INNOCENT III

LA QUESTION D'ORIENT

 

CHAPITRE II. — LA QUATRIÈME CROISADE.

 

 

Caractères spéciaux de la quatrième croisade. — Féodalité et papauté. — La question du commandement : Boniface de Montferrat et la curie. — La question de l'itinéraire : Égypte ou Syrie ? — Les moyens de transports et le pacte d'avril 1201. — Villehardouin et le biographe d'Innocent HI. — Concentration des croisés à Venise. — Le légat du pape et les Vénitiens. — Innocent III et la diversion sur Zara. Les croisés excommuniés par le pape. — Son attitude devant la seconde déviation de la croisade. — La restauration et la chute d'Isaac l'Ange et d'Alexis IV. — La prise de Constantinople et la fondation de l'empire latin. — Les conquérants écrivent à Rome. — La convention franco-vénitienne. Mécontentement d'Innocent III. Il refuse de la ratifier. — Réprobation officielle des excès commis par les vainqueurs.

 

La nécessité de recouvrer les lieux saints, la foi, le désir de la pénitence, l'espoir du paradis, l'esprit d'aventure, l'amour des voyages, le besoin de guerroyer, la passion du gain, toutes ces causes générales des trois premières croisades se retrouvaient dans la quatrième. Mais on peut dire que le mouvement de 1202 avait déjà un caractère spécial. Les sentiments profanes et les intérêts matériels y tiennent visiblement plus de place. L'idée chevaleresque et mondaine apparaît, chez les contemporains d'Innocent III, jusque dans cette opération essentiellement religieuse, la prise de croix.

La première manifestation des laïques en faveur de la croisade s'est produite au milieu de ces fêtes sanglantes dont la noblesse raffolait et que l'Église prohibait en vain. Le 28 novembre 1199, quelques grands seigneurs de la Champagne et de la France du centre réunis, pour banqueter et échanger des coups de lances, au château d'Écri-sur-Aisne, attachèrent le signe du Christ à leur épaule. Ils formèrent ainsi le noyau de l'armée qui devait partir trois ans après.

Pour beaucoup de nobles de ce temps la croisade est devenue un sport distingué qu'on entreprend pour plaire à sa dame ou pour donner du lustre à sa race. On s'en aperçoit aux poésies d'inspiration très peu religieuse qu'ont écrites plusieurs de ces croisés au moment de leur départ. Aurait-on compris, à la fin du Xe siècle, l'état d'âme de ce seigneur d'Artois, Conon de Béthune, qui, plus de cent ans après, mêlait étrangement ses regrets d'amour au pieux désir de voir la Terre-Sainte ? Hélas, amour ! combien cruel congé il me faudra prendre de la meilleure dame qui onques fut aimée et servie ! Puisse Dieu bon me ramener à elle, aussi sûrement qu'avec douleur je la quitte. Las ! qu'ai-je dit ? je ne la quitte mie. Si le corps va servir notre Seigneur, le cœur entier demeure en son pouvoir. L'aveu est clair. Conon songe à sa maîtresse encore plus qu'à Dieu et aux Sarrasins. La féodalité affirme elle-même qu'elle continue, par raison, à faire le pèlerinage de Syrie, mais le cœur n'y est plus.

Il y eut cependant un autre ressort à la grande levée de boucliers de 1202. On retrouvait encore, au temps d'Innocent III, sinon chez les nobles, au moins dans les foules, quelque chose de l'enthousiasme qu'avait provoqué l'éloquence d'un Urbain II ou d'un saint Bernard. On revit presque le même spectacle lorsque le curé de Neuilli, Foulque, entraîna après lui la multitude croyante. Les miracles y furent pour beaucoup, car ce puissant apôtre rendait, parait-il, la vue aux aveugles, la parole aux muets, l'ouïe aux sourds, la marche aux paralytiques. Il lui suffisait d'une oraison et de l'imposition des mains. Tout de même, le peuple n'avait plus la conviction ardente, imperturbable d'autrefois : il commençait à raisonner et à se méfier. Le succès de Foulque ne dura pas. Non seulement on se lassa vite de l'entendre, mais on trouva étrange qu'il recueillît tant d'argent et l'on se demanda — question qu'on n'aurait pas posée au temps de Pierre l'Ermite —  si ce trésor serait bien employé à délivrer Jérusalem.

Quand l'abbé allemand, Martin de Pairis, s'adressa au peuple réuni dans la cathédrale de Bâle, il parla d'abord de façon à l'attendrir sur les malheurs de la Terre-Sainte, et la nécessité de secourir ses derniers défenseurs. Il rappela les gloires de la première croisade et fit ressortir les avantages spirituels dont bénéficieraient les croisés. Mais, sous forme de prétérition, et sans vouloir en avoir l'air, il mit une certaine insistance à éveiller les appétits matériels de son auditoire. Je laisse de côté, dit-il, cette considération que la terre à conquérir est beaucoup plus riche et plus féconde que la vôtre, et qu'il sera très facile à beaucoup d'entre vous d'y faire rapidement fortune. Vous voyez, mes frères, que ce pèlerinage vous offre toutes garanties. La promesse d'y gagner le royaume des cieux est certaine, et l'espoir de la prospérité temporelle qui en résultera pour vous sera encore plus sûrement[1] réalisé.

D'autres symptômes attestent que les temps sont changés, notamment l'extrême facilité avec laquelle plusieurs de ces nobles pèlerins, au lieu d'aller droit au but, s'amuseront sur la route, à des diversions lucratives. Ils en oublieront totalement l'objectif de leur prise de croix. On a déjà montré[2] Gautier de Brienne restant en Italie pour y faire valoir les droits de sa femme sur l'ancien héritage des rois normands et se mettre à la solde du pape. Il avait l'excuse, il est vrai, de servir les intérêts de saint Pierre, ce qui était encore une façon de se dévouer à la cause de Dieu. Mais que dire de ce chevalier flamand qui, rencontrant à Marseille une princesse grecque, l'épousa aussitôt pour avoir des droits sur l'île de Chypre ? Il court à Jérusalem redemander cette terre au roi Amauri de Lusignan. Quel est ce musard ? dit Amauri furieux. Qu'il se hâte de déguerpir, s'il tient à la vie. Pour beaucoup de croisés, la croisade était avant tout une affaire ; sans parler des Italiens, marchands de profession et commanditaires intéressés de la grande entreprise.

Il s'est même trouvé des historiens contemporains pour affirmer que les grands seigneurs de France, à qui revient l'initiative militaire de la quatrième croisade, obéirent à un mobile d'ordre purement politique. A en croire Guillaume le Breton et Ernoul, ils auraient contracté leur vœu, après la mort de Richard Cœur-de-Lion, leur allié et leur protecteur, pour échapper aux rancunes de Philippe-Auguste et profiter contre lui des privilèges attachés à l'état de croisé. Une pareille appréciation n'aurait pu se produire ou être comprise au temps de la première croisade ; mais est-elle exacte ? Le roi de France n'avait pas encore, à ce moment, le moyen de conquérir de grands fiefs, et ce n'est pas la protection dont l'Église couvrait les croisés qui aurait pu empêcher cet homme sans scrupules d'envahir la terre de ses vassaux. Leurs préparatifs de départ et surtout leur absence auraient plutôt favorisé ses projets.

A coup sûr, Innocent III s'est efforcé d'air, quant à lui, comme avaient fait ses prédécesseurs dans les circonstances similaires. Dès le début, il a voulu montrer que la croisade était sa chose et qu'il entendait la diriger. Foulque de Neuilli s'agitait peut-être avec trop d'indépendance. Rome se hâta de discipliner cette force populaire et de la faire rentrer dans le cadre régulier de l'action du sacerdoce. Pour que la mission d'évangéliste, lui écrit Innocent en 1198, produise tous ses fruits en vue de la délivrance de Jérusalem, tu pourras prendre, pour t'aider dans ce saint ministère, autant de moines noirs ou blancs que tu le jugeras utile, mais sous le contrôle et avec l'assentiment de notre cher fils, le cardinal Pierre, légat du Siège apostolique, que nous avons spécialement chargé de cet office. La précaution n'empêcha pas un moine de Saint-Denis, associé de Foulque, d'entraîner jusqu'à Venise, d'où elles parvinrent à Saint-Jean-d'Acre pour y disparaître aussitôt, des bandes désordonnées de pèlerins bretons. En Allemagne, la prédication de l'abbé Martin de Pairis se fit au nom d'Innocent III.

A en juger par la correspondance du pape et par le récit de son biographe, l'auteur des Gesta Innocentii tertii, il semblerait que la croisade fût) l'œuvre exclusive de la cour de Rome et de ses agents. C'est le cardinal Pierre de Saint-Marcel qui, chargé de la prêcher et de l'organiser en France, y apparaît comme faisant prendre la croix à des masses incalculables de clercs et de laïques. La biographie du pape ne parle ni du tournois d'Écri, ni des belles dames qui invitaient leurs chevaliers à se signaler en Terre-Sainte. La seule éloquence du légat aurait suffi à entraîner les comtes de Flandre, de Champagne, de Blois et de Saint-Paul, les évêques de Soissons et de Troyes, grands premiers rôles de l'action tragique qui allait se jouer en Orient. Mais qu'on lise Villehardouin et Robert de Clari, l'impression n'est plus la même. Les grands barons de France qui ont pris la croix se réunissent, élisent d'abord pour chef Thibaud III de Champagne, puis, après la mort prématurée de celui-ci, l'Italien Boniface, marquis de Montferrat. Ils agitent, dans les parlements de Soissons et de Compiègne, la question de la date du départ et celle de l'itinéraire. Ils envoient des délégués dans les trois grands ports d'Italie, mais surtout à Venise, pour traiter des conditions de l'embarquement. Où est la main du pape dans ces événements préliminaires ? Elle n'apparaît pas plus que celle du roi de France. Encore est-il certain que les chefs de la noblesse croisée ont demandé conseil à Philippe-Auguste, avant de remettre la direction politique et militaire de l'entreprise à Boniface de Montferrat.

Agissant en toute indépendance, ils ne semblent pas, en effet, sur la question si importante du choix d'un chef, avoir consulté Innocent III. Et s'ils défèrent le commandement à Thibaud puis à Boniface, c'est uniquement parce que les maisons de Champagne et de Montferrat s'étaient montrées au premier plan dans l'histoire récente de la Syrie et de la lutte contre l'Islam. Henri de Champagne et Conrad de Montferrat avaient occupé le trône de Jérusalem et commandé l'avant-garde de la chrétienté en Orient.

Boniface, prince lettré que célébraient les poètes de France et d'Italie, était personnellement en bonne posture dans l'opinion, mais rien ne prouve que son élection aurait obtenu l'agrément du chef de l'Église. On savait très bien à Rome que ce Lombard, gibelin de marque, avait pour ami intime l'adversaire de la papauté, le roi Philippe de Souabe. La pensée des clercs de la curie et, jusqu'à un certain point, celle du maître se reflètent chez le biographe d'Innocent III. Or, après avoir parlé, sans la moindre note approbative, de la nomination de Boniface, cet historien s'empresse d'insinuer que le marquis était préoccupé de tout autre chose que de l'objet direct de la croisade. Il nous apprend (fait confirmé par d'autres témoignages) qu'après avoir quitté la France où il avait été acclamé, le 16 août 1201, à Soissons, et le 14 septembre à Cîteaux, Montferrat passa en Allemagne où il resta pendant une partie de l'hiver dans la compagnie de Philippe de Souabe. Pourquoi ?

Tout en s'expliquant très clairement, le biographe du pape ne répond pas à cette question par une affirmation positive : il ne rapporte qu'un on-dit. Le bruit courut, écrit-il, qu'il négocia avec ce Philippe, prétendu roi d'Allemagne, pour amener l'armée chrétienne à reconnaître le jeune Alexis comme empereur de Constantinople et à le rétablir sur son trône.

Ainsi, avant même le départ des croisés pour l'Italie, se serait nouée l'intrigue qui devait détourner la croisade de son but, et celui qui la menait était le chef même de tous les croisés ! Devons-nous tenir pour vraie cette accusation ? ; C'est un des points d'histoire que l'érudition de nos contemporains a le plus vivement et le plus abondamment discutés. Ceux qui voient dans les événements de la quatrième croisade le résultat longuement prémédité des efforts de Philippe de Souabe pour renverser Alexis III et le remplacer par Alexis le Jeune, font ressortir la présence simultanée en Allemagne, à la fin de l'année 1201, de ce prétendant et de Boniface ; et celui-ci n'est pour eux qu'un simple agent de la politique allemande. Au contraire, les partisans de la théorie des causes fortuites s'efforcent de démontrer que l'arrivée du jeune Alexis sur le sol germanique n'eut lieu qu'au printemps ou dans l'été de 1202. Il est impossible, d'après eux, que Philippe et Boniface aient pu préparer si longtemps d'avance, en escomptant l'appui d'une armée qui n'existait pas encore, l'exécution de leurs visées sur Constantinople.

