INNOCENT III

LA QUESTION D'ORIENT

 

CHAPITRE IV. — L'UNION DES DEUX ÉGLISES.

 

 

L'épiscopat grec et la cour de Rome. — Innocent III admet le maintien en place des prélats byzantins. — Le serment d'obédience et de fidélité à Rome. — En quoi l'Église grecque se sépare de l'Église latine. Le pamphlet des clercs de Byzance. — La mission pacifique du cardinal Benoît de Sainte-Suzanne. Conférences entre les partisans des deux religions. — La légation de Pélage, évêque d'Albano, et les mesures de rigueur prises contre le clergé grec. — La lettre à Innocent IN, manifeste des Grecs ralliés. — Rapports de la cour de Rome avec les États grecs indépendants. Le despote d'Epire et l'empereur de Nicée. — Correspondance d'Innocent III et de Théodore Laskaris. — L'entrevue du métropolite d'Éphèse et du légat romain à Sainte-Sophie. — Échec de la diplomatie d'innocent III. — Suprême effort pour la croisade. Prédication de 1213-1215. — La légation de Robert de Courçon et l'agitation en France. — Résistance de Philippe-Auguste et des nobles français. — La question d'Orient au quatrième concile de Latran. — Le rapport confidentiel de l'abbé de Prémontré. — Pourquoi la croisade ne se fit pas.

 

Il va de soi que la conquête latine n'avait pas fait le vide dans l'empire : l'immense majorité de la population byzantine préférait encore le joug de l'étranger à l'expatriation. Seul, un groupe de prélats et de nobles attachés à la dynastie déchue, à l'Église orthodoxe, à la cause de l'indépendance nationale, avait cherché refuge dans les États grecs d'Europe ou d'Asie qui s'étaient fondés après la défaite. On avait vu le patriarche de Constantinople, Jean X Kamateros, s'enfuir à Didymotique, y mourir en 1206, et son successeur, Michael IV Autoreianos, transporter le siège patriarcal à Nicée ; l'archevêque d'Athènes, Michael Akominatos, s'exiler dans l'île de Kéos ; l'archevêque de Thèbes, Manuel, dans l'île d'Andros ; l'archevêque de Crète et d'autres clercs se retirer auprès de l'empereur de Nicée, Théodore Laskaris. Beaucoup d'évêques pourtant restèrent en place et la foule du clergé inférieur ne bougea pas.

Les lettres d'Innocent III montrent très clairement que, s'il jugeait nécessaire la latinisation du patriarcat de Constantinople et des archevêchés, il se serait accommodé volontiers du maintien du personnel indigène dans les simples diocèses. Comment dois-je faire, lui demande en 1206 Morosini, avec les évêchés où il n'y a que des Grecs, et avec ceux où Grecs et Latins cohabitent ? La réponse du Latran est simple. Mettre des évêques grecs dans les diocèses de population exclusivement grecque, si l'on peut en trouver du moins qui consentent à nous jurer fidélité et à être consacrés par tes mains. Dans les diocèses de population mixte, instituer des évêques latins.

Loin de repousser, de propos délibéré, l'épiscopat indigène, il écrit en 1207 à l'archevêque de Patras : Tu nous as appris qu'au moment où les Latins occupèrent l'Achaïe, quelques évêques grecs, suffragants de ta province, ont par crainte, abandonné leur église. Certains d'entre eux, sommés de revenir, s'y sont refusés ; d'autres, vu les guerres qui sévissent dans le pays, n'ont pu être touchés par ta citation. Tu voudrais savoir quelles mesures il convient de prendre à leur égard ? La révolution qui vient de s'opérer en Orient est si récente et l'avenir encore si incertain qu'il ne faut procéder en cette affaire qu'avec la plus extrême prudence. Et il donne à l'archevêque les mêmes instructions qu'avait reçues le patriarche de Constantinople au sujet des évêques défaillants. Avant de sévir contre eux par l'excommunication et la suspension, on leur fera plusieurs sommations préalables. S'ils résistent encore, le légat seul pourra prononcer leur révocation définitive. Encore ne pourra-t-il procéder contre eux jusqu'à la dégradation, parce qu'il faut laisser place au repentir.

L'autorité romaine entend donc que la situation des évêques grecs reste entourée de certaines garanties et que l'épuration du personnel ne dégénère pas en bouleversement. Elle ne veut même pas qu'on touche avec trop de rudesse aux monastères grecs, très hostiles pourtant à l'étranger. Quand le patriarche de Constantinople consulte Innocent III pour savoir s'il ne faut pas les transformer en communautés de chanoines séculiers, il répond que, si l'on trouve des religieux, latins ou grecs, pour y pratiquer la vie monastique, on doit se garder de changer le caractère de ces établissements. C'est seulement dans le cas où les moines feraient défaut qu'on y installerait des clercs séculiers.

Ce qui se passa en 1210, à Corinthe, indique les tendances relativement conservatrices de la curie sur cette question du personnel. La cité corinthienne, qui avait vaillamment résisté jusque là aux attaques des conquérants, allait se rendre à Geoffroi de Villehardouin, lorsque arriva une lettre du pape qui réglait d'avance la situation de l'archevêché. S'il existe encore dans la ville un archevêque grec, écrit Innocent à ses mandataires, tâchez de l'amener, avec beaucoup de précautions et de ménagements, à prêter serment d'obédience au siège apostolique, dans les formes accoutumées. Il aurait donc accepté qu'un indigène restât en possession d'un siège métropolitain aussi important. C'est seulement au cas où ce prélat refuserait de se soumettre à Rome qu'il recommande de le déposer et de le remplacer par un Latin. Si, la ville prise, on constate qu'il n'y a en place aucun titulaire grec de la fonction, l'archevêché de Corinthe sera donné à ce Latin. La cour de Rome avait déjà désigné d'avance, pour cet office, un chanoine de Châlons-sur-Marne.

Il ne s'agit pas seulement de pourvoir aux sièges épiscopaux, mais d'établir l'entente entre les clercs indigènes et les clercs étrangers, et c'est ici que la tâche est pénible. Comment tolérer la rébellion des moines grecs ou l'insoumission de certains évêques ? En 1212, Innocent III se croit obligé de faire appel au bras séculier, c'est-à-dire à Geoffroi de Villehardouin, pour maintenir les religieux de l'ordre de Saint-Ruf dans le chapitre de Patras. A Daulis, l'archidiacre latin a été outragé et frappé par les Grecs, que l'excommunication ne calme pas. A Corinthe, les abbés grecs refusent l'obéissance au nouvel archevêque, et celui-ci ne peut mémé pas imposer son autorité aux évêques suffragants. Une vive semonce est envoyée de Rome aux chanoines corinthiens qui prétendent être les seuls maîtres de l'église métropolitaine. Et, quand un archidiacre de Salonique, élu évêque de Dimitri, vient supplier le pape de lui permettre d'abdiquer par la raison qu'on ne le laisse pas jouir en paix de son église, il faut entendre que l'obstacle vient de la résistance du clergé grec. Elle était, paraît-il, incoercible, puisque la cour de Rome, après avoir refusé d'abord la démission de l'élu, se résigne ensuite à l'accepter.

Le pape défend, comme il peut, son clergé latin, mais il lui appartient aussi de protéger les indigènes contre les abus de pouvoir des Occidentaux. Sans doute, ils étaient de la race des vaincus, ces clercs de l'île de Négrepont qu'en 1206 il a pris, avec leur église, sous le patronage spécial de saint Pierre. En 1209, le clergé grec de la province de Salonique déclare se soumettre tout entier à la domination de l'Église romaine, et le légat, Benoît de Sainte-Suzanne, pour le récompenser de sa bonne volonté, lui confirme toutes les libertés qu'il possédait au temps des empereurs byzantins. Innocent se hâte de sanctionner cette concession de son représentant. Il veut que les prêtres indigènes qui ont donné un tel exemple obtiennent le respect de tous et que leurs persécuteurs soient frappés des peines canoniques.

Il admet donc le maintien des évêques grecs, à condition qu'ils reconnaissent sa suprématie et consentent à être liés à Rome par le serment d'obédience. Serment d'allure vassalique, analogue à celui que les laïques prêtent à leurs suzerains, mais modifié par l'adaptation aux choses d'Église. Je serai dorénavant fidèle et obéissant à saint Pierre, à la sainte Église romaine, au siège apostolique, et à mon seigneur Innocent, ainsi qu'à ses successeurs catholiques. Je défendrai autant que je pourrai, contre toute créature vivante, la papauté romaine, ses honneurs, ses dignités et ses biens. Je viendrai au concile quand ma présence y sera requise. Je ferai la visite ad limina en personne, ou par un représentant. Je recevrai enfin, avec tous les égards qui lui sont dus, le légat du Siège apostolique et l'aiderai dans tons ses besoins. Les évêques grecs doivent s'engager dans les mêmes termes à l'égard de l'archevêque latin dont ils dépendent. Ils sont ainsi doublement liés. Et ce serment, ils sont tenus de le prêter dans la posture que les usages féodaux exigent pour l'hommage du vassal, les mains jointes et placées dans celles du supérieur. On leur impose enfin une autre preuve matérielle de leur subordination à Rome et au patriarche latin. Il leur faut inscrire le nom de ce patriarche et celui d'Innocent III dans leurs livres liturgiques, ceux qui dénommaient les personnages officiels pour lesquels la prière publique était d'une stricte obligation.

Le rapport de dépendance établi ainsi entre le chef de l'Église latine et le clergé grec du nouvel empire constituait, comme le montre la forme toute féodale du serment exigé, un lien plus poli tique que religieux. On devait y voir un minimum d'assujettissement et d'entente, la condition sine qua non, pour les évêques indigènes, de leur entrée dans la nouvelle hiérarchie. Après une résistance plus ou moins longue, ils s'y soumirent, peut-être même en majorité. Ainsi agit entre autres ce prélat de Rodosto (un petit port sur la mer de Marmara) qui, en 1212, écrivit à Innocent III pour lui apprendre qu'il demandait à rentrer sous l'obédience apostolique. Tu jouiras, lui répondit le pape avec empressement, de la même liberté qui est accordée à tous les évêques latins de la Romanie, et tu auras sur tes sujets la même juridiction. Et par une autre lettre datée du même jour, il engage immédiatement ce converti à se faire à son tour convertisseur. Il faut que ta parles à tes collègues de l'épiscopat, comme on t'a parlé à toi-même et que tu leur dises : Viens à nous.

Beaucoup de prélats grecs apaisèrent leurs scrupules de conscience en se disant ce que répondirent plus tard les clercs de l'île de Chypre à ceux qui leur reprochaient de s'être ralliés à l'Église romaine : Que voulez-vous ! Nous avons sans doute prêté le serment d'obédience, mais nous n'avons pas pour cela le moins du monde abandonné les coutumes des ancêtres, ni fait quoi que ce soit que réprouvent les saints canons. Après tout, obtenir l'obéissance extérieure, la soumission corporelle des vaincus, n'était-ce pas l'important pour ce pape qui avait voulu annexer à l'Occident l'Orient byzantin et étendre ses visées d'impérialisme à la chrétienté universelle ? 11 avait réussi : l'union politique des deux églises était faite ; la nouvelle Rome subissait le joug de l'ancienne. Mais pour que la victoire fût complète, il fallait aussi l'union religieuse, la soumission des âmes : entreprise infiniment plus ardue et plus délicate ! Innocent III la crut possible et il eut tout au moins le mérite de la tenter.

 

Un des rêves éternels du catholicisme et de ses chefs, à travers le moyen âge et les temps modernes, a été de faire cesser la dualité du monde chrétien et de réunir Grecs et Latins dans une même foil Après tout, les deux religions ne sont séparées que par des différences de croyance et de rites assez peu importantes. Pourquoi l'unité ne serait-elle pas conciliable avec les diversités du cérémonial cultuel et les autonomies consacrées par le temps et la tradition ? Les Grecs reprochent aujourd'hui encore aux Latins l'insertion du mot Filioque dans le symbole, c'est-à-dire l'opinion dogmatique que le Saint-Esprit procède à la fois du Père et du Fils, tandis qu'eux-mêmes le font seulement procéder du Père ; l'usage du pain azyme ; la communion donnée aux laïques sous une seule espèce ; le baptême par infusion ; la croyance au purgatoire ; sans compter les innovations de date récente apportées au dogme. De bons esprits, dans le camp latin, persistent à penser que les malentendus ou les divergences qui séparent les deux Églises pourraient aisément disparaître, si elles avaient la ferme volonté de tenter l'accord ou du moins de se placer sur un terrain de discussion pacifique et tolérante. Mais cette volonté n'est surtout pas celle de l'Église grecque. Elle déclarait encore, il y a peu d'années, que le diable a inspiré aux évêques de Rome des sentiments d'orgueil intolérable, d'où sont nées beaucoup d'innovations impies contraires à l'Évangile. Or, la mentalité des Grecs est restée immuable depuis l'origine du schisme. Au XIIIe siècle ils avaient, contre les Latins, à peu près les mêmes raisons d'hostilité qu'aujourd'hui, et tout aussi peu l'intention de s'entendre avec Rome pour accepter sa théologie et ses rites.

