INNOCENT III

LA PAPAUTÉ ET L'EMPIRE

 

CHAPITRE III. — INNOCENT III ET PHILIPPE DE SOUABE.

 

 

Le schisme et les villes d'Eglise. — Politique des évêques d'Halberstadt. — Le prieur des Camaldules et les roueries de Philippe de Souabe. — Succès et revers d'Otton de Brunswick. — Cologne et ses deux archevêques. — Le revirement d'Innocent III. Premières négociations avec le Souabe. — Attitude ambiguë du pape. — Les questions de l'archevêque Éberard de Salzburg. — Les cardinaux Hugolin d'Ostie et Léon de Sainte-Croix chargés d'une mission en Allemagne. — L'arbitrage d'Innocent III, les négociations de Rome et l'accord secret de 1208. — Assassinat de Philippe de Souabe.

 

Dans quel désordre matériel et moral le schisme avait jeté l'Allemagne, surtout après l'intervention d'Innocent III, c'est ce que permet de comprendre l'histoire intérieure de certaines cités. Ce qui se passait à la cour de Philippe ou d'Otton, dans les châteaux de la haute et de la petite noblesse, nous échappe : les annalistes de ce temps ne décrivent pas les milieux féodaux, mais les grandes bourgeoisies et le clergé des villes d'Église. Là, une désorganisation profonde résultait de la lutte engagée partout entre les deux factions qui déchiraient le pays. Deux évêques, le guelfe et le gibelin, se disputent chaque cité et, à la faveur de ces querelles, les haines locales se donnent carrière. La guerre traditionnelle des nobles contre les bourgeois, celle des vassaux de l'évêché contre le chef du diocèse, n'en deviennent que plus âpres. Elles s'adaptent aux compétitions partout déchaînées et les enveniment. On ne se bat pas seulement pour ou contre un évêque, pour ou contre le Hohenstaufen. L'antagonisme des principes s'ajoute aux animosités personnelles. Il s'agit de savoir qui l'emportera, de ceux qui subordonnent tout à l'indépendance nationale et réprouvent l'ingérence romaine, ou de ceux qui acceptent la domination du pape et ne connaissent que les intérêts généraux de la chrétienté et de ses dirigeants.

Mayence, la première ville ecclésiastique de l'Allemagne, s'est partagée entre deux archevêques : à celui d'Otton et d'Innocent, Siegfried d'Eppstein, le parti souabe a opposé Lupold de Schünfeld. Comment le pape a-t-il pu se prononcer en faveur du premier, élu par une minorité infime ? Le chroniqueur d'Ursberg déclare, avec indignation, qu'en cette affaire la cour de Rome a commis une injustice au lieu de rendre un jugement. Mais il faut bien dire que Lupold, transféré du siège de Worms sur celui de Mayence par l'autorité du roi Philippe, était un batailleur et un violent qui n'avait du clerc que l'habit. Les partisans des deux prélats guerroient autour de Mayence et de Bingen, jusqu'à ce que Lupold, excommunié, se résigne à céder à son adversaire l'administration spirituelle de l'archevêché. A Liège, on voit aussi Hugue de Pierrepont et Henri de Jacea se disputer la mitre à coups de lance. Les mêmes divisions ensanglantent l'archevêché de Brême. A Magdeburg, l'archevêque Lupold est suspendu, frappé d'anathème : le doyen de la cathédrale, soupçonné de mauvais desseins contre le chancelier Conrad de Querfurt, l'homme qui trahissait Philippe de Souabe, est poursuivi par le frère de Conrad, qui le terrasse et lui crève les yeux. Le chancelier lui-même meurt assassiné, à Würzburg, par deux de ses vassaux. Pour cette haute Église allemande habituée aux tragédies quotidiennes, les règles de la hiérarchie et de la discipline n'existent plus. Sous prétexte de défendre Otton ou Philippe, les évêques se rendent politiquement indépendants de Rome et, tout autant que les laïques, bénéficient de l'anarchie.

Le spectacle, il est vrai, n'est pas partout aussi lamentable. Certains prélats ont eu la chance de pouvoir garder la neutralité ou, au moins, de rester fidèles au Souabe, sans rompre avec le pape. Tel était évidemment l'idéal de tous les esprits modérés : concilier leurs obligations civiles, leur dignité d'Allemands avec le devoir religieux et le respect dû à saint Pierre. Mais le problème était difficile. Il faut voir comment deux évêques d'Halberstadt, Gardolf et Conrad, l'ont successivement résolu.

Au moment où éclata le schisme, dit l'auteur des Gesta episcoporum Halberstadensium, l'Église d'Halberstadt se trouva plongée dans l'anxiété. Placée sur la frontière des deux partis, elle était exposée à une double série d'attaques. L'évêque Gardolf, fréquemment sollicité par les deux factions, comprit qu'il courrait de grands risques s'il adhérait à l'une des deux. Il n'avait pas les ressources nécessaires pour repousser les hostilités, d'où qu'elles vinssent. Il fut donc assez habile (car il avait beaucoup d'esprit dans son petit corps) pour vivre longtemps entre deux feux, sans se brûler.

Gardolf penchait cependant du côté souabe, car il assista, en 1199, à la diète de Magdeburg où affluèrent les partisans de Philippe. Mais lorsque le pape se fut prononcé pour le Guelfe et que Gui de Palestrina eut commencé ses opérations, Gardolf fut profondément consterné. Il prévoyait que le pape serait amené à user de rigueur contre les prélats pour les tourner du côté d'Otton, qu'on ne tiendrait pas compte de ses anathèmes, et que l'autorité du Saint-Siège, d'où dépendent le salut et l'honneur de l'Église, en serait' gravement atteinte. Pour éviter ce malheur, il décida de se rendre lui-même auprès du pape. Ou la protection pontificale lui permettrait de tenir son église en dehors des partis et de la guerre civile, ou il abdiquerait l'épiscopat. Si beaucoup d'évêques avaient été animés des mêmes dispositions, les choses auraient peut-être pris un autre cours. Mais Gardolf mourut, le 21 août 1201, avant d'avoir pu réaliser son projet.

Son successeur, Conrad de Krosigk, plus décidé en faveur des Hohenstaufen, alla demander à Philippe de Souabe, qui l'aimait beaucoup, l'investiture de son temporel. Les vassaux de son église en profitèrent pour piller et incendier les domaines épiscopaux. Conrad, obligé de se défendre, prit et rasa le plus important des châteaux de ses adversaires, et les força à demander grâce. Alors lui arriva une lettre du légat d'Innocent III, qui le sommait de comparaitre à Cologne dans un délai de sept jours. Conrad s'excusa sur les dangers du voyage, sur le peu de temps qu'on lui laissait. Mais le cardinal ne voulut rien entendre : il engloba l'évêque d'Halberstadt dans l'excommunication qui frappait les prélats rebelles. Quel parti allait prendre Conrad ? Faire front contre Rome. et se jeter dans la mêlée ? Aimant mieux tomber dans les mains de Dieu que dans celles des hommes, il abandonna son diocèse et, le 1er mai 1202, partit pour un pèlerinage en Terre Sainte.

Cette solution n'en était pas une. En l'absence de l'évêque, les nobles d'Halberstadt se battirent avec fureur jusqu'à ce que le parti souabe l'eût emporté. Gui de Palestrina et l'archevêque de Mayence, Siegfried, poursuivirent vainement les clercs de la ville pour les obliger à prendre un évêque guelfe. Notre église, continue le chroniqueur d'Halberstadt, déjoua toutes les intrigues, toutes les attaques et, avec l'aide de Dieu, garda sa fidélité à Conrad. Le prévôt de la cathédrale Sainte-Marie, Gérold, enrégimente les vassaux de l'évêché, organise la résistance, fortifie la cité et repousse si bien les Guelfes qu'il reste maitre du terrain.

Pendant que ses diocésains guerroyaient, Conrad de Krosigk prenait part à la quatrième croisade, à la conquête de Constantinople, et passait en Syrie, où il se fit relever de l'excommunication par les représentants d'Innocent III. Il y rendit des services de première importance à la cause chrétienne. Enfin, en 1205, il se décidait à quitter l'Orient, débarqua à Venise, et vint à Rome. C'était, pour un gibelin, le moment critique. Innocent III l'accueillit sans colère, mais l'entreprit avec insistance pour lui faire abandonner Philippe. A toutes les tentatives du pape Conrad répondit qu'il aimait mieux être condamné comme désobéissant que comme parjure. L'Empire latin de Constantinople et toute la Syrie ne cessaient de s'agiter, d'écrire en sa faveur. Innocent III céda. L'évêque d'Halberstadt fut comblé de cadeaux, de privilèges et de marques d'honneur par la curie. Le jour de la solennité des apôtres Pierre et Paul, le pape jeta son propre manteau et son étole sur les épaules de cet ami constant des Hohenstaufen, le fit asseoir parmi les cardinaux, puis, lui donnant sa bénédiction et le baiser de paix, lui permit de regagner son diocèse. Le héros de la quatrième croisade y rentra triomphalement, au milieu de l'enthousiasme populaire : ne rapportait-il pas il son église une énorme quantité de reliques d'Orient ? A en croire le chroniqueur d'Halberstadt, du moment où apparurent ces objets sacrés, les factions cessèrent de déchirer le diocèse et le ciel lui-même s'apaisa. La famine fit place à une période d'abondance comme on n'en avait jamais connu.

La bienveillance particulière témoignée par Innocent III à cet évêque gibelin ne prouvait nullement qu'il eût dès lors l'intention arrêtée de se détacher du parti guelfe. Mais il était de l'intérêt de Philippe de Souabe de laisser croire que l'Église romaine inclinait à lui pardonner et qu'il n'était pas le, candidat définitivement réprouvé et à jamais inacceptable. Il avait avantage à ne pas rompre tout rapport diplomatique avec la curie, ne fût-ce que pour déconcerter les partisans de l'adversaire et susciter la défiance entre Innocent III et son protégé. La tactique était naturelle et pouvait réussir. Innocent III disait vrai quand il affirmait aux Guelfes que le duc de Souabe avait mendié, dès le début, la faveur du Saint-Siège et qu'il se vantait constamment d'obtenir des marques de la bienveillance pontificale. Il avait ses raisons pour mettre Otton en garde contre le bruit, propagé à dessein, que Rome ménageait secrètement ceux qu'elle condamnait en public et se préparait à évoluer.