Dans l'ensemble de ce problème assurément très compliqué, la question spéciale de savoir si le jeune Alexis rejoignit son beau-frère, le Souabe, en 1201 ou en 1202, reste inextricable, parce qu'elle repose sur des textes rares et d'une précision insuffisante. Sans doute l'histoire ne peut affirmer sans réserve là ou le biographe d'Innocent III lui-même a employé prudemment la formule de l'on-dit. Mais un autre fait ; présenté par lui, cette fois, comme une certitude, semble bien justifier quelque soupçon. Dans la période antérieure à l'arrivée des pèlerins à Venise, le marquis de Montferrat vint à Rome, et, s'entretenant en secret avec le pape, essaya de le faire adhérer à la combinaison qui devait avoir pour effet la restauration d'Isaac l'Ange et de son fils. Quand il vit, dit l'auteur des Gesta Innocentii, que le pape n'y était nullement disposé, il ne s'occupa plus que de régler l'affaire de la croisade et revint chez lui.

Il parait donc que le haut commandement de l'armée expéditionnaire fut constitué en dehors d'Innocent III et dans des conditions peu favorables à ses vues. Mais il ne semble pas qu'on lui ait demandé non plus son avis sur la question de l'itinéraire. Irait-on directement en Syrie, conformément à la tradition et au vœu populaire, ou attaquerait-on d'abord les musulmans au cœur même de leur puissance, c'est-à-dire en Égypte ? D'après l'ensemble des témoignages, dès le début des pourparlers qu'ont eus, entre eux, les grands barons de France, leur opinion paraît fixée : ils veulent aller en Égypte : mais cette opinion n'est pas celle de la petite noblesse et de la masse des pèlerins. Ceux-ci ne voient qu'une chose, la reprise de Jérusalem, et ne comprennent pas qu'on ne se hâte pas d'y courir. Il est clair que, dès le commencement, il s'est produit parmi les croisés une divergence de conception qui a pesé sur toute la croisade et en explique bien des vicissitudes. Les traditionnalistes, les intransigeants, entendent qu'on marche droit sur les lieux saints, sans arrêt et sans diversion. Les progressistes, les opportunistes, ont compris le grand avantage d'une attaque par l'Égypte, et se prêteront volontiers à toutes les combinaisons permettant d'assurer, en fin de compte, le triomphe des armes chrétiennes. Mais les grands barons ont de bonnes raisons pour se refuser à commencer par la Syrie : c'est que les colons latins qui l'habitent ont conclu avec le musulman des trêves qu'ils ne tiennent pas à rompre, et que, loin de faciliter leurs opérations aux croisés, ils ont peur de ces auxiliaires et s'en défient.

Auquel de ces deux courants d'opinion se rattachait Innocent III ? On a affirmé que l'idée de marcher sur l'Égypte lui appartenait en propre, et l'un des principaux historiens de la quatrième croisade, le moine Gunther, assure que c'est lui qui imposa ce plan d'attaque aux barons. Mais les lettres du pape prouvent qu'il est resté étranger au choix de la route ; la question même, semble lui avoir été indifférente. Ce qu'il veut avant tout, avec la grande majorité des consciences chrétiennes, c'est la délivrance des lieux-saints. Parle-t-il, dans sa correspondance, de l'itinéraire que doivent suivre les croisés ? il dit presque toujours soit qu'on se dirige sur la province de Jérusalem, soit qu'on se porte sur l'Égypte. Sur ce point, nulle idée arrêtée ; il n'impose en rien sa façon de voir qu'il néglige de faire connaître. Au fond, peu lui importe la route choisie, pourvu qu'on attaque directement et sans délai le Sarrasin, pour lui enlever le tombeau du Christ. Il est pour l'action immédiate, pour qu'on marche droit à l'ennemi : ce qu'il ne veut pas, c'est l'attente trop prolongée et surtout la diversion. Il est plutôt d'accord avec le parti de la tradition. Mais où voit-on que les barons français l'auraient consulté préalablement ? D'après Robert de Clari, ils répondirent au marquis de Montferrat, qui leur avait posé la question de l'itinéraire : Nous ne voulons pas aller en la terre de Syrie, parce que nous n'y pourrions rien faire. Nous sommes résolus à aller en Babylone (au Caire) ou à Alexandrie, et nous voulons louer une flotte qui puisse nous transporter tous ensemble en ce pays.

Sur cette dernière question, capitale aussi, celle des moyens de transport, une lumière très vive a été jetée par Villehardouin dans une série de fresques largement peintes : la démarche faite auprès des Vénitiens par les délégués des barons (février 1201), leurs marchandages avec le doge Henri Dandolo, la scène fameuse de l'église Saint-Marc où le peuple de Venise, à la vue des six messagers agenouillés et pleurant, leur accorde ce que demandait la chrétienté avec un tel tumulte d'enthousiasme qu'il semblait que la terre s'effondrât. — La chrétienté vous a choisis, dit Villehardouin, l'orateur de la délégation, aux Vénitiens, — parce qu'elle sait que nulles gens qui sont sur mer n'ont aussi grand pouvoir que vous et vos gens. En réalité, les croisés s'adressèrent aussi aux Génois et aux Pisans, mais ceux-ci répondirent qu'ils n'avaient pas assez de vaisseaux et ne pouvaient rien faire. Un des meilleurs historiens de la croisade, l'auteur de la Devastatio Constantinopolitana, affirme qu'Innocent III prescrivit aux barons de prendre Venise comme point de départ. Il est avéré du moins, par le texte même de la convention signée avec le doge, que le pape insista auprès des Vénitiens pour qu'ils acceptassent les propositions des croisés. Mais on peut douter que le choix de Venise ait été le résultat d'un ordre venu de Rome. Il s'imposa forcément parce que la puissante république se trouvait alors seule en état de fournir les forces navales dont la croisade avait besoin.

Rien d'étonnant, d'ailleurs, qu'Innocent III ait préféré les Vénitiens aux Pisans, ennemis jurés de la papauté, ses adversaires en Sardaigne et en Sicile, et même aux Génois dont il s'est plaint avec amertume comme d'un peuple désobéissant et ingrat. Il était en bons termes avec les marchands de l'Adriatique, bien qu'il n'ait pu les empêcher de trafiquer avec les Sarrasins. Mais pourquoi ce trafic l'aurait-il indigné particulièrement contre Venise ? Toutes les grandes cités commerçantes de la Méditerranée en étaient coutumières. Avant, pendant et après chaque croisade, Vénitiens, Pisans et Génois n'ont jamais cessé de conclure des accords commerciaux avec les chefs de l'Islam. Ils les combattaient comme croisés, mais traitaient avec eux comme marchands. Peu importent les affirmations du chroniqueur Ernoul qui incrimine formellement Venise pour avoir trahi en 1202 et détourné les chrétiens de l'Égypte. Que sert-il à la science d'aujourd'hui d'avoir si longtemps discuté le bien ou le mal fondé de cette accusation ? Venise n'a pas agi, lors de la quatrième croisade, autrement que pendant tout le cours du siècle qui la précéda et de celui qui la suivit. Le crime de lèse-chrétienté était commun à tous les riverains de la mer intérieure. Ils ont trahi de cette façon tant que le moyen âge a duré.

En avril 1201, le traité conclu par les croisés avec Venise est signé. Les Vénitiens s'engagent, moyennant 85 000 marcs payables en quatre échéances, à tenir prêts, pour la date du 29 juin 1202, les navires et les approvisionnements nécessaires au transport de l'armée et à sa subsistance pendant un an. Ils s'associent en outre à l'entreprise. Ils doivent équiper à leurs frais cinquante galères. En retour, les chefs de la croisade promettent de leur attribuer la moitié des conquêtes effectuées pendant la durée de la convention. Contrat léonin, certes, mais ces marchands étaient dans leur rôle ; il fallut bien en passer par leurs conditions. D'après les termes de ce traité et les paroles prêtées au doge par Villehardouin, il n'est question alors que du secours apporté au royaume de Jérusalem et de la délivrance du saint tombeau. Pas un mot d'où l'on puisse inférer que les Vénitiens ne sont pas d'accord avec les croisés pour se rendre immédiatement en Égypte ou en Syrie. Mais rien non plus, dans ce contrat de transport, sur l'objectif précis des contractants, sur le point où ils doivent débarquer. Il n'y est parlé que vaguement du passage en Terre-Sainte. Il s'agit d'aller outre-mer, au delà de la Méditerranée[3].

L'omission, évidemment voulue, d'un détail aussi important que l'indication du lieu de destination, laisse le champ libre à toutes les conjectures. Ceux qui croient au machiavélisme à longue portée des Vénitiens et à leur accord secret avec le marquis de Montferrat reconnaissent ici l'intention visible de ne pas aller et Égypte ou en Terre-Sainte et d'exploiter l'armée du Christ pour l'entraîner à d'autres entreprises. Mais il convient de voir les choses plus simplement. On constatera que Villehardouin est d'accord, en somme, avec le texte du traité. D'après lui il fut annoncé au public qu'il s'agissait d'aller outre-mer, ce qui était peu précis ; mais dans la réunion à huis clos des délégués et des conseillers de Venise, il fut convenu qu'on irait en Égypte, parce que c'était en Égypte qu'on pouvait le mieux détruire les Turcs. Pour expliquer ensuite que le lieu de destination ne fut pas publié et resta l'objet d'une entente secrète entre les dirigeants, on invoqua une raison toute naturelle : le désaccord des grands barons qui visaient l'Égypte, et de la masse des pèlerins, qui voulait la Syrie. Toute détermination précise, à cet égard, eût été périlleuse, comme pouvant entraîner la division des croisés et par suite la dissolution de la croisade. Il valait mieux rester dans le vague pour ne rien risquer ; et, après tout, dans un an, quand les croisés se réuniraient pour le départ définitif, il serait temps de fixer la route.

Dans ces conditions, le traité d'avril 1201, qui devait être soumis à la ratification du pape, chef religieux de l'entreprise, ne contenait rien qui fût de nature à l'inquiéter ou à le mécontenter. Villehardouin certifie qu'il le confirma bien volontiers. Comment ne pas tenir compte d'une affirmation aussi positive ?

Il est d'autant plus intéressant de savoir comment le biographe d'Innocent III a parlé de l'accueil fait par son héros au pacte de nolis. Or la source romaine ne s'accorde pas, sur ce point, avec la source française. Elle nous apprend d'abord un fait qui ne se trouve ni dans le traité, ni dans Villehardouin, à savoir qu'il fut convenu entre les parties qu'on enverrait quelques vaisseaux en Syrie, mais que le gros de l'armée irait en Égypte pour s'emparer d'Alexandrie, ce qui permettrait d'obtenir d'autant plus aisément la délivrance de la Terre Sainte. C'était peut-être là en effet le moyen de satisfaire à la fois les grands et les petits croisés. Mais, toujours d'après sa biographie, le pape aurait refusé purement et simplement d'approuver le contrat. Prévoyant l'avenir, il répondit avec beaucoup de circonspection qu'il ne ratifierait l'acte que si les croisés et les Vénitiens s'engageaient à ne léser aucun peuple chrétien. Ils ne pourraient le faire que dans le cas où ces chrétiens s'opposeraient à leur passage, et à moins que, pour une cause juste et nécessaire, il leur fût absolument impossible d'agir autrement. Devant de pareilles réserves, les Vénitiens ne se soucièrent plus d'obtenir confirmation du traité.

Qui a raison ici, du chroniqueur français ou du clerc de Rome ? La critique a prouvé que les termes du pacte impliquaient la croyance où étaient les Vénitiens que le pape s'empresserait d'y adhérer ; et elle a invoqué la lettre qu'Innocent III lui-même adressa le 8 mai 1201 au clergé de Venise. Loin d'y montrer le moindre sentiment de contrariété, le pape félicite au contraire les Vénitiens, en termes chaleureux, de ce qu'ils se proposent de faire pour l'œuvre chère à tous les chrétiens. Il semble donc que la cause soit entendue : le pape confirma. L'auteur des Gesta Innocentii, écrivant près de huit années après les événements, a voulu, selon son habitude, justifier son maître du reproche d'imprévoyance et lui attribuer une sorte d'instinct de divination. On sait que, plus papal que le pape lui-même, il s'efforce constamment, dans son panégyrique, de lui prêter toutes les vertus comme toutes les supériorités. Pouvait-il admettre qu'un homme comme Innocent III ait pu être joué par Venise ? C'est ce qui arriva pourtant, non pas dès avril 1201 et dans le traité même, mais par la tournure que prirent plus tard les événements.

Un an se passe et les croisés commencent enfin à se mobiliser et à prendre la route des Alpes et de l'Italie pour opérer leur concentration. Ils sont en retard. Aux termes du pacte de nolis, ils auraient dû partir en avril ; ils n'arrivent qu'en juin, juillet et août 1202. Encore ne se trouvent-ils pas tous au rendez-vous. Les Flamands, avec leur flotte, font bande à part et passent par le détroit de Gibraltar. Des groupes de Français proprement dits et de Bourguignons ne veulent pas de Venise comme point d'embarquement et se dirigent sur Marseille. D'autres, qui sont parvenus en Italie, se dispersent dans la péninsule. Défaut d'entente ; il se produit même des défections. Le comte Louis de Blois, un des grands chefs, fait mine de ne pas vouloir se rendre à Venise : Villehardouin et les autres ont beaucoup de peine à l'y amener. C'est que, malgré les précautions prises, le bruit s'est répandu parmi les pèlerins désireux de passer en Syrie, que les barons se sont entendus avec les Vénitiens pour les mener en Égypte ou ailleurs. Les démarches de Boniface de Montferrat en faveur du jeune Alexis, la présence de celui-ci à Vérone, les sollicitations dont il accable les directeurs de la croisade ont transpiré, jeté le soupçon et l'inquiétude. On comprend dès lors les efforts continus, désespérés de Villehardouin et des chefs pour concentrer à Venise, et d'urgence, toutes les forces chrétiennes. La dispersion n'est pas seulement le retard : c'est l'impossibilité de tenir les engagements contractés envers les armateurs et les banquiers vénitiens.

