INNOCENT III

LA PAPAUTÉ ET L'EMPIRE

 

CHAPITRE II. — OTTON DE BRUNSWICK, CANDIDAT DU PAPE.

 

 

La Délibération d'Innocent III. — Le pape se déclare en faveur d'Otton. — Ses appels aux Allemands et la campagne du légat Gui de Palestrina. — La promesse de Neuss. — Le couronnement d'Otton comme roi des Romains. — Diplomatie du pape en Allemagne et hors de l'Allemagne. — Le manifeste gibelin de Bamberg. — Nouvelle réplique d'Innocent III. — L'opposition de Philippe-Auguste et la tiédeur des Italiens.

 

Délibération du seigneur pape Innocent sur le fait de l'Empire, en ce qui concerne les trois élus : tel est le titre de la consultation juridique donnée sur la question allemande, dans la forme la plus solennelle, par le casuiste éminent qui siège sur le trône de saint Pierre (novembre-décembre 1200).

Trois personnes, en effet, Frédéric, Philippe et Otton, avaient été en quelques années, avant ou après la mort d'Henri VI, désignées comme roi des Romains. Innocent veut se placer dans la situation d'un juge qui, tenant sa balance, y pèserait, sans parti pris, les raisons favorables et contraires à chacun des trois candidats. II examine leur élection au triple point de vue de la légalité, quid liceat, de la convenance, quid deceat, et de l'intérêt de l'Église, quid expediat. Le tout symétriquement disposé, avec les objections que chaque point soulève et la manière de les réfuter. Le Pour et le Contre d'Abélard appliqué à la politique ! La plus haute des affaires d'État réglée, selon les formules de l'École, par un des bons dialecticiens de l'Université de Paris !

Avant toute discussion est posé le principe : la papauté a le droit de s'occuper de la question et de pourvoir au gouvernement de l'Empire. Ce droit résulte, historiquement, du fait que le Saint-Siège a transféré cet empire à Charlemagne et, pratiquement, de ce qu'il a seul le pouvoir de créer l'Empereur. Henri VI lui-même a été obligé de reconnaître qu'il devait demander au pape Célestin III les insignes impériaux.

Quelle est, en premier lieu, la situation du jeune Frédéric ? Son élection a été légale, puisque les princes l'ont faite, du vivant de son père, en prêtant serment. Et l'on ne dira pas que ce serment est nul comme extorqué par la force. S'il en a été ainsi au début, Henri VI, ayant compris par la suite que son procédé ne valait rien, a dégagé les princes de leur promesse, et c'est en son absence que, spontanément et à l'unanimité, ils ont de nouveau désigné l'enfant. D'autre part, il ne sied pas que celui dont la papauté exerce la tutelle et qu'elle couvre de sa protection soit privé par elle de l'Empire. Enfin le Saint-Siège a tout intérêt à ne pas s'opposer à cette élection, car l'enfant, parvenu à l'âge de raison, comprendrait que c'est à l'Église romaine qu'il devrait de ne pas être empereur et, recourant à tous les moyens de vengeance, il refuserait de respecter le pape, de lui obéir, et de maintenir dans son vasselage le royaume sicilien.