Nos griefs contre l'Église latine : tel est le titre d'un pamphlet contemporain d'Innocent III qui semble bien être l'œuvre du clergé grec de Constantinople, réquisitoire des plus violents contre le sacerdoce, les mœurs et les pratiques religieuses des Occidentaux. On y expose d'abord, à la vérité sans aucun ordre, les points dogmatiques et rituels qui séparent les deux communions.

Les Latins ont adopté, pour leur symbole, la formule hétérodoxe, Filioque. Ils abusent de l'habitude du serment. Dans les cérémonies du culte, ils ne tolèrent que l'emploi des trois langues, grecque, latine et hébraïque : mais il est des peuples croyants qui parlent d'autres idiomes : pourquoi les exclure ? Pour la communion, au lieu d'un pain qu'on peut rompre et donner aux assistants, comme l'a fait le Christ le jour de la Cène, ils se servent d'une hostie grande comme une pièce de monnaie et faite de pâte sans levain. Les fidèles ne communient qu'avec le corps du Christ, ce qui est contraire à la parole de l'Évangile. Celui qui mangera ma chair et boira mon sang aura la vie éternelle. Leurs prêtres disent la messe le matin, au lieu de prendre l'heure légitime, celle où le Saint-Esprit est descendu. Et quelles singularités dans les cérémonies du baptême ! Une seule immersion, le sel mis dans la bouche du baptisé, l'onction qui lui est faite avec de la salive et non avec l'huile consacrée, selon l'usage de notre sainte Église catholique ! Pour les ordinations des clercs et des évêques, ils ont des époques déterminées, des jours spéciaux, comme si le Saint-Esprit ne descendait qu'à ces dates fixes. Et puis ils ordonnent tout le monde à la fois, évêques, prêtres et diacres !

Avec leurs rites expiatoires et leurs aspersions propres à écarter les fléaux qu'on redoute, ces Latins font du judaïsme. Judaïque aussi, l'usage pour les prélats et les clercs d'être sans barbe, complètement rasés et épilés. Judaïques encore, l'emploi du pain azyme, l'habitude de manger l'agneau, le jeûne du samedi. Et leur façon d'absoudre les excommuniés, de mettre le pénitent nu jusqu'aux reins, de le flageller avec des courroies ou des verges ! Quand un évêque meurt, ils font pendant huit jours l'exposition du cadavre, effet d'une cupidité honteuse ! pour qu'un grand nombre de diocésains viennent voir le corps et dépensent ainsi tout leur argent. Chez eux, on autorise les translations d'évêques d'un siège à l'autre, et les évêchés se vendent ouvertement. Pourquoi observent-ils aussi avec si peu de rigueur les jeûnes et les abstinences ? Ils mangent du poisson en temps de carême, de la viande tous les mercredis, quelquefois même le vendredi, et leurs moines ne s'en privent pas.

Bien d'autres choses étonnent et scandalisent les auteurs de ce pamphlet. Et d'abord le célibat ecclésiastique. Les Latins interdisent le mariage des diacres et des prêtres : recevoir le sacrement de la main d'un prêtre marié est pour eux une abomination. Ceux qui avaient pris femme avant d'entrer dans les ordres doivent la renvoyer aussitôt qu'ils sont promus au diaconat et à la prêtrise. Mais qu'arrive-t-il en réalité ? C'est que certains d'entre eux continuent à garder cette compagne illégitime. Ils l'admettent, en cachette, la nuit, dans leur chambre. Ils prétendent ainsi ne pas pécher. Où est leur crime ? disent-ils. Ils ne pèchent qu'en songe et en dormant.

Et que dire encore de ces évêques d'Occident qui assistent aux combats des laïques, qui y prennent part, et se souillent de sang humain ? Ils tuent et ils sont tués. Et ils ne se considèrent pas comme homicides ! Ces doux élèves du Christ consacrent ensuite, de leurs mains ensanglantées, sa chair et son sang. Faut-il parler du désordre qui règne dans ces églises latines où il est permis de s'asseoir, où n'importe qui peut entrer même au moment de la messe, où l'on introduit des chiens, des ours, toute espèce d'animaux immondes ? Comment enfin ne pas reprocher aux Latins leurs habitudes malpropres ; celle d'admettre à leur table des chiens qu'ils nourrissent de leurs restes, à qui ils font lécher les assiettes dont ils se servent ensuite pour leur souper ? On dit même que, sous prétexte de maintenir leur corps en état de santé, ils se lavent avec leur urine et que, de temps en temps, ils la boivent. Que peut-on faire de plus exécrable !

Ces étranges détails montrent jusqu'où peut aller la crédulité humaine, quand elle est au service des haines de race et de religion. Dans ce factum le faux se mêle au vrai, et les clercs qui l'ont rédigé acceptent les assertions les plus extraordinaires. Sait-on comment se règle la succession des papes ? Ceux qui forment le conclave élisent un nouveau pontife, et quand ils l'ont élu, ils le mènent près du cadavre de son prédécesseur. Prenant ensuite la main du mort, ils la placent sur le cou du vivant, convaincus que, par là, ils espèrent l'onction et la consécration de celui-ci. Le pape ainsi institué célèbre l'office funèbre pour l'âme du défunt, et, dès lors, se tenant pour légitime, il commence à remplir allègrement les devoirs de sa fonction !

Pour les Grecs de ce temps, comme pour ceux d'aujourd'hui, la papauté est l'institution funeste, diabolique, d'où dérivent tous les désordres et toutes les violations du droit traditionnel propres à l'Église latine. Dans leur acte d'accusation, c'est Rome surtout qui est visée.

Les Latins ne croient pas et n'affirment pas seulement que le chef de leur Église est le successeur de saint Pierre. Ils le considèrent comme étant Pierre lui-même. En le proclamant comme le souverain de toute la chrétienté, ils le placent même au dessus de Pierre : ils en font presque un Dieu. A leurs yeux la prescription canonique, la loi, c'est tout simplement la volonté du pape ; mais du pape actuel et vivant. Les décrets de ceux qui sont morts, fussent-ils les Apôtres ou les Pères de l'Église, ont été enterrés avec eux. Le régime d'autocratie créé par la papauté du moyen âge, surtout le pouvoir discrétionnaire de lier et de délier, les indulgences, les remises de péchés pour le passé comme pour l'avenir, leur paraissent incompréhensibles. Un évêque a-t-il commis un acte qui le rende passible de la déposition ? il lui suffit de se confesser. Non seulement le pape se contente de le renvoyer au jugement de sa propre conscience, mais souvent il lui donne de l'avancement. Tous ces prélats latins se réjouissent des tueries entre chrétiens, le pape tout le premier. Ils enseignent que le guerrier qui tombe sur le champ de bataille est assuré de son salut et s'en va droit au Paradis.

Ce qui met le comble à l'indignation des clercs de Byzance, leur principal grief, c'est la prétention des Latins d'appeler leur religion catholique et apostolique, de croire que l'Église romaine est supérieure à toutes les autres prélatures, et que les brebis du Christ doivent toutes obéir à cet unique pasteur. Et ils terminent sur cette déclaration. Ce sont les Latins qui ont perverti les traditions des Pères, dénaturé les paroles des apôtres. Les Pères, ces maîtres divins, ont décrété que tous ceux qui n'observeraient pas les canons formulés par eux-mêmes et refuseraient leur adhésion aux saints synodes, doivent être taxés d'hérésie et sont passibles de l'excommunication.

L'entente est donc impossible, le fossé infranchissable. Pour les Grecs, ce sont les Latins qui sont schismatiques et hérétiques : comment le dissentiment pourrait-il être plus caractérisé et plus profond ? D'ailleurs, entre les deux races, entre les deux Églises se dresse, à l'époque d'Innocent III, un souvenir indélébile : celui des excès et des violences commises par les envahisseurs d'Occident, lors de la prise de Constantinople. C'est pourquoi le réquisitoire des clercs byzantins est accompagné d'une pièce annexe, énumération véhémente des crimes de 1204 ; et la conclusion de ce nouveau factum laisse peu d'espoir aux partisans de la conciliation et de la paix. Tous ces forfaits ont été perpétrés, contre Dieu et contre les hommes, par l'armée des Occidentaux. Leur Église, leur sainte Église, n'a rien fait pour punir ceux qui en étaient coupables. Il en résulte nécessairement que le clergé latin tout entier a approuvé ces horreurs, qu'il s'en est délecté, et que, par suite, il mérite d'être enveloppé dans la même condamnation que ceux qui les ont commises.

De telles paroles s'appliquent mal à Innocent III qui a sincèrement déploré et flétri la conduite des Latins. Il est vrai qu'il n'a pas sévi contre les coupables. L'eût-il voulu qu'il n'en aurait pas eu la possibilité. Il devait bien d'ailleurs quelque indulgence à ces criminels qui avaient conquis pour lui l'Église d'Orient et pouvaient encore servir ses desseins sur Jérusalem. Quant aux Grecs, on ne se doutait certainement pas, à Rome, du degré d'antipathie que leur inspiraient la papauté et ses prétentions à la domination du monde. Ils subissaient sa suprématie spirituelle et temporelle plutôt qu'ils ne l'acceptaient : vaincus, humiliés, mais non soumis.

 

Il faut rendre cette justice à Innocent III que, s'il a essayé de rallier à ses idées et à sa foi le peuple schismatique d'Orient, son esprit de modération et de tolérance lui a permis de comprendre qu'il n'obtiendrait rien par la force. Il n'y a pas eu de persécution religieuse, au moins de son fait, après la fondation de l'empire latin, car on ne doit pas le rendre responsable des excès de zèle de ses légats.

En 1206, le patriarche de Constantinople lui demande s'il peut permettre aux Grecs de célébrer, conformément à leurs rites nationaux, les offices religieux, ou s'il ne convient pas de les contraindre à pratiquer les usages latins. Le pape répond nettement que, si on ne peut les amener à officier selon les formes latines, on doit les laisser libres de suivre les règles du culte grec au moins jusqu'au moment où l'autorité romaine prendra sur ce point une décision. Deux ans après, nouveau point d'interrogation. Il y a des évêques grecs, écrit le patriarche, qui m'ont prêté personnellement le serment de fidélité et d'obédience, mais ils refusent d'être oints et sacrés selon le rite latin. C'était là en effet une des répugnances invincibles du clergé indigène. Que faut-il faire devant ce refus ?Tu ne dois pas, lui répond le pape, contraindre à recevoir l'onction latine ceux qui ont été déjà sacrés. Le changement politique qui vient de s'accomplir est trop récent pour qu'on ne ferme pas les yeux sur cette situation. Quant aux nouveaux récipiendaires, ceux qui n'ont pas encore reçu l'onction, il ne faut les admettre à l'épiscopat que s'ils consentent à être sacrés selon nos rites. Quand l'archevêque de Larissa demande, de son côté, à Rome, comment il faut procéder aux consécrations d'évêques et aux bénédictions d'abbés et d'abbesses, on lui impose l'observation du même principe : laisser en paix les prélats qui ont été déjà sacrés selon le rite grec, mais appliquer les règles du culte latin à ceux qui postulent un évêché ou une abbaye. Donc, pas de contrainte. La règle nouvelle n'a pas d'effet rétroactif. Il ne faut pas reconsacrer les prélats grecs, et s'ils persistent absolument à officier selon leurs usages, on tolérera leurs agissements.

Innocent III n'admet pas que les Latins s'écartent sur ce point de ses instructions. Une plainte lui est adressée, en 1208, par l'évêque grec de Négrepont, Théodoros. Il avait prêté le serment d'obédience à l'Église romaine, et le légat Benoît de Sainte-Suzanne, qui avait reçu sa fidélité, l'avait confirmé dans sa fonction. Mais l'archevêque latin d'Athènes, fonctionnaire trop zélé, exige une soumission plus complète. Il veut que Théodoros se fasse consacrer à nouveau dans les formes de la religion latine, et comme l'évêque de Négrepont s'y refuse, il le révoque. Le pape accueille la protestation véhémente du Grec. Tu as outrepassé ton droit, écrit-il à l'archevêque : tu n'avais pas reçu de nous le mandat de contraindre ton suffragant : la destitution que tu as prononcée est un acte arbitraire. Et il ordonne à ses agents de replacer sur son siège l'évêque dépossédé.

Ce n'est pas qu'il ait fait bon marché du projet de réduire à l'unité de culte et de croyance les deux Églises qu'il gouvernait. Dès le début de l'occupation de Constantinople, il a proclamé hautement, à cet égard, son intention et son désir. Annonçant à l'empereur Baudouin l'arrivée en Grèce du légat Benoît de Sainte-Suzanne, spécialement chargé de cette laborieuse entreprise : L'Empire est passé des Grecs aux Latins, lui dit-il, il faut aussi que les rites du sacerdoce soient changés. Il importe qu'Ephraïm, revenu au pays de Juda, se nourrisse avec les azymes de la sincérité et de la vérité, après s'être débarrassé de l'ancien ferment. L'allégorie est claire, mais il précise en ajoutant que son légat a pour mission d'instruire plus complètement l'Église grecque, afin de la remettre dans la voie de la religion et de la foi, conformément aux institutions de la sacro-sainte Église romaine que Dieu a choisie pour être la mère et la maîtresse de toutes les églises.

