INNOCENT III

LA QUESTION D'ORIENT

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PAPE, LA SYRIE LATINE ET BYZANCE.

 

 

Innocent III et la croisade. — Ce que gagnaient les papes à la prêcher. — L'agitation pour la croisade, de 1198 à 1200. — Les privilèges de croix et les vœux. — Les rapports d'Innocent III avec le monde musulman. — Attitude des Latins de Syrie. — Le royaume de Jérusalem et les légats romains. Antioche et son patriarche. — La succession des princes d'Antioche. — Bohémond IV et le roi d'Arménie, Léon II. — La cour de Rome et le catholicos arménien. — Excommunication de Léon II. — Innocent III et l'île de Chypre. — Diplomatie romaine et diplomatie byzantine. — L'empereur Alexis III et le patriarche de Constantinople, en pourparlers avec la curie. — Le jeune Alexis à Rome. — Innocent III et la question du trône byzantin.

 

La première croisade avait bouleversé l'Europe et fait trembler l'Asie pour aboutir à la fondation de quelques colonies de Latins campées sur le littoral de la Syrie, résultat presque insignifiant si l'on songe à l'immensité de l'effort. On ne l'avait même atteint que pour le perdre presque aussitôt. Avant qu'Innocent III ne devînt pape, les deux puissances musulmanes de Damas et du Caire avaient effectué leur fusion et reconquis Jérusalem. La chrétienté reculait devant Saladin. Tout était à recommencer.

Dès le premier jour de son pontificat, Innocent annonça l'intention de reprendre l'œuvre à son compte et de marcher droit à l'ennemi.

En notifiant son avènement aux évêques d'Orient, il affirma sa volonté ferme d'arracher la ville sainte aux Infidèles ; et, depuis, les appels adressés, aux rois et aux clergés de l'Europe, pour la croisade, se succédèrent sans interruption. Il se croyait de taille à se mesurer avec l'obstacle et, d'ailleurs, il n'aurait pu faire autrement. L'Église, qui avait assumé l'initiative et la direction de ces entreprises, en avait la responsabilité, en même temps que l'honneur et le bénéfice. L'opinion publique n'aurait pas compris qu'elle se désintéressât de la situation précaire des colons de Terre-Sainte et renonçât au tombeau du Christ. Quand même les papes du moyen âge jugeaient la croisade inopportune ou inutile, il leur fallait toujours, sous peine de perdre leur prestige auprès des foules, avoir l'air de la vouloir et d'y travailler. Ceux qui ne l'organisaient pas en grand étaient obligés, au moins, de la faire en détail par une continuelle expédition d'hommes et d'argent aux chrétiens de Syrie. Innocent III, revendiqua cette tâche tout entière comme un des devoirs les plus impérieux de sa fonction. Il a désiré, prêché, préparé, sans faiblir, la guerre sainte, pendant toute sa vie.

A la vérité, le mobile religieux n'était pas le seul ici qui fût en cause. Ce droit et ce devoir qu'avaient les papes de pousser les chrétiens à la croisade expliquent en partie l'immense pouvoir politique dont ils jouissaient sur l'Europe croyante. Pour mener à bien cette grande affaire d'intérêt commun, ils étaient autorisés à intervenir journellement dans les démêlés des rois et des princes féodaux, à leur imposer paix ou trêve, à faire sentir, en tous pays, leur autorité de médiateurs et d'arbitres omnipotents. La croisade leur donnait la haute police du monde chrétien et le droit de réquisitionner une grande partie de ses ressources financières. Elle leur permettait, en outre, de conférer à tous les fidèles le privilège de croix, et, par là, de modifier jusqu'à un certain point, au profit de Rome, la condition juridique des biens et des personnes. Placés sous la protection de l'Église, soustraits temporairement à la justice de leurs seigneurs et à la loi civile, les croisés n'étaient plus justiciables que des tribunaux ecclésiastiques. Ils devenaient presque les sujets du pape !

Le privilège de croix avait pour effet d'annuler, à titre provisoire, nombre de contrats et d'obligations, entre autres ceux qui liaient les débiteurs à leurs créanciers. On comprend, dès lors, et l'empressement de la foule à se croiser, et la mauvaise humeur de certains rois devant ces appels incessants à.la croisade qui mettaient leurs États dans une situation révolutionnaire, et l'ardeur des papes et des légats à multiplier les prises de croix. Ce n'est pas sans doute de propos délibéré et par calcul qu'Innocent III a perpétué dans toute l'Europe, et surtout en France, une agitation si profitable à son pouvoir. Mais on ne peut nier que la prédication de la croisade, presque permanente sous son pontificat, n'ait contribué à étendre et à rendre plus efficace son action politique. Il y avait accord, ici, entre son devoir de chef de religion et ses visées de domination universelle, entre ses convictions et ses intérêts.

Naturellement, les motifs religieux apparaissent seuls dans ses lettres excitatoires à la croisade. Elles se ressemblent toutes : mêmes faits et mêmes arguments. Mais il en est une, celle qu'il adressa, en août 1198, aux prélats et aux laïques de la province de Narbonne, où l'éloquence du prédicateur atteint son expression la plus élevée et la plus forte. On y trouve un accent personnel qui n'est pas la note ordinaire de cette littérature spéciale.

Après avoir déploré les malheurs de la Terre-Sainte, il se retourne avec indignation contre les rois et les princes de son temps. Ils se livrent aux embrassements de l'adultère, abusent des délices et des richesses, et se poursuivent mutuellement de haines inexorables, aussi prompts à venger leurs injures particulières qu'à oublier celles du Crucifié ! Ils ne songent donc pas que, pendant ce temps, les païens nous insultent et nous disent : Où est-il votre Dieu qui ne peut pas vous arracher de nos mains ? Voilà que nous avons profané vos sanctuaires, étendu le bras vers les objets de votre vénération, violemment envahi les lieux saints. Nous le détenons malgré vous, ce berceau de la superstition de vos pères. Nous avons brisé les lances des Français, les efforts des Anglais, la vigueur des Allemands, l'héroïsme des Espagnols. A quoi ont abouti tous ces courages que vous ameutiez contre nous ? Que fait donc votre Dieu ? Qu'il se lève et vous aide ! qu'il montre enfin comment il se défend et vous avec lui. Récemment encore, les Allemands s'étaient imaginés pouvoir triompher de nos forces. Ils ont pris le château de Beyrouth que personne ne défendait ; mais s'ils ne s'étaient pas hâtés de fuir, ils auraient fait l'épreuve de notre valeur. On les aurait massacrés de façon à mettre à jamais en deuil tous leurs descendants. Vos rois et vos nobles que nous avons depuis longtemps expulsés de la terre d'Orient, sont revenus cacher leur peur dans ces tanières qu'ils appellent leurs royaumes ! Ils aiment mieux se battre entre eux que se mesurer avec nous. Il ne nous reste plus, après avoir passé au fil de l'épée les défenseurs qu'ils ont laissés en Syrie, qu'à envahir à notre tour la terre chrétienne et à y détruire jusqu'au souvenir de votre nom.

Que pouvons-nous répondre, ajoute Innocent III, à de pareilles attaques ? et comment repousser leurs outrages ? Ce qu'ils disent est en partie la vérité même. Nous savons de bonne source, en effet, que les Allemands ont occupé Beyrouth laissé sans défense, mais que les Sarrasins ont pris et détruit Jaffa ; et que ces Allemands, apprenant la mort de leur empereur (Henri VI), se sont empressés de reprendre la mer. Si bien que les païens promènent impunément leur fureur dans tout le pays et que les chrétiens n'osent plus sortir de leurs villes. Ils peuvent à peine y rester sans trembler. Au dehors, l'épée de l'infidèle qui les attend ; au dedans, la peur qui les transit.

Telle est la situation de la Terre-Sainte. Comment le reste des chrétiens qui l'habite vit-il encore et n'est-il pas jeté à la mer ? Le pape explique ce miracle surtout par les divisions des Sarrasins, qui se déchirent heureusement les uns les autres. Si on leur laisse le temps de s'unir, tout est perdu. Voilà pourquoi il faut que chacun contribue, de sa personne et de son argent, dans la mesure de ses facultés, à la grande œuvre de la croisade. Et Innocent flétrit avec force l'ingratitude de ces mauvais chrétiens qui redoutent de souffrir pour le Christ moins que le Christ n'a souffert pour eux.

La question ainsi posée, il fallait que l'autorité religieuse prouvât au plus tôt, par des actes, qu'elle entendait faire la croisade et en garder la direction. Dès le milieu de l'année 1198, Innocent avait pris ses mesures et fait connaître sa résolution aux évêques de France et à l'évêque de Lydda en Palestine. Il n'est pas bon qu'on puisse dire que le pape pousse lé monde entier à des sacrifices d'hommes et d'argent et ne remue pas, lui personnellement, le petit doigt. Les nécessités de l'Église et les précédents lui interdisent de quitter Rome, mais deux cardinaux prendront la croix et précéderont en Terre-Sainte la grande armée expéditionnaire, après avoir, au préalable, passé par Venise, Gênes et Pise pour préparer l'embarquement général. Les archevêques devront réunir tout le clergé de leurs provinces et chaque prélat sera tenu de fournir à l'entreprise un nombre déterminé de soldats, ou une somme d'argent équivalente. Les récalcitrants seront passibles de la suspension. C'est pour le mois de mars 1199 que tous les secours en hommes et en numéraire devront être centralisés.

Le mois de mars 1199 se passe, et rien n'est prêt. Le mouvement d'enrôlement des nobles ne se dessine pas ; l'argent se fait attendre. Les volontés d'Innocent III s'expriment alors plus énergiquement et se précisent. Il ne s'agit plus de compter sur l'offre spontanée et volontaire des gens d'Église. Ils sont récalcitrants ? On les taxera d'office. Le pape et les cardinaux verseront le dixième de leur revenu : le reste du clergé, le quarantième ; certains ordres privilégiés, Cîteaux, Prémontré, la Chartreuse, Grandmont, le cinquantième. Innocent arme, à ses frais, un vaisseau chargé de blé et destiné aux défenseurs de la Syrie. De nouvelles lettres pontificales relancent les princes et les laïques : ceux qui ne prendront pas la croix, financeront. Comme l'argent est le nerf de la guerre sainte, le côté pécuniaire de l'entreprise préoccupe avant tout la cour de Rome. Pour se procurer les capitaux indispensables, on recourt à tous les procédés. Un tronc est posé dans toutes les églises de la chrétienté. Les fidèles y mettront leurs offrandes une fois par semaine : en retour leurs péchés leur seront remis,, et une messe publique hebdomadaire sera dite à leur intention. Les évêques convertiront les pénitences en une somme affectée à la croisade. Les pèlerins de Saint-Jacques, absous de leur vœu, verseront au trésor commun l'argent représentant leurs frais de voyage. Pendant deux ans on consacrera aux mêmes besoins le revenu de tous les bénéfices vacants. Enfin on réintégrera dans leurs cloîtres tous les moines errants (il y en avait donc beaucoup ?) et le pécule trouvé entre leurs mains sera employé à l'œuvre du Christ.

Dans une société encore inorganique, comme celle de l'Europe du XIIIe siècle, tous ces moyens financiers devaient être d'une pratique aussi incommode que peu sûre. On devine à quelles difficultés et à quels mécomptes la papauté se heurta. Forcées ou volontaires, les taxes rentraient mal ou ne rentraient pas. On ne put lever l'impôt du quarantième appliqué au clergé presque tout entier : archevêques et évêques s'opposaient à ce qu'on évaluât leur revenu. Les Cisterciens et les Prémontrés arguaient de leur exemption et de leurs privilèges pour ne rien payer. Devant la mauvaise volonté et l'égoïsme de ces clercs qui auraient dû donner l'exemple, l'indignation d'Innocent III ne se contint plus. Comment ! écrivait-il aux prélats de France dans les premiers mois de l'année 1200, vous ne voulez pas ouvrir vos mains pour secourir la pauvreté du Christ et le venger des opprobres que lui infligent tous les jours les ennemis de notre foi ? Vous le laissez insulter, frapper, flageller, crucifier de nouveau ? Et, malgré ses supplications répétées, vous refusez de lui offrir même un verre d'eau fraîche ? Vous qui prêchez aux laïques la nécessité de se sacrifier pour le saint tombeau, en fait de contributions, vous, qu'est-ce que vous versez ? Des paroles. Où sont vos actes ? Les laïques vous reprochent déjà de dépenser le patrimoine du Christ avec des histrions, de mettre plus d'argent à entretenir vos chiens et vos oiseaux de chasse qu'à subvenir aux besoins de la Terre-Sainte. Prodigues pour les autres, avares pour vous-mêmes, est-ce ainsi que vous rendez à Dieu ce qu'il a fait pour vous ? Vous refusez de donner au Christ le quarantième de vos revenus, alors que plusieurs d'entre vous, au concile de Dijon, se sont engagés à verser le trentième. Nous vous ordonnons de la part du Dieu tout-puissant, par la vertu du Saint-Esprit et sous peine d'un arrêt rigoureux au jugement dernier, de payer, vous et tous les clercs de votre ressort, la taxe qui vous est imposée.

Même sommation aux Cisterciens et aux Prémontrés. C'est le Christ lui-même qui, chassé de sa terre natale, frappe à votre porte : ouvrez-lui et donnez-lui quelque chose, à lui qui vous a tout donné. Prenez garde au scandale que cause votre résistance et aux clameurs qu'elle suscite de tous côtés contre votre congrégation. Fixez vous-mêmes votre subside si nous en acceptons le chiffre, ou tout au moins faites déposer en lieu sûr, sous le sceau de quelques évêques, le cinquantième de vos revenus. Songez que nous exigeons le quarantième des autres membres de l'Église, et que nous nous sommes taxé nous-même au dixième. Si vous refusez, vous encourrez l'indignation divine, et ce sera, à notre égard, une désobéissance formelle. On suspendra alors vos privilèges, et les évêques recevront l'ordre de n'en plus tenir compte. On verra si nous avons pleine juridiction sur votre ordre, comme sur les autres parties du clergé.