Faut-il donc se déclarer en faveur de Frédéric ? Non, car s'il y a de bonnes raisons pour le prendre, il y en a encore de meilleures pour l'écarter. L'élection est illégale, parce que le suffrage des électeurs s'est porté sur un incapable, un enfant en bas âge qui n'avait même pas reçu le baptême. Le serment qu'on lui a prêté n'engage pas. On pourrait dire, il est vrai, que l'intention des électeurs n'était pas de lui confier le pouvoir immédiatement, mais d'attendre l'âge de sa majorité. Mais comment avoir la certitude qu'à cet âge il serait en état de gouverner ? Et si c'était un imbécile ? ou un être tellement nul qu'il n'aurait même pas été an niveau d'une fonction très inférieure ? Admettons que les princes aient voulu le laisser, pendant sa minorité, sous le gouvernement de son père. Une éventualité s'est produite à laquelle ils ne songeaient pas et qui invalidait le serment prêté dans ces conditions, c'est que le père n'a pas vécu. Or l'Empire ne peut être gouverné par procuration : il n'y a pas d'empereur provisoire ; l'Église ne peut et ne veut pas se passer d'un empereur effectif. Il est donc légal de désigner un autre candidat que cet enfant. Il est même convenable que l'Empire soit dévolu à un autre. Comment celui qui a lui-même besoin d'un gouverneur pourrait-il gouverner autrui ? Un mineur serait-il en état de protéger la chrétienté ? On objectera, continue le pape, que c'est à nous que la tutelle de Frédéric a été confiée ; mais ce n'est pas comme empereur, c'est seulement comme roi de Sicile qu'il est notre pupille. Enfin l'intérêt de Rome interdit tout aussi bien qu'on lui donne l'Empire : ce serait l'annexion du royaume sicilien à l'Allemagne, éventualité désastreuse au premier chef pour l'Église. Sans compter les autres dangers qui pourraient en sortir, la dignité impériale empêcherait Frédéric de se reconnaître notre vassal en qualité de roi de Sicile ; il nous refuserait la fidélité et l'hommage comme son père nous les a déniés.

Après Frédéric, Philippe. Élection d'une légalité indiscutable : Innocent III est obligé de convenir que le Souabe a eu pour lui les votes les plus importants et les plus nombreux. Il n'est pas décent, au reste, que l'Église le combatte, car elle semblerait poursuivre contre lui une vengeance particulière. Le punir des crimes de son père Barberousse et de son frère Henri VI, ce serait aller contre le précepte de l'Évangile : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent. D'autre part, nul doute que Rome n'ait avantage il reconnaître le duc de Souabe. Il est puissant et il est riche. Se mettre en travers de sa marche, c'est vouloir arrêter un torrent, attirer sur l'Église une inimitié redoutable et perpétuer la discorde. Car le devoir du Saint-Siège est de chercher avant tout la paix, et on l'obtiendrait aisément en se prononçant pour Philippe[1].

Innocent III avait déjà reconnu, dans sa lettre à l'archevêque de Mayence, que, de l'avis de tous, celui-là finirait par avoir complètement gain de cause qui obtiendrait la faveur du Siège apostolique. Par ces aveux il condamne lui-même sa politique et se déclare responsable des calamités du schisme. Une première faute fut de ne pas désigner de suite le candidat de son choix, et une seconde, plus grave encore, de repousser Philippe de Souabe, l'élu de la majorité. Si la paix était assurée par l'avènement du Gibelin, pourquoi ne pas vouloir la paix et faillir ainsi à la mission apostolique ? Mais il ne semble pas qu'Innocent ait attaché la moindre importance à cet argument qui l'accable. Il a parlé en termes brefs des raisons favorables à l'élection de Philippe : il va développer longuement les raisons contraires, parce que ce sont les seules qui l'intéressent et s'accordent avec sa passion.

Désignation illégale, dit-il d'abord. Le duc de Souabe était excommunié au moment où il a été élu, l'absolution reçue de l'évêque de Sutri n'ayant aucune valeur canonique. Et non seulement il reste toujours sous le coup d'une excommunication personnelle, mais il est encore enveloppé dans l'anathème qui a frappé Markward et les impérialistes d'Italie. En outre il est parjure, car il avait juré fidélité au fils de son frère et il a usurpé la dignité et le royaume qui revenaient à cet enfant. Il est non seulement permis mais convenable de s'opposer à son élection, car, si l'on admettait que Philippe succédât à Henri, l'empire serait héréditaire. C'est déjà trop que Frédéric Barberousse ait pu transmettre le pouvoir à son héritier direct et que celui-ci ait essayé d'en investir son propre fils. Une pratique aussi abusive finirait par dégénérer en coutume légale. Et l'on sait pourquoi la papauté veut que l'Empire allemand reste électif. L'hérédité ferait de l'Allemagne une puissance trop redoutable ; elle irait contre le droit pontifical d'agréer et d'investir l'empereur.

