INNOCENT III

LA PAPAUTÉ ET L'EMPIRE

 

CHAPITRE V. — LA GUERRE DU SACERDOCE ET DE L'EMPIRE.

 

 

Appel d'Innocent III à la France et aux Italiens. — La circulaire pontificale et les princes allemands. — Frédéric de Souabe élu roi des Romains. — Retour d'Otton en Allemagne. — Le traité de Vaucouleurs et la lettre du chancelier Conrad. — Les Milanais menacés par le pape. — Otton et l'Église allemande. — Bataille de Bouvines. — Le jeune roi Frédéric et ses concessions à l'Église. La déclaration d'Eger. — La question allemande au concile de Latran. — Transaction entre le Sacerdoce et l'Empire. Le triomphe d'Innocent III.

 

Innocent III était resté longtemps sur la défensive ; mais quand il se vit acculé à cette lutte dangereuse, il fit des prodiges d'activité pour en sortir victorieux. Sa diplomatie allait travailler, à la fois, la France, l'Allemagne et l'Italie.

A Philippe-Auguste, le puissant vainqueur des Plantagenets, il demande son appui effectif, de l'argent et des soldats. Mais il s'adressait mal. Le roi de France, homme très positif, n'avait aucune envie de se risquer dans une entreprise lointaine pour un bénéfice fort douteux. Nous sommes désolé, répond-il au pape, que le soi-disant empereur Otton ait la possibilité de vous faire du mal, et cette pensée nous remplit le cœur d'amertume. Quant à vous envoyer, par mer, deux cents chevaliers, comment pourrions-nous le faire, puisque la Provence est un territoire impérial et que les ports de ce pays appartiennent à l'Empire ? Vous voudriez que nous poussions les princes allemands à se révolter contre Otton afin de le forcer à quitter l'Italie ? Croyez que nous n'y avons pas manqué : mais les princes exigent des lettres signées de vous et des cardinaux, par lesquelles vous preniez l'engagement de ne plus vous réconcilier avec Otton. Il faut que nous ayons ces lettres. Il faut même que nous recevions d'autres lettres de vous qui délient tous les sujets d'Otton de leur serment de fidélité et leur donnent l'autorisation d'élire un autre empereur. Alors, l'été prochain, nous nous mettrons en campagne et envahirons l'Empire avec notre armée.

Au reste, Philippe-Auguste veut bien que la France envoie de l'argent au pape ; seulement c'est le clergé qui le fournira. Votre légat, maître Pèlerin, nous a parlé des sommes qu'il faudrait verser aux marchands italiens (les banquiers d'Innocent III) pour la défense du siège apostolique. Nous lui avons répondu ceci : Que les archevêques, les évêques, les abbés, les moines noirs et blancs, et tous les clercs de l'Église de France commencent par nous venir en aide et nous vous aiderons volontiers à notre tour. Il faut les obliger à donner le tiers de leurs revenus. Dans l'art de ne pas trop s'engager, tout en faisant que le partenaire s'engage à fond, et de promettre l'argent des autres, le Capétien était capable d'en remontrer même aux politiques de Rome. Néanmoins l'ennemi du Saint-Siège était le sien ; il devait forcément, sur la question allemande, marcher d'accord avec la curie.

Une tâche plus difficile, pour Innocent III, était de faire accepter des Italiens un revirement aussi brusque. Aussi ne cesse-t-il de développer à leur intention le thème ordinaire de ses plaintes : la noire ingratitude d'Otton. Beaucoup de gens nous raillent, écrit-il à l'archevêque de Ravenne ; ils disent que nous avons mérité ce qui nous arrive : nous-même avons forgé le glaive qui a servi à nous frapper. Mais le Très-Haut, qui connaît la pureté de notre âme, répond pour nous à nos insulteurs : car n'a-t-il pas eu raison de dire de lui-même : Je me repens d'avoir créé l'homme ?

Il déclare nettement à la commune de Pise que si elle s'obstine à favoriser les projets d'Otton, cet excommunié, ce maudit, sur la Sicile ; que si elle continue encore à contester au Saint-Siège ses droits sur la Sardaigne, elle n'évitera pas le châtiment qui l'attend, la sentence d'excommunication que l'évêque de Florence est chargé de lui signifier. Même menace au podestat et au peuple de Bologne : Nous sommes étrangement surpris et chagrinés de voir qu'au moment où le soi-disant empereur Otton, couvert de notre anathème et de nos malédictions, ne cesse d'attaquer l'Église romaine, vous persistiez à le soutenir, lui et tous ses complices, excommuniés comme lui ! Nous vous enjoignons, au nom de l'autorité apostolique, de changer de système et de ne plus lui prêter votre concours. Autrement, notre légat, l'évêque d'Albano, a reçu l'ordre de vous excommunier tous personnellement et de jeter l'interdit sur votre territoire. Mais le pape connaît bien l'endroit sensible où il faut frapper les Bolonais. Au cas où vous continueriez à nous désobéir, nous vous enlèverons votre école pour la transférer dans une autre cité. A l'évêque et au clergé de Crémone il annonce qu'il a mis Otton au ban de l'Église, comme ingrat, oublieux de ses promesses, et persécuteur du roi orphelin de Sicile, son pupille. Il leur ordonne de publier solennellement cette excommunication dans toute l'étendue de la cité et du diocèse. Les Milanais, leur dit-il, ne cessent pas de se faire les alliés d'Otton avons-nous décidé que l'évêché de Crémone serait soustrait pour toujours à l'obédience de l'archevêché de Milan. En même temps, il s'efforce de se créer un point d'appui dans l'Italie centrale par une alliance étroite avec la maison d'Este, maîtresse de la seigneurie de Ferrare. Il lui confère le marquisat d'Ancône, tenu en fief de Saint Pierre, pour l'opposer aux Impériaux.

Mais, s'il espérait gagner les nobles ; les communes restaient insensibles à ses arguments. Lasses de la domination des légats romains et animées de cet anticléricalisme bourgeois qui se répandait, comme une contagion, de ville en ville, la plupart d'entre elles avaient embrassé la cause d'Otton pour secouer le joug de Rome. Elles n'avaient garde de s'y assujettir de nouveau. On comptait les cités qui, comme Pérouse, se maintenaient dans la fidélité du pape. A Rome même, malgré l'explosion de défiances et de haines qu'avait provoquée le couronnement impérial, l'autorité d'Innocent eut à souffrir du voisinage des soldats d'Otton. Le préfet romain, Pierre de Vico, avait abandonné l'Église, passé à l'ennemi, et le parti de l'indépendance communale recommençait à s'agiter. Innocent sermonnait un jour le peuple assemblé, quand son ancien adversaire, le démagogue Jean Capocci, l'interrompit en criant : Oui, la parole de Dieu est dans ta bouche, mais tes actes sont l'ouvre de Satan.

La, papauté n'avait plus assez de prestige, en Italie, pour arrêter la marche victorieuse des Allemands. Aussi essaya-t-elle, une fois encore, de négocier. Innocent offrit à l'empereur, s'il voulait évacuer le royaume de Naples, de ne rien réclamer lui-même pour les pertes subies dans le patrimoine de Saint-Pierre. Peine perdue ! sans rien écouter, Otton prenait l'une après l'autre les villes de la Campanie, Sessa, Naples, Aversa, passait ensuite dans la Pouille, dans la Calabre et ne s'arrêtait qu'à l'extrême limite de la péninsule. En août 1211, il se prépara à franchir le détroit de Messine. Le jeune Frédéric allait être pris dans son île. L'Italie semblait à jamais perdue pour la domination du pape. Que pouvait faire Innocent III ? Renouveler l'excommunication de l'empereur, de ses partisans et de ses soldats (31 mars). Mais les foudres du Latran, peu redoutées, comme toujours, des Italiens, glissaient sur les Impériaux. Ce n'était pas en Italie que l'Allemand était vulnérable, mais en Allemagne, et c'est là aussi qu'Innocent III, à bout d'expédients, l'atteignit.