Avec le cardinal de Sainte-Suzanne, le dessein d'agir sur le terrain des rites et des croyances s'annonce entièrement pacifique. Ce légat s'embarque, en 1205, dans un port de l'Italie du Sud, emmenant avec lui, comme interprète, un clerc grec de ce pays, Nicolas d'Otrante. Il emporte des livres qu'il a fait venir de Rome, et qui contiennent, avec le rituel latin, l'exposé de la doctrine latine. Pendant deux ans, il parcourt l'Orient byzantin pour discuter avec les évêques et les théologiens de la nation vaincue : des colloques importants ont lieu à Constantinople, à Salonique, à Athènes. Dans cette dernière ville, l'envoyé de Rome apparaît aux prises avec un des plus célèbres représentants de la littérature grecque, l'archevêque Michael Akominatos. Aucune trace de pression violente : des joutes oratoires, où les champions des deux doctrines dissertent contradictoirement sur le Filioque, la procession du Saint-Esprit, la question du pain azyme, le jeûne du samedi, le mariage des prêtres. Ces discussions académiques ne pouvaient avoir aucun résultat, pas plus que n'aboutissaient, à la même époque, les conférences des légats du pape avec les prédicateurs Albigeois[1]. Mais la similitude des procédés est un fait intéressant ; elle s'explique sans doute par les instructions que donnait ce maître en théologie et en droit qu'était Innocent III, toujours plus enclin à gagner les hommes par la persuasion qu'à les contraindre par la terreur.

Non seulement les Grecs catéchisés parle légat Benoît restèrent attachés à leurs pratiques et à leurs croyances nationales : mais encore ils s'attribuèrent la victoire. Il est certain qu'en matière de rites, sinon de dogmes, le mandataire du Saint-Siège leur fit d'importantes concessions. Même sur la question de l'eucharistie, il, n'hésita pas à transiger, admettant que l'élément solide donné aux communiants pouvait être aussi bien le pain levé que le pain azyme. Il alla même jusqu'à faire cette déclaration d'un opportunisme hardi : Je crois que la diversité des coutumes ecclésiastiques ne peut faire aucun tort aux Églises qui ont pris racine dans une croyance unique et que, par elle-même, elle ne saurait constituer un schisme. Cette opinion était de nature à faciliter singulièrement la soumission des Grecs : on la retrouve dans la correspondance du pape, appliquée par lui-même à d'autres circonstances et à d'autres hommes : et tout permet de penser que Benoît de Sainte-Suzanne n'a fait qu'exécuter ici la volonté expresse du maître.

Les légats romains se succèdent et ne se ressemblent pas. Celui qui fut envoyé en Romanie quelques années après (1213), le cardinal d'Albano, Pélage, un Espagnol, n'avait pas le tempérament pondéré de son prédécesseur. Il était surtout chargé d'achever l'assujettissement du clergé indigène en l'obligeant d'obéir à Rome et au patriarcat latin. Mais, loin de modeler sa conduite sur celle de Benoît, il s'associa étroitement aux idées et aux procédés d'un parti intransigeant, celui des évêques latins qui ne voulaient pas de compromission avec les vaincus et pensaient que la force seule aurait raison de leur résistance.

Le nouveau légat inaugura, à l'égard de l'Église grecque et surtout des moines, plus intraitables que les clercs, un régime de terreur qui souleva la population et les prêtres, au point de créer de sérieux embarras au gouvernement d'Henri de Flandre. Laissons la parole à l'historien byzantin Georges Akropolita : son récit montre au vif l'effet que produisit sur les Grecs le représentant de la papauté.

C'est sous le règne de l'empereur Henri qu'on vit arriver dans la reine des villes l'envoyé du souverain pontife. Il s'appelait Pélage et se présentait comme investi de toutes les prérogatives du pouvoir papal. Car il était vêtu de rouge des pieds à la tête et, jusqu'à la couverture et aux brides de son cheval, tout était de la même couleur — le Grec est scandalisé parce que le port des vêtements de pourpre lui semblait réservé à la dignité impériale. — Très dur de caractère, fastueux et insolent, ce légat se montra d'une sévérité outrée contre les Byzantins. Et ceci rentrait dans ses vues, car il avait pour objectif de forcer tous les habitants de l'empire à plier le cou sous le joug de Rome : on le vit donc mettre les moines en prison, enchaîner les prêtres, fermer les églises. Ses exigences allaient plus loin. Il voulait nous obliger à reconnaître que le pape était le premier de tous les prélats, et à faire commémoration de son nom dans les prières publiques, sous peine de mort pour ceux qui s'y refuseraient.

Les Byzantins, et parmi eux ceux qui tenaient le plus haut rang, l'âme tourmentée et en proie aux plus cruelles angoisses, allèrent trouver l'empereur Henri et lui dirent : Bien que d'une autre race que vous et ayant un autre pontife, nous nous sommes soumis à votre puissance et à votre empire. Nous avons consenti à ce que vous régniez sur nos corps, mais non sur notre cime et sur notre esprit. Pour vous défendre, en temps de guerre, nous voulons bien prendre les armes, mais il nous est impossible d'abandonner nos cérémonies et nos rites. Ou bien éloignez de nous le danger qui nous menace, ou bien permettez-nous d'aller rejoindre librement nos compatriotes exilés.

Henri de Flandre, le véritable fondateur de l'empire byzantin, n'était rien moins que disposé à laisser ses nouveaux sujets se réfugier auprès de l'empereur de Nicée, Théodore Laskaris. II avait compris que le meilleur moyen d'asseoir sa dynastie et de la faire durer était de ménager la nation vaincue et de gagner les sympathies des deux races. Il traitait les indigènes de la Romanie et de Constantinople, dit Akropolita, avec beaucoup de douceur et de bienveillance. Plusieurs d'entre eux exerçaient de hautes charges dans son palais, même dans son armée, et il témoignait à notre plèbe autant d'affection qu'au peuple de son propre pays. Empereur des Grecs comme des Latins, il ne pouvait donc approuver les procédés de Pélage et du parti intolérant qui l'inspirait. Il répugnait, dit encore l'historien, à se priver des services de tant d'hommes capables. C'est pourquoi il n'hésita pas à réagir. Il défait l'œuvre du légat, rouvre les églises et remet en liberté les moines et les prêtres incarcérés. Ainsi s'apaisa la tempête dont Byzance avait été bouleversée.

C'est sans doute pendant cette crise que des Grecs de Constantinople écrivirent à Innocent III une lettre qui est un document historique des plus curieux. Sans attaquer directement Pélage, ils demandaient qu'on suivît à leur égard une autre ligne de conduite. Ils portaient à la connaissance du pape leurs sentiments et leurs vœux et réclamaient le bénéfice de la tolérance. Le fait incontestable[2], c'est que les auteurs de cette lettre sans date et sans signature représentaient la partie la plus modérée de l'opinion grecque. Loin de condamner a priori les efforts du pape pour arriver à la conversion religieuse du clergé et du peuple indigène, ils lui en savaient gré et n'étaient pas les ennemis irréductibles de leurs vainqueurs. Au contraire, ils se disent partisans de l'union des deux religions et des deux races. La requête qu'ils adressent à Rome n'a aucun rapport avec le pamphlet violent où un groupe de clercs byzantins avait attaqué la religion latine. Le préambule permet de juger immédiatement de leurs dispositions morales. Victimes de la conquête, ils déplorent les iniquités et les malheurs qu'elle a entraînés : ils ont cruellement souffert, et pourtant ils affirment qu'à tout prendre on ne saurait payer trop cher l'avantage et l'honneur d'avoir rattaché l'Orient à l'Occident.

Seigneur, nous savons que la vie présente n'est que la préparation du divin sabbat de l'avenir : sans quoi nous aurions fait entendre les accents de notre douleur tragique, et nous eussions longuement pleuré sur la captivité de notre peuple. Mais nous sommes convaincus que le Christ, qui n'a jamais cessé d'être avec nous, nous transportera de cette vie mortelle dans la vie immortelle et supérieure qui est promise au juste. Aussi, tout accablés que nous sommes, nous nous réjouissons d'espérer que notre sort deviendra meilleur et nous rendons grâce au Christ qui est avec nous et qui a bien voulu, pour nous, souffrir une seconde passion. Avec nous, il a été trahi, saisi, dépouillé : c'est son corps et son sang qui ont été encore jetés, répandus à terre, foulés aux pieds. Mais il a tout supporté pour que les deux peuples puissent n'en faire qu'un. Il a tué les haines qui les divisaient. Il a voulu que son corps, jusqu'ici coupé en deux, retrouvât son unité et son intégrité d'autrefois.

Le sage admirera ce que la Providence divine a fait de nous. Aussi nous est-il doux d'avoir été défaits, agréable de souffrir, et notre captivité nous est chère. Par quel autre moyen, en effet, aurions-nous pu être réunis à nos frères, latins, à qui auparavant il nous paraissait intolérable même d'adresser la parole ? Certes, ce qu'on a fait contre nous est grave, tellement grave que si les corps des Grecs en ont douloureusement pâti, les âmes des Latins ont été mises, par contre, en grand péril. Mais celui qui veut sonder les secrets de la Providence et pénétrer ses jugements n'entrevoit qu'un abîme sans fond. Beaucoup de patriarches et d'empereurs avaient désiré voir ce beau jour : cette faveur leur a été refusée. Vous, seigneur, après tant de générations écoulées, vous avez été jugé digne de cette grâce. Vous avez pu unir l'Orient et l'Occident et être nommé, à juste titre, le treizième apôtre de Jésus.

Résignation et philosophie presque admirables ! Battus, opprimés, mais contents tout de même, ces ralliés glorifiaient Rome et.son œuvre. Néanmoins, ils avaient, comme on le pense bien, leur programme et leurs exigences. Et ils commencent par indiquer au pape ce que doit être, selon eux, sa politique à l'égard de la nation vaincue. Ils le supplient de régner, non par la force mais par la persuasion. Pour l'époque où elle a été émise, leur théorie de la tolérance religieuse a de quoi étonner l'historien.

Vous savez, honorable seigneur, de quel sens Dieu a doué l'intelligence humaine et que la religion, chez elle, est un fait de volonté libre et non le résultat d'une coercition tyrannique. S'il n'en était pas ainsi, nous irions jusqu'à donner le baptême aux Juifs malgré eux ! En matière de croyance, punir et contraindre est une absurdité : car cela est à la portée de quiconque dispose de la force : mais persuader les gens par la vertu même du raisonnement et des principes de la foi, voilà qui est d'un homme de bien et dévoué à la cause de la vérité. Quel parti allez-vous prendre, seigneur ? Nous imposer une conversion, exercer la contrainte sur nous comme sur des brutes, sans nous permettre le libre examen ? ou, au contraire, nous accorder le droit de penser et de raisonner, de façon que la vérité sur les choses de Dieu éclate et soit mise dans tout son jour ? Sachez qu'on nous demandera compte plus tard de nos actes, qu'on recherchera si nous avons obéi à cette parole divine. Il faut scruter les Écritures. En réalité, personne de nous ne cédera à la violence : tous, nous sommes disposés à risquer notre vie pour le Christ. Et nous avons la conviction que votre 'esprit de sagesse ne peut qu'approuver en ceci notre sentiment.

Mais comment s'y prendront ces Grecs, si éminemment raisonnables et qui ne demandent qu'à être persuadés, pour s'éclairer sur la vérité religieuse ? Quelle autorité la proclamera ? L'accepteront-ils de la bouche du pape ? Non. Ils entendent la demander à un concile œcuménique qui sera chargé de discuter et de fixer le dogme. Et voici dans quels termes ils proposent ce procédé à Innocent III : Somme toute, la divergence qui sépare les Latins des Grecs et empêche de faire l'unité de l'Église est peu de chose. Ordonnez, seigneur, la convocation d'un concile universel. Envoyez-y les représentants de Votre Majesté. On y examinera et l'on y résoudra toutes les questions en litige.

Ce concile œcuménique où se tiendra-t-il ? Le point, au moyen âge, est de la plus haute importance ; les ralliés y insistent, mais on ne voit pas très bien jusqu'où, sur ce terrain, irait leur désir de conciliation. A coup sûr, ils ne supposent pas que la grande assemblée pourrait se tenir à Rome, et tout en se déclarant prêts à se déplacer, ils donnent les raisons pour lesquelles ils demandent à ne pas quitter Constantinople.