Le 9 septembre 1203, écrivant à Éberard, archevêque de Salzburg, il s'élève avec plus d'énergie que jamais contre les faussaires et les menteurs qui emploient la fraude et la ruse, faute de pouvoir atteindre leur but autrement. Nous avons entendu dire que le duc de Souabe, Philippe, essaie d'abattre le courage des princes qui ont adhéré à notre très cher fils, l'illustre roi Otton, élu pour être empereur des Romains, en laissant croire que notre faveur lui est acquise. Il a fait répandre par toute l'Allemagne la nouvelle que nous lui avions envoyé le prieur des Camaldules pour lui annoncer notre intention de l'appeler à l'Empire. Devant Dieu et devant notre conscience nous attestons que nous n'avons adressé au duc ni cet ambassadeur ni aucune autre personne. C'est lui qui nous a envoyé ce prieur, avec mission de nous faire des offres, que contenait une lettre scellée d'une bulle d'or et revêtue de sa signature. Le même prieur nous a affirmé de sa part qu'il était prêt à obéir à nos prescriptions. Il n'a pu nous arracher d'autre réponse que celle-ci : Nous ne voulons pas repousser ceux qui manifestent le désir de rentrer dans le giron de l'Église ni leur interdire l'accès du pardon. Nous sommes prêts à l'accueillir comme n'importe quel autre pénitent. Et, entrant au vif de la question, le pape déclare à l'archevêque qu'il ne tolérera pas qu'on mette sa loyauté en doute. Garde-toi de croire que nous allions abandonner notre ferme résolution et que nous puissions même avoir l'idée de marcher d'un pas inégal dans des voies opposées. Personne n'a le droit de nous soupçonner d'une duplicité pareille : car nous n'avons rien entrepris à la légère. Le siège apostolique n'a pas l'habitude de revenir aussi facilement sur les mesures qu'il a prises après mûre réflexion.

Le démenti est net : mais il ne s'accorde pas, il faut l'avouer, avec les documents émanés de la chancellerie de Philippe de Souabe. Dans une lettre adressée à Innocent III, le Gibelin parle des propositions qu'il a fait connaître au pape par l'intermédiaire du moine Otton de Salem, et il le remercie d'avoir bien voulu accorder au prieur des Camaldules la permission de venir à sa cour. D'autre part, l'acte, scellé d'une bulle d'or, qui contient le texte des propositions royales, débute par ces mots : Moi, Philippe, roi des Romains, toujours Auguste. Avant que Martin, prieur des Camaldules, et frère Otton, moine de Salem, vinssent me trouver pour traiter de la paix de l'Église et de l'Empire, j'avais déjà fait vœu d'aller en Terre Sainte combattre les infidèles. Après leur arrivée, quand j'eus pris connaissance de ce qu'ils avaient à dire au sujet de la paix avec la permission du seigneur pape, j'ai renouvelé mon vœu de pèlerinage entre les mains dudit prieur, qui représentait la puissance apostolique. Or Innocent III n'a pas dit un mot du moine de Salem et il nie avoir chargé le prieur Martin d'une mission à la cour de Souabe.

Entre les assertions du pape et celles du roi, la divergence est telle qu'il faut que l'un des deux n'ait pas dit la vérité. Lequel ?

La plupart des historiens allemands, heureux de prendre sur le fait la mauvaise foi de la curie, ne voient ici que le désaveu officiel d'un agent officieusement accrédité par elle auprès de Philippe : et leur thèse est spécieuse. Le prieur des Camaldules, un des diplomates qu'Innocent III employait le plus volontiers, aurait-il entamé ces pourparlers avec l'ennemi s'il n'y avait pas été autorisé en haut lieu ? C'est en mai 1203 que le pape aurait envoyé les deux nonces à la cour de Souabe pour sonder les intentions du roi gibelin. A ce moment le succès d'Otton était loin d'être aussi décidé qu'il le fut quelques mois plus tard, et Innocent tenait à se ménager la possibilité d'une volte-face. Mais quand, après l'été de 1203, la situation de son protégé apparut tout à fait bonne, il se hâta de renier ses négociateurs et de démentir une tentative qui n'avait plus d'utilité.

Les affirmations formelles et précises de la lettre à l'archevêque de Salzburg contredisent cette explication. En général, il est dangereux, pour la critique, de contester la réalité des faits positivement énoncés par Innocent III : il peut les interpréter au gré de sa passion ou de son intérêt, mais il ne les inventerait pas pour les besoins de sa cause. Toute sa correspondance de l'année 1203 atteste d'ailleurs (on l'a montré) sa volonté ferme et ses efforts continus en faveur du roi guelfe. Croit-on que Philippe de Souabe, cet ancien clerc, ne fût pas de taille à rivaliser de rouerie avec les Romains ? Toujours à l'affût des occasions de se rapprocher du Latran et voyant son adversaire gagner du terrain, il crut devoir faire, en 1203, une démarche décisive pour mettre le pape de son côté. Il était dans son rôle de prendre l'initiative d'une négociation qui devait lui assurer le succès, et l'on admettra sans peine qu'il avait intérêt à tromper l'opinion allemande en supposant, entre la curie et lui, une entente qui n'existait pas. Quant à la difficulté de comprendre comment le prieur des Camaldules se serait fait le porteur de ses offres, elle n'embarrasse guère ceux qui savent que les princes du moyen âge employaient souvent, à leur profit, l'entremise des ecclésiastiques que Rome leur expédiait. 'Ce ne serait ni la première, ni la dernière fois que Philippe de Souabe aurait gagné à sa cause un nonce d'Innocent III.

A coup sûr, les sacrifices auxquels semblait se résigner le Hohenstaufen par l'acte de 1203, montraient combien il avait besoin de la papauté. L'énumération seule en est éloquente : conduire une armée en Terre Sainte pour la délivrer des infidèles : restituer à l'Église romaine tous les territoires que les empereurs, ses prédécesseurs, lui avaient enlevés injustement, tous ceux qu'il avait pris lui-même et qu'il continuait à détenir : renoncer au droit de dépouilles : permettre l'élection canonique des évêques comme des autres bénéficiers d'Église et réserver au pape tout le spirituel : réformer les monastères allemands, de concert avec Rome, en les soumettant aux ordres réguliers de Cîteaux, de Prémontré et des Camaldules (le prieur Martin ne s'oubliait pas) : contraindre les avoués et les patrons des églises à renoncer à leurs exactions : soumettre l'Église grecque à l'Église romaine, dans le cas oh Constantinople viendrait à reconnaître l'autorité de son beau-frère, le jeune Alexis, ou la sienne : publier et faire exécuter un édit général par lequel toute personne que le pape aurait exclue de l'Église serait mise ipso facto au ban de l'Empire : enfin, pour sceller indissolublement l'alliance avec la curie, donner une princesse de la dynastie souabe en mariage à l'un des neveux d'Innocent III.

Quoi qu'en aient dit certains apologistes de Philippe de Souabe, il suffit de comparer cette promesse gibeline de 1203 à la promesse guelfe du 8 juin 1201, pour conclure que le candidat d'Innocent III avait encore, moins que son rival, abaissé la royauté allemande devant la puissance romaine. Sans doute le programme d'Otton abandonnait l'Italie au pape en termes beaucoup plus explicites : mais l'engagement que Philippe prenait sur cette même question était formulé de telle manière que la curie (et c'était là, pour elle, l'important) pouvait en tirer la justification de toutes ses visées conquérantes. Sur le terrain allemand, Otton n'avait rien promis qui l'assujettît et le diminuât. Le programme de Philippe, au contraire, subordonnait, à plusieurs égards, l'Empire au Sacerdoce, l'indépendance de la nation aux intérêts privés du roi. Le plus dominateur des papes pouvait s'en déclarer content.

Hâtons-nous d'ajouter que le Gibelin, pas plus que le Guelfe, n'avait l'intention ni même la possibilité de tenir ses promesses, auxquelles n'avait pas souscrit en fait, le corps germanique. C'est à quoi devaient penser d'abord les savants un peu naïfs qui ont disserté à perte de vue sur l'attitude plus ou moins digne de l'un ou de l'autre des concurrents. Les candidats du mua siècle faisaient déjà de la surenchère, éternelle histoire des programmes électoraux.

Au surplus, dans ces négociations de 1203, Philippe de Souabe ne gagna rien à s'humilier. Innocent refusa ce qu'on lui offrait, non parce qu'il jugeait les concessions insuffisantes — elles avaient de quoi le tenter, et surtout cette perspective d'un lien de famille à créer entre les petits châtelains de Segni et les Césars allemands —, mais parce que les Hohenstaufen demandaient, en échange, la reconnaissance de leur royauté. Philippe s'imaginait ou affectait de croire qu'en ne repoussant pas a priori ses ambassadeurs et ses ouvertures de paix, le pape se décidait, par là même, à légitimer son élection. Or Innocent, en vertu de son office, devait faire droit à toute demande de rentrée en grâce émanée d'un excommunié. C'est ainsi qu'il fut obligé d'agir en Italie avec l'irréconciliable ennemi de l'Église, Markward d'Anweiler, dont il écouta les propositions à l'époque même où il lui faisait une guerre sans merci[1]. Avec Philippe, il n'avait l'intention de négocier que pour l'amener à suspendre les hostilités et à solliciter l'absolution. Là était le malentendu. Accueilli comme pénitent, le Souabe s'empressa de répandre en Allemagne la nouvelle que Rome l'acceptait comme roi.

Quelle raison pouvait alors déterminer le pape à changer de route ? A la fin de l'année 1203, Otton touche à l'apogée de sa fortune : presque tout le nord et le centre de l'Allemagne sont venus à lui : il se prépare même à tenter une expédition en Souabe, au cœur du patrimoine de son concurrent. La joie débordante qu'il éprouve se manifeste dans la lettre qu'il écrit, en décembre, à Innocent III. Après Dieu, saint Père, c'est vous-même qui avez été notre sauveur. Si notre affaire est au pinacle, c'est à votre faveur et à votre bienveillance que nous le devons. Jamais, tant que nous vivrons, nous n'oublierons que l'honneur miraculeux qui nous est fait est l'œuvre de Dieu et la vôtre. Si votre main n'eût pas penché de notre côté, notre entreprise n'eût été que cendre et poussière. La situation est excellente et le devient chaque jour davantage : mais ce n'est pas à notre mérite, c'est à Dieu, c'est à vous, c'est à l'Église romaine que nous attribuons tous nos progrès. Grâce à votre activité et non à nos propres efforts, le roi de Bohême et le landgrave de Thuringe ont fini par nous obéir.