Reste à montrer que la royauté du Souabe est inconciliable avec les intérêts de saint Pierre. L'argumentateur s'étend sur ce point avec une complaisance visible. Philippe ne représente-t-il pas une famille qui a toujours persécuté l'Église dans son chef et dans ses membres ? Et Innocent III énumère les méfaits de cette race diabolique, en remontant jusqu'aux Franconiens (qui ne sont pourtant pas des Hohenstaufen). Ainsi défilent sous nos yeux Henri V avec sa victime, le pape Pascal II, Frédéric Ier aux prises avec Adrien IV et Alexandre III, puis Henri VI, le dévastateur du patrimoine romain, l'homme qui fit couper le nez aux serviteurs des cardinaux, qui reçut dans son intimité les meurtriers de l'évêque de Liège, qui donna l'ordre de souffleter devant lui l'évêque d'Osimo et de lui arracher la barbe, qui maltraita et emprisonna l'évêque d'Ostie, qui, après avoir pris la Sicile, osa y interdire aux clercs comme aux laïques l'accès de l'Église romaine et supprimer l'appel au pape ! Mais Philippe de Souabe lui-même a commencé par faire la guerre à Célestin III. Duc de Toscane et de Campanie, il a eu l'audace de prétendre que son pouvoir s'étendait jusqu'aux portes.de Rome et que le quartier du Transtevere faisait partie de son ressort féodal ! Et d'ailleurs il continue. C'est en son nom que Markward, Dipold et les autres sacrilèges combattent aujourd'hui encore la papauté et veulent lui enlever la Sicile.

S'il agit ainsi à l'heure actuelle, que ne fera-t-il pas quand il sera empereur ? Il faut donc s'opposer à ses violences avant de le laisser grandir et se fortifier. L'Écriture nous apprend que, dans la famille des rois d'Israël, les fils ont souvent expié les crimes de leur père jusqu'à la troisième et quatrième génération.

Dès lors la cause est entendue : Frédéric et Philippe écartés, Otton de Brunswick reste et s'impose. Mais, pour la symétrie comme pour l'honneur de la justice, la situation du Guelfe devait être aussi l'objet d'un débat contradictoire. Seulement, le contre, ici, existe à peine, ses trois parties tiennent en six lignes. Il n'est pas licite de reconnaître Otton, parce qu'il n'a eu pour lui qu'une minorité d'électeurs ; cela ne serait pas séant, parce que le pape aurait l'air de le favoriser par haine de son rival ; l'intérêt de Rome enfin ne l'exige pas, parce que le parti guelfe apparaît, relativement à l'autre, dénué de force et d'autorité. Le pour a une bien autre valeur et tient plus de place. Peu importe que les électeurs d'Otton aient été en minorité : parmi eux se trouvaient la plupart de ceux à qui appartenait légalement le droit d'élire. Et d'ailleurs, dans un corps électoral de cette nature, ce n'est pas au nombre qu'il faut regarder, mais à la capacité et à la dignité des votants. Enfin, la considération essentielle et dominante, c'est que le candidat soit éligible et apte à sa fonction. Otton l'est beaucoup plus que Philippe. Personnellement, il est dévoué à l'Église. Sa famille, du côté maternel et paternel, a toujours fait preuve, à cet égard, des meilleurs sentiments. C'est donc lui qu'il faut appuyer, reconnaître comme roi et investir ensuite de l'empire, quand il aura rempli les conditions exigées par l'Église romaine de ceux qu'elle doit introniser.

Telle est la conclusion prévue de ce mémoire juridique où Innocent III, arbitre souverain, se donnait l'apparence de prendre, en toute impartialité, une résolution exclusivement conforme au droit.

 

Presque aussitôt, le 1er janvier 1201, partaient du Latran une lettre adressée aux archevêques allemands et une autre aux clercs et aux laïques de l'Allemagne entière. Le pape leur annonçait que, Puisqu'ils n'avaient pu s'entendre sur la désignation d'un roi, il allait pourvoir lui-même au gouvernement du pays.