Il ne suffisait pas de menacer l'Église rebelle : il fallait encore repousser les insinuations des sceptiques ou des malveillants. On avait douté du bon emploi des fonds ainsi recueillis. Nous avons peine à croire, écrit le pape à l'archevêque de Pise et à l'évêque d'Urbin, qu'on nous accuse de dérobe : à la Terre-Sainte et de faire servir à notre usage particulier l'argent des églises et les aumônes des laïques. Nous ne cherchons pas notre intérêt, mais celui du Christ. Est-ce que nous vous avons dit, dans nos lettres, d'expédier à Rome les sommes prélevées par vos soins ? Nous n'en avons pas le souvenir. En tout cas, si nous l'avons fait, notre intention n'a pas été comprise. Nous vous demandons simplement d'envoyer l'indication du total des fonds versés. Il était de règle, en effet, que ces sommes fussent distribuées, par l'entremise de l'évêque diocésain, d'un Templier et d'un Hospitalier, aux croisés qui allaient partir, du moins aux chevaliers nécessiteux. Des documents irrécusables attestent qu'Innocent III expédiait sans cesse de l'argent aux chrétiens de Syrie ans épargner sa propre bourse. Mais comment, en l'absence de tout moyen régulier de contrôle, un pareil maniement de capitaux n'aurait-il pas provoqué le soupçon et la calomnie ? On a vu ailleurs[1], par les poésies de Walther de la Vogelweide et notamment par sa fameuse chanson sur le Tronc, quel parti les ennemis de la papauté ont su tirer de ces accusations.

Que le chef du monde ecclésiastique grevât le clergé de contributions fixées par son pouvoir discrétionnaire, on le comprend : mais jusqu'où allait, en temps de croisade ; l'autorité financière dévolue au pape sur les séculiers ? C'est une question que la science n'a pas encore clairement résolue. A coup sûr, Innocent III avait ou croyait pouvoir s'arroger le droit d'imposer les laïques, sinon en les taxant d'office à son gré, au moins en exigeant de ceux qui ne faisaient pas de service personnel un versement pécuniaire dont la quotité seule dépendait plus ou moins de leur bon vouloir. La croisade lui donnait, grâce à ce droit de réquisition sur toutes les fortunes, d'autres moyens de s'immiscer dans la vie privée des particuliers, nobles ou non. Intervenant dans les rapports féodaux, il défend aux suzerains ou aux seigneurs des croisés de les charger d'impôts excessifs, d'aides ou de tailles insolites. Il décrète même, pour ceux qui ont pris la croix, toute une série de lois somptuaires. Leur service de table ne se composera plus que de deux plats, et encore d'un prix modéré, sauf pour les comtes, barons et autres nobles qui auront droit, en outre, à un entremets. Prohibition du luxe coûteux dans les vêtements : jusqu'à ce que le croisé ait accompli son vœu, il s'abstiendra de porter de riches fourrures. Ces obligations sont communes aux hommes et aux femmes, aux clercs comme aux laïques. Les écuyers et les sergents ne se vêtiront pas d'habits de couleurs vives. Enfin, pendant cinq ans, il est défendu d'assister à un tournoi, le tout sous peine d'excommunication et d'interdit.

C'est encore l'autorité pontificale qui, jugeant en souveraine tout ce qui concerne le vœu de croisade, peut seule permettre aux croisés de différer leur départ ou les relever de leur obligation. On n'en est pas encore au temps où le rachat des vœux deviendra une source de bénéfices réguliers pour les agents de la cour de Rome. Innocent III accorde des délais, ou même la dispense totale, à des souverains ou à des particuliers, à condition qu'ils dédommagent l'Église et la Terre Sainte par un subside affecté au trésor de la croix. Mais c'est un droit qu'il entend se réserver. En 1202, il déclare que ce pouvoir a été illégalement usurpé par l'archevêque de Cantorbéry. Il traite d'ailleurs presque toujours avec sévérité ceux qui, après avoir pris la croix, refusent de partir sous divers prétextes, ou même renient leur engagement. Ces grands seigneurs, dit-il, en 1200, de Renaud de Boulogne et de Mathieu III de Beaumont, et beaucoup d'autres, à ce qu'on nous assure, en prennent à leur aise avec leur vœu. Ils diffèrent de l'accomplir ou, ce qui est pis, rejettent de leurs épaules, pour le grand péril de leur âme, l'insigne qu'ils y ont attaché. Nous ordonnons aux évêques de les obliger à reprendre la croix, quand même ils sembleraient autorisés à ne plus la porter par une dispense pontificale obtenue subrepticement. S'ils s'y refusent, on les excommuniera et l'interdit sera jeté sur leur terre, sans qu'ils aient droit de faire appel. En 1203, le comte d'Eu qui ne voulait plus partir et avait rejeté sa croix, est frappé d'anathème. On ne lui accorde l'absolution que lorsqu'il se décide à tenir son engagement et à prendre la mer. Innocent III voit très clairement que si l'Église n'exige pas avec la dernière rigueur l'accomplissement des vœux, c'en est fait de la croisade, car tout le monde voudrait jouir des avantages de l'état de croisé sans en subir les inconvénients.

Il est cependant des cas de force majeure ou des nécessités politiques devant lesquelles la loi doit fléchir. Rome défend, en 1198, à l'archevêque de Gran, primat de Hongrie, de quitter le royaume, car le roi de Hongrie a fait savoir que la présence de l'archevêque dans son état encore troublé était indispensable au maintien de l'ordre. Jean Sans-Terre demande, en 1202, que le Saint-Siège délie de leur vœu sept personnes de son conseil dont il ne peut se passer sans nuire aux plus graves intérêts de son gouvernement. Et les moines de l'abbaye de Saint-Seine supplient le pape de ne pas laisser leur abbé, qui a pris la croix, partir pour l'Orient parce que son départ serait la ruine de l'abbaye.

Quand la politique générale de l'Église romaine, est en jeu, Innocent III ne craint pas de prendre lui-même des libertés avec la règle. S'il ferme les yeux sur la comédie que jouent le roi hongrois Émeri, et son frère le duc André, croisés qui annoncent toujours leur départ et ne partent jamais, c'est qu'il a besoin d'utiliser contre l'Allemagne, les forces militaires de la Hongrie. Et si, par une dérogation encore plus éclatante au vœu de croisade, il permet au baron français Gautier III de Brienne et à ses chevaliers, partis pour l'Orient (1202), de s'arrêter en Italie et d'y combattre les ennemis de la papauté, Allemands et Siciliens, c'est qu'il faut avant tout que le vicaire du Christ, puisse assurer l'indépendance du pouvoir temporel et fonder l'état romain. L'obligation de la guerre sainte ne vient qu'au second plan.

Ces mesures d'exception n'autorisent pas à conclure qu'Innocent III ait sacrifié à son propre avantage les intérêts essentiels de la chrétienté. Il avait sans cesse les yeux fixés sur le monde musulman. A peine en possession de la tiare, il renouvela le canon du troisième concile de Latran qui défendait aux commerçants de toutes les puissances de vendre aux Sarrasins des armes, du fer, du bois de construction et de leur fournir de pilotes, sous peine de se voir excommuniés, privés de leur bien et déclarés serfs de ceux qui pourraient les saisir. Venise protesta : ce décret était la ruine de son commerce. Innocent persista à interdire de vendre, donner ou échanger avec les musulmans les matières utilisables dans la marine. Mais la prohibition ne fut pas absolue ; les Vénitiens purent trafiquer avec l'Égypte de toute autre catégorie d'objets.

En 1199, le pape chargea le patriarche de Jérusalem, Aimaro Monaco, un Florentin, de rédiger et d'envoyer à Rome un mémoire détaillé sur la situation de l'Orient latin, et notamment sur la position, la parenté et les forces des grands chefs de l'Islam. Plus tard (1213) il demandera les mêmes renseignements aux Templiers et aux Hospitaliers. Les deux rapports nous sont parvenus, étrangement mêlés de vrai et de faux, d'informations exactes et de contes à dormir debout. Le pape veut tout savoir. Il se tient donc aussi en correspondance continue avec le patriarche d'Alexandrie, forcé de vivre, isolé, dans une des capitales de l'islamisme. Il le console des souffrances morales et physiques qu'il endure, et réconforte de ses lettres les prisonniers chrétiens internés en Égypte.

Cette question des captifs était de celles qui lui tenaient au cœur. Il a patronné, encouragé, multiplié les opérations de l'ordre des Trinitaires, congrégation nouvelle qui s'était donné pour tâche le rachat des chrétiens ou tout au moins l'amélioration de leur sort. Il ne cesse d'engager les princes latins de Syrie à faire l'échange des prisonniers musulmans avec les captifs d'Alexandrie et du Caire, au lieu de chercher à tirer des Sarrasins qu'ils ont pris une rançon qui n'est d'aucun profit pour la chrétienté. L'échange est, d'après lui, le seul procédé capable de mettre fin à cette honte : les prisons d'Égypte remplies de malheureux dont l'abjuration est la seule ressource. Beaucoup d'entre eux mènent d'ailleurs une conduite déplorable, qui déshonore le nom chrétien.

Tout en travaillant, pour triompher de l'infidèle, à mettre l'Europe en branle et à préparer la guerre sainte, Innocent III a toujours voulu se maintenir en relations directes3 par lettres et par ambassadeurs, avec les souverains musulmans. Il convenait à son tempérament et à ses vues de ne jamais renoncer à l'action diplomatique, même quand il était aux prises avec l'ennemi. C'était d'ailleurs une tradition de la politique romaine : plusieurs de ses devanciers n'avaient pas hésité à prendre contact avec les chefs de l'islamisme. Par l'intermédiaire de saint Pierre, la croix trouvait le moyen de négocier avec le croissant. Quand l'ordre des Trinitaires fut fondé (1199). Innocent III en avertit aussitôt le miramolin, c'est-à-dire le sultan du Maroc. A l'illustre miramolin, roi du Maroc et à ses sujets ; puissent-ils parvenir à la connaissance de la vérité et y persister pour leur salut ! Tel est le début de la lettre pontificale, destinée surtout à montrer que la création d'un ordre voué au rachat des captifs et à l'échange des prisonniers était d'un intérêt commun pour les fidèles des deux religions. Le pape envoie au sultan quelques Trinitaires et l'invite, pour finir, à embrasser au plus tôt la foi du Christ. Exhortation naïve, mais de style pour un pape du moyen âge : Innocent n'ignorait pas sans doute qu'elle n'aurait pas le moindre succès.

En 1211, le chef de tous les chrétiens recommande le patriarche d'Antioche et ses intérêts à l'émir d'Alep, Mâlik-az-Zâhir. Deux ans après, il envoyait porter au Caire, par un notaire apostolique, une lettre adressée au khalife Mâlik-al-Muezzan. Le passage essentiel de cet étrange document était ainsi conçu. A noble homme Saphadin, soudan de Damas et de Babylone (c'est-à-dire du Caire) crainte et amour du nom divin ! Nous pensons que tu as appris que beaucoup de rois et de' princes chrétiens, suivis d'un peuple innombrable, enflammés du zèle de la dévotion et de la foi, se préparent à reprendre la province de Jérusalem, décidés à vaincre ou à mourir. Ils ne se fient pas tant à leur puissance qu'ils n'espèrent en la vertu de Dieu. Nous ne t'écrivons pas ceci avec le dessein de t'intimider, mais plutôt pour que tu saches ce qui te menace et que, prenant conseil de ta sagesse, tu restitues spontanément la terre qui ne t'appartient pas. Ce ne sera, pour toi, ni déshonorant ni désavantageux, car nous te le demandons en toute humilité et nous l'implorons en suppliant. Nous le désirons surtout pour que ta persistance à détenir Jérusalem ne fasse pas couler plus de sang humain. Et, terminant sa lettre, le pape répète au soudan qu'il conjure humblement sa Grandeur de lui rendre Jérusalem et de faire l'échange des captifs. Vers le même temps, il envoyait, encore aux héritiers de Saladin, en mission spéciale, l'archevêque de Céphalonie.

Démarches pénibles autant qu'inutiles ! La diplomatie du Latran avait été induite en erreur par une phrase du rapport des Templiers où ils affirmaient que la restitution de Jérusalem était, dans l'intention des chefs de l'Islam. Les Occidentaux n'ont jamais cessé de se méprendre sur l'état d'esprit de leurs ennemis d'Orient. En réalité, le khalife ne voulait pas plus rendre la Terre Sainte aux chrétiens que le pape n'était en état de la reprendre de vive force aux musulmans.

Pendant tout le pontificat d'Innocent III, et heureusement pour lui, les successeurs de Saladin l'ont pas renouvelé contre les colonies chrétiennes le grand effort gui avait abouti, en 1188, à la prise de Jérusalem. De leur côté, celles-ci n'ont rien fait, ni en Syrie ni en Égypte, pour porter à l'ennemi un coup décisif.

Un combat malheureux aux environs de Laodicée (1202) ; les vigoureuses razzias du roi de Jérusalem, Amauri II de Lusignan ; une expédition plus utile de ce même souverain, en 1204, sur les côtes égyptiennes ; une dernière campagne en Égypte du connétable de Jérusalem, Gautier de Montbéliard (1211) ; tel est, durant cette période, le bilan des opérations militaires des Latins de Syrie. Sur un seul point, mais loin de Jérusalem et du théâtre ordinaire de la croisade, l'islamisme paraît avoir souffert, sinon reculé. En 1213, les tribus chrétiennes de la Grande Arménie et du Caucase, descendues de leurs montagnes, envahirent en masse la vallée de l'Euphrate, brûlant villes et châteaux, massacrant une foule d'infidèles. A tout prendre, si l'on se battait peu alors avec le Sarrasin, on négociait beaucoup. Trêve entre les belligérants de 1198 à 1204, prolongée jusqu'en 1210 ; nouvelle trêve de six ans, à partir de 1211, sans compter les nombreux accords commerciaux et politiques conclus entre les chefs musulmans et les puissances maritimes de l'Italie ; envoi continu d'ambassadeurs latins à Alexandrie, au Caire, à Alep, à Damas. L'état de guerre devenait l'exception.

