plaint vainement à l’abbé de Cîteaux : tu l’as amené, par la violence, à confirmer ton choix. Les chanoines de Burgos ont dû également y consentir, et tu les as même contraints à recevoir cette abbesse, ta protégée, comme membre de leur chapitre. Les prédécesseurs de l’évêque avaient racheté, pour la somme de mille maravédis, l’église de Saint Julien de Mena : tu la leur as enlevée et tu refuses de la rendre. Les rois de Castille avaient l’habitude de donner à l’église de Burgos la dîme des revenus perçus pour eux dans le diocèse : tu veux supprimer cette libéralité. Enfin tu soutiens ouvertement, contre l’évêque, l’abbé de Covaruvias, qui s’est soustrait à son autorité.

Avec plus d’amertume encore, le pape reproche à Alphonse VIII la protection qu’il accorde aux juifs et aux païens. Quand un domestique juif se convertissait au christianisme, l’évêque du lieu le rachetait à son maître suivant un tarif fixé par les canons. Mais l’évêché payait mal ou ne payait pas, (pourquoi être exact et loyal avec des juifs ?), et Alphonse, pour plus de sûreté, faisait saisir, sur les biens épiscopaux, la valeur du serf ou de la serve juive convertie, d’après l’évaluation de son maître. Innocent III réprouve vivement cette façon d’agir. Une Sarrasine, dit-il, servante chez un juif, fut estimée à peine dix sous d’or par l’évêque de Burgos, et toi tu en as fait donner deux cents ! Fait plus grave, le roi de Castille ne permet pas que les Juifs et les Sarrasins de son royaume soient contraints de payer la dîme au clergé. Il tolère même que ces ennemis du Christ achètent de vastes propriétés et augmentent la masse de leurs immeubles. La Synagogue prospère et l’Église déchoit, s’écrie le pape. Prends garde, ô mon fils aîné dans le Seigneur, de t’attaquer à la liberté des clercs, d’élever la Synagogue et la Mosquée aux dépens de l’Église, épouse du Christ ! On l’avertit que des ordres sont donnés aux évêques d’Huesca et de Tarrazona pour qu’ils l’obligent, sous peine d’excommunication, à s’abstenir de pareils errements. En 1206, quand, au cours de sa guerre avec le roi de Léon, Alphonse VIII a saisi des châteaux et des villages appartenant à l’ordre des Hospitaliers, Innocent III le fait menacer, une fois de plus, par les évêques castillans, de toutes les sévérités de l’Église. Mais il s’est borné à la menace. On ne frappait pas un Etat qui défendait si vaillamment l’Espagne chrétienne contre les musulmans d’Andalousie et d’Afrique. La papauté laissait même faire à Alphonse VIII ce qui était défendu aux autres rois : des conquêtes en pays chrétien.

Resserrée et comme étouffée entre ses deux grands voisins d’Aragon et de Castille, la Navarre, le plus petit des Etats d’Espagne, était le seul qui à cette époque ne touchât pas à la frontière de l’Islam et ne put empiéter sur son terrain. Il était donc moins utile à la chrétienté, et par là s’explique son histoire. Les rois de Castille et d’Aragon convoitaient sans cesse les montagnes fertiles des Navarrais et leurs ports sur le golfe de Gascogne. N’ayant, pour se défendre contre les agressions chrétiennes, que la ressource de s’allier aux musulmans, la Navarre était mal vue de l’Église et de la papauté. Comme on la suspectait de trahison, on ne la protégeait qu’à contrecœur ou pas du tout.

Un légat de Célestin III avait excommunié le roi de Navarre, Sanche VII, coupable d’avoir rompu une trêve avec la Castille et occupé quelques châteaux. La Navarre entière se trouva mise en interdit.

Devenu pape, Innocent III fit faire une enquête par son agent, frère Renier. Le Navarrais avait-il réellement ouvert les hostilités contre le Castillan et conspiré avec les Sarrasins, comme le bruit encourait ? Si oui, Renier devait renouveler l’anathème et le publier par toute l’Espagne. Quelques mois après (1198), le roi de Castille, pour se venger, envahissait la Navarre, de concert avec le roi d’Aragon, Pierre II, et tous deux se partageaient d’avance le territoire de l’ennemi. Ce traité ne put être mis à exécution : mais les alliés obligèrent Sanche VII à jurer qu’il accepterait la paix telle qu’on la lui imposerait et donnerait sa sœur en mariage au roi d’Aragon.

