INNOCENT III

LA PAPAUTÉ ET L'EMPIRE

 

CHAPITRE IV. — LA ROYAUTÉ GUELFE ET L'ITALIE.

 

 

Le jugement de Dieu. Nouveaux efforts d'Innocent III en faveur d'Otton. — Hostilité persistante de Philippe-Auguste. — Otton reconnu par l'Allemagne aux diètes d'Halberstadt et de Francfort. — Politique intérieure du nouveau roi. — Préparation du voyage à Rome. — La promesse de Spire. — La diète de Warzburg. Otton et Béatrix. — L'Italie au début du XIIIe siècle. Batailles et divertissements. — Otton et les factions italiennes. — L'entrevue du pape et du roi à Viterbe. — Le couronnement impérial. Allemands et Romains. — Otton excommunié. La rupture.

 

La mort inattendue de Philippe de Souabe ne parut pas seulement aux contemporains un de ces coups foudroyants du sort qui renversent l'équilibre des choses : ils la regardèrent comme un jugement de Dieu. Le ciel lui-même réprouvait la dynastie des Staufen au profit des Saxons. Innocent III se trouvait donc avoir servi les vues de la Providence en patronnant si longtemps la cause guelfe. Il est vrai que, sous la pression des événements, il avait fini par l'abandonner, mais il n'en fut que plus empressé à reconnaitre que Dieu s'était prononcé et qu'il fallait se tourner maintenant du côté du vaincu, sans hésitation et sans délai. Dans toutes ses lettres de la fin de l'année 1208, il parle de la disposition divine qui veut que les Guelfes obtiennent le pouvoir et l'Empire. Il exprime d'ailleurs avec énergie l'horreur que lui inspire l'acte de Wittelsbach. Nous détestons, écrit-il à plusieurs reprises, le triste forfait commis par ce fils de Bélial. Mais il est de toute évidence que Dieu protège notre très cher fils en Christ, l'illustre roi Otton, et veut qu'on se groupe autour de lui.

Oubliant qu'il venait de conclure une alliance politique, et même familiale, avec le Souabe, il affirme, dans une lettre écrite à Otton un mois après la catastrophe pour le féliciter de ce retour de fortune, qu'il n'a jamais cessé de le soutenir et de vouloir son élévation. Les diplomates ne s'embarrassent pas pour si peu. Celui qui scrute les cœurs et pénètre tous les secrets sait bien que nous t'aimons sincèrement et que ton succès nous est cher. Nous l'avons prouvé par nos actes. Tes amis et tes proches t'avaient laissé seul : notre affection persévérante a fait tout ce qu'elle jugeait utile à tes intérêts. Nous avons veillé pour toi quand tu dormais et subi, pour ta cause, bien des tracas dont nous ne t'avons même pas parlé, alors que la fortune t'était contraire. Gagnés par l'argent de ton compétiteur, des citoyens de Rome ont suscité contre nous une sédition des plus graves, qui a beaucoup nui à notre famille et que nous n'avons pu maîtriser sans d'énormes dépenses[1]. Comme il fallait, par tous les moyens, apaiser les défiances assez légitimes du Guelfe, le pape se hâte aussi de le rassurer sur l'opposition possible du jeune Frédéric, le dernier des Hohenstaufen. Voilà ton adversaire disparu, mais nous prenons nos précautions pour qu'un autre compétiteur ne surgisse pas. C'est en vain que le neveu de Philippe manifeste déjà contre toi ses prétentions ; nous ne cesserons de travailler à ton avancement, et nous adressons, dans ce sens, à diverses personnes des lettres qui te prouveront notre bon vouloir.

Et immédiatement le pape reprend, à l'égard d'Otton, son attitude d'autrefois. Il le met en garde contre ses défauts ; il lui indique la voie à suivre. Montre-toi bon et modeste, mon très cher fils, aimable et accueillant pour tous. Méfie-toi des paroles dures et des actes injustes. Ne sois pas trop avare de concessions et de promesses, et respecte-les quand tu les as faites. Ce que tu donneras dans ces conditions te sera rendu mille fois pour une. Il faut persuader aux grands qu'ils n'auront rien à perdre en venant à toi, c'est la seule conduite sérieuse à tenir et digne de ta couronne. D'autre part, veille attentivement à ta propre sûreté et ne t'endors pas sur le succès. Otton, en effet, n'ayant plus de compétition à craindre, pouvait céder trop aisément à ses instincts de rudesse hautaine, et reculer devant l'insatiable avidité des princes. Innocent III ajoutait : Si tu juges la chose utile, tu peux conclure définitivement et sans scrupule le mariage déjà négocié : nous écrivons à la mère de la jeune fille et au patriarche d'Aquilée. Quant à l'autre union, si tu la crois avantageuse pour toi et pour l'Empire, fais-nous savoir sans retard ce que tu auras décidé. Épouser la fille aînée de Philippe de Souabe, fondre par là en une seule les deux maisons ennemies et concurrentes, l'acte était très politique, indispensable à l'unité et à la paix de l'Allemagne. Otton y était tout décidé. Mais l'autre mariage, celui de la seconde fille du roi assassiné avec le neveu du pape, devait lui paraître moins utile. Pourquoi prendre à sa charge l'exécution de la promesse de Philippe et faire à Rome ce sacrifice ? L'insinuation d'Innocent ne paraît avoir eu aucun succès : dans sa correspondance avec le Guelfe il n'en fut plus jamais question. En même temps qu'il écrivait à Otton, le pape répandait sur l'Allemagne entière un flot de lettres où il recommandait aux princes de s'incliner devant le jugement de Dieu.

Il y eut néanmoins des hésitations, des velléités, de résistance. Tout le monde ne comprenait pas très bien qu'après avoir été si près de couronner Philippe, la cour de Rome se retournât ailleurs si complètement et si vite. On demanda des explications. Sommé de faire sa soumission au roi guelfe, Wolfger, le patriarche d'Aquilée, crut ou affecta de croire que le pape n'avait pas dit son dernier mot. Faites-nous connaître nettement votre volonté sur cette question ; il est de la plus haute importance, pour mon Église, que je sache de quel côté me tourner. — Ta fraternité, lui répond Innocent (novembre 1208), doit tenir pour certain — cette lettre-ci en est garante — que la grâce de Dieu nous a établi sur une pierre immuable. Nous continuons à vouloir ce que nous avons toujours voulu, c'est-à-dire l'avènement d'Otton.

Il dut insister de même auprès de l'archevêque de Magdeburg, Albert, de l'ex-archevêque de Cologne, Adolphe, de l'évêque de Spire, du roi de Bohême, des ducs d'Autriche et de Zähringen. Ces puissants gibelins se faisaient prier, retardaient leur adhésion, sans doute pour la vendre plus cher. Innocent fit remarquer au duc de Zähringen qu'il suivait une mauvaise tactique. Tu ferais mieux de te déclarer, dès aujourd'hui, sans ambages, et de travailler avec zèle au succès d'Otton avant qu'il soit reconnu par tous. Car, après, tu aurais l'air de suivre le courant, de céder par contrainte, et alors, comment pourra-t-il t'en savoir gré ? Malgré ces hésitations calculées, l'Allemagne comprenait qu'il n'y avait plus qu'une solution possible : accepter la royauté guelfe. Aucune autre candidature n'avait chance de succès. Il s'en produisit une, cependant, dans la partie nord-est de l'empire, que personne n'aurait prise au sérieux, si une puissance étrangère, avec qui il fallait compter, ne l'avait provoquée et soutenue.

Le roi de France, Philippe-Auguste, s'en tenait, sur la question allemande, à un parti pris obstiné : il persistait à ne pas vouloir d'Otton. Ce n'était pas par amour pour les Gibelins. Au fur et à  mesure que le succès de ces derniers se dessinait, l'amitié de leur allié de France se refroidissait. Dans une lettre écrite, en 1208, à Innocent III, le Capétien se plaignait amèrement des procédés de Philippe de Souabe. Celui-ci avait, paraît-il, protégé le duc de Lorraine contre le comte de Bar, un ami de la France, applaudi à une prétendue défaite des Français dans le Poitou, conclu enfin, sans l'avoir consulté, la trêve avec Otton de Brunswick. De son côté le Souabe récriminait contre son voisin qui refusait de lui prêter de l'argent et de l'aider à combattre l'Église romaine. Les choses peu à peu s'envenimèrent. Lorsque Philippe de Souabe, peu de temps avant sa mort, sollicita une entrevue du roi de Paris, celui-ci se déroba parce qu'on ne lui avait pas dit assez clairement pourquoi on voulait cette conférence. Au fond, Philippe-Auguste avait ses raisons de craindre que la division cessât dans l'Empire et que son allié, devenu le maître tout-puissant.de l'Allemagne, oubliât les services rendus. Le Capétien et le Hohenstaufen étaient brouillés et presque ennemis, lorsque survint l'attentat de Bamberg.

Innocent III pouvait croire que la politique française changerait d'orientation. Il n'en fut rien. Philippe-Auguste supplia encore le pape de ne pas élever à l'Empire le neveu de Jean Sans Terre, l'ennemi de la France, l'allié de ces Plantagenets qui lui avaient fait une guerre sans merci et tentèrent même de l'assassiner. L'avènement d'Otton serait un danger pour son royaume, pour lui-même, un désastre pour l'Église entière. Défiez-vous de cet homme, ajoute-t-il, vous verrez comme il vous récompensera de ce que vous faites pour lui. A cette parole prophétique Innocent répond que la France n'a rien à craindre des Guelfes et que son intérêt est au contraire de faire sa paix avec eux. Otton a pris l'engagement écrit, scellé de la bulle d'or, de s'en remettre, pour ses relations avec Philippe-Auguste, à la direction de l'Église romaine. Mais le Capétien ne se laisse pas convaincre ; il a sa solution à lui ; il veut créer un 'empereur d'Allemagne, ce que bien d'autres rois de France voudront après lui.

Cet empereur, il l'a choisi dans la zone limitrophe de son royaume, parmi les barons étrangers que son trésor pensionnait ou prenait à sa solde : Henri, duc de Brabant, l'ancien guelfe devenu gibelin. Par le traité de Soissons, conclu deux mois après l'assassinat de Philippe de Souabe, le duc de Brabant s'engageait à faire acte de prétendant à l'Empire. La France lui avançait, pour les frais de l'entreprise, trois mille marcs d'argent qui seraient rendus s'il ne parvenait pas à se faire élire. La somme était mince pour une aussi grosse besogne, mais surtout le candidat manquait de prestige. L'archevêque de Cologne, Brunon, l'archevêque de Mayence, Siegfried, ne voulaient pas de lui et ne l'auraient certainement pas couronné. Que pouvait ce petit prince lorrain, même aidé de son patron, contre l'irrésistible mouvement qui portait l'Allemagne vers le protégé du pape, celui que Dieu lui-même semblait avoir désigné ? On apprit bientôt que la diplomatie française était battue. Henri de Brabant, reconnaissant l'inutilité de sa tentative, fit comme tous les autres princes d'Allemagne. Il partit pour la diète de Francfort, où la royauté guelfe devait recevoir sa consécration.

Cette diète avait été précédée d'une série d'assemblées préparatoires, où les adhésions affluèrent. L'entourage princier d'Otton grossissait tous les jours. Dès le mois de juillet, les chefs féodaux et les prélats de la Thuringe et de la Misnie étaient venus à Altenburg faire leur soumission. Bientôt accouraient les personnages les plus en vue de la cour de Souabe : Henri de Kalden, maréchal de l'Empire, qui remit au Guelfe les clefs des châteaux et des villes du domaine impérial ; puis le chancelier, évêque de Spire, Conrad ; enfin l'archevêque de Magdeburg, Albert, et le duc Bernard de Saxe, deux colonnes du parti gibelin. Exhortations du pape, crainte de l'excommunication, désir de se faire des titres à la reconnaissance du souverain, tout concourait à précipiter le revirement.

Mais quelle allait être l'attitude d'Otton ? Devait-il attendre que tous les princes vinssent d'eux-mêmes, l'un après l'autre, l'assurer de leur fidélité ? ou profiter de l'occasion tentante pour satisfaire ses rancunes, punir ceux qui l'avaient trahi et contraindre les récalcitrants ? Il eut d'abord quelque velléité de continuer la guerre. Envahissant le territoire de l'évêque gibelin, Conrad d'Halberstadt, il le força à lui payer une indemnité. Mais les conseils d'Innocent III et une plus juste appréciation de ses intérêts le détournèrent promptement de cette voie dangereuse. Il pouvait être le roi de tous les Allemands qui réclamaient de lui l'ordre et la paix ; pourquoi agir encore en chef de parti ? Nous ne vous conseillons nullement, lui dirent l'archevêque de Magdeburg et le duc de Saxe, de tenter une agression quelconque. Vous soulèveriez l'opinion contre vous. Mieux vaut demander aux princes de se réunir dans une assemblée générale, où l'on sera unanime à renouveler l'élection du roi. Si Dieu vous désigne à leurs suffrages, nous en serons bien heureux ; au cas où les choses tourneraient contre vous, on verrait ce qu'il y aurait à faire. Comme le choix de l'Allemagne n'était pas douteux, Otton accepta la proposition. Il fut convenu que l'assemblée électorale se réunirait, à la fin de septembre, à Halberstadt.