Dans une circulaire enflammée qu'il adresse à tous les princes du corps germanique, il flétrit violemment l'insolence, la scélératesse, l'horrible ingratitude, l'odieuse infidélité d'Otton. Il le rend responsable de la perturbation de la paix générale, de la perversion du droit, du retard apporté à la délivrance de la Terre Sainte. Nous avons essayé, de toute façon, de le détourner de ses projets iniques : nous avons eu la douleur de le trouver absolument incorrigible. L'Église, après un long délai, l'a donc excommunié, et le pape énumère les considérants de la sentence : Nous l'avons frappé d'anathème, parce qu'il a oublié nos bienfaits, parce qu'il a enfreint ses promesses jurées et écrites, parce qu'il poursuit méchamment le roi de Sicile dont il a envahi le royaume, parce qu'il a violé le patrimoine de Saint-Pierre. L'Église s'est pourtant toujours déclarée prête (et elle le lui a souvent offert) de soumettre leurs différends à un tribunal d'arbitres choisis en commun par les deux parties. Otton s'y est constamment refusé. Il a bien fallu alors le séparer de la communion des fidèles et délier ses sujets de l'obligation de la fidélité. Vous pouvez juger, ajoute Innocent, de la considération qu'il a pour vous, par le fait qu'il a engagé sans vous consulter, sans demander votre assentiment, une lutte aussi grave contre l'Église romaine et la royauté de Sicile. Il n'a pris conseil que de son caprice. S'il pouvait réussir et atteindre son but, il vous réduirait au même état de servitude où son aïeul et son oncle (Henri II et Richard Cœur-de-Lion) ont mis les barons de d'Angleterre. Il introduirait dans l'Empire leurs habitudes de despotisme.... Et qu'on ne vienne pas nous reprocher d'avoir travaillé de tous nos efforts à l'élévation de cet homme ! Comment pouvions-nous penser qu'il était ce qu'il est devenu tout à coup ? Et ici, Innocent, pour se justifier de son imprévoyance, se retranche encore, comme il l'avait déjà fait dans sa lettre à Philippe-Auguste, derrière l'exemple du Tout-Puissant. Dieu lui-même s'est repenti d'avoir donné la royauté à Saül et, défaisant son œuvre, il lui a substitué une autre per sonne, plus jeune et plus dévouée, qui a obtenu le sceptre et l'a gardé. Or ceci est une figure de ce qui se passe au temps présent.

La phrase est claire, bien que symbolique. Pour remplacer ce nouveau Saül, Otton le réprouvé, l'Église va choisir quelqu'un de plus jeune et qui ne le trompera pas. Cet empereur d'élection, ce David, Innocent III l'a sous la main : c'est Frédéric, le roi de Sicile, celui-là même qu'il avait, en 1201, écarté solennellement de l'Empire au nom des intérêts vitaux et des traditions du Saint-Siège. Mais la politique vit de contrastes et d'imprévu. Le pape avait déjà accueilli Philippe de Souabe après l'avoir repoussé. Il allait, par une seconde infraction aux principes, introniser de ses propres mains un Hohenstaufen, l'héritier direct des excommuniés et des tyrans.

 

Le pape brûlant ce qu'il avait adoré et adorant ce qu'il avait brûlé, un spectacle aussi extraordinaire pouvait bien, en Allemagne, troubler les consciences et bouleverser l'opinion. Elle se divisa encore une fois.

Les clercs, les évêques, tous ceux qui étaient liés à la politique du Saint-Siège se laissèrent naturellement influencer par les plaintes et les imprécations d'Innocent III. Ils ne voyaient que le fait apparent, la guerre déclarée par Otton à son bienfaiteur, sans réfléchir aux causes diverses qui l'avaient produite, et ils donnèrent tort à l'excommunié. Gervais de Tilbury, le maréchal du royaume d'Arles, essaie de démontrer à son souverain qu'il ne doit pas tenir tête au pape, et que c'est à lui à céder.

Nous te supplions, empereur très chrétien, de rester en paix avec celui qui t'a consacré. Comme le fils très sage d'un père excellent, tourne ton épée contre les nations qui ne te connaissent pas. Tu n'as pas de raisons légitimes pour offenser le pape et le priver de la reconnaissance qu'il a méritée. Si tu penses qu'il veuille diminuer en quelque chose le droit de l'Empire, abandonne-lui ce peu qu'il revendique, en songeant que tu lui dois tout le reste. Cesse de l'attaquer, puisque c'est grâce à lui que tu as pu triompher de tes adversaires. Après tout l'Empire n'est pas à toi, mais au Christ, mais à saint Pierre. De qui l'as-tu reçu, sinon du vicaire du Christ et du successeur de Pierre ? Tu crains, dis-tu, les reproches de ta conscience ? tu n'as qu'à lès soumettre au pape : il sera, pour les calmer, ton intermédiaire auprès de Dieu. Confie-lui tes intérêts. C'est lui qui est ton juge naturel, et lui n'est justiciable de personne. Si tu cèdes à Pierre ce qui lui appartient, tu ne perds rien de ce qui est à toi. Car c'est à Pierre que Constantin a donné jadis l'Empire d'Occident, dont relevaient les peuples de France, d'Allemagne, d'Angleterre, et l'univers entier.

On connaît cette thèse, celle de l'Église romaine et du monde sacerdotal : mais les Allemands qui représentaient les droits de l'autorité laïque et de la nation indépendante, la goûtaient peu. Le poète Walther de la Vogelweide et ses pareils ne comprirent rien à cette nouvelle volte-face des politiques du Latran. Hostiles à l'ingérence de Rome dans les affaires de leur pays, ils n'admettaient pas qu'après les avoir contraints à reconnaître Otton, on les obligeât maintenant à le rejeter et à chercher un autre roi. Ardent défenseur de Philippe de Souabe et des Hohenstaufen, Walther avait eu beaucoup de peine à se rallier au Guelfe. Lorsqu'il apprit que la papauté n'en voulait plus, il l'accusa, plus violemment que jamais, d'entretenir en Allemagne le désordre et la guerre civile, et s'obstina à défendre Otton. Il appelle de tous ses vœux le retour de l'Empereur. Tous les princes vivent maintenant honorés : seul, le premier d'entre eux est sans force. Voilà ce qu'a fait l'élection des clercs. Je m'en plains à toi, ô mon doux Dieu ! Les clercs ont renversé le droit des laïques. Et quand Innocent III décrétera, plus tard, une imposition pour la croisade : Ah ! que le pape se moque chrétiennement de nous, quand il raconte à ses Italiens comment il s'y est pris. Ce qu'il dit maintenant, il n'aurait jamais dû le penser. Il leur dit en effet : J'ai placé deux Allemands sous une même couronne afin qu'ils bouleversent l'Empire et qu'ils y répandent l'incendie et la dévastation. Pendant ce temps, je remplis mes coffres.

La protestation du poète ne resta pas isolée. Les princes (on l'a vu par la lettre de Philippe-Auguste) se défiaient du pape : ils exigeaient qu'il prît l'engagement écrit de ne plus se réconcilier avec Otton. Dans l'entourage du moine lettré Césaire d'Heisterbach, on ne se gênait pas pour dire qu'Innocent III était le véritable auteur du schisme ; après avoir beaucoup trop protégé Otton, il mettait une âpreté excessive à le renverser.