Si vous consentez, seigneur, selon la parole du grand apôtre Paul, à être, en cette affaire, l'auxiliaire de Dieu, nous aussi nous sommes prêts à quitter la province de Constantinople pour nous rendre à l'est ou à l'ouest de notre cite. Mais il faut songer que nous avons pour seigneur notre empereur Henri et que nous vivons sous son ombre. C'est ici que nous faisons le commerce, que nous exploitons nos champs et nos pâturages, que nos opérations maritimes ont leur centre. Sans nous, comment se rempliraient les granges, les pressoirs ? d'où viendraient le pain, la viande, les légumes ? Comment pourrait-on vivre et maintenir les rapports sociaux ? Tout cela, c'est nous qui le faisons pour nos frères les Latins : notre travail est nécessaire à leur subsistance, c'est là l'œuvre de la partie inférieure de notre être, celle qui est mortelle et sera anéantie.

L'argument est bizarre. Ces Grecs semblent croire que, si le concile projeté se tenait en dehors de Constantinople, l'empire latin et sa capitale seraient dépeuplés et que les conquérants n'y pourraient plus vivre. Ils ont même si profondément la conviction que leur cité doit être le siège du concile qu'ils ont pris sur eux de tout préparer dans cette prévision. Tous les jours, nous écrivons à nos frères, clercs et évêques des régions de l'Occident de s'apprêter au voyage de Constantinople. Nous engageons le clergé de chacune des provinces à pourvoir aux sièges vacants, dans les formes canoniques, surtout à ceux qui se trouvent dans les chefs-lieux, parce qu'il faut que le concile soit réellement universel, que notre patriarche, nos métropolitains et nos évêques s'y présentent au complet et qu'on ne puisse trouver chez nous rien d'irrégulier, ni de défectueux.

Ils parlent de ce concile comme si la cour de Rome l'avait déjà accepté. Mais il ne leur suffit pas que le patriarche latin y ait sa place, eux-mêmes veulent y être directement représentés par un patriarche grec, qui ne peut être que le patriarche indépendant de Nicée. Nous avons besoin d'obtenir, avant la réunion du concile, un patriarche de notre croyance et de notre langue, capable de nous apprendre nos traditions nationales et de recevoir nos confessions. C'est pourquoi jadis, à Jérusalem et à Antioche, alors qu'il n'existait qu'un pouvoir civil, il y avait deux pontifes, l'un pour les Grecs, l'autre pour les Latins. Il n'est pas convenable, en effet, qu'on soit obligé de faire ses confidences, par interprète, à un patriarche de langue étrangère, quand même on serait avec lui en pleine harmonie de pensée. Cette nécessité s'impose, pour nous, jusqu'à ce qu'on ait fait l'union des croyances. Cet accord des consciences religieuses, on ne peut l'obtenir (ceci répété à maintes reprises) que par la convocation du concile. Nous demandons donc à votre magnificence pontificale qu'elle veuille bien nous accorder ce qui est contenu dans notre humble requête : qu'elle consente à la réunion d'un concile général où sera mise en lumière la vérité des dogmes divins. Car enfin il est impossible qu'on soit à la fois, du côté grec et du côté latin, en possession de la vraie doctrine. Les contraires ne peuvent se ramener à l'identité. La géométrie nous apprend qu'il n'existe qu'une seule pierre angulaire servant à relier les arcs, et qu'un seul angle droit, lequel n'est susceptible ni de diminution ni d'augmentation. Si on l'agrandit, il devient obtus ; si on le rétrécit, c'est un angle aigu.

La mentalité du moyen âge se refusait à admettre la diversité possible des conceptions théologiques. La vérité est une : il faut à tout prix la dégager et se délivrer du doute. Nous ne désirons pas, poursuivent les Grecs, sortir vainqueurs du débat qui va s'ouvrir. Vaincus, nous serons heureux, pourvu que la lumière éclate à nos regards. Celui qui, dans cette vie terrestre, ne prend pas ses précautions et ses certitudes à l'égard du dogme, courra grand risque à l'heure de la mort. Il aura pour héritage le feu et les ténèbres, parce qu'il n'aura pas connu la vérité. C'est pour écarter ce danger possible, pour sauver des milliers d'hommes en péril, que nous écrivons à Votre Sainteté sous l'influence du Saint-Esprit. Nous vous demandons de convoquer au plus tôt le concile universel, dans l'intérêt de la chrétienté, comme au nom de votre propre salut.

S'imagine-t-on qu'un pape de cette époque, eut-il la puissance d'un Innocent III, pouvait prendre une décision de cette gravité : réunir un concile vraiment œcuménique, où l'on trancherait le débat séculaire de l'Église latine et de l'Église grecque, où le dogme devenu l'objet d'un examen contradictoire, d'un vote, serait fixé pour tous et pour toujours ? Était-il admissible que le successeur de saint Pierre, le vicaire du Christ, laissât mettre en discussion et l'autorité presque sans limite dont il jouissait, et les fondements du catholicisme dont il croyait représenter la tradition immuable ? Qui sait ce qui pouvait sortir des délibérations de l'assemblée et qu'arriverait-il si, par hasard, la croyance grecque réunissait, en sa faveur, la majorité des suffrages ? Demander à la papauté de courir ce risque et d'aller elle-même à Constantinople soumettre à une réunion d'évêques les bases de son pouvoir : naïveté singulière ! Alors que le catholicisme avait pris la forme d'une monarchie absolue, Rome n'allait pas reconnaître que le droit de décision suprême appartenait à l'épiscopat, c'est-à-dire au principe aristocratique. Au commencement du XIIIe siècle, elle n'était pas plus disposée à s'incliner devant la suprématie des conciles, qu'elle ne le sera deux siècles après, au temps de Jean Huss et de Jean Gerson.

On peut douter qu'Innocent III ait répondu à la lettre des Grecs ralliés : mais le fait certain est que le concile œcuménique chargé de réconcilier les deux Églises et d'établir la vérité pour toutes les consciences n'eut pas lieu. L'autre requête des Grecs ne fut pas mieux accueillie. Leur permettre de se grouper autour du patriarche indépendant de Nicée eût été, aux yeux du pape, compromettre fortement le résultat qu'on avait visé en mettant à la tête de l'Église d'Orient un patriarche latin, à savoir le rattachement de cette église à Rome ét l'assujettissement religieux des populations byzantines. Un patriarche pour chacune des deux races ! Sûr moyen de créer des conflits sans nombre et de retarder la fusion rêvée. Quant au conseil donné par les Grecs de pratiquer la tolérance et dé convertir par persuasion, Innocent ne l'avait pas attendu pour agir. Cette politique était la sienne, sinon celle de son légat.

En usant d'intimidation et de violence, Pélage avait outrepassé ses instructions, car la conduite personnelle du pape à l'égard des moines grecs s'inspirait visiblement de tout autres principes. Innocent III défendit l'abbaye macédonienne de Chortaiton contre les revendications des Cisterciens de Locedio. Il prit sous sa protection les monastères du Mont Athos qu'opprimait un baron latin, à l'heure même où Pélage chassait les moines grecs du couvent de Rufiano, à Constantinople, livrant leur cloître à la congrégation de Cîteaux. Non seulement le légat n'obéissait pas, mais il entrait en conflit avec l'autorité impériale et compromettait le travail de pacification qui avait suivi la conquête.

La crise se dénoua par une transaction due au sens politique et à l'esprit conciliant du souverain de Constantinople. Pour donner satisfaction à la fois aux intransigeants du parti grec et à ceux du parti latin, Henri proposa aux premiers d'accepter la commémoration du nom d'Innocent III dans les prières publiques, et aux seconds, d'autoriser les Grecs à se donner, en vue du concile, un patriarche de leur race. En laissant les négociations s'ouvrir et se prolonger sur ce dernier point, il calmait l'opposition des indigènes et gagnait du temps. Le clergé grec montra une telle persistance à ne pas vouloir de la commémoration que Pélage dut se résigner à un sacrifice. Au lieu d'exiger que le nom du pape fît partie intégrante des litanies, il se contenta d'obtenir qu'à l'issue du service religieux on appliquerait à Innocent III l'acclamation qui était de règle pour les empereurs byzantins. Longue vie au seigneur Innocent, pape de l'ancienne Rome ! C'était reconnaître, en un sens, la suprématie politique de la papauté sur l'empire latin et tout au moins l'égalité, à Constantinople, du pouvoir religieux et du pouvoir civil. Mais qu'importent les formules ? On sait que le gouvernement d'Henri de Flandre était devenu en réalité assez fort pour maintenir, quand il le fallait, et même contre Rome, les droits de la souveraineté laïque.

 

Les divergences d'opinion et les haines de race n'étaient pas le seul obstacle qui empêchât Innocent de faire la conquête morale et religieuse du clergé et du peuple grecs. S'il n'a pu créer, entre les Byzantins et Rome, qu'un lien de sujétion politique, c'est qu'il existait aussi, en dehors de l'empire fondé par les croisés, des États libres où s'étaient réfugiés les derniers défenseurs de l'indépendance nationale, et vers lesquels se portaient avec ardeur les pensées et les espérances du monde hellénique tout entier. Les Latins possédaient Constantinople, la Thrace, la Grèce et les îles ; mais l'empereur Théodore Laskaris régnait à Nicée, les princes Comnènes, Alexis et David, à Trébizonde et à Héraclée du Pont, Michael Ier Angelos, despote d'Épire, sur les Illyriotes et les Albanais.

Ces petits souverains avaient groupé autour d'eux les éléments indigènes, clercs et nobles, les plus réfractaires à la domination des conquérants. Et ceux qui, de gré ou de force, continuaient à habiter l'empire latin, avaient les yeux sans cesse fixés sur les compatriotes plus heureux qui vivaient dans les pays que la conquête n'avait pas touchés. Nicée surtout, avec ses basiliques célèbres, ses luxueux palais, son empereur et son patriarche, était le point de mire et le point d'appui de tous les vaincus, de tous les ennemis, déclarés ou secrets, de la puissance latine.

L'ex-archevêque d'Athènes, Michael Akominatos, invoque Laskaris et ses soldats comme la suprême ressource des hommes de sa race. Tu es pour nous, leur écrit-il, l'arche sainte, au milieu du formidable déluge qui a submergé notre Grèce d'Europe. Tu as dressé l'Asie et fortifié ses côtes par le rempart des armes contre l'inondation latine. Aux enfants de l'Église partout opprimés, tu as rappelé les paroles du Christ. Venez tous à moi et je soulagerai vos maux. Puisses-tu non seulement écarter les Latins de la terre asiatique, mais encore délivrer de leur méchanceté la ville impériale ! Tu les chasseras, comme des chiens enragés, de notre enceinte sacrée.

La haine du maître, tel est au fond le sentiment très vif qui animait les Grecs assujettis et dépouillés. Joignons-y le mépris que leur inspirait la barbarie des Occidentaux. Comme l'écrivait encore Akominatos à Théodoros, évêque de Négrepont : L'âne sera sensible à l'harmonie des lyres, le scarabée du fumier au parfum des myrtes, avant que les Latins ne s'émeuvent des beaux sons et ne comprennent les grâces de la parole. Cet archevêque bel-esprit n'était pourtant pas de ceux qui répudiaient tout contact avec les vainqueurs et prêchaient l'opposition désespérée. On voit, par sa correspondance, qu'il était resté en relations amicales avec les évêques soumis de l'empire latin. Il ne leur reprochait pas, ce que d'autres considéraient comme une trahison, le serment d'obéissance prêté à Rome : c'est d'un ton plus mélancolique qu'indigné qu'il félicite l'évêque de Négrepont de supporter vaillamment la tyrannie des barbares. Il écrit même à l'abbé du monastère de Kaisariani, sur l'Hymette, au sujet de l'archevêque latin d'Athènes, son remplaçant : Il faut témoigner toutes sortes d'égards aux détenteurs actuels du pouvoir et satisfaire autant que possible leurs exigences, mais sans doute avec cette restriction mentale en attendant qu'on puisse les mettre la porte. Visiblement ses affections et ses visées d'avenir s'attachent à cet empereur de Nicée qui luttait avec tant de vaillance contre l'ennemi national, et à ce patriarche grec qui continuait à s'intituler patriarche de Constantinople, comme si le pape n'avait pas créé un patriarche latin !

Le patriarcat de Nicée, point de ralliement pour le clergé indigène et menace permanente pour l'œuvre religieuse de Rome, était de création récente. Quand l'ancien pontife de Constantinople, Jean X Kamateros, chassé par la conquête, avait abdiqué sa dignité pour s'exiler dans une ville de Thrace, Laskaris l'avait requis de transporter son siège à Nicée. Il s'y était refusé et les moines grecs d'Europe persistèrent en majorité à voir en lui le légitime patriarche de l'empire byzantin. On le remplaça pourtant à Nicée par Michaël Autoreianos, l'évêque qui avait couronné Laskaris empereur. Les moines indigènes restés dans l'empire latin, reconnurent d'abord en secret ce patriarche comme leur véritable chef, puis se déclarèrent publiquement ses subordonnés. Son successeur, Théodore Eirenikos, conserva, à l'égard de Rome et des Latins la même attitude d'hostilité irréconciliable. Même quand Laskaris, inclinant à faire la paix avec Innocent III et Henri de Flandre, lui ordonne de ne plus se dire patriarche des Grecs, il refuse d'obéir. Une encyclique qu'il adressa aux Grecs de l'empire latin semble le montrer disposé à reconnaître la primatie du pape et le pouvoir des légats : mais ce n'est qu'une apparence, car il déclare, d'autre part, que l'obéissance exigée par Innocent III est une atteinte portée à l'intégrité du dogme, et une question sur laquelle l'Église byzantine ne saurait transiger.