Dans l'intervalle, la correspondance du pape et du roi redevenait plus active et plus amicale qu'elle n'avait jamais été. Oubliant la récente défection de la cour de Rome, Otton ne voulait plus se souvenir que des services rendus afin d'avoir le droit d'en demander de nouveaux. Il affectait de s'intituler lui-même, comme en 1201 et 1202, roi des Romains par la grâce de Dieu et du souverain pontife, et envoyait à son très cher père et seigneur Innocent, l'assurance de sa sujétion, de son respect et de son affection filiale. Il développe plus abondamment que jamais l'expression de sa gratitude. Tout ce que nous avons été jusqu'ici, tout ce que nous sommes, tout ce que nous serons, nous le devons, après Dieu, entièrement à vous et à l'Église romaine. Il supplie le pape de s'employer activement au triomphe de sa cause, qui est aussi la sienne, et lui fait part des adhésions qu'il a reçues. Mon frère Henri m'est enfin revenu, et du jour même où notre cousin, Philippe de Souabe, a disparu, il n'a cessé de travailler à mon succès, sans même que j'en fusse averti. Nombre d'évêques, de barons, d'abbés, de châtelains, de fonctionnaires impériaux, en Souabe, sur le Rhin et ailleurs m'ont, par lettres et par messagers, garanti leur fidélité et offert leurs services. Écrivez, je vous en conjure, à tous les princes, partout où vous le jugerez utile, sous forme de prière, de conseil ou d'injonction, de façon à ce que l'Allemagne entière connaisse clairement votre volonté. Tâchez que les archevêques de Mayence et de Cologne reviennent ici le plus tôt possible. Écrivez aussi aux cités de Lombardie et de Toscane ; encouragez de vos éloges celles qui me sont restées fidèles et invitez à venir à moi celles qui ne me connaissent pas. En toutes choses, nous nous en remettons pleinement à votre sagesse et à votre énergie, certain que l'œuvre entreprise par votre affection toute paternelle et à laquelle vous vous êtes dévoué avec tant de persévérance, sera menée par vous à bonne fin, pour la plus grande gloire de Dieu et le meilleur profit de l'Église romaine. — Tout ce que tu me demandes là, réplique Innocent, je l'avais fait de moi-même avant d'avoir reçu ta lettre. J'ai écrit à une foule de personnes. Sois assuré de mon entier dévouement. Toi, de ton côté, agis avec promptitude mais avec prudence ; sois sérieux et circonspect dans tes actes comme dans tes paroles, pour ne donner prise à aucun mécontentement. L'entente parait affectueuse et complète, le ciel sans nuages, ou peu s'en faut. Le 22 septembre 1208 s'ouvrit l'assemblée d'Halberstadt. Otton y est réélu comme roi des Romains à l'unanimité des votants, acclamé par l'immense majorité des princes et des prélats de la Thuringe et de la Saxe. Une seule velléité d'opposition, mais peu durable : celle d'Otton, évêque de Würzburg. Au moment de voter, il proteste auprès des assistants. Henri VI et Philippe de Souabe, s'écrie-t-il, ont indignement traité mon église : elle a perdu, de leur fait, chaque année, une somme de mille marcs ; c'est une des causes qui amenèrent l'assassinat de Conrad de Querfurt, mon prédécesseur. Si l'on ne s'engage pas à réparer cette injustice, à régler la situation lamentable de mon église, je déclare que le roi Otton n'aura pas nia voix. Cette sortie inattendue provoque une discussion assez vive ; l'évêque quitte la salle des séances. Mais le lendemain on le rappelle : on promet de tenir compte de ses griefs, et il vote comme tout le monde avait voté.

C'est dans la diète solennelle de Francfort (11 novembre), que devait être scellée définitivement la réconciliation des Guelfes et des Gibelins. Cinquante-cinq des grands princes d'Empire vinrent s'y grouper autour d'Otton : depuis longtemps on n'avait vu une assemblée royale aussi nombreuse. Elle procéda à une nouvelle élection, et l'unanimité fut encore plus imposante. Otton de Brunswick apparut bien, cette fois, comme le roi de tous les Allemands. Le chancelier, évêque de Spire, lui avait apporté les insignes dont il avait la garde : la couronne, l'épée et la lance. Par l'accord de la papauté et de la nation germanique le schisme disparaissait et la dynastie guelfe était fondée.

Trois décisions d'une haute portée furent prises à Francfort. Il fallait d'abord punir les meurtriers de Philippe de Souabe et libérer la conscience publique de ce poids très lourd. Otton, qui devait sa couronne à un crime et que certains adversaires avaient accusé de complicité, était intéressé à régler au plus vite cette irritante question. L'évêque de Spire avait amené dans l'assemblée la fille aînée de la victime, Béatrix. Celle-ci se lève tout éplorée, devant le roi et les princes, et réclame en sanglotant le châtiment des assassins. Gagnés par la contagion des cris et des larmes, les assistants se lèvent aussi, se pressent autour d'Otton et demandent vengeance. Si on laisse un tel forfait impuni, s'écrient-ils, que deviendra la sécurité du roi et la nôtre ? Impossible d'hésiter : des mesures de proscription sont prises contre Otton de Wittelsbach et ses complices. Mais le principal coupable avait disparu. On ne le retrouva que cinq mois après (mai 1209) caché dans une grange, près de Ratisbonne. Le fils d'un homme qu'il avait tué le dénonça. Le maréchal Henri de Kalden, envoyé à sa poursuite, le saisit et lui coupa la tête de sa propre main.

La diète eut à résoudre une autre question, celle du mariage d'Otton de Brunswick avec cette même Béatrix, l'héritière de la Souabe. Il fut décidé en principe. Sur la demande des grands, le roi promit de l'épouser aussitôt qu'elle serait en âge et que la cour de Rome aurait accordé la dispense nécessaire. Son intérêt le plus clair lui dictait ici le parti à prendre. Il achevait, par cette union, de pacifier l'Allemagne et s'assurait du même coup la possession des vastes domaines, des châteaux et des richesses qui avaient fait si longtemps la force de son compétiteur.

Enfin un édit solennel, juré par tous les assistants, proclamait la paix sur terre et sur mer et supprimait toutes les taxes illégales. On prononçait ainsi la clôture définitive de la période de troubles et de guerres civiles que l'Allemagne venait de traverser. Quand cette loi fut promulguée, dit le chroniqueur Otton de Saint-Blaise, le royaume, si bouleversé, se trouva tranquille pendant quelque temps. On verra que ce temps ne fut pas long.

Mis au courant de ce qui s'était passé à Francfort, Innocent III écrivit de nouveau en Allemagne pour exprimer sa satisfaction (5 décembre 1208). Il remercie, en termes émus, l'évêque de Spire et l'archevêque de Magdeburg. Il engage le duc d'Autriche et le roi de Bohême à venir à Otton avant que l'irrésistible courant les entraîne. Il affirme à l'homme de confiance d'Otton, Jean, évêque de Cambrai, dont il avait reçu une lettre enthousiaste, qu'il partage sincèrement sa joie. Il est heureux surtout de constater, ce que l'évêque lui avait appris, que le roi Otton, n'est plus le même homme et se complaît plus que d'habitude aux œuvres de Dieu. — Qu'il continue à se maintenir dans ces bonnes dispositions, écrit le pape à l'évêque, à diriger sa volonté conformément à la loi divine. Insiste pour qu'il étudie cette loi nuit et jour, qu'il se montre assidu aux saints offices et de plus en plus dévoué au siège apostolique.

Le Guelfe n'avait donc pas toujours montré jusqu'ici, dans ses rapports avec l'Église et les personnes ecclésiastiques, cet esprit de douceur, de soumission pieuse et de dévotion que Rome eût voulu trouver en lui ? Sans être à proprement parler un mécréant, Otton professait, sur les relations de l'Église avec l'État et le rôle du clergé dans la société civile, des principes qui n'étaient pas ceux de la plupart des catholiques. Mais, dans les circonstances actuelles, il avait intérêt à les dissimuler. Il devait, au contraire, persuader à la papauté, dont la protection lui était indispensable jusqu'à son avènement définitif à l'Empire, qu'il restait avec elle sur toutes choses en parfaite communion d'idées.

 

Le roi et le pape avaient marché, depuis quelque temps, la main dans la main, et ne pouvaient que se féliciter du résultat. Innocent III voyait le candidat de son choix reconnu par tous, l'Allemagne délivrée de la guerre civile : sa politique, en somme, triomphait. Mais il lui fallait accomplir le dernier acte de cette lourde entreprise : le couronnement d'Otton à Rome comme empereur. De ce côté pouvaient surgir à l'improviste les plus dangereuses complications.

La papauté n'avait qu'imparfaitement atteint le principal objectif de ses efforts : l'assujettissement temporel de l'Italie. Néanmoins le centre de la péninsule, en majeure partie, lui obéissait, et le royaume de Naples et de Sicile, domaine de son pupille Frédéric, acceptait son autorité. A tout prix, elle devait conserver ces avantages, acquis par tant de labeurs. Mais qui pouvait garantir que, monté au faîte, Otton ne voudrait pas, selon la tradition, lui disputer la souveraineté de Rome et de l'Italie ? Cette pensée explique les incertitudes et les anxiétés que décèle alors la correspondance du pape, aussi bien que certaines contradictions de sa conduite. Il lui est impossible de ne pas achever son œuvre, de ne pas faire le couronnement impérial : l'opinion chrétienne n'admettrait pas qu'il s'arrêtât en chemin et refusât d'aller jusqu'au bout. D'autre part, sentant que l'arrivée d'Otton en Italie créerait immédiatement une situation grave, il n'était nullement pressé d'en finir. Obligé de faire de son protégé un empereur, il avait intérêt cependant, pour reculer la crise presque fatale, à s'acquitter le plus tard possible d'un devoir aussi périlleux.

Pour une raison contraire, Otton avait hâte de passer les Alpes. Comme tous ses contemporains, il ne comprenait pas la royauté allemande sans l'Empire, la domination de l'Allemagne sans hi possession de l'Italie. Ce César était pénétré, autant que ses pareils, de l'idée fixe d'aller recevoir à Rome l'investiture suprême, celle qui devait l'élever au-dessus des rois. Par tradition et par conviction personnelle, il avait le ferme propos de revendiquer tous les droits auxquels avaient jadis prétendu les Hohenstaufen. Il héritait de la situation d'Henri VI, et par conséquent de son antagonisme avec l'Église. Mais comme, jusqu'à son couronnement, il avait besoin d'elle, il lui fallait conserver avec Innocent III les apparences de l'accord. Au fond, le Guelfe devait garder rancune au pape des négociations de 1208, et son tempérament comme ses idées particulières sur la mission de l'Église, ne le disposaient pas à jouer de bonne volonté le rôle de protégé de la curie. Les circonstances le forçaient à subir la tutelle de Rome : mais il se défiait du pape, comme le pape se défiait de lui.

Ce qui donna à réfléchir, ce fut l'activité et l'énergie singulières que déploya le nouveau roi immédiatement après le diète de Francfort. Il se transporte, en quelques mois, aux quatre coins de l'Allemagne, à Augsburg, à Nuremberg, à Aldenburg, à Brunswick. Partout il achève de se faire reconnaître, exige les serments des vassaux, octroie ou renouvelle les privilèges des villes, fait jurer la paix publique et arrive, chose plus rare, à l'obtenir. On sent que ce pays, si longtemps habitué à l'anarchie, est maintenant sous une main forte et qu'il va être gouverné. A la diète d'Augsburg comparaissent devant le roi cinq nobles convaincus de brigandage : l'un d'eux est décapité, les quatre autres pendus. Les malfaiteurs de la grande et de la petite féodalité sont impitoyablement poursuivis.

Après l'ordre matériel, l'ordre moral. Des mesures décisives atteignent les marchands malhonnêtes, les usuriers qui exploitent la misère générale, les clercs et les moines coupables de fréquenter les tavernes. D'autre part, Otton essaie de maintenir les hauts prélats dans la dépendance du pouvoir royal, et garde pour lui les fiefs d'Église sur lesquels Philippe de Souabe avait mis la main. Cette volonté ferme de fortifier la royauté est attestée par tous les chroniqueurs du temps : les uns s'indignent, les autres approuvent. Tant que dura son règne en Allemagne, dit l'annaliste de Marbach, nous eûmes au plus haut degré l'ordre et la sécurité, si bien que, pendant son séjour en Italie, on se demandait comment il pouvait se faire que la paix fût aussi profonde. Le moine de Reinhardsbrunn (au diocèse de Mayence) affirme qu'il songeait au bien et à l'intérêt des autres avant de s'occuper de lui ; qu'il était la terreur des méchants, l'espoir des honnêtes gens.

En cherchant à rabaisser les mobiles de ses actes, le chroniqueur d'Ursberg, qui ne l'aime pas, donne encore plus de relief à ses éloges. Il commença par faire peur aux brigands et aux criminels, à les traduire à son tribunal, à multiplier les exécutions, plutôt, il est vrai, par dureté orgueilleuse que par amour de la justice. Les comtes, les barons, les princes, n'étaient pas traités à sa cour comme il convenait et n'eurent pas à se louer de ses paroles ni de ses actes. Il détenait les seigneuries des prélats et opprimait leurs églises sous prétexte d'intérêt général, en réalité pour accroître son pouvoir, si bien que les moines, les simples prêtres et tous les pauvres l'exaltaient comme un justicier. Mais Dieu, qui scrute les cœurs, connaissait les raisons de sa conduite. C'est aux familiers saxons et anglais de son entourage qu'il réservait les bénéfices vacants. Nos souverains avaient l'habitude de prodiguer joyeusement au premier qui les demandait les églises et les prébendes ; il rompit avec cette tradition.

On comprend les rancunes de l'aristocratie laïque et ecclésiastique de la Souabe contre un roi guelfe qui combattait les abus de la noblesse d'épée et d'église, et se rendait, par là, populaire. Ce neveu de Richard et de Jean Sans Terre s'était approprié leurs traditions gouvernementales. Il semble même avoir essayé d'introduire chez ses compatriotes, qui ne le comprirent pas, leurs procédés de fiscalité. Il aurait imaginé d'établir un impôt foncier et direct, une taxe sur les instruments de labour, et de faire contribuer le clergé aux charges publiques en exigeant de lui un impôt personnel, une capitation. On lui attribua même l'idée, chose honteuse et horrible, dit le moine de Reinhardsbrunn, de taxer la prostitution ! Pour comble d'iniquité, il rendit un décret qui forçait tout homme ayant trois filles à en réserver deux pour le mariage, et à mettre la troisième dans un mauvais lieu, afin d'augmenter les revenus de l'État.

Qu'on fasse la part des exagérations et de la légende, il n'en reste pas moins que, devenu le maître de l'Allemagne, Otton de Brunswick a poursuivi le maintien rigoureux de l'ordre, l'abaissement de la féodalité princière, et l'application des mesures de justice sociale propres à soulager les classes d'en bas.

L'influence naissante de cette monarchie ne tarda même pas à se manifester au dehors. Otton s'appuie sur l'Angleterre. Il envoie à son oncle Jean une ambassade qui avait pour instruction de lui demander des subsides, puis de travailler à le réconcilier avec son clergé. Quand la mission revint sur le continent, on remarqua que les évêques et les abbés, victimes ordinaires de la tyrannie du Plantagenet, étaient traités avec beaucoup plus de ménagement. Ce commencement d'entente entre l'Allemagne, l'Angleterre et le Saint-Siège inquiéta Philippe-Auguste, l'éternel ennemi du Guelfe. Redoutant l'éventualité d'une invasion allemande par l'Est, il commença à prendre ses précautions et mit en état de défense les villes de Champagne. Mais Otton, prêt à descendre en Italie, n'allait pas s'engager, au même moment, dans une guerre avec la France. Le Capétien en fut quitte pour la peur. Le fait prouve en tous cas que le gouvernement de l'homme qui venait de réaliser, à son profit, l'unité allemande, inspirait déjà des craintes aux peuples voisins.

Ce qui se passait de l'autre côté des Alpes n'était pas de nature à calmer les appréhensions d'Innocent III. Dès la fin de l'année 1208, Otton lui avait envoyé un notaire et un chapelain, chargés d'obtenir la dispense nécessaire à son mariage avec Béatrix et l'autorisation de passer en Italie : deux points qui devaient être réglés avant son départ. A ces demandes pressantes le pape répond par trois lettres qui le montrent plutôt disposé à user des moyens dilatoires. Les deux alliés s'entendent encore, mais ils ne marchent plus du même pas.