C'est que la majorité des Européens établis en Orient désirait surtout vivre en paix. Depuis la conquête, les deux races ennemies s'étaient singulièrement rapprochées. On voyait alors les Francs épouser des Syriennes ou même des Sarrasines ; certains chefs signer avec les émirs arabes des alliances permanentes ; les autorités chrétiennes et musulmanes échanger des permissions de chasse ; les artistes arabes bâtir et orner les maisons des croisés ; les rois de Jérusalem solder un corps de mercenaires musulmans ; les chrétiens de Saint-Jean-d'Acre ou de Tripoli frapper des monnaies au type sarrasin avec le nom de Mahomet et la mention de l'hégire ! En dépit de la réprobation du clergé, et au grand scandale des Occidentaux, la fusion s'opérait, effet nécessaire du contact quotidien des hommes et dé la force inéluctable des choses. Il est avéré que les colons de Syrie ne voyaient pas. toujours d'un bon œil débarquer les pèlerins belliqueux qui leur arrivaient de France et d'ailleurs. Quand ils ne leur étaient pas absolument hostiles[2], ils s'arrangeaient de manière à entraver leurs opérations et à les renvoyer chez eux sans qu'ils eussent agi.

En se faisant le promoteur ardent, infatigable de la croisade, Innocent III ne pouvait se douter des obstacles qu'il allait rencontrer sur sa route, et connaissait mal les résistances et les inerties contre lesquelles il lui fallait lutter.

 

Le royaume de Jérusalem n'était plus alors qu'un débris, une mince lisière de terrain entre les montagnes et la mer. Les infidèles en avaient pris la capitale avec la plupart des grands centres. Presque tous les Karak ou châteaux formidables qui commandaient jadis, au profit des chrétiens, la route du Hadj et celle de l'Égypte, et empêchèrent si longtemps les communications des Sarrasins entre Damas et le Caire, étaient démantelés ou occupés par l'ennemi. Le gouvernement du roi de Jérusalem et du patriarche avait dû se réfugier à Saint-Jean-d'Acre, devenu le grand port de la Syrie chrétienne, le point d'arrivée pour les caravanes d'Orient, et de débarquement pour les pèlerins d'Occident. Tous les voyageurs du XIIIe siècle parlent avec admiration de l'énorme muraille triangulaire qui défendait Acre, des tours gigantesques qui la couronnaient, des innombrables églises pressées dans cette enceinte, le dernier espoir des chrétiens.

Au nord de l'épave qui représentait l'ancien royaume de Godefroi et de Baudouin, les comtes de Tripoli, race énergique et remuante, tenaient encore dans Tripoli et dans Antioche, bien que déchus, eux aussi, de leur ancienne puissance, celle qu'ils avaient connue au temps du fameux Renaud de Châtillon, l'adversaire de Saladin. Plus loin, deux autres dominations chrétiennes : le royaume de Chypre, aux Lusignan, et le royaume arménien de la Cilicie, fondé par des princes de la dynastie des Roûpen. Ces chefs de la petite Arménie venaient de se faire couronner rois, à Tarse, par les mains d'un archevêque de Mayence (1198). A moitié latinisés, ils se proclamaient à la fois vassaux de l'empire germanique et de l'Église romaine. On pouvait utiliser cette force indigène, hostile aux Sarrasins, pour consolider ce qui restait de la Syrie chrétienne et en faire peut-être le point de départ d'une nouvelle action contre le musulman.

Les deux grands ordres militaires du Temple et de l'Hôpital vivaient retranchés, un peu partout, dans leurs forteresses. Enfin, une dernière puissance, la plus florissante de toutes en réalité, les colons génois, vénitiens et pisans, se répartissaient par quartiers autonomes dans tous les ports, appuyés sur la flotte de leurs nationaux. Tel était, au temps d'Innocent III, l'aspect bigarré et peu cohérent de la chrétienté latine, ou latinisée, de la côte d'Asie.

La grande difficulté, comme toujours, était de grouper ces éléments et de les contraindre à s'accorder. Les chrétiens d'Orient avaient l'habitude de combattre séparément l'ennemi commun, mais non celle de s'associer pour l'attaque et même pour la défense.

Le comté de Tripoli et la principauté d'Antioche, alors sous la même main, dépendaient théoriquement de la royauté de Jérusalem : en fait, leur autonomie restait absolue, et l'esprit d'indépendance de leurs souverains incoercible. Quand Amauri II de Lusignan, roi de Chypre, devint roi de Jérusalem, presque en même temps qu'Innocent III était élu pape, la concentration des forces chrétiennes de l'Asie fit un grand pas. Mais il ne régna que sept ans et, après lui, l'union si importante de la grande île chypriote avec le gouvernement d'Acre disparut. Il était heureux aussi que les princes d'Antioche fussent en même temps comtes de Tripoli ; mais la fatalité voulut qu'après la mort de Bohémond III, en 1199, s'élevât entre son fils, Bohémond IV, et le fils de son frère aîné, Raimon-Roûpen, une violente querelle de succession. Elle troubla et ensanglanta ce coin d'Asie pendant vingt ans. Comme Raimon-Roûpen était le propre neveu du roi d'Arménie, Léon II, celui-ci intervint, soi-disant pour le soutenir, en réalité pour s'annexer Antioche qu'il convoitait. De là l'état de guerre presque permanent entre les gens d'Antioche et les Arméniens, conflit qui fit le désespoir d'Innocent III et de ses légats. D'autre part, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital, qu'une âpre concurrence mettait aux prises, servaient moins à défendre la terre chrétienne, qu'à y jeter de nouveaux ferments de discorde. Quant aux colons italiens, séparés par ces haines de marchands qui ne pardonnent pas, ils ne poursuivaient que leurs intérêts particuliers. Ils vendaient cher à' leurs frères en Christ le concours de leur marine, et ne se gênaient pas pour pactiser et trafiquer avec l'ennemi.

Lé monde assista donc à ce curieux spectacle : un pape, qui avait à surveiller et à dominer la chrétienté européenne, intervenant sans cesse dans cet autre morceau d'Europe perdu en Asie pour le ravitailler de soldats et d'argent, y apaiser les discordes, y réconforter les courages, unir en faisceaux les forces dispersées, préparer la revanche, et imposer à tous, en attendant, le joug politique et religieux de la puissance romaine. Ici comme partout ailleurs, Innocent III a voulu faire son œuvre ordinaire de centralisation et de paix. Mais la besogne était singulièrement plus ardue et plus complexe qu'il n'aurait pu le supposer.

Il ne s'agissait pas seulement de mettre d'accord les chefs d'États chrétiens. Dans chacune de ces colonies se produisait alors le même phénomène qui troublait toutes les métropoles d'Occident lutte du pouvoir religieux et du pouvoir

civil, la guerre incessante du clergé contre les nobles et les rois. L'antagonisme du temporel et du spirituel apparaît même, chez les Latins de Syrie, plus profond et plus violent que chez leurs frères d'Europe. En effet, la croisade avait été avant tout une expédition d'Église, organisée et dirigée par le sacerdoce. Il semblait donc naturel que le clergé bénéficiât le premier de la terre, des richesses et du pouvoir acquis par la guerre sainte. Logiquement, dans ces États fondés au nom du Christ, il aurait dû posséder la suprématie. Cette conception était celle des papes et aussi de la hiérarchie de prêtres qui s'installa, en Orient, à côté de la féodalité latine. A Jérusalem, comme à Antioche et partout, le clergé, comblé de donations, en était arrivé très vite à accaparer la majeure partie de la propriété territoriale. Et il s'érigeait d'autre part en puissance souveraine, faite pour prévaloir même sur l'autorité des chefs laïques, en tout cas, son égale, de sorte que, dans ces dominations mixtes, le patriarche régnait autant que le roi et lui faisait concurrence. La société laïque fut obligée de réagir. De là les querelles perpétuelles des deux pouvoirs et la singulière physionomie de ce clergé latin d'Orient. Menant une vie fastueuse et déréglée qui scandalisait les Occidentaux, il affectait l'indépendance absolue et se croyait tout permis.

Apaiser les conflits, introduire dans cette Église exotique l'ordre, la moralité et l'habitude d'obéir à Rome, la défendre, en même temps, contre les rancunes des laïques qu'elle exaspérait, la tâche, pour Innocent III, était lourde. Et il ne pouvait agir que de loin, par ses lettres, par ses légats.

Dès 1202,  le cardinal de Sainte-Praxède, Soffredo, et le cardinal de Saint-Marcel, Pierre Capuano, qui ont mis la croix sur leurs épaules, s'apprêtent à partir, l'un après l'autre, pour la Terre-Sainte, Soffredo le premier. Ils sont actifs et éloquents, écrit le pape au clergé de Syrie ; nous leur avons donné à tous deux pleins pouvoirs et le droit d'exercer nos prérogatives spéciales. Faites-leur bon accueil, obéissez-leur et rendez-vous exactement à leurs convocations. En même temps, il indique avec soin à ses mandataires comment ils doivent se comporter. Il veut être directement consulté pour tous les cas un peu difficiles. D'autre part, dans leurs rapports avec les chrétiens orientaux, s'il leur faut déployer la plénitude de l'autorité pontificale, ils devront toujours se montrer modérés et prudents.

Débarqué à Acre, Soffredo trouve à l'agonie le patriarche de Jérusalem, Aimaro Monaco (1203). Aussitôt le clergé, le roi et le peuple s'entendent pour offrir le patriarcat à ce cardinal romain, qui leur arrivait. L'occasion était belle de rattacher étroitement à Rome une des plus hautes dignités ecclésiastiques de l'Orient latin. Innocent insista vivement auprès de Soffredo pour qu'il acceptât. Redouterais-tu, lui écrit-il, la pauvreté, les anxiétés, les douleurs ? Jésus-Christ a souffert pour toi : Tu peux bien, toi, souffrir pour lui. Peu touché de ce raisonnement, Soffredo refusa, et l'on élut alors l'évêque de Verceil, Albert, autre Italien, qui deviendra l'un des agents les plus zélés de la politique romaine en Asie.

Ce poste de légat en Terre-Sainte était si difficile et, par moments, si périlleux que le pape crut nécessaire de réconforter Soffredo et de l'exhorter à la patience. Ne t'étonnes pas, lui écrit-il en août 1203, si, placé sur cette terre où l'on a crucifié le Sauveur, 'tu te vois crucifié, à ton tour, de corps et d'esprit. Ne plies pas sous la charge trop lourde et ne te désespères pas parce que tu te trouves seul à la porter en ce pays lointain. Tu te plains que la maison du Seigneur soit devenue une caverne de brigands, que l'héritage du Christ appartienne aux ennemis de la foi, et que les princes croisés semblent se détourner des lieux saints. Sois sûr que je compatis à tes douleurs et que je ne t'oublie pas, malgré la distance et la difficulté de correspondre. Ne perds pas courage, parce qu'on dit que l'armée de la croix se dirige sur la Grèce : c'est toujours la délivrance de la Terre-Sainte qui est notre principal souci. Quant à ton collègue, Pierre de Saint-Marcel, il s'est embarqué pour te rejoindre.

Réunis, les deux légats pouvaient plus aisément poursuivre leur besogne ; mais on jugera des obstacles par ce fait qu'un des premiers actes de Soffredo fût de prononcer la suspension de l'archevêque de Tyr, qui s'était mis aussitôt en pleine révolte contre l'autorité romaine. Le cardinal de Saint-Marcel déploie à son tour une activité dont Innocent III le félicite. En passant à Chypre, il y consolide l'épiscopat latin et le corrige par les réformes nécessaires ; à Acre, il réconcilie les Génois et les Pisans qui s'entretuaient : il négocie avec le Soudan ; puis, tantôt seul et tantôt accompagné de Soffredo, il se rend à Tripoli et à Antioche pour s'entremettre dans l'interminable conflit provoqué par la succession de Bohémond III.

Ce n'était pas la faute des légats si cette question d'Antioche, affaire épineuse entre toutes, où la diplomatie romaine joua un rôle fort embarrassé, était à peu près insoluble. Jusqu'ici ils avaient fait tout leur devoir, mais, lorsqu'ils apprirent, au printemps de 1204, l'entrée des croisés à Constantinople et la fondation de l'empire latin, ce fut pour eux, comme pour beaucoup de chrétiens de Syrie, un éblouissement. Ils n'y tinrent plus et quittèrent tous deux à la fois cette ingrate légation de Terre-Sainte pour aller rejoindre les conquérants et travailler à la conquête. Innocent leur reprocha vivement (nous dirons ailleurs pour quelles raisons et dans quels termes) d'avoir abandonné leur poste. Il les obligea de reprendre le chemin de la Terre-Sainte. Ils devaient y attendre l'armée du nouveau patriarche de Jérusalem et prendre, à titre provisoire, les mesures que comportait la situation.

Dans la grande affaire de la croisade, le patriarche de Jérusalem était un rouage essentiel. On le considérait comme le chef suprême de l'Église latine d'Asie, en raison même des souvenirs attachés à son siège, et comme l'intermédiaire naturel entre la papauté et les colons d'Orient. Il importait donc que le patriarcat fût une force disciplinée entre les mains des clercs de Rome. On voit par les lettres d'Innocent III que l'autorité pontificale traite le patriarche en fonctionnaire qu'elle utilise, dirige, complimente et gourmande même quand il le faut.

En 1198, elle blâmait sévèrement le patriarche Aimaro d'avoir dénigré l'archevêque de Tyr et suivi une ligne de conduite des plus irrégulières lors du mariage du roi de Chypre, Amauri, avec l'héritière du royaume de Jérusalem. Aimaro s'y était d'abord opposé ; sous prétexte de parenté et d'inceste, il avait refusé de le bénir ; puis, changeant brusquement d'avis, il avait couronné ce roi et cette reine. Pourquoi cette inconsistance et ces rigueurs injustifiées ? Une immense douleur, lui écrit le pape, nous pénètre jusqu'aux moelles, quand nous voyons les clercs, les laïques, les sujets du royaume et toi-même vous déchirer les uns les autres par les calomnies et les haines, alors que vous ne devriez songer qu'à prier, à veiller, à jeûner et à pratiquer la charité. Vous attirerez ainsi sur vous, sur la terre du Christ et sur tout le peuple chrétien, les coups de la vengeance divine. Le chagrin que nous causent tes agissements est d'autant plus vif que tu devrais, toi, prêcher la concorde de parole et d'exemple, au lieu d'être un sujet de scandale pour les peuples qui te sont soumis.