Les récits animés de Villehardouin et de Robert de Clari ont rendu à jamais inoubliable ce qui se passa à Venise, quand la majeure partie des chevaliers s'y trouva enfin rassemblée : les croisés internés, de gré ou de force, dans l'île Saint-Nicolas du Lido ; les réclamations très vives du doge et des marchands dont le retard de la croisade inutilise la flotte ; l'impossibilité où sont les croisés, trop peu nombreux, de verser la somme convenue pour la dernière et la plus grosse échéance ; la menace du doge de laisser les pèlerins mourir de faim et 'de soif dans leur île, s'ils ne payent pas : enfin, le dernier acte de cette tragi-comédie, la proposition qu'il fait à ses débiteurs de leur accorder un répit, s'ils aident la république à la mettre en possession de la Dalmatie, ou du moins à prendre Zara.

L'historien du pape ne dit rien de tous ces incidents. Il constate seulement que l'armée du Christ apparut à Venise si nombreuse que tout le monde pensait qu'elle allait reprendre Jérusalem, et conquérir en outre tout le royaume d'Égypte. Il avoue aussi que les Vénitiens avaient équipé des forces navales comme depuis longtemps le monde n'en avait pas vues. Le 22 juillet 1202, le légat d'Innocent III, Pierre Capuano, arrive à Venise pour y faire tout ce que les représentants de la papauté faisaient en pareille circonstance, car, selon la théorie des gens d'Église, c'est à Rome qu'appartient la direction suprême de la croisade. Un autre récit contemporain, la Devastatio, nous montre le légat d'Innocent III remplissant son office de prédicateur auprès des pèlerins du Lido qu'il réconforte, et employant le pouvoir souverain dont il est revêtu au nom du pape à modifier le caractère de l'expédition. Il ne faut pas que l'armée destinée à opérer en Terre-Sainte soit une cohue désordonnée, mais une force capable de discipline et d'endurance. Aussi renvoie-t-il dans leur pays tous les croisés qui ne sont pas en état de participer aux opérations militaires, femmes, infirmes et indigents. L'ancienne conception religieuse de la croisade, ouverte à tous les pénitents, était répudiée même par l'Église. Mais quand, après avoir fait connaître cet acte d'autorité de l'homme d'Innocent III, l'historien ajoute : Ceci fait, le légat s'en alla à Rome, on se demande avec surprise ce qui s'est passé.

La biographie du pape nous l'apprend. Pierre Capuano se présentait pour partir avec les croisés, c'est-à-dire pour se mettre à leur tête, comme remplaçant le chef religieux de la croisade. Mais deux raisons l'en empêchèrent. Il apprit d'abord que la flotte, au lieu d'appareiller sur l'Égypte ou la Syrie, allait en Dalmatie attaquer des chrétiens. Ensuite, et ceci est un signe des temps, le doge et les Vénitiens, craignant qu'il n'entravât leurs projets, ne voulurent l'emmener que sous conditions. Si vous partez comme prédicateur, lui dirent-ils, fort bien ; mais si vous prétendez agir en légat, c'est-à-dire comme représentant l'autorité romaine, vous pouvez vous en retourner.

Ainsi débutait la quatrième croisade, par un acte de rébellion déclarée à l'égard du pape et de son légat. Le fait est autrement intéressant pour l'histoire que la question de savoir si les Vénitiens avaient prémédité de longue main leur déviation sur Zara, s'ils s'entendaient ou non avec le marquis de Montferrat pour cingler ensuite vers Byzance. Ceci, on ne le saura jamais, et la science a vraiment mieux à faire qu'à discuter indéfiniment un problème insoluble. La vérité qui importe, c'est que cette manifestation religieuse-.de la collectivité chrétienne échappait dès le début au suprême pouvoir de l'Église. La croisade se laïcisait.

 

Au mois de septembre 1202, les promoteurs de l'entreprise se trouvaient en présence de conjonctures aussi étranges que difficiles. Par suite de leurs retards et de leur pénurie d'argent, les croisés étaient à la merci du doge et des marchands de Venise. Que pouvaient faire, en pareil cas, les chefs laïques et ecclésiastiques de la croisade ?

Les grands barons qui mènent l'armée et dont Villehardouin est l'organe, sur l'assurance qu'après Zara on se dirigera sur l'Égypte, acceptent la condition imposée. Les autres, les petits, les croyants, les naïfs, ceux qui veulent aller de suite en Syrie pour y gagner les indulgences promises, refusent de se soumettre et s'indignent. Certains d'entre eux trouvent le moyen de quitter Venise et de s'en retourner dans leur pays. Mais, s'il faut en croire Robert de Clari, beaucoup de ces pauvres pèlerins enfermés au Lido ne furent pas mis au courant de ce qui se passait. Ils ne virent qu'une chose : on allait enfin mettre à la voile ! quitter la lagune malsaine ! Ils manifestèrent leur joie à leur façon. Ils firent si grande liesse, la nuit, qu'il n'y eut si pauvre qui ne fit grand luminaire, et ils portaient au sommet des lances des faisceaux de chandelles autour et à l'intérieur de leurs baraquements, si bien qu'il semblait que toute l'ost fut en feu.

Pendant que les laïques se résignaient ou, insoucieux et mal renseignés, illuminaient, les gens d'Église, à commencer par le pape, demeuraient dans la plus pénible anxiété. Pouvaient-ils accepter l'ultimatum insolent que les Vénitiens avaient adressé au légat et souffrir qu'on détournât la croisade de son but, en la faisant commencer par une attaque contre Zara, ville chrétienne, propriété du roi de Hongrie, Emeri, un croisé ? C'eût été le renversement de toutes les traditions et de toutes les lois ecclésiastiques. Mais, d'autre part, était-il prudent de rompre avec les Vénitiens, d'interdire le départ, d'absoudre les pèlerins de leur vœu, de renvoyer toutes les forces mobilisées, autrement dit de renoncer à la croisade ? On n'avait pas le droit de faire faillite à l'idée chrétienne, tant qu'il restait l'espoir que la flotte, une fois la campagne de Dalmatie achevée, irait où elle devait aller d'abord. Il fallait donc que l'Église désapprouvât officiellement la tournure que les exigences de Venise faisaient prendre à l'expédition et condamnât la marche sur Zara ; mais la nécessité voulait aussi qu'elle laissât cette diversion s'accomplir, puisqu'elle était inévitable. Force était de continuer à encourager la croisade, tout en refusant de s'associer à la première entreprise de ceux qui la dirigeaient.

Il n'y avait qu'une diplomatie de clercs pour s'accommoder d'une situation aussi bizarre. Les circonstances suffisent à expliquer l'attitude et les actes du pape et de son légat sans qu'il soit besoin de supposer, comme on l'a fait, que Pierre Capuano, en désaccord avec son chef, ait pris part au complot tramé entre Venise et Boniface pour empêcher les croisés d'accomplir leur vœu. Ceci est l'hypothèse, pour ne pas dire le roman.

D'après les récits détaillés de source ecclésiastique[4], la conduite du légat paraît logique et rationnelle. Il essaie d'abord, au nom du pape, de détourner les Vénitiens de leur projet de conquête en Dalmatie. N'y parvenant pas, il exige d'eux, sous garantie, la promesse qu'ils dirigeront ensuite l'armée sur Alexandrie d'Égypte. Les prélats qui doivent prendre part à l'entreprise, comme l'évêque Conrad d'Halberstadt et l'abbé Martin de Pairis, douloureusement en lutte avec leur conscience, demandent au légat s'ils ne feraient pas mieux de quitter les Vénitiens et de rentrer chez eux. — Gardez-vous-en bien, leur répond en substance Pierre Capuano ; vous tolérerez, comme vous pourrez, l'insolence vénitienne, mais il faut prendre part à l'expédition pour surveiller ce qui s'y fera. Le seigneur pape aime mieux dissimuler la situation grave qui nous est faite que dissoudre la croisade. Et encore : Mieux vaut supporter un mal moindre pour obtenir un plus grand bien.

Toute la politique d'Innocent III est dans ces deux phrases. Et lui-même, que fait-il au même moment ? Des pèlerins qui ont quitté Venise pour ne pas être complices d'une aventure qu'ils réprouvent, viennent à Rome et demandent à être relevés de leur vœu. Innocent III s'y refuse ; il ne leur accorde qu'un sursis de quelques années. D'autre part, il charge spécialement quatre abbés de l'ordre de Cîteaux de suivre l'armée et d'y prêcher de parole et d'exemple, en l'absence du légat. Car il faut bien que, si l'expédition de Zara est tolérée comme un fait, elle soit condamnée en droit. Et la désapprobation officielle du chef de la chrétienté se manifeste par les dispositions suivantes. Le légat restera en Italie. Boniface de Montferrat, chef laïque de la croisade, reçoit, de la bouche même du pape, l'ordre formel de ne pas partir pour Zara : ce qui semble prouver, entre parenthèses, que si ce gibelin est l'ami de Philippe de Souabe et le partisan de la restauration du jeune Alexis, il ne pousse pas le désir de réaliser ses vues politiques jusqu'à se révolter ouvertement contre la volonté expresse de Rome. Les deux autorités suprêmes de la croisade, dans l'ordre spirituel et dans l'ordre temporel, ne s'associent donc pas à l'entreprise des Vénitiens, ce qui sauve au moins les apparences. Enfin, des lettres pontificales adressées à tous les croisés leur défendent, sous peine d'excommunication, toute attaque contre une terre chrétienne, et particulièrement contre les possessions du roi de Hongrie qui, lui aussi, a pris la croix. Et Innocent III charge l'abbé de Locedio de signifier cette prohibition et cette menace aux Vénitiens comme aux autres croisés.

En dépit de la réprobation du pape fortement exprimée par son légat, la flotte lève l'ancre le 8 octobre 1202, au milieu de l'allégresse générale, au bruit des trompettes, des tambours et des Veni Creator Spiritus chantés du haut des nefs par les clercs. Grands et petits pleuraient de la grande joie qu'ils avaient, dit Robert de Clari. Et l'on vit le vieux doge presque aveugle, Henri Dandolo, sur sa galère vermeille, dans sa riche tente de satin rouge, mener à la conquête des îles et des ports de la Dalmatie la plus belle armée de chevaliers que les marchands de Venise eussent jamais tenue à leur disposition.

Le 10 novembre, l'armée était campée devant Zara. Pendant le siège, la lettre pontificale qui menaçait d'excommunication les croisés coupables d'attaquer les chrétiens avait été lue publiquement par l'abbé Gui des Vaux de Cernai, un de ceux qui voulaient à toute force aller directement en Syrie. Seigneurs, dit-il au doge et aux barons, je vous défends, de par le pape de Rome, d'attaquer cette cité, car elle est cité chrétienne, et vous êtes pèlerins. Le doge, troublé et irrité, répliqua vivement. Seigneurs, dit-il aux chefs des croisés, vous m'aviez promis que vous m'aideriez à conquérir cette ville, et je vous requiers de tenir parole. Je ne renoncerai pas, pour le pape, à la vengeance que je veux tirer des gens de Zara.

Aussitôt s'élèvent les protestations indignées de Simon de Montfort, d'Enguerran de Boves et d'autres croisés. Ils se refuient à agir contre les ordres de Rome, à risquer l'excommunication. Mais la majorité des barons décide qu'on restera fidèle à l'engagement contracté envers Venise. La ville, énergiquement assaillie, est prise au bout de cinq jours. Il avait été convenu qu'on la partagerait par moitié entre les Vénitiens et les croisés. Seulement les complices cessèrent d'être d'accord, comme il arrive d'ordinaire, quand vint le moment du partage. Une mêlée commença entre les Vénitiens et les Français, écrit Villehardouin, bien grande et bien âpre, et ils coururent aux armes de toutes parts. Et la mêlée fut telle qu'il y eut peu de rues où il n'y eut grand combat d'épées, de lances, d'arbalètes et de dards. Et il y eut beaucoup de gens blessés et tués. Les prud'hommes, qui ne voulaient pas le mal, vinrent tout en armes à la mêlée, et commencèrent à les séparer. Et quand ils les avaient séparés en un lieu, alors on recommençait en un autre. Sachez que ce fut la plus grande douleur qui jamais advint à une armée, et peu s'en fallut que l'armée ne fut toute perdue.

Au premier bruit qui courut à Rome de la reddition de Zara, Innocent fulmina contre les vainqueurs.

C'est une vraie douleur pour nous que d'être obligés de vous écrire sans vous envoyer le salut et la bénédiction apostolique, vous à qui nous avions l'habitude d'adresser un remerciement et de promettre l'éternité bienheureuse. Voilà donc l'or devenu scorie, et l'argent gâté par la rouillé ! Dérogeant à la pureté de votre intention première, et quittant la bonne voie, vous avez regardé en arrière comme la femme de Loth ! Au lieu de gagner la terre promise, vous avez eu soif du sang de vos-frères. Satan, le séducteur universel, vous a surpris. De mauvais anges vous ont induits, sous prétexte de nécessités inéluctables, à dévier vers les îles et à consacrer au paiement de votre dette la dépouille des chrétiens. Venus à Zara avec la flotte, vous avez dressé vos bannières contre la cité, fixé vos tentes, creusé des tranchées autour de la ville, percé les murs, non sans une large effusion de sang. Les habitants de Zara demandaient que leur procès avec les Vénitiens fût porté à notre tribunal : vous ne les avez pas écoutés. Ils ont suspendu alors des crucifix sur les remparts. Sans égard pour le crucifié, vous avez donné l'assaut et forcé la ville à se rendre !