Il existait pourtant, à Nicée même, un parti qui ne repoussait pas toute idée d'entente avec les conquérants d'Occident et les autorités romaines. Un grand personnage de l'Église indigène, le métropolite d'Éphèse, Nikolaos Mésaritès, en était le chef ; et c'est ce qui permit à Innocent III de songer à conclure avec Laskaris un accommodement de caractère à la fois politique et religieux. Projet au premier abord invraisemblable : comment se rapprocher du prince qui personnifiait la haine du nom latin et la résistance à l'ordre de choses fondé en 1204 ? Mais l'entente de la papauté et d'Henri de Flandre n'était pas parfaite ; on ne renonçait pas, si récalcitrants que fussent les Grecs, à l'espoir de les ramener à l'unité, et enfin, pour faire la croisade, cet objectif constant de sa politique, Innocent cherchait partout des alliés à opposer au Sarrasin. Du moment qu'on ne pouvait supprimer les États grecs, il fallait tacher de les rattacher à l'empire latin par le lien pacifique du vasselage. Ce programme reçut un commencement d'exécution.

En 1206, le maître d'Héraclée du Pont, David Comnène, et, en 1209, le despote de l'Épire, Michael l'Ange, devinrent, par traité, les feudataires de l'empereur latin. Ce dernier consentit même à donner sa fille aînée en mariage à un frère d'Henri de Flandre. Il est vrai qu'on ne pouvait compter sur la solidité de ces alliances politiques, conclues avec des natures mobiles que seul l'intérêt du moment déterminait. Le despote d'Épire n'avait juré fidélité au souverain de Constantinople que pour endormir sa vigilance et préparer un mauvais coup. Un jour il fait arrêter, en traîtrise, le connétable de l'empereur avec une centaine de chevaliers. Les uns sont fouettés jusqu'au sang, les autres incarcérés, d'autres mis à mort. Le connétable, son chapelain et trois personnes de sa suite sont crucifiés. Mis en goût, Michael assiège les châteaux impériaux et brûle les fermes. Tous les prêtres latins sur lesquels il peut mettre la main, entre autres un évêque déjà sacré, sont décapités. De son côté, l'empereur de Nicée, étant parvenu à se rendre maître d'un personnage important de la cour de Henri de Flandre, lè fit, dit-on, écorcher vif. C'est Innocent III lui-même qui rapporte ces faits dans une lettre au patriarche de Constantinople, en y ajoutant un détail peu rassurant pour l'avenir de l'empire latin. Un certain nombre de chevaliers d'Occident, mal payés par Henri ou ne gagnant plus rien à le servir, s'étaient réfugiés auprès du despote d'Épire et de l'empereur de Nicée et se battaient pour le compte de l'ennemi.

Innocent III ne cache pas ses anxiétés. Si les Grecs, écrit-il au patriarche, parviennent à se remettre en possession de la Romanie, c'en est fait de la croisade. Car on sait qu'avant de perdre Constantinople, malgré nos instances pressantes et réitérées, ils ont toujours empêché qu'on ne secourût la Terre-Sainte. N'oublions pas que leur empereur Isaac avait fait construire dans sa capitale une mosquée, sur la demande de Saladin ! En supposant que les Grecs arrivent à exterminer les Latins, la haine qui les anime contre ces derniers est telle (aujourd'hui encore ils les traitent de chiens) qu'ils persévéreront dans l'apostasie et dans le schisme. D'autant pins qu'ils ne cessent de se plaindre de l'Église romaine, à qui ils attribuent là déviation de la croisade et la prise de Constantinople.

Le pape ordonne donc au patriarche d'engager les guerriers latins, par la persuasion ou, s'il le faut, par la menace de l'anathème, à cesser de se faire les auxiliaires des Grecs, et surtout de se mettre au service de Michael. Il faut aussi agir sur l'empereur Henri pour qu'il donne à ses chevaliers une solde suffisante et ne les réduise pas à la nécessité de passer à l'ennemi. Les mêmes prescriptions sont adressées à tout le clergé de l'empire latin.

On avait raison de redouter ce despote d'Épire, prompt à toutes les ambitions et capable de toutes les audaces. S'il essaya vainement d'enlever la Morée aux Villehardouin, il parvint à agglomérer, sous sa main, avec l'Épire proprement dite, l'Étoile, l'Acarnanie, tout le littoral du nord du golfe de Corinthe et' même la grande fle de Corfou, que les Vénitiens durent évacuer. C'est de l'Épire que devait sortir, quelques années après la mort d'Innocent III, le premier danger vraiment sérieux qui ait atteint l'empire restauré par Henri de Flandre. Michael l'Ange mourra en 1214, assassiné dans son lit, mais son frère et successeur Théodoros prendra Salonique aux Montferrat et y créera un nouvel empire grec, ce qui marque, 'pour les Occidentaux, le commencement de la grande débâcle.

Du côté de Nicée et de son empereur, la diplomatie d'Innocent III espéra être plus heureuse. Déjà le premier légat envoyé en Romanie, Benoit de Sainte-Suzanne, avait engagé des négociations avec Laskaris et le métropolite d'Éphèse. L'accord ne put se faire ; mais la cour de Rome reprit les pourparlers, et, dès 1208, elle apparaît en conversation réglée avec le souverain grec. Dans une lettre à Innocent III, celui-ci se plaint longuement des Latins de Constantinople et de leurs procédés passés et présents.

Ce sont des apostats ! dit-il, car, enfin, ils avaient fait semblant de se croiser pour enlever la Terre-Sainte aux infidèles, et ils se sont hâtés de tourner leur épée contre des chrétiens. De plus, par la prise de Constantinople et la conquête de l'empire grec, ils se sont rendus coupables de trahison et de sacrilège. Ils n'ont même pas épargné les églises saintes ; on les a vus tuer les chrétiens, déshonorer les vierges, souiller les femmes mariées. Plusieurs fois parjures, ils n'ont cessé de violer les trêves qu'ils avaient conclues avec nous. Actuellement, au lieu de marcher dans les voies de la charité que leur enseigne l'Apôtre, ils refusent de signer avec notre empire une paix perpétuelle. Ils ne consentent qu'à une trêve. Nous vous supplions, ajoute Laskaris, de les engager à conclure avec nous une paix définitive et d'envoyer un légat spécialement chargé de l'obtenir. Dieu a tracé lui-même la frontière entre notre domination et la leur : nous ne devons, ni eux ni nous, la franchir. Cette frontière, c'est la mer. Il faut qu'ils se contentent du territoire qu'ils ont acquis. S'ils consentent à traiter sur cette base, nous vous promettons de nous joindre à eux pour combattre virilement les Sarrasins. S'ils s'y refusent, nous serons obligés, malgré nous, de nous allier contre eux avec les barbares et les infidèles, de nous faire les associés des Bulgares. Nous avons proposé la paix. Si elle ne se conclut pas, nous déclinons toute responsabilité.

La vérité est que l'empereur de Nicée demandait aux Latins ce que ceux-ci ne pouvaient lui accorder. Renoncer complètement à toute tentative de conquête au delà du détroit des Dardanelles, de la mer de Marmara et du Bosphore ; borner leurs prétentions à l'Europe pour lui laisser l'Asie ! Mais les croisés de 1204 et les empereurs latins n'avaient jamais cessé de revendiquer une part du littoral asiatique, sachant très bien que, pour posséder vraiment Constantinople, il fallait être maître des deux bords du canal maritime qui mettait en communication la mer Égée et la mer Noire, Henri de Flandre était trop intelligent pour accepter une paix ferme dans les conditions que l'ennemi lui offrait.

Innocent III, voulant répondre à Laskaris, se trouvait dans une situation difficile. Pour ce qui est des faits passés et du sac de Constantinople, comme toujours il n'excuse pas les Latins, il plaide seulement les circonstances atténuantes. On connaît sa thèse ; mais il est piquant de voir comment il l'a soutenue en s'adressant à celui-là même qui faisait, en termes aussi vifs, le procès des envahisseurs.

Certes, écrit-il, nous n'approuvons pas la conduite des Latins. Nous leur avons bien des fois reproché leurs excès et nous nous contenterons ici de reproduire là justification qu'ils ont eux-mêmes présentée. Ils affirment qu'ils n'ont fait que conduire à Constantinople l'enfant (Alexis IV) qui prétendait en être le légitime souverain ; qu'une nécessité importune, mais inéluctable, les a obligés de débarquer en Romanie pour s'y procurer des vivres ; que leur intention était, malgré tout, d'obéir à la volonté du Saint-Siège et d'aller au secours de la Terre-Sainte. Ils ont d'abord occupé Constantinople sans effusion de sang, chassé l'usurpateur et remis sur le trône le père et le fils, obtenant d'eux sans les violenter qu'ils jurassent obéissance à Rome. Ils se disposaient ensuite à se diriger sur la Syrie avec toutes leurs forces, quand la méchanceté innée des princes à qui ils avaient rendu la pourpre et leurs manquements à la fois jurée changèrent brusquement la face des choses. En employant la ruse, le feu et le poison, les Grecs, à plusieurs reprises, ont empêché le départ des croisés. Ils les ont contraints à prendre la ville d'assaut.

L'historique, assurément tendancieux, que faisait Innocent III des événements de la quatrième croisade, n'avait plus, à ce moment, qu'un intérêt très rétrospectif. Le pape savait si bien à quoi s'en tenir sur la prétendue nécessité qui aurait réduit les croisés à faire main basse sur l'empire grec, qu'il n'a pas osé prendre leur plaidoyer à son compte. Il ne fait que répéter, dit-il, leurs arguments et leurs excuses. Il ne pouvait pourtant pas avouer, devant l'ennemi, que les chefs de l'armée du Christ avaient, en réalité, enfreint ses ordres et désobéi sciemment. Et il essaye à son tour, tout en réprouvant leurs actes, d'en justifier le résultat en l'attribuant à la Providence.

Nous ne prétendons pas que les Latins ne soient pas coupables : mais nous croyons que c'est un jugement équitable de Dieu qui, par leur intermédiaire, a puni les Grecs d'avoir voulu scinder la tunique sans couture de Jésus-Christ. Il est arrivé souvent que par un arrêt de cette justice mystérieuse, bien qu'impeccable, les méchants ont été châtiés par le ministère des méchants. C'est ainsi que Dieu a dit à Nabuchodonosor : Tu m'as servi à Tyr, je te livrerai l'Égypte. C'est ainsi que ceux qui n'ont pas voulu entrer avec Noé dans l'arche ont péri justement par le déluge. De même ceux qui se sont refusé à reconnaître comme pasteur le bienheureux Pierre, prince des apôtres, à qui Dieu a commis le soin de ses ouailles, ont mérité de souffrir la faim. Malgré les avertissements souvent réitérés de nos prédécesseurs el les nôtres, les Grecs n'ont pas voulu revenir à l'unité, ni contribuer à la délivrance des lieux saints, bien qu'ils aient pu le faire mieux que tout autre peuple, en raison de leur proximité et de leurs richesses. C'est donc à bon droit qu'ils ont été remplacés par ceux qui voulaient l'unité religieuse et la croisade. La disparition des mauvais cultivateurs ne permet-elle pas aux bons ouvriers d'occuper la terre pour lui faire produire de fertiles moissons ?

Innocent avait déjà invoqué cette théorie commode pour rassurer sa conscience, mais jamais si complaisamment et avec autant de force. C'est Dieu, en somme, qui a fondé l'empire latin : le souverain de Nicée n'a donc qu'à s'incliner.

Comme on lit dans les prophéties de Daniel, il existe au ciel un Dieu qui révèle les mystères, qui change l'ordre des temps, qui transfère à qui bon lui semble les royautés de ce monde. Il a dévolu aux Latins l'empire de Constantinople. Voici donc le conseil que nous donnons à ta Noblesse : Qu'elle s'humilie devant notre très cher fils, Henri, l'illustre empereur, et lui rende, en l'assurant de ses services, l'honneur qui lui est dû. En d'autres termes, le pape invite Laskaris a reconnaître la suzeraineté du détenteur de l'empire grec. Tu n'as qu'à suivre l'exemple de Jérémie, qui a conseillé au peuple d'Israël de se soumettre paisiblement au joug de Nabuchodonosor. Si le prophète a convié un peuple fidèle à servir un prince infidèle, combien, à plus forte raison, peut-on te conseiller de servir cet empereur latin à qui le Très-Haut a donné la puissance ? C'est un prince catholique et fidèle entre tous : en acceptant sa domination, tu obtiendras cette paix que tu désires si ardemment.