Le successeur d'Aimaro, l'évêque de Verceil, Albert, donna plus de satisfaction à Rome. Après la fugue à Constantinople des légats Pierre et Soffredo, il devint l'homme de confiance de la papauté, son instrument de choix dans le maniement des affaires d'Orient. Innocent le comble d'amabilités et de privilèges, lui confère le droit d'absoudre tous les excommuniés qui viendraient au secours de la Terre-Sainte et permet aux clercs qui l'accompagnent dans ses tournées de percevoir d'un coup trois années du revenu de leurs prébendes. Ce patriarche centralise les fonds envoyés d'Europe aux défenseurs de l'Asie latine ; il reçoit, en 1204, tous les pouvoirs d'un légat, et quatre ans après on les lui renouvelle. C'est lui qui représente le Saint-Siège et sa toute-puissance, soit pour régler les conflits, soit pour agir dans un sens favorable aux intérêts de la chrétienté comme à ceux de l'Église romaine. En 1208, pendant la vacance du trône de Jérusalem, le pape l'autorise à gouverner souverainement non seulement ce royaume, mais les principautés de Tripoli et d'Antioche. Et quand la mort de la reine épousée par Jean de Brienne, le successeur d'Amauri II, amène, en 1212, des troubles inquiétants, c'est encore le patriarche Albert qui est chargé d'excommunier les rebelles et de maintenir les sujets dans la fidélité du roi.

Est-ce à dire qu'Innocent III se croie rigoureusement obligé de recourir au patriarcat pour intimer ses volontés et faire sentir son influence ? Il correspond, au contraire, directement avec les subordonnés du chef de l'Église de Jérusalem, surtout avec les évêques de Sidon, d'Acre, de Beyrouth, de Biblis et avec l'archevêque de Tyr. Parfois même il prend la défense de ces prélats, quand le patriarche semble vouloir empiéter sur les droits de ses suffragants. En 1198, Aimaro Monaco forçait les clercs de l'archevêque de Tyr à venir à son tribunal, même quand ils n'avaient pas fait appel. L'archevêque se plaint de cet abus de pouvoir qui supprimait en fait sa juridiction propre. Innocent III lui déclare que le patriarche, à moins d'y être autorisé par un privilège apostolique, ne peut légalement évoquer les clercs de Tyr à sa barre, tant que ceux-ci voudront rester les justiciables de l'archevêché.

Consultations sur des points de droit canonique, mesures disciplinaires, rappels à l'observation des liens, de la hiérarchie, règlements de conflits, c'est par là que les évêques de la Terre-Sainte entrent ordinairement en contact avec le chef de l'Église universelle. La justice romaine est presque toujours respectée, parce qu'elle sait agir en général avec impartialité et s'élever au-dessus des passions et des intrigues locales.

Elle varia pourtant quelquefois dans ses décisions, suivant les vicissitudes de la politique. L'archevêque de Tyr était en conflit permanent avec le clergé vénitien qui desservait l'église Saint-Marc de Tyr, centre paroissial du quartier autonome des marchands de Venise. En 1201, Innocent III, qui avait besoin de la flotte vénitienne pour la croisade, casse la sentence rendue contre les clercs de Saint-Marc par les évêques d'Acre, de Tibériade et de Beyrouth, et ordonne à l'archevêque de Tyr de rendre à ces clercs ce qu'il leur a pris. En 1206, le doge de Venise se plaint de nouveau des empiétements de l'archevêché. Innocent, toujours intéressé à ménager les puissants fondateurs de l'empire latin, écrit à l'archevêque que, s'il ne s'arrange pas de façon à éviter les réclamations, l'affaire sera évoquée à Rome. Mais, en 1215, le Latran est redevenu hostile à Venise. Le pape charge le patriarche de Jérusalem de mettre l'archevêque de Tyr en possession de l'église Saint-Marc.

Même sur les points de la Palestine d'où les Latins ont été chassés par les musulmans, Innocent III a voulu rester en communication avec les églises chrétiennes. Les trêves conclues avec le Khalife, et la tolérance sarrasine, dont Saladin avait donné lui-même de si curieux exemples, expliquent qu'il y ait réussi. Quand on le voit confirmer les biens de Sainte-Marie Majeure de Jérusalem et autoriser son abbesse à construire une chapelle, ou sauvegarder les droits du prieur et des chanoines du Saint-Sépulcre, on oublie que c'est l'étendard du Prophète et non pas la bannière du Christ qui flotte sur les murs de la cité.

Avec les souverains déchus qui règnent à Acre, le pape a naturellement moins de relations suivies qu'avec le clergé. Amauri de Lusignan et Jean de Brienne, rois de Jérusalem in partibus, toujours menacés de perdre leur débris d'État, sont des personnages moins importants pour l'Orient latin que les patriarches de Jérusalem ou d'Antioche. On pense bien que cette royauté besogneuse et précaire, mal obéie de ses clercs et de ses barons, ne pouvait que rentrer dans le cercle des États vassaux soumis à la domination de Rome. Innocent III, en 1198, prend sous sa sauvegarde le roi et la reine de Jérusalem, leurs personnes et leurs biens ; et l'on sait ce que la protection, de saint Pierre comportait alors, pour les gouvernements faibles, de sujétion politique. Il prodigue à Amauri II les exhortations réconfortantes, les conseils moraux ; mais il lui donne aussi l'argent dont il a besoin pour soutenir les assauts de l'infidèle. Jean de Brienne, un autre Français, le héros qui essaiera plus tard de prendre l'Égypte et de sauver Constantinople, est une simple créature du pape. Il vit, lui aussi, des subsides romains. Quand il a perdu sa femme Marie de Montferrat, il envoie porter à Innocent III la triste nouvelle. Le pape, après lui avoir adressé juste quatre mots de condoléance, consacre toute sa réponse à le morigéner pour son bien. Il lui démontre que ce sont les divisions des princes chrétiens qui ont perdu le royaume de Jérusalem, ct qu'il lui est interdit de se venger sur des chrétiens des injures qu'on lui a faites comme de chercher à s'agrandir aux dépens de ses coreligionnaires. Sa seule pensée doit être pour le royaume d'en haut, et pour cette défense de la Terre-Sainte à laquelle il s'est voué du jour où il a quitté le sol natal.

On ne sait trop à quelles querelles intestines et à quelles convoitises Innocent ici fait allusion, mais il mettait le doigt sur la plaie vive. En rappelant, sans se lasser, aux chrétiens de Syrie, la nécessité de l'union devant l'ennemi, il remplissait son devoir et cherchait à reculer le moment de la catastrophe finale. D'ailleurs, ce n'était pas seulement dans le royaume proprement dit de Jérusalem qu'il travaillait à pacifier les esprits, et dictait leur conduite au roi, au patriarche, aux' évêques. Il agissait de même dans les autres États chrétiens, moins mutilés et moins menacés, qui avoisinaient le golfe d'Alexandrette et les défilés de la Cilicie.

 

Deux places fortes, en même temps deux centres très prospères d'industrie et de commerce, Tripoli et Antioche, formaient, avec Saint-Jean-d'Acre, la suprême ressource des colons latins.

Antioche était de beaucoup la plus importante. On ne parlait, eu Europe, que de ses riches vergers, de ses tissages de drap et de soie, de ses marchands cosmopolites, des clercs de toutes races et de toutes langues qui s'y coudoyaient. Un univers en miniature, enfermé dans l'immense et célèbre enceinte, aux tours innombrables, qui escaladait et descendait les pentes de la grande montagne Silpios. Là se voyait le plus bizarre enchevêtrement de pouvoirs politiques et religieux qu'on pût imaginer. Le comte de Tripoli, principal souverain laïque du lieu, le patriarche latin, des patriarches grec, jacobite, arménien, la commune d'Antioche et son maire, les Templiers, les Hospitaliers, autant de puissances rivales qui avaient chacune leur parti dans la cité et s'y disputaient l'honneur et le profit.

Un lien tout naturel unissait Antioche à la papauté romaine. Saint Pierre y avait été le chef de la chrétienté à son berceau. La cathédrale latine, église patriarcale, lui était dédiée, et sur le sceau du patriarche latin d'Antioche on lisait, au revers, les mots Sigillum sancti Petri apostoli. Mais cette métropole religieuse de la Syrie était aussi la ville de saint Paul, qui y avait vécu, prêché, et composé ses œuvres. Parmi les grands personnages d'Antioche comptait l'abbé du monastère latin dé Saint-Paul, situé à l'est de la ville, sur une des premières déclivités de la montagne. Le sceau de cet abbé offrait la figure de l'apôtre, tenant le livre des Évangiles, et au-dessus une triple abside représentant l'église abbatiale. Et l'on montrait aux pèlerins la crypte de cette église, toute étincelante de mosaïques d'or, parce que la tradition voulait que saint Paul eût écrit là ses épîtres. Innocent ne pouvait manquer de se tenir en contact avec cette cité des deux apôtres romains et le nombreux clergé que le patriarche latin d'Antioche gouvernait.

Ce patriarche était, en 1198, un Français d'Angoulême, Pierre Ier. Rude besogne que la sienne et situation difficile ! Il lui fallait défendre Antioche contre les ennemis du dehors, lutter au dedans contre le pouvoir civil, c'est-à-dire contre le comte de Tripoli et la municipalité, empêcher l'élément grec de prévaloir et, par-dessus le marché, faire front à la cour de Rome. Elle entendait se servir du patriarcat d'Antioche comme de celui de Jérusalem, et réprimait parfois sans ménagement toute tentative d'indépendance. Au début du pontificat d'Innocent III, Pierre Ier avait fait un coup d'autorité en transférant l'archevêque d'Apamée, Laurent, au siège épiscopal de Tripoli. Le nouveau pape n'hésite pas ; il annule l'acte du patriarche, frappe de suspension l'archevêque et prive Pierre Ier, jusqu'à nouvel ordre, du droit de consacrer les évêques de son ressort. Une lettre de blême très vif accompagne ces rigueurs. Le patriarche a outrepassé son droit : la papauté seule possède le pouvoir légal de faire passer un évêque d'un diocèse à un autre, surtout pour une opération aussi anormale que celle de transférer un archevêque dans un évêché.

Le patriarche envoie à Rome, à la fois, ses excuses et ses plaintes. Pourquoi ne l'a-t-on pas traité comme son prédécesseur qui avait commis la même faute sans avoir été réprimandé et puni ? Du reste, il n'a agi que par ignorance, car l'archevêque d'Apamée n'avait pas été consacré mais seulement élu, et il croyait pouvoir traiter un élu comme un simple évêque. Dans le trouble d'esprit où le jettent les tribulations de la Terre-Sainte, il n'a pas bien réfléchi à ce qu'il faisait. En installant Laurent sur le siège de Tripoli, il voulait empêcher les chanoines de cette église de se partager entre plusieurs candidats, division dangereuse en face d'un seigneur comme le comte de Tripoli, toujours disposé à profiter des discordes des clercs pour envahir leurs biens. Enfin Laurent est très capable, très lettré, très honnête : le choix de ce candidat ne peut provoquer aucune réclamation.

Plus ou moins persuadé, Innocent III finit, sur l'avis du conseil des cardinaux, par remettre leur peine à l'archevêque comme au patriarche. L'essentiel était d'avilir fait un exemple et montré que, devant l'autorité romaine, l'Église d'Antioche n'était pas, plus que les autres, intangible.

Cet incident n'empêcha pas le pape de témoigner sa bienveillance à Pierre Ier, comme à tous les chefs religieux de la Terre-Sainte : mais Rome était loin et sa protection n'agissait que tardivement. Le patriarche avait beaucoup à se plaindre du maire d'Antioche et de la commune qui favorisaient, au fond, la population grecque et ses clercs. Quand cette municipalité avait besoin d'argent, elle faisait comme ses pareilles en Europe : elle soumettait à l'impôt les Églises et leurs fidèles, quelle que fût leur condition, à quelque langue qu'ils appartinssent. Elle obligeait les clercs à faire justice à tous les laïques ; elle osait même, dans les procès relatifs aux biens d'Église, faire intervenir la législation byzantine et les juges grecs : autant d'atteintes aux privilèges du sacerdoce en général, et aux intérêts particuliers du clergé latin. Innocent III interdit à ce maire et à ces conseillers municipaux tout acte d'hostilité contre les églises et leur personnel. Mais lui qui fut souvent impuissant à maîtriser les communes d'Italie, que pouvait-il contre celle d'Antioche, à l'autre bout de la Méditerranée ?

Plus redoutable encore pour le patriarche était le comte de Tripoli. L'histoire de leurs rapports se résume dans un duel continu, parfois sanglant. Il n'y avait pas si longtemps (1153) qu'un des prédécesseurs du comte Bohémond IV, Renaud de Châtillon, avait fait saisir, emprisonner et supplicier le patriarche d'Antioche, Amauri. Ce prélat, vieux et malade, après avoir reçu force coups de fouet, avait été attaché, entièrement nu, sur la plate forme d'une tour. On avait enduit de miel sa tête chauve, et il était resté ainsi, exposé aux piqûres des guêpes et aux traits d'un soleil de feu, jusqu'à ce qu'il eût révélé l'endroit où il avait caché son or. Ce fut le seul moyen de le forcer à payer les frais de l'expédition de Renaud à Chypre. Si ce baron, un peu trop poétisé par certains historiens, agissait souvent en brute sanguinaire, Amauri, comme beaucoup de prélats de Syrie, était un clerc dépravé. Mais il ne s'agissait pas là d'un antagonisme entre des personnes. La lutte meurtrière était entre les institutions, ce qui explique pourquoi elle ne prenait jamais fin.