Tout aurait dû vous détourner de ce dessein, le respect de la croix placée sur vos épaules, le respect du roi de Hongrie et de son frère, le duc André, croisés comme vous ; le respect tout au moins de l'autorité apostolique. Nous avions pourtant eu soin de vous défendre, sous les peines les plus sévères, d'attaquer une force chrétienne, sauf le cas où ces chrétiens vous barreraient la route et prendraient contre vous une attitude hostile. Ceux qui nous désobéiraient, nous les avions déclarés excommuniés et déchus du privilège de croix. Notre légat, Pierre de Saint-Marcel, avait déjà fait connaître à quelques-uns d'entre vous la teneur de cette prohibition : plus tard, le texte entier de notre lettre vous avait été lu à tous publiquement. Vous n'avez déféré ni à Dieu, ni au siège apostolique. Vous avez obligé les gens de Zara à capituler. Sous vos yeux les Vénitiens ont détruit les murs de la cité, pillé les églises, renversé les édifices, et vous avez partagé avec eux les dépouilles de ces malheureux. Sous peine d'anathème, arrêtez-vous dans cette œuvre de destruction et faites restituer aux envoyés du roi de Hongrie tout ce qui leur a été enlevé. Autrement sachez que vous tombez sous le coup de l'excommunication et que vous êtes privés par le fait des indulgences promises à tous les croisés.

Les Vénitiens n'en achevèrent pas moins la destruction de Zara. Il fallut s'incliner devant le fait accompli. Mais l'opinion était en droit de supposer que les croisés, après cette diversion, reprendraient l'exécution de leur programme, cingleraient vers l'Égypte, et que les choses rentreraient dans l'ordre. Le marquis de Montferrat put décemment rejoindre ses troupes : il arriva à Zara au milieu de décembre 1202. Toutefois le représentant officiel du pape, le chef religieux de l'expédition, Pierre Capuano, resta en Italie pour être bientôt, comme on l'a vu, chargé de légation en Terre-Sainte. Malgré tout et par le fait, l'armée se trouvait excommuniée. Si les Vénitiens se souciaient peu, de l'anathème, il n'en était pas de même des croisés de France et d'Allemagne, qui voulaient à tout prix l'absolution. Les évêques qui accompagnaient l'armée prirent sur eux de la leur donner en exigeant la promesse assermentée que les coupables se soumettraient aux ordres du pape. Les barons envoyèrent donc à Innocent. III une ambassade composée de l'évêque de Soissons, Nivelon, d'un autre clerc, maître Jean de Noyon, chancelier du comte de Flandre, et de deux chevaliers. Ils avaient pour mission d'obtenir de l'autorité romaine la rentrée en grâce de l'armée. Mais le doge, refusant de s'associer à cette démarche, s'obstina dans l'impénitence.

A en croire Villehardouin et Gunther de Pairis, le pape aurait accueilli la délégation avec bienveillance et accordé le pardon sans difficulté. La correspondance d'Innocent III, en donnant plus de détails sur le fait, le présente un peu autrement. Les envoyés des barons furent d'abord assez mal reçus. Vos évêques, leur dit le pape, n'avaient pas le droit de vous relever d'un anathème lancé par l'Église romaine. Pour qu'on puisse absoudre les croisés du crime de Zara, il faut qu'ils restituent ce qu'ils ont pris des dépouilles de la ville, qu'ils fassent amende honorable au roi de Hongrie, qu'ils jurent de ne plus envahir de terres chrétiennes, qu'enfin les chefs de l'expédition remettent entre les mains du légat ou de son représentant une promesse écrite et scellée par laquelle ils s'engagent, pour eux comme pour leurs héritiers, à donner à l'Église la satisfaction qu'elle demandera. Au demeurant nous reconnaissons que ce n'est pas volontairement, mais contraints par une sorte de nécessité que vous avez attaqué Zara : mais ceci ne vous excuse pas, car c'est bien votre faute, si vous vous êtes mis dans cette situation.

Sévérité dans la forme, concession et indulgence dans le fond, la diplomatie d'Innocent III continuait après Zara ce qu'elle avait commencé avant. L'important, pour elle, était que l'armée ne se disloquât pas et que le but primitif de l'expédition fût atteint. A tout prix, il fallait maintenir, entre les barons et les Vénitiens, l'accord indispensable au succès final. Mais comment s'y prendre avec ces marchands qu'on avait mis hors l'Église et qui ne demandaient pas l'absolution ? Un des délégués, Jean de Noyon, avait insinué à Innocent III qu'il était nécessaire de fermer les yeux et de dissimuler provisoirement. Si l'on notifiait au doge la déclaration d'anathème, l'œuvre commune était en péril. Pour le principe, le pape refusa de l'écouter et lui imposa même silence. Mais en même temps qu'il remettait aux délégués la lettre où il signifiait ses exigences et les conditions imposées pour l'absolution, il leur indiquait, dans un autre écrit, la conduite à tenir avec.les Vénitiens. S'ils se refusent à donner satisfaction à l'Église, si, comme on le dit, ils se vantent de leur forfait au lieu de s'en repentir, vous pourrez néanmoins partir avec eux pour la Syrie ou pour l'Égypte, et user de leur flotte selon la teneur de votre contrat. Il vous sera permis de communiquer avec eux, bien qu'excommuniés, du moment que vous le ferez avec chagrin et en toute amertume de cœur.

Ce casuiste éminent s'entendait à diriger l'intention. Et il s'efforce de justifier cette dérogation aux lois de l'Église, par une argumentation des plus ingénieuses. Les Vénitiens ont touché la majeure partie de leur, créance. Il est impossible de les annexer ou de les contraindre à restituer les sommes versées. Donc, si vous rompiez maintenant avec eux, vous auriez l'air, vous, d'être victimes de votre repentir, et eux, de bénéficier de leur méchanceté : car c'est à eux maintenant à remplir envers vous leurs obligations. Après tout, il est licite d'exiger et de recevoir des excommuniés ce qu'ils nous doivent. Il est permis aussi, quand on traverse le territoire d'un excommunié ou d'un hérétique, d'entrer en contact avec lui pour se procurer le nécessaire. Le droit veut enfin que, lorsque le chef de famille est excommunié, ceux qui font partie de la famille soient excusés de communiquer avec lui. Or, le doge de Venise est, sur ses vaisseaux, comme le père de famille dans sa maison. Tant que vous naviguez avec lui, vous appartenez à son foyer : vous pourrez donc communiquer avec lui sans crime. Quand vous aurez débarqué en Syrie ou en Égypte, il n'en sera plus de même. Si les Vénitiens alors n'ont pas reçu l'absolution, vous ne pourrez pas combattre avec eux, car Dieu lui-même serait contre vous.... Conduisez-vous, en cette affaire, avec prudence et en prenant toutes précautions. Il se peut que les Vénitiens cherchent l'occasion de dissoudre l'armée et de se dérober ainsi à leurs engagements : dissimulez et patientez jusqu'à ce que vous soyez arrivés à destination. Alors vous pourrez profiter d'un moment favorable pour les punis comme il convient.

Démonstration très claire : Innocent juge nécessaire d'excommunier les Vénitiens et de leur faire connaître la sentence qui les touche ; mais il autorise tout de même les croisés à rester en contact avec ces excommuniés, comme s'ils ne l'étaient pas. Le moyen était habile de sauvegarder le respect de l'Église, de ses lois, et de la morale, sans que les intérêts de la croisade pussent en souffrir !

Par malheur, il était dit, ici encore, que la volonté pontificale ne serait qu'à demi-réalisée. Les délégués reviennent à Zara, accompagnés d'un représentant du légat Pierre de Saint-Marcel. Conformément aux exigences d'Innocent III, les barons signent l'engagement écrit de donner au pape la satisfaction qu'il demandera, et, sur la déclaration de leur repentir, on les absout. Mais que va-t-on faire de la lettre pontificale qui excommunie définitivement les Vénitiens ? Permettra-t-on à l'envoyé du pape de la notifier aux intéressés ? Les chefs de l'armée s'y refusent. Boniface de Montferrat prend cette lettre des mains du nonce, à genoux en toute humilité, dans un esprit de componction et de dévotion, mais il charge l'abbé de Locedio de la garder jusqu'à nouvel ordre. Il ne veut pas qu'on la porte au doge, et il écrit à Innocent III pour justifier sa désobéissance. J'ai la certitude que montrer cette lettre aux Vénitiens, à l'heure et au lieu où nous sommes, c'est amener la dissolution immédiate de l'armée et le départ de la flotte. Nous attendons que Votre Sainteté veuille bien y réfléchir et nous faire connaître sa résolution définitive. Si elle réitère l'ordre de déclarer l'excommunication, nous sommes prêts, quoiqu'il arrive, à lui obéir. Pour le moment, qu'elle veuille bien nous pardonner cette résistance provisoire à sa volonté, cette suppression momentanée de sa lettre. Nous n'avons agi que par amour de la paix, conformément à votre désir de patienter et d'éviter le licenciement.

Innocent III répondit aux barons que sa volonté ne changerait pas, qu'il fallait que la lettre adressée aux Vénitiens leur fût remise et l'excommunication publiée. Autrement, dit-il, ils croiraient leur faute impunie et elle retomberait encore sur vous. Mais quand cette nouvelle injonction du pape arriva en Dalmatie, sans doute en mai 1203, tout porte à croire qu'elle survînt trop tard pour toucher les destinataires. La plupart d'entre eux avaient déjà quitté Zara.

 

Les chefs de l'armée avaient dû résoudre, en effet, une question bien autrement importante que celle de leur absolution et de l'anathème lancé sur Venise. Pendant que, des derniers jours de 1202 jusqu'au printemps de 1203, le pape et les barons échangeaient délégués et lettres, les événements avaient marché ; la croisade entrait dans une phase nouvelle. A l'affaire de Zara succédaient les préparatifs d'une autre entreprise, singulièrement plus sérieuse. A l'heure même où les coupables discutaient avec Rome les conditions de leur pénitence et recevaient l'absolution, ils négociaient pour recommencer leur péché et faire dévier de nouveau la croisade. Ils traitaient avec le jeune Alexis pour le rétablir sur son trône : leur pensée n'entrevoyait plus que très vaguement Jérusalem ou l'Égypte : elle était à Constantinople.

L'ensemble des témoignages historiques, aux ce point, ne permet guère le doute. Même avant de partir pour Zara, les chefs des croisés avaient déjà reçu les messagers du prétendant grec et compris qu'il pourrait être utile à leurs projets sur la Terre-Sainte. Dès ce moment aussi, ils avaient entamé des pourparlers avec Philippe de Souabe. Zara conquise, des envoyés du roi allemand et de son jeune beau-frère vinrent leur apporter des propositions fermes. Si les croisés aident Alexis à reprendre Constantinople et le pouvoir impérial dont son père et lui ont été injustement dépouillés, le prétendant s'engage : 1° à payer ce que la croisade doit encore aux. Vénitiens ; 2° à donner aux croisés, en vivres et en argent, les moyens de conquérir l'Égypte ; 3° à y envoyer lui-même une armée de 10.000 hommes ; 4° à entretenir cinq cents chevaliers pour la garde de la Terre-Sainte ; 5° enfin à soumettre l'empire grec au pape et à rétablir l'unité des deux Églises.

Seigneurs, disent les messagers, nous avons plein pouvoir de conclure cette convention, si vous la voulez signer de votre côté. Et sachez que si bel accord ne fut jamais offert à personne, et qu'il n'a pas grande envie de conquérir celui qui le refusera. L'offre, en effet, pouvait tenter. Les croisés n'avaient plus d'argent, presque plus de vivres : ils sentaient l'impossibilité d'agir avec succès en Syrie. La convention les détournait pour le moment de leur but, mais pour les mettre à même de l'atteindre pleinement et sûrement un peu plus tard. Sous la pression des Vénitiens et de Montferrat, les principaux barons se décidèrent à l'accepter.

Pour Venise, la perspective de créer un empereur grec et d'achever la conquête pacifique de l'empire était, comme on le pense, l'idéal rêvé. D'autre part, il ressort des lettres d'Innocent III que le légat Pierre Capuano encouragea les croisés à passer par Constantinople. Mais la décision des barons souleva un terrible orage. Le parti de l'attaque directe en Syrie protesta, se révolta à la pensée de marcher encore contre des chrétiens. Nombre de chevaliers et de simples pèlerins préférèrent quitter la croisade. Il y eut, cette fois, tant de défections et de si importantes qu'on put craindre un instant que ce ne fût la fin. Mais Montferrat et les chefs tinrent bon. Douze d'entre eux jurèrent et scellèrent résolument la convention proposée. Leurs remontrances, leurs supplications arrêtèrent, à la longue, la contagion des départs. Les évêques qui suivaient l'armée intervinrent, de leur côté, pour rassurer les consciences : ils déclarèrent qu'on pouvait, sans crime, aller à Constantinople ; que l'œuvre, au contraire, était méritoire et agréable à Dieu, puisqu'il s'agissait de rendre son trône à celui qui en était l'héritier légitime. Bref, la majorité se prononça, bon gré mal gré, en faveur du nouveau projet.