Les actes suivent de près les paroles. Au printemps de 1201, Gui, cardinal-évêque de Palestrina, maître Philippe, notaire apostolique, et l'acolyte Gille, chargés de publier la décision pontificale et d'en assurer l'exécution, franchissent les Alpes. Ils sont porteurs d'une série de lettres, datées du 1e' mars, par lesquelles Innocent III déclare adhérer à la royauté d'Otton et invite les Allemands à suivre son exemple. Mais elles ne devront être remises aux intéressés qu'après que le Guelfe se sera soumis, sans réserve, aux conditions que Rome lui impose. Pour ne pas être dupes, les envoyés du pape, avant de rejoindre Otton, prennent leur temps. Gui de Palestrina risquerait d'être arrêté en traversant les États du duc de Souabe : il fait un grand détour par la France, s'abouche, à Troyes, avec son collègue Octavien, et de là envoie ses compagnons négocier avec le Guelfe les derniers arrangements. Trois jours après, les diplomates romains et ceux d'Otton viennent lui apprendre à Liège que tout est terminé ; l'accord est fait ; il importe de procéder de suite au couronnement ; un retard dans les circonstances actuelles serait dangereux. La rencontre du cardinal et du roi doit avoir lieu à Aix-la-Chapelle : mais il faut qu'avant de recevoir la couronne Otton ait pris et publié ses engagements. Le 8 juin 1201, à Neuss, il concluait avec la puissance romaine le marché qui se résume, pour le pape, dans cette formule brutale mais claire : Laisse-moi l'Italie, je te donnerai l'Allemagne.

Des historiens ont amèrement reproché au roi guelfe d'avoir consacré ainsi l'abaissement de l'Empire devant le Sacerdoce, démembré au profit de l'étranger le territoire national, désavoué avec éclat la politique des Hohenstaufen. Il serait plus juste de s'étonner qu'il ne l'ait pas fait plus tôt. Le marchandage, entre ses envoyés et ceux du pape, durait depuis plus de trois ans : les lettres d'Innocent lui-même en font foi. Otton a longtemps hésité, temporisé, reculé. Il n'a pris son parti qu'à la dernière minute, lorsqu'il eut la pleine conviction que la reconnaissance de sa royauté par Rome était la condition absolue de son succès.

La déclaration de Neuss reproduisait, avec quelques additions peu importantes, la promesse de 1198. Otton y jure d'abandonner à l'Église romaine ses conquêtes récentes en Italie et de l'aider à prendre ce qu'elle n'a pu encore recouvrer. Il la proclame souveraine et propriétaire du patrimoine de saint Pierre, de l'exarchat de Ravenne, de la marche d'Ancône, du duché de Spolète, des terres de la comtesse Mathilde, du comté de Bertinoro et de tous les autres territoires voisins nommés dans les nombreux privilèges des empereurs depuis le temps de Louis le Débonnaire. Quelles revendications cachait encore cette phrase d'une imprécision menaçante ? La papauté se réservait de l'interpréter à son heure : en attendant, c'était toute l'Italie centrale qu'elle s'attribuait aux dépens de l'Empire. Otton ne gardait plus sur ce territoire que le droit d'être hébergé quand il viendrait ceindre la couronne des Césars. Et ses concessions ne s'arrêtaient pas là. Maintenir la papauté en possession de la Sicile ; la laisser maîtresse absolue de ses rapports avec le peuple romain comme avec les ligues de Lombardie et de Toscane ; suivre exactement ses conseils dans les négociations avec la France ; subventionner même le Saint-Siège au cas où celui-ci ferait la guerre dans l'intérêt du parti guelfe : rien ne coûtait à Otton de Brunswick pour obtenir, à ce moment décisif, la consécration religieuse de sa jeune royauté.

Mais faisait-il, en réalité, de si grands sacrifices ? Après tout, l'acte de Neuss n'était encore qu'un engagement conditionnel et provisoire. On y stipulait que le serment serait renouvelé quand Otton prendrait possession de l'Empire ; l'exécution intégrale des clauses restait donc subordonnée au don des insignes impériaux. Otton ne se dépouillait qu'en théorie et au futur. Car il était hors d'état, à l'heure actuelle, de réaliser ses promesses et de rendre au pape les services convenus : le Hohenstaufen seul en aurait eu peut-être le moyen. Abandonnant à l'Église ce qu'il ne possédait pas et n'avait jamais possédé, le Guelfe gagnait beaucoup sans rien perdre. D'ailleurs le contrat de Neuss n'était pas plus que celui de 1198 revêtu des signatures princières qui auraient engagé le consentement national[2].