Tu reproches aux Latins de manquer au devoir de charité, parce qu'ils ne consentent qu'à des trêves et ne veulent pas d'une paix perpétuelle. Mais la charité n'a pas de limites : il n'est pas nécessaire qu'elle se manifeste même par des trêves ; on doit l'étendre non seulement aux amis mais aux ennemis. La conclusion d'une trêve en facilite l'exercice : elle prépare la voie à un accommodement plus durable et plus solide. Soumets-toi donc à la disposition providentielle qui a élevé Henri à l'empire, et rends-lui le devoir de vassalité qui lui est dû, de même qu'il faut, toi et les tiens, nous témoigner respect et dévouement à nous qui, bien qu'indigne, tenons la place du bienheureux Pierre. Notre intention est d'envoyer en Orient un légat chargé de préparer l'empereur à traiter avec toi dans un esprit de conciliation et de douceur. Quand tu apprendras l'arrivée de ce légat, tu lui enverras tes représentants, et il négociera, entre l'empereur et toi, tout ce qui peut vous conduire l'un et l'autre au salut et à la paix (1208).

Le légat annoncé ne fit son apparition que cinq ans après dans les parages du Bosphore. Des nécessités autrement impérieuses, la guerre des Albigeois, le conflit avec l'Allemagne, avaient détourné ailleurs et absorbé l'attention du pape. Mais si les négociations avec l'empereur de Nicée furent interrompues, c'est qu'elles avaient en réalité peu de chances d'aboutir. Laskaris, on le comprend, ne s'inclinait pas devant la théorie providentielle de la fondation de l'empire latin. Aux yeux de tous les Grecs, comme aux siens, cette aventure restait tin acte de pur brigandage. Pourquoi se serait-il soumis d'ailleurs aux ordres de ce pape qui ne reconnaissait même pas son titre et sa condition de souverain indépendant ? La lettre d'Innocent III est adressée, non à, Théodore Laskaris empereur de Nicée, mais à Théodore Laskaris noble homme, nobili viro. Enfin comment pouvait-on lui demander à lui, le représentant de la famille impériale dépouillée, de se déclarer spontanément le vassal de l'envahisseur ? Le malentendu fondamental, l'irréductible divergence entre Latins et Grecs, semblait exclure tout accord.

Cependant la diplomatie romaine ne voulut pas abandonner la partie. Elle s'attaqua de nouveau, en 1213, à ce problème insoluble : ramener Laskaris et les Grecs indépendants à l'unité de croyances et de rites, tout en leur faisant accepter la suprématie politique de l'étranger qu'ils détestaient. On pouvait douter a priori que Pélage, le persécuteur des moines grecs, obtiendrait de meilleurs résultats que ceux qui avaient négocié avant lui. Le rapprochement parut cependant, grâce à ses efforts, sur le point de s'opérer. A la suite d'une entente secrète conclue à Nicée entre ses envoyés et Laskaris, on convint que l'entrevue solennelle des représentants des deux religions et des deux races aurait lieu à Constantinople.

Le plénipotentiaire délégué par l'empereur de Nicée pour traiter de puissance à puissance avec le cardinal romain, fut précisément le métropolite d'Éphèse, Nikolaos Mésaritès, partisan de la conciliation. Avant de quitter Éphèse pour se rendre à la conférence, il reçut les plaintes de nombreux moines venus de Constantinople et qui lui dépeignirent, sous les couleurs les plus sombres, les effets de la politique intolérante du légat. Il partit néanmoins, sans doute avec la mission de ramener le mandataire du pape à des sentiments moins violents.

Lorsque le vaisseau qui le portait s'approcha de la pointe du Sérail, c'est-à-dire de l'acropole de la ville impériale, il aperçut de loin sur le rivage une foule d'ecclésiastiques latins : spectacle douloureux pour ce Grec, obligé de constater que Constantinople, la capitale de l'hellénisme, était devenue une ville romaine. Cependant on lui avait préparé une réception, extérieurement tout au moins, très cordiale. Un cheval richement harnaché, sur lequel il devait faire son entrée, l'attendait. Il n'en voulut pas : il préféra comme monture un modeste mulet, et chevaucha ainsi dans les rues de la grande cité, très bien accueilli par la population grecque et même acclamé par les Latins. Un logis lui était assigné près de l'église Sainte-Sophie ; il y trouva, il le reconnait lui-même, une installation des plus confortables où il fut l'objet des soins les plus empressés.

Le matin qui suivit son arrivée, on le conduisit à Sainte-Sophie. Le cardinal Pélage y siégeait sur un trône élevé, entouré de clercs latins assis beaucoup plus bas. Le métropolite remarqua avec indignation que ce légat du pape ne se levait pas pour le recevoir et le saluer, mais resta tranquillement sur son siège, sans lui tendre la main. On lui avait préparé un fauteuil à côté et sur le même plan que celui du cardinal : il s'y installa, mais commença par exprimer tout haut son mécontentement et sa surprise. Il ne s'expliquait pas une telle réception. Le légat n'était ni métropolite, ni archevêque : il ne présidait pas un concile ; c'était un simple évêque, le pasteur de la petite et obscure bourgade d'Albano. Pourquoi ne s'était-il pas rendu au devant du prélat qui était l'exarque de toute l'Asie et le possesseur d'un siège d'apôtre ?

Le cardinal répondit d'abord par un geste : il avança son pied droit, pour montrer qu'il était chaussé de rouge ; puis il déclara qu'il n'était pas dans l'usage que ceux qui, comme lui, portaient les insignes impériaux, se levassent de leur trône pour aller au devant d'un étranger. Nous représentons ici, ajouta-t-il, le chef de l'Église romaine, le successeur de Pierre, le prince des apôtres. En vertu de la donation de Constantin, ce père de la foi, nous avons reçu le vêtement de pourpre qui décèle la, dignité impériale, et nous portons aussi la chaussure qui en est le complément.

La riposte du Grec ne se fit pas attendre ; elle fut même assez spirituelle. On le vit avancer lui aussi le pied droit, ôter sa chaussure, et en montrer l'intérieur, qui était rouge, aux assistants. Alors, s'adressant au cardinal : Tu penses être l'égal d'un empereur parce que tu es chaussé de pourpre ? mais tu vois, que, nous aussi, nous participons au même honneur. Seulement nous, nous ne portons pas ce cuir empourpré, signe du pouvoir impérial, à l'extérieur de notre chaussure. C'est que nous méprisons l'orgueil et que nous voulons, comme le seigneur Christ, pratiquer l'humilité. Nous marquons notre dédain des choses terrestres, en plaçant le signe de notre puissance temporelle, comme quelque chose de vil, dans nos souliers.

S'il faut toujours en croire le récit du métropolite d'Éphèse source unique pour cet épisode, le Latin, déconcerté, ne répliqua pas, soit que dans cette lutte bizarre il se tînt pour battu, soit qu'il fût pressé d'aborder l'objet de sa mission. Les négociations s'engagèrent sur la paix à conclure entre les deux empires et sur l'union des deux églises. Le cardinal ne voulait pas permettre qu'on désignât le patriarche qui résidait à Nicée sous le nom de patriarche de Constantinople. Il affirmait que le véritable chef religieux de Constantinople était le patriarche latin, et que celui de Nicée n'avait droit qu'au titre de patriarche des Grecs. Après une longue discussion, l'Éphésien céda sur ce dernier point. C'était aller à l'encontre du sentiment général des Grecs de Nicée et des prétentions du parti intransigeant, qui ne le lui pardonna pas. Mal accueilli à son retour, il essaya de se justifier en montrant que ce titre de patriarche des Grecs était, au fond, un très grand honneur pour le patriarche de Nicée. Par là, dit-il, le cardinal l'a reconnu comme le premier évêque du monde entier, car où n'y a-t-il pas de Grecs dans l'univers ? On en trouve partout, en Afrique et en Asie comme en Europe. Mais ce raisonnement eut peu de succès.

La conférence de Sainte-Sophie s'anima surtout quand le métropolite d'Éphèse se plaignit à l'envoyé de Rome des violences qu'il avait commises contre le clergé grec de l'empire latin. Comment as-tu pu en venir, lui dit-il, à réduire ces clercs à la mendicité et à l'exil, sous prétexte qu'ils désobéissent aux ordres du pape ? Est-ce que les Latins ne tolèrent pas la présence des Juifs dans leurs villes, et non seulement des Juifs, mais des hérétiques comme les Arméniens, les Nestoriens, les Jacobites ? Est-ce qu'ils ne communiquent pas d'une façon continue avec eux ? Toi, sublime cardinal, qui veux soumettre à la puissance ecclésiastique de Rome tout ce qui est sous le firmament, crois-tu que tu auras acquis beaucoup de gloire, en expulsant de leur cloître de pieux moines grecs qui ne t'ont rien fait ? Ils sont morts au siècle : ils passent leur vie à chanter les louanges du Seigneur ; la plupart d'entre eux ne savent ni lire ni écrire. Quel salaire en recevras-tu à Rome ? Tu n'es pas dans la situation du commerçant maladroit qu'on aurait envoyé pour recueillir de l'or, de l'argent et des pierreries, et qui ne rapporterait rien que des chiffons et des cailloux ! Après tout, nous autres, nous ne pouvons que te savoir gré de ce que tu as fait. En jetant dans les bras de Laskaris ceux qui appartiennent au royaume du ciel tu as contribué, pour ta part, à augmenter sa puissance terrestre, cette puissance qui ne cesse de s'accroître, et qui est l'appui et l'espoir de tout ce qui est Grec.

J'avais l'intention, répondit fièrement le légat d'Innocent III, de procéder encore avec plus de rigueur contre les moines rebelles à notre autorité, mais le roi Théodore, en envoyant ici un ambassadeur chargé d'une mission de paix, a modifié mes dispositions. Si ce seigneur, sous l'inspiration du Souverain maître, voulait devenir un fils et un serviteur fidèle de la puissance romaine, non seulement les moines seraient laissés en repos, mais on permettrait au clergé grec tout entier de garder paisiblement ses églises. Pélage oubliait de dire que l'intervention de Laskaris n'était pas la seule cause de ce temps d'arrêt dans la persécution. L'empereur latin lui-même, en prenant la défense de ses sujets opprimés, avait contribué fortement à ce résultat.

La discussion contradictoire sur la question des Écritures et du dogme dura toute une semaine ; après quoi le métropolite, accompagné des envoyés du légat, revint trouver à Héraclée du Pont l'empereur de Nicée. Laskaris, dans l'audience qu'il donna aux Romains, aborda avec eux la question d'un rapprochement politique et insista encore sur le tort que s'était fait le cardinal en persécutant les moines. Pendant une journée entière, il assista à un nouveau débat que le métropolite d'Éphèse soutint contre ses contradicteurs, notamment au sujet de la procession du Saint-Esprit. Puis il renvoya à Constantinople les envoyés de Pélage, comblés de ses faveurs et de ses cadeaux.

Au total, de ces négociations et de ces joutes oratoires, rien ne sortit. Une fois de plus, le grave problème de l'union des églises avait été inutilement abordé. Le légat n'obtint pas davantage que l'empereur de Nicée se déclarât, au temporel, le subordonné de Henri de Flandre. Les deux dominations, les deux religions, les deux races, toujours profondément séparées, gardaient l'une contre l'autre la même attitude d'hostilité et de méfiance. Sur ce terrain l'échec d'Innocent III ne faisait pas doute ; mais, en dépit de l'opposition des hommes et des choses, il ne renonçait pas à la grande idée qui était le point essentiel de sa politique orientale. Au delà de Constantinople et de Nicée, il n'a jamais cessé de viser Jérusalem. La conquête des rives du Bosphore n'était pour lui qu'un moyen, le point de départ d'une nouvelle entreprise. Quand il s'aperçut que les Latins établis en terre grecque ne pensaient pas comme lui, il renonça à leur parler croisade, mais il caressait toujours son rêve, et il en fut quitte pour le poursuivre sans eux.

 

En 1213, il fit un suprême effort, avec la ferme intention d'aboutir. Convoquant la chrétienté entière au concile œcuménique dont la réunion était fixée au 1er novembre 1215, il déclara hautement que la croisade était l'une des deux ou trois grandes questions qui devaient y être agitées et résolues, lança, dès lors, sur toutes les régions de l'Europe les légats et les missionnaires chargés de prêcher la prise de croix et de créer, à cet effet, une agitation formidable.

Elle fut précédée d'un manifeste adressé du Latran à tous les pays chrétiens, document dos plus instructifs où l'on remarquera d'abord ce que dit Innocent III de la conquête musulmane et du fondateur de l'Islam. Toutes les provinces qui sont actuellement au pouvoir des Sarrasins, c'étaient les populations chrétiennes qui autrefois les possédaient. Mais alors surgit un fils de perdition, un faux prophète, Mahomet. Il a fait dévier beaucoup d'âmes du chemin de la vérité par ses séductions caressantes et l'appât des voluptés charnelles. Sa perfidie, jusqu'ici, a triomphé, mais nous avons confiance dans le Seigneur. Il nous a fait connaître, à bien des indices rassurants, que la fin du règne de ce monstre (hujus bellue) est proche. L'apocalypse de Jean nous apprend qu'il sera clos en six cent soixante-six ans, et six cents ans déjà sont écoulés.