Dans la lettre qu’Innocent III écrivit à ce sujet au roi de Navarre (11 février 1199), pas un mot ne permet de croire qu’il ait désapprouvé cet essai de partage d’un État chrétien ou qu’il ait arrêté les agresseurs. Il déclare simplement quo le serment arraché par la force n’est pas valable et que Sanche ne doit pas promettre sa sœur au roi d’Aragon, parce qu’elle est sa parente au troisième degré. Il lui défend, en termes comminatoires, de laisser s’accomplir ce mariage incestueux. Un an après, le roi de Navarre, toujours furieux contre la Castille, fait un coup de tète : il abandonne brusquement son royaume avec quelques-uns de ses nobles, et s’en va au Maroc solliciter l’alliance de l’Almohade Abou Yousouf. Scandale énorme dans la chrétienté ! La légende s’en mêle. On prétend que la fille du sultan marocain, éprise du roi de Navarre, menaça son père de l’étrangler s’il ne faisait venir en Afrique l’objet de sa passion ; que le père avait dû envoyer de l’argent à Sanche et lui promettre, par traité, la possession de toute l’Espagne, s’il consentait à devenir son gendre. La vérité est que le Navarrais, en arrivant au Maroc, où il pensait traiter avec Abou Yousouf, apprit que celui-ci était mort, et se contenta d’aider son fils à triompher de certains compétiteurs. Il resta là trois ans, à batailler pour le compte du nouveau sultan.

Pendant son absence, ses ennemis d’Espagne avaient profité de l’occasion. Pourquoi se gêner avec un aventurier qui trahissait la cause chrétienne ? Alphonse VIII envahit la Navarre (1200) et s’empare de Victoria. L’Alava et le Guipúzcoa deviennent provinces castillanes et jamais la Navarre ne recouvrera son bien. Aucun texte de chronique, aucune bulle pontificale ne signale la moindre protestation d’Innocent III.

Il fallait bien soutenir et justifier la Castille, puisqu’elle s’était vouée à la grande œuvre de la croisade et de la libération de l’Espagne. Et la préoccupation constante du pape était de refouler en Afrique le musulman qui débordait sur le continent chrétien. Actes de protection et privilèges prodigués aux ordres militaires de l’Espagne, surtout à ceux du Temple et de Calatrava ; efforts continus pour maintenir l’union entre les princes espagnols et préparer ainsi l’assaut décisif ; injonctions répétées aux légats d’excommunier les rois qui persisteraient dans leurs querelles et surtout ceux qui oseraient pactiser avec le Sarrasin : tout ce que fait Rome est calculé en vue du succès de la croisade. On n’ignorait pas, au Latran, que des princes chrétiens avaient traité avec l’infidèle ; que des nobles de l’Aragon ou de la Castille apparaissaient, de temps à autre, dans les conseils et les armées des Almohades ; qu’en 1210 même, au moment où le péril devint tout à coup menaçant, Alphonse IX de Léon était leur allié secret.

Jusqu’à cette année rien de vraiment décisif n’avait été tenté du côté chrétien, ni pour la défense ni pour l’attaque. Les Castillans ne s’étaient hasardés qu’à des entreprises de détail, et le pape lui-même n’avait guère osé non plus engager une partie sérieuse. Alphonse VIII était resté longtemps sous le coup de sa défaite d’Alarcos (1195), qui lui avait fait perdre (en partie par sa faute) l’Espagne centrale jusqu’à Tolède, mais il brûlait de réparer ce désastre et préparait activement la revanche.

Son fils, l’infant Fernando, arrivé à l’âge de la chevalerie, tenait à faire brillamment ses premières armes. Sollicité par le père et le fils, Innocent III ne put se refuser à les encourager et à prendre les mesures nécessaires en pareil cas. Au commencement de 1211, il excite le zèle des évêques d’Espagne et de Portugal. Qu’ils engagent les autres rois du pays à joindre leurs efforts à ceux de la Castille ! Rémission des péchés à tous les nationaux et à tous les étrangers qui voudront participer à la guerre sainte. L’anathème pour ceux qui oseraient attaquer les princes castillans aux prises avec le Sarrasin. Toutefois il est visible qu’Innocent III hésite encore à se lancer à fond et a user de toutes ses ressources. Dans la lettre où il invite les rois et les princes d’Espagne à coopérer à l’entreprise, il fait cette réserve un peu singulière : sauf ceux qui sont astreints à observer les trêves conclues avec l’ennemi. Et quand le roi de Castille lui demande d’envoyer en Espagne un légat spécialement chargé de prêcher et d’organiser la guerre sainte, il répond que les temps sont trop troublés pour qu’il puisse lui donner satisfaction immédiate.