Le 5 janvier 1209, Innocent félicite Otton de ses progrès continus en Allemagne. Lui-même était malade au moment de l'arrivée à Rome des deux messagers royaux ; ce qu'ils lui ont dit des succès de leur maître l'a réconforté et presque guéri de ses souffrances. Mais il fait remarquer à Otton que ce notaire et ce chapelain sont de bien minces personnages. Lorsqu'on demande officiellement la couronne impériale, il est de tradition d'envoyer une ambassade solennelle, composée de princes du premier rang. Il n'insiste pas d'ailleurs sur cette incorrection, car ce n'est pas la demande proprement dite qu'on vient sans doute de lui adresser, mais plutôt une sorte de consultation préalable : ce qui n'a pas été fait pourra se faire dans la forme voulue. En tout cas, la question ne saurait être résolue immédiatement. Les légats qu'il va envoyer sous peu en Allemagne, Hugolin et Léon, ont l'ordre de tout arranger selon le désir du roi et au mieux de ses intérêts.

Dans la seconde lettre, celle du 15 janvier, Innocent traite particulièrement de la dispense, mais en termes tout aussi évasifs. Les deux cardinaux feront une enquête, et s'ils jugent qu'il y ait nécessité urgente de conclure le mariage, s'ils y voient une condition absolue du rétablissement de la paix générale, ils accorderont la dispense en vertu de leurs pleins pouvoirs. Ainsi le pape se garde de répondre directement aux sollicitations de son associé. Il ne prendra de décisions fermes qu'après l'arrivée de ses légats en Allemagne, et lorsqu'il aura reçu leurs informations.

Évidemment il ne voulait rien accorder avant de s'être assuré certains avantages. Mais quelles garanties positives exigeait-il ? C'est l'objet de sa troisième lettre, celle du 16 janvier. Il commence par déclarer à Otton qu'il a trouvé en lui l'homme selon son cœur, que son âme est étroitement liée à la sienne, ou plutôt que leurs deux âmes n'en font qu'une ; qu'ils n'ont qu'un sentiment et une volonté. C'est à eux deux qu'appartient la direction du monde. S'ils s'entendent pour le gouverner, le soleil et la lune seront en place, tout marchera droit et sans obstacles, rien ne pourra leur résister. Mais il faut que chacun d'eux mette tout son zèle à aider l'autre. Il importe surtout que la perfidie humaine ne vienne pas semer entre eux la zizanie, les mécontentements, les soupçons. Trop de gens sont prêts à cette mauvaise besogne, ceux qui veulent pêcher en eau trouble et faire le mal impunément. Pour supprimer entre nous toute cause de défiance et de malentendu, nous avons cru devoir, mon cher fils, te demander actuellement certaines concessions auxquelles tu souscriras sans difficulté, parce qu'elles sont raisonnables et conformes à nos intérêts communs. Mais nous espérons bien dans l'avenir obtenir de toi des choses encore plus importantes, car nous ne te ferons aucune requête que tu ne pourrais pas exaucer. On voit que le pape demande beaucoup, sans rien préciser, et qu'il insiste fortement sur la nécessité d'une entente. L'accord n'était donc pas parfait ?

Cette lettre avait un côté inquiétant pour le souverain de l'Allemagne. Malgré tout, il ne pouvait pas retarder jusqu'à l'arrivée des deux cardinaux les préparatifs nécessaires à l'expédition d'Italie. Dès le 6 janvier 1209, à Augsburg, les ambassadeurs des grandes cités lombardes, Milan, Plaisance, Pavie, Crémone lui offraient les clefs d'or de leurs cités avec de somptueux cadeaux. Le 13, il annonçait aux Italiens l'envoi d'un légat impérial qui devait, en attendant sa venue, revendiquer les droits de l'Empire, reconstituer son domaine et grouper les bonnes volontés et les forces de ses partisans. Ce légat, Otton avait eu l'habileté de le choisir parmi les anciens amis de Philippe de Souabe. C'était le patriarche d'Aquilée, Wolfger, prêt à servir les Guelfes en Italie avec le même zèle qu'autrefois les Gibelins. Ce grand seigneur d'Église s'enrichissait sous tous les régimes. Il avait demandé et obtenu une large part des dépouilles de l'assassin de Philippe et de ses complices supposés : le duché de Frioul et même le marquisat d'Istrie.

La création de cette légation impériale d'Italie n'était pas, par elle-même, directement menaçante pour Innocent III. Un fait pourtant dut l'émouvoir. Les pouvoirs politiques et judiciaires dont Wolfger était investi par son nouveau maître, applicables à la Lombardie et à la Toscane où l'autorité du Saint-Siège était restreinte, s'étendaient encore au duché de Spolète, à la Marche d'Ancône et à la Romagne, pays formellement revendiqués par le pape. Première atteinte, au moins théorique, aux droits que s'attribuait Rome sur l'Italie centrale ! Wolfger s'empressa d'ailleurs de solliciter l'appui d'Innocent III, sa recommandation auprès des Italiens. Il lui apprit aussi, sans doute, que son mandat l'obligeait à recouvrer les territoires de la comtesse Mathilde dont les communes du Pô et de l'Arno s'étaient emparées. Or chacun savait que ces biens donnaient lieu, depuis plus d'un siècle, à des conflits aigus entre le Sacerdoce et l'Empire. Cette éternelle question surgissait dès la première mesure que prenait Otton de Brunswick, pour régler le sort de l'Italie ! S'il commençait ainsi avant d'avoir franchi les Alpes, que ferait-il, une fois campé dans la péninsule avec sa grande armée ?

Les craintes d'Innocent III apparaissent déjà dans la lettre qu'il écrivit, le 25 février, aux cités de la Lombardie et de la Toscane. Il ne pouvait se dispenser de leur recommander le patriarche d'Aquilée, mais il le fait d'une façon très particulière, comme s'il appréhendait que l'Italie du Nord eût à redouter, pour son indépendance, le roi allemand et son légat. Lui-même se considère comme chargé de la défendre contre l'étranger. Vous voulez que l'illustre roi Otton, notre très cher fils en Christ, conserve vos droits intacts : vous devez vouloir aussi, en retour, le maintien des droits impériaux. Il nous, appartient, à nous qui remplaçons ici bas, quoique indigne, le souverain médiateur, de veiller à ce que vous et lui ne troubliez, d'aucune manière, vos situations respectives. Le roi a délégué notre frère, Wolfger, patriarche d'Aquilée, pour s'occuper en Italie des affaires de l'Empire. Nous vous prions et vous enjoignons de l'aider à remplir sa tâche. Mais agissez de telle sorte que, si nous nous interposons auprès de vous pour faire respecter les droits impériaux, nous soyons autorisé, d'autre part, quand les circonstances l'exigeront, à intervenir auprès du roi pour protéger vos intérêts.

En même temps il envoie au patriarche d'Aquilée cette réponse significative : Nous sommes très heureux que tu aies embrassé, comme nous t'y invitions, la cause de l'illustre roi Otton et qu'il t'ait confié la fonction de légat en Italie. Nous avons la certitude que tu t'acquitteras de cette tâche en intermédiaire excellent, pour le bien et l'honneur de l'Église autant que de l'Empire. Afin de t'en procurer tout d'abord le moyen, nous écrivons selon ton désir aux podestats, aux consuls et aux bourgeoisies des cités de la Lombardie et de la Toscane, de celles du moins qui appartiennent à l'Empire. Cette réserve a, dans l'esprit du pape, une très grande importance : il ne veut pas admettre que l'autorité du légat impérial s'étende aux autres cités de l'Italie centrale qui se trouvent plus particulièrement sous la domination de saint Pierre. Il précise même et touche le point délicat. Pour le territoire de la comtesse Mathilde, voici ce que nous avons à répondre. Le roi t'a donné mandat de le recouvrer, soit ; mais ce recouvrement doit. être fait en notre nom, et si tu obtiens des restitutions, c'est l'Église romaine qui doit en avoir le bénéfice. Pourquoi ? Parce que le roi nous a fait la promesse formelle, s'il reconquérait ce territoire, de le remettre entre nos mains. Et Innocent insère ici le texte de la déclaration de Neuss, de 1201, qui mentionnait en effet la terre de la comtesse Mathilde parmi celles dont Otton abandonnait la jouissance à Rome. Il faut donc, ajoute le pape, que tu saches bien à quoi t'en tenir sur ce point, pour qu'il ne t'arrive pas, ce qu'à Dieu ne plaise, d'agir contrairement à l'engagement positif du roi et au mépris de notre droit.

Quelques jours après Otton répondait à la première lettre d'Innocent III, celle du 5 janvier. Sans faire la moindre allusion à la plainte du pape sur l'insuffisance des négociateurs chargés de demander la couronne impériale, le roi lui renouvelle l'expression de sa reconnaissance et déclare, une fois de plus, reporter entièrement au siège apostolique la gloire et les succès qu'il doit à la bonté de Dieu. Il sait très bien qu'à aucun moment le pape n'a eu la volonté de lui retirer la faveur et le concours de l'Église romaine (amabilité toute diplomatique, car Otton savait pertinemment le contraire). Mais, brusquement, il interrompt les remerciements et les protestations affectueuses pour soulever, à son tour, une question aussi irritante et dangereuse, pour le moins, que celle des biens de la comtesse Mathilde. Je tiens de source certaine que le fils de l'empereur Henri VI (le jeune Frédéric) ne cherche qu'à entraver nos projets et à troubler la paix de l'Empire. Rien ne lui coûte, prières et promesses, pour me susciter des ennemis. Je vous supplie donc de ne plus couvrir de votre protection et de votre tutelle ceux de ses actes qui sont dirigés contre moi et de ne rien faire en sa faveur qui puisse encourager son attitude. Pour régler ce point, conformément à nos intérêts communs, il faut attendre que je vienne en Italie et puisse en conférer avec vous. Jusqu'ici, dans toutes les affaires de l'Allemagne, je n'ai cessé de me conduire d'après vos conseils et il en sera de même à l'avenir. Si Dieu m'accorde, ce que je désire vivement, la grâce de vous voir, j'agirai aussi pour notre bien à tous deux et pour la paix de l'Église, et nous trouverons ensemble un moyen de concilier la dignité de l'Empire avec les intérêts de l'enfant.

L'enfant, le fils d'Henri VI ! Otton se garde bien de donner à Frédéric son titre de roi. Mais il s'avançait là sur un terrain brûlant. Innocent pouvait-il admettre qu'on lui intimât l'ordre de surveiller les menées de son pupille et de le patronner avec plus de réserve ? La réplique fut immédiate : le 10 mars, le pape' remettait les choses au point. Notre cher fils Frédéric, l'illustre roi de Sicile, a été, par la volonté de son père et de sa mère, confié à la tutelle du Saint-Siège. Il a reconnu tenir tout le royaume de Sicile en fief de l'Église romaine. Il est donc attaché à nous, comme le vassal à son seigneur, par le lien de la fidélité ; de même qu'aux termes de la loi féodale, nous sommes obligés, nous souverain, de l'assister. Par conséquent, nous ne pouvons pas, en ce qui touche les affaires de son royaume, lui refuser aide et patronage. Nous sommes tenu, selon la parole de l'Apôtre, de rendre à chacun ce qui lui est dû. Au demeurant, nous n'avons jamais eu l'intention, ni nous, ni d'autres que nous, de l'aider à agir contre tes intérêts. Innocent profitait de l'occasion pour rappeler au futur empereur que le royaume de Sicile était un fief de Rome et que les affaires de ce pays, après tout, ne le regardaient pas.

Cet échange d'explications aigres-douces n'était pas fait pour cimenter l'union du Sacerdoce avec le futur Empire. Si elle n'était pas déjà compromise, elle paraissait bien facile à troubler. Heureusement que, ni d'un côté ni de l'autre, on n'avait intérêt à interrompre le cours inévitable des choses. Il fallait que le pape couronnât cet homme qu'il regardait comme sa créature, et qui ne lui inspirait, malgré tout, qu'une confiance limitée. Il fallait aussi que, pour avoir l'Empire, le roi se résignât à subir la volonté de celui qui seul pouvait le lui donner.

Le 4 mars, dans la diète d'Haguenau, Otton convogue les princes allemands à l'expédition d'Italie qui doit commencer en juillet. Il rencontre enfin Hugolin et Léon qui lui apportaient, avec l'assurance formelle du couronnement et le droit de venir chercher l'empire à Rome, la dispense nécessaire pour son mariage avec l'héritière des Hohenstaufen, moyennant l'acceptation préalable des conditions imposées par le pape. Cette fois les exigences de la curie se précisaient. Elles prirent corps dans la fameuse charte signée à Spire, le 22 mars 1209, par le seigneur Otton IV, très invincible roi des Romains[2].

Cet invincible passait théoriquement, pour la troisième fois, sous les fourches caudines de la papauté. La promesse de Spire n'était que le renouvellement de celle de Neuss, avec l'adjonction d'une partie des concessions auxquelles avait consenti, en 1203, Philippe de Souabe : renonciation absolue au patrimoine de Saint-Pierre, à la marche d'Ancône, au duché de Spolète, au territoire de la comtesse Mathilde, au comté de Bertinoro, à l'exarchat de Ravenne, et aux autres terres adjacentes mentionnées dans les diplômes des empereurs carolingiens ; reconnaissance du royaume de Sicile comme fief du Saint-Siège. Otton s'engageait en outre : 1° à ne plus intervenir dans les élections des églises de l'Empire ; 2° à laisser les appels à Rome produire tout leur effet ; 3° à renoncer au droit de dépouilles sur les biens des prélats décédés et sur ceux des églises vacantes ; 4° à abandonner aux papes et aux évêques la libre disposition du spirituel, selon la formule légale : rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ; 5° à aider l'Église pour la suppression des hérétiques et de l'hérésie.

De sa bulle d'or l'Allemand consacrait tout parce que le pape le tenait et qu'il voulait arriver au but. D'ailleurs la promesse de Spire n'avait, comme les précédentes, que la valeur d'un engagement personnel : elle n'était contresignée que par un haut fonctionnaire, le chancelier Conrad, évêque de Spire. Les princes groupés autour du souverain n'y avaient pas souscrit. Selon toute apparence, elle ne fut pas le résultat d'une délibération solennelle des hauts prélats et des barons de l'Empire, mais d'un simple échange de vues entre la chancellerie d'Otton et les cardinaux. Il est douteux que le roi ait jamais eu l'idée qu'on pût le contraindre à exécuter les clauses énumérées sur ce parchemin. Mais il donnait, pour le moment, pleine satisfaction au pape et assurait, entre les deux pouvoirs, l'harmonie nécessaire.

Les légats d'Innocent III assistent, dès lors, à toutes les diètes royales et s'associent officiellement aux derniers préparatifs de la grande expédition. La paix publique est jurée de nouveau à Oldenburg et l'on achève de traiter l'affaire, importante entre toutes, de l'union du Guelfe avec l'héritière des Gibelins. L'accord du pape, des princes et du roi sur cette question est devenu définitif après les assemblées de Brunswick et de Goslar. Le 24 mai 1209, à Würzburg, au milieu d'une affluence extraordinaire de nobles et de clercs venus de tous les points de l'Allemagne, s'effectue la cérémonie finale.