Les circonstances actuelles exigent plus que jamais une action prompte et énergique. Les perfides Sarrasin viennent de construire, sur le mont Thabor, à l'endroit même où le Christ s'est montré à ses disciples dans sa gloire, une forteresse destinée à achever la ruine du nom chrétien. Elle domine la cité d'Acre : elle la menace ; c'est par elle qu'ils espèrent venir à bout sans obstacle de ce qui reste du royaume de Jérusalem, car ce malheureux débris est dépourvu d'argent et de soldats. Le pape convie donc tous les chrétiens à mettre fin à leurs querelles et à conclure la paix pour venir au secours du Crucifié. Pour eux d'abords c'est le salut dans l'autre monde, c'est la certitude du paradis : car leur participation à la croisade leur assure l'entière rémission de leurs péchés. Et ici prend place le développement ordinaire sur les catégories des personnes qui auront droit aux indulgences, les privilèges des croisés et les effets de la protection apostolique qui les couvre.

Mais avec quelles ressources, par quelles mesures économiques et militaires assurera-t-on le succès de l'entreprise ? D'abord, tous les corps d'Église, tous les membres du clergé et toutes les municipalités urbaines et rurales devront fournir un nombre d'hommes d'armes proportionné à leurs facultés, ainsi que l'argent nécessaire à l'entretien de ces soldats pendant trois ans. Les rois, princes, comtes, barons et autres seigneurs qui ne feront pas en personne le voyage d'Outremer, seront tenus, eux aussi, d'équiper et d'entretenir des combattants à leur frais. Les cités maritimes fourniront le personnel et le matériel naval. Toute autre croisade, celle d'Espagne contre les Maures, celle du Languedoc contre les hérétiques, est suspendue : l'œuvre chrétienne sur ces deux points est assez avancée et assez prospère pour qu'on puisse appliquer l'activité et les ressources des fidèles à des nécessités plus urgentes.

Les corsaires et les pirates, qui arrêtent et dépouillent les pèlerins, sont un des plus grands obstacles à la délivrance de la Terre-Sainte : on les excommuniera, eux, leurs associés et leurs fauteurs : et l'on frappera aussi d'anathème ceux qui communiqueront sciemment avec eux pour des opérations de vente ou d'achat. Les autorités des villes et des ports d'où ils sortent recevront l'ordre de les empêcher de nuire, et seront investis, pour ce fait, de tous les pouvoirs nécessaires. Enfin l'on renouvellera les mesures de rigueur décrétées par le troisième concile de Latran contre tous les chrétiens coupables de fournir aux Sarrasins des munitions de guerres, des bois de construction et des pilotes. Ces marchands et leurs auxiliaires ne sont pas moins criminels et moins dangereux pour la chrétienté que les infidèles eux-mêmes.

Pour appeler sur l'entreprise les bénédictions du ciel, le promoteur de la croisade veut enfin que, tous les mois, on fasse une procession solennelle où les deux sexes seront, autant que possible, séparés. Des oraisons publiques seront dites pour que Dieu restitue aux chrétiens le tombeau de son Fils. Des sermons, des jeûnes, des distributions d'aumônes ajouteront à l'efficacité de la prière. Tous les jours, à la messe, après la communion, les hommes et les femmes se prosterneront humblement à terre ; les clercs chanteront le psaume Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus et l'officiant continuera, de l'autel, par une prière spéciale, dont le pape fournit le texte, et, où l'on demande à Dieu la libération de la Terre-Sainte. Un tronc sera consacré, dans chaque église, à recevoir les offrandes des clercs et des laïques.

Toutes ces dispositions étaient conformes à l'esprit du temps et aux traditions établies : l'opinion ne pouvait que les approuver. Mais il est un passage du manifeste pontifical qui prêtait à des exagérations dangereuses et dont les conséquences furent graves. Innocent III, voulant donner au mouvement qu'il désirait provoquer dans les masses chrétiennes son maximum de généralité et de profondeur, semble revenir à une conception de la croisade qui était plutôt du rie siècle que du mue. Pour éviter, dit-il, tout retard dans le secours apporté à la. Terre-Sainte, on ne prendra pas le temps, au moment de la prise de croix, d'examiner, pour Chacun de ceux qui s'offriront à partir, s'il est physiquement et moralement apte à remplir son vœu en personne. Nous admettons qu'à l'exception des religieux, tous ceux qui voudront se croiser pourront le faire. On verra plus tard, pour les cas d'urgente nécessité ou d'utilité évidente, quelles sont les exemptions, les rachats, ou les délais d'accomplissement que : l'autorité apostolique se trouvera en droit d'accorder.

Le chef de l'Église décrétait ici la levée en masse, le mouvement tumultuaire des populations chrétiennes appelées à bénéficier des privilèges de croix. On a dit plus haut à quel point ces privilèges bouleversaient les conditions sociales dans les milieux où l'agitation se propageait. Pendant l'année 1213 et les deux suivantes, la prédication de la croisade amena en effet, dans tout l'Occident, un trouble, un désarroi, des mécontentements et des protestations dont l'écho parvint forcément jusqu'à Rome. Les détails de cette perturbation générale ne sont guère connus que par les documents d'origine française ; ils se réfèrent surtout à la légation du cardinal Robert de Courçon ; mais leur signification est claire, et le fait y apparaît avec toute sa portée historique. On accusait ce légat d'avoir abusé de sa charge pour s'enrichir et d'avoir révolutionné toutes les provinces où il passait par des diatribes furibondes et des exigences sans limites.

L'historien de Philippe-Auguste, Guillaume le Breton, un clerc, ne cache pas son indignation : Le légat et ses auxiliaires, dit-il, donnaient la croix à tout le monde ; ils prenaient indistinctement et pêle-mêle les enfants, les vieillards, les femmes, les boiteux, les aveugles, les sourds, les, lépreux. Beaucoup de nobles refusèrent de se croiser, parce que cette confusion leur paraissait plutôt préjudiciable qu'utile à la grande cause de la Terre-Sainte. Il nous révèle aussi que les prédicateurs du pape, voulant flatter la populace plus qu'il n'était nécessaire, diffamèrent à l'envi le clergé, disant ou plutôt forgeant sur son compte, devant leurs auditeurs, les histoires les plus honteuses, au point que ce scandale mit aux prises clercs, et laïques et faillit dégénérer en schisme. D'autres chroniqueurs ont fait ressortir l'insolence de Robert de Courçon, ses abus de pouvoir, ses exactions. Il se rendit odieux à tout le monde, dit un moine de Saint-Marien d'Auxerre ; et un chanoine de l'ordre de Prémontré affirme que, dans les conciles qu'il présida, il porta de multiples atteintes à la dignité des évêques et à la situation des grandes églises.

Il ressort de, ces témoignages concordants que les agitateurs qui parlaient au nom de Rome profitèrent de l'occasion pour flétrir les désordres et l'égoïsme de la haute Église et propager, dans un sens démocratique, leurs idées de réforme. Le clergé, effrayé, se cabra. Dans un concile que le légat tint à Bourges, les évêques réunis protestèrent contre ses agissements et en appelèrent à Innocent III. A plus forte raison les nobles et les hauts barons essayèrent-ils de réagir contre un mouvement qui limitait ou suspendait les juridictions féodales pour leur substituer les juridictions d'Église. De pareils changements ne nous paraissent ni justes ni raisonnables, écrivit le duc de Bourgogne, Eude III, à Philippe-Auguste. Et le seigneur pape ou tout autre n'a pas le droit de légiférer dans votre royaume, si ce n'est avec votre autorisation et celle de vos vassaux. Il n'a pas le droit d'y prendre des mesures qui doivent diminuer les services et les obligations des feudataires, à votre détriment et à celui de vos barons. Nous vous conseillons de ne pas tolérer que quelqu'un vienne instituer, dans votre royaume, un état de choses nouveau, inconnu de vos prédécesseurs et préjudiciable à vos intérêts.

Le gouvernement de Philippe-Auguste aurait-il provoqué cette déclaration d'un des seigneurs qui étaient à la tête du corps féodal, pour se donner le droit de défendre, contre Rome et ses agents, les intérêts nationaux et monarchiques alors étroitement confondus ? Toujours est-il que le roi de France et sa noblesse adressèrent à Innocent III, avec une protestation vigoureuse contre les méfaits de son légat, la liste détaillée de leurs griefs. En même temps le Capétien envoyait une circulaire[3] à un certain nombre de ses communes, pour les mettre en garde contre les empiétements de la juridiction, ecclésiastique. Il n'y avait pas à s'y méprendre. L'agitation pour la croisade commençait à inquiéter la société laïque et ses chefs. On se révoltait contre les atteintes trop fréquentes portées au droit traditionnel et aux dominations établies.

Il y avait là, pour la papauté et ses projets sur l'Orient, un danger dont Innocent III eut conscience. Le 14 mai 1214, par une lettre adressée à Philippe-Auguste, il s'efforça d'apaiser l'orage et de plaider pour son légat les circonstances atténuantes. Il est bien obligé de reconnaître que Robert de Courçon a dépassé la mesure et excédé les limites de son mandat, car il dit lui-même au roi de France : Nous avons recommandé à ce légat d'apporter à ses actes la modération nécessaire, de ne se rendre coupable d'aucun abus, de respecter les coutumes honnêtes et les usages raisonnables, de réserver le règlement de toutes les grandes questions au concile général. Il essaie néanmoins de justifier la conduite de son représentant, notamment sur un point spécial, la question de l'usure et des usuriers. On sait que l'Église tenait alors pour illégal le prêt à intérêt, à ses yeux toujours criminel, et que, par la prise de croix, l'action du créancier sur le débiteur était suspendue.

Le fléau de l'usure, écrit le pape au roi de France, sévit surtout dans ton royaume : il dévore les ressources des églises aussi bien que celles des nobles. Si l'on n'y remédie pas, il empêchera les fidèles de porter secours à la Terre-Sainte. Voilà pourquoi le légat, bien qu'il n'ait pas reçu de nous sur ce point un mandat spécial, a cru devoir, dans divers conciles et sur l'avis d'hommes de bon conseil, agir en médecin des âmes et prendre contre cette peste meurtrière des mesures de préservation sociale.

Innocent III engage Philippe-Auguste à révoquer les instructions envoyées aux communes et qu'il déplore ; il le convie à ne pas entraver et à ne pas tolérer qu'on entrave, dans son État, l'exercice de la justice d'Église. Et l'argument qu'il invoque pour lui persuader qu'il ne doit pas continuer à défendre les droits de la royauté et de la société laïque est curieux. L'âme est supérieure au corps : les biens spirituels sont préférables aux temporels : il ne faut donc pas rechercher les avantages du corps aux dépens du salut de l'âme. Toi qui portes entre tous les princes le beau titre de roi très chrétien, tu devrais t'abstenir de compromettre, en poursuivant comme tu le fais des profits matériels, les intérêts de la spiritualité.

Cette démonstration dut faire une impression médiocre sur l'esprit positif du roi de Paris. On ne sait comment il accueillit les injonctions du pape ; mais, devant les protestations et les colères qui éclataient partout autour de lui, il prit un parti décisif. Deux de' ses évêques furent chargés de faire une enquête approfondie sur le pouvoir de la papauté en matière de croisade et sur les privilèges des croisés. Robert de Courçon, bon gré mal gré, approuva cette procédure. Et l'enquête aboutit à la publication (mai 1215) d'un édit royal qui réglait définitivement la condition de ceux qui avaient pris la croix. Inutile de regarder cet acte de très près pour s'apercevoir qu'il opposait une barrière à l'envahissement du pouvoir religieux et que les douze articles qui le composent restreignaient le droit pontifical en limitant les privilèges dont il était la source. Ils ne permettent plus aux agents du pape de changer ou de suspendre la législation ordinaire, en temps de croisade ou pendant la prédication de la croisade, dans la même mesure qu'autrefois. Ils spécifient les cas où les croisés restent soumis à l'impôt du roi, à la justice royale. Leur exemption de taille est restreinte. La police du roi peut les arrêter, les juger et les punir, s'ils sont pris en flagrant délit et pour des crimes d'une certaine gravité. Dans les affaires civiles qui concernent la possession des fiefs et des censives, le croisé est justiciable non des cours d'Église, mais des tribunaux laïques. S'il s'agit de dettes, de biens meubles, ou d'injure subie dans son corps, il peut opter entre l'une ou l'autre juridiction.