Impossible de se courber plus bas que le roi guelfe sous la main qui le protège. Il ajoute qu'il vient de tenir une cour solennelle où les princes de l'Europe, archevêques, évêques, ducs et comtes, se sont rendus en foule. On y a pris d'importantes résolutions qu'il n'ose pas notifier au pape par écrit : ses envoyés lui en feront connaître le détail. Il est convaincu que sous peu de jours l'œuvre du pape (il ne dit pas la sienne) sera complètement achevée. Il ne craint même pas de fixer une date : Ce sera pour la fête de la Purification de la sainte Vierge (février 1204) : les princes les plus puissants de l'Allemagne, l'archevêque de Salzburg, le duc d'Autriche, le duc de Bavière y viendront se déclarer nos vassaux et nous jurer fidélité. Et il supplie le pape de lui faire connaître son avis sur toutes les mesures qu'il faudra prendre dans cette diète prochaine. Car nous voulons, nous et les chefs de l'Empire, suivre vos conseils en toutes choses et n'agir que selon vos prescriptions.

La réponse qu'Innocent III fit à cette lettre, si humble et en même temps si présomptueuse, prouve qu'elle ne lui plaisait qu'à demi. Il remercie Otton de montrer à ce point sa gratitude : il appuie même encore sur l'immensité des services que le Saint-Siège lui a rendus et ne cesse de lui rendre, mais il l'engage à prendre garde. Qu'il ne se fie pas trop aux succès déjà obtenus ! Ce n'est pas tout que de s'humilier devant Dieu : il faut aussi se montrer modeste dans les rapports avec les princes de l'Empire, avec les petits, et témoigner le plus grand respect à tous les membres de l'Église. Une fois de plus, il lui recommande de ne pas prêter l'oreille aux insinuations calomnieuses qui tendraient à le mettre en défiance contre Rome. De la circonspection ! de la prudence ! Ne te laisse pas leurrer par de vaines paroles : autrement les occasions favorables t'échapperaient : entouré de pièges, tu perdrais tes alliés de l'heure présente et tu n'aurais pas ceux que tu espères gagner. Pour qui veut lire entre les lignes, le pape ne partage pas la confiance de son candidat et ne croit pas le triomphe définitif si prochain.

Il avait bien raison de rabattre, en termes polis, l'outrecuidance d'Otton. Un an ne s'était pas écoulé que la face des choses avait changé totalement et que les brillantes espérances du Guelfe s'écroulaient.

Son frère, le comte palatin du Rhin, Henri Ier, campait avec lui, à Burgdorf. Au moment d'en venir aux mains avec le Souabe, Henri dit à Otton : Mon frère, je suis tenu de te servir pour deux raisons : à cause de notre parenté et par fidélité envers la majesté royale. Mais, pour que je puisse t'assister utilement et complètement, il est juste que je reçoive de toi quelque bénéfice. Abandonne-moi donc, si tu le veux bien, ta cité de Brunswick avec le château de Lichtenberg : et alors, maître de ces deux places, je me fais fort dé tenir tête à tous tes ennemis partout où ils se présenteront. — Non, répondit Otton indigné, pas de cette façon, mon frère. Il vaut mieux que je t'avantage lorsque je serai en pleine possession du royaume : alors tu partageras avec moi toute la terre que tu désireras. Je ne veux pas avoir l'air de faire aujourd'hui, par contrainte, une chose dont je me repentirais peut-être et que je déferais dans quelque temps. Henri de Saxe passa à l'ennemi.

L'apparition victorieuse de l'armée souabe en Thuringe amena d'autres défections. Le roi de Bohême, n'osant pas se mesurer avec l'envahisseur, abandonna le landgrave Hermann. Celui-ci, qui ne résistait aux forces gibelines que par l'appui des Tchèques et des Magyars, dut se soumettre sans conditions (1204). On le vit au monastère d'Ichtershausen prosterné aux pieds de Philippe, implorant sa grâce. Le roi, irrité, le laissa quelque temps à terre : il lui reprocha sa perfidie, son ingratitude, et si durement que l'entourage intercéda, à la fin, pour le coupable. Philippe alors releva Hermann et lui donna le baiser de paix.

C'est à Cologne, dans cette grande cité, guelfe par tradition et fière d'avoir créé un roi, que se fit la volte-face la plus retentissante et la plus fatale aux intérêts du pape et de son protégé. Quand l'archevêque Adolphe d'Altena, esprit inquiet, versatile, toujours prêt à adorer le veau d'or, eut épuisé les subsides qu'il avait reçus de Richard Cœur de Lion pour faire élire son neveu, il le prit de haut avec Otton et crut pouvoir le régenter. Le roi guelfe résistant : la brouille se déclara et l'archevêque commença à regarder du côté de Philippe. En vain Innocent III essaya, comme on l'a vu, d'enrayer la trahison. Le marché fut conclu (1204) : neuf mille marcs, sans compter les revenus et les terres : et le grand-électeur d'Otton changea de parti en même temps que le duc de Brabant. Le 6 janvier 1205, il couronnait Philippe de Souabe à Aix-la-Chapelle. Le Hohenstaufen se voyait intronisé, cette fois, avec toutes les formes légales, là où il fallait l'être, sur le siège de Charlemagne et par les mains de celui qui avait le droit de consécration ! Il avait d'ailleurs habilement profité de la présence des princes, rassemblés en grand nombre, pour se soumettre à une épreuve qui, sans lui faire courir le moindre risque, impressionna vivement l'opinion. Abdiquant son titre, déposant sa couronne, il demanda aux assistants d'élire définitivement celui qu'ils jugeraient digne de gouverner. On le réélut avec enthousiasme. Il semblait que la grande querelle fût close et que le schisme n'existât plus.

Innocent III ne tint aucun compte des événements d'Aix-la-Chapelle. Sa résolution, quoi qu'on en ait dit, n'en fut pas ébranlée, car ses lettres de 1204, de 1205 et même de 1206 sont conçues dans le même esprit que celles de la période précédente. Même campagne active, pressante, en faveur du Guelfe : mêmes encouragements à ceux qui lui sont restés fidèles : mêmes exhortations aux adversaires qu'il s'agit de convertir : mêmes menaces aux irréductibles.

Le duc de Brabant, pour plaire à son nouvel allié Philippe de Souabe, voulait maintenant donner sa fille, celle qui devait épouser Otton, au jeune Frédéric, roi de Sicile. Le pape lui rappelle que ce prince est déjà fiancé, par l'intermédiaire de l'Église romaine, avec la fille du roi d'Aragon, Pierre II. D'ailleurs entre lui et Marie de Brabant il existe un degré prohibé de consanguinité et leur mariage ne pourrait se faire. Le duc n'a qu'un parti à prendre : revenir à l'alliance d'Otton. Si l'archevêque de Cologne refuse de la bénir, on chargera de cet office l'archevêque de Mayence ou l'évêque de Cambrai. Et si le duc et la duchesse de Brabant persistent à repousser ce mariage, pour tous deux l'excommunication personnelle, et, pour leur terre, l'interdit ! Tout ce qu'ils feront au sujet de leur fille, qui soit contraire à la volonté apostolique, est d'avance frappé de nullité.

Un des partisans les plus ardents de Philippe de Souabe, l'évêque de Passau, Wolfger, venait d'être élu patriarche d'Aquilée. Innocent III lui ordonne, au nom de l'obéissance que doivent ceux qui ont reçu le pallium, de lui envoyer, par écrit dément scellé, une promesse formelle de suivre le pape sur la question de l'empire allemand, comme sur toutes les autres. S'il s'y refuse, dans le délai d'un mois, on lui enlèvera l'insigne de son nouveau pouvoir.

L'étonnante versatilité des princes de l'Allemagne est ce qui indigne le plus le protecteur d'Otton : il y voit avec raison la cause principale des malheurs de son candidat. Ne soyez pas, écrit-il aux clercs et aux laïques du parti guelfe, comme le roseau qui ploie au moindre souffle. La guerre a ses vicissitudes : pourquoi les alternatives de revers et de succès influeraient-elles sur votre sentiment ? et pourquoi varier comme elles ? Restez fermes et attendez avec patience l'issue de la lutte. C'est la fin qui couronne l'œuvre et la persévérance qui assure le salut. L'adversité est justement la' pierre de touche de la constance. Que penser des gens qui ne cessent de tourner avec la roue de la fortune ? Nous avons été surpris et chagriné au dernier point d'apprendre que des électeurs d'Otton cessent tout à coup de lui être fidèles parce que le duc de Souabe semble avoir remporté quelques succès. En délaissant celui qu'ils avaient choisi, ils portent atteinte à leur propre honneur autant qu'à la parole jurée. Plus nous détestons ceux qui agissent avec cette légèreté, plus nous sommes reconnaissants à ceux d'entre vous qui n'abandonnent pas leur roi dans ses épreuves et n'impriment pas cette tache à leur gloire.

Il reproche donc à Henri de Saxe, traître à son frère, d'avoir jeté l'infamie sur son nom et un opprobre éternel sur toute leur race. Pour le salut de ton âme, nous t'engageons à observer le serment de fidélité que tu as prêté au roi Otton, comme le premier en date et le seul valable. Sinon, l'archevêque de Mayence et l'évêque de Paderborn vont mettre ta terre en interdit et t'excommunieront personnellement : nonobstant tout appel à Rome. On publiera les deux sentences tous les dimanches, au son des cloches et à la lueur des cierges, jusqu'à ce que tu te décides à donner à l'Église les satisfactions nécessaires. Pour Hermann de Thuringe et Otakar de Bohême, Innocent III veut bien croire qu'ils n'ont cédé qu'à des forces supérieures. Mais maintenant, ajoute-t-il, cette violence ne s'exerce plus, et avec la cause doit cesser l'effet. Reportez donc sans délai au roi Otton la fidélité que vous lui devez, et l'affection qu'il vous témoignera vous permettra de rentrer en grâce auprès de nous.