Néanmoins, le coup avait porté. Les messagers du pape répandaient en Allemagne la nouvelle de l'excommunication, invitaient les prélats à publier et à exécuter la sentence, entamaient avec les évêques et les princes des négociations secrètes. Les partisans de Rome acceptèrent l'idée que le Guelfe déposé devrait être remplacé par Frédéric. Au moment même où Otton, parvenu au fond de la Calabre, allait passer en Sicile (septembre 1211), l'archevêque de Mayence, Siegfried d'Eppstein, et le landgrave Hermann de Thuringe se réunissaient à Bamberg avec le roi de Bohême et d'autres princes, et commençaient à s'entendre pour appeler au trône le fils d'Henri VI. Ils n'étaient pas assez nombreux pour prendre une résolution définitive. Mais quand on vit l'archevêque de Mayence excommunier, lui aussi, l'homme qu'il avait toujours patronné, le groupe des opposants s'accrut bientôt au point de tout entraîner. Une diète imposante, présidée par le roi de Bohême, le duc d'Autriche, le duc de Bavière et le landgrave de Thuringe, se tint à Nuremberg. Frédéric, roi de Sicile, y fut élu, suivant la formule, roi des Romains pour être couronné empereur. Et l'assemblée nomma immédiatement deux délégués, Henri de Nifen et Anselme de Justingen, qui avaient charge de porter sa décision à l'intéressé lui-même, au pape et à toute l'Italie.

Le sort en était jeté : Innocent allait recommencer pour Frédéric l'entreprise laborieuse à laquelle il s'était voué, dix années auparavant, pour Otton. Seulement son nouveau candidat était déjà roi de Sicile : dérogation flagrante au principe politique qu'il avait jadis si hautement proclamé lui-même : l'impossibilité, pour Rome, de tolérer la réunion des deux couronnes, italienne et allemande, sur une même tête. Mais il s'imaginait n'avoir rien à craindre de cet adolescent de seize ans, sa créature, son pupille, à qui l'appui de l'Église était absolument nécessaire pour s'imposer aux Allemands. Au reste, il n'avait plus le choix des moyens. La force des choses l'obligeait à se donner à lui-même un démenti aussi éclatant.

Les deux messagers de l'Allemagne eurent bientôt franchi les Alpes. Henri de Nifen resta dans la haute Italie pour tâcher de gagner les Lombards et de réveiller en eux l'esprit gibelin. Justingen, après s'être concerté à Rome avec Innocent, passa en Sicile et notifia à Frédéric la résolution des princes. Le moment était critique. Le jeune roi allait-il accepter, avec la couronne qu'on lui offrait, la perspective d'une lutte très longue et sans merci ? La reine Constance d'Aragon, sa jeune femme, le supplia de ne pas la quitter, elle et l'enfant qu'elle venait de lui donner. Les Siciliens ne se souciaient pas davantage de voir leur roi se lancer dans l'inconnu. Nous nous défions, lui dirent-ils, des Allemands, de leur esprit mobile et perfide. Frédéric avait beau s'être fait Sicilien de mœurs et d'habitudes : saisi de la fièvre impériale, le mal héréditaire des Hohenstaufen, il accepta le titre de roi des Romains. Mais avant de quitter son île pour commencer la redoutable chevauchée, le futur empereur régla soigneusement les affaires de sa royauté d'Italie.

Son fils, le petit prince Henri, âgé seulement de quelques mois, est couronné roi de Sicile, à Palerme (février 1212). Frédéric, pendant un séjour prolongé à Messine, donne à Innocent III, son protecteur, toutes les garanties imaginables pour le présent- et pour l'avenir. Il prête à son légat, en qualité de roi de Sicile, le serment du vassal, l'hommage et la fidélité. Il multiplie sans réserve, dans ses lettres, les protestations de reconnaissance. Jamais, Dieu m'en préserve ! je ne perdrai le souvenir de vos bienfaits. C'est à votre protection et à votre tutelle que j'avoue devoir non seulement ma terre, mais mon existence même. Les rois de Sicile, mes prédécesseurs, ont été les dévoués serviteurs du siège apostolique. Ce dévouement et cette fidélité, vous les retrouverez en moi, plus que jamais, à cause des services particuliers que vous m'avez rendus et de tout ce que votre bienveillance fera encore dans mon intérêt. Liberté des élections ecclésiastiques, nomination des prélats par les chapitres sans autre condition que l'approbation royale et la confirmation du pape, la curie obtient tout ce qu'elle a demandé. N'est-ce pas d'elle que dépend le succès ? On le comprend de reste, lorsqu'on voit le jeune ambitieux entrer triomphalement à Rome, où le pape, les cardinaux, le sénat et le peuple l'accueillent avec joie, et renouveler l'hommage féodal à genoux, les mains jointes dans celles de son seigneur, Innocent III (Pâques, 1212).

Mais le César proscrit et déposé n'avait pas attendu, en Italie, l'apothéose de son rival. Quand il apprit par ses alliés de Milan et de Plaisance l'élection de Nuremberg et le revirement de l'Allemagne, il s'était hâté de rebrousser chemin et de se rapprocher des Alpes. A Montefiascone (novembre 1211), il avait tenté, mais sans succès, de négocier avec le pape. C'était au tour d'Innocent III de se montrer inébranlable. Le Guelfe parcourut alors une dernière fois la Lombardie et la Toscane, cherchant à relever le moral de ses partisans, à les pousser à la résistance. Mais plus il s'attardait en Italie, plus les choses se gâtaient pour lui en Allemagne. A la fin de février, il se décida à repasser les monts. Le 18 mars, à la diète de Francfort, nombre de barons vinrent l'entourer ; son retour avait produit dans les milieux laïques une impression assez favorable. Mais, sur l'ordre formel d'Innocent III, évêques et abbés, en très grande majorité, s'abstinrent de comparaître : ils ne pouvaient frayer avec cet excommunié.

Abandonné des clercs, impuissant à forcer Hermann de Thuringe dans la forteresse où il s'était retranché, Otton voyait toutes les fatalités se tourner contre lui. Sa jeune femme, Béatrix, tomba malade et mourut, ce qui amena la retraite immédiate des Bavarois et des Souabes. Mais il dut parer tout à coup à un danger autrement redoutable et pressant. Le bruit commençait à se répandre que son concurrent, Frédéric, allait passer les Alpes. Il fallait l'empêcher d'entrer en Allemagne. Otton courut en Bavière, et, posté en observation aux débouchés du Tyrol, il attendit les événements.

Le candidat du pape avait, en effet, quitté Rome et débarqué à Gênes (1er mai). Il y passa trois mois à préparer son expédition. Quand tout fut prêt, il se dirigea sur Vérone, point de départ de la traversée des Alpes, mais au lieu de suivre la route ordinaire, celle du Brenner et d'Innsbrück, il donna le change à l'ennemi. Une fois à Trente, il obliqua à l'ouest par l'Engadine et les Grisons : marche audacieuse, dans la partie la plus inaccessible des Alpes, en dehors de tous les chemins frayés. Arrivé à Coire, il descendit à Constance, puis à Bâle, où l'évêque de Strasbourg vint le rejoindre avec cinq cents chevaliers. Il avait tout intérêt à commencer sa campagne sur le Rhin : les grandes villes ecclésiastiques de cette région, sauf Cologne, étaient pour lui, et c'est là que prévalait l'influence de Philippe-Auguste avec qui il allait bientôt se rencontrer. L'apparition du courageux enfant qui représentait les traditions glorieuses des Hohenstaufen et venait d'accomplir presque seul le voyage le plus périlleux, provoqua dans l'Allemagne de l'Ouest un véritable mouvement d'enthousiasme. Les chevaliers venaient, de toutes parts, grossir son armée, et les villes ouvraient d'elles-mêmes leurs portes. Une seule résista, Haguenau (octobre). Après quelques jours de siège, Frédéric y fit son entrée.