Lorsque, à partir de 1201, commença entre Bohémond IV et Raimon-Roûpen la guerre de succession dont on a parlé plus haut, le patriarche d'Antioche se tourna naturellement du côté de ce dernier et de son protecteur, le roi d'Arménie. Bohémond, pour se venger, et aussi pour se faire bienvenir d'une partie de la population d'Antioche, pactisa avec le parti grec. Il lui lâche si bien la bride, avec l'aide de la municipalité, qu'en 1206, un patriarche de rite grec, Siméon III, fut intronisé et violemment opposé au Latin Pierre Ier. En vain les Arméniens essayent de s'emparer d'Antioche, d'en chasser le comte de Tripoli et de lui substituer leur candidat : Bohémond tient tête à ses ennemis. H repousse toutes les tentatives de médiation du pape et de ses légats, fait arrêter le patriarche d'Antioche et l'enferme, avec deux de ses neveux, dans une fosse du château. Le 8 juillet 1208, Pierre Ier mourait dans sa prison, sans doute des mauvais traitements qu'il avait subis. On raconta que ses geôliers ne lui donnaient pas à boire et qu'il fut réduit, pour apaiser sa soif, à avaler l'huile de sa lampe.

L'événement fit impression. Ce n'était pas la première fois que Rome avait trouvé dans ce petit baron d'Orient, borgne, violent et vindicatif, un adversaire décidé du pouvoir religieux, incapable de subordonner ses convoitises et ses rancunes aux intérêts généraux de la chrétienté. Déjà, en 1198, Innocent III avait été obligé de l'inviter à laisser en paix le royaume de Chypre et à tourner plutôt sa fougue batailleuse contre les Sarrasins. Voilà, écrit-il en 1207 au patriarche de Jérusalem, que le comte de Tripoli a mis ses mains sacrilèges sur notre vénérable frère en Christ, le patriarche d'Antioche, dont il est le fidèle assermenté et le filleul ! et il ose incarcérer le Christ lui-même en sa personne ! Et quand le pape apprend la mort du prisonnier, il jette ce cri de douleur : Ô noble Antioche, ville glorieuse, et joie de la terre universelle, es-tu assez déshonorée par le forfait qui vient d'être commis ! A quoi pouvons-nous maintenant te comparer et quelle misère est égale à la tienne ! Mais la situation veut des actes, non des paroles. Le patriarche de Jérusalem est chargé d'excommunier Bohémond et de veiller à ce que personne n'ait contact avec ce sacrilège et ce maudit jusqu'à ce qu'il ait, par une pénitence égale à son crime, mérité l'absolution. On lui donne l'ordre en même temps de tout préparer pour l'élection d'un nouveau patriarche.

Mission peu commode ! La cité était en révolution. Une partie du chapitre, avec le doyen, s'était retranchée sur une montagne voisine, dans le château de Kossair. Mais, le 26 mai 1209, Innocent III apprenait à ces chanoines et au comte de Tripoli que l'église d'Antioche avait élu un Italien, l'abbé de Locedio, Pierre II. Cet ancien évêque d'Ivrée, un des héros de la quatrième croisade, comptait parmi les agents les plus dévoués de la puissance romaine. L'élection n'avait été sans doute que de pure forme ; la volonté d'Innocent III imposait ici son choix aux chrétiens d'Orient. Sous la menace de rendre immédiatement exécutoire l'anathème déjà lancé, le pape ordonne au comte et aux chanoines de son parti de faire bon accueil à Pierre II et de lui remettre sans tarder les forteresses et les domaines du patriarcat.

Avec ce nouveau prélat, créature du pape, les relations du Latran et de l'Église d'Antioche, de plus en plus fréquentes et cordiales, ne pouvaient que servir les intérêts du pouvoir religieux qui dominait l'Occident. Innocent III réconforte Pierre II dans ses tribulations, multiplie pour lui les honneurs, les délégations et les privilèges. Le patriarche n'oublie pas de lui expédier, avec ses chargés d'affaire, les plus beaux produits de l'industrie d'Antioche, une croix d'or, des émaux de prix. On sait d'ailleurs qu'avec ses meilleurs amis Innocent III n'abdiquait pas son droit de blâmer ce qui lui semblait répréhensible et désavantageux pour l'Église. Pierre II après avoir séquestré les biens de son prédécesseur et de ses neveux, ne se pressait pas de remettre ces derniers en possession : ordre lui est donné de restituer. Le patriarche et son chapitre avaient la mauvaise habitude d'exiger trois cents bezans des abbés de Saint-Paul au moment de leur installation. Cela n'est pas conforme à la loi canonique, leur écrit Innocent III, renoncez à cette exigence qui a une odeur de simonie.

A Antioche, c'est toujours le pouvoir laïque qui inquiète la papauté et la brave. Non seulement le comte Bohémond refuse de s'incliner devant la suprématie du nouveau patriarche et continue plus ou moins ouvertement à soulever contre lui la résistance du clergé grec, mais il persiste toujours à refuser l'arbitrage de Rome et de ses légats dans le procès de la succession d'Antioche. On le presse de s'en remettre à la justice romaine ; il répond fièrement qu'il tient sa principauté de l'empereur de Constantinople, qu'il n'a donc pas à comparaître devant des juges d'Église, que d'ailleurs l'empereur latin a obtenu du pape la concession qu'on n'obligerait pas le comte de Tripoli à porter devant un tribunal ecclésiastique la question d'Antioche. — Est-ce vrai, demande le patriarche de Jérusalem à Innocent III ? — Il est absolument faux, répond le pape, que nous ayons accordé ce privilège à l'empereur de Constantinople : et quand le comte affirme que cet empereur seul est le suzerain de la principauté d'Antioche, et que lui, Bohémond, n'est pas tenu d'en répondre devant des juges ecclésiastiques, il ne sait absolument pas ce qu'il dit.

Le malheur, pour la papauté et ses diplomates, c'est que, dans cet éternel conflit, l'autre prétendant, Raimon-Roûpen, et le roi d'Arménie, Léon II, son oncle maternel, qui le soutenait, n'étaient guère plus déférents aux ordres de Rome. Il arriva même ce fait curieux que les deux concurrents se trouvèrent, à une certaine heure, excommunié l'un comme l'autre par la curie.

Le royaume chrétien de la petite Arménie, fondé au XIIe siècle par des chefs énergiques, les Roûpen, avait gagné peu à peu toute la plaine de la Cilicie, alors peuplée et fertile, jusqu'au golfe d'Alexandrette. Ennemis jurés de l'islamisme, tout en aidant les Latins à s'établir en Syrie, ils avaient chassé eux-mêmes les Byzantins de cette région et fini par étendre leur frontière aux confins de la vallée de l'Oronte et d'Antioche. Sis, dans la montagne, était leur grande forteresse et le siège de leur gouvernement ; Tarse, leur métropole religieuse ; Anazarbos, Vagha, Marsissa, d'autres centres importants. Ces conquérants, loin d'être des barbares, eurent l'intelligence de comprendre que pour se maintenir entre deux hostilités redoutables, celle des Musulmans et celle des Grecs, il leur fallait se lier étroitement avec les puissances latines, et surtout avec le pape romain.

Le plus haut dignitaire de la Cilicie, sorte de patriarche arménien, s'appelait le catholicos. Dès le milieu du m' siècle, ces prélats, comme les archevêques de Tarse, leurs subordonnés, s'étaient soumis à la papauté et se montrèrent très zélés pour la latinisation de leur pays. Ils l'ouvraient, par tous les moyens, aux idées, aux lois, aux usages des Francs d'Occident. Beaucoup d'entre eux furent des hommes de progrès. Le parti conservateur arménien, hostile à l'étranger, les accusa d'être des novateurs dangereux et de détruire l'Église nationale. L'archevêque de Tarse, Nersès de Lampron, un apôtre de la tolérance, répondit à ces attaques dans sa lettre célèbre au roi Léon II. On me reproche d'être en communion avec tous les chrétiens. Mais la science m'a permis, par la grâce de Dieu, de me mettre au dessus de vains préjugés et de n'attacher de prix qu'à la charité universelle. A mes yeux, l'Arménien est comme le Latin, le Latin comme le Grec, le Grec comme l'Égyptien, l'Égyptien comme le Syrien. Je détruis ainsi tontes les barrières qui séparent les races : ma renommée s'étend dans toutes les églises et je reste au milieu d'elles sans jamais incliner vers leurs traditions particulières. Le catholicos d'aujourd'hui qui, par ses propres tendances et inspiré par la sagesse, suit la même voie que moi, accepte avec joie les outrages que nos idées communes lui attirent. Outre ce témoignage, j'ai celui de ma conscience, qui me rend certain de la pureté de mes intentions.

Le catholicos dont parle Nersès, Grégoire VI Abirad, entretînt avec Innocent III une correspondance qui nous est parvenue. Il lui servit d'intermédiaire et d'instrument pour faire de la petite Arménie une annexe de l'Église romaine. Vous êtes la tête, écrivait-il à Rome en 1199, et nous sommes le corps. Tout le clergé de notre église est à vos ordres. Priez Dieu pour nous qui sommes dans la gueule du dragon, au milieu des ennemis de la foi, envoyez-moi aide et conseil, de façon à ce que nous puissions sauver l'honneur de la chrétienté et le vôtre. — Oui, lui répond Innocent, tu es vraiment un catholique, toi qui reconnais la suprématie de l'Église romaine. Et pour le raffermir dans sa foi, il lui développe longuement toutes les raisons qui militent en faveur de la primauté de l'apôtre Pierre. Persévère dans ta dévotion au siège apostolique et sache qu'à mon instigation, beaucoup d'Occidentaux se sont croisés où vont l'être pour passer en Orient quand le moment sera favorable.

Heureux de ce contact direct avec le chef tout puissant du monde chrétien, Grégoire Abirad, dans une nouvelle lettre (1201), l'appelle le dominateur de toute l'Europe, et célèbre lui-même, en termes enthousiastes, la primauté de Rome. L'emphase de la politesse orientale se retrouve jusque dans les formules de salut et d'adresse. A Innocent, souverain pontife, pape universel du grand siège romain, qui a subjugué toute la terre par son impérial triomphe, etc. Vous aimez notre illustre roi, Léon : merci de ce que vous avez fait pour lui. Nous agirons en sorte que ce roi, tous ses barons et tous ses hommes, demeurent fidèlement dans votre vasselage. Et le catholicos exprime au pape le chagrin que lui cause le spectacle de la Syrie en proie aux barbares. Ils ont dispersé les forces chrétiennes et, non contents de nous tenir liés et impuissants, ils nous raillent. Venez à notre secours, nous n'avons d'espérance qu'en vous. La lettre se termine, comme d'ailleurs la précédente, par une demande de subsides. Ces Orientaux, gens pratiques, veulent qu'on aide leur dévouement.

Daim sa réponse de 1202, Innocent III tient le catholicos au courant des préparatifs de la croisade. L'armée du Christ, en majeure partie, est à Venise, d'où elle va prochainement s'embarquer pour la Terre-Sainte. Il correspond aussi avec le chancelier du roi d'Arménie, l'archevêque de Sis celui-ci proteste, avec la même ardeur, de son dévouement au Saint-Siège. Nous ne pouvons aller vous trouver à Rome, lui écrit-il en 1201, mais ne nous oubliez pas. Et il lui demande de lui envoyer l'anneau, la mitre et le pallium.

En 1205, le catholicat change de mains. Avec le successeur d'Abirad, Jean, on voit se préciser les rapports de dépendance du patriarche de l'Arménie à l'égard de Rome. Le nouveau dignitaire est investi de sa fonction par le cardinal légat Pierre de Saint-Marcel ; il jure, entre ses mains, fidélité et obéissance au Saint-Siège ; il reçoit de lui le pallium ; il s'engage à visiter la ville des Apôtres, au moins par ses délégués, tous les cinq ans, et à assister à tous les conciles qui se tiendront en Orient. En retour, les deux parties contractantes stipulent, d'un commun accord, qu'aucun concile ne pourrait prendre de mesures intéressant l'organisation ecclésiastique de l'Arménie, si le catholicos ou son mandataire n'était pas présent pour y consentir et les sanctionner.

Avec ces indigènes ombrageux et méfiants, les agents du pape devaient se garder d'aller trop vite et de faire trop sentir la férule. Pour punir le roi Léon II d'avoir expulsé les Templiers de son État et confisqué leurs possessions, le cardinal de Saint-Marcel réunit un concile à Antioche, excommunie le roi et promulgue la sentence dans tout son royaume. Le catholicos proteste vivement auprès d'Innocent III. Il n'a pas assisté au concile d'Antioche. Le légat viole donc la foi jurée quand il rend valable dans toute l'Arménie une mesure prise sans l'assentiment de celui qui en est le chef religieux. Archevêques, évêques et abbés, réunis par le catholicos, expriment aussi d'une voix unanime leur indignation. Eh quoi ! Nous qui pensions sucer aux mamelles de notre mère l'Église romaine un lait doux et savoureux, nous n'en tirons que fiel et vinaigre ! Nous demandions à être nourri pieusement de la doctrine apostolique ; c'est une rosée bienfaisante que nous voulions recevoir de Rome ; et elle fait tomber une grêle d'orage sur notre dos ! Heureusement que l'autre légat de Syrie, Soffredo, avait plus de mesure et de doigté que son collègue. Il apaise le différend de l'Arménie et des Templiers, calme la tempête, et Innocent III, en 1210, envoie à tout le clergé arménien un privilège qui le protégeait contre les excommunications illégales et l'es rigueurs injustifiées.