L'archevêque de Trèves est plus durement traité. Après avoir juré au cardinal de Palestrina de servir le roi guelfe, il a osé assister l'archevêque de Cologne dans la solennité du sacre de Philippe à Aix-la-Chapelle ! Le pape flétrit en termes violents ses perfidies, ses parjures, et le somme de revenir sans ambages à la bonne cause. Sa patience est à bout. Si l'archevêque refuse l'obéissance, la hache coupera à la racine cet arbre stérile et funeste. Quiconque, dans le diocèse de Trèves, se fera le complice de sa rébellion, sera puni avec la dernière rigueur, et si l'Église de Trèves tout entière y participe, on transférera dans une autre cité son siège archiépiscopal.

Le grand coupable est l'archevêque de Cologne. Le pape l'excommunie, le dépose, et le remplace par le prévôt de l'église de Bonn, Brunon de Sain. Comment ! à l'époque même où les chrétiens infidèles comme les Grecs, les Valaques, les Bulgares, les Arméniens, rentrent dans l'unité catholique et se font honneur d'obéir aux ordres de Rome, l'archevêque de Cologne se met en travers des décisions de l'Église, trahit le roi qu'il a créé lui-même et couronne en public un excommunié ! Comme un autre Judas, il n'a pas hésité à se faire payer sa défection : sa cupidité avait soif d'argent et elle en boit. Plût à Dieu qu'il ne fût jamais né, cet homme qui a souillé l'Église et la ville de Cologne de la contagion de ses actes honteux, ce fils de Bélial habile à changer de peau, ce dragon de perfidie qui n'a feint de bien commencer que pour mal finir. Et s'adressant à Adolphe lui-même : Voilà que, par un juste décret de la Providence, tu es tombé dans la fosse que tu avais préparée pour un autre. Tu as voulu la chute du roi intronisé par tes mains, et c'est toi qui, le premier, as été précipité à terre. Tu expies ta trahison avouée, tes parjures manifestes, ton excommunication et ta désobéissance publiques. Ah ! si tu savais ce que pensent de toi les laïques et ce que disent les clercs, à quel point tu as vilipendé ta personne, déshonoré l'ordre dont tu fais partie et l'office que tu exerces, tu n'aurais pas moins à rougir de ton infamie qu'à pleurer ce que tu as perdu !

Les habitants de Cologne n'ont pas voulu suivre ce mauvais pasteur. Innocent les en félicite, leur prodigue les encouragements, les libertés, les privilèges : il correspond activement avec eux, avec leur nouvel archevêque, qu'il comble aussi de ses faveurs. Mais Adolphe n'entend pas se laisser déposséder sans lutte, et bientôt tout le diocèse de Cologne est en feu.

Guerre entre les prélats concurrents, entre les bourgeois de la cité, partisans de Brunon de Sain, et les habitants de la campagne qui tiennent pour Adolphe, entre les soldats d'Otton et ceux de Philippe. Avec les forces militaires du comte de Gueldre et du duc de Limburg, l'archevêque dépossédé brûle les châteaux ennemis des environs d'Aix et (le Cologne. Brunon riposte en saccageant la terre de Juliers et de Gueldre. Il rançonne paysans et châtelains et ne s'arrête de couper les vignes et d'incendier les villages que lorsqu'on lui donne de l'argent ou qu'il apprend l'arrivée pro- chaine des Souabes. Il s'enferme alors dans les murs de Cologne et, le danger passé, court à de nouvelles razzias.

Innocent exhorte les bourgeois à se grouper plus étroitement que jamais autour d'Otton et à braver Philippe. Il vous menace de détruire votre cité, de vous déporter en masse, comme s'il lui était possible de résorber un fleuve ! mais jusqu'ici il n'a rien pu faire. Montrez-lui à la fois votre constance et la solidité de vos murailles. Et fiez-vous surtout à celui qui a englouti dans la mer l'armée de Pharaon. Que les vantardises de l'ennemi ne vous en imposent pas. Selon la parole divine, celui qui s'exalte sera humilié. En même temps il ne néglige pas d'écrire à Jean Sans Terre pour l'amener à secourir, tout au moins à subventionner son neveu. Songe à l'accroissement de force et d'honneur dont bénéficierait ton État, si par ton concours Otton pouvait atteindre la couronne impériale. Tous les évêques, tous les grands seigneurs de l'Angleterre sont invités à exercer, en ce sens, une pression sur le roi Jean.

Enfin Otton lui-même est réconforté, rassuré (17 février 1206). Notre faveur te reste entière. Elle est pour toi, tu en as déjà fait l'épreuve, comme la colonne immobile, inébranlable. Ne te laisse pas abattre par l'adversité, ni détourner de ton but par des suggestions mauvaises. Il faut que, sans cesser d'agir avec prudence, tu continues à vouloir, ce que nous voulons tous aussi fermement, ton avènement prochain à l'Empire.

Malheureusement pour Rome et pour son client, Innocent III a beau se débattre, multiplier les écrits, les démarches, les exhortations et les menaces, malgré lui et contre lui les événements se précipitent. Les Guelfes reprennent Goslar où Otton entre par la brèche : mais ce succès partiel entraîne Philippe à un effort plus vigoureux. Il marche vers le Rhin inférieur pour achever la conquête de l'archevêché de Cologne et prendre enfin la grande cité. Otton accourt, résolu à l'en empêcher. Les deux compétiteurs se trouvent en présence, pour la première fois, dans une vraie bataille, à Wassenburg, sur la Roër (27 juillet 1206). Le Souabe y remporte une victoire complète et Brunon, l'archevêque du pape, tombe entre ses mains : on l'enferme au château de Trifels.

Otton n'était plus roi qu'à Cologne : mais bientôt Cologne elle-même est assiégée, bloquée, affamée, et ses clercs jettent à Innocent III ce cri de désespoir et d'affolement : Nous informons Votre Sainteté que, pour avoir accepté humblement la déposition du seigneur Adolphe, nous souffrons des maux infinis. La barque de Saint-Pierre ne se gouverne plus, elle chavire. Aidé de ses parents et de ses amis, Adolphe, oubliant Dieu et sa propre dignité, pille, incendie les églises, les transforme en forteresses, s'approprie meubles et immeubles, extermine nos sujets, chasse de leur siège les prêtres, les moines et les religieuses, les maltraite, les massacre, ou, ce qu'on ne saurait dire sans pleurer, leur inflige d'odieuses mutilations. Et voilà que, pour comble de malheur, à la honte de Dieu et de la sainte Église, notre archevêque, le seigneur Brunon, est détenu dans les cachots du duc de Souabe ! La ville de Cologne n'a plus de vivres : les ennemis la bloquent de toutes parts. Cela ne peut plus aller ainsi. Les églises, n'ayant plus de revenus qui les fassent vivre, ne sont plus desservies, et le peu de clercs et de moines qui sont encore dans les paroisses ne songent qu'à s'enfuir, aussitôt que l'ennemi le permettra. Après Dieu, Votre Sainteté est notre seul recours. Et comme l'origine de tous nos malheurs est le schisme de l'Empire, nous la supplions humblement de pourvoir à la paix et de rétablir la concorde. Qu'elle s'efforce d'obtenir la délivrance de notre archevêque. Il est impossible que notre Église et notre cité restent dans cette situation horrible : de toute nécessité il faut que vous nous procuriez la paix. Mais le pape était loin et hors d'état de forcer l'ennemi à lâcher prise. Cologne capitula.

La citadelle des Guelfes au pouvoir des Hohenstaufen, Otton réfugié pour quelque temps en Angleterre, c'était, à bref délai, et réellement cette fois, la fin du schisme. Il s'agissait maintenant d'amener Innocent III à se déjuger, à abandonner sa créature, à s'incliner devant le fait accompli. Le revirement fut laborieux.

 

La victoire de Philippe produisit en Allemagne un mouvement d'opinion qui rendait difficile, pour la cour de Rome, la continuation de la lutte à outrance. Le besoin de la paix était devenu général, irrésistible : les clercs et les laïques eux-mêmes la demandaient à grands cris. Fatigués de cette guerre interminable, dit le moine d'Ursberg, les princes décidèrent de rappeler les rois à la concorde. Dans les deux camps, on voulait la cessation des hostilités, en attendant qu'on réalisât le retour à l'unité politique par une entente directe entre les concurrents.

La question ainsi posée sur le terrain de la paix, Innocent III ne pouvait se soustraire à l'obligation de la résoudre. Non qu'il fût tout d'abord obligé de reconnaître Philippe et de lui sacrifier Otton : il lui suffisait d'abord d'obtenir un armistice et la réconciliation du Souabe avec l'Église. Pour le différend politique à trancher, on verrait après. Du moment que le clergé d'Allemagne se lassait de la lutte et que Philippe se montrait plus

que jamais disposé à faire des avances, le rapprochement d'Innocent III et du parti gibelin s'imposait. Il s'était déjà opéré même avant la prise de Cologne : le patriarche d'Aquilée, Wolfger, et Martin, le prieur des Camaldules, en furent les négociateurs. Mission délicate, car l'accord complet entre le pape et le Hohenstaufen pouvait difficilement s'établir. Avant d'accorder l'absolution à Philippe, Innocent exigeait qu'il reconnût Siegfried d'Eppstein comme archevêque de Mayence et il lui demandait formellement, en outre, de conclure une trêve avec Otton (1206).