En effet, le moment, pour la papauté, semblait aussi mal choisi que possible. On était au plus fort de la guerre des Albigeois, et la querelle du Sacerdoce et de l’Empire battait son plein. Le César excommunié, Otton de Brunswick, occupait l’Italie et menaçait Rome. Mais Alphonse VIII et son fils étaient impatients d’entrer en campagne. Au printemps de 1211, ils envahissent, avec les chevaliers de Calatrava, l’Andalousie, et descendent, triomphants, la vallée du Guadalquivir jusqu’à la mer. Ils la remontent encore plus vite, à la nouvelle que l’émir almohade, En-Nâsir, rassemblait sur la côte d’Afrique une armée évaluée par les historiens arabes à un demi-million d’hommes.

L’infidèle ne faisait pas que se défendre : il prenait l’offensive, et ne visait rien moins que la conquête de toute l’Espagne. Le 16 mai 1211, En-Nâsir débarquait en Andalousie : le 30, il entrait à Séville ; le 15 juillet, il franchissait la Sierra Morena, et assiégeait la place d’armes des chevaliers de Calatrava, Salvatierra, qu’il finit par emporter en septembre. Dès lors, la Castille était ouverte et la chrétienté en danger.

Plus d’hésitation, cette fois il fallait agir, et sans délai. Innocent III fait appel (janvier 1212) aux populations de la France et à son clergé. Le roi Alphonse, écrit-il à l’archevêque de Sens, nous a adressé une lettre douloureuse et même inquiète. Salvatierra est tombée aux mains des Sarrasins. Et si on ne les arrête pas par une grande bataille livrée en plaine, toutes les places d’Espagne vont être emportées l’une après l’autre. Le roi de Castille leur a donc envoyé le défi du combat pour l’octave de la Pentecôte prochaine. A Alphonse VIII, le pape annonce que tous les archevêques et évoques de France ont l’ordre de prêcher la croisade et de lui envoyer des secours en argent et en hommes. Mais il ajoute : Place tout ton espoir dans le Seigneur et fais-toi humble devant lui, pour qu’il te donne la victoire sur les ennemis de la Croix. Comme, a l’heure actuelle, le monde entier est bouleversé et en proie à l’esprit du mal, si l’infidèle offrait une trêve acceptable, n’hésite pas à la conclure, afin de pouvoir l’expulser plus sûrement dans des circonstances plus propices. Le pape jugeait donc toujours l’heure mauvaise, et les faits semblaient donner raison a son inquiétude : une énorme disproportion de forces ; les musulmans cinq fois plus nombreux que les chrétiens ; deux rois espagnols seulement sur cinq, venus au secours de la Castille, Pierre II d’Aragon et Sanche VII de Navarre. Encore celui-ci, animé d’une rancune bien compréhensible contre Alphonse VIII, ne se met-il en route qu’à contrecœur et tardivement. Alphonse II, de Portugal retenu chez lui par la guerre civile, se contente d’envoyer des troupes ; et Alphonse IX, de Léon, l’ami des musulmans, ne bouge pas. Malgré l’appel adressé à tous les catholiques, les contingents étrangers, Français du Nord et du Midi, Allemands et Lombards, ne forment pas une masse bien considérable. Et quelle discipline ! Quand on les a concentrés à Tolède, ils pillent les maisons chrétiennes et massacrent les Juifs. Mieux encore, après avoir pris part aux premières opérations d’Alphonse VIII, trouvant que le butin est maigre et le climat détestable, ils abandonnent la croisade et reviennent presque tous chez eux. L’Espagne restait donc à peu près avec ses seules forces, et elle ne se présentait même pas tout entière au combat. Il était permis d’avoir peur.