Au printemps de 1203, la flotte et le gros de l'armée étaient arrivés à Corfou. Boniface et Dandolo n'avaient pas quitté Zara : ils attendaient l'arrivée du prétendant, qui les rejoignit le 25 avril. En mai, ils signaient tous ensemble à Corfou le traité qui consacrait, une fois de plus, le détournement de la grande entreprise. Rome voyait encore les croisés lui désobéir et la croisade lui échapper.

Peut-on dire qu'Innocent HI ait été surpris par l'événement ? Il était au courant de ce qui se passait : on l'avait même depuis longtemps averti. Dans les lettres pontificales qui traitent de l'absolution des pillards de Zara, il ne semble pas croire, officiellement, qu'ils puissent se porter, maintenant autre part que sur l'Égypte ou la Syrie : c'est la seule hypothèse qu'il envisage. Et pourtant il fait allusion à l'entreprise qui se prépare et essaye d'avance d'en détourner ceux qui la méditent.

La lettre de février 1203 que rapportèrent au camp de Zara les délégués des barons, ordonne à l'envoyé du pape et au légat de rappeler aux croisés qu'ils ne doivent pas retomber dans leur péché, qu'ils n'ont pas le droit d'envahir des terres chrétiennes, sauf le cas de nécessité absolue et que, même en ce cas, ils ne peuvent agir qu'avec le conseil du chef de l'Église. Dans une autre lettre, du 21 avril, le pape répond à certaines appréhensions que lui avait manifestées Pierre Capuano. J'ai peur, avait écrit le cardinal, que les Vénitiens ne poussent la folie jusqu'à refuser le bienfait de l'absolution, jusqu'à méconnaître mon titre et mon pouvoir de légat. J'ai même acquis la certitude qu'ils veulent emmener avec eux le fils de l'ex-empereur de Constantinople et partir pour la Grèce. Innocent lui interdit de rejoindre l'armée tant que les Vénitiens n'auront pas été relevés de l'excommunication, tant qu'ils n'auront pas juré de ne plus s'armer contre des chrétiens, tant qu'ils ne l'auront pas reçu et traité comme doit l'être un légat romain. S'ils ne veulent pas t'obéir avec humilité et dévotion, comme il ne faut pas que tu aies l'air d'être de connivence avec ces méchants, abandonne une expédition que Dieu réprouve, et dirige-toi sur Jérusalem. Enfin, en mai 1203, lorsque le pape enjoint, pour la seconde fois, aux chefs de la croisade de remettre aux Vénitiens la lettre qui les excommunie, il est visible qu'il sait à quoi s'en tenir sur les négociations poursuivies avec le prétendant et même sur l'accord déjà conclu, car, après avoir exprimé sa joie de voir les barons absous, il ajoute : Plaise à Dieu que votre repentir soit sincère et qu'il vous empêche de commettre encore les mêmes fautes ! Car celui qui fait justement ce dont il se repent n'est pas un pénitent, mais un trompeur : il est comme le chien qui retourne à son vomissement. C'est la récidive surtout qui est grave. Que nul de vous ne se flatte d'avoir le droit d'occuper ou de piller le territoire des Grecs. Il aura beau dire que cette terre n'est pas soumise à l'Église romaine, que l'empereur qui la détient et qui a fait crever les yeux à son frère est un usurpateur, quels que soient les torts de ce souverain et de ses sujets, ce n'est pas à vous d'en être juges. Vous n'avez pas pris la croix pour venger cette iniquité. Prenez garde de vous tromper vous-mêmes et de vous laisser tromper par d'autres. Laissez toutes ces soi-disant occasions qui s'offrent à vous, toutes ces prétendues nécessités. Ne consacrez vos forces qu'à délivrer la Terre-Sainte, qu'à venger l'injure du Crucifié. S'il vous faut butin et conquête, prenez-les donc sur le Sarrasin, notre véritable ennemi. En vous arrêtant dans l'empire grec vous risquez de dépouiller vos frères.

Ainsi Innocent III réfute d'avance les excuses que se donnent Montferrat et ses compagnons d'armes : il ne veut pas de la diversion sur Constantinople, et continue à rappeler aux croisés le but de leur expédition, qui est l'Égypte ou la Terre-Sainte.

Voilà pour le principe ; mais, en fait, tout en sachant très bien que les barons négocient l'attaque de l'empire d'Alexis III, il les absout du crime de Zara à l'heure même où ils sont en train de se rendre encore plus gravement coupables. Et quand le traité de Corfou est signé, il n'essaye pas, cette fois, d'empêcher leur départ par une nouvelle menace d'excommunication. Il laisse faire. C'est qu'il a conscience que toute opposition serait impuissante ; qu'il est moins que jamais le maître de la croisade ; et aussi que les propositions du jeune Alexis s'accordent après tout avec les visées séculaires de Rome sur l'empire grec et l'Église d'Orient. Tel est, autant que sa correspondance permet de l'entrevoir, l'état d'âme d'Innocent III.

Ces dénégations, ces prohibitions, ces réserves et ces nuances, on ne les trouve plus dans le récit des historiens contemporains. Ils voient les choses plus simplement. A les en croire, le pape aurait dès le début favorisé l'entreprise des barons associés au prétendant et n'aurait redouté qu'une chose, c'est qu'elle ne réussît pas. Il faut citer le curieux passage où le moine Gunther décrit les anxiétés de la cour de Rome.

Quand le bruit de ces négociations lui arriva, le seigneur pape, avec tout son clergé, eut peur que l'esprit malin ne profitât de cette occasion pour machiner la perte de l'armée ou du moins pour entraver la croisade. Comme ses prédécesseurs, il détestait cette ville de Constantinople, depuis si longtemps rebelle aux volontés de l'Église romaine. Et ici le chroniqueur rappelle les divergences qui, pour le dogme et les rites, séparaient les Grecs des Latins, l'histoire de ce cardinal romain envoyé pour convertir les schismatiques de Byzance, et que ceux-ci pendirent par les pieds jusqu'à ce qu'il eût rendu l'âme. Innocent haïssait les Grecs : il aurait bien voulu qu'une armée de catholiques s'emparât de leur ville, sans effusion de sang ; mais il craignait qu'elle ne fût battue, car la seule flottille des pécheurs de Constantinople était plus nombreuse que toute l'escadre des croisés.

L'auteur de la Chronique de Noyogorod suppose même que le jeune Alexis, envoyé au pape par Philippe de Souabe, lui aurait affirmé que Constantinople tout entière le voulait pour empereur. Et le pape aurait dit alors aux barons de France : S'il en est ainsi, rétablissez-le sur son trône, et allez ensuite vers Jérusalem secourir la Terre-Sainte ; au cas où les Grecs refuseraient de le reconnaître, revenez-ici et respectez leur territoire. Aubri de Trois-Fontaines assure également qu'Innocent III s'empressa de donner de bon cœur[5] son adhésion au projet de restauration du jeune Alexis. Le comble, d'après le rédacteur des Annales de Cologne, c'est que le pape aurait absous les croisés du crime de Zara sur la prière de ce même prétendant, et qu'aussitôt il les aurait expédiés avec lui sur Constantinople pour mettre fin au schisme et subjuguer le clergé d'Orient.

Ces racontars, que contredisent plus ou moins les lettres mêmes d'Innocent III, ont leur valeur. Ils prouvent que, dans l'opinion de beaucoup de ses contemporains, le pape désirait la déviation sur Constantinople pour les profits immédiats que l'Église latine devait en retirer, et que cet intérêt passait, à ses yeux, avant l'avantage aléatoire et théorique d'une guerre faite aux musulmans. Innocent III a déclaré hautement le contraire, mais la masse n'en savait ou n'en croyait rien. Les croisés eux-mêmes parlaient et agissaient comme s'ils avaient l'approbation de Rome, et que la résistance du pape, étant de pure forme, ne comptât pas.

Un incident significatif, raconté seulement par l'Anonyme d'Halberstadt, se produisit au moment où l'armée de Zara arrivait à Corfou, résolue à prendre la route du Bosphore. L'archevêque grec de Corfou avait réuni à sa table quelques-uns des prélats de la croisade. On discutait naturellement politique et religion, et la question de la suprématie de l'Église romaine vint sur le tapis. Je ne vois pas, dit l'archevêque, d'autre raison de la primauté ou de la prérogative supérieure du siège romain que celle-ci : c'est que ce sont des soldats de Rome qui ont crucifié Jésus-Christ. Le même sentiment animait sans doute la majorité des Corfiotes, car, lorsqu'ils apprirent que le jeune Alexis était venu rejoindre l'armée latine, ils mirent des machines de guerre en batterie et obligèrent les étrangers à quitter leur port à la hâte. Les Latins se vengèrent en ravageant tout dans le reste de l'île.

Villehardouin et Clari ne disent rien de ce premier contact entre les deux races, fâcheux augure pour les suites de la campagne. Il jette à l'avance un jour singulier sur la mentalité de ces Grecs, qui ne se laisseront jamais ni assimiler, ni convaincre. Mais il s'agissait alors, pour commencer, de les soumettre par la force. Le 25 mai, la flotte franco-vénitienne quittait Corfou et, le 24 juin, les croisés étaient devant Constantinople. Or, dit Villehardouin, vous pouvez savoir qu'ils regardèrent beaucoup cette cité, ceux qui jamais ne l'avaient vue, car ils n'auraient jamais pensé qu'il put en être en tout le monde une aussi riche, quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close tout autour à la ronde, et ces riches palais, et ces hautes églises, dont il y avait tant que nul ne le put croire s'il ne l'avait vu de ses yeux, et la longueur et la largeur de la ville qui, entre toutes les autres, était souveraine. Et sachez qu'il n'y eût homme si hardi à qui la chair ne frémît. Et ce ne fut pas merveille, car jamais si grande affaire ne fut entreprise par nulles gens, depuis que le monde fut créé.

L'empereur Alexis III se sentit perdu. Il essaya bien d'exciter le sentiment national, de persuader à tous que les Latins, sous prétexte de rétablir des princes déchus, voulaient dépouiller les Grecs de leur indépendance, les soumettre eux et leurs terres au pape de Rome, et subjuguer l'empire à leur profit. Le 17 juillet, quand les croisés eurent pris le donjon de Galata, vingt-sept tours de l'enceinte, et incendié une partie de la ville, l'usurpateur disparut et ses victimes, Isaac l'Ange et son fils, prirent sa place. Le 1er août, on les couronnait à Sainte-Sophie, en présence des barons latins.

Alors se posa pour ceux-ci la question pressante. Ne devait-on pas enfin s'acquitter du vœu de croisade et reprendre le projet interrompu ? Beaucoup réclamèrent le départ immédiat. Les chefs ne furent pas de cet avis. Partir maintenant, dirent-ils et non sans raison, c'est n'arriver en Syrie qu'à l'entrée de l'hiver : impossible de rien tenter avant le printemps de l'année prochaine. Autant passer la mauvaise saison à Constantinople ! et, d'autre part, notre présence est encore nécessaire pour consolider la domination du jeune empereur que nous venons d'installer. L'abandonner tout de suite serait le livrer à ses ennemis. La majorité se laissa persuader, sur l'insistance des Vénitiens.

La joie fut grande en Occident. Le moine Gunther n'est que l'organe de l'opinion commune aux gens d'Église, quand il déclare que l'intervention de la Providence, en cette affaire, est manifeste. On ne pouvait supposer, ajoute-t-il, que l'entrée de notre armée dans Constantinople, cette ville odieuse et rebelle à l'Église romaine, fût désagréable au souverain pontife et à Dieu.

La lettre du 25 août, que les chefs de l'expédition adressèrent à Innocent III pour lui annoncer les événements accomplis, sonne comme un chant de victoire. Ils ne craignent pas de parler de l'immortalité qu'ils viennent d'acquérir, des résultats glorieux obtenus, mais ils en attribuent modestement' tout le mérite à Dieu. Nous avons agi un peu, mais c'est lui qui a tout conduit. Pour ceux qui avaient peur d'être encore désapprouvés à Rome, ce moyen de rejeter sur le ciel la responsabilité du détournement de la croisade était commode. Ils ne s'en excusent pas autrement, convaincus qu'au fond le pape ne peut leur en vouloir. Néanmoins ils se croient obligés de plaider les circonstances atténuantes. Ils n'avaient ni argent ni vivres : comment auraient-ils pu, dans cet état, débarquer en terre sarrasine ? Ils eussent été, pour la Terre-Sainte, une charge plutôt qu'un secours effectif. Revenant même sur l'épisode de Zara, pour faire plaisir au pape ils appellent cette cité la ville de la désobéissance, un nom qui prouve leur repentir. C'est la mort dans l'âme, et contraints par la nécessité, qu'ils ont assisté à sa destruction, vidimus : il semble qu'ils n'y ont pas participé et que les Vénitiens aient tout fait. Mais, pour achever de gagner Innocent III, ils énumèrent soigneusement, à la fin de leur lettre, tout ce que le nouvel empereur, leur créature, leur a promis : des vivres pour une année entière, 200 000 marcs, la flotte Vénitienne louée encore à ses frais pendant un an. En mars, il ira avec eux, et bien accompagné, là où le service de Dieu les appelle. Enfin, il jurera obéissance au pontife romain et travaillera de toutes ses forces à faire rentrer l'Église d'Orient dans l'unité catholique.