Otton, le premier, prend la parole : Nous vous prions dans le Seigneur, vous tous qui êtes ici, de faire attention à ce que nous allons dire, vous d'abord, cardinaux, qui représentez parmi nous l'autorité du seigneur pape ; vous, archevêques, évêques, abbés, clercs de toute dignité et de tout grade, vous enfin, rois, ducs et princes. Le Dieu du ciel, après des épreuves de toutes sortes, a voulu que la souveraineté de l'Allemagne entière nous fût acquise. Et c'est avec de justes actions de grâce que nous pourrions rappeler le mot de l'Écriture : Ils ont repris cette pierre, dont ils ne voulaient pas, et elle est devenue la clef de voûte de l'édifice. Voilà ce qui a été fait par le Seigneur, et son œuvre qui nous pénètre encore d'admiration est plus évidente que la lumière du jour.

Il ne dépendrait que de nous de choisir une épouse parmi les femmes les plus illustres de tout le monde romain : mais la nombreuse assemblée qui m'entoure est venue ici pour connaître le sort de la fille de Philippe, duc de Souabe. Personne n'ignore qu'elle est notre cousine. Voici donc la question que nous soumettons à votre jugement, et sur laquelle nous sollicitons votre avis. Nous vous prions d'en délibérer, dans la sincérité de vos âmes, en mettant de côté tout mobile de haine ou d'affection. Quelle résolution devons-nous prendre ? Si nous étions destiné à vivre six mille ans, nous aimerions mieux pendant tout ce temps garder le célibat que de nous marier au péril de notre âme. Ne considérez pas tout ce que cette jeune fille pourrait nous apporter : la gloire de ses ancêtres, la noblesse de sa race, ses richesses, ses châteaux : tout cela ne pourrait être mis en balance avec notre salut. Tout cela d'ailleurs est provisoirement sous notre main. Que l'on distribue il ses sœurs les trois cent cinquante châteaux de l'héritage souabe, il n'en restera pas grand'chose pour nous. Veuillez donc, je le répète, réfléchir ensemble sur ce sujet et nous donner la réponse qui vous paraîtra opportune.

Sur cette communication, la discussion générale s'engage. Le roi dit à son frère, le comte palatin Henri, qui siégeait à sa droite : Nous voulons que tu quittes ton siège, pour que ta présence n'influence personne. Après une longue délibération, les princes reviennent trouver Otton, et le duc Lupold VI d'Autriche, qui était discret et lettré, prend la parole au nom de tous : Seigneur roi, vous plaît-il d'entendre la réponse des cardinaux, des prélats et des princes ?J'écoute, dit Otton. — Nous informons Votre Sublimité que cette assemblée plénière, les cardinaux représentant l'autorité apostolique, les prélats et les princes-du premier rang et tous les lettrés de l'assistance ont décidé, pour le bien de la paix et l'équilibre du monde romain, que votre intérêt exigeait absolument votre mariage avec Béatrix. Nous ajoutons, pour bannir de votre esprit tout scrupule, que vous devrez fonder avec munificence deux grands établissements monastiques. Pour cette œuvre, notre concours ne vous fera pas défaut : on peut compter sur nos donations et nos aumônes ; nous subviendrons largement, pour l'entretien des prêtres et des clercs de grade inférieur, aux frais des messes et de tout le service religieux.

Le roi reprit : Nous ne pouvons pas ne pas suivre ce conseil bon et salutaire, émané de tant de personnes autorisées. Aussitôt on appelle l'héritière de Philippe de Souabe. La jeune fille apparaît, conduite par les dues d'Autriche et de Bavière : on lui demande si elle acquiesce au mariage. Toute rougissante, elle répond qu'elle y consent de son plein gré. Otton se lève alors de son trône et l'accueille en s'inclinant. La jeune fille s'étant à son tour courbée devant lui, il lui passe au doigt l'anneau nuptial, lui donne le baiser des fiançailles, et la fait asseoir, en face du trône, entre les deux cardinaux. Voici votre reine, dit-il à l'assemblée, honorez-la comme il convient. Et il ordonne de la ramener, avec une de ses sœurs, au palais de Brunswick.

Bien qu'elle fût en âge d'être mariée, les noces pourtant n'eurent pas lieu immédiatement : elles devaient être différées jusqu'au retour de l'expédition d'Italie. Le roi allait partir dans quelques semaines et son absence durer deux ans. Mais l'essentiel était fait. Les fiançailles d'Otton et de Béatrix marquent une date dans l'histoire de la nation germanique et du monde chrétien. Elles symbolisent la réconciliation des maisons rivales, le terme d'une querelle presque séculaire, l'union et la paix intérieure de l'Allemagne, enfin débarrassée du schisme. Mais pouvait-on espérer la fin de l'autre conflit, celui du Sacerdoce et de l'Empire ? Tout dépendait des événements qu'allait amener, au delà des Alpes, la rencontre décisive d'Otton IV et d'Innocent III.

 

Tandis que l'Allemagne, en proie à la guerre civile, mettait dix ans à retrouver son équilibre, les Italiens avaient mené leur vie habituelle. Ils se 'battaient et s'amusaient.

Un fouillis de villes fortifiées abritant des populations turbulentes, des ligues et des contre-ligues organisées pour la guerre, les armées de bourgeois groupées autour du chariot (carroccio) qui porte l'étendard municipal, châteaux pris et repris, villages brûlés, arbres coupés, moissons détruites : tel est l'invariable spectacle que présentent, en particulier, la Lombardie et la Toscane ! Rien n'égale la monotonie des chroniques urbaines de ces premières années du mile siècle, où s'accumulent d'infimes détails sur les faits militaires, marches, embuscades, sièges et razzias. Il semble que ces bourgeois, toujours en armes, n'aient que le goût du sang, de la dévastation sauvage, et l'on se demande où ils prennent le temps de travailler, de trafiquer et de s'enrichir.

Qu'on ouvre, à la première page venue, les annales guelfes de Plaisance. Au printemps de 1200, l'armée milanaise sort avec son carroccio pour assiéger la tour de Besago, fortifiée par les gens de Pavie. Elle la prend et y trouve cent hommes bien armés qu'on jette dans les prisons de Milan. A la fin de mai, nouvelle sortie, par les trois portes de la ville, des cavaliers et des piétons. C'est à Bergame, cette fois, qu'en veulent les Milanais : ils envahissent son territoire, y brûlent bourgades et hameaux. Puis ils joignent leurs troupes à celles de Brescia, et les deux cités se ruent sur un château de Crémone, qu'elles détruisent. Pendant ce temps, les bourgeois de Plaisance incendient, de leur côté, plusieurs villages du territoire crémonais. Trop vivement pressée, Crémone implore le secours de Parme, de Modène, de Reggio : la guerre se généralise, la Lombardie est en feu et finalement la république de Crémone succombe sous les coups de Milan.

Le 4 septembre, l'étendard des Milanais est encore aux champs. Les hommes de Novare, de Verceil et d'Alexandrie viennent le rejoindre, et tous ensemble, en quinze jours, brûlent Mortara, chef-lieu de la petite province lombarde de la Lomellina, où ils détruisent cinquante-cinq villages. Le 18 septembre, les milices communales de Crémone, de Parme, de Modène, de Reggio et de Bergame s'accordent pour attaquer Plaisance. La bataille s'engage d'abord près de Saint-Laurent, entre les Placentins et les Parmesans. Les gens de Plaisance capturent cent chevaliers de Parme et mettent les autres en fuite : mais, en leur poussant l'épée dans les reins, ils se heurtent aux Crémonais, qui se jettent sur eux avec furie et leur prennent cinquante chevaliers. En mai 1201, nouvelle attaque combinée de Milan, Côme, Novare et Verceil contre la Lomellina : Vigevano est pris et livré au feu ; les douze cents hommes qui défendaient ce château vont peupler les cachots de Milan. Le 15 juin, Plaisance se mobilise à son tour pour attaquer le château de Saint-André. Le 6 juillet, grande bataille entre Plaisance et Crémone ; le 6 août, entre Plaisance et Pavie.

Et tous les ans, au printemps, les mêmes combats, avec les mêmes épisodes, recommencent : c'est le fond de l'existence italienne. Mais les guerres du dehors ne lui suffisent pas. Dans l'intérieur de chaque cité sévissent les coups d'État des politiciens, les émeutes de la populace et les luttes de classes, toujours très vives. La société noble aux prises avec le monde populaire, fait général et permanent ! Les chroniqueurs donnent moins de détails sur ce dernier genre d'hostilités. On voit pourtant, par exception, dans l'annaliste de Plaisance, ce qui se passa, en 1208, à Brescia : le conflit entre la noblesse et le peuple arrivé à l'état aigu, les rues ensanglantées, des meurtres sans nombre dans la cité et la banlieue, une foule de gens capturés et incarcérés. Les nobles comprenant à la fin qu'ils ne peuvent, avec leurs seules forces, résister au peuple qui est le nombre, quittent la ville et s'allient avec Crémone, l'éternelle ennemie de Brescia. Un jour le peuple bressan, serré autour de son carroccio, fait une sortie contre les nobles qu'il avait expulsés et qui revenaient à la charge. Ceux-ci appellent les Crémonais. La milice à pied et à cheval de Crémone engage la bataille. Le peuple bressan est vaincu, enveloppé ; beaucoup de ses soldats sont pris et le carroccio de Brescia (suprême honte !) transporté à Crémone. Alors les nobles bressans se précipitent dans leur ville laissée sans défense, enchaînent les principaux membres du parti populaire et mettent les autres dehors. Milan, Gênes, Pise sont le théâtre de révolutions analogues. Toute l'Italie en est troublée.

On a décrit ailleurs[3] l'antagonisme non moins ardent de la bourgeoisie et du clergé. La commune bataille aussi contre les prêtres, contre l'évêque : elle veut les soumettre aux taxes municipales ; elle repousse la domination politique du Saint-Siège, les impôts romains. Violences contre les clercs, expulsions d'évêques, ripostes fulminantes du pape, pluie d'excommunications et d'interdits ! Qu'on joigne enfin à toutes ces guerres des cités les querelles héréditaires entre les grandes maisons féodales. Au temps d'Innocent III et d'Otton IV, deux dynasties célèbres remplissent l'Italie du nord et du centre de leurs démêlés et de leurs vengeances, les Azzon d'Este et les Ezzelin da Romano, les uns guelfes, les autres gibelins, mais du reste tous changeant de parti avec une extraordinaire mobilité. Dans chaque commune, les deux seigneuries ont leurs partisans qui se battent avec rage. Azzon VI d'Este est nommé, en 1207, podestat de Vérone. Jaloux, Ezzelin II rassemble ses amis de Vérone et de Vicence et chasse de Vérone le marquis d'Este. Mais, l'année suivante, celui-ci prend sa revanche ; il arme ses partisans de Lombardie, de la Marche et de la Romagne, rentre à Vérone et livre à l'ennemi, sur la place du marché, une bataille décisive. Vainqueur, il s'empare des tours de la ville, des maisons fortifiées, et expulse à son tour Ezzelin et son parti.

Les compatriotes d'Innocent III pouvaient vivre dans cette atmosphère orageuse ! Ils trouvaient même le moyen de s'y divertir. La chronique de Rolandino de Padoue alterne le récit des faits militaires, des incarcérations et des meurtres avec celui des fêtes et des tournois. En 1208, à la Pentecôte, le grand divertissement du Prato della Valle, à Padoue, attire les délégués de toutes les contrées du pays padouan ; chacun arrive au jeu avec son costume spécial et sa couleur distinctive. Dames et chevaliers, nobles et gens du peuple, vieillards et jeunes gens, ripaillent, chantent, dansent pendant plusieurs jours, au son des violes. On les dirait tous frères, tous alliés, tous animés d'un même sentiment de tendresse mutuelle, ce qui ne les empêche pas de se faire, dans les rues, le lendemain, une guerre au couteau.

Quelques années plus tard, on nommera, à Padoue, comme podestat, un Florentin, Albizon. Homme avisé, discret, plein d'amabilité et de bienveillance, mais dominateur et astucieux, il aimait beaucoup les divertissements. C'est sous son administration qu'eut lieu, à Trévise, une grande fête où l'on avait invité nombre de chevaliers et de bourgeois de Padoue. Une douzaine de dames de la même ville, des plus nobles et des plus belles, avaient été spécialement convoquées pour préparer la décoration et les jeux. Et voici ce qu'elles imaginèrent. On construisit un château fort que devait défendre, sans le secours d'aucun homme, tout un essaim de dames, de jeunes filles et de servantes. Les murs de cette forteresse étaient revêtus de fourrures de vair et de gris, d'étoffes de velours et de soie, de drap de pourpre, de peaux d'hermines. Pour protéger leurs têtes, les combattantes avaient mis des couronnes de roses, des parures de pierres précieuses, de diamants et de perles. Le jeu consista à attaquer le château et sa garnison, au son des instruments de musique. Comme armes de trait, il fallait lancer des pommes, des poires, des coings, des dattes, des roses, des lilas, des violettes, des flacons de baume et d'eau de rose, des bâtons d'ambre et de camphre, toutes sortes de fleurs et de parfums, tout ce qui sent bon, tout ce qui brille. Beaucoup de Vénitiens et de Vénitiennes vinrent prendre part à ce divertissement et combattirent avec vaillance.

La fête si joyeusement commencée tourna mal. Au moment où la porte du château allait être forcée, les Vénitiens et les Padouans se disputèrent à qui entrerait les premiers. Le porteur de la bannière de Saint-Marc, furieux, insulte les gens de Padoue. Ceux-ci ripostent en le frappant, et, dans la bagarre, la bannière est quelque peu trouée, ce qui porte au paroxysme la colère des Vénitiens. Le président de la fête intervient alors, fait cesser la rixe. Mais les rancunes étaient excitées : il s'ensuivit une guerre sans merci, interminable, entre Vénitiens et Padouans.

C'est au milieu de cette Italie agitée et sensuelle, ardente au jeu comme à la bataille, qu'allait tomber le roi Otton IV de Brunswick avec sa lourde armée de chevaliers allemands. Il y venait revendiquer les droits de l'Empire et reprendre ce que les communes, d'un côté, le pape, de l'autre, profitant du schisme, s'étaient approprié.