De la lettre que Philippe de Souabe écrivit au pape pour répondre à ses exigences, on connaît déjà la première partie, celle où il faisait lui-même l'historique de son avènement à la royauté et se justifiait de l'avoir prise. Mais il y traite aussi les questions du jour, et d'abord une des plus litigieuses, celle de Mayence. Il rappelle que lui-même avait assisté, en 1201, à l'élection de l'archevêque Lupold de Schönfeld : le vote du clergé et des autres électeurs légaux fut à peu près unanime en sa faveur : une immense acclamation populaire salua et consacra l'élu. C'est dans ces conditions qu'on nous l'a présenté. Nous appartenait-il de discuter la valeur d'une élection d'évêque ? Nous n'avons pu que constater l'unanimité, et l'avons par suite investi. Siegfried, son compétiteur, n'a été porté que par trois ou quatre suffrages au plus. Le roi se déclare prêt, néanmoins, à s'incliner devant la volonté du pape : aussitôt qu'elle lui a été connue, il a consenti à la déchéance de Lupold. Seulement il estime que, par égard pour les droits et la dignité de l'Empire, l'autorité apostolique doit obtenir de son côté l'abdication de Siegfried. Bien que nous ayons contre lui, ajoute-t-il, de légitimes griefs, pour vous plaire, nous lui rendrons notre grâce. Il aura, dans notre cour, une situation convenable et des revenus qui lui permettront d'attendre sa promotion à une autre dignité. Pour la trêve à conclure avec le seigneur Otton, bien qu'il ne soit ni avantageux, ni honorable pour nous de la lui proposer, nous l'aurions fait cependant volontiers si nos messagers avaient pu arriver jusqu'à lui. Enfin, pour la paix à rétablir entre vous et nous, entre le Sacerdoce et l'Empire, nous nous soumettons à l'arbitrage commun de vos cardinaux et de nos princes. Ce sont des hommes catholiques : ils sauront, sans la moindre arrière-pensée, trouver un terrain d'entente. Ils décideront aussi de la satisfaction que nous aurons à donner à l'Église romaine, si l'on juge que nous l'ayons offensée. Et dans le cas où vous paraîtriez vous-même avoir quelque tort envers l'Empire, en l'honneur de Notre-Seigneur Jésus-Christ, que vous représentez ici-bas, et de saint Pierre, le prince des apôtres, dont vous êtes le vicaire, nous nous en remettrons simplement à l'appréciation de votre conscience.

Conciliant dans la forme, Philippe ne donnait au pape, pour le fonds, que des satisfactions incomplètes. Mais il fit un pas décisif en terminant sa lettre par un véritable acte de foi dans l'autorité apostolique. Nous savons et nous attestons que vous avez hérité de l'Apôtre la plénitude de sa puissance et que, par suite, vous n'êtes justiciable d'aucun homme. Dieu est votre seul juge, et nous ne chercherons pas à usurper son rôle. Admettre que le pape était placé au-dessus de l'humanité, n'était-ce pas renoncer au droit que certains Césars allemands s'étaient arrogé d'intervenir dans les élections pontificales et d'apprécier la capacité des candidats à la tiare ?Innocent III ne pouvait qu'approuver ce désaveu de la thèse impérialiste, mais il dut moins goûter cet autre passage de la lettre royale où Philippe niait, avec une singulière assurance, que la cour de Rome l'eût jamais mis au ban de l'Église. Quelques-uns de nos ennemis, très Saint Père, ont prétendu que nous avions été excommunié par votre prédécesseur, mais sachez que c'est une fausseté absolue. Nous avons trop bonne opinion de votre sincérité et de votre sagesse pour que, si l'on invoquait là-dessus votre témoignage, vous ne disiez pas que nous n'avons jamais été frappé d'anathème : et, en l'affirmant, vous resteriez dans la vérité. Plût à Dieu que l'Église triomphante voulût bien nous admettre dans ses rangs aussi sûrement que nous avons la conviction de faire partie de l'Église militante, dont nous n'avons jamais été séparé publiquement, nous le jurons en toute bonne foi.

Que signifient alors les affirmations répétées d'Innocent, que le duc de Souabe fut excommunié par Célestin III et compris par lui-même, à plusieurs reprises, dans l'excommunication des défenseurs de la cause impériale en Italie ? En contestant des faits certains, Philippe se débattait vainement d'avance contre la nécessité de se faire absoudre que Rome allait lui imposer et qu'il lui fallait bien subir s'il voulait s'assurer les avantages de la réconciliation et de la paix.

Quoi qu'il en soit, dans un billet adressé à l'un des négociateurs, au patriarche d'Aquilée, Innocent III reconnaît que la déclaration du prince lui a paru satisfaisante sur des points essentiels. Elle est conforme à la vérité catholique et témoigne de sa piété et de son dévouement. Mais il n'accepte pas la solution donnée à la question de Mayence. Sa réponse en ceci n'est ni juste ni convenable. Il veut forcer Lupold, cet intrus, à se démettre, sous la condition que, de notre côté, nous obligerions Siegfried, le véritable archevêque, à renoncer à sa fonction ! Votre fraternité n'ignore pas qu'il serait inique, absurde, et d'ailleurs parfaitement inutile, d'exiger cette abdication. Le pape constate, du moins, avec plaisir que Philippe est disposé à signer une trêve avec Otton. Nous voulons la paix de l'Empire. Nous suggérerons donc au parti guelfe non seulement d'accepter la trêve, mais de la demander. Et quand cette demande aura été faite, tu conseilleras au duc de Souabe de l'accepter sans difficulté.

Il était délicat d'engager Otton de Brunswick à solliciter de son rival une suspension d'armes. Le Guelfe devait trouver fort suspectes les négociations d'Innocent et de Philippe, et sentir que tout rapprochement entre Rome et ses adversaires tournerait fatalement contre lui. L'important était de calmer sa défiance et d'essayer de lui persuader que l'Église continuait à agir dans son intérêt, même lorsqu'elle commençait à pactiser avec l'ennemi. Innocent III lui apprend donc qu'il a envoyé le patriarche d'Aquilée au duc de Souabe non pour lui faire des ouvertures de paix, mais pour le sommer de ne plus soutenir l'intrus de Mayence et l'inviter à suspendre les hostilités. Fais savoir au duc, dit-il à Otton, que tu es prêt, sur notre demande, à accepter une trêve, et s'il y consent de son côté, conclus cette trêve pour un an. Elle est, pour toi, à l'heure actuelle, d'une nécessité absolue. Quand elle sera signée, nous serons mieux en état de travailler au rétablissement de la paix dans l'Empire. Sois sans inquiétude : notre faveur te reste aussi entière que jamais : ne cesse pas d'agir avec fermeté, mais prudemment, et surtout garde-toi d'ajouter foi aux bruits que les mauvais anges répandent partout.

Ces mauvais anges avertissaient le roi guelfe que le-Latran allait se réconcilier avec la Souabe et que lui, Otton, paierait les frais de ce rapprochement. Et comment ne pas le croire, quand on voyait Innocent III prendre, comme porte-parole dans ses négociations avec Philippe, un gibelin déterminé, le patriarche d'Aquilée, Wolfger ? L'Allemagne commençait à se dire (et toutes les apparences l'y autorisaient) que la papauté renonçait à la lutte et que l'accord avec les Hohenstaufen était fait ou allait se faire. Alors pourquoi le pape s'obstinait-il à exiger des évêques allemands, dans leur serment d'obédience, la promesse d'adhérer à sa politique sur la question de l'Empire et de collaborer au succès d'Otton ? Pourquoi défendre à ceux d'entre eux que leurs traditions et leurs intérêts inclinaient de l'autre côté, de rester les fidèles du Souabe ? Cette attitude d'Innocent III recouvrait une sorte de mystère qui pesait sur beaucoup de consciences. Pour l'éclaircir, l'archevêque de Salzburg, Éberard, se décida à écrire à Rome et à demander catégoriquement des explications.

Cet archevêque était un de ceux que tout entraînait vers Philippe, mais qui, par déférence envers le pape et pour éviter ses rigueurs, avaient cru devoir extérieurement lui obéir. Il suivait la curie à contre-cœur, mais il la suivait : il avait donc le droit d'être renseigné. Le texte de sa lettre est perdu, mais la plupart des questions qu'il y posait sont textuellement reproduites, comme il arrivait souvent, dans la réponse d'Innocent III.

Est-il vrai que le pape ait pris le patriarche d'Aquilée comme intermédiaire entre Philippe et lui, et que ce personnage ait été chargé de porter en Souabe des paroles de paix ? — Sur ce premier point, Innocent répond à la fois oui et non. Il est exact qu'il désire, comme tout le monde, le rétablissement de la paix en Allemagne : mais ce n'est pas pour traiter de la paix qu'il a délégué le patriarche, c'est surtout pour inviter Philippe à ne plus se faire le défenseur de l'archevêque Lupold de Mayence, et à conclure avec Otton une trêve qui sera le prélude de la pacification définitive. Distinction subtile, car la lettre de Philippe de Souabe prouve que la réconciliation du roi avec le Saint-Siège avait été l'une des questions agitées par l'ambassadeur gibelin.

Du moment que le maître dépose les armes : continue l'archevêque, est-il juste et convenable que le serviteur poursuive la lutte et se montre plus courageux que son maître ? Autrement dit : Vous renoncez, vous, à combattre pour Otton : pourquoi serais-je obligé, moi évêque, de le faire ? La réplique d'Innocent est piquante. Nos armes ne sont pas des armes matérielles, humaines : ce sont des armes spirituelles, fournies par Dieu. Et du reste, jusqu'ici nous ne les avons pas déposées et ne les déposerons pas, si Dieu veut bien toujours nous protéger. Avec son aide, nous ne redoutons pas ce que les hommes peuvent faire contre nous. Ce n'est pas dans l'épée d'Otton que nous plaçons notre force, mais dans les clefs de saint Pierre. Notre foi à nous ne faiblira pas : c'est plutôt à nous de raffermir la tienne et de te remettre dans le bon chemin. Dans cette lutte dont tu parles, tu t'es montré, en somme, un soldat bien craintif. Personnellement, tu n'as pas suivi le duc de Souabe au combat : mais, pour tout le reste, à ce qu'on m'a dit, tu as servi ses intérêts.

A plusieurs reprises, dit encore l'archevêque, je vous ai prié de m'absoudre du serment que je vous avais prêté au sujet de la question de l'Empire. Le moment n'est-il pas venu de me délier de cette obligation ?Ta requête, répond Innocent, n'est pas de celles auxquelles s'applique le mot de l'Évangile : Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez, frappez et l'on vous ouvrira. Plût à Dieu même qu'elle ne fût pas de celles dont le Seigneur a dit : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Le refus est péremptoire, mais le pape ne le justifie pas.

Il est de mon intérêt, ajoute l'archevêque, d'embrasser le parti du prince que le suffrage de tous les grands de l'Allemagne a désigné. Le suffrage de tous les princes ? riposte Innocent III, non pas : mais seulement celui de la majorité. Encore ici s'agit-il d'une acclamation et non d'un vote régulièrement exprimé. Mais quand même Philippe aurait été de beaucoup l'élu du plus grand nombre, le Seigneur a dit : Il ne faut pas suivre la foule qui s'engage dans une mauvaise voie. Penses-tu vraiment que la justice et l'honnêteté soient de ce côté ? As-tu donc oublié les arguments que j'ai fait valoir ? Quelques-uns de ceux qui ont agi contre nous ont été frappés de déchéance et traités comme ils le méritaient. Le jugement des autres est différé, mais ils ne l'éviteront pas.