Dans une dernière lettre, du 5 avril 1212, Innocent III, s’adressant aux archevêques de Tolède et de Compostelle, fulmine encore contre les mauvais chrétiens qui se sont faits les auxiliaires du Croissant. Si le roi de Léon, comme le bruit en court, ou tout autre, se prépare à seconder les Sarrasins en attaquant ses coreligionnaires, frappez-le d’excommunication, mettez sa terre en interdit, et défendez à ses vassaux et à ses sujets de lui obéir. Et il insiste sur l’immense péril : Non seulement les ennemis de Dieu aspirent à détruire toutes les Espagnes, mais ils menacent les autres terres chrétiennes : ils veulent abolir le nom chrétien. Innocent n’exagérait pas. Une sorte de manifeste ou de défi adressé par En-Nâsir au roi d’Aragon annonçait son intention, après avoir subjugué l’Espagne, d’aller de conquête en conquête jusque dans l’église de Saint-Pierre de Rome pour la purifier par le sang. Le pape lui-même allait sentir l’épée de Mahomet.

Aux approches du jour fixé par Alphonse VIII pour la grande bataille, Rome offrit un curieux spectacle. Toute la population romaine divisée en trois longues processions : le clergé, les femmes, et les hommes, s’ébranle de trois points différents de la cité pour se réunir devant Saint-Jean de Latran. Les femmes ont reçu l’ordre de se rendre au cortège, sans bijoux, sans parures, enrobe de laine. Elles marchent nu-pieds, pleurant et gémissant. Le pape, suivi des cardinaux, des évêques et des chapelains, va prendre au Sancta-Sanctorum le bois de la sainte Croix, puis, se plaçant devant le palais de l’évêque d’Albano, il fait un sermon au peuple assemblé. Il entre ensuite dans la basilique du Latran pour y entendre la messe. Enfin, précédé des clercs et suivi, des laïques, il se rend, pour une dernière cérémonie, à la basilique de Sainte-Croix de Jérusalem. Telle est la prière générale, supplicatio generalis, ordonnée par Innocent III pour le succès des armées d’Espagne.

Il a enjoint aux Romains non seulement de prier, mais de jeûner et de faire l’aumône afin d’apaiser la colère de Dieu. Quelque temps après, arrivait à Rome l’heureuse nouvelle, l’annonce de la victoire complète remportée par le christianisme à Las Navas de Tolosa.

Les rois, de Castille et de Navarre avaient franchi la Sierra Morena par un passage inconnu des Sarrasins et, le 16 juillet 1212, En-Nasir et son immense armée étaient mis en pleine déroute. La journée avait mal débuté pour les croisés : à la fin, l’attaque vigoureuse d’un corps de réserve commandé par Alphonse VIII décida le succès. Mais il y avait une telle inégalité entre les forces engagées que les vainqueurs, et toute l’Europe avec eux, crièrent au prodige. Une longue lettre du roi de Castille, véritable rapport militaire comme les généraux en adressent à leurs souverains, instruisit Innocent III de tous les détails de la campagne et de l’action finale. Le vainqueur appelle le pape son Père et son Seigneur, lui baise les pieds et les mains et le remercie du concours qu’il lui a prêté. Un peu d’exagération espagnole dans ce document : Alphonse VIII prétend avoir tué, au cours de la bataille et de la poursuite, cent mille chevaliers sarrasins, et n’avoir perdu que vingt-cinq ou trente des siens. Mais il dit lui-même : C’est incroyable, cela ne peut s’expliquer que par un miracleIncredibile est, nisi quia miraculum ait — et, à plusieurs reprises, son rapport proclame que, dans ce triomphe, Dieu seul a tout fait. Il exprime même le regret (qui peint l’époque) de n’avoir subi qu’une perte d’hommes insignifiante. Il y a eu trop peu de défenseurs du Christ, trop peu de martyrs qui soient allés tout droit au ciel.

Devant le clergé et le peuple de Rome, Innocent III lut et commenta le récit d’Alphonse VIII, avec force éloges à son adresse. Le 26 octobre, il lui écrit, pour le féliciter, une lettre qui débute par un hymne au Dieu des armées et insiste sur le caractère de cette victoire, œuvre divine et non pas humaine, dont Alphonse ne doit pas trop s’enorgueillir. On vient de voir que ce roi n’avait pas besoin d’être rappelé à l’humilité. En tout cas, la défaite des musulmans à Las Navas, suivie d’une conquête partielle de l’Andalousie, fut le point de départ du recul définitif de l’Islam sur le territoire espagnol. Succès pour la chrétienté tout entière, mais aussi pour Innocent III, dont toute croisade heureuse étendait le domaine et fortifiait l’autorité.