Il avait d'autant plus à cœur d'achever la conquête religieuse de ce pays qu'elle entraînait, par certains côtés, l'assujettissement politique des rois. Léon II ne cesse pas d'être en relations directes avec son suzerain, le pape de Rome, dont il réclame l'appui et les subsides pour soutenir la lutte contre le musulman. Par un hasard exceptionnel, les originaux de plusieurs lettres adressées par ce petit souverain à Innocent III existent encore aux archives du Vatican, munies de la bulle d'or qui les valide. L'effigie de Léon II, gravée sur cette bulle avec la légende en langue indigène Léon, roi des Arméniens, ressemble à celle des rois de l'Europe. On y voit le représentant de cette monarchie de fraîche date assis sur un trône qu'ornent des tètes et des griffes de lions, avec la croix sur la couronne, et la croix sur le globe qu'il porte de la main droite. Au revers, se dresse le lion couronné d'Arménie tenant, lui aussi, dans ses griffes une croix à très longue hampe. Le signe du Christ devait être logique-. ment l'emblème de cette royauté créée par Rome en Arménie.

Celui qui la détient reconnaît, au moins en paroles, sa sujétion. Si l'on jugeait de l'affection et du respect de Léon II pour le Saint-Siège par les interminables compliments qu'il prodigue à Innocent III et par ses protestations d'humble dévouement, peu de souverains auraient fait preuve d'une soumission plus complète : Gloire, louange et honneur au Dieu tout puissant qui a voulu que son église eût à sa tête un pasteur tel que vous. Vous êtes la lumière qui éclairez de haut le monde entier, la forge inébranlable et fructueuse établie sur le sol apostolique. Nous voulons ramener à l'unité de la sainte église romaine tout le royaume très ample et très vaste que Dieu nous a confié, et tous les Arméniens dispersés en différentes régions. Le descendant de Roûpen n'aspire donc à rien moins qu'à réaliser le panarménisme, mais c'est pour l'assujettir à Rome. Il ne veut relever que du pape. Il demande avec insistance à Innocent III qu'aucune autre église latine ne puisse avoir juridiction sur sa terre. Le pape est son père, son seigneur ; il n'a de confiance et d'espoir qu'en lui ; il plie les genoux devant lui et lui baise les pieds[3].

Au début de ses rapports avec Léon II, Innocent n'est pas en reste d'amabilités, et c'est avec effusion qu'il le remercie de l'amour témoigné par lui à l'Église catholique et son chef. A ce bon ouvrier de la dernière heure il accorde toutes ses demandes, la bannière de saint Pierre qui l'aidera à triompher des païens, et le droit de n'être jugé et excommunié que par le pape ou ses légats, c'est-à-dire d'échapper à l'autorité religieuse d'Antioche ou de Jérusalem. Mais, dans ce mariage d'inclination de l'Église romaine avec la royauté d'Arménie, la lune de miel a été courte. Au fond cet Oriental ne visait qu'un but : utiliser l'alliance du pape pour étendre son influence et son territoire du côté d'Antioche.

Dans la fameuse querelle de succession, il essaie d'amener les légats d'Innocent III à se prononcer pour son neveu Raimon-Roûpen contre Bohémond de Tripoli. Quand il les voit juger ce procès avec indépendance, selon les formes, et refuser de se plier d'avance à ses désirs, il se tâche ; il Ir accuse de favoriser le concurrent de son neveu ; il met la principauté d'Antioche à feu et à sang et parvient, à plusieurs reprises, à y installer violemment son candidat. Malgré les sommations des envoyés de Rome, il se garde bien de restituer aux Templiers leur château de Gastoun, forteresse qui commandait les portes Ciliciennes et l'accès de l'Oronte et de la Syrie. En vain, les légats et le patriarche de Jérusalem l'invitent à accepter leur arbitrage ; Innocent III lui-même, à restituer au Temple ce qui lui appartient. Léon II récrimine, ergote comme le plus retors. des procéduriers, mais il continue à faire la guerre aux Latins et à refuser toute concession. Dès 1205, Rome l'excommunie et renouvelle plusieurs fois l'anathème. On finissait par s'apercevoir, au Latran, que ce vassal si dévoué du Saint-Siège se souciait beaucoup moins de contribuer à la croisade et de massacrer le Sarrasin que de s'agrandir aux dépens des colonies chrétiennes. Les rapports du pape et du roi deviennent de plus en plus tendus. En 1213, une lettre fulminante d'Innocent III, la dernière qu'il paraît lui avoir écrite, montre la rupture accomplie. Léon II en est arrivé à se délatiniser, lui et son royaume, pour donner toutes les faveurs à l'élément grec, ce que Rome ne peut lui pardonner.

C'est bien à contre cœur et malgré nous, lui écrit son ancien allié et ami, que nous te refusons le salut et la bénédiction de l'Apôtre. Mais les excès dont tu t'es rendu coupable sont trop criants. Au lieu de servir avec dévouement celui qui t'a donné la couronne et d'user de ton glaive pour punir les méchants, tu l'as tourné contre le sein de l'Église, ta mère. Et le pape lui reproche vivement la rupture de la trêve conclue avec les autorités d'Antioche, les destructions et les crimes commis par ses soldats, le butin que lui a rapporté le pillage de la principauté. Sur notre ordre, le patriarche de Jérusalem avait excommunié un prétendu patriarche d'Antioche[4] qu'on ne pouvait reconnaître sans faire outrage au siège apostolique. Tu as accueilli cet intrus et l'as fait accepter comme légitime par tes sujets. Quand l'élu de Tarse est mort, au lieu de lui substituer un nouvel archevêque, comme tu l'avais formellement promis, tu as distribué à tes soldats, d'une main sacrilège, les domaines et les revenus de cette église : tu en as expulsé les Latins, et tu as osé les remplacer par des Grecs. Nous avons chargé le patriarche de Jérusalem d'obtenir de toi réparation pleine et entière pour tous ces faits. Si tu t'y refuses, tu as beau être excommunié pour d'autres motifs, les prélats de Chypre et de Syrie ont l'ordre de lancer un nouvel anathème contre ta personne, ton neveu, tous tes conseillers, et tous tes fauteurs. En outre, les rois de Chypre et de Jérusalem, leurs barons, les Templiers, les Hospitaliers, tous les pèlerins de la Terre-Sainte, devront éviter rigoureusement ton contact, et prêter main-forte au patriarche de Jérusalem pour te contraindre à nous obéir.

Le conflit d'Antioche tournait mal pour l'Église romaine. Innocent III mourut à temps, avant de voir le roi d'Arménie de nouveau victorieux, Raimon-Roûpen installé en 1216 comme prince d'Antioche, et les querelles intestines des Latins s'envenimer au point que Bohémond IV assassina, en 1217, le patriarche Pierre II. L'Arménie échappait à la papauté, et même Antioche, du moins pour un temps.

A la vérité, elle pouvait se consoler avec le royaume de Chypre, que la dynastie des Lusignan maintenait dans l'obéissance.

On avait quelque raison d'espérer que cette grande île deviendrait la base solide d'une action décisive contre le musulman en même temps qu'un centre de ressources économiques, indispensables à toutes les colonies latines d'Asie. Cette idée d'Innocent III était juste. Voisine à la fois de l'Égypte, de la Syrie et de l'Anatolie, protégée par sa situation même, Chypre ne formait pas un État exclusivement militaire comme celui de Jérusalem. Elle commençait à connaître cette prospérité et cette richesse prodigieuses qui donneront au port de Famagouste, un siècle après, l'aspect animé, luxueux, éblouissant des plus grandes cités commerciales de la Méditerranée. Les Lusignan, dont Nicosie était la capitale, vivaient au milieu des châteaux forts, des cloîtres et des cathédrales gothiques que l'art français avait fait éclore sur cette terre lointaine en une magnifique floraison. Ils avaient pris au sérieux leur rôle de souverains. On les voit, sur leurs sceaux et leurs monnaies, avec l'attitude hiératique des effigies d'empereurs grecs : les traits immobiles et figés, le sceptre et le globe en mains, la tête ceinte d'une couronne constellée de pierreries, la robe flottante, alourdie de bandes de perles. Derrière l'image royale se dresse le Christ byzantin bénissant de la main droite, et, de la gauche, serrant l'évangile sur sa poitrine.

Tel nous apparaît le troisième roi de Chypre, Hugue Ier, roi catholique et romain de cœur, sinon de costume. Au moins Innocent III prétend-il avoir la haute main sur le royaume et sur ceux qui le gouvernent. Son intervention dans les affaires des Lusignan, et même dans leur vie privée, est continue. Un conflit s'est élevé (1211) entre le jeune roi, émancipé récemment, et son ancien tuteur, le connétable de Chypre, Gautier de Montbéliard. Le pupille manifeste son indépendance en chassant Gautier de son royaume et en confisquant ses biens. Sur la plainte de l'expulsé, Innocent ordonne au patriarche de Jérusalem de faire des représentations à Hugue Pr et de l'obliger à restituer ce qu'il a pris. D'autre part, un scandale a éclaté dans la famille royale. La sœur de Hugue, mariée à un baron chypriote, s'était fait enlever par le neveu de Léon d'Arménie, Raimon-Roûpen. Rome ordonne une enquête et poursuit la coupable. Elle exige, enfin, avec la dernière énergie, que le roi de Chypre respecte les libertés de l'Église.

Le trésorier de Nicosie, Durand, avait été élu archevêque par le chapitre sous la pression du roi, auteur en réalité de cette nomination. Le patriarche de Jérusalem, sur un ordre du Latran, casse cette élection, comme viciée par l'intervention d'un pouvoir laïque. Hugue Ier proteste avec vivacité, et s'attire d'Innocent III cette réprimande désagréable. Comment ! non content de posséder ce qui appartient à César, tu étends la main sur ce qui est à Dieu, et te dresses, fils ingrat, contre l'Église qui t'a nourri ! Tu, prétends n'avoir usé que d'un pouvoir souvent exercé par tes prédécesseurs : mais le péché est-il amoindri parce qu'on l'a commis plusieurs fois ? L'habitude l'a au contraire aggravé. Songe à ce qui t'arrivera au jour redoutable du jugement dernier. Laisse l'église de Nicosie élire librement un nouveau pasteur, et ne crois pas avoir porté atteinte à la dignité royale, en t'abstenant de violer les droits du Roi des Rois.

C'est qu'Innocent III a ses raisons pour vouloir que l'indépendance de l'église de Chypre soit respectée par le pouvoir civil aussi bien que par les autorités religieuses du dehors. Il avait détaché l'archevêché de Nicosie du patriarcat d'Antioche pour le placer sous l'autorité immédiate du Saint-Siège. En 1206, quand le patriarche latin de Constantinople, Thomas Morosini, prétendra soumettre Chypre à sa juridiction, le pape l'arrêtera net, évoquera ce conflit à sa barre, et l'archevêque de Nicosie ne relèvera plus que de la papauté.

Rome seule devait régner à Chypre, cette clef de la Méditerranée orientale, parce que là encore l'espérance de la croisade, la pensée de la guerre sainte portée en Syrie et en Égypte hantent l'esprit et dominent la politique d'Innocent III.

 

Comme Byzance avait toujours été et devenait alors plus que jamais, dans cette question de la croisade, un facteur de première importance, il fallait bien qu'Innocent III eût aussi les yeux fixés sur le Bosphore et s'efforçât de mettre l'empire grec dans ses intérêts.

En 1198, l'empereur régnant était Alexis III, de la dynastie des Anges, parvenu au pouvoir, comme la plupart des Césars byzantins, par un coup de traîtrise et des meurtres. Il avait dépossédé son frère, Isaac II ou Isaac l'Ange, lui avait fait crever les yeux et le détenait en prison avec son fils Alexis le Jeune, plus tard Alexis IV : note banale de toutes les révolutions de palais en Orient. L'usurpateur n'était pas homme, d'ailleurs, à faire oublier son origine par les services rendus à l'État. Il n'opposait aucune résistance sérieuse aux Bulgares et aux Musulmans qui ne cessaient d'assaillir ses frontières, ruinait les finances publiques par ses prodigalités folles, et se contentait de vivre au jour le jour, en déployant juste l'énergie nécessaire pour déjouer les conspirations et maîtriser les colères du peuple. Ceux qu'il avait dépouillés, Isaac l'Ange et son fils, ne laissaient pas, même du fond de leur prison, d'être redoutables. Ils avaient des partisans dans l'empire et au dehors, entre autres le roi d'Allemagne, Philippe de Souabe, devenu, par son mariage avec Irène, le beau-frère du jeune Alexis.

Il importait donc à Alexis III de gagner l'appui de la cour de Rome dont le Souabe était l'ennemi déclaré ; et il s'empressa, en effet, dès qu'il eût appris l'élection d'Innocent III, de lui envoyer ses ambassadeurs et ses présents. Mais, pour comprendre l'attitude du pape à l'égard de ce Grec, il faut reprendre les choses de plus haut.

La politique byzantine des pontifes romains du XIIe siècle, bien qu'elle pût sembler dénuée de suite et de logique, avait pourtant sa raison d'être. Ils avaient dû constamment osciller entre une nécessité religieuse, celle de réunir l'Église grecque à l'Église latine, et une nécessité politique, celle d'empêcher l'empire de Constantinople de devenir la proie des puissances qui menaçaient en Italie la temporalité de Saint-Pierre, c'est-à-dire des rois de Sicile ou des empereurs allemands. Ces deux obligations ne s'accordaient guère. Les Grecs, tout en faisant des avances et des promesses à la papauté quand ils y trouvaient leur avantage, ne voulurent jamais sérieusement soumettre leur église à celle des Latins. Il fallut bien que l'Occident acceptât l'idée d'user de la force pour effectuer l'union. D'autre part, les Allemands ou les Normands de Sicile étaient seuls en situation d'attaquer et de prendre Constantinople. On s'explique alors que la cour de Rome n'ait fulminé que pour la forme contre ces Byzantins qui refusaient de se laisser unifier. Au fond, elle s'arrangeait de manière à les défendre contre leurs ennemis, qui étaient les siens. Jamais, sur cette question, elle ne cessa de subordonner sa conception religieuse de la fusion des deux Églises à l'intérêt politique de son État d'Italie. Le prédécesseur immédiat d'Innocent III, Célestin III, s'était même allié étroitement au souverain de Constantinople, que menaçait l'ambition de l'empereur d'Allemagne, Henri VI. Innocent n'avait plus à craindre ce redoutable adversaire, mort juste avant son élection, ni même l'Allemagne, divisée par le schisme[5]. Il pouvait agir sur le Bosphore avec plus de sécurité et de liberté.