Il paraît que, dans la dernière partie de sa lettre, Éberard s'étonnait que le pape ne l'eût pas choisi, aussi bien que le patriarche d'Aquilée, pour remplir cette mission de confiance auprès du roi souabe. C'est ton étonnement qui me surprend, lui répond Innocent III : car il ne te convient guère de jalouser un de tes collègues au sujet d'une pareille légation, et de nous reprocher implicitement le choix que nous avons fait. Dieu, à qui rien n'échappe, n'ignore pas que nous avions eu l'intention de t'adjoindre au patriarche. Mais nous avons renoncé à cette idée, dans ton intérêt même : car, en réalité, il ne s'agissait que de porter au duc de Souabe des paroles peu faites pour lui plaire. En vain affecte-t-il de se vanter qu'un légat soit venu de notre part lui faire des propositions de paix. Si le patriarche a traité avec lui d'un autre objet que celui dont il avait charge de l'entretenir avant tout, c'est qu'il a outrepassé son mandat et agi de lui-même, sans notre aveu.

Innocent III ne voulait pas encore qu'on pût croire et dire qu'il entrait en accommodement avec l'ennemi et délaissait son protégé. Dans l'homélie, plutôt désagréable, qu'il adressait à l'archevêque de Salzburg, il condamnait, une fois de plus, le parti gibelin et son chef : il continuait à imposer aux évêques une politique que l'Allemagne presque entière repoussait et dont l'échec était visible. Mais un pape n'avoue pas facilement qu'il s'est trompé de route et qu'il est prêt à se désavouer. Il fallut se rendre pourtant à l'évidence des faits. Le 15 avril 1207, dit une chronique, le roi Philippe de Souabe faisait son entrée solennelle dans Cologne, devenue gibeline : les cloches de toutes les églises sonnaient : tout le clergé et la population entière, hommes et femmes, se portèrent processionnellement à sa rencontre, en l'acclamant et en chantant. Les fêtes durèrent huit jours, et le roi célébra la Pâque au milieu de l'allégresse générale, heureux lui-même de l'accueil enthousiaste qu'on lui faisait.

Il y avait décidément quelque chose de changé en Allemagne. On s'en aperçut mieux encore quand arrivèrent deux cardinaux, Hugolin, évêque d'Ostie (le futur Grégoire IX), et Léon de Sainte-Croix, autre personnage important de la curie. Le pape leur avait adjoint, comme auxiliaires, deux partisans de Philippe de Souabe, le patriarche d'Aquilée et l'archevêque de Salzburg. Une lettre de juin 1207 annonçait et expliquait à l'Allemagne entière l'envoi de cette légation. Elle invitait princes et évêques à faire bon accueil aux légats, mais ne contenait toujours pas un seul mot qui pût impliquer un accord particulier avec le roi gibelin et effaroucher le roi guelfe. Rien sur les pourparlers de 1206, ni sur ces intermédiaires très actifs du rapprochement avec le Souabe, Wolfger et Éberard. Un long préambule où Innocent développe la nécessité de l'union du Sacerdoce et de l'Empire : les lieux communs d'usage sur les deux glaives, les deux colonnes, les deux astres : de multiples citations de la Bible : et, pour en arriver aux faits d'actualité, l'énumération des maux que le schisme en général a causés. Quels résultats déplorables et pour l'Allemagne et pour la chrétienté entière ! La délivrance des lieux saints retardée et entravée : la disparition de toute piété, de toute religion et de toute justice : le développement de l'hérésie, enfin l'interminable série des calamités de la guerre, moissons dévastées, misère générale, famine, incendies, viols et homicides. On mutile les hommes, on dépouille les veuves, on opprime les pauvres. Plus de sécurité sur les routes, le brigandage partout. La conclusion de ce lamentable exposé est qu'il faut travailler sans délai à rétablir la paix dans l'Empire, et la concorde entre l'Empire et l'Église.

Ces expressions vagues, employées à dessein, cachaient la double mission dont les cardinaux étaient chargés : l'une, déjà facilitée par les négociations de 1206 : relever Philippe de l'excommunication : l'autre, infiniment plus ardue : décider Otton à accepter une compensation et à se désister en faveur de son rival victorieux.

La première rencontre des légats du pape et du Souabe eut lieu à Spire. Mais on sait qu'Innocent ne voulait absoudre l'excommunié que s'il avait, au préalable, donné satisfaction à l'Église sur l'affaire de Mayence et mis l'archevêque de Cologne, Brunon, en liberté. On négocia sur ces deux points.

A en croire l'historien Arnold de Lubeck, écho des bruits qui coururent alors dans le milieu guelfe, Philippe déclara qu'il serait heureux d'être réconcilié avec l'Église, mais qu'il lui était tout à fait impossible de libérer Brunon. Comment le faire sans offenser gravement l'archevêque déposé, Adolphe, et avec lui tous ceux qui avaient contribué à son succès définitif en le couronnant pour la seconde fois ? Oublieux de leurs instructions, les légats se laissent volontairement aveugler : le roi les comble de cadeaux, leur prodigue l'or, les beaux vêtements, les soins de son hospitalité fastueuse. Bref, il est absous et Brunon reste en prison. Les agents d'Innocent III se rendent alors auprès d'Otton et lui disent : Nous avons donné l'absolution à ton concurrent. La volonté du seigneur pape est que, si c'est possible, la paix soit rétablie entre vous. — Ah ! leur répond le Guelfe, ce sont là les ordres que vous avez reçus ? Eh bien, lisez ceci. Et il leur montre une lettre confidentielle du pape, portant que l'absolution de Philippe devait être strictement subordonnée à la délivrance de Brunon. Cette lecture jette les cardinaux dans une anxiété pénible. Otton leur fait de terribles menaces, mais, par respect pour le pape, il s'abstient de les réaliser. Revenus auprès de Philippe, les légats lui avouent qu'ils se sont trompés et que son absolution ne serait pas valable, si l'archevêque n'était pas relâché. Le roi dut élargir Brunon.

A vrai dire, ce récit se concilie mal avec la lettre où Innocent III félicite ses légats des succès obtenus et leur donne ce témoignage qu'ils ne se sont pas laissés corrompre et que leurs mains sont restées pures. Arnold de Lubeck ne dit pas un mot de l'affaire de Mayence. A ces détails quelque peu romanesques l'histoire ajoute ou oppose le rapport, bref mais précis, où les légats ont consigné eux-mêmes les résultats de leur négociation. Philippe, duc de Souabe, nous a juré publiquement qu'il se soumettait à toutes les prescriptions du pape sur chacun des points pour lesquels il avait été excommunié. Dans ces conditions nous l'avons absous solennellement, avec les formalités légales. En second lieu, nous lui avons enjoint de libérer Brunon, l'archevêque de Cologne, qu'il tenait en prison : et il nous l'a remis pour que nous le conduisions au siège apostolique. Nous l'avons amené ensuite, bien malgré lui, à reprendre les régales à Lupold, l'intrus de Mayence, et Lupold a abdiqué entre nos mains l'administration spirituelle de l'archevêché. Enfin nous avons obtenu de lui, non sans difficulté, qu'il permît à Siegfried, l'archevêque de Mayence, de faire exercer par un procureur les pouvoirs attachés à sa fonction.

En fait, la question de Mayence ne fut pas si facilement résolue. Lupold ne renonça pas à son autorité temporelle et à ses revenus, tandis que, dans la pensée d'Innocent III, Siegfried devait être mis en possession du temporel comme du spirituel. Il ne semble pas non plus que l'incident de Cologne ait été aussi vite réglé que l'affirment les légats, car Brunon n'était pas encore relaxé à la fin de l'automne de 1207, lorsque les envoyés du pape durent solliciter de nouveau son élargissement définitif. Philippe fut donc absous, à la diète de Worms, au commencement d'août 1207, avant d'avoir rempli intégralement les conditions qu'on lui imposait : événement considérable, puisque son excommunication avait jusqu'ici empêché Rome de le reconnaître. A plusieurs reprises, la majorité de l'Allemagne l'avait élu et proclamé roi. Qui empêchait dès lors Innocent III de souscrire à la volonté nationale aussi formellement exprimée ?

Le 1er novembre 1207, il écrivit, pour la première fois, directement au roi gibelin. Tu as reçu la grâce de l'absolution par la main des légats apostoliques, dans la forme prescrite par l'Église : nous t'envoyons notre salut et notre bénédiction, en te remerciant de la promptitude avec laquelle ta dévotion a fait ce que nous réclamions d'elle. D'autres indices firent bientôt comprendre que l'entente complète était proche. Innocent relevait aussi de l'anathème l'intrus de Mayence, et même l'homme contre qui la papauté avait épuisé l'arsenal de ses invectives et de ses châtiments, le traître Adolphe d'Altena. Absolvez-les, s'ils se soumettent, mandait-il aux légats, et si, dans le délai d'un mois, ils viennent à Rome faire leur déclaration d'obédience absolue. Autrement, que notre justice les frappe de nouveau. L'ex-archevêque de Cologne, en particulier, lui inspirait une telle défiance qu'il ne pouvait s'empêcher d'ajouter : Prenez d'ailleurs toutes vos précautions et agissez avec prudence. Il ne faudrait pas que cet ange de Satan, transformé en ange de lumière, profitât de son absolution pour jouer quelque mauvais tour à l'Église de Cologne.

Les légats, toujours aidés du patriarche d'Aquilée et de l'archevêque de Salzburg, avaient exécuté la partie facile de leur programme. Mais comment faire accepter à Otton des propositions de paix et d'accord, c'est-à-dire l'amener à s'effacer devant son concurrent ? Nous avons obtenu du roi Philippe, lit-on encore dans le résumé de leurs actes, le licenciement de la grande armée qu'il se disposait à conduire contre le roi Otton, et, par deux fois, nous les avons décidés à une entrevue où nous avons avec eux traité de la paix. En suspendant ses préparatifs de guerre, le Souabe prenait le beau rôle et achevait de se concilier l'opinion. Mais comme il était le vainqueur, il n'avait-rien à perdre à cette attitude. Rome maintenant ne le repoussait plus : il savait bien que ce n'était pas à lui qu'elle demanderait le sacrifice essentiel. La difficulté était de l'imposer au roi guelfe.