On s’en aperçut vite en Castille. Lorsqu’Alphonse VIII mourut (1216) le pape rompit, pour cause de parenté, le mariage conclu par son fils et héritier, Enrique Ier, avec une sœur du roi de Portugal. Peu après, obéissant à un décret du concile de Latran, les rois Enrique de Castille et Alphonse de Léon assemblèrent à Toro les nobles et les prélats des deux royaumes pour leur faire jurer la paix imposée à tous les catholiques en vue de la croisade d’Orient. Les deux rois écrivent à leur père et seigneur Innocent, le 12 août 1216, pour lui dire que sa volonté a été accomplie et lui demander confirmation officielle de la mesure légitime prise par les cortès de Castille et de Léon. Ainsi la papauté était appelée à sanctionner, non seulement les actes des rois, mais encore ceux des assemblées nationales ! Pour tous les laïques comme pour tous les clercs, la volonté de l’Église faisait loi.

 

Il y avait pourtant, même en Espagne, des degrés dans l’assujettissement. Des velléités d’indépendance soulevaient, de temps à autre, le Portugal aussi bien que la Castille et le Léon. Le vrai roi selon le cœur d’Innocent III c’est Pierre II, un des héros de Las Navas ; et le type du gouvernement soumis à saint Pierre, c’est la royauté d’Aragon.

Cet État se composait alors de trois groupes : l’Aragon proprement dit, le comté de Barcelone, et une partie du Bas Languedoc et de la Provence. Pays demi français, demi espagnol, riche de ses villes d’industrie et de commerce, un des foyers de la civilisation du Midi, tourné moins vers l’Espagne que vers la France, l’Italie et la Méditerranée. Nation d’avenir, puisque Valence, Murcie et les Baléares, encore occupées par les Arabes, offraient un magnifique champ de conquête à sa dynastie.

Les liens entre l’Aragon et Rome dataient de loin. Sous Urbain II, le comte de Barcelone, ayant conquis Tarragone sur les infidèles, en fit présent à saint Pierre (1091), et lui donna en outre, à titre de fief héréditaire, la seigneurie dont il était le souverain. Il s’engageait à recevoir l’investiture de la main du pape et à lui payer un cens annuel de vingt-cinq livres d’argent. D’autre part, le roi d’Aragon, Ramire, s’était fait aussi le censitaire de l’Église (1063), à qui il abandonnait la dîme de tous ses revenus présents et futurs. Son royaume était devenu par là, comme l’a dit le pape lui-même, tributaire du Saint-Siège. En 1089, le fils de ce Ramire, le roi Sanche d’Aragon, déclare, en son nom et au nom de ses fils, qu’il paiera dorénavant à Rome cinq cents mangons de Jacca et lui fera payer un mangon par chacun de ses nobles. Enfin, en 1095, le fils de ce Sanche, Pierre Ier, renouvelle l’engagement paternel, et Urbain II lui donne acte de sa soumission en ces termes : Tous tes successeurs tiendront le royaume d’Aragon de mes mains et des mains de mes successeurs. Ils paieront tous ce même cens de cinq cents mangons et se reconnaîtront serviteurs de l’Apôtre[2]. En effet, dans le Liber Censuum, le livre de comptes de la papauté du XIIe siècle, le royaume d’Aragon est inscrit comme censitaire pour deux cent cinquante oboles d’or. Dans aucun pays d’Espagne, les obligations pécuniaires et politiques, qui lient la royauté au Saint-Siège, n’apparaissent aussi clairement définies.

Pierre II hérita de cette situation : il était et resta l’homme du pape. Et jusqu’au moment où il se crut obligé, la dernière année de sa vie, de prendre fait et cause non pas pour les Albigeois, mais pour l’indépendance du Midi menacée par Simon de Montfort et le roi de France, il se montra absolument dévoué aux intérêts du chef de l’Église son suzerain. Entre Innocent III et lui, ce fut un échange continu de bons procédés et de services rendus, bien que leur intimité n’ait pas été, à tout prendre, un ciel sans nuages, Dépensier, prodigue, réduit sans cesse aux pires expédients financiers, Pierre II devait mourir criblé de dettes, après avoir hypothéqué ou aliéné la plus grande partie de son domaine. Innocent dut lui défendre de mettre de la fausse monnaie en circulation et de pressurer son clergé. Il lui reprocha vivement de persécuter les évêques qui résistaient à ses exigences, entre autres, celui d’Edne en Roussillon. Il lui fallut bien aussi condamner les procédés inqualifiables dont Pierre II usa envers sa femme légitime, Marie de Montpellier, qu’il voulait renvoyer après avoir pris sa dot. Mais, tout en reconnaissant que dans cet incident le pape était resté fidèle à ses principes, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’il avait attendu sept ans pour appliquer la loi canonique et donner raison à la victime.