Chef de l'Église latine, il avait avec l'empire grec des rapports continus, car les Latins étaient très nombreux à Byzance comme dans toutes les provinces. C'étaient surtout des Italiens, originaires des grands ports. Pise, Gênes, Venise, depuis les temps les plus reculés du moyen âge, exploitaient commercialement la péninsule balkanique et la Grèce. Les Vénitiens surtout avaient fait de Constantinople et du pays qu'on appelait toujours la terre des Romains, la Romanie, une conquête pacifique et lente, par infiltration. Non seulement leurs commerçants et leurs banquiers y possédaient partout des comptoirs ; mais leurs clercs y avaient multiplié les églises et fondé même des évêchés. Au sein de l'Empire grec, Venise formait vraiment un état dans l'État : puissance financière à laquelle les empereurs payaient tribut, féodalité marchande qui accaparait les débouchés et cherchait à monopoliser le trafic, puissance religieuse, qui n'obéissait guère qu'à une sorte de pape vénitien, le patriarche de Grado. Celui-ci, avait été doté d'un ensemble de privilèges pontifie eaux qui lui conféraient la juridiction et la suprématie exclusives sur les églises latines de la Romanie.

L'élément étranger à Constantinople était devenu si envahissant et si redoutable, que les empereurs grecs, tout en empruntant des capitaux aux riches marchands de l'Adriatique, les traitaient, de temps à autre, comme l'Occident traitait les Juifs. Ils confisquaient leurs biens et leurs marchandises, les expulsaient en masse, puis les laissaient rentrer, trafiquer, et leur accordaient encore des privilèges exorbitants. Près de trente ans avant l'avènement d'Innocent III, l'empereur Manuel Comnène, le 21 mars 1151, avait comploté contre les Vénitiens un guet-apens, et exécuté un coup d'État qui laissa chez eux des rancunes très vives. Mais, devant l'intérêt mercantile, le ressentiment tient peu : Venise prit sa revanche en redoublant d'âpreté dans l'exploitation.

Il importe de noter cette pénétration profonde et continue de l'empire de Byzance par les Latine : elle explique en partie le succès de la quatrième croisade. L'action était d'ailleurs réciproque. Les Grecs abondaient à Venise, qu'ils avaient conquise à leur tour par leur civilisation. La grande république des lagunes semblait alors presque complètement hellénisée. Les vêtements des nobles et du doge, la place qu'ils occupaient dans la hiérarchie de la cour grecque, l'usage des esclaves et des eunuques, les femmes voilées à l'orientale et jalousement surveillées, les monnaies frappées aux effigies impériales, les églises à coupoles de Saint-Marc, de Torcello, de Murano, avec leurs peintures hiératiques et leurs mosaïques d'or imitées de Sainte-Sophie, tout, à Venise, rappelait Byzance et l'Orient. Beaucoup d'Occidentaux, peu capables de saisir les nuances, prenaient les Vénitiens pour des Grecs et leur en attribuaient même le nom.

Cet intime contact des deux races ne diminuait pas d'ailleurs la haine que les indigènes de Constantinople et de la Romanie portaient à tout ce qui était Latin. Peuple de pirates, serpents amphibies, grenouilles de marais : telles sont les aménités que les historiens byzantins prodiguent aux marchands de Venise. Les Latins, de leur côté, n'éprouvaient qu'une répulsion irritée pour ces schismatiques endurcis qui avaient brisé l'unité chrétienne et empêché (c'était l'opinion courante en Occident) le succès de toutes les croisades. Comment s'étonner que ces animosités séculaires aient fini, au début du XIIIe siècle, par faire explosion et jeter l'Europe en armes sur le Bosphore ?

Certes, ce n'était pas par un, coup de force qu'Innocent III entendait, lui, résoudre la question de Constantinople. A peine en possession de la tiare, il porta vers la seconde Rome l'affirmation de son autorité, mais par les moyens diplomatiques. Il faut croire que les Latins établis dans la capitale de l'Orient, clercs et laïques, n'étaient pas très disposés à se reconnaître les sujets dévoués et dociles du pape, car, dans une lettre de 1199, il leur rappelle la vertu de l'obéissance. Un vicaire apostolique le représente là-bas, à qui il a donné pleins pouvoirs. C'est à lui qu'il faut en appeler, écrit-il, malgré tout privilège contraire que pourrait avoir accordé mon prédécesseur Célestin. Il a le droit de juger souverainement les causes qui lui viennent en appel, et aussi celui de corriger par les censures ecclésiastiques. Il est d'ailleurs de votre honneur de ne pas le laisser réduit à la mendicité, mais de pourvoir généreusement à son entretien. Ce vicaire reçoit du pape, le même jour, l'ordre formel de couper court à certains abus commis par le clergé latin de Constantinople. Les simples prêtres s'arrogeaient le pouvoir de donner la confirmation, office exclusivement réservé aux évêques. Ils s'excusent, écrit Innocent, en disant qu'ils en ont l'habitude ; mais depuis quand l'habitude vicieuse diminue-t-elle le péché ?

Ces velléités réformatrices eurent peu d'effet sur des clercs éloignés de Rome, presque tous vénitiens, et habituée à l'indépendance. Le milieu ne les inclinait guère à la soumission. Les empereurs grecs, auprès de qui ils vivaient, s'étaient montrés plus souvent les adversaires de la papauté que ses amis.

Alexis III comprenait cependant la nécessité de se ménager l'appui du chef religieux des Latins : il fit les premières avances. Lorsque Innocent III eût reçu ses ambassadeurs, il profita de l'occasion pour agir à son profit et sur l'empereur et sur le patriarche de Constantinople. A l'un et à l'autre il adresse les déclarations de principes traditionnelles et les invite à mériter l'alliance de l'Église romaine en se conformant à ses vues.

Il conseille d'abord à Alexis l'humilité dans le Seigneur. L'Église romaine est l'épouse de Dieu : appuie sur elle ta domination et tu seras inébranlable. Le peuple chrétien murmure contre toi. Tu n'a pas secouru la Terre-Sainte comme c'était ton devoir, et pourtant elle est dans ton voisinage. Par ta puissance et ton or, tu réussirais mieux que tout autre prince à la débarrasser des musulmans. Mais la chrétienté a contre toi un autre grief. Pourquoi les peuples grecs sont-ils séparés religieusement de l'Église latine, mère et maîtresse de toutes les églises ? Nous t'invitons pour la rémission de tes péchés à t'en aller, toutes affaires cessantes, faire la guerre au Sarrasin' et délivrer Jérusalem. Il faut ensuite que tu travailles à réunir l'Église grecque à l'Église latine, car la fille doit revenir à la mère et il importe que toutes les ouailles du Christ n'aient qu'un pasteur.

Innocent III n'a peut-être pas une entière, confiance dans l'effet de ces objurgations : car la menace vient presque aussitôt, très claire, bien qu'exprimée à dessein en termes vagues. Si tu te refuses à nous satisfaire, quelque regret que nous ayons de causer des ennuis à ta Sérénité, nous ne pouvons pas ne pas lui dire que nous remplirons notre devoir de juge, dès que par la grâce divine le moment en sera venu. Que veut-il dire par là sinon que, arbitre des peuples et des rois, il se réserve, le cas échéant, de prononcer son verdict dans le procès, toujours pendant, entre Alexis III, l'usurpateur, et Isaac l'Ange, la victime ? L'éternel principe des diplomates : donnant, donnant ! Le maître de la chrétienté latine insinue qu'il soutiendra les ennemis de l'empereur si celui-ci ne promet pas de satisfaire Rome sur la double question de l'union des Églises et de la guerre au Sarrasin.

Le patriarche de Constantinople, Jean X Kamateros, reçoit à son tour du Latran un long sermon sur l'unité du christianisme et la suprématie de l'apôtre Pierre. Le peuple grec, dit le pape en substance, s'est séparé de nous : il a donc oublié qu'au temps du déluge il n'y a eu qu'une seule arche pour sauver l'humanité entière ? Cette division funeste, l'Église universelle l'a reprochée à nos prédécesseurs comme à nous-mêmes. Interpose-toi, nous t'en supplions, pour que les Grecs reviennent à l'unité, et qu'il n'y ait plus qu'un seul bercail et qu'un seul pasteur. Nous sommes surpris aussi que notre très cher fils en Christ, l'empereur de Constantinople, rie se soit pas dévoué, comme tous les princes chrétiens, à la délivrance de la Terre-Sainte. C'est à toi de l'exhorter à remplir son devoir. Et la lettre se termine par la même menace, formulée en termes identiques.

Une pareille sommation, adressée au chef d'un grand empire et à un prélat qui gouvernait l'Église grecque sans reconnaître, en fait, aucun supérieur, ne pouvait être que mal accueillie.

On s'aperçoit aisément, par la réponse venue de Constantinople, que le César byzantin n'est pas satisfait et ne veut s'engager à rien. Tout en gardant d'ailleurs les formes, il riposte avec désinvolture. Vous m'engagez à être humble dans le Christ, mais il y a dans vos exhortations une étincelle de passion qui n'est pas précisément conforme à l'humilité. D'autres auraient pu s'en formaliser. Je sais, moi, que c'est le zèle pour Dieu et la religion qui a dicté vos paroles. Il déclare néanmoins qu'il donnerait son pouvoir, ses richesses, sa vie même, pour la libération du Saint-Sépulcre. Mais c'est pour nos péchés que Dieu a permis aux Sarrasins de danser devant le saint lieu, et il n'a pas encore trouvé, sans doute, que l'expiation de ces péchés fût complète. C'est pour cela que l'empire grec contient l'élan qui le pousse vers Jérusalem. Il est à craindre que le temps marqué par Dieu pour la délivrance ne soit pas encore venu. Quand l'heure aura sonné, il ne sera pas nécessaire d'employer beaucoup d'argent et de soldats. Ici Alexis allègue de nombreux exemples empruntés à la Bible pour prouver que la volonté divine suffit à triompher de tous les obstacles. Que Votre Sainteté ne m'accuse donc pas, mais qu'elle tourne son blâme contre ceux qui, paraissant travailler pour le Christ, font en réalité tout le contraire. Il faut que vos saintes prières obtiennent de Dieu qu'il accorde à notre puissance, conformément à notre désir, de faire l'effort suprême pour la délivrance du tombeau du Christ.

Façon commode de s'en reposer sur la Providence et de s'excuser de ne pas agir sous prétexte d'attendre l'heure qu'elle aurait marquée ! Le refus s'aggravait ici d'une ironie voisine de l'impertinence. Quant à l'union des deux églises, Alexis affirme aussi que Dieu y pourvoira et qu'elle se fera aisément, si les volontés humaines cèdent à la volonté divine. Que les prélats rejettent la prudence charnelle pour se fier au seul Esprit-Saint, et toutes les difficultés se résoudront d'elles-mêmes. Le pape peut, d'ailleurs, selon les précédents, convoquer un concile. L'Église grecque s'y fera représenter. Pour les choses plus secrètes que vos envoyés avaient à nous dire, mon ambassadeur, le Vénitien Jean George, est chargé d'y répondre avec le même secret.

Le patriarche de Constantinople loue le pape de son zèle pour l'union, mais, sous prétexte d'exposer ses doutes, il réfute en réalité les prétentions de Rome à la primauté universelle.

Je m'étonne que vous appeliez une et indivisible l'Église latine : elle est au contraire divisée en groupes très particuliers : pourquoi donc dire qu'il n'y a qu'un seul troupeau et un seul pasteur ? Et comment aussi peut-on affirmer que l'Église romaine est la mère commune des autres églises ? N'est-ce pas plutôt celle de Jérusalem, prééminente par l'antiquité et par la dignité ? Ce n'est pas à Rome, mais à Jérusalem que le Christ est né, a vécu et souffert la passion ; c'est à Jérusalem que se trouve la pierre de son Sépulcre. C'est là qu'il a eu ses disciples, de là que la source chrétienne a coulé et arrosé tout l'univers. Quant au blâme que Votre Sainteté nous adresse pour avoir scindé la tunique du Seigneur, je répondrai que les papes de Rome ont souscrit aux actes du concile de Nicée, adoptés pour notre église. Et le patriarche termine, comme tout personnage officiel, en faisant l'éloge de son empereur un homme de Dieu, supérieur à ses prédécesseurs par l'activité et la bonté.

La diplomatie d'Innocent III se garde bien de perdre patience. A ces Byzantins qui semblent vouloir lui faire la leçon il réplique longuement, poliment et avec le plus grand sérieux.

Merci à l'empereur d'avoir répondu, sinon toujours clairement, au moins dans un esprit de bienveillance et de sympathie. Le pape n'a pas eu l'intention de le blâmer, mais seulement de l'exhorter à l'action. Tu crois que l'empire grec ne doit pas devancer l'heure marquée par Dieu pour la délivrance de Jérusalem, sous peine d'y travailler en vain. Mais pourquoi la volonté a-t-elle été donnée à l'homme ? Si tu attends que l'heure, d'ailleurs inconnue, de cette délivrance, ait sonné, et que tu persistes, au lieu d'agir par toi-même, à laisser tout faire à Dieu, il pourra bien arriver que le saint tombeau soit délivré par d'autres que par toi, et alors ta Grandeur impériale pourra être taxée de négligence. Quel mérite aurais-tu à exécuter l'ordre de Dieu, si tu connaissais le mystère de la pensée divine et devinais le moment marqué par elle ? Elle s'accomplirait sans toi et malgré toi.