En attendant l'arrivée du maître, quelqu'un avait agi déjà pour le compte de l'Allemagne, et préparait la besogne royale avec zèle. Le légat Wolfger, patriarche d'Aquilée, semblait oublier totalement sa condition de haut dignitaire d'Église, tenu de ménager le pape et de veiller à ses intérêts, pour ne songer qu'à ses obligations de fonctionnaire du futur empereur. Sans souci de l'autorité pontificale, il réglait souverainement les affaires de l'Italie du Nord et du Centre, obligeait les communes à rester tranquilles, réclamait énergiquement les propriétés d'Empire, et frappait d'amendes énormes les villes qui se refusaient à les restituer. Aux bourgeois de Bologne et de Faenza, il reprit ainsi quelques territoires compris dans le fameux legs de la comtesse Mathilde, mais au lieu de les remettre à l'Église, comme Innocent III le demandait, il les garda pour lui, c'est-à-dire pour son roi. Sommée de rendre, elle aussi, les biens sur lesquels elle avait mis la main, la grande république de Florence résista, déclara au patriarche qu'elle voulait attendre l'arrivée d'Otton, qu'elle réglerait avec lui les difficultés pendantes. Elle espérait sans doute avoir plus facilement raison du roi que de son ministre. Wolfger exigea la restitution immédiate des biens d'Empire, et, sans vouloir attendre le retour des ambassadeurs que Florence avait envoyés à Otton, il la condamna à payer dix mille marcs. En même temps, il donnait l'ordre, on ne sait pourquoi, aux autorités de Crémone, d'arrêter un groupe de pèlerins qui revenaient de Terre-Sainte.

Le mécontentement d'Innocent III éclata. Toucher à des croisés, qui sont sous la protection du Saint-Siège, c'est toucher à Rome. Il écrit à Otton pour lui dénoncer ce qu'il appelle un attentat odieux. Il ne peut pas croire que le patriarche, un homme d'Église, ait commis un pareil abus de pouvoir. Le scandale est énorme, dit-il, et d'autant plus dangereux que si on n'en punit pas les auteurs, après avoir délivré les victimes de cette arrestation arbitraire, personne ne voudra plus contribuer à la défense de la Terre Sainte. Si Otton n'agit pas, le pape sévira lui-même contre les coupables. Par le même courrier il enjoint au patriarche de faire mettre les pèlerins en liberté ; il écrit même au chambrier du roi pour qu'il agisse, en ce sens, sur le patriarche ; enfin il ordonne aux évêques italiens d'excommunier, si on ne fait pas droit à sa demande, les fonctionnaires qui ont été chargés d'incarcérer et de garder les pèlerins.

Reçut-il satisfaction ? On l'ignore : mais deux jours après il adressait au souverain de l'Allemagne, contre les agissements de son légat d'Italie, une nouvelle et très vive réclamation. Les Florentins s'étaient plaints à Rome de la façon dont Wolfger les traitait. Notre vénérable frère, le patriarche d'Aquilée, écrit Innocent III, déploie un grand zèle à défendre l'honneur et les intérêts de l'Empire : il pourrait le faire, pourtant, avec plus de réserve et de prudence ; et c'est pourquoi nous croyons devoir volontiers, par nos représentations et nos conseils, le guider dans une voie meilleure. Résumant l'incident de Florence, insistant sur la surprise qu'avait causée à tous l'amende infligée à la ville par le légat à qui elle avait fait un si chaleureux accueil, le pape ajoute : Il faut qu'il se conduise désormais avec plus de modération. Pour que l'arc conserve sa force, il ne doit pas rester toujours tendu : j'appelle là-dessus ton attention. Sans les lettres de recommandation que le patriarche nous a demandées pour se faire bien venir des Lombards et des Toscans, il ne se serait pas tiré à si bon compte des difficultés de sa tâche.

Quand ces lettres d'Innocent III parvinrent en Allemagne, Otton avait en tête bien d'autres soucis. Il avait rassemblé à Augsburg sa grande armée, six mille chevaliers, sans compter la foule innombrable des fantassins et des auxiliaires, et s'apprêtait à passer, les Alpes. La traversée commença dès la fin de juillet 1209, par la route du Brenner. On mettait alors plus de vingt jours pour aller d'Augsburg en Italie ! Après avoir touché Innsbrück et Trente, il franchit les portes d'Ossenigo et entra à Vérone. Le 14 avril, il était à Peschiera et le 19 à Valeggio, sur le Mincio. L'annaliste de Sainte-Justine de Padoue signale, non sans frayeur, l'apparition des Allemands et de leur chef. Le voilà en Lombardie avec une armée immense ! A sa venue terrible, l'Italie trembla tout entière d'épouvante.

Le souvenir des guerres de Barberousse ou d'Henri VI, et de ces batailles avec la ligue lombarde où l'on se massacrait pour de bon, hantait l'esprit des Italiens ; mais ils s'effrayaient à tort. Otton, qui allait s'engager dans une lutte des plus dangereuses avec la papauté, avait intérêt à prendre la féodalité et les communes de la péninsule comme points d'appui. La seule difficulté, pour l'Allemand, était de se tenir en dehors des rivalités et des haines locales, et de calmer les passions sans froisser les intérêts. Dans ce guêpier toujours en effervescence il fallait cheminer avec une prudence infinie : c'est à quoi Otton ne réussit pas trop mal.

A peine descendu des Alpes, il signe, le 18 août, avec les Vénitiens et leur doge, Pierre Ziani, un traité qui réglait assez heureusement un grand nombre de questions de détail. Il fait venir à son camp les nobles et les représentants des villes, juge en arbitre impartial leurs démêlés et travaille à ramener la paix entre les partis, tout en évitant de faire par trop sentir sa force. Par la façon dont il s'interposa entre les Este et les Romano, on peut avoir l'idée de la politique qu'il suivit partout. Le Vicentin Gerardo Maurisio, témoin oculaire, nous a laissé sur ce point un récit pittoresque, mais rédigé avec la minutieuse exactitude d'un huissier qui dresse procès-verbal.

Au débouché des Alpes, Otton avait envoyé un messager à Ezzelin II da Romano, pour lui intimer l'ordre de venir le trouver immédiatement. Ezzelin était alors en campagne avec l'armée de la commune de Trévise. Sans tarder, il licencie ses troupes et rejoint le roi, qui lui fait l'accueil le plus aimable. Lui-même dresse sa tente, la plus belle et la plus riche de toutes, dans le camp allemand et il en fait cadeau au chancelier d'Otton, l'évêque Conrad de Spire, moyen sûr de se mettre bien en cour. Il chevauchait toujours à côté du roi et parut, plus que tout autre prince, jouir de sa familiarité.

Cependant le marquis d'Este, Azzon VI, son ennemi particulier, avait été, lui aussi, appelé par Otton et reçu avec la même faveur. Un jour que tous deux se trouvaient dans l'entourage royal, Ezzelin se leva, s'approcha du marquis, et lui jeta à la face ses perfidies et ses traîtrises, notamment la façon dont il avait traité le seigneur de Ferrare, Salinguerra : les gens d'Este l'avaient attaqué à l'improviste et jeté en prison. Ezzelin termina en injuriant son ennemi et en le défiant. Azzon ne riposta que par des explications embarrassées ; il se déroba au duel qu'on lui offrait. Il ne voulait se battre qu'à son heure, hors de la cour du roi, à l'endroit que son adversaire choisirait. Otton, qui entendait tout ce dialogue, ne se prononça ni pour l'un ni pour l'autre : il se contenta de leur imposer silence.

Le lendemain, après le déjeuner, le roi s'en alla avec Ezzelin chasser au faucon, à quelque distance du camp. Tout à coup les chasseurs virent apparaître le seigneur de Ferrare, Salinguerra, escorté de cent chevaliers portant bannières et cuirasses. Otton cessa aussitôt la chasse et rentra dans sa tente. Mais Salinguerra, au lieu d'aller le trouver directement, fit un long circuit et passa devant la tente du marquis d'Este, pour le narguer. Arrivé en face du roi, il se jette à ses pieds, ainsi que les chevaliers qui l'accompagnaient, et lui énumère longuement ses griefs contre Azzon. Il se déclare prêt à prouver son dire par le duel judiciaire, à se battre en personne contre le marquis, devant le roi, et dans les conditions que le roi déterminera. Le marquis d'Este nie d'abord les faits qu'on lui reproche. Quant au combat singulier, dit-il, j'ai des vassaux plus nobles que Salinguerra, qui seront mes champions et se battront avec le seigneur de Ferrare, s'il veut se battre. De riposte en riposte, les têtes s'échauffent, les deux seigneurs et leurs partisans finissent par en venir aux mains, sous les yeux d'Otton. Il fallut que le maréchal d'Empire, Henri de Kalden, tirât son épée et, soutenu par une forte troupe d'Allemands, mît fin à la rixe. Quand l'ordre et le silence furent rétablis, Otton défendit expressément aux Italiens des deux factions de lui parler de leurs griefs et de s'adresser des provocations. Puis chacun des adversaires se retira dans sa tente, et le roi resta seul avec les siens.

Un des jours suivants, Otton chevauchait, ayant le marquis d'Este à sa gauche et Ezzelin da Romano à sa droite. Tout à coup, il dit en français à Ezzelin : Seigneur Ezzelin, je veux que vous donniez le bonjour au marquis. Aussitôt Ezzelin ôte son chapeau et dit en s'inclinant : Seigneur marquis, Dieu vous sauve. Azzon, son chapeau sur la tête, répondit : Dieu vous sauve également. Le roi, voyant ce qui s'était passé, dit au marquis : Seigneur marquis, saluez donc Ezzelin. Azzon, toujours sans se découvrir, salua Ezzelin en répétant : Dieu vous sauve. A quoi Ezzelin riposte, en ôtant son chapeau : Je vous en souhaite autant. Sur ce, le roi et ses deux compagnons arrivèrent à un endroit où la vallée se resserrait tellement que le chemin pouvait à peine livrer passage à deux cavaliers de front. Otton passa le premier : les deux ennemis se trouvaient seuls derrière. Alors le marquis d'Este dit à Ezzelin : Passez d'abord. — Après vous, répondit Ezzelin. Passant tous les deux ensemble, ils se mirent à causer comme deux amis, au grand étonnement de toute l'escorte. Ils cheminèrent ainsi sans cesser de se parler pendant l'espace de deux milles, de sorte que le roi lui-même commença à trouver cet accord subit bien étrange. Leur conversation l'inquiéta.

Quand on arriva à l'étape et que le roi fut installé, il fit venir d'abord Ezzelin. Dites-moi la vérité, Ezzelin, de quoi donc avez-vous parlé, aujourd'hui, avec le marquis ?Seigneur, nous parlions de notre amitié d'autrefois. — Et de moi, ajouta Otton, vous ne disiez rien ?Si, nous avons parlé de vous. — Et que disiez-vous de moi, seigneur Ezzelin ?Nous disions que, lorsque vous le voulez bien, vous êtes l'homme aimable et bon par excellence et qu'en fait de vertus, vous n'avez pas votre pareil au monde ; mais que, d'autre part, quand vous le voulez aussi, vous êtes farouche, emporté et redoutable entre tous. Nous n'avons pas dit autre chose. Alors le roi, renvoya Ezzelin, manda le marquis, et lui posa la même question. Azzon lui fit une réponse presque identique, comme si elle avait été concertée entre eux. Tout en chevauchant et en causant, ils arrivèrent à Imola : c'est de là que le roi délégua le marquis d'Este pour gouverner la marche d'Ancône, tandis qu'il garda Ezzelin, et l'emmena avec lui à Rome où il devait être couronné. Mais avant de se séparer, les deux seigneurs, devant le roi et sur son ordre, s'étaient juré mutuellement fidélité et affection. On peut juger, par cet épisode, de la difficulté qu'éprouva Otton à pacifier l'Italie et de la confiance limitée que les Italiens lui inspiraient.

Les communes ne lui donnèrent pas moins de peine que les nobles. Sous ses yeux, les bourgeois de Vérone continuaient à se battre avec le même acharnement contre les châtelains du voisinage. Irrité, il allait sévir, quand ils le désarmèrent par l'offre d'une somme considérable. La plupart des cités cherchaient à capter sa bienveillance par de riches cadeaux. Mantoue et Crémone, qu'il traversa d'abord, lui firent une réception magnifique. Le 23 août, il avait passé le Pô ; au commencement de septembre, il campait près de Bologne et, franchissant les Apennins au sud de Faenza, il pénétra enfin en Toscane. Voyage triomphal : mais Innocent III l'attendait à Viterbe, et c'est là que le problème redoutable allait se poser. De leur premier contact pouvait sortir la guerre ou la paix.

A mesure que les deux alliés se rapprochaient, ils avaient le sentiment de plus en plus vif que l'entente absolue devenait une nécessité. Otton voulait, à toute force, être couronné comme empereur, et Innocent, qui voyait l'Italie au pouvoir de l'armée allemande et de son chef, avait intérêt à reculer le plus possible l'éventualité d'une rupture.

Dès qu'il eut franchi le Pô, le roi écrivit à son seigneur et père très aimé, pour proclamer, une fois de plus, sa gratitude envers l'Église romaine, le principal auteur de son élévation, et l'assurer de toute sa confiance. Nous ne doutons pas que, par l'affection paternelle que vous nous témoignez, vous ne vous réjouissiez avec nous de tout ce qui peut nous arriver d'heureux, Votre Sainteté saura donc qu'après avoir réglé toutes choses en Allemagne, conformément à notre intérêt et à celui de l'Empire, nous avons passé les grandes montagnes avec une forte et glorieuse armée. Nous voici déjà de l'autre côté du Pô. Nous nous avançons à votre rencontre pour recevoir de votre main la bénédiction et la consécration du diadème impérial. Nous avons accueilli vos envoyés, le sous-diacre André, votre chapelain, et le frère hospitalier Thuraud. Nous avons entendu et pleinement compris toutes les propositions qu'ils nous apportaient de votre part. Après avoir tenu conseil avec mes princes et mes fidèles, nous avons résolu de vous adresser aussi, avec mission de vous faire connaître nos sentiments, une ambassade solennelle, composée de l'évêque Conrad de Spire, notre chancelier aulique, de l'évêque Conrad de Brixen, de l'évêque de Cambrai, Jean, de l'évêque de Mantoue, Henri, de maître Henri, écolâtre de Saint-Géréon de Cologne, de notre sénéchal Gunzelin, de Conon de Minzenberg, notre chambrier, et de Henri de Schmalneck. Nous vous supplions d'ajouter foi à tout ce qu'ils vous diront et proposeront de notre part.

Il ressort de cette lettre qu'Innocent III avait pris les devants et proposé à Otton des conditions d'entente. Quand les ambassadeurs allemands, arrivés à Viterbe, eurent fait connaître la réponse de leur souverain, Innocent les renvoya avec cette réplique dont tous les termes étaient pesés. L'univers sait, mon très cher fils, à quel point nous avons travaillé pour te faire obtenir l'empire et de quelle faveur tu jouis auprès de nous. Nos actes parlent pour nous et sont l'expression de cette vérité que l'arbre se reconnaît à ses fruits. Au commencement comme au milieu de ton entreprise, nous avons contribué avec zèle et efficacité à t'assurer le succès. Nous avons encore plus à cœur maintenant de mener cette tache à bonne fin, pour que tu saches bien quelle affection nous avons vouée à ta personne royale. Nous espérons et nous avons la certitude que tu ne perdras jamais le souvenir de nos bienfaits et que tu nous en montreras ta reconnaissance. Car si ton dévouement nous est nécessaire, il t'importe beaucoup, en toutes circonstances, d'avoir pour toi notre amitié. Ne fallait-il pas indiquer à ce parvenu qu'il avait encore plus besoin du pape que le pape n'avait besoin de lui et que, par conséquent, il devait rabattre beaucoup de ses exigences ? Nous avons reçu avec honneur, ajoutait Innocent, les ambassadeurs que tu nous as adressés. Après les avoir soigneusement écoutés, nous leur avons donné, selon notre habitude, une réponse bienveillante. Mais pour que tu sois édifié plus à fond sur nos désirs, nous accréditons auprès de toi nos chers fils Pierre de Vico, préfet de Rome, et maître Philippe, notre notaire. Tu pourras les en croire sur tout ce qu'ils te diront et nous avons l'espoir que tu ne négligeras pas de te conformer à notre avis.