Cette lettre des croisés fut portée à Rome en même temps qu'une lettre personnelle d'Alexis IV ; mais on peut dire presque que les deux n'en font qu'une : le même clerc latin évidemment les a rédigées et fait parler l'empereur grec.

Cet empereur s'exprime, il faut le reconnaître, de manière à toucher le cœur d'Innocent III son très saint père et seigneur, celui qui tient sur terre la place de Dieu, domine toutes les puissances et a droit sur tous les royaumes. On voit que le successeur d'Alexis III n'hésite pas, lui, à proclamer la supériorité du spirituel sur le temporel. J'ai promis, ajoute-t-il, et par serment, de reconnaître en toute humilité le pape romain, héritier catholique de Pierre, le prince des apôtres, comme le chef ecclésiastique de la chrétienté tout entière. J'ai promis aussi que, si la miséricorde divine me restituait l'Empire, je ramènerais l'Église d'Orient sous son obédience, heureux si, par mon intermédiaire, la tunique sans couture du Seigneur recouvrait son intégrité. Et ces promesses, je désire sincèrement les renouveler entre vos mains.

Mais le pape se défie des paroles byzantines : les heureux qu'il soit du premier succès des Latins, actes seuls pourront le convaincre. Et puis, si comment oublier son rôle officiel de promoteur de la croisade, l'excommunication lancée contre ceux qui l'ont fait dévier une première fois, l'interdiction si souvent répétée par lui-même de s'attaquer à des chrétiens ? Aussi sa réponse aux croisés et à Alexis IV (premiers jours de 1204) offre-t-elle un singulier mélange de sentiments contradictoires : satisfaction, méfiance, retour amer sur le passé, sur Zara, blâme indigné à ceux qui ont de nouveau enfreint ses ordres, désir très vif d'obtenir des garanties sérieuses du nouveau César et de ses patrons.

Certes, écrit-il au jeune Alexis, c'est avec une bien grande joie, et en te remerciant beaucoup, que nous te voyons décidé à vouloir l'unité de l'Église et le retour de Constantinople à l'obéissance romaine. Si les actes, chez toi, répondent aux paroles, Dieu consolidera ton empire dans la paix, et le siège apostolique y contribuera lui-même efficacement. Après Dieu, c'est à l'armée latine que tu dois ton trône : rien de plus juste que tu veuilles honorer l'Église latine et son chef. Leur patronage sera, pour toi, le meilleur soutien. Nous te parlons ainsi, non pas dans un esprit de domination orgueilleux, mais uniquement pour remplir le ministère dont nous sommes investi. Nous t'engageons donc à persévérer dans ta dévotion au Saint-Siège et à réaliser tout ce que tu as promis. Si tu ne restais pas fidèle à tes serments, ne te fais pas d'illusions : non seulement tu ne triompherais pas des révoltes de tes ennemis,  mais tu ne tiendrais pas debout un instant devant leur face.

Paroles peu confiantes, et accueil plutôt froid! Innocent III se tient sur ses gardes, et l'avenir prochain montrera combien il voit juste.

Avec Montferrat et les autres laïques de l'expédition, il ne pouvait prendre, pour commencer, que l'attitude mécontente d'un chef dont les instructions n'ont pas été suivies. Il faut pour l'exemple que l'autorité ait le dernier mot et que celui qui a donné la consigne ne paraisse pas lui-même en faire bon marché. Nous craignons fort que vous ne soyez retombés de nouveau sous le coup de l'excommunication. Plaise à Dieu que vous n'ayez pas encouru le reproche d'avoir violé la foi jurée ! Mais ces formules dubitatives indiquent qu'Innocent III ne tient pas les croisés pour si coupables. Il n'est pas sûr qu'ils aient mérité l'anathème : lui-même d'ailleurs ne les menace pas. Les promesses que vous avez obtenues du jeune Alexis ne sont, au dire de quelques-uns, qu'une façon d'excuser votre acte, un voile jeté sur votre faute, beaucoup plus que l'effet d'un désir sincère de voir l'Église de Constantinople rentrer au sein de l'Église latine. Au dire de quelques-uns ! le pape n'affirme pas qu'il soit du nombre, que ce soit là son appréciation personnelle. Si vos intentions sont pures, ajoute-t-il aussitôt, il faut vous hâter de le prouver par vos actes. Que l'empereur nous atteste, par ses lettres patentes, qu'il a bien réellement juré ce que vous dites. Qu'il obtienne de son patriarche l'envoi à Rome d'une ambassade solennelle chargée de reconnaître la primauté de notre église et de nous demander pour lui, en nous promettant respect et obéissance, le pallium de saint Pierre, sans lequel l'office patriarcal ne peut être légitimement exercé.

Telles sont les conditions qu'Innocent leur impose. Si Alexis IV refuse de les accepter, il aura le droit de douter de leur sincérité et de la sienne. A leur première désobéissance ils en auront ajouté une seconde, car, au lieu de tourner leurs armes, comme on le pensait, contre les ennemis de la croix, ils se sont de nouveau attaqués à des chrétiens. Certes, continue le pape, nous souhaitons que, par vos soins, l'église de Constantinople revienne au siège apostolique, mais nous aspirons plus encore à la délivrance de Jérusalem : il faut y courir maintenant sans délai. Et, pour finir, il exprime l'espoir qu'après avoir expié leur faute dans les larmes de la pénitence, ils s'empresseront de faire la guerre sainte, leur premier, leur véritable objectif.

Ceci est écrit aux laïques et pour sauver la face. Mais, en même temps, Innocent III insiste auprès des ecclésiastiques, les évêques de Soissons et de Troyes, et maître Jean de Noyon, pour qu'ils amènent les croisés à obtenir immédiatement du nouvel empereur et du patriarche grec la reconnaissance effective de la primauté de Rome. Le pape accepte donc le fait accompli, tout en le regrettant, et même paraît pressé de profiter des conséquences. Au lieu de fulminer contre les auteurs de la seconde déviation de la croisade, il veut user d'indulgence même avec les Vénitiens si ouvertement rebelles !

Le légat Pierre Capuano avait écrit de Chypre au Latran pour demander ce qu'il devait faire à l'égard de ces excommuniés. S'ils viennent avec l'armée du côté de Jérusalem, ou si lui-même est obligé d'aller retrouver les croisés, pourra-t-il communiquer avec eux ? Dernièrement lés gens de Venise lui ont envoyé leurs messagers et il a refusé de les recevoir. Quelle ligne de conduite devra-t-il suivre pour l'avenir ? Dans sa réponse, Innocent III semble insinuer que son légat a eu tort de ne pas se montrer plus conciliant. Il faut tâcher d'amener le doge et les Vénitiens à faire pénitence et à demander leur réconciliation suivant les formes prescrites par l'Église. S'ils persistent dans leur rébellion, avec ta connaissance des choses et des hommes de l'Orient, tu es mieux placé que personne pour savoir ce que tu as à faire, sans manquer à tes obligations.

C'était lui donner carte blanche. D'ailleurs, dans cette voie de la réconciliation de Venise avec Rome, le doge Henri Dandolo, par une lettre écrite en même temps que celles du jeune Alexis et des croisés français, avait fait les premiers pas. Innocent se hâta de lui répondre pour l'encourager, mais saisit néanmoins l'occasion qui se présentait de dire aux Vénitiens ce qu'il avait sur le cœur, l'indignation douloureuse qu'il avait ressentie de leur conduite à Zara, de leur désobéissance au Saint-Siège, de leur attaque injustifiable contre le roi de Hongrie, un chrétien, un croisé. A eux aussi il déclare que, malgré son désir de voir les Grecs renoncer au schisme, il voudrait avant tout qu'on allât au secours des chrétiens de Syrie. Il les engage donc à demander humblement leur absolution et à consacrer à la guerre sainte une puissance dont ils auraient tort de s'enorgueillir. Le ton de cette lettre, adressée à des excommuniés, est, malgré tout, très conciliant. Nous vous reprochons le passé, conclut le pape, dans un esprit de charité sincère et uniquement pour votre bien. Le père a le droit de corriger son fils qu'il chérit. Dieu gourmande et châtie ceux qu'il aime le mieux.

Devant ces dispositions significatives d'Innocent III, le légat se crut autorisé à trancher la difficulté. Outrepassant les instructions du maître, il envoya au doge, sur sa demande, une lettre d'absolution. Le Vénitien avait simplement prêté le serment requis en pareille circonstance : il ne s'était engagé d'aucune manière pour les satisfactions à donner à l'Église ; on lui concédait tout, sans qu'il lui en coûtât rien. J'aime mieux, aurait dit Pierre Capuano, voir ces gens-là boiteux que morts : de cette façon, au moins, nous n'aurons pas à craindre pour les autres la contagion. — Votre légat nous a absous, écrivit immédiatement Dandolo à Innocent III. Le pape dut confirmer, sous toutes réserves, ce qu'avait fait son mandataire. Mais lorsqu'il apprit plus tard comment les choses s'étaient passées, il lui reprocha de n'avoir pas obtenu de ces trop habiles marchands ce qu'il était en droit d'exiger d'eux.

 

Pendant que ces lettres s'échangeaient, au début de l'année 1204, entre Rome, Chypre et Constantinople, les événements, sur le Bosphore, s'étaient encore précipités. Le pape se trouvait, sans le savoir, devant une situation nouvelle.

Pris entre les exigences croissantes de ses alliés latins et l'hostilité du parti national grec qui lui reprochait de livrer son argent et sa terre à l'étranger, le jeune Alexis ne put pas ou ne voulut pas tenir ses promesses. Une révolution éclata.

Le chef du parti national, Alexis V Ducas, dit Murzuphle, un homme déterminé, détrône le fils d'Isaac l'Ange, l'emprisonne et le fait étrangler. Ce moyen tout oriental de se débarrasser d'un compétiteur ne supprimait pas les difficultés. Murzuphle essaye d'organiser la défense contre les Latins, de surexciter chez ses compatriotes la passion de l'indépendance, la haine de l'envahisseur. La situation serait devenue critique pour les croisés si les Grecs avaient été unanimes ; mais ils étaient divisés. De tous temps, il y avait eu à Constantinople un parti favorable aux Occidentaux : un grand nombre de Latins, on le sait, résidaient dans la ville. Les croisés battirent Murzuphle, le 2 février 1204, et se décidèrent à une action énergique. Il ne s'agissait plus de restaurer une dynastie grecque, mais de prendre Constantinople pour la garder. On voulait en finir et fonder un empire latin.

Dès le mois de mars, Français et Vénitiens, par une convention détaillée, s'étaient partagé la conquête future. Un premier assaut, le 9 avril, ne réussit pas. Le 12, après une attaque générale, les croisés s'étant rendus maîtres d'une grande partie de l'enceinte, Murzuphle s'enfuit au moment où un immense incendie s'allumait dans la ville. Ce fut, dit Villehardouin, le troisième feu qu'il y eut en Constantinople depuis que les Francs vinrent au pays, et il y eut plus de maisons brûlées qu'il n'y en a dans les trois plus grandes cités du royaume de France. Le lendemain, les croisés occupaient toute la ville.

Tandis que l'incendie fait rage, le pillage, le viol et le massacre se déchaînent trois jours entiers. Les chefs finissent cependant par maîtriser leurs soldats, par régulariser le brigandage. La grande curée s'organise. L'argent et les reliques, ces deux objets de la convoitise des Occidentaux, sont répartis entre les vainqueurs. Le butin fut si grand, dit Villehardouin, que nul ne saurait dire le compte d'or et d'argent, de vaisselle et de pierres précieuses, de satin et de drap de soie, d'habillement de vair, de gris et d'hermine, et de tous les riches biens qui jamais furent trouvés sur terre. Et bien témoigne Geoffroi de Villehardouin, le maréchal de Champagne, à son escient et en vérité, que jamais, depuis que le monde fut créé, il n'en fut autant gagné en une ville.

L'historien grec Niketas a décrit les scènes inouïes de violences et de rapines dont Constantinople fut alors le théâtre : Ces barbares n'ont usé d'humanité pour personne : ils ont tout saisi, tout enlevé. Il les montre entrant dans les églises avec des chevaux et des mulets pour emporter les vases sacrés, arrachant des chaires, des pupitres et des portes les ornements de métal précieux qui les couvraient. Il s'indigne surtout de voir avec quel mépris les Latins traitent les objets d'art, les chefs-d'œuvre de la sculpture antique, entassés dans les palais, sur les places, et dans la grande église de Sainte-Sophie, musée incomparable ! Les statues de bronze les plus précieuses sont fondues et monnayées par ces vandales : tout ce qui n'a pas de valeur vénale est détruit ou jeté au feu. Et le Grec énumère, d'ailleurs en les exagérant, les pertes immenses que l'art a subies dans la catastrophe.

Ce n'était pas tout que de se partager la proie : il fallut aussi régler d'urgence la question politique. Le 9 mai 1204, le comte de Flandre, Baudouin IX, en concurrence avec Montferrat, est élu et proclamé empereur des Latins. Le 23, il est sacré et intronisé à Sainte-Sophie. Un clerc vénitien, Thomas Morosini, est élevé au patriarcat. Ainsi l'Église et l'État byzantin se trouvèrent brusquement latinisés. Les tentatives séculaires de l'Occident contre la nation grecque avaient abouti. Il semblait que la grande unité chrétienne allait devenir enfin une réalité.