L'essentiel était, pour l'instant, que les parties contractantes fussent d'accord. Le cardinal Gui et le roi Otton quittent Aix-la-Chapelle pour Cologne, mais très peu de princes allemands se sont rendus à leur convocation. Le couronnement n'en a pas moins lieu le 3 juillet. Il fallait se dépêcher d'aboutir, écrit le légat à Innocent III ; la fidélité de nos partisans était tellement chancelante que si l'on n'avait pas agi promptement, certains grands personnages, en haine de l'Église romaine[3], auraient porté leur suffrage sur un troisième candidat. Ainsi, même dans les milieux seigneuriaux qui n'étaient pas inféodés à Philippe de Souabe, l'opinion repoussait l'intervention du pape dans les affaires intérieures du pays ! Le légat avait donc raison de se presser. Il donne solennellement lecture des lettres adressées à l'Allemagne, proclame Otton, au nom du Saint-Siège, comme roi des Romains, toujours auguste, et excommunie d'avance ceux qui n'accepteraient pas cette désignation. Il a conscience pourtant que le petit nombre des assistants enlève beaucoup de son importance à l'œuvre qu'il vient d'accomplir, car, pour la consolider[4],       il convoque une seconde assemblée à Maëstricht, avec menace de suspension et d'anathème contre les prélats qui s'obstineraient à ne pas venir. Devant cette nouvelle assistance, on procéda aux mêmes cérémonies. Mais les abstentions furent encore tellement nombreuses que le légat crut devoir fixer le lieu et la date d'une troisième réunion, à Corvei.

L'appel du pape trouvait peu d'écho : l'Église allemande se dérobait. Gui de Palestrina supplie Innocent III de ne rien négliger et surtout de ne pas prêter l'oreille aux propositions de l'adversaire. Soyez certain que, si seulement tous les princes ecclésiastiques s'étaient groupés dès le début autour d'Otton et si, encore maintenant, tous voulaient le seconder de corps et d'âme, l'entreprise marcherait à souhait et le résultat serait acquis en peu de temps. Le seigneur roi est entièrement à notre disposition : il a fait tout ce que nous avons demandé et fera par la suite très volontiers tout ce que vous exigerez de lui.

La papauté pouvait-elle, à l'heure présente, prendre des mesures plus efficaces ? Les lettres pontificales du 1er mars, dont le texte était enfin communiqué aux destinataires, prouvaient qu'Innocent III avait la volonté très arrêtée de soutenir son candidat par tous les moyens d'action dont l'Église disposait.

Celle qui s'adresse à Otton lui-même débute avec solennité par la métaphore bien connue du soleil et de la lune, c'est-à-dire du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel associés pour le bien du monde. Innocent rappelle au nouveau roi les services que le Saint-Siège lui a déjà rendus et la nécessité d'en être reconnaissant. Alors que ta cause était à peu près désespérée, notre affection pour toi n'a pas tiédi : elle ne t'a pas abandonné dans le malheur, elle t'a, au contraire, constamment soutenu jusqu'à l'heure où nous t'avons exalté selon ton désir. Le pape oubliait cette lettre à l'archevêque de Mayence où il avouait être d'abord resté neutre entre les prétendants. Mais il pouvait toujours soutenir qu'il avait laissé deviner ses préférences. Il déclare donc, au nom de l'autorité du Dieu tout-puissant transmise à sa personne par saint Pierre, prendre Otton comme roi[5], et enjoint à tous de lui témoigner le respect et l'obéissance dus à sa dignité. Pas un mot sur les droits de l'Allemagne, ni même sur l'élection dont le Guelfe a été l'objet : rien qui indique que le pape ne fait qu'approuver une désignation des princes. Il ne s'agit pas d'une confirmation mais d'une création. Roi des Romains, par la grâce de Dieu et du pape, tel est le titre que donne le cardinal de Palestrina à l'homme qu'il a mission d'introniser. Le Seigneur t'a fait roi, insiste le pape, comme il a choisi David pour la royauté, en écartant Saül. Il n'existe que le droit divin.