Comment résister à un tel courant ? Otton, dès qu'il apprit que son rival débouchait à Constance, prit position à Uberlinden, mais n'osa lui barrer la route. Il aurait voulu se fortifier à Brisach : les bourgeois l'insultèrent et lui fermèrent leurs portes. La défection devenait contagieuse. Trop faible pour combattre, il recula vers Cologne, Aix-la-Chapelle, puis s'enferma, pour plus de sûreté, dans son fief saxon. Frédéric avait le champ libre.

Il n'en profita pas seulement pour aller de l'avant. Il avait trouvé le bon moyen de se faire agréer de l'aristocratie allemande. Sur ces prélats et ces barons, toujours à vendre, il fit pleuvoir, dès son arrivée, les promesses, les cadeaux, les concessions territoriales, les exemptions, les privilèges. Jamais Philippe de Souabe et surtout Otton n'avaient livré à un tel pillage les droits et les propriétés de l'empire. A Otakar de Bohême, Frédéric accorde le titre de roi, l'exemption de la juridiction impériale, la souveraineté sur la Pologne, plusieurs châteaux du patrimoine souabe (26 septembre). Mêmes libéralités à Henri, le margrave de Moravie ; une somme de trois mille deux cents marcs à Frédéric, duc de Lorraine (5 octobre) ; à l'archevêque Siegfried de Mayence, tous les droits ecclésiastiques et séculiers dont les empereurs avaient joui sur le territoire de cette cité ; à l'évêque Lupold de Worms, la domination absolue de son diocèse. La manne céleste tombait pour tous.

Mais l'affaire essentielle était de conclure l'entente définitive avec Philippe-Auguste. On s'était donné rendez-vous en Lorraine. Frédéric gagna vite la frontière, à Vaucouleurs, où devait avoir lieu l'entrevue (18 novembre). Il n'y rencontra que le fils du roi de France, le prince Louis, mais le jour suivant, à Toul, l'alliance franco-allemande n'en fut pas moins signée et scellée de la bulle d'or impériale. Frédéric, empereur élu des Romains et toujours Auguste, appelait le roi de France son très cher frère Philippe, et invoquait les liens d'amitié qui avaient toujours uni les Capétiens aux Hohenstaufen. Il jurait de ne jamais faire la paix avec les ennemis de la France, Otton et Jean, à moins que son allié rie l'y autorisât. Le traité ne disait pas que Philippe-Auguste donnait vingt mille marcs au nouveau souverain de l'Allemagne. Le chancelier Conrad, évêque de Spire et de Metz, qui avait ménagé l'accord, demanda à Frédéric ce qu'il devait faire de cet argent : Distribue-le à nos princes, répondit très habilement le jeune roi. Et dans le camp des barons et des évêques, ce ne fut qu'un cri d'admiration.

En décembre 1212, le chancelier Conrad rendait compte à Philippe-Auguste des solennités qui venaient d'avoir lieu à Francfort et à Mayence, chose curieuse, qui prouve que la royauté française avait fait du chemin depuis Louis VII. Elle disputait maintenant à la papauté le droit de créer, les empereurs, et les hauts fonctionnaires de l'empire parlaient au Capétien d'un ton qui dut profondément indigner la grande ombre de Barberousse.

Au très glorieux seigneur Philippe, illustre roi des Français, Conrad, par la grâce de Dieu, évêque de Metz et de Spire, chancelier de la cour impériale, souhaite l'accomplissement de toutes ses volontés et envoie, avec ses prières, l'assurance de son dévouement. Nous rendons d'immenses actions de grâces à Votre Majesté royale pour avoir daigné nous solliciter, par ses envoyés, en faveur de notre seigneur, le tant désiré Frédéric, très excellent roi des Romains, auguste et roi de Sicile. Votre Majesté nous a demandé de faire, pour l'élévation de Frédéric, ce que nous avions de nous-mêmes l'intention de faire, en y consacrant toutes les forces de notre esprit et de notre corps. Votre Magnificence saura donc qu'avec tous les princes de l'Allemagne, ecclésiastiques et laïques, réunis à Francfort, nous avons, la veille de Saint-Nicolas, élu à l'unanimité comme roi des Romains notre seigneur Frédéric, désigné pour l'empire. Le dimanche suivant, à Mayence, notre élu a été, sur la demande de l'archevêque de Cologne, couronné dans les formes convenables et nécessaires par l'archevêque de Mayence, et il a, en tous points, juré fidélité. Aussitôt après la cérémonie de Francfort, tous les princes et nobles qui étaient venus à l'assemblée ont pris avec nous l'engagement par serment que, dans le cas où notre seigneur Frédéric, roi des Romains et toujours auguste, viendrait, ce qu'à Dieu ne plaise, à quitter cette vie, nous ne reconnaîtrions jamais comme seigneur, comme roi ou comme empereur, le soi-disant empereur Otton. C'est pourquoi nous supplions instamment Votre Excellence, en qui reposent notre confiance et notre espoir, de vouloir bien accorder à notre élu, pour consolider sa situation, le conseil et l'aide, de façon qu'avec lui et en son nom, nous restions à bon droit et perpétuellement votre obligé.

La politique de Philippe-Auguste prévalait, et encore plus celle d'Innocent III. Le pape avait enfin contraint l'Allemagne à le suivre dans son dernier revirement. Mais sa diplomatie ne s'endort pas sur ce succès. Elle poursuit toujours la lutte, au-delà des Alpes, contre celui que les lettres pontificales appellent invariablement le tyran Otton, le réprouvé, l'excommunié, l'ex-empereur, le persécuteur impie. Les archevêques de Mayence et de Magdeburg reçoivent l'ordre de ne pas tolérer que les fonctionnaires impériaux qui ont fait défection à Otton perdent, pour ce motif, leurs charges et leurs revenus. Si l'ennemi leur substitue d'autres titulaires, défense expresse est faite à ceux-ci, sous peine d'excommunication, de recevoir de sa main l'investiture et d'accepter leur part des dépouilles. L'évêque de Würzburg, Otton, avait publiquement donné sa fidélité au Guelfe et embrassé le parti de Frédéric. Innocent III recommande instamment à l'archevêque de Mayence de ne pas inquiéter ce prélat au sujet des droits de son église. Il faut lui savoir gré de s'être converti à la bonne cause et paraître compter sur sa reconnaissance. Qu'on instruise, au contraire, le procès des évêques d'Hildesheim et d'Halberstadt, coupables de n'avoir pas abandonné Otton ! Bien qu'excommuniés, ils ont persisté à célébrer les offices, à exécuter les ordres de l'ex-empereur, à envahir même le territoire de ceux qui lui étaient hostiles. Si l'enquête prouve la réalité de pareils faits, leurs sièges épiscopaux leur seront enlevés, et l'on mettra à leur place d'autres prélats canoniquement élus.