Le rapport des légats nous renseigne mal sur les conférences qui eurent lieu, en août-septembre 1207, entre Nordhausen et Quedlinburg : il constate simplement que la négociation ne put aboutir. Mais le chroniqueur Otton de Saint-Blaise affirme que les bases de l'accord proposé furent les suivantes. Otton renoncerait à la royauté. En échange, il épouserait la fille aînée de Philippe, qui n'avait pas d'héritier mâle, et serait investi, avec espoir de succession au trône, soit du duché de Souabe, soit du royaume d'Arles. Le Guelfe, rejetant ces offres avec indignation, déclara que la mort seule pourrait lui faire abandonner son titre, et il proposa lui-même à son rival les conditions les plus avantageuses, s'il voulait lui céder la place. Sur une pareille réponse, tout fut rompu et les deux rois se séparèrent pour ne plus se revoir. Ils s'étaient entendus cependant sur un point : la conclusion d'une trêve d'un an.

Ce résultat, si mince qu'il parût, avait son prix. L'Allemagne y trouvait le moyen de respirer, Otton, de se ressaisir, Philippe, de préparer contre ce compétiteur récalcitrant une dernière et décisive campagne, Innocent III, de compléter son entente avec le parti gibelin. Satisfait, en somme, de la tournure des événements, il félicita les cardinaux Hugolin et Léon de leur succès partiel. L'œuvre de paix n'a pu être entièrement consommée, mais, grâce à Dieu et à votre activité, la question a fait un grand pas. Rien d'étonnant que la solution ne soit pas encore tout à fait obtenue : les grands édifices ne se bâtissent pas en un jour. Et il proteste vivement de son absolue droiture, exclusive de toute arrière-pensée. Nous agissons dans la simplicité de notre cœur, sans pencher à droite ni à gauche. Les négociations que vous poursuivez en notre nom ne sont entachées d'aucune duplicité, car nos intentions sont pures. Il était pourtant malaisé de persuader aux partisans d'Otton que le pape n'avait pas changé d'attitude. Se proclamer impartial entre les candidats, n'était-ce pas déjà abandonner celui qu'il avait lui-même choisi ?

Le 30 novembre 1207, à la diète d'Augsburg, les légats du pape et Wolfger d'Aquilée se retrouvèrent en face de Philippe de Souabe et d'une cour brillante, où parurent l'archevêque de Cologne, Adolphe, le roi de Bohème, Otakar, les ducs de Bavière et de Carinthie. On y prépara l'accord définitif du Hohenstaufen avec Rome. Sur les instances pressantes des envoyés d'Innocent III et des princes allemands, Philippe se décida enfin à relâcher Brunon et à en finir avec la question de Mayence. Il était impatient d'arriver à la réconciliation complète, seul moyen de forcer l'Église à reconnaître publiquement sa royauté. Il demanda donc que les légats revinssent à Rome, où lui-même allait envoyer une ambassade. Du moment que le prince le désire, écrit Innocent III aux cardinaux, reprenez le chemin de l'Italie. Il faut qu'il nous envoie, comme négociateurs, des personnes compétentes et dévouées, avec des instructions précises pour traiter de la paix et de pleins pouvoirs pour la signer. Mais il est nécessaire de persuader à l'autre prince (c'est-à-dire à Otton) qu'il doit nous adresser, lui aussi, ses représentants. Les négociations avec les deux ambassades se poursuivront en votre présence, et la question de la paix pourra ainsi recevoir sa solution. Recommandation significative ! Innocent III se faisait maintenant le médiateur suprême, chargé, par l'accord des parties, de prononcer entre les concurrents. Il jouait enfin ce rôle d'arbitre qu'il avait réclamé dès le début du schisme. L'Allemagne venait d'elle-même à Rome solliciter et attendre son verdict.

Philippe de Souabe se résignait à l'arbitrage du pape parce qu'il avait la certitude que l'arrêt lui serait favorable. Mais Otton pouvait à bon droit redouter l'issue de ces négociations et refuser d'y prendre part. Innocent le pressa de ne pas s'abstenir. En lui écrivant à cet effet, il s'adresse toujours à l'illustre roi Otton, élu pour l'Empire[2]. J'ai reçu la lettre que Ta Sérénité m'a envoyée et j'ai pris bonne note de ce qu'elle contient. Que pouvait-elle contenir, sinon l'expression des griefs d'Otton contre les cardinaux, de l'indignation qu'il avait ressentie en voyant qu'on lui proposait d'abdiquer, et de ses craintes pour l'avenir ? Mais Innocent III se garde bien de discuter avec son ex-protégé : il se contente de lui dire, vaguement : Nous verrons en temps opportun les mesures que, sur tous ces points, il conviendra de prendre. Ton compétiteur se prépare à nous envoyer, avec les cardinaux, une ambassade solennelle. Nous engageons ta prudence à y faire bien attention : il importe que, toi aussi, tu nous expédies des négociateurs compétents et munis des pouvoirs nécessaires pour que tes intérêts soient représentés et défendus.

Les temps étaient bien changés ! Le pape ne se présentait plus comme l'avocat et le patron du Guelfe, mais comme un juge qui allait entendre des plaidoyers et trancher souverainement le conflit. Ceci même, il est vrai, laissait à Otton un dernier espoir. Il acquiesça aux instances des légats et envoya ses représentants.

Les plénipotentiaires des deux rois arrivèrent en Italie au commencement de 1208. L'ambassade gibeline se composait du patriarche d'Aquilée, du.burgrave de Magdeburg, Gebhard, beau-frère du patriarche, et de deux officiers impériaux, Henri de Schmalneck et Éberard de Lautern. Dans la lettre où il les accrédite, Philippe déclare à Innocent III qu'il les a délégués pour conclure paix et accord, sous toutes formes que ce soit, entre l'Église et l'Empire, entre vous et nous, et pour mettre fin au dangereux conflit de la royauté allemande et du sacerdoce romain.

Il est clair qu'au moins dans ces manifestations extérieures de leur diplomatie, le roi et le pape ne se plaçaient pas au même point de vue. Philippe ne parle ni de son compétiteur, ni du schisme qu'il considère sans doute comme terminé. Otton et le parti guelfe, pour lui, n'existent plus. Il se préoccupe seulement ici de terminer son différend avec la curie. Par le rétablissement de la paix, Innocent III entendait, au contraire, non seulement la réconciliation complète des gibelins avec l'Église, mais encore la solution à trouver pour éliminer l'un des deux rivaux et restaurer l'unité allemande. Tandis que le pontife, agissant en arbitre, prétendait négocier avec les deux partis avant de rendre son arrêt, le roi souabe affectait de traiter avec Rome de puissance à puissance, sur la base de, concessions mutuelles. Bref, il s'agissait de conclure un marché, comme l'indique cette phrase de la lettre royale. L'Église romaine trouvera toujours en nous une affection filiale et le dévouement qui lui est dû, à condition que vous et elle vous nous donniez la preuve de l'amitié que vous nous portez. Si le roi ne veut pas préciser, l'annaliste de Cologne, très au courant, ne laisse aucun doute : L'ambassade de 1208 avait pour objet de terminer l'œuvre commencée en Allemagne par les cardinaux. Les négociations devaient porter sur la confirmation du traité d'alliance, sur la consécration de Philippe comme empereur, sur le rétablissement d'Adolphe comme archevêque de Cologne.

On vit en effet les deux archevêques de Cologne et les deux archevêques de Mayence se présenter devant la curie et plaider leurs causes respectives. Mais la solution donnée au double litige fut à peu près celle que réclamait Innocent III. Adolphe reçoit du pape le baiser de paix, il est réconcilié, et néanmoins c'est Brunon qui restera en possession de Cologne. Siegfried d'Eppstein obtient le temporel de l'archevêché de Mayence (sauf les droits régaliens), et toute l'administration spirituelle : seulement il se contentera d'exercer ses droits par procureur. Il demeurera à Rome jusqu'à ce que les circonstances lui permettent de reparaître dans sa cité.

La grande affaire était de savoir à quelles conditions Innocent III reconnaîtrait la royauté de Philippe de Souabe. Sur les clauses de l'accord, la correspondance du pape est muette et les chroniqueurs eux-mêmes ont peu parlé ou n'ont rien su. Au dire du moine d'Ursberg, Philippe renouvela la proposition déjà faite dans la promesse de 1203. Sa fille cadette, Béatrix, épouserait un neveu d'Innocent III, le fils du comte Richard de Segni[3], et celui-ci serait investi d'une partie de l'Italie centrale, revendiquée par l'Église, probablement du duché de Toscane. Le Souabe renoncerait à ses visées sur la Sicile et à son projet de marier le jeune Frédéric avec la fille du duc de Brabant. Il accepterait le mariage préparé par la cour de Rome entre Frédéric et une princesse d'Aragon.

On a nié la réalité de ce pacte de famille et suspecté les informations du chroniqueur. Mais lui-même affirme les avoir prises auprès de personnes dignes de foi dans un voyage qu'il fit à Rome en 1211 : et le projet de mariage est attesté par des lettres d'Innocent III et de Frédéric II. Nul doute possible sur le caractère du marché conclu, encore moins sur le résultat. Quand le patriarche d'Aquilée quitta Rome pour revenir en Souabe, il avait en mains une lettre d'Innocent III constatant que l'entente était complète et la réconciliation définitive. Philippe, reconnu comme roi d'Allemagne, pouvait venir en. Italie, quand il le voudrait, recevoir la couronne impériale.

On devine comment la nouvelle de cet accord fut accueillie par les amis d'Otton. Le chroniqueur guelfe de Plaisance attribue à la corruption seule les succès du Souabe et de sa politique. La vénalité des princes ecclésiastiques et laïques les empêchait de distinguer le bien du mal. Le seigneur pape Innocent lui-même, qui, au début, détestait Philippe et lui avait refusé son adhésion, ayant entendu dire que ce puissant personnage n'avait pas peur de lui, accepta son argent et s'entendit avec les cardinaux pour lui donner la royauté. Pure calomnie : Innocent III n'était pas de ceux qu'on peut acheter. S'il acceptait Philippe après l'avoir longtemps combattu, c'est que la bannière souabe était devenue celle du plus fort et qu'il voyait maintenant l'impossibilité de lutter contre le sentiment unanime d'un peuple.