C’est que le roi d’Aragon se conduisait d’autre part en véritable ami de l’Église, jusqu’à lui sacrifier les plus importantes prérogatives du pouvoir civil. Par un édit solennel de l’année 1207, adressé au clergé de ses Etats, il l’avait autorisé, pour l’amour de Dieu, de sa sainte Église, et pour le salut de son âme et de celle de ses parents, à élire les prélats, évêques et abbés sans prévenir le gouvernement royal ni lui demander son assentiment. On devine avec quel plaisir Innocent confirma, sur la demande de Pierre II, cette abdication de l’autorité laïque. En retour, il lui accorda, quelques années après, le droit de révoquer toutes les aliénations domaniales dues à l’imprévoyance du roi d’Aragon et de ses conseillers, au temps ou il était encore mineur.

Comment refuser quelque chose à un chevalier si brave, si dévoué à la cause chrétienne, toujours prêt à mettre son épée au service de la croisade ? Tu brûles de délivrer l’Espagne, lui écrivait Innocent en 1204, mais tu ne crois pas pouvoir le faire sans l’aide des autres rois, et tu demandes que vous n’ayez tous qu’un cœur et qu’une âme. Hélas ! Ces rois ne pensent pas tous comme toi et leurs idées sont bien différentes. Il en est qui favorisent au contraire les ennemis de la croix. Aussi le pape lui concède d’avance tous les territoires qu’il pourra conquérir sur le musulman, surtout dans les Baléares, et il invite en termes pressants tous les prélats de son royaume à lui venir en aide. Il renouvelle pour lui la faveur déjà accordée par Urbain II à l’un de ses ancêtres, le droit de n’être excommunié, lui et la reine, par aucun archevêque ni aucun légat, sans l’assentiment exprès du pape. Mais n’abuse pas de ce privilège, ajoute Innocent, pour ne pas t’exposer à le perdre.

L’État aragonais entrait alors, comme un élément important, dans les combinaisons politiques de la papauté. C’est à Pierre II que recourt Innocent pour résoudre la difficile question du maintien du jeune roi Frédéric en Sicile. Le roi d’Aragon avait consenti au mariage de sa sœur Constance avec le pupille d’Innocent III et s’était engagé à envoyer en Sicile quelques centaines de chevaliers pour délivrer l’île de la domination allemande. Le pape insiste auprès de lui pour qu’il tienne au plus vite sa parole. Il lui représente l’illustration qu’une alliance avec le fils d’un empereur jettera sur sa race et tous les avantages que l’Aragon pourra retirer d’une étroite union avec la Sicile, si voisine des ports catalans, Et le mariage aragonais, qui eut lieu effectivement en 1209, fut un des succès de la diplomatie d’Innocent III.

Mais quel indice plus significatif de la toute-puissance du pape que le spectacle donné au monde par un roi espagnol quittant son pays pour venir se faire couronner à Rome ?

En novembre 1204, Pierre II débarque à Ostie, entouré de ses nobles et de ses clercs. Le pape a envoyé à sa rencontre une somptueuse escorte, ses cardinaux et le sénateur qui est à la tête de la municipalité romaine. Le roi d’Aragon reçoit l’hospitalité chez les chanoines de Saint-Pierre. Le lendemain, Innocent III, avec toutes les autorités laïques et religieuses de la ville, se rend au couvent de Saint Pancrace, où l’évêque de Porto lui présente le roi. Après la cérémonie de l’onction, le pape couronne Pierre II de sa main, lui remet le sceptre et la pomme d’or Et, la main sur l’évangile, le vassal couronné prononce ce serment dont tous les termes ont leur valeur : Moi, Pierre, roi d’Aragon, je confesse et je jure que je serai toujours le feudataire obéissant de mon seigneur le pape Innocent et de ses successeurs catholiques, ainsi que de l’Église romaine. Je maintiendrai fidèlement mon royaume en son obédience, défendrai la foi catholique et poursuivrai l’hérésie. Je respecterai la liberté et l’immunité de l’Église et ferai respecter ses droits. Sur tout territoire soumis à ma puissance, je m’efforcerai de faire régner la paix et la justice. Je le jure sur le nom de Dieu et sur ces saints Évangiles.