En Italie, c'est l'œuvre entière d'Otton que le pape condamne et veut défaire. Sont cassés, comme nuls et non avenus, tous les arrêts judiciaires, tous les actes de souveraineté politique émanés de lui ou de ses représentants. La grande cité de Milan s'obstinait à lui rester fidèle. Une lettre pontificale menace les Milanais des châtiments les plus rigoureux (21 octobre 1212). De tous temps, le siège, apostolique a témoigné à votre ville une affection et une faveur spéciales. Nous sommes douloureusement surpris et émus de voir que Milan brise elle-même, par ses œuvres téméraires, le lien qui l'unissait à l'Église. Comment ose-t-elle encore identifier sa cause avec celle de ce réprouvé, de cet ingrat, aussi détesté du ciel que de la terre, et qui n'a jamais fait que rendre le mal pour le bien ? Mais quelle imprudence que de s'attacher à sa fortune ! Demain il aura peut-être disparu, comme la poussière que le vent fait tourbillonner à la surface du sol. Et il entraînera avec lui, dans sa ruine, ceux qui se seront opiniâtrés à le servir. C'est pour un pareil homme que vous ne craignez pas d'entrer en lutte avec l'Église, votre mère, contre qui les portes de l'enfer ne prévaudront pas ! Il semble que Dieu ait préparé à votre usage le philtre de vertige et d'égarement. L'esprit d'erreur marque tous vos actes, car vous cherchez à élever contre Dieu un édifice qui ne tiendra pas debout. Il n'y a pas de prévoyance contre Dieu, pas de sagesse, pas de prudence. Vous provoquez, de toutes les façons, la colère céleste qui saura vous atteindre au jour du jugement : mais il faut bien que vous redoutiez dès aujourd'hui et notre indignation' à nous, qui avons le droit de nous servir du glaive de saint Pierre contre les peuples rebelles, et celle ' de toute la chrétienté, de tous les zélateurs de la foi qui seront peut-être amenés à s'unir pour la ruine et la destruction de votre cité.

C'est que les Milanais ont donné barre sur eux par leur anticléricalisme et par leurs complaisances pour l'hérésie, et c'est là surtout le crime que l'Église romaine ne leur pardonne pas. Vous vous êtes faits les défenseurs de la perversion hérétique. Non seulement vous refusez de faire la chasse à ces renards qui détruisent la vigne du Seigneur, mais vous favorisez l'hérésie de telle façon, que ces renards sont devenus des lions. Grâce à vous, ils ne craignent plus de prêcher hautement, publiquement, leur doctrine. L'orthodoxie les poursuit et les traque dans toutes les parties du monde : mais ils se réfugient chez vous comme dans une sentine d'erreur, et vous prenez pour de la religion tout ce qui s'élève contre notre foi. De plus vous persécutez méchamment l'Église de Milan. Votre archevêque et ses clercs se trouvent dans la situation déplorable où étaient les Israélites sous le joug du Pharaon. Enfin, vous n'avez pas craint de vous jeter à l'improviste sur les citoyens de Pavie parce que, se conformant à nos ordres, ils avaient protégé la marche de notre très cher fils en Christ, Frédéric, l'illustre roi de Sicile. Vous leur avez fait des prisonniers que vous retenez contrairement au droit et que vous traitez d'une façon inhumaine. Et ne dites pas, pour vous excuser, que vous avez agi en vertu de la fidélité que vous deviez à Otton, le réprouvé. Un décret canonique, une prescription apostolique vous avait déliés de toute obligation envers lui. L'homme qui a violé la foi due à l'Église et à Dieu et qui a été retranché de la communion des fidèles, n'a pas droit à la fidélité des autres.

Qu'exige donc Innocent III ? car cette lettre est un véritable ultimatum signifié à la puissante commune. Qu'elle expulse elle-même les hérétiques ; qu'elle annule toutes les mesures défavorables au clergé local ; qu'elle mette en liberté les prisonniers de Pavie. Si elle ne se soumet pas, le légat la frappera d'un nouveau et plus terrible anathème. Et si elle ose encore résister, tous les princes d'Italie et d'Europe traiteront les Milanais en ennemis. On arrêtera partout leurs marchands, on confisquera leurs biens et leurs marchandises, on libérera de leurs obligations tous leurs débiteurs. Mieux encore, on leur enlèvera leur archevêché. Prenez garde ! leur dit le pape en terminant, on réclame de nous que nous agissions à Milan comme nous venons d'agir dans le Languedoc pour en extirper la peste hérétique. Les soldats du Christ, qui ont pris la croix, ne demandent, pour la rémission de leurs péchés, qu'à venir vous exterminer vous aussi et procéder à la destruction de votre ville. Ne vous imaginez pas, dans votre orgueil, que nous proférons ici de vaines menaces, des paroles de folie. Ne vous fiez pas à votre nombre et à votre bravoure. Il n'y a pas de multitude qui puisse résister au Dieu des armées. N'est-ce pas lui qui, tout récemment encore, a pulvérisé les hérétiques de la France du Midi et les Sarrasins d'Espagne ? Il pourra tout aussi bien anéantir votre cité.

Décréter une croisade contre les Milanais, parce qu'ils étaient restés les amis d'Otton, vouloir lancer contre eux les égorgeurs des Albigeois, faut-il prendre une pareille menace au sérieux ? Et d'abord Innocent III aurait-il pu l'exécuter ? Ce n'est ici sans doute que le langage de la passion politique surexcitée : mais l'emportement dépassait les limites permises. Quoi qu'il en soit, ce n'était pas la papauté, avec sa puissance et ses colères, qui devait porter le coup décisif au César excommunié. La victoire finale ne lui viendra ni d'Italie, ni d'Allemagne. Gesta Dei per Francos ! C'est par le bras de Philippe-Auguste qu'Innocent III devait triompher.

 

La nécessité de rester en paix avec Rome, la crainte de l'excommunication, l'espoir de profiter d'un changement de règne, le prestige du nom et de l'œuvre des Hohenstaufen, toutes ces causes contribuèrent sans doute au succès du jeune Frédéric. Mais elles n'auraient peut-être pas suffi à déterminer la volte-face, si brusque et si générale, des princes allemands. L'empereur guelfe fut lui-même pour quelque chose dans l'infortune qui le frappait.

Sa politique intérieure lui avait nui. Avant de partir pour l'Italie, il avait pris l'attitude d'un chef d'État décidé à maintenir l'ordre, à ne plus tolérer les excès féodaux comme les abus de l'Église, à protéger les faibles et les petits contre l'oppression. Sa volonté de donner à la nation le gouvernement fort et réparateur dont elle avait besoin après dix ans de guerres civiles se montra ouvertement. De retour en Allemagne, il continua à prendre des mesures qui inquiétèrent les nobles, habitués à vivre de l'anarchie. Les prélats surtout ne lui pardonnaient pas d'être opposé, par tempérament et par principes, à l'extension indéfinie de, la puissance d'Église. Après son couronnement et sa rupture avec Innocent III, quand il se vit trahi et condamné par les clercs, il cessa de les ménager. L'annaliste de Reinhardsbrunn explique la défection du chancelier d'Empire, l'évêque Conrad, par son refus de participer à des entreprises dirigées contre la société ecclésiastique. Publiquement, devant tout le clergé de Mayence, ce haut fonctionnaire affirma que l'empereur avait projeté de réduire le train de vie et l'équipage des prélats. Un archevêque ne devait plus avoir qu'une suite de douze chevaux ; un évêque, de six ; un abbé, de trois. L'excédent des revenus de chaque bénéficiaire, une fois prélevée la dépense de sa maison, serait dévolu au fisc royal. D'après, la chronique de Saint-Pierre d'Erfurt, Otton ne s'attaqua pas seulement à leur argent, mais à leur dignité. Il affectait de ne pas leur donner leur titre. D'un archevêque, il disait ce clerc, et d'un abbé, ce moine. — Il insultait par là à ceux que Dieu lui-même ordonne d'honorer. En fallait-il davantage pour que l'excommunié, l'ennemi du pape, devînt un objet d'horreur pour les croyants ?