Avec le patriarche, Innocent III discute pied à pied. C'est Dieu qui a créé la primauté apostolique : elle dérive des pouvoirs donnés à Pierre, qui a été mis à la tête de tous les peuples. Et ici recommence la démonstration, tant de fois répétée dans la correspondance pontificale, de la supériorité de l'apôtre qui tient les clefs. L'Église romaine n'est sans doute pas toute l'Église, mais elle en est la première et la principale partie : elle est la tête de ce grand corps ; elle possède la plénitude de la puissance ecclésiastique. On la dit universelle, en ce sens qu'elle tient sous elle toutes les autres églises. Tu objectes sine Rome a reçu sa doctrine de Jérusalem ? Mais si l'Église romaine est la mère des Églises, ce n'est pas dans l'ordre du temps, mais dans l'ordre de la dignité. Jérusalem est la mère de la foi, parce que d'elle sont venus les sacrements ; Rome est la mère de la chrétienté parce que, en raison de la dignité de l'Apôtre, son chef, elle commande à tous les fidèles. La scolastique d'Occident pouvait lutter d'arguties avec la théologie de Byzance.

Parlant du concile auquel on soumettrait la' question de l'union des deux églises, Innocent déclare tout d'abord que la primauté de son siège n'y saurait être mise en discussion, car c'est un fait d'institution divine. C'est pourquoi le patriarche, en dépit de la différence des rites et des dogmes, ne devrait pas hésiter à obéir au pape, comme le corps à la tête. Si tu viens au concile qui sera convoqué par mes soins, comme ton empereur nous l'a promis, et que tu témoignes à l'Église romaine le respect et l'obéissance qui lui sont dus, nous t'accueillerons avec joie et bienveillance comme notre frère très aimé, et comme le principal membre de l'Église dont nous sommes le chef. Autrement nous serons forcés d'en venir à procéder, dans le concile même, aussi bien contre toi que contre l'empereur, ton souverain.

En réalité, les autorités de Byzance n'avaient nulle envie de soumettre à un concile latin présidé par le pape la question du schisme, c'est-a-dire de l'indépendance de l'empire grec. Elles n'adhéraient à ce concile que dans des conditions inacceptables pour le Latran. Il en sera ainsi pendant tout le moyen âge, époque où la subordination religieuse entraînait presque forcément l'assujettissement politique.

Alexis III avait promis à Innocent que le clergé grec assisterait au concile et s'inclinerait devant ses décisions. A peine eut-il laissé échapper cet engagement qu'il s'en repentit et trouva, dans une nouvelle lettre, le moyen de s'y soustraire. Le dialogue entre Rome et Byzance continua : Nous nous rendrons au concile général, écrit-il, pourvu que vous le convoquiez dans mon empire, où quatre conciles œcuméniques ont été déjà célébrés. Il savait bien que la papauté ne pouvait souscrire à cette exigence ; elle équivalait à refuser la participation de l'Église d'Orient. Il osa même, dans une troisième lettre que nous n'avons plus, s'appuyer sur une phrase de l'apôtre Pierre (argument ad hominem) pour démontrer au pape la supériorité de l'Empire sur le Sacerdoce ! Comment laisser proclamer impunément un pareil principe ? Innocent III discuta la phrase mot par mot, avec force citations de l'Écriture ; et, comme suprême raison, invoqua la célèbre comparaison du pouvoir spirituel avec le soleil et du pouvoir temporel avec la lune. L'infériorité du dernier était évidente. Il assura d'ailleurs à Alexis qu'il n'avait jamais eu l'intention de lui adresser des paroles blessantes, mais de simples conseils, utiles au salut de son âme. Pour finir, il l'engagea à suivre les traces de son prédécesseur, l'empereur Manuel, un ami dévoué des pontifes romains.

Ce curieux échange de vues n'eut en somme que l'intérêt d'une discussion académique. Exhortations, insinuations, menaces, tout fut inutile. On verra par la suite que l'Église grecque restait incoercible dans son particularisme et ses prétentions à l'indépendance. De son côté, l'empereur persista à ne pas vouloir faire la croisade. Pensait on qu'il allait dépenser son argent et ses hommes pour permettre à un roi latin de rentrer dans Jérusalem ?

Ce ne fut cependant pas la rupture. Les deux puissances continuèrent à négocier. Innocent III ne voulait pas se brouiller avec un souverain qui pouvait entraver sérieusement les opérations de la croisade et nuire de mille manières au succès de sa politique en Syrie. Alexis n'avait pas non plus intérêt, en poussant les choses à l'extrême, à faire passer le chef de l'Église latine dans le camp des partisans d'Isaac l'Ange. Il ne concédait rien de ce qu'on lui réclamait, mais il entretenait la curie dans l'espoir qu'il pourrait accorder quelque chose.

Au moment où il invoquait de si étranges raisons pour ne pas agir en Terre-Sainte, il demanda à Innocent III de contraindre le roi de Jérusalem, Amauri II, à lui restituer l'île de Chypre que Richard Cœur-de-Lion avait enlevée aux Grecs, disait-il, contre tout droit. Il s'engageait, si on lui cédait cette ancienne propriété de l'empire, à indemniser largement les Latins et à concourir ainsi à la guerre contre le musulman. Si, jusqu'ici, il n'avait pas envoyé sa flotte pour reprendre son bien, c'est qu'il répugnait à répandre le sang chrétien et à entraver la croisade. — Bon sentiment ! lui répond le pape ; mais il nous est absolument impossible de forcer le roi de Jérusalem à abandonner Chypre à l'empire. Ce n'est pas au souverain de Constantinople que Richard Cœur-de-Lion a pris cette île, mais à quelqu'un qui ne reconnaissait pas l'autorité de Byzance. Et d'ailleurs, tous les princes d'Occident nous ont prié d'intervenir auprès de toi pour que cette terre de Chypre, si utile aux croisés et aux défenseurs de la Syrie, ne soit pas l'objet d'un conflit déplorable avec le roi de Jérusalem.

On est un peu étonné de voir le chef de la chrétienté, le promoteur de la croisade, discuter sérieusement avec Alexis III la rétrocession de Chypre et se retrancher, pour expliquer son non possumus, derrière une requête collective des rois de l'Europe. Mais Innocent n'avait guère le droit, à ce moment, de le prendre de haut avec le Grec. Il était fort embarrassé, car il négociait alors une alliance étroite avec le plus cruel ennemi de l'empire byzantin, le roi des Bulgares, Johannitza. Rome travaillait à assurer l'indépendance religieuse et politique de la Bulgarie ; et contre qui, sinon contre le gouvernement et le patriarcat de Constantinople ? Déjà, en 1202, l'église bulgaro-valaque cessait d'être grecque pour devenir latine et même romaine. Autorisé par ce double jeu du pape à tenir peu de compte de ses prohibitions, Alexis III pouvait bien sans remords reconquérir Chypre, s'il en trouvait l'occasion et le moyen. Les craintes d'Innocent III, à cet égard, étaient si vives qu'il demanda à Philippe-Auguste et à Jean-Sans-Terre une intervention formelle. Le roi de Jérusalem, leur écrivit-il, n'a même pas la force de défendre ses possessions de Syrie. Comment pourrait-il résister à une agression des Grecs sur Chypre ? Avertissez donc l'empereur de Constantinople, au nom des intérêts chrétiens, qu'il cesse de tourmenter le roi de Jérusalem dont il devrait être plutôt l'auxiliaire. Vous pourriez même ajouter que, s'il défère à votre désir, vous vous emploierez auprès de nous pour que justice lui soit rendue.

Négociation parfaitement vaine et qui prouve combien les souverains de ce temps étaient mal renseignés sur leurs situations respectives. Alexis n'avait pas les moyens de reprendre Chypre de vive force ; les rois de France et d'Angleterre, absorbés par leurs querelles, ne pouvaient rien sur l'empire grec, et jamais Innocent n'aurait consenti à céder aux Grecs schismatiques la grande île devenue latine.

Entre Rome et Byzance les rapports restaient donc tendus, l'amitié impossible ; mais les deux puissances n'en avaient pas moins intérêt à se ménager. C'est alors qu'un événement imprévu vint changer tout à coup la face des choses.

Le jeune Alexis, le fils d'Isaac l'Ange, s'échappa, en 1202, de sa prison. Caché, dit-on, dans un tonneau, sur un navire italien, il put quitter Constantinople, courut à Rome, dénonça au pape l'usurpation et les crimes de son oncle. Puis il se rendit à la cour de son beau-frère, Philippe de Souabe, et tous deux invitèrent les princes chrétiens chargés de diriger la croisade qui se préparait, à rétablir sur son trône Isaac l'Ange injustement dépouillé. On promit aux croisés que, s'ils consentaient à marcher sur Constantinople pour châtier l'usurpateur, les prétendants feraient largement les frais de la croisade et soumettraient leur pays à l'autorité du pontife romain.

La situation d'Alexis III parut alors tellement critique qu'il s'empressa de prendre les devants et de parer, à Rome d'abord, le coup qui le menaçait. Ce n'était plus l'heure des discussions théologiques et des impertinences voulues. Le ton de la diplomatie byzantine s'est modifié du jour au lendemain. L'empire grec, disent les ambassadeurs de Constantinople à Innocent III, est une terre chrétienne ; elle va être attaquée par des chrétiens, par des croisés ! Votre devoir n'est-il pas de les empêcher de tremper leurs mains dans le sang de leurs frères en religion, de prévenir le crime de lèse-chrétienté qui ne peut que nuire à la croisade et fortifier les ennemis du Christ ? Nous supplions votre Sainteté de ne point favoriser les desseins du jeune Alexis sur un empire auquel il n'a aucun droit. La dignité impériale n'est pas conférée chez nous par l'hérédité, mais par l'élection des grands. Personne n'est empereur de droit, à moins qu'on ne soit né dans la pourpre, après que le père a été revêtu de la suprême dignité. Mais le jeune Alexis n'est pas dans ce cas. Il est né lorsque son père n'était encore que simple particulier. Et puis, aider ce prétendant dans son entreprise, ce serait faciliter à Philippe de Souabe, son beau-frère, la conquête de l'empire allemand. Le duc de Souabe est un clerc qui n'a pas le droit d'être chevalier et de ceindre une couronne laïque : Ne descend-il pas enfin de ce Frédéric Barberousse qui a fait à l'Église romaine une guerre sans pitié ?

On ne connaît ce plaidoyer d'Alexis III que par l'analyse qu'en a faite le pape lui-même dans sa réponse du 16 novembre 1202. Innocent III aurait eu beau jeu à railler le Byzantin, à s'étonner de ce zèle subit pour la croisade et pour le succès de la politique pontificale en Allemagne. Il se contente de lui montrer que Rome est maintenant maîtresse de la situation et que c'est elle qui va décider du sort de l'Orient.

Il insiste d'abord à dessein sur les promesses que le jeune Alexis est venu faire, lorsqu'il a déclaré en plein consistoire, devant tous les cardinaux et la noblesse de Rome, qu'il se conformerait entièrement à la volonté du pape et que son seul désir était de témoigner sa déférence et son dévouement à l'Église romaine. Sollicités par les prétendants, les chefs de la croisade n'ont pas voulu prendre sur eux de résoudre la grave question de la marche sur Constantinople avant d'avoir consulté le Saint-Siège et connu sur ce point l'expression de son bon plaisir. Leurs envoyés sont à Rome, avec le cardinal Pierre de Saint-Marcel, en même temps que les ambassadeurs d'Alexis III. Nous allons délibérer, dit Innocent III à l'empereur grec, avec nos frères les cardinaux et nous prendrons une résolution qui pourra, à bon droit, t'être agréable. Bien des gens affirment cependant que nous devrions prêter l'oreille aux propositions du jeune Alexis, pour punir l'Église grecque de sa désobéissance au siège apostolique.

Si, à l'heure actuelle, Philippe de Souabe n'a encore pu triompher, malgré sa puissance et ses richesses, de son concurrent, Otton de Brunswick, c'est uniquement grâce à la résistance que lui oppose la cour de Rome. Sur ce point, Alexis III avait fait de grandes promesses qu'il n'a pas tenues. Qu'on suppose le duc de Souabe victorieux, couronné empereur, maître de la Sicile : quel danger pour Constantinople ! N'aurait-il pas pu alors envahir l'empire grec, comme son frère Henri VI se proposait dé le faire ? C'est donc l'Église romaine qui, en Allemagne comme en Sicile, a sauvé Byzance et son souverain.

Malgré tout, le pape rassure Alexis III, en indiquant à mots couverts qu'il ne favorisera pas la revendication des prétendants. C'est qu'il ne veut pas que la croisade dévie et que, Constantinople fasse oublier Jérusalem. A la fin de sa lettre, il l'invite nettement à changer de méthode et d'attitude. Depuis l'empereur Manuel, nos prédécesseurs et nous n'avons jamais obtenu de Constantinople que des promesses vaines et des mots. Nous voulons des actes.

Innocent III était-il, autant qu'il le croyait ou le disait, le maître des décisions de l'Europe et l'arbitre de ses destinées ? Il aurait eu complètement dans sa main les évêques et les princes latins de Syrie, les rois d'Asie alliés aux chrétiens, l'empereur et le patriarche de Byzance, qu'il n'aurait pu répondre encore de pouvoir accomplir la grande œuvre qu'il méditait. L'essentiel n'était pas d'avoir cause gagnée en Orient. Il fallait savoir avant tout ce que pensaient de la croisade les barons d'Occident à qui incombait l'entreprise, jusqu'où allait leur déférence aux ordres de Rome, et s'ils entendaient faire au sentiment religieux de la foule comme à leur propre conscience le sacrifice de leurs appétits et de leurs intérêts. Or, au moment où le pape tenait ce fier langage à Alexis III, les événements, dans le monde latin, semblaient se dérouler en dehors de lui et même contre sa volonté.

 

 

 



[1] Voir notre volume Innocent III, la Papauté et l'Empire (Paris, Hachette et Cie, 1906).

[2] Un chroniqueur allemand, contemporain d'Innocent III, a prétendu que, dans les dernières années du site siècle, le roi de Jérusalem, Henri de Champagne, s'était entendu avec les Sarrasins pour exterminer toutes les bandes de pèlerins venues d'outre-mer. Il y a là une exagération évidente, sans doute une calomnie à l'adresse d'un prince français ; mais elle symbolise exactement l'état d'âme de beaucoup de colons.

[3] Salutem, servitia, pedum oscula.

[4] Le patriarche grec.

[5] Voir notre précédent volume, Innocent III, la Papauté et l'Empire (Paris, Hachette et Cie, 1906).