Cependant, dans sa circulaire aux chefs laïques et ecclésiastiques de l'Allemagne, Innocent est obligé de tenir compte des faits. Il y reproduit les ternies mêmes de sa consultation juridique, toutes les raisons qui militent contre Philippe et pour Otton. Il renforce de quelques traits le tableau pathétique des persécutions d'Henri VI, en parlant des prêtres qu'il a fait brûler vifs ou jeter à la mer. Les princes n'ayant voulu ni s'accorder ni se soumettre à l'arbitrage de Rome, comme nous ne pouvons, conclut-il, ni ne devons donner l'empire à deux personnes, nous avons choisi celle qui nous a paru la seule capable d'exercer l'emploi. Nous réprouvons Philippe comme indigne et annulons le serment qu'on lui a prêté. Notre très cher fils en Christ, Otton, est actif, prudent, discret, fort et fidèle. Dévoué personnellement à l'Église, il descend de deux familles qui l'ont bien servie. Aucun doute sur son aptitude et son honnêteté. Il a été élu là où il devait l'être et par ceux qui devaient l'élire. Donc, nous l'admettons à la royauté et, s'il plaît à Dieu, nous le couronnerons empereur. Mais ceux qui ont prêté serment à Philippe ? Rome les déliera de leurs obligations. Et si Philippe lui-même consent à accepter la décision pontificale et à réparer ses torts, il peut compter sur la sollicitude paternelle du chef de l'Église, qui saura prendre soin de son honneur et de ses intérêts.

Tous les princes de l'Empire, même gibelins, et tous les hauts fonctionnaires allemands ont reçu une lettre de teneur analogue, mais appropriée à la personne et avec les nuances qu'exigent les circonstances spéciales.

L'archevêque de Magdeburg n'était pas favorable à Otton. On le rassure en lui promettant que les intérêts de son église n'auront pas à souffrir de l'avènement du roi guelfe. A Henri de Saxe, le comte palatin du Rhin, le pape fait remarquer combien la royauté de son frère est glorieuse pour sa race et avantageuse pour lui-même. Sauf le titre d'empereur, Henri partagera tout avec Otton. Le patriarche d'Aquilée, Peregrino, avait eu la chance de pouvoir garder la neutralité entre les concurrents : il n'attendait, pour se décider, que la résolution du pape. Celui-ci le félicite de son attitude et l'en remercie avec chaleur. L'évêque de Strasbourg, moins heureux, s'était vu contraint, après avoir d'abord juré fidélité à Otton, d'adhérer à Philippe. Mais je sais bien, lui écrit le pape, que tu restais, au fond, attaché à la cause guelfe : tu peux donc et tu dois aujourd'hui te ranger ouvertement du côté où te poussait ton inclination. Le duc de Zähringen, Bertold V, avait, lui aussi, joué double jeu. Forcé de prendre parti pour le Souabe, son trop puissant voisin, il engageait secrètement le pape à ne pas reconnaître un prince dont la famille était habituée à persécuter l'Église et à asservir les nobles. Nous comprenons parfaitement, écrit Innocent III, que tu n'aies jamais été de cœur avec Philippe. Le serment que tu as pu lui prêter ne compte plus. Attache-toi donc à Otton avec fermeté. Si, par hasard, tu t'y refusais, tu aurais l'air de nous avoir écrit ce que tu ne pensais pas et de t'être moqué de l'Église romaine, ce que nous ne saurions tolérer.

Tout en sollicitant les prélats et les barons de l'Allemagne. Innocent fait appel aux royautés voisines. Otakar de Bohême, partisan de Philippe dés l'origine, avait même porté l'épée à son couronnement pour obtenir la transformation de son duché en royaume. C'est très bien, lui écrit le pape, de chercher à monter en grade : mais tu as eu tort de demander la couronne royale à quelqu'un qui n'avait pas acquis légitimement la sienne. Comment le duc de Souabe a-t-il pu conférer à autrui la dignité que lui-même n'avait pas ? Il est clair que le raisin ne se trouve pas dans les ronces, ni les figues dans les orties, et qu'on ne tire pas l'huile et le miel d'un caillou. Embrasse donc la cause du roi Otton et prie-le de te couronner. Nous seuls pouvons faire, par la plénitude de notre autorité, que ton titre de roi soit valable pour tes descendants.