Néanmoins, si le Guelfe n'avait eu à repousser que les attaques de son jeune concurrent, il aurait pu se défendre et faire durer longtemps sa résistance. Pendant toute l'année 1213 et la première moitié de 1214, Frédéric, réduit à ses propres forces, ne remporta pas un seul succès militaire un peu marquant. Retranché à Brunswick et dans son fief de Saxe, Otton restait insaisissable. Le candidat du pape paraissait surtout préoccupé de parcourir l'Allemagne et d'y réunir des diètes où il recevait soigneusement les fidélités et les hommages. Ses prodigalités lui gagnaient peu à peu tout le baronnage et surtout l'Église, qu'il comblait. Mais cette tactique n'empêchait pas Otton de tenir la campagne et même de prendre l'offensive. L'ex-empereur fit des tentatives désespérées. Il envahit et ravagea les territoires du comte de Hochstad, de l'archevêque de Magdeburg, de l'évêque de Munster, du comte de Gueldre. Il pénétra même de nouveau en Thuringe. Il se fortifiait dans le monastère de Quedlinburg, après en avoir chassé les religieuses. A ces coups de force et à ces déprédations de l'ennemi, Frédéric ne riposta qu'une fois sérieusement. Accompagné de ses alliés, le landgrave de Thuringe et le roi de Bohême, il saccagea le territoire saxon (septembre 1213). Mais Brunswick tint bon, Quedlinburg ne fut pas pris, et Otton était toujours debout. L'Allemagne du Nord, en partie, lui avait gardé sa fidélité ; la Lorraine et le Danemark persistaient à le soutenir. Qui sait si, la guerre traînant de la sorte, sans effets décisifs, Innocent et son protégé finiraient par avoir le dessus ?

Heureusement pour eux, Otton se détermina à jouer le tout pour le tout. Après une dernière entente avec Jean sans Terre, Ferrand, comte de Flandre, et Renaud de Boulogne, trois ennemis déterminés de Philippe-Auguste, l'attaque du territoire français fut résolue (juillet 1214). Il est certain que si les coalisés avaient gagné cette suprême partie, non seulement le Capétien était perdu et la France démembrée, mais Frédéric était chassé de l'Allemagne et l'œuvre d'Innocent III fort compromise, sinon ruinée. L'empire guelfe, devenu le maître incontesté de l'Italie et de Rome, prévalait sur l'Occident. Dans sa situation, Otton avait raison de courir la chance : l'enjeu, certes, en valait la peine.

Le 27 juillet 1214, il rencontrait les Français sur le plateau de Bouvines[1]. Lui-même, tout couvert d'or, avec sa garde de chevaliers saxons et les quatre comtes de Horstmar, de Randeradt, de Dortmund et de Tecklenburg, commandait le centre de son armée. Auprès de son empereur, la bannière de l'Empire, un énorme dragon surmonté d'un aigle doré, était portée sur un char à quatre chevaux. Devant se tenait l'infanterie brabançonne et allemande, et probablement aussi les communes de Flandre ; derrière, la chevalerie des ducs de Lorraine, de Brabant, de Limburg et du comte de Namur.

Philippe-Auguste fut très habile. Dans l'allocution qu'il prononça avant l'engagement, il eut soin de se représenter lui-même comme le défenseur du clergé et de la foi. En Dieu est tout notre espoir, toute notre confiance. Le roi Otton et son armée ont été excommuniés par le pape, car ils sont les ennemis, les persécuteurs de la sainte Église. L'argent qui sert à les solder est le produit des larmes des pauvres, du pillage des terres appartenant à Dieu et à ses ministres. Nous, nous sommes chrétiens, en paix et en communion avec la Sainte Église. Tout pécheur que nous soyons, nous marchons' d'accord avec les serviteurs de Dieu et défendons, dans la mesure de nos forces, les libertés des clercs. Nous pouvons donc compter sur la miséricorde divine. Elle nous donnera le moyen de triompher de nos ennemis, qui sont les siens. En réalité, le Capétien n'était rien moins que tendre pour son clergé. Quand l'argent lui manquait, il le rançonnait sans le moindre scrupule ; mais ici, il importait de se concilier l'opinion et de jouer le rôle d'un chef de croisade aux prises avec des mécréants.

Pour marquer le contraste, l'historien du roi de France, Guillaume le Breton, a placé dans la bouche d'Otton de Brunswick dès paroles d'un anticléricalisme furibond. Ces clercs et ces moines, que Philippe adore et protège, il faut les tuer ou les déporter, de façon à ce qu'il n'en reste qu'un petit nombre. Ceux-là se contenteront d'un revenu modeste, l'aumône de la piété des fidèles. Aussitôt mon élévation à l'Empire, j'ai rendu un édit par lequel le clergé ne devait plus posséder en propre que les dîmes et les offrandes. Les villes et les terres du domaine ecclésiastique étaient attribuées à notre trésor. Elles devaient servir à nourrir le peuple et à solder les nobles chargés de défendre le pays. Charles Martel a bien dépouillé l'Église de ses dîmes : pourquoi, moi, dont le pouvoir impérial s'étend à l'univers entier, n'aurais-je pas le droit de confisquer ses propriétés ? Que ces clercs désapprennent l'orgueil et s'habituent à l'humilité. Leurs domaines seront dévolus à nos vaillants chevaliers. Pour nos soldats, ces champs si bien cultivés, ces villes qui regorgent de richesses ! Cela ne vaut-il pas mieux que de les voir entre les mains des prêtres, de ces paresseux qui ne font que consommer, dont l'utilité sociale est nulle, dont toute l'occupation consiste à célébrer Bacchus et Vénus, travail qui gonfle de graisse leurs cous crapuleux et leurs ventres monstrueux d'obésité ?

Dans cette lutte décisive, les consciences chrétiennes étaient pour le Capétien. Comment la victoire aurait-elle pu échapper au champion du pape et de l'Église ?

Otton fit bravement d'abord, comme on devait s'y attendre, son devoir de soldat. Pendant que les fantassins de Lorraine et d'Allemagne se forment en coin et pénètrent dans les rangs des communiers de France qu'ils défoncent, il profite de leur trouée et se lance, avec sa chevalerie, sur le corps d'armée oh se tenait Philippe-Auguste.

Mais Guillaume des Barres et les autres nobles de l'escorte particulière du roi de France font une charge furieuse pour dégager leur souverain, cherchent l'empereur et finissent par l'atteindre. Pierre Mauvoisin saisit son cheval par la bride. Gérard la Truie le frappe de son poignard en pleine poitrine ; mais l'arme glisse sur l'armure, et un second coup, mal dirigé, crève l'œil du cheval. L'animal blessé se cabre, tourne sur lui-même, emporte Otton, mais s'abat bientôt. Bernard de Horstmar relève son seigneur et lui donne son propre cheval. Alors Guillaume des Barres saisit Otton à la nuque et le serre à l'étouffer : les chevaliers allemands ne lui font lâcher prise qu'en éventrant sa monture. L'empereur put ainsi prendre la fuite. Nous ne verrons plus sa figure d'aujourd'hui, dit Philippe-Auguste. Après s'être débarrassé des insignes impériaux, qui l'auraient fait reconnaître, Otton courut d'une seule traite jusqu'à Valenciennes. Sa disparition n'empêcha pas les comtes westphaliens et saxons de soutenir vaillamment le choc de l'ennemi. Suivant leur tactique habituelle, ils tuent les chevaux, renversent les cavaliers et essaient de les blesser à terre. Mêlée effrayante, par une chaleur torride, au milieu d'une telle poussière que le ciel était noir et que les combattants se voyaient à peine ! Cependant, sur ce terrain aussi, les Français finissent par l'emporter. L'aigle d'or, le dragon impérial, le char qui les portait avaient été démolis, brisés, jetés aux pieds de Philippe-Auguste. Quand les quatre barons, Tecklenburg, Horstmar, Dortmund et Randeradt furent pris, les armes à la main et ramenés, garrottés, au camp français, les ducs de Lorraine, de Brabant et de Limbourg comprirent que tout était perdu. Comme l'Empereur, ils s'enfuirent, par la route de Tournai, de toute la vitesse de leurs chevaux.