Malgré la mention de l'assentiment du légat, il est difficile de croire que cet acte législatif ait été le résultat d'une entente entre l'autorité religieuse et le pouvoir civil. Philippe-Auguste déclare, sans doute, qu'il a fait cette ordonnance dans l'intérêt de la paix qui doit régner entre la royauté et le sacerdoce, et qu'elle aura force de loi seulement jusqu'à l'époque de la réunion du prochain concile général. Mais il n'y parle effectivement qu'en son nom : l'acte n'a en rien l'allure d'un concordat : Innocent III n'y paraît pas. On peut douter qu'il en ait approuvé les clauses, car dans ce concile œcuménique auquel il conviait le monde entier, il allait prendre des dispositions toutes contraires et qui annulaient, par leur portée très générale, les restrictions de l'ordonnance française.

Pour la question d'Orient, en effet, comme pour toutes celles qui intéressaient l'Église, le quatrième concile de Latran a été l'aboutissement des efforts et des travaux de sa vie entière. Il y a fait une dernière et vigoureuse tentative en faveur de l'idée qui l'obsédait, la délivrance des lieux saints. Dans le sermon qu'il prononça le jour de l'ouverture des séances (11 novembre 1215), il parla surtout de Jérusalem et de la nécessité de combattre Mahomet, ce fils de perdition. Et il alla jusqu'à s'écrier, devant toute l'Europe qui l'entendait : Que ferons-nous donc, mes très chers frères ? Je me mets tout entier à votre disposition : je me tiens prêt, si vous le jugez utile, à entreprendre personnellement ce grand labeur, à me transporter auprès des rois, des princes, des nations et des peuples pour les exciter au combat, pour leur crier qu'ils aillent venger l'injure du Crucifié. Quoi que fassent tous les autres, voilà l'entreprise que nous, prêtres du Seigneur, nous devons spécialement assumer, voilà l'œuvre à laquelle il nous faut faire, sans réserve, le sacrifice de nos personnes et de nos biens.

Quand le pape eût parlé, on vit se lever le patriarche de Jérusalem, qui plaida à son tour avec chaleur la cause du Saint-Sépulcre et des chrétiens d'Orient. La croisade fut une des grandes affaires qui se négocièrent au Latran. Plusieurs canons du concile sont consacrés à la préparer. Renouvellement des indulgences, confirmation des privilèges des croisés dans ce qu'ils avaient de plus large et de plus contraire au droit commun, rédaction d'une encyclique destinée à provoquer de nouvelles prises, de croix, rien ne fut négligé pour créer encore, à travers l'Europe, un mouvement qui devait faire cesser les hésitations et emporter les obstacles.

On toucha aussi à l'autre côté de la question d'Orient : l'union des églises grecque et latine. Mais, ici, la solution qu'apporta le concile ne fut qu'un aveu d'impuissance devant la persistance du schisme, en même temps qu'une négation inflexible opposée aux réclamations et aux espérances des Grecs.

D'abord l'épiscopat de l'empire latin se trouva à peine représenté au Latran. Une vingtaine seulement de prélats d'Orient et de Syrie y parurent. Tous étaient des Latins intronisés sur des sièges grecs : pas un seul représentant indigène de l'empire de Nicée et des autres États grecs indépendants. Ce n'était pas là, assurément, le concile universel qu'avaient demandé à Innocent III les défenseurs de la nationalité et de la religion helléniques. Dans de telles conditions, que pouvait être, sur le problème d'Orient, la décision des Pères ? La simple consécration des faits accomplis, l'affirmation des droits et des ambitions de l'Église romaine. Les concessions faites au monde grec paraissent réduites au minimum. On en jugera par le texte du premier canon relatif au lien religieux, qui devait unir les deux grandes fractions du monde chrétien.

De nos jours, les Grecs sont rentrés sous l'obédience du siège apostolique. Nous tenons, pour ce fait, à les honorer et à entretenir avec eux de bonnes relatons, en tolérant chez eux, autant que la grâce de Dieu nous le permet, la pratique de leurs usages et de leurs rites particuliers. Cependant nous ne voulons pas et nous ne devons pas leur céder dans les cas où le salut des âmes serait en péril et où l'honneur de l'Église serait compromis. Depuis que l'Église grecque, à l'aide de certains complices et fauteurs, s'est séparée de l'Église romaine, les Grecs ont commencé à détester (abominari) les Latins, au point de leur témoigner leur aversion par des procédés impies du genre de ceux-ci. Quand des prêtres latins avaient célébré la messe sur des autels dont les Grecs devaient ensuite se servir, ces derniers considéraient ces autels comme souillés et ne voulaient pas y officier sans les avoir purifiés au préalable. Les personnes que les Latins avaient baptisées, les Grecs avaient l'audace de les baptiser de nouveau, et nous avons appris pertinemment qu'ils agissent encore de même aujourd'hui. Nous voulons faire disparaître de l'Église de Dieu des scandales aussi déplorables. Sur l'avis donné par le saint concile, nous défendons expressément que de pareils faits se renouvellent. Il faut que les Grecs agissent désormais en fils obéissants de la sacro-sainte Église romaine, leur mère ; qu'il n'y ait enfin qu'un seul bercail et qu'un seul pasteur. Ceux qui contreviendraient à nos prescriptions seront excommuniés et privés de toutes leurs fonctions et de tous leurs bénéfices d'Église.

Ces affirmations sont graves dans la bouche des chefs de l'Église catholique : elles prouvent jusqu'à quel point ils avaient peu réussi à faire la conquête morale g religieuse' du monde byzantin. Est-ce là d'ailleurs l'union des deux croyances et des deux cultes ? Et peut-on voir autre chose, dans ce canon, que la condamnation formelle, par l'Église d'Occident, de la religion particulariste des habitants de l'Orient grec ? Loin d'être une déclaration de paix, c'était un défi de guerre jeté au clergé schismatique, toujours récalcitrant. L'échec de la tentative de fusion était solennellement reconnu et proclamé.

C'est là tout ce qu'a édicté le concile de Latran sur cette question brûlante entre toutes, car le second décret n'est que le règlement de la situation respective des plus hautes dignités de l'Église chrétienne.

Nous renouvelons, avec l'approbation du saint concile universel, les anciens privilèges des sièges patriarcaux. L'Église romaine possède, par une disposition divine, la suprématie sur toutes les autres puissances régulièrement constituées, car elle est la mère et la maîtresse de tous les fidèles du Christ. Après elle, l'Élise de Constantinople tient le premier rang, l'Église d'Alexandrie, le second, l'Église d'Antioche, le troisième, l'Église de Jérusalem, le quatrième. Mais chacune de ces églises conserve sa dignité propre. Quand leur titulaire aura reçu du pontife romain le pallium, c'est-à-dire le droit de remplir son office dans sa plénitude et prêté le serment de fidélité et d'obédience, il lui sera permis de donner à son Unir le pallium aux archevêques de son ressort. Il recevra d'eux, pour lui-même, la profession canonique, et pour l'Église romaine, la promesse d'obéissance. 11 pourra faire porter partout devant lui l'enseigne de la croix, sauf dans la cité de Rome et dans tous les lieux où le souverain pontife sera présent, lui ou le légat investi des pleins pouvoirs de la dignité apostolique. Dans toutes les provinces soumises à la juridiction d'un patriarche, on pourra recourir en dernier ressort à sa justice, qui est souveraine, sauf dans le cas d'appel au Saint-Siège ; car l'appel en cour de Rome est de droit supérieur, un droit devant lequel tous doivent s'incliner humblement.

Ainsi était fixée la hiérarchie catholique et mise hors de discussion la primauté du siège de Pierre : ainsi était affirmée, d'autre part, la supériorité du patriarche latin de Constantinople sur les autres patriarches d'Orient, ce qui équivalait à consacrer, au point de vue ecclésiastique, l'œuvre des croisés de 1202. Au total, le concile de Latran ne résolvait pas la difficulté du schisme. Il se contentait, dans la question d'Orient, de prêcher et de décréter la croisade. Mais encore, sur ce dernier point, allait-il être obéi et obtenir de la chrétienté le renouvellement de la grande entreprise qui, treize ans auparavant, avait si singulièrement avorté ?

En fait, l'immense agitation qu'Innocent III et ses conseillers entretenaient dans l'Europe entière n'avait produit jusqu'ici aucun résultat décisif. Les prises de croix se multipliaient, mais sans doute insuffisamment, puisque le pape ne donnait pas encore, en 1216, le signal du départ. Que se passait-il donc ?

Une lettre confidentielle, sorte de rapport politique adressé à la cour de Rome par l'abbé de Prémontré, Gervais, nous apporte l'explication du retard dont s'étonnaient et s'indignaient ceux qui avaient pris la croix. Les nobles, les chevaliers, les barons, c'est-à-dire le véritable élément constitutif de l'armée destinée à combattre le Sarrasin, se croisaient ou ne se croisaient pas ; mais ils ne se montraient nullement décidés à entreprendre le terrible voyage, au delà duquel était l'inconnu. Le témoignage du moine est péremptoire et d'une parfaite clarté.

Les professeurs, les théologiens de l'Université de Paris, ont rendu une sentence menaçante contre les croisés qui n'accomplissent pas leur vœu et déclaré que, s'ils ne partaient pas dans le courant de l'année, ils commettraient un péché mortel et perdraient le bénéfice des indulgences promises, même au cas où ils viendraient plus tard à résipiscence. Or les grands seigneurs (magnates) paraissent résolus en majorité à ne pas bouger. Ils se soucient peu de la déclaration de l'Université ; ils ne redoutent ni le châtiment spirituel qui peut venir de votre main, ni la contrainte des pouvoirs temporels. Quant à la foule très nombreuse des croisés de bas étage, voici ce qu'elle pense et ce qu'elle dit. Nous sommes dans une situation pénible et angoissante. Nous sommes tout prêts à obéir aux ordres du pape, s'il nous enjoint expressément de partir. Car nos préparatifs sont faits, et nous désirons ardemment nous acquitter de notre vœu. Mais nous ne savons pas comment partir et où aller. Autant que l'intelligence humaine peut se rendre compte des choses, nous ne rendrons aucun service à la Terre-Sainte, si nous n'avons pas devant nous des chevaliers de notre pays et de notre langue.

Voilà le point, très doux père, continue l'abbé de Prémontré, sur lequel nous vous prions de prendre une décision d'urgence, et de nature à consoler les affligés et à soulager ceux qu'on opprime. Il ne faut pas que ces fidèles chrétiens, à qui j'ai vu prendre la croix avec tant d'enthousiasme, et qui sont prêts à remplir tous leurs engagements, tombent dans un abîme de désespoir, s'ils apprennent que le retard dont ils ne sont pas responsables, le retard imposé par la nécessité, doit avoir pour effet de périmer les indulgences et de les priver de leurs privilèges. Je vous le dis d'ailleurs en confidence, et beaucoup de personnes partagent en ceci mon sentiment : il importe beaucoup, pour le succès de la croisade, que les Allemands ne partent pas avec les Français. On sait qu'ils n'ont jamais pu se mettre d'accord pour une grande entreprise faite en commun[4]. Il est ainsi de toute nécessité que le duc de Bourgogne et le duc de Lorraine, tous ces grands de France ou de Lorraine qu'on a épargnés jusqu'ici, soient sévèrement rappelés à leur devoir et condamnés à partir l'an prochain. Il faut que grands et petits soient fixés sur l'époque du départ, et que la menace du châtiment les décide.

L'Europe militaire, l'Europe des chevaliers, répugnait donc à la guerre sainte : elle n'y allait qu'à son corps défendant, sous la menace des peines d'Église, sub pœna ! Le mouvement provoqué dans les couches basses de la société restait par lui-même sans utilité et sans effet tant que la classe noble ne donnerait pas l'exemple. Or, elle ne semblait pas disposée à le donner. L'abbé de Prémontré complète le tableau en affirmant que, si certains évêques faisaient du zèle et agissaient sur leurs subordonnés par la crainte des anathèmes, ce n'était pas tant par amour pour la croisade que pour extorquer l'argent des pèlerins[5]. On comprend que, dans ces conditions, la croisade ne pouvait pas se faire et ne se fit pas.

Quand Innocent III apprit ces choses et sentit que la mort était proche, il lui fallut bien s'avouer vaincu dans une espérance qui avait été l'un des principaux ressorts, mais aussi l'un des tourments de sa vie publique. Ce ne fut certes pas sa faute, si le grand problème du maintien de la chrétienté en Syrie et de la résistance à l'islamisme attendit encore après lui une solution. Il est des tâches qui défient l'effort humain. La persistance dans l'idée et l'énergie dans l'action ne suffisent pas toujours, même aux âmes les mieux trempées.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Voir notre volume, Innocent III, La Croisade des Albigeois, Paris, Hachette et Cie, 2e édition.

[2] A notre avis, des historiens spécialistes comme M. Norden, dans son livre La Papauté et Byzance, et M. Gerland, dans son Histoire de l'empire latin, ne l'ont pas mis suffisamment en lumière.

[3] Elle ne nous est malheureusement pas parvenue.

[4] Nunquam leguntur fuisse in aliqua solemni societate concordes.

[5] Ut emungat bursas corum.