Avec l'Anglais Jean Sans Terre il est à peine besoin d'insister. L'honneur qu'on vient de faire à ton neveu rejaillit sur toi et sur ton État. Tu n'as pas de plus proche parent : tu dois donc l'aider et le soutenir. Travailler pour lui, c'est travailler pour la gloire de ta race et l'avantage de l'Angleterre. Innocent profite néanmoins de l'occasion : il engage l'oncle à restituer à ce neveu, qui a tant besoin d'argent, le legs de Richard Cœur de Lion.

La difficulté était de convertir Philippe-Auguste, l'ennemi des Guelfes. Aussi commence-t-on par l'accabler d'éloges et de protestations d'amitié. Nous avons pour toi, entre tous les princes chrétiens, une tendresse spéciale. Nous t'aimons de toute la sincérité de notre cœur, en toute bonne foi, en toute conscience ; notre plus ardent désir est de voir s'accroître ta puissance et ta dignité. Comment se pourrait-il que, sur la question de l'Empire, la France suivît une autre voie que le Saint-Siège ? Après avoir impartialement pesé les mérites des deux concurrents, l'Église, pour toutes sortes de raisons, a écarté Philippe. Son avènement au trône d'Allemagne serait aussi dangereux pour ton royaume et pour toi que pour nous-même. Et on le prouve en insinuant que, si le à Souabe devenait empereur, il chercherait à s'emparer de la Sicile, ce qui serait absolument contraire aux intérêts de l'État français.

Cet argument ne pouvait guère toucher le roi de France, mais quand le pape s'avisa d'en invoquer un autre, l'alliance récemment conclue entre Philippe-Auguste et Jean Sans Terre, le mariage du prince héritier, Louis de France, avec Blanche de Castille, cousine d'Otton, il fit décidément fausse route. Il ne comprenait pas (ou affectait de ne pas comprendre) qu'en dépit de tous les traités et de toutes les trêves, le grand ennemi du Capétien était ce roi d'Angleterre qui détenait encore la moitié de la France. Tout l'effort de la politique française devait tendre à l'en expulser. Philippe-Auguste enveloppait d'une même haine l'oncle et le neveu, l'Angleterre et les Guelfes : son opinion ne changera jamais.

Innocent n'avait pas grand espoir de ce côté : mais, à tout prendre, il croyait difficile que l'Allemagne ne se rendît pas, et dans un avenir prochain. Le rapport du cardinal de Palestrina pouvait causer des inquiétudes : celui d'un autre agent de la cour de Rome, le notaire Philippe, les dissipa. Ce dernier affirmait au pape que le roi Otton, solidement appuyé sur le duc de Brabant, son beau-père, et sur Henri de Saxe, son frère, préparait, avec le concours des évêques et des comtes, une expédition formidable par le nombre des soldats mis en ligne : cent mille combattants ! L'envoyé d'Innocent III ne s'arrête pas à l'énormité du chiffre ; il ajoute, avec la même confiance : On ne croit pas que personne puisse leur résister, pourvu que le Dieu tout-puissant, l'auteur de tout ce qui vient de se faire, veuille bien engloutir dans l'abîme les forces des Égyptiens (c'est-à-dire des Souabes) et soutenir la cause du droit et de la justice qui est celle de l'Église romaine.

Mais le Souabe était peu disposé à disparaître, comme Pharaon, dans les flots de la mer Rouge. Devant l'initiative et les sommations presque menaçantes de la papauté, l'attitude du parti de l'indépendance, identifié au parti gibelin, fut ce qu'elle devait être. Il protesta et s'apprêta à résister.

 

Le pape, dit Philippe de Souabe aux princes qui l'entouraient, n'a qu'un motif de me repousser : c'est que j'ai pris la royauté sans sa permission. Vous pouvez comprendre par là que votre indépendance n'existe plus. Personne ne pourra