On aurait voulu que l'accord définitif fût préparé et conclu avant l'entrevue des deux souverains ; mais cet échange de lettres, ces trois ambassades, cette triple série de négociations prouvaient précisément qu'on n'était pas arrivé à l'obtenir. Les intermédiaires avaient échoué. Fallait-il donc en venir, pour s'entendre sur les conditions du couronnement, aux pourparlers directs qui devaient s'engager à Viterbe ? L'inquiétude était grande dans l'entourage du pape et dans le monde des clercs italiens. Les évêques, surtout ceux des villes  gibelines, craignaient d'être obligés de choisir entre la cause du chef de l'Église et celle du souverain de leur cité, entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil. C'est cette situation, cruelle en tous temps pour l'épiscopat, qui fait l'intérêt de la lettre que, peu avant la conférence de Viterbe, l'évêque impérialiste de Sienne, Bono, écrivit au roi Otton.

Il débute par un éloge enthousiaste du futur, empereur, beau entre tous les hommes, actif, vigoureux, exemplaire dans sa vie et ses mœurs, doué de toutes les saintetés et de toutes les vertus, fidèle serviteur du Christ et de l'Église. Mais il croit utile de lui rappeler, avec de nombreuses citations de l'Écriture, que tout ce qu'il est, il le doit à Dieu et que sa cause était presque perdue, lorsque Dieu l'a relevée en dispersant ses adversaires victorieux. Tu as parfois livré bataille personnellement à tes rivaux, et tu as eu toujours le dessous : mais quand le Seigneur a combattu pour toi, il n'a pas eu besoin du fracas des armes pour courber sous son joug le cou de tes ennemis. Il conseille donc à Otton de ne pas oublier les services rendus et de ne pas trop s'enorgueillir de sa prospérité actuelle, qu'il doit à la protection d'en haut. Il faut qu'il honore l'Église, l'épouse du Christ (autrement dit la papauté qui la représente), et qu'il lui fasse sans hésiter le sacrifice de sa propre gloire. L'évêque ajoute qu'il est placé lui-même bien bas pour donner de tels conseils à un si grand roi. Mais c'est qu'il est aussi associé, assujetti à l'ange de Dieu, au vicaire du Christ, à celui qui dispense les grâces divines, c'est-à-dire à Innocent III.

Il n'était pas très prudent de rappeler sans cesse à Otton de Brunswick qu'il devait uniquement son succès à Dieu et à son ministre. Les hommes aiment peu qu'on les accable des bienfaits qu'ils ont reçus et qu'on invoque constamment des droits à leur reconnaissance. Mais, quoi que pensât le roi allemand, l'heure pour lui était grave et la conjoncture décisive. Il allait voir enfin, pour la première fois, le redoutable personnage qui avait tenu jusqu'ici la plus grande place dans ses pensées et dans sa vie, celui qui l'avait fait élire, et qui pouvait encore, en lui refusant le titre d'empereur arrêter le cours de ses destins.

 

C'est au mois de septembre 1209 que le pape et le roi se trouvèrent, en face l'un de l'autre, à Viterbe, dans cette ville étrangement pittoresque et archaïque où rien ne semble avoir été changé depuis l'époque de leur rencontre. Et il se passa tout d'abord, entre ces deux hommes, quelque chose de touchant. Les récriminations du passé, les revendications du présent, les appréhensions de l'avenir, tout fut oublié. Devant la solennité de la circonstance et l'évidente nécessité d'un accord d'où dépendait la paix du monde, il n'y eut place que pour l'émotion, pour le souvenir de la lutte soutenue en commun et des liens d'amitié qui avaient  rattaché le protégé au protecteur. Innocent III, à la vue d'Otton, s'écria : Voici donc mon fils chéri entre tous, celui qui a fait la joie de mon âme, et il l'embrassa de bon cœur en le serrant dans ses bras. Ils prirent place ensuite à coté l'un de l'autre, comme deux amis, mangèrent et burent ensemble, puis l'entretien commença.

Par malheur, cette négociation qui semblait devoir être décisive ne nous est que très imparfaitement connue. Parmi les questions qu'on agita, celle d'un traité définitif à conclure entre les royautés de France et d'Allemagne souleva  un incident assez vif. Au pape qui l'engageait instamment à s'entendre avec Philippe-Auguste, Otton répondit d'une voix haute : Le roi de France ! tant qu'il détiendra la terre dont mon oncle Jean est le propriétaire légitime, je ne pourrai pas lever la tête sans rougir. Tout accord que je ferais avec lui ne serait qu'une feinte. — Rappelle-toi pourtant, reprit Innocent, que tu as promis par écrit et juré de conclure la paix avec lui en t'en remettant à notre arbitrage. — Vous pouvez garder cette charte (la déclaration de Neuss), riposta Otton, dans vos archives et l'y laisser dormir tranquille. Faudrait-il conclure de là qu'il vint un moment où la conversation tourna à l'aigre ?

A coup sûr, la diplomatie du pape ne fut guère. plus heureuse sur la question capitale des conditions imposées pour le couronnement. Innocent déclara, paraît-il, ne plus revendiquer la propriété de l'Italie centrale, Ancône et Spolète, pour limiter ses prétentions aux frontières contestées du territoire toscan et aux domaines de la comtesse Mathilde. Surtout il demanda au Guelfe de reconnaître la suzeraineté de saint Pierre sur le royaume de Pouille et de Sicile. Otton semble avoir accepté, en principe, cette espèce de partage de la souveraineté de l'Italie. Mais quand son interlocuteur exigea de lui, sur ce point, un serment spécial qu'il prononcerait avant son couronnement et comme condition de l'octroi du titre impérial, il refusa net. Il ne voulait pas subordonner son droit à des concessions imposées, ni prendre une attitude contraire à la dignité de la nation allemande comme à la sienne. Le pape dut se contenter d'une promesse, conçue en termes vagues. Otton s'engagea à satisfaire, selon la convenance et l'équité, aux revendications légitimes de l'Église. Quant à un serment, le futur empereur ne consentait à subir que celui dont la formule connue était dictée à tous les Césars dans la cérémonie du sacre.

Somme toute, cette entrevue de Viterbe, qui devait régler toutes les difficultés, ne résolut rien. Otton ne faisait aucune concession précise et positive. Vouloir le contraindre, c'était risquer la rupture et ajourner le couronnement. Or l'opinion chrétienne n'aurait pas admis que, pour une question de territoires, le pape refusât l'Empire celui qu'il avait choisi et pour qui il avait si longtemps combattu. Il était trop tard pour changer de voie.

Innocent III se résigna. Il partit de Viterbe quelques jours avant Otton. Celui-ci quitta cette ville le 29 septembre, et, le 2 octobre, il campait, avec l'armée allemande, sur la hauteur qui commande Rome au nord, à droite du Tibre, et qu'on appelait alors le mont Malo, aujourd'hui le monte Mario. De cette colline, la vue plonge directement sur la ville entière et sur la cité Léonine, dominée par la basilique de Saint-Pierre et le palais du Vatican. Otton touchait au but : mais encore Innocent III se crut-il obligé de prendre ses précautions. Il exigea du roi, avant de le laisser entrer dans la cité pontificale, un sauf-conduit en règle, par lequel celui-ci garantissait au pape, aux cardinaux, et au peuple romain, pour toute la durée de son séjour, la pleine sécurité de leurs personnes et de leurs biens. Tous les princes, comtes, barons et nobles qui composaient l'armée furent astreints à donner la même garantie. L'accord subsistait provisoirement, mais la méfiance grandissait.

Les dispositions des Romains, de leur commune et de leur sénat n'étaient que trop connues. Ils détestaient l'étranger, surtout l'Allemand, et se préparaient à lui fermer leurs portes. Comment la chronique d'Otton de Saint-Blaise a-t-elle pu affirmer que le peuple et les sénateurs allèrent au-devant du Guelfe, en même temps que le pape, et le reçurent avec honneur ? Tout au plus est-il permis de supposer qu'un groupe de partisans de l'Empire porta ses vœux au nouvel arrivant, tandis que l'immense majorité des habitants s'enfermait, hostile et grondante, dans ses murs. Le 4 octobre était la date fixée pour le sacre. Mais les événements qui signalèrent les journées du 2 et du 3 firent bien mal augurer de ce qui allait suivre. Quelques pelotons de l'avant-garde s'étaient hasardés à franchir le Tibre pour voir de près la cité merveilleuse, celle qui hantait, comme un rêve éblouissant, toutes les imaginations chrétiennes. Ils se heurtèrent à des patrouilles municipales qui les obligèrent à repasser le pont au plus vite. Et quand l'évêque d'Augsburg, Siegfried, voulut, lui aussi, avec ses vassaux en armes, tenter la même aventure, il se trouva enveloppé tout à coup d'un flot de population furieuse. A grand'peine put-il se tirer d'affaire ; beaucoup de ses soldats n'en revinrent pas ; la plupart des autres n'échappèrent que criblés de blessures.

Et cependant le roi des. Allemands était là, entouré de ses six mille chevaliers, sans compter l'infanterie armée d'arbalètes et l'énorme escorte des barons ! Que ne fallait-il pas redouter de l'audace et de l'animosité de ces bourgeois romains ? Ils étaient capables (et d'ailleurs ils en avaient annoncé l'intention) d'empêcher ou au moins de troubler le couronnement. Otton consentait encore à ne voir que de loin la ville éternelle, puisqu'on se refusait à l'y recevoir, mais il tenait avant tout à être sacré et investi. Il fit donc garder le pont, qui est aujourd'hui le pont Saint-Ange, par un fort détachement de ses alliés, les Milanais, et mettre une solide garnison dans la tour qui commandait le Transtevere. A peu près certain, dès lors, de n'être pas dérangé dans le grand acte qui allait s'accomplir, il s'approcha de la basilique où les cérémonies devaient se dérouler.

La vieille église de Saint-Pierre de Rome, avec ses cinq portes et ses cinq nefs, était précédée d'un portique rectangulaire, l'atrium, auquel on accédait par un majestueux escalier, les degrés de Saint-Pierre. La façade de l'atrium tournée du côté de la ville avait pour défenses les deux tours qu'avaient construites les papes Étienne II et Hadrien Ier aux temps carolingiens. Une petite église, Sainte-Marie-Entre-les-Tours, se trouvait, dans la situation qu'indique son nom, à l'entrée du portique. Sur le côté gauche s'élevait l'habitation pontificale, le Vatican, qu'Innocent III était en train de compléter par de nouvelles constructions[4].

Otton de Brunswick, entouré de ses barons et de ses prélats, précédé d'une escouade d'archers qui lancent des flèches en signe de réjouissance, arrive sur la place que domine le grand escalier. La foule est énorme, tellement pressée et houleuse, qu'elle empêche le cortège royal de monter les degrés ; mais les gardes jettent de la monnaie d'argent 'a profusion, jouent du bâton et de la lance ; ils dégagent ainsi leur souverain qui, soutenu par deux archevêques allemands, peut gravir enfin les marches. En haut, il est reçu par les évêques, les cardinaux, le clergé inférieur, tous les fonctionnaires de la curie. Au milieu de ce groupe imposant, assis sur un fauteuil, Innocent III apparaît. Le roi se prosterne, baise les pieds du pape et lui offre une somme en or. Le pape le relève et l'embrasse. Puis, tous deux, avec leur suite, entrent dans l'église Sainte-Marie. Un sous-diacre, debout devant l'autel, présente un évangile ouvert. Otton y pose la main et prononce la formule du serinent traditionnel. Il était, en partie du moins, ainsi conçu[5] : Moi, Otton, roi des Romains et futur empereur, je promets et je jure, devant Dieu et saint Pierre, que je serai le protecteur et le défenseur du souverain pontife et de l'Église romaine, dans toutes les circonstances où l'on aurait besoin de mon aide. Je garderai les territoires, les honneurs et les droits qui leur appartiennent, selon mon savoir et mon pouvoir, avec une entière fidélité. Que Dieu et ce saint évangile que je touche soient les garants de ma promesse.

Le pape quitte alors Sainte-Marie-Entre-les-Tours pour aller, dans la basilique, prendre place d'avance au grand autel de Saint-Pierre. Mais les trois cardinaux-évêques d'Ostie, de Porto et d'Albano, les principaux acteurs du sacre, restent avec le roi dans la petite église. Les chanoines de Saint-Pierre y reçoivent Otton comme membre de leur chapitre. Cette formalité accomplie, il se dirige, précédé des chanoines, vers l'entrée de la basilique.

Arrivé au portail du milieu, la porte d'argent ou porte royale, il est accueilli par l'évêque d'Albano, qui prononce une première prière. Le roi pénètre alors dans la basilique et s'arrête au milieu de la nef centrale, sur la rosace de marbre, la rota, où il entend une seconde oraison de l'évêque de Porto. Il s'achemine ensuite, avec son cortège, vers la célèbre Confession de Saint-Pierre, qui se trouvait au milieu du transept, et se prosterne au tombeau de l'Apôtre, pendant que l'évêque d'Ostie et le chef des diacres entonnent une troisième oraison, De là il est conduit à l'oratoire de Saint-Maurice, placé à gauche de la Confession. C'est le moment de l'onction. L'évêque d'Ostie frotte le récipiendaire avec l'huile bénie sur le bras droit et entre les épaules. Enfin Otton gravit les marches du grand autel, où le pape l'attendait.

Alors commence la cérémonie proprement dite de l'investiture. Innocent III met entre les mains d'Otton l'épée impériale : Reçois cette épée dont tu te serviras pour la punition des coupables et la protection des fidèles. Et il lui donne le baiser d'usage. Otton brandit l'épée nue au-dessus de sa tête, puis la remet au fourreau, et le pape la lui accroche lui-même à la ceinture. Il lui passe ensuite le sceptre surmonté de la pomme d'or : Prends ce sceptre de vertu et d'équité, avec lequel tu dois caresser les bons et terrifier les méchants. Après, il lui pose sur la tête la couronne impériale : Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, reçois cet insigne de gloire pour que, méprisant l'ennemi du genre humain et fuyant la contagion du vice, tu recherches la justice et la piété, et vives de façon à mériter la couronne du séjour éternel, dans la conversation des justes.