Contraint de céder, lui aussi, au courant, il essaya du moins, jusqu'au bout, en dissimulant sa propre défection, de ménager l'orgueil du vaincu. Pendant qu'on négociait à Rome, il envoyait ce billet à Otton : Inutile de te dire l'affection que nous avons portée et que nous portons toujours à ta personne royale. Nous l'avons prouvé par nos actes et nous proposons de t'en donner de nouvelles preuves. Cela est si vrai que les ambassadeurs de ton concurrent déclarent à qui veut les entendre que leur maître aurait eu de meilleures conditions à traiter directement avec toi plutôt qu'avec nous, tant nous savons bien défendre tes intérêts ! Nos légats et tes messagers t'apprendront sous peu les décisions prises : tu peux attendre avec joie le moment de leur retour.

L'information était vague, et la satisfaction que devait rapporter à Otton le travail des diplomates ne pouvait être que très mélangée. Sans doute, Innocent III ne faisait pas ici allusion au traité conclu avec Philippe, mais au renouvellement de la proposition déjà repoussée par le roi guelfe : le mariage avec la fille du Hohenstaufen et l'éventualité de sa succession. Le pape voulait qu'à leur retour en Allemagne ses légats fissent en ce sens, auprès d'Otton, une suprême tentative. Mais il est clair que la curie avait dû prévoir aussi, dans ses délibérations, la possibilité d'un nouveau refus. Dans ce cas, elle laissait au Souabe toute liberté d'agir par d'autres moyens que la persuasion.

Philippe, homme pratique, avait su mettre le temps à profit. Pendant que ses ambassadeurs signaient avec le pape l'arrangement définitif, il concentrait à Aix-la-Chapelle, puis à Bamberg, le ban et l'arrière-ban de ses forces militaires, dans l'intention de les lancer sur le Brunswick et de là contre.les Danois, amis d'Otton. Une autre armée gibeline s'organisait à Quedlinburg : des troupes alliées accouraient de Bohême et de Hongrie. Le Guelfe, de son côté, rassemblait ses derniers soldats. L'écrasement de son parti n'était plus qu'une question de jours : il se sentait perdu, mais s'apprêtait à mourir en roi.

Si l'Allemagne entière se trouvait en suspens, dans l'attente de l'événement décisif, les Gibelins d'Italie, escomptant la victoire finale du Hohenstaufen, recommençaient à s'agiter. Le célèbre professeur de rhétorique, le Florentin Boncompagno, attribue aux impérialistes de Pise, ennemis d'Innocent III, une lettre pressante où, faisant appel à Philippe, ils l'invitaient à descendre en Italie pour y reprendre l'œuvre d'Henri VI, l'empereur de magnifique mémoire. C'est Rome qu'il faut atteindre et maîtriser : Car, c'est dans le grand sanctuaire que l'iniquité a pris naissance. On veut que le glaive temporel et le glaive spirituel soient dans la même gaine ! mais si la tête déraisonne à ce point, comment les membres resteraient-ils en bon état ?... Venez au plus vite défendre la cité de Pise, protéger le droit, soulager les opprimés. Tout le monde ici attend l'arrivée du triomphateur, églises, hôpitaux, veuves, orphelins, tous ceux qui veulent jouir du bienfait de la paix. Quant aux malfaiteurs et aux brigands qui nous persécutent, ils tremblent d'avance devant la majesté impériale et l'épée vengeresse qui ne les épargnera pas. — Merci de votre fidélité et du dévouement sincère que vous témoignez à notre personne et à l'Empire, répond Philippe en quelques mots. Quand nous aurons vaincu le roi de Danemark, nous viendrons en Italie et agirons suivant votre conseil. Les criminels qui ont abusé de la force recevront leur châtiment.

Les légats du pape, Hugolin et Léon, accompagnés du patriarche d'Aquilée, se disposaient à passer les Alpes pour achever leur Liche. Ils s'étaient arrêtés à Mantoue, où les retint quelques jours une indisposition de l'un d'eux, lorsqu'une nouvelle extraordinaire se répandit, le 29 juin 1208, dans la ville. Le bruit courait que le roi Philippe avait été assassiné ! Le même jour, des marchands de Plaisance arrivaient tout émus. Le duché de Souabe, disaient-ils, est en révolution : un des seigneurs de ce pays, Hugue de Montfort, les a dépouillés de leurs bagages : le roi Philippe a été tué en trahison par le comte palatin de Bavière. Puis viennent des voyageurs, des pèlerins, des lettres de l'évêque de Trente : ils affirment que les châtelains se livrent partout au brigandage et se jettent sur les domaines impériaux, indice certain d'une catastrophe. Pour avoir des informations plus sûres, le cardinal Hugolin se transporte à Vérone. Il en ramène un courrier du frère de Lupold de Mayence qui venait de l'endroit même où le crime avait été commis. Plus de doute possible ! Le dôme de Bamberg avait reçu déjà depuis plusieurs jours la dépouille mortelle du roi gibelin.

Le 21 juin 1208, Philippe de Souabe venait de célébrer le mariage de sa nièce, Béatrix dé Bourgogne, avec un de ses plus fidèles vassaux, Otton de Méran. Revenu à Bamberg, au palais épiscopal, il se fit saigner et il se reposait, depuis midi, des fatigues de la matinée, lorsque, vers trois heures, le comte palatin de Bavière, Otton de Wittelsbach, entra dans le palais, laissant dehors une escorte de seize soldats. Il va droit à la chambre royale et frappe à la porte. Le roi, qui n'avait avec lui que deux personnes, son chancelier, l'évêque de Spire, Conrad de Scharfenberg, et son sénéchal, Henri de Waldburg, lui dit d'entrer. Le comte s'avance, l'épée à la main. Il lui arrivait souvent de s'escrimer avec Philippe : celui-ci ne pouvait avoir aucun soupçon. Laisse ton arme, s'écrie-t-il, je n'ai pas envie de jouer aujourd'hui. — Moi non plus, réplique Otton de Wittelsbach, je viens seulement punir ta perfidie, et il lui donne un coup de pointe à la gorge, juste à l'artère carotide. Le roi fait quelques pas et tombe comme une masse. L'évêque de Spire s'était caché : le sénéchal, en voulant défendre son maître, s'est blessé grièvement lui-même au menton. Le meurtrier sort de la chambre sans être inquiété, saute sur son cheval et s'enfuit avec ses hommes.

La disparition de Philippe arrivait si à point pour le parti guelfe, acculé à la défaite suprême, qu'on pouvait croire à un crime politique. Il ne s'agissait pourtant que d'une vengeance privée.

Otton de Wittelsbach, comte palatin de Bavière, avait voué au roi souabe une haine mortelle depuis que celui-ci, après lui avoir promis sa seconde fille Béatrix en mariage, s'était refusé à la lui donner. Le traité conclu à Rome avec le pape l'obligeait à prendre un autre gendre, le fils de Richard de Segni. Mais les contemporains, mal informés de ces négociations, attribuent le fait à d'autres causes. Ce Wittelsbach, homme dur, cruel, justicier impitoyable, ne chevauchait jamais sans porter à sa ceinture une corde avec laquelle il pendait ou étranglait les victimes de ses arrêts sommaires. Il ne respectait même pas la vie des nobles. Il s'était attiré la colère de Philippe de Souabe pour avoir assassiné un familier du duc de Bavière, un des meilleurs chevaliers du pays. Le roi ne s'est-il plus soucié de livrer sa fille à cette bête fauve ? Arnold de Lubeck raconte que Wittelsbach, s'apercevant que Philippe avait repris sa parole, tourna ses visées matrimoniales vers la fille du duc de Pologne. Il demanda au roi une lettre de recommandation à l'adresse de ce duc. Très volontiers, lui dit Philippe. Voici la lettre toute prête, reprit le comte palatin : vous n'avez qu'il la signer. — Soit, dit le roi, reviens tout à l'heure : tu trouveras la lettre cachetée de mon sceau. A peine eut-il tourné le dos que Philippe fit écrire et sceller une lettre rédigée exactement en sens contraire. Mais la fraude fut découverte et Wittelsbach, furieux, jura de se venger.

Quel que fût le mobile du meurtrier, il avait exécuté son crime tout seul, et il est probable qu'il n'avait pas de complices. C'est ce que n'admit pas facilement l'opinion populaire. Plusieurs des soldats qui l'avaient accompagné à Bamberg et protégèrent sa fuite, faisaient partie de la maison de l'évêque de Bamberg, Egbert, et du margrave d'Istrie, Henri, issus tous deux de la race d'Andechs. On les accusa de complicité, et le soupçon se porta même sur un de leurs parents, le duc de Bavière, Louis.

A coup sûr, la mort de Philippe de Souabe, malheur national, mit toute l'Allemagne en deuil. Poètes, chroniqueurs et moines pleurèrent la perte de cette étoile brillante, de ce rossignol incomparable, de cette perle des rois. — Le soleil s'est éclipsé, dirent-ils, et la nuit s'est abattue sur le monde. Lasse de dix ans de guerre civile, l'Allemagne commençait à respirer : elle avait placé en lui tout son espoir. L'attentat de Bamberg la faisait retomber dans l'angoisse : il fut en effet le signal d'un déchaînement de convoitises et de désordres, pareil à celui qui avait suivi la mort d'Henri VI. Les biens d'Empire et les églises sans défense devinrent encore la proie des nobles. Voilà Philippe disparu, s'écrie l'abbé Poppo de Niederaltaisch : l'ancre de notre espérance s'est perdue daris les profondeurs. Et un autre moine, à Saint-Gall : Comme il n'y a plus de roi, il n'y a plus de loi. Le crime du palatin a fait de nous un corps sans tête : nous n'avons plus de protecteur : les méchants vont nous déchirer.

Il restait cependant à l'Allemagne un moyen de salut. Otton de Brunswick était toujours là, prêt à recueillir la succession.

 

 

 



[1] Voir notre premier volume, Innocent III, Rome et l'Italie (2e édition), p. 165.

[2] Illustri regi Ottoni in Augustum electo.

[3] Voir sur ce personnage notre premier volume, Innocent III, Rome et l'Italie, 2e édition, p. 57 et 193.