Dès la première heure, les vainqueurs parurent tout à fait pénétrés de l'importance de leur rôle.

La lettre où le nouvel empereur, Baudouin, fit part à Innocent III de la prise de Constantinople et de son élection restera un des documents les plus curieux que le moyen âge nous ait transmis. Elle enlève à l'évènement son caractère humain pour ne faire ressortir que sa haute portée politique et sa signification religieuse.

Glissant, comme on peut s'y attendre, sur l'œuvre de violence, de pillage et de destruction, elle présente le succès acquis comme l'accomplissement d'un décret providentiel. Nous ne nous attribuons pas la victoire : c'est Dieu qui a tout fait ; sa puissance a éclaté en nous ; nous n'avons été que les instruments de la justice d'en haut. Les iniquités des Grecs avaient provoqué Dieu jusqu'à la nausée. Et Baudouin montre cette race perfide constamment alliée aux Sarrasins, à qui elle fournissait des armes, des vaisseaux et des vivres, toujours hostile, par contre, aux chrétiens d'Occident, obstinée dans ses rites immondes. Pour elle les Latins n'étaient pas des hommes, mais des chiens dont elle se faisait un mérite de répandre le sang.

L'habileté du rédacteur se décèle surtout dans le passage où, pensant désarmer Innocent III, Baudouin énumère soigneusement les conséquences qu'aura la prise de Constantinople pour la libération de Jérusalem. Beaucoup de chrétiens de Syrie assistaient à notre sacre et manifestèrent leur joie à l'idée que la grande cité, devenue latine, travaillerait maintenant à confondre l'infidèle et à recouvrer les lieux saints. Dieu nous a donné une terre vaste et opulente entre toutes, où le blé, le vin, l'huile, les forêts, les pâturages sont en abondance, où l'on vit sous le meilleur des climats. Mais ce n'est pas à cette conquête que se bornent nos désirs. Nous ne voulons pas déposer la bannière royale tant que notre empire n'aura pas été consolidé ; et notre ferme propos, est d'aller alors, au delà des mers, remplir notre vœu de pèlerin.

Mais combien de temps demandera cet affermissement de la domination latine ? Baudouin ne le dit pas, et pour cause ; il est visible que l'accomplissement du vœu de croisade n'est pas ce qui le préoccupe le plus. Le Seigneur Jésus y pourvoira : il finira bien par triompher des ennemis de la croix. Ce qu'il sollicite du pape, instamment et d'urgence, c'est son patronage pour l'œuvre de gloire et de victoire qui vient d'être réalisée. Il importe à Rome de diriger sur la terre conquise des Occidentaux de toute condition, de tout âge et de tout sexe, qui, sous la promesse des indulgences papales, serviront le nouvel empire et y gagneront les biens temporels et spirituels. Ces émigrants, il saura les enrichir et les honorer. Ce qu'il lui faut surtout, ce sont des clercs et des moines chargés de prêcher le peuple et de desservir les églises. Enfin il supplie Innocent III de convoquer à Constantinople un concile général et d'y assister en personne, comme l'ont fait, dans les temps anciens, certains de ses prédécesseurs.

Le premier mouvement du pape, en apprenant la grande nouvelle, fut de se réjouir dans le Seigneur, comme il l'écrivit à Baudouin, et de célébrer le miracle accompli par Dieu pour la gloire de son nom, l'honneur et le profit du. siège romain, l'avantage et l'exaltation de la chrétienté. Il déclare prendre sous sa protection les hommes et les terres du nouvel empire. Il ordonne à l'univers entier, clergés, rois et peuples, de respecter, de maintenir et de défendre l'œuvre de Baudouin et des croisés. Tous ceux, clercs et laïques, qui ont coopéré à cette entreprise ont le devoir de la protéger et d'en assurer la durée.

Mais la Syrie, l'Égypte, le détournement de la croisade ? Il n'en est pas question. Le pape semble accepter maintenant sans ambage la théorie justificative des chefs de l'expédition. Il reconnaît lui-même, dans cette réponse à Baudouin, que, par la prise de Constantinople, la délivrance des lieux saints est rendue de beaucoup plus facile. Tout est approuvé par lui sans réserve, si ce n'est qu'il recommande au nouvel empereur de rester fidèle et obéissant au siège apostolique, et de -garder scrupuleusement, pour les distribuer à qui de droit, les biens, meubles et immeubles, qui appartiennent à l'Église grecque.

Le clergé de l'armée expéditionnaire reçoit de Rome, lui aussi, par le même courrier, une lettre d'action de grâces ; mais elle s'allonge jusqu'à être interminable, car le pape y fait l'historique de l'apostolat de Pierre opposé à celui de Jean. Il y démontre, à grand renfort de textes sacrés, la primauté de l'Église romaine et la supériorité doctrinale et rituelle de la religion latine sur la religion grecque. Bientôt même il enverra à Constantinople un témoignage encore plus caractéristique de sa satisfaction intense et profonde, une troisième lettre adressée à l'ensemble des conquérants, clercs et laïques. Il y regrette ouvertement que Dieu n'ait pas transféré plus tôt l'empire grec aux Latins. S'il en avait été ainsi, la chrétienté ne pleurerait peut-être pas la perte de Jérusalem. Il affirme même qu'à tout prendre détenir Constantinople, c'est presque restaurer la domination latine dans les lieux saints. En tous cas, il engage fortement les vainqueurs à ne rien négliger pour affermir leur œuvre, et il les autorise à rester encore en Romanie pendant un an.

C'était l'ajournement de la croisade proclamé nécessaire par celui-là même qui s'y était jusqu'ici constamment opposé. Sans perdre de vue son objectif, le rêve longtemps caressé, Innocent III s'incline devant les faits et ne songe plus qu'à en tirer le meilleur parti. S'il s'est violemment indigné de l'entreprise de Zara qui ne lui rapportait rien, il n'a mis son véto que pour la forme à celle de Constantinople, qui lui procurait un énorme accroissement d'influence et de pouvoir, avec l'espoir fondé de mettre fin au schisme. Il comptait d'ailleurs, en toute sincérité, la faire tourner au profit de ses desseins persistants sur Jérusalem et la Syrie, car s'il consentait à en différer provisoirement l'exécution, il ne pouvait souffrir qu'on le crût capable de les abandonner.

C'est ce que ne comprit pas le légat Pierre de Saint-Marcel. Il commit l'imprudence de montrer qu'il s'intéressait plus aux Latins vainqueurs de Byzance et enrichis de ses dépouilles qu'à ceux qui luttaient péniblement et sans succès autour de Tripoli ou d'Acre. De sa propre autorité, il rendit un décret par lequel étaient absous du vœu de pèlerinage en Terre Sainte tous les croisés qui resteraient un an à Constantinople pour défendre l'empire récemment fondé. Ainsi, non content d'avoir quitté sans permission sa légation de Syrie et de courir au Bosphore avec son collègue Soffredo, il prenait, toujours sans ordres, l'initiative de proclamer indirectement la clôture de la croisade ! Le 12 juillet 1205, le pape lui envoyait une lettre de blâme, où il lui reprochait, sans ménagement, d'avoir trahi son mandat et manqué au devoir professionnel.

Après avoir rappelé l'état déplorable de la chrétienté de Syrie, le conflit d'Antioche, la disparition du patriarche de Jérusalem, la mort inopinée du roi de Jérusalem Amauri et de son fils, qui laissait le royaume sans gouvernement : Et c'est le moment que tu choisis, s'écrie Innocent, pour abandonner la Terre-Sainte au gré de ton caprice ! Vous, légats, qui devez prêcher aux autres de-parole et d'exemple, vous prenez le bateau pour la Grèce ! Et non seulement les pèlerins, mais les indigènes de la Syrie, marchant sur vos traces, sont allés aussi à Constantinople ! L'archevêque de Tyr lui-même vous a suivis ! Et voilà la Terre-Sainte, par le fait de votre départ, vidée d'hommes et de moyens de défense ! Les Sarrasins ont beau jeu, maintenant, à violer la trêve : on assure même qu'ils l'ont déjà dénoncée, estimant qu'elle était rompue par le seul fait de la mort du roi. Ce qui nous trouble surtout et nous irrite justement contre vous, c'est que vous ayez, Soffredo et toi, déserté votre poste en même temps. Vous auriez dû réfléchir aux motifs qui avaient nécessité votre légation. Songez que votre mission n'était pas de prendre Constantinople, mais de protéger les débris du royaume de Jérusalem et de recouvrer ce qu'on avait perdu. Nous ne vous avons pas envoyés là pour faire main basse sur les richesses de ce monde, mais pour mériter l'éternelle félicité d'en haut. C'est pour cela que nos frères les cardinaux et nous, nous vous avions, avant votre départ, très largement pourvus d'argent.

Ce décret sur les vœux de la croisade, tu n'avais pas le droit de le signer et ton devoir te l'interdisait, quels que soient les personnages qui t'aient suggéré le contraire et de quelque séduction qu'on ait usé pour te le persuader. Pourquoi avait-on pris l'insigne de la croix ? Avant tout pour aller au secours de la Terre-Sainte et non pas pour dévier de la route qui y mène et poursuivre exclusivement des intérêts matériels, comme on l'a fait jusqu'à cette heure. Avais-tu le pouvoir de modifier, ou plutôt de pervertir un vœu si religieux, si solennel ? C'est ce que ta conscience décidera....

Penses-tu que les Sarrasins, terrifiés d'abord par la prise de Constantinople, mais apprenant qu'au bout d'un an les croisés sont autorisés à revenir chez eux, ne reprendront pas courage, et que ces loups dévorants ne se jetteront pas sur les quelques brebis que vous avez abandonnées dans le désert ? Et nous, de quel front oserons-nous demander aux Occidentaux de nouveaux subsides pour sauver la Terre-Sainte et protéger l'Empire latin ? et que ne diront-ils pas quand ils verront rentrer les croisés chargés de dépouilles et allégés de leur vœu ? En terminant, le pape apprend au cardinal de Saint-Marcel qu'il a envoyé à Constantinople un légat, Benoît de Sainte-Suzanne, spécialement chargé des affaires du nouvel empire. Il n'a donc plus, lui, qu'à reprendre le chemin de la Palestine, comme Soffredo l'a déjà fait.

C'est qu'en effet, le premier élan d'enthousiasme passé, quand vint le moment de la réflexion et que Rome connut le détail de ce qu'avaient fait les vainqueurs de Byzance et de ce qu'ils préparaient, il y eut pour le pape un désenchantement. Le fruit de la conquête lui parut amer. Il ne tarda pas à comprendre qu'il fallait jouer serré avec ces soldats du Christ. Leurs lettres, débordantes d'allégresse, d'effusions religieuses et de promesses alléchantes, ne disaient pas tout.

L'essentiel, pour les nouveaux maîtres de l'empire grec, était de faire approuver par le chef de l'Église la convention par laquelle ils s'étaient partagé d'avance les dépouilles des vaincus. A la fin de l'année 1204, Baudouin pressa Innocent III de la confirmer. Nous vous l'envoyons munie de notre sceau, écrit l'empereur latin, veuillez la valider par la sanction de l'autorité apostolique. Votre Sainteté ne doit pas ignorer que le doge et les Vénitiens ont été nos bons et fidèles collaborateurs dans l'œuvre que nous avons accomplie pour l'honneur de Dieu et de la sainte Église romaine. Leur alliance nous est plus que jamais nécessaire. Sans eux il nous sera impossible de gouverner notre empire et de préparer le recouvrement des lieux saints.

Henri Dandolo insiste, de son côté, pour que le Saint-Siège donne son adhésion pleine et entière au traité conclu avec les Français et dont les clauses ont été déjà en partie exécutées. Il proteste de son dévouement à Rome. Tout ce que nous avons fait, écrit-il, de concert avec le peuple de Venise, nous l'avons fait pour la gloire de Dieu, de l'Église romaine et la vôtre, et notre intention est de travailler toujours à l'avenir de manière à vous contenter.

Le Vénitien ne se borne pas à assurer le pape de ses bons sentiments : il revient sur ce qui s'est passé à Zara et essaie rétrospectivement de justifier sa conduite. Nous avions pris la croix pour le service. de Jésus-Christ et de la sainte Église romaine : mais notre flotte avait levé l'ancre dans une saison tellement tardive que, l'hiver approchant, il nous fallut le passer à Zara. Cette ville nous avait appartenu. Au mépris des conventions jurées elle s'était révoltée contre nous : nous nous sommes vengés d'elle comme nous pensions en avoir le droit. Il est vrai que vous l'aviez prise, disait-on, sous votre protection, mais cela nous ne pouvions pas le croire ! Il ne nous semble pas possible que vous et vos prédécesseurs ayez placé sous la sauvegarde apostolique des gens (il veut parler du roi de Hongrie) qui prennent la croix uniquement pour en décorer leur épaule, sans la moindre intention de partir et qui, non seulement n'accomplissent pas leur vœu, mais envahissent et détiennent injustement le bien d'autrui. Il a plu pourtant à Votre Paternité de lancer contre les Vénitiens et contre moi, pour ce fait, une sentence d'excommunication. Nous l'avons humblement et patiemment supportée jusqu'à l'heure où nous avons mérité d'être absous par votre légat le cardinal Pierre de Saint-Marcel, conformément aux instructions données à vos envoyés et à votre autorisation écrite.