Cela dit, il l'embrasse de nouveau, aux acclamations de tous les assistants, et monte dans la chaire de Saint-Pierre, placée derrière le grand autel, au milieu de l'abside. L'empereur prend place sur le trône qui a été dressé à droite de la chaire. Et le voilà assis, revêtu de la dalmatique éclatante, la couronne en tête, le sceptre dans la main droite, la pomme d'or dans la gauche, à peu près tel qu'il est représenté sur le sceau impérial. Le chœur des sous-diacres, des chapelains et des chantres, précédé de la grande croix d'argent, se place devant lui et s'écrie à plusieurs reprises : Salut et victoire à notre seigneur le très invincible roi des Romains, toujours Auguste. L'assistance entière chante le Kyrie Eleison. Enfin commence la messe célébrée par le pape, servie par l'empereur. L'office terminé, l'empereur précède le pape vers l'entrée de la basilique. Sur la place qui est devant l'atrium, Innocent monte à cheval ; Otton lui tient l'étrier et lui met les rênes en main.

Où vont ainsi les deux premiers personnages du monde chrétien ? Dans les circonstances ordinaires, la coutume veut que le sacre soit suivi d'un banquet que le pape offre à l'empereur dans le palais du Latran. Le double cortège doit traverser le Tibre au pont Saint-Ange, suivre l'ensemble de rues qu'on appelle la voie triomphale, celle par où les papes se rendaient en procession de Saint-Pierre de Rome à Saint-Jean de Latran, toucher au Forum, au Colisée, à la basilique de Saint-Clément. Pour se conformer à l'usage, Innocent III a invité Otton ; mais une raison majeure, a empêché l'empereur d'accepter.

Pendant que les cérémonies du sacre s'accomplissaient dans la basilique, on avait entendu, au dehors, le cliquetis des armes et les vociférations des combattants. Les habitants de Rome s'étaient rués sur le pont Saint-Ange et partout où leur faisaient face les postes de l'armée allemande, pour tâcher de pénétrer dans le Borgo. Les soldats d'Otton et ceux de la commune se battirent avec fureur. Un certain nombre d'Allemands et d'Italiens au service de l'empereur restèrent sur le carreau ; beaucoup furent blessés. A en croire le Français Guillaume le Breton, qui, défavorable à Otton, exagère ses pertes, les Romains, dans ces engagements, lui auraient tué plus de mille chevaux.

L'empereur ne pouvait songer à traverser Rome pour se rendre au Latran, à moins de livrer bataille dans chaque rue. Il offrit donc au pape de venir faire le banquet dans le camp allemand, et Innocent y consentit. Ils chevauchèrent ensemble jusqu'au lieu du festin, qui fut magnifique. Le riche et le pauvre, dit Arnold de Lubeck, firent bombance largement. Après quoi, les deux souverains se séparèrent. Ils ne devaient jamais se revoir.

Est-ce à dire que la rupture, entre eux, fut immédiate ? Les contemporains eux-mêmes s'y sont trompés, et la légende a pris ici, presque au lendemain de l'événement, la place de l'histoire. Guillaume le Breton affirme que, le jour même du sacre, Otton viola toutes ses promesses et déclara à Innocent III qu'il lui était impossible de céder à l'Église romaine les châteaux et les terres qu'elle revendiquait. L'annaliste de Ceccano, dont le témoignage est isolé, présente les faits sous un autre angle. Après leur sortie de Saint-Pierre, le pape n'aurait pu rentrer dans Rome, parce que les troupes allemandes l'en empêchaient. Accompagnant l'empereur jusqu'à l'extrémité de la muraille romaine, il le congédia, le bénit et le pria d'évacuer, dès le lendemain, le territoire de la commune. Otton ne voulut pas céder à cette injonction, mais comme les Romains refusaient de lui payer le tribut accoutumé et même de lui fournir des vivres, il se vit obligé de quitter la place.

Si la brouille du pape et de l'empereur eût éclaté de suite après le couronnement, le coup de théâtre aurait paru, certes, plus dramatique, et l'ingratitude du Guelfe plus odieuse. Mais la vérité oblige à dire que les rapports des deux puissances restèrent encore pacifiques jusqu'à la fin de l'hiver de 1210. Otton quitta Rome de lui-même, parce que, devant l'hostilité des Romains, il ne voulut pas courir le risque d'un siège en règle et d'une exécution sanglante. Il laissa la plus grande partie de son armée repasser les Alpes, et resta, pour organiser la domination impériale en Italie, avec un petit corps de troupes où il entrait autant d'Italiens que d'Allemands.

Quelques jours après son départ de Rome, d'un endroit qu'on appelle l'île Farnèse, près de l'ancienne Veii, il écrivit au pape pour lui exprimer sa reconnaissance et lui demander de nouveau une entrevue. Voilà enfin que le vœu conçu depuis si longtemps dans notre cœur a été exaucé par la miséricorde divine et aussi grâce à vous. Nous avons eu le bonheur, si ardemment désiré, de voir votre personne. Nous avons reçu, de votre main bénie, la couronne impériale. Nous en exprimons à Dieu et à vous, qui le remplacez ici-bas, notre gratitude, non pas toute celle à laquelle nous serions tenu, mais celle du moins qui est en notre pouvoir. Quand nous étions avec vous à Viterbe, puis à Rome, il nous a été impossible, vu le manque de temps, de vous parler à loisir de toutes les affaires qui intéressent l'honneur de Dieu, le salut de romaine, et la paix nécessaire à l'Église tout entière. Nous souhaiterions donc bien vivement pouvoir nous en entretenir avec vous. En toute humilité et en toute dévotion, nous insistons sur ce point, auprès de Votre Sainteté. Pour l'amour de Dieu, pour le salut de toute l'Église et de toute la chrétienté, veuillez nous indiquer un endroit où notre entrevue pourra avoir lieu dans des conditions acceptables. Nous avons, au fond de l'âme, un si grand désir de cet entretien que, plutôt que de renoncer à un projet d'où peut sortir l'avantage et le salut de l'Église universelle, nous ne craindrions pas d'exposer notre propre vie. Nous avons résolu, s'il le faut, de venir vous trouver jusque dans Rome. Mais que Votre Sainteté réfléchisse néanmoins au grave danger que pourrait faire courir à toute l'Église notre entrée dans cette ville.

La réponse d'Innocent, datée du Latran, 11 octobre, fut brève mais décisive. Le pape savait trop bien qu'une entrevue à Rome était impossible : l'apparition d'Otton amènerait très certainement une catastrophe. D'autre part, il avait fait à Viterbe l'expérience de l'inutilité d'une conversation directe : pourquoi la recommencer ? Des négociations aussi délicates ne pouvaient être traitées que dans les formes et à loisir par des diplomates autorisés. Il oppose donc à l'empereur un refus très net, mais enveloppé de formules courtoises. Certes, si nous pouvions nous voir commodément, une conférence entre nous aurait de grands avantages : nous la désirons aussi vivement que toi. Mais en réfléchissant avec soin aux circonstances où nous nous trouvons, nous ne voyons pas comment, à l'heure actuelle, ce vœu pourrait se réaliser. Cela ne nous paraît pas possible pour diverses raisons que maître Jean, ton chapelain, porteur de cette lettre, exposera de notre part à ta prudence impériale. Nous te prions de ne pas prendre notre refus en mauvaise part ; notre volonté n'y est pour rien : c'est la nécessité qui nous y condamne. Mais ce que nous ne pouvons pas faire aujourd'hui nous-mêmes, personnellement, peut être fait par un intermédiaire fidèle et avisé, qui transmettra à l'un et à l'autre de nous nos pensées les plus secrètes. Quant aux propositions que nous a portées, de ta part, notre camérier, Étienne, au sujet de la terre (le domaine de la comtesse Mathilde), voici la réponse que nous jugeons à propos de te faire. Réfléchis à une combinaison qui sauvegarde à la fois notre dignité et la tienne. Nous tâcherons, de notre côté, d'en trouver une qui garantisse en même temps nos intérêts et les tiens.

Ainsi, même après le sacre, les négociations continuaient entre les deux puissances, mais toujours sans succès ! Pour les territoires contestés dé la Toscane, le pape n'acceptait pas l'arrangement que lui offrait l'empereur. Les deux personnages dont l'entente aurait seule garanti la tranquillité du monde chrétien, ne pouvaient pas se voir ! Ce simple fait autorisait les pronostics les plus fâcheux, les appréhensions les plus graves. Cependant la paix n'était pas rompue. Innocent III continuait à parler affaires avec Otton.

Le 31 octobre, il lui écrit au sujet du roi de Danemark, Waldemar II. Les Danois sont en train de convertir, à coups de lances, les populations païennes des bords de la Baltique. Mais, pendant qu'ils se dévouent à cette bonne œuvre, à cette croisade, leur roi ne doit pas être inquiété par ses ennemis d'Allemagne. Le pape demande donc à l'empereur d'obliger ses sujets à laisser le Danemark en repos. Le 11 novembre, il sollicite la générosité d'Otton en faveur de Simon de Montfort et de l'expédition contre les Albigeois. Il faut que l'empereur contribue de ses subsides à cette pieuse opération et qu'il interdise l'accès du territoire impérial aux hérétiques expulsés de la France du Midi. Tu as déjà fait tant de bonnes œuvres, sous l'inspiration divine, écrit Innocent ; ajoutes-y encore celle-là, et que Dieu t'accorde sa grâce ici-bas, et, dans l'autre monde, le glorieux séjour des élus. Enfin, le 13 novembre, le pape traite longuement, avec son allié, du procès d'Egbert, l'évêque de Bamberg, un des hommes que l'opinion publique accusait de complicité dans l'assassinat de Philippe de Souabe. Deux légats romains avaient été chargés de recueillir les témoignages-et de diriger la procédure. Mais bien que l'affaire fût entrée dans la voie judiciaire, les ennemis, d'Egbert le poursuivaient, le menaçaient de mort, avaient envahi son évêché, et s'étaient saisis d'une partie de ses biens. Le reste avait été dévolu au fisc impérial. Innocent III prie l'empereur de prendre les mesures nécessaires pour que la justice d'Église puisse suivre son cours, et qu'en attendant son arrêt, la personne et les biens d'Egbert soient respectés.

A la même époque, et sans doute sur la demande du pape, Otton écrivit à Jean sans Terre pour l'engager à conclure la paix avec l'archevêque de Cantorbéry. Mais si les relations officielles entre le protecteur et le protégé subsistaient, l'accord intime et réel avait disparu. Du moment que l'empereur restait en Italie pour y introduire partout son autorité et rendre tout d'abord sa domination effective sur les bords du Pô et de l'Arno, l'illusion n'était plus permise. La volonté humaine échouait contre la fatalité invincible des situations. Innocent III avait consacré dix ans d'efforts et de luttes à l'élévation d'Otton de Brunswick, avec la pensée d'en faire une créature docile et dans l'espoir de résoudre pacifiquement, par une entente faite d'affection et de gratitude, la question redoutable entre toutes, le conflit du Sacerdoce et de l'Empire. Et il s'apercevait que l'édifice politique construit si péniblement s'écroulait, à peine terminé, par la base ! Le Guelfe, devenu empereur, agissait en Italie exactement comme un Gibelin, et ses prétentions n'étaient pas moins âpres. L'énorme labeur était à recommencer !

Il est difficile de croire que l'événement ait pris au dépourvu un homme d'État comme Innocent III. Les diplomates du pays qui produira Machiavel n'étaient pas, même au moyen âge, assez naïfs pour compter absolument sur la reconnaissance des princes. Le pape avait la conscience d'avoir abandonné lui-même, en 1208, la cause d'Otton. Il devait bien se douter aussi que les promesses de 1198, de 1201 et de 1209, rédigées, sans la garantie officielle du corps germanique, ne seraient pas ternies. La nécessité seule les avait arrachées au Guelfe. Mais quand même celui-ci aurait voulu, de bon gré, céder l'Italie au pape, devant la réprobation de l'opinion nationale qui n'admettait pas que l'Empire fût diminué et le programme des Hohenstaufen sacrifié, comment aurait-il pu le faire sans risquer sa couronne ? De l'heure où il fut proclamé roi par l'Allemagne entière, il personnifiait, non plus un parti, mais les intérêts de tout un peuple et une conception politique à laquelle les Allemands n'entendaient pas renoncer en faveur du pontife romain. La rupture était donc inévitable, et le pape devait plus ou moins s'attendre à ce qui arriva. S'il proclama violemment, à la face du monde, sa désillusion et sa surprise, c'était surtout pour se donner le droit d'accuser l'adversaire de perfidie et d'ingratitude et de soulever contre lui l'indignation des consciences chrétiennes.

D'ailleurs il ne se résigna à la lutte qu'à la dernière extrémité. Il attendit, pour prendre la mesure décisive, l'excommunication d'Otton, que l'empereur eût commencé lui-même, ouvertement, les hostilités. Il ne voulait pas paraître se hâter de défaire de ses propres mains l'œuvre qui lui avait coûté tant de peines. Peut-être aussi espérait-il que son ancien allié hésiterait à faire acte d'ennemi. II temporisa enfin parce que la guerre d'un pape contre un empereur, quelles que fussent les circonstances, était toujours un aléa formidable : on ne l'affrontait pas sans y être absolument forcé.

Ainsi s'explique le spectacle auquel assista l'Italie dans l'hiver de 1209-1210. Innocent né bouge pas de son palais de Latran, insensible, en' apparence, à ce qui se passe autour de lui. Il voit pourtant s'opérer des faits qui sont la ruine de ses ambitions, autant de coups portés au pouvoir temporel des papes, mais il ne proteste pas, comme s'il avait fait la part du feu et s'était fixé une limite où il attend l'adversaire. L'intention d'Otton était de commencer par assujettir pleinement les cités et les seigneuries de l'Italie du Nord et de la Toscane, et ensuite d'organiser sa domination dans l'Ombrie, la marche d'Ancône et la Romagne. Il parcourt, sans être inquiété, ces deux premières étapes de la conquête impériale. Il entre à Sienne (21 octobre 1209) où le clergé le reçoit pompeusement, toutes cloches sonnantes, puis à Florence, à Lucques, à Pise, semant sur sa route, à pleines mains, les cadeaux et les privilèges. Il comble surtout les Pisans, parce qu'il a besoin d'eux et de leur flotte pour ses projets sur la Sicile, et n'oublie pas Savone, autre cité maritime dont il espère tirer profit. Il continue sa tournée par le duché de Spolète, Foligno, Terni, puis revient en Toscane, d'où il prodigue de nouveau ses faveurs aux Ombriens et aux Toscans.

En février 1210, les bruits les plus inquiétants se répandent à Rome. Cc n'est pas seulement le territoire pontifical qui est menacé. Innocent apprend que l'empereur a reçu une délégation des barons et des bourgeoisies du territoire napolitain, propriété de son pupille, le roi Frédéric. Ils sont venus lui prêter fidélité et hommage, et l'ont supplié de prendre sous sa suzeraineté leurs châteaux et leurs villes. Qu'il entre en Pouille, lui ont-ils dit, et tout le royaume de Naples se soumettra à lui sans coup férir. Ils ne veulent d'autre gouvernement que celui de l'empereur des Romains.