Au milieu des applaudissements et des cris de joie, le roi d’Aragon se transporte avec le pape dans la basilique de Saint-Pierre. Il dépose sur le tombeau de l’Apôtre son sceptre et son diadème. Innocent III lui ceint le baudrier, emblème de la chevalerie vouée au service de l’Église. Et le roi offre à saint Pierre le royaume d’Aragon en remettant au pape, sur l’autel même, l’acte de cession dont le début est ainsi rédigé : Je confesse de cœur et de bouche que le pontife romain, successeur de saint Pierre, tient la place de celui qui est le souverain des royaumes terrestres et peut les conférer à qui bon lui semble. Moi, Pierre, par la grâce de Dieu roi d’Aragon, comté de Barcelone et seigneur de Montpellier, désirant surtout obtenir la protection de Dieu, celle de l’Apôtre et du Saint-Siège, je déclare offrir mon royaume à toi, admirable père et seigneur, souverain pontife, Innocent, ainsi qu’à tes successeurs, et, par toi, à la sacro-sainte Église romaine. Et ce royaume, je le constitue censitaire de Rome, au taux de deux cent cinquante pièces d’or, que mon trésor paiera chaque année au Siège apostolique. Et je jure, pour moi et mes successeurs, que nous resterons tes vassaux et tes sujets obéissants[3].

L’hommage terminé, le pape reconduisit le roi à travers la ville, jusqu’à la basilique de Saint-Paul-hors-les-murs, et là, après avoir reçu la bénédiction pontificale, Pierre s’embarqua. Quelque temps après, il recevait une lettre où Innocent III, rappelant le grand acte qui venait de s’accomplir à Rome déclarait vouloir faire bénéficier tous ses successeurs de la faveur qu’il lui avait accordée. Quand les rois d’Aragon désireront être couronnés, ils demanderont le diadème au Siège apostolique, et celui-ci, par délégation spéciale, chargera l’archevêque de Tarragone de procéder, à Saragosse, à la cérémonie du couronnement. Des documents aussi précis ne laissent aucun doute sur le caractère et la portée des faits. Il s’agit bien, au fond comme dans la forme, d’une inféodation de l’État aragonais à la papauté[4]. Mais il ne faut pas perdre de vue que les consciences pieuses du moyen âge, au lieu de considérer l’assujettissement au pape comme une situation humiliante, y voyaient au contraire une faveur et un privilège désirable. C’est ainsi que la papauté elle-même s’efforçait de présenter les choses et la plupart des âmes chrétiennes acceptaient cette interprétation. Cependant, au début du XIIIe siècle, les nationalités qui se formaient sentaient obscurément que les rois étaient faits pour représenter et défendre l’indépendance nationale, en face de l’Église universelle et de ses chefs. Pierre II avait fait le contraire. Les nobles de l’Aragon et de la Catalogne lui en surent mauvais gré et se liguèrent pour l’obliger à rétracter l’acte d’inféodation. L’État aragonais n’en resta pas moins dépendant et censitaire du pontife romain. Innocent III en était si bien le seigneur dominant qu’après la mort de Pierre II (1213), il prit en main la tutelle de son fils Sanche Ier, nomma lui-même ses conseillers et constitua le gouvernement du roi mineur. Gouverner les rois après les avoir couronnés, n’était-ce pas là, aux yeux de l’Église, le droit du successeur de Pierre et son idéal politique ?

 

 

 



[1] Proprius miles.

[2] Ministros et famulos beati Petri.

[3] Fideles et obnoxii.

[4] Les historiens modernes de l’Espagne et, pour ne citer que le plus récent, M. Raphaël Altamira, ont recherché les motifs qui avaient pu déterminer le roi d’Aragon à manifester son vasselage d’une manière aussi complète et aussi retentissante. Ils ont trouvé que Pierre II avait besoin des marins d’Italie pour conquérir les Baléares ; que, pour pouvoir intervenir, en toute liberté d’action, dans l’affairé des Albigeois, il lui était nécessaire aussi de faire acte de dévouement au catholicisme et au pape, etc. On peut donner une explication plus simple en observant que le couronnement de Pierre II à Rome était la conséquence logique, l’aboutissement des actes de vassalité et de soumission à Saint-Pierre par lesquels ses prédécesseurs, depuis le milieu du XIIe siècle, avaient sollicité obstinément le protectorat de l’Église romaine.