Le soir même de la bataille, Philippe-Auguste envoya à son allié, Frédéric, les débris du dragon de l'Empire. Le jeune concurrent d'Otton IV n'avait fait d'ailleurs aucun effort pour se joindre aux Français. Il était resté, à distance, dans le Palatinat', attendant l'issue du combat. Sans avoir couru le péril, il profita de la victoire. Quand le désastre d'Otton fut connu, les villes du Rhin se soumirent à lui, sauf Aix-la-Chapelle qui fit un semblant de résistance, et Cologne, où le vaincu s'était réfugié. Le royaume d'Arles reconnut sa souveraineté. Le roi de Danemark, Waldemar, ne tarda pas à traiter. La féodalité lorraine elle-même se hâta de répudier une cause perdue.

Otton, plus isolé que jamais, et tombé dans une pénurie profonde, vécut d'abord de la charité des bourgeois de Cologne. Mais ils commençaient à trouver' encombrants cet exilé et sa femme, Marie de Brabant, qui passait son temps à jouer aux dés l'argent qu'elle n'avait plus. Quand Frédéric parut devant Cologne, le '4 août 1215, après s'être fait couronner à Aix-la-Chapelle, les bourgeois déclarèrent à Otton qu'ils paieraient ses dettes et lui donneraient six cents marcs, mais à condition qu'il s'en irait. Le lendemain, pendant que Frédéric entrait par une porte, le Guelfe et sa femme, déguisés en pèlerins, s'enfuyaient par l'autre.

 

Dès ce moment Frédéric de Hohenstaufen devenait, en réalité, le seul maître de l'Allemagne, et commençait, sous la haute protection de l'Église romaine, un règne qui ne devait pas finir sous les mêmes auspices. Innocent III était arrivé à ses fins. Le jeune homme qu'il avait fait roi des Allemands ne pouvait rien refuser aux clercs. Un an avant Bouvines, il avait déjà proclamé solennellement, par le fait, la subordination de l'État au Sacerdoce. Tel était le sens des actes officiels signés par lui à Eger, le 12 juillet 1213.

Dans le préambule d'une première déclaration il reconnaît les immenses et innombrables bienfaits du pape, qu'il appelle son très cher seigneur et père très révéré, son protecteur et son bienfaiteur, le seigneur Innocent, par la grâce de Dieu, souverain et vénérable pontife. — C'est vous, lui dit-il, qui nous avez défendu et promu : c'est à votre sollicitude que nous avons été confié, presque au sortir du sein maternel, par notre mère d'heureuse mémoire, l'impératrice Constance. A vous donc, père très saint et à tous vos successeurs catholiques, à la sainte Église romaine notre mère, nous ne cesserons jamais de témoigner, d'un cœur très humble et en toute piété, l'obéissance et le respect dont nos prédécesseurs, les rois et les empereurs catholiques, ont toujours fait preuve envers les vôtres. Ce respect et cette déférence, nous ne voulons les diminuer en rien, mais au contraire les accroître pour faire éclater notre dévotion.

Et le pupille d'Innocent III, après ces effusions, accorde à Rome tout ce qu'elle pouvait désirer : l'abolition du droit de dépouilles, la liberté des appels au Saint-Siège, la liberté des élections ecclésiastiques, l'aide contre les hérétiques, l'entière disposition du patrimoine romain, de la marche d'Ancône, du duché de Spolète, du territoire de la comtesse Mathilde, de l'exarchat de Ravenne et de la Pentapole. A ces concessions territoriales il ajoute même des compléments : le pays de Massa Trabaria dans les Apennins, avec toutes ses dépendances, et toutes les autres terres qui appartiennent à l'Église romaine, phrase vague, dangereuse et qui légitimait d'avance les prétentions les moins fondées de la curie. Ce n'est pas tout. Le fils d'Henri VI reconnaissait au pape la haute propriété du royaume de Sicile et de toutes les terres qui sont la propriété de l'Église au delà comme en deçà du phare de Messine, y compris la Corse et la Sardaigne, ainsi que tous les autres droits qui lui reviennent de notoriété publique.

Les promesses d'Otton et de Philippe se trouvaient dépassées. Aucun empereur allemand n'avait sacrifié, à ce degré, les revendications de l'Empire sur l'Italie et sur Rome. Mais ce qui était nouveau et grave, c'est que Frédéric ne se bornait pas, comme l'avait fait le Guelfe, son concurrent, à sceller de la bulle d'or et à faire enregistrer par son chancelier cet abandon des droits impériaux. Instruit par l'expérience, Innocent III ne voulait pas qu'on recommençât le jeu d'Otton, la comédie de Neuss et de Spire. La déclaration d'Eger, signée par le jeune roi et par l'évêque Conrad, chancelier aulique, porte la souscription des archevêques de Mayence et de Salzburg, du roi de Bohême, des ducs de Bavière et d'Autriche, du landgrave de Thuringe et de beaucoup d'autres évêques et barons.

Mais cette validation collective ne suffisait pas au pape. Il exigea que chacun des princes, en particulier, confirmât par une lettre spéciale le fait accompli, c'est-à-dire la défaite de l'Empire et la victoire de Rome. Le G octobre 1214, à Worms, le duc de Bavière, Louis, prenait l'engagement que voici : A l'effet de rétablir la paix et d'apaiser le différend soulevé entre le Sacerdoce et l'Empire, en raison de certains droits abusifs et de certains territoires occupés par quelques-uns des empereurs et rois ses prédécesseurs, notre seigneur Frédéric, par la grâce de Dieu, roi des Romains et roi de Sicile, a, de notre pleine volonté et de notre entière connaissance, renoncé à ces possessions et à ces abus. Il y a renoncé librement et spontanément en faveur de notre seigneur Innocent, souverain pontife de la sainte Église romaine, et de ses successeurs. Il a considéré que l'Église et l'Empire ne faisaient qu'un et devaient mutuellement s'entraider. Nous approuvons ce privilège et tout ce qui y est contenu, tant au sujet des concessions territoriales que du reste. Nous n'en exceptons aucune clause. Nous tenons le tout pour agréé et ratifié. Nous nous engageons, pour nous et nos descendants, à ne jamais contrevenir à ce privilège, à notre promesse, et à tous les articles qui y sont spécifiés. C'est ainsi que l'Allemagne entière, ecclésiastique et laïque, prenait à son compte l'acte de son élu.