Après cette argumentation singulière, le doge, résumant les opérations des croisés devant Constantinople, montre comment il a été obligé d'attaquer la ville et de la prendre, toujours pour la plus grande gloire de Dieu, de la sainte Église romaine et dans l'intérêt de la chrétienté. Et il prie le pape d'exaucer les requêtes que sont chargés de lui transmettre oralement ses envoyés. Il demande d'abord qu'on le relève personnellement de son vœu de croisade, en raison de son grand âge et de son état de fatigue, et ensuite qu'on déclare anathèmes tous ceux qui violeraient la convention conclue avec les chefs de l'armée pour le partage de l'empire grec ou en empêcheraient l'exécution.

Quel était donc ce pacte franco-vénitien pour lequel les conquérants postulaient, avec tant d'insistance mais si tard, la sanction de la papauté ? Le texte nous en est parvenu au milieu de la correspondance d'Innocent III. C'est l'acte le plus important des meneurs de l'entreprise, la grande charte du nouvel empire. Il réglait d'avance toutes les difficultés qui auraient pu surgir entre les Vénitiens et leurs alliés pour le partage de l'immense proie. Il fixait la constitution de l'État latin.

Signé par des croisés, contenant à plusieurs reprises l'affirmation que les décisions adoptées l'ont été pour l'honneur de Dieu, du pape et de l'empire, ce document, si les circonstances avaient été normales et que les représentants du Saint-Siège eussent, selon l'usage, présidé aux opérations de guerre, aurait dû être soumis tout d'abord à l'examen et à l'approbation du chef suprême de la croisade. Mais qu'est-il arrivé ? Ceux qui dirigeaient l'armée, et qui n'avaient pas demandé à Innocent III la permission de la mener là où ils voulaient, ne l'ont pas consulté davantage, quand il s'est agi de disposer de la conquête, de répartir les bénéfices et de jeter les bases de l'organisation du nouvel État. Et pourquoi requérir la validation de Rome, si longtemps après le traité signé, lorsque le pape ; placé devant l'événement accompli, ne pouvait évidemment plus revenir sur les résolutions prises et imposer sa manière de voir ? La réponse à cette question se trouve dans les clauses mêmes de la convention de mars 1204. En dépit de la fameuse formule ad honotem Dei et Sancte Romane ecclesie, et de la phrase finale où les deux parties s'engagent à obtenir de Rome la sanction de leur accord ainsi que l'excommunication pour ceux qui y contreviendraient, le traité franco-vénitien est la preuve la plus significative, que, dans cette entreprise, les intérêts de l'Église et de-Rome ont été constamment sacrifiés à ceux des barons et des marchands qui l'exploitaient. Le pouvoir spirituel n'y est mentionné que pour la forme : l'élément laïque est tout, et c'est à lui que reviennent tous les profits. Il y a plus, ce traité est l'un des monuments écrits du moyen âge où apparaît avec le plus d'évidence l'intention de limiter l'action de l'Église et de diminuer sa situation.

On se figurera aisément l'irritation d'Innocent III quand il eût pris, dans le détail, connaissance d'un instrument diplomatique où la condition des personnes et des biens du nouvel empire se trouvait réglée sans lui, et même, sur des points essentiels, contre lui. Français et Vénitiens se partageaient par moitié le butin de Constantinople, élisaient l'empereur, attribuaient à l'élu un quart du territoire conquis, divisaient entre eux les trois autres quarts, décidaient de rester encore un an en Romanie pour achever leur œuvre, enfin constituaient de toutes pièces le régime des fiefs et leur hiérarchie, sans que le promoteur de la croisade, le chef de la chrétienté, fût pour rien dans ces opérations décisives ! A tout le moins, il était déjà fort extraordinaire qu'on vît un pape (et quel pape !) étranger à la création d'une royauté latine et catholique, comme au choix de la personne qui en était investie. On remarquera que, dans la longue épître où il fit part à Rome de sa victoire et de son élection. Baudouin, qui s'intitule empereur de Constantinople par la grâce de Dieu et toujours Auguste, n'a pas demandé à la papauté la confirmation de son titre. Alors que l'Europe et l'Asie comptaient tant de royautés vassales et même censitaires du Saint-Siège, il pouvait paraître étonnant qu'un roi nouveau, élu par des croisés, ne se trouvât pas, dès le début, dans une dépendance étroite de l'Église romaine. Mais que dire des stipulations relatives au clergé, aux dignités et aux biens de l'Église ? Elles devaient infailliblement provoquer la défiance et le mécontentement de ceux là même qui en étaient l'objet.

Ces laïques, vraiment, ne doutaient de rien. Ils avaient d'abord tranché seuls et à leur façon la question du patriarcat latin de Constantinople et de l'église primatiale de Sainte-Sophie, c'est-à-dire de la domination ecclésiastique et religieuse sur tout l'Empire. La convention stipulait que si l'élu était un Français, et non un Vénitien, ce seraient des clercs de la nation vénitienne qui prendraient possession de Sainte-Sophie, y constitueraient le chapitre et nommeraient le patriarche. Et, en effet, le comte de Flandre étant devenu empereur, les prêtres de Venise s'installèrent dans la grande église devenue leur domaine propre, s'intronisèrent chanoines et élurent au patriarcat un des leurs, Morosini. Rome, l'autorité suprême du monde chrétien, n'eut rien à voir à cette procédure. Encore plus inattendue et moins acceptable pour le pape était la clause qui décidait de l'attribution des biens ecclésiastiques. On donnera aux clercs et aux églises, c'est-à-dire aux paroisses, aux monastères et aux chapitres, autant de terres et de revenus qu'il leur en faudra pour subsister et s'entretenir honorablement. Le reste des possessions de l'Église grecque sera partagé, comme les autres territoires, entre les laïques français et vénitiens.

La nouveauté était hardie et, pour l'époque, révolutionnaire au premier chef ! D'un trait de plume les vainqueurs décrétaient, pour leur empire, une réforme qui, appliquée à l'Europe de ce temps, en eût changé profondément la constitution intime. Elle ne laissait au clergé que les ressources suffisantes pour qu'il pût-vivre. Toutes les propriétés et tous les droits de l'Église grecque qui n'étaient pas nécessaires à son entretien devaient revenir à la masse et être attribuées aux besoins de l'État. C'était la solution du grand problème, celle qu'avait préconisée, au cours du moyen âge, un petit nombre d'esprits en avance sur leur temps : l'Église réduite aux fonctions sacerdotales et simplement entretenue par la communauté ! On réalisait ainsi l'idéal des nobles et des gens d'épée qui, en tous pays, convoitaient les domaines et les richesses des clercs. Rien qui s'accordât mieux, d'ailleurs, avec le régime politique adopté pour l'empire latin, cette manifestation intensive de l'esprit et des habitudes de la féodalité de l'Occident. Et voilà ce que l'on soumettait à la 'ratification d'Innocent HI, l'homme qui travaillait à établir, au profit de l'Église, la domination non seulement spirituelle, mais temporelle et politique sur le monde chrétien !

Il y avait un autre côté de la question. Peu à peu les bruits relatifs aux scènes de pillage et de violence qui avaient suivi l'entrée des croisés à Constantinople s'étaient répandus, éclaircis ; précisés. Les églises incendiées ou transformées en écu ries, les chefs latins et même des évêques chevauchant sur le pavé de Sainte-Sophie, la soldatesque buvant dans les vases sacrés, une des filles qui l'accompagnaient montant sur le trône du patriarche, les ornements sacerdotaux, les bijoux 'des autels et des images saintes servant de parure aux courtisanes, les plus belles œuvres de l'art religieux et profane détruites par les barbares, les habitants rançonnés, égorgés, les jeunes gens vendus comme esclaves, les jeunes filles souillées : Rome pouvait-elle endosser la responsabilité de ces horreurs et les couvrir de sa sanction ? On comprend cette phrase du biographe d'Innocent III. Le pape s'apercevant que la convention conclue entre les Français et les Vénitiens contenait nombre de clauses illégales et que lors de la prise de Constantinople beaucoup de crimes avaient été commis.... se trouva dans la plus douloureuse anxiété, ne sachant trop quel parti prendre.

Les clercs de Venise, écrivit Innocent au clergé de Constantinople, qui se sont intitulés chanoines élus de Sainte-Sophie et se sont imaginés, à ce titre, avoir le droit de nommer le patriarche, ont agi contre la légalité parce qu'ils n'ont été régulièrement institués ni par nous, ni par nos légats, ni par nos représentants. L'élection qu'ils ont faite est donc nulle, et de l'avis de notre conseil nous avons eu soin de la désapprouver en consistoire public.... Elle a rencontré, d'ailleurs, des contradictions ; elle a même suscité un appel à Rome ; mais ce n'est pas pour cette raison que nous la condamnons, c'est parce que des laïques, si religieux qu'ils soient, n'ont pas le droit de disposer à leur gré des choses d'Église, et parce que l'intervention d'un prince séculier dans l'élection du patriarche suffit à la vicier et à annuler le résultat.

Au doge de Venise Innocent reproche, en termes formels, la stipulation relative au partage des biens de l'Église grecque. Les mains violentes qui ont pillé les trésors des sanctuaires ont par là même offensé le Créateur, mais combien plus coupables encore ceux qui voudraient, par surcroît, dépouiller les églises de leurs domaines ! Et comment le siège apostolique pourrait-il défendre ceux qui nous ont lésés à ce point ? Vous prétendez avoir conclu le traité qu'on nous demande de ratifier, pour l'honneur de l'Église romaine ? mais nous ne pouvons et ne devons pas sanctionner des clauses qui sont évidemment contraires à cet honneur et à cette dignité du siège romain que vous invoquez presque dans chaque article.

A l'empereur Baudouin le pape signifie également son refus très net de ratifier une convention qui serait aussi destructive des droits et des intérêts de l'Église de Constantinople que blessante pour la dignité de la papauté. Nous t'enjoignons, pour la rémission de tes péchés, de ne pas procéder au partage des biens ecclésiastiques de l'empire et de ne pas tolérer que ce partage soit fait par d'autres. Tu dois d'autant plus te conformer à cette prescription que tu as juré, au moment de ton sacre, de maintenir les églises dans la jouissance de leurs propriétés et de leurs droits. La même injonction est adressée au doge de Venise, au marquis de Montferrat, à tous les évêques et à tous les barons.

Mais le pape réprouve encore avec plus de force les abominations commises à Constantinople. Nous ne pouvons l'avouer sans douleur et sans honte, là où nous espérions rencontrer des avantages et des raisons d'allégresse, nous n'avons trouvé que des sujets de soucis et d'angoisse. Comment fera-t-on revenir, l'Église grecque à l'unité et obtiendra-t-on d'elle le dévouement au siège apostolique ? Les Latins ne lui ont donné que l'exemple de la perversité et des œuvres de ténèbres. Aussi est-elle en droit de les détester comme des chiens. Ces défenseurs du Christ, qui ne devaient tourner leurs glaives que contre les infidèles, se sont baignés dans le sang chrétien. Ils n'ont épargné ni la religion, ni l'âge, ni le sexe. Ils ont commis à ciel ouvert adultères, fornications et incestes. Les mères de famille, les vierges, même celles qui étaient vouées à Dieu, ils les ont livrées aux ignominieuses brutalités de leurs soldats. Et il ne leur a pas suffi d'épuiser les trésors de l'empire et de dépouiller les particuliers, grands et petits. Ils ont voulu porter la main sur les richesses des églises, et, ce qui est plus grave, sur leurs domaines. On les a vus arracher des autels les revêtements d'argent, les briser en morceaux qu'ils se disputaient, violer les sanctuaires, emporter les icones, les croix et les reliques !

Les Grecs qui ont dénoncé au monde les brigandages de leurs vainqueurs, n'ont pas prononcé de réquisitoire plus accablant. C'est le pape qui, dans ce passage de sa lettre à Pierre Capuano, a soulagé la conscience publique et exprimé, avec le plus de vigueur et d'indignation, ses propres griefs comme ceux de l'opinion révoltée. 1VWs à quoi pouvait aboutir cette manifestation généreuse ? Innocent III, en réalité, continua à faire ce qu'il avait toujours fait jusque là. Au nom des principes, il désapprouvait ce qui lui paraissait contraire au droit, à la morale, comme aux intérêts et aux règles ecclésiastiques. Pratiquement, il subit, ne pouvant agir autrement, la situation qui lui était faite, et profita des résultats.

Peu de temps après la grande curée, l'empereur Baudouin envoya au pape des reliques, des objets d'art, des pierres précieuses, des bijoux et même du numéraire. Ce trésor, d'où provenait-il, au moins indirectement, sinon du butin collectif ? Des pirates génois ayant saisi au passage le cadeau impérial, Innocent III, pour le ravoir, menaça les coupables d'excommunication, et la ville de Gênes, de l'interdit.

 

 

 



[1] Spes amplior.

[2] Voir au premier chapitre. Comparer ce que nous avons dit des aventures de Brienne dans notre premier volume, Innocent III, Rome et l'Italie (2e édition).

[3] Ad transfretandum.

[4] L'histoire anonyme des évêques d'Halberstadt, l'Historia Constantinopolitana du moine Gunther de Pairie, et les Gesta Innocentii tertii.

[5] Benigne.