Se proclamer le seigneur des sujets du jeune Frédéric, c'était déclarer la guerre au pape, et Otton n'est pas encore prêt à soutenir la lutte suprême. Mais bientôt un fait significatif, et qui ne laisse plus à la curie le moindre espoir de paix, arrive à la connaissance d'Innocent III. Otton a conféré le duché de Spolète, c'est-à-dire le gouvernement politique et militaire de l'Ombrie, à Dipold de Vohburg, comte d'Acerra, l'homme qui avait personnifié, avec Markward, la résistance acharnée des Allemands à l'Église romaine. Et presque aussitôt il ajoute à ce titre celui de maître capitaine de la Pouille et de la Terre de Labour. L'ennemi du Saint-Siège appelé au commandement de toute la région qui enveloppait, à l'est et au sud, le patrimoine pontifical ! Il fallait maintenant s'attendre à tout.

Cependant, si averti qu'il soit des projets de l'empereur, le pape contient encore son irritation, et patiente avant d'en venir aux actes irréparables. Il traite avec Pérouse, une des rares villes de l'Italie du centre qui eussent résisté aux Allemands et gardé leur indépendance. Otton, de son côté, ne juge pas que le moment soit venu d'entamer les hostilités directes. De puissantes communes, Crémone, Pavie, Ferrare et le principal seigneur de cette région, Aizon d'Este, avaient cessé de lui être fidèles. Il laisse donc le pape en repos dans l'État pontifical, et, pendant plusieurs mois (mai-août 1210), il parcourt en tous sens la Lombardie et la Romagne. On dirait qu'il a renoncé à son dessein ou qu'il cherche à endormir l'ennemi. Il semble s'absorber dans cette promenade triomphale qui le mène à Faenza, à Ferrare, à Ravenne, à Imola, à Bologne, à Parme, à Plaisance, à Pavie, à Crémone, à Brescia, à Turin, à Alexandrie, à Modène. C'est qu'il veut être vraiment le roi des Italiens, recevoir leurs serments, organiser, dans chaque ville, l'administration impériale, y, ancrer son pouvoir politique et financier : bref, s'assurer du présent et garantir l'avenir.

Tout en faisant échec, par sa présence même et par ses actes, aux prétentions temporelles de Rome, Otton essaie encore de montrer que, sur le terrain religieux, il n'est pas, de propos délibéré, l'ennemi de l'Église. Pour remplir son devoir de chef laïque du monde chrétien, il prend des mesures de rigueur contre les hérétiques de Ferrare et de Turin (mai 1210). Mais il n'en continue pas moins à préparer la guerre prochaine. Le 3 juin, son alliance offensive et défensive avec les Pisans est signée. Ils y gagnaient des avantages énormes, extraordinaires : une partie du territoire toscan, la Corse entière et le monopole du trafic dans l'Italie méridionale ! Peu à peu, tous les hauts prélats se voient obligés de rompre leurs liens avec Rome et de se déclarer, sans réserve, pour l'empereur. L'archevêque Éberard de Salzburg, qui résistait et qu'on gardait à vue dans le camp impérial, cède lui-même au courant. Le serment qu'il prononce, bon gré mal gré, le 3 juillet, est significatif : Dans le démêlé survenu entre le seigneur pape et notre seigneur Otton, sérénissime empereur des Romains, nous jurons de ne jamais abandonner l'Empereur, notre suzerain. Pour tout ce qui touche aux intérêts de sa personne et à l'honneur de l'Empire, nous l'aiderons de toutes nos forces, comme doit le faire un fidèle vassal. Et nous tiendrons pour non avenus les ordres du pape, dans tous les cas où celui-ci voudrait nous imposer des mesures contraires aux intérêts de l'Empire et de l'Empereur.

Aux derniers jours du mois d'août, Otton, dont les préparatifs sont achevés, se résout enfin à l'acte décisif. Il envahit, par le nord, le patrimoine de Saint Pierre. Radicofano, Acquapendente, Montefiascone tombent entre ses mains. Viterbe tient bon : il en dévaste les alentours. Rome n'était pas loin : fut-elle réellement menacée ? Innocent III semble l'avoir craint. Le 4 octobre, il ordonnait aux consuls et aux bourgeois de Terracine de faire provision de vivres et de mettre leurs remparts en état. Si le torrent doit se précipiter par ici, ajoute-t-il, cela ne peut tarder ; faites qu'il ne vous submerge pas. Mais l'empereur n'avait pas l'intention de s'attaquer d'abord à Rome. Soit qu'il craignît de ne pas venir à bout des Romains, soit qu'il ne voulût pas, pour ménager l'opinion chrétienne, attenter aux propriétés directes et à la personne même du pape, il retourna camper à Orte, dans l'Ombrie. De là il se prépara à passer la frontière apulienne. Les barons du royaume de Naples l'attendaient pour lui livrer le pays.

Sentant l'impossibilité de résister à la force, Innocent joua sa dernière carte. Il recommença avec l'ennemi des négociations qui devaient se prolonger pendant tout l'hiver de 1210-1211, même après la rupture déclarée. A cinq reprises, un moine de Cîteaux, l'abbé de Morimond, porta au camp impérial les propositions du pape et de son pupille Frédéric. Celui-ci se déclarait prêt à renoncer à toute prétention sur son héritage paternel, c'est-à-dire sur les possessions des Hohenstaufen et sur l'Empire, pourvu que le Guelfe le laissât jouir de la succession maternelle, du royaume sicilien. Otton ne voulut rien entendre. L'historien anglais, Roger de Wendover, lui attribue cette réponse : Le souverain pontife veut donc posséder injustement les territoires qui appartiennent à l'Empire ? Alors qu'il me délivre du serment qu'il m'a fait prêter, le jour de mon sacre, lorsque j'ai juré de conserver les droits et les terres que l'Empire avait pu garder et de recouvrer ceux qu'il avait perdus.

Tout espoir d'arrêter le vainqueur s'évanouissait. Mais, avant de sévir, Innocent lui adressa le suprême avertissement, la menace de l'anathème. Dans cette lettre, la dernière qu'il paraît lui avoir écrite, il l'appelait encore son très cher fils en Christ et lui envoyait la bénédiction apostolique. Il lui rappelait les bienfaits dont le Saint-Siège l'avait comblé et s'étonnait de tant d'ingratitude. Il paraît que le territoire dont s'étaient contentés tes prédécesseurs ne te suffit plus. Mais ne perds pas de vue ce qui est arrivé à l'empereur Frédéric, qui, rebelle au Saint-Siège, avait brûlé le portique de Saint-Pierre et s'était rendu coupable de bien d'autres crimes envers l'Église. Il a été châtié dans son propre corps et puni aussi dans ses enfants. Il n'a pas pu arriver jusqu'à Jérusalem : on l'a trouvé noyé dans un cours d'eau. Et tout l'univers sait ce que la vengeance divine a fait de ses fils Henri et Philippe ! Pourquoi donc te glorifier dans ta malice ? Pourquoi vouloir être puissant dans l'iniquité ? Pourquoi envahir le bien d'autrui quand le tien est si étendu qu'il devrait te suffire amplement ? Si nous t'écrivons de la sorte, ce n'est pas pour insulter à la dignité de la couronne impériale, c'est pour essayer de te détourner de tes mauvaises actions. Autant nous avons eu jadis d'affection pour ta personne, préférée par nous à tous les princes chrétiens, autant il nous est douloureux de penser aujourd'hui que tu te livres à des entreprises dirigées contre nous. Mais le glaive spirituel nous a été confié pour que nous défendions les biens de l'Église. Nous t'avertissons donc, et sous peine d'excommunication nous te donnons l'ordre formel de ne plus porter atteinte, par toi-même ou par tes mandataires, aux droits du siège apostolique. Nous t'enjoignons de respecter les engagements pris envers l'Église. Nous t'avions planté pour avoir en toi une vigne de choix, et voilà que, devenue sauvage, elle ne nous donne plus qu'un breuvage amer ! Prends garde que Dieu à la fin ne te détruise dans ta racine et ne t'arrache de la terre des vivants. Nous ne pourrons pas, quant à nous, si tu persévères dans des errements aussi déplorables, nous abstenir de te frapper.

En même temps que le pape lançait cet ultimatum, il avertissait Philippe-Auguste, l'ennemi naturel et irréconciliable du Guelfe, de la mesure qu'il allait prendre : manière de préparer le roi de France à donner à Rome le concours militaire et financier dont elle avait maintenant grand besoin. Sans le moindre ménagement pour son amour-propre, Innocent s'excuse de n'avoir pas suivi les conseils du Capétien ; il reconnaît que celui-ci n'a été que trop perspicace : un mea culpa des plus complets !

Plût à Dieu, mon très cher fils, que nous eussions pénétré aussi bien que toi le caractère d'Otton ! Il ne nous aurait pas trompé. Il est vrai qu'il a surtout fait tort à lui-même, en imprimant une tache ineffaçable sur son honneur et sa conscience. Oublieux de ses promesses et de nos bienfaits, il nous a rendu le mal pour le bien, Le voilà qui commence à persécuter sa mère, comme un fils dénaturé. Ce qui doit paraître à tous le comble de l'iniquité et de l'impiété, il étend sa main jusque sur le royaume de Sicile, l'héritage maternel de Frédéric, notre très cher fils en Christ, un orphelin, comme s'il ne lui suffisait pas d'usurper son héritage paternel ! Quelle confiance avoir en un pareil homme ? Il ne nous garde même pas sa fidélité, à nous le vicaire du Christ sur la terre, à nous qui lui avons rendu tant de services, à. nous qui avons reçu de lui, par ses serments et par ses chartes, des garanties de toute nature ? Que deviennent donc la vérité, la bonne foi, la loi, le respect, la dévotion, l'espoir, la bienveillance, l'affection, le droit naturel ? Il a tout foulé aux pieds, tout bouleversé.... Il ne songe pas que, par cette indigne conduite, il nous met dans l'impossibilité de secourir la Terre Sainte. Ce qui l'absorbe, c'est le désir furieux de prendre le bien d'autrui.... On peut tout attendre de cet ambitieux. Mais, toi-même, prends-y bien garde. Le feu est à la maison voisine et la tienne est menacée. Otton a l'esprit monté à un tel degré d'orgueil qu'il dit à qui veut l'entendre que tous les rois de la terre seront bientôt sous son joug.

Il est vrai, ajoute Innocent, que nous te parlons ainsi à notre honte, car en ce qui le concerne tu n'as été que trop bon prophète. Tu nous avais bien dit de nous méfier de cet homme. Mais nous nous consolons avec Dieu qui, lui-même, s'est repenti d'avoir établi Saül, roi d'Israël. Nous ne sommes pas d'ailleurs comme le mauvais berger qui, voyant venir le loup, disperse ses brebis et prend la fuite. Nous lui avons interdit, sous peine d'excommunication, de persécuter notre personne, l'Église romaine, le roi et le royaume de Sicile. Nous l'avons sommé de renoncer à ses entreprises et de nous donner satisfaction des injures qu'il nous a faites. S'il s'expose lui-même à l'excommunication, qu'il sache que tous ses sujets seront déliés, vis-à-vis de lui, du devoir de la fidélité. Car celui qui ne reste pas fidèle à Dieu et à son Église et qui s'est séparé, par là, de la communion des hommes, n'a pas le droit d'exiger la fidélité des autres.

A la sommation que le pape lui adressait Otton répondit, paraît-il[6], qu'il n'avait rien fait qui permît d'user envers lui du glaive spirituel. Car il ne s'est jamais immiscé dans le domaine des choses religieuses. S'agit-il du temporel ? Sur ce terrain il possède et doit conserver sa pleine et entière indépendance. Les clercs qui sont chargés d'administrer les sacrements ne peuvent, en matière de juridiction criminelle, exercer aucun droit. Il veut bien abandonner à l'Église tout ce qui est d'ordre religieux : mais l'autorité impériale doit, sur toute l'étendue de l'Empire, régenter tout ce qui est d'ordre séculier.

Théorie audacieuse pour l'époque : mais Otton ne se contente pas de raisonner, il agit. En octobre-novembre 1210, il franchit décidément, après avoir assiégé Rieti, la frontière du royaume de Naples. Traversant les Abruzzes, il occupe Sora, le fief de Richard de Segni, le frère d'Innocent III, et s'établit enfin à Capoue, où il devait rester cinq mois. Le pape, directement atteint, n'hésite plus. Le 18 novembre, il frappe Otton de Brunswick et ses partisans d'excommunication personnelle. Otton riposte immédiatement : il met la 'papauté en interdit. Tous les officiers impériaux reçoivent l'ordre d'empêcher les pèlerins de se rendre à Rome. Une nouvelle ère de désordres et de bouleversements s'ouvrait pour l'Italie comme pour l'Allemagne : la guerre du Sacerdoce et de l'Empire, fléau permanent du moyen âge, recommençait.

 

 

 



[1] Il s'agit ici de la révolte des Romains, de 1208, sur laquelle l'histoire n'a laissé presque aucun détail (voir notre premier volume, Innocent III, Rome et l'Italie, 2e édition, p. 69). En présentant les émeutiers comme soudoyés par le parti souabe, Innocent essaie de se créer un titre à la reconnaissance d'Otton, mais en réalité les assauts qu'il eut à supporter de la part des Romains n'avaient rien à voir avec la question du schisme allemand. Ce n'étaient que des manifestations du parti de l'indépendance communale. L'émeute de 1208 n'a été ni guelfe ni gibeline, mais simplement anti-papale.

[2] Signum domini Ottonis quarti Romanorum regis invictissimi.

[3] Voir notre premier volume, Innocent III, Rome et l'Italie, 2e édition, p. 149 et suivantes.

[4] Voir Innocent III, Rome et l'Italie, p. 213.

[5] Certains chroniqueurs ont affirmé que le serment prêté par Otton à son entrée était celui qui consacrait les prétentions territoriales de la cour de Rome sur l'Italie du centre, celui qu'innocent Ill n'avait pu obtenir à Viterbe. Sans aucun doute, ils se sont trompés. Ils ont pris pour un serment spécial cette promesse générale de protection à l'Église que Rome exigeait des récipiendaires et dont les termes vagues ne comportaient aucune obligation publique d'un caractère précis. Il n'y avait pas de raison pour que le Guelfe se départît, au milieu de la cérémonie du sacre, de l'attitude si ferme qu'il avait adoptée avant son arrivée à Rome.

[6] Quelques historiens allemands n'ont pas tenu cette courte réplique pour un document d'une authenticité certaine. Ils n'y ont vu qu'un exercice de rhétorique inspiré par les événements. Mais d'autres (et nous partageons cette dernière opinion) trouvent qu'il n'y a vraiment pas de raisons bien décisives pour en récuser la valeur historique.