D'autres mesures, tout aussi favorables à l'Église romaine, complétèrent un peu plus tard cet ensemble de concessions. En mai 1216, Frédéric et les princes renouvellent, par un diplôme particulier, la renonciation au droit de dépouilles, si odieux au clergé. Le 1er juillet, à Strasbourg, le jeune roi promet qu'aussitôt couronné empereur, il abandonnera le royaume de Sicile à son fils Henri, émancipé de la puissance paternelle. Il ne faut pas qu'un seul moment, le même homme se trouve à la fois empereur allemand et roi italien, union qui serait préjudiciable, dit Frédéric, au siège apostolique, et dangereuse aussi pour nos héritiers. On constate, ii mille indices différents, que le protégé est sous la main du protecteur, et que la volonté de Rouie est la sienne. Innocent agit en Sicile comme s'il était le maître du pays. Un des familiers de Frédéric, Parisio, avait été élu comme archevêque de Palerme. Le pape le traduit devant sa barre, casse son élection et charge un légat de pourvoir à son remplacement. Le légat hésite à exécuter cet ordre, et temporise. Au bout d'un an, Innocent, impatienté du retard, inflige un blâme à son agent et nomme d'office, comme métropolitain de Palerme, l'archevêque de Bari. Parisio, sur ces entrefaites, avait quitté la Sicile et était venu retrouver son jeune maître en Allemagne. On ne voit pas que Frédéric ait protesté. Que ne ferait-il pas pour plaire au pape ? Lorsque, le 25 juillet 1215, il est couronné à Aix-la-Chapelle, il consent à prendre la croix. L'archevêque de Mayence, Siegfried, et beaucoup de barons et de prélats suivent son exemple. Lui-même les y encourage expressément. On n'espérait pas de sa part, dit un chroniqueur, une semblable résolution.

Réunie dans ses assises solennelles, au quatrième concile de Latran (1er novembre 1215), la chrétienté ne put que ratifier les résultats de la politique de son chef et donner toute valeur légale à la conquête de Frédéric. Elle entendit, il est vrai, un dernier écho du conflit, la protestation suprême des partisans d'Otton de Brunswick.

Le jeune roi s'était fait représenter au concile par le nouvel archevêque de Palerme, Bérard : l'ex-empereur y comparut aussi dans la personne des bourgeois de Milan, toujours fidèles à la cause déchue. On redoutait sans doute leur argumentation, car un des seigneurs d'Italie qui avaient le plus contribué à l'avènement de Frédéric, un des ennemis particuliers d'Otton, le marquis de Montferrat, Guillaume, prit les devants et prononça contre le Guelfe un réquisitoire extrêmement vif. Il développa les motifs pour lesquels on ne devait pas laisser les avocats milanais plaider la cause de leur client. D'abord, Otton avait violé le serment prêté par lui à l'Église romaine. Excommunié pour avoir usurpé des terres ecclésiastiques, il ne les a pas rendues comme il avait juré de le faire. Il protège un évêque qui a été excommunié pour avoir embrassé sa cause. Il a osé arrêter un légat du pape et, pour comble d'iniquité, il l'a jeté en prison. Il a témoigné son mépris de l'Église romaine en disant du roi Frédéric que c'était le roi des prêtres. Il a détruit et transformé en forteresse un couvent de religieuses. Enfin, ajoute le marquis de Montferrat, les Milanais n'ont-ils pas été excommuniés, eux aussi, pour s'être faits les complices de ses fautes et pour avoir favorisé l'hérésie ? Il est donc impossible qu'ils puissent parler devant un concile. A ces mots, les Milanais indignés se lèvent pour répondre. Les partisans du marquis veulent les en empêcher et échangent avec eux force injures. Innocent III, du trône où il était placé, fait un signe de la main, indiquant qu'il allait quitter l'église, et tout le monde sort avec lui. A la troisième et dernière séance, il déclara approuver et confirmer l'élection faite par les princes d'Allemagne du roi Frédéric désigné pour devenir empereur des Romains. C'était le dernier coup porté aux espérances d'Otton.

Réfugié dans son patrimoine, à Brunswick, n'ayant pour tout soutien dans l'Empire que le margrave de Brandeburg, le vaincu occupa ses dernières années par des luttes malheureuses contre les Danois et l'archevêque de Magdeburg. Il se prolongea pourtant jusqu'au 19 mai 1218. On raconte que la veille de sa mort cet excommunié endurci se fit frapper de verges par les prêtres qui l'entouraient et que, pendant qu'on le flagellait jusqu'au sang, il chantait : Miserere mei, Domine, se plaignant que les coups ne fussent pas assez forts. Ce qui est de l'histoire, c'est le testament par lequel il régla avec soin le sort des reliques qu'il possédait et que son père lui avait transmises. Il en faisait cadeau à l'église de Saint-Jean et de Saint-Blaise de Brunswick, sauf un bras de saint qu'il léguait expressément à sa femme Marie de Brabant. Il réparait les dommages qu'avait subis, de son fait, l'abbaye de Quedlinburg et recommandait à son frère Henri, exécuteur de ses dernières volontés, une prescription à laquelle il tenait beaucoup. Un prêtre, un diacre et un sous-diacre de l'église de Brunswick étaient chargés de dire des prières perpétuelles pour le salut de son âme. Les ennemis du clergé, au moyen âge, ne meurent jamais impénitents.

Celui-ci eut du moins la satisfaction de voir partir de ce monde, près de deux ans avant lui, le pape qui avait été successivement l'ouvrier de son élévation et de sa chute. Innocent III put garder, jusqu'à sa dernière heure, l'illusion qu'il avait enfin trouvé et fait accepter par l'Allemagne la solution du problème, un moyen pratique de pacifier et de concilier les deux pouvoirs. Comme toutes les grandes querelles humaines, le conflit du Sacerdoce et de l'Empire se terminait, grâce à lui, par une transaction. Ce n'étaient pas les théories absolues et exclusives qui l'emportaient.

La papauté se voyait obligée de laisser l'Empire à un laïque, à un Allemand, à l'Un de ces Hohenstaufen qu'elle avait si longtemps détestés et proscrits. Mais, d'autre part, elle restait maîtresse de Rome, d'une partie notable de l'Italie, et des îles. Pour régner, Frédéric répudiait le programme d'Henri VI et les ambitions de sa race. A la fin de la déclaration d'Eger, il avait reconnu lui-même la nécessité de sacrifier les droits de l'Empire à l'union des deux grandes autorités du monde chrétien. Nous abandonnons et restituons tous les territoires ci-dessus désignés et toutes les autres possessions de l'Église romaine, quelles qu'elles soient, de notre plein gré et avec pleine conscience. Nous les accordons, concédons et donnons, de façon à supprimer toute difficulté, toute cause de dissentiment. Nous voulons enfin qu'entre le Sacerdoce et l'Empire une paix solide soit établie et que les deux puissances soient unies désormais à perpétuité par un accord inébranlable.

Au total, la transaction était à l'avantage de Rome : Innocent III sortait victorieux du conflit. Mais ce modus vivendi du Sacerdoce et de l'Empire garantissait-il une paix durable à l'Église et au monde ? On doit espérer, pour la tranquillité de ses derniers jours, que le pape n'eut pas le pressentiment de l'avenir. Frédéric II, l'empereur polyglotte et lettré, l'ami des Sarrasins, le despote énigmatique qui personnifia les idées les plus contraires à la théocratie du moyen âge et fit à la papauté, pendant trente ans, une guerre sans merci, avait commencé par livrer son pays à Rome et par mériter cette appellation de roi des prêtres que ses adversaires lui infligeaient. L'ironie des choses humaines ne fut jamais poussée plus loin.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Nous renvoyons le lecteur au récit détaillé que nous avons donné de la bataille de Bouvines dans le tome III, 1re partie de l'Histoire de France publiée sous la direction de M. Lavisse (liv. II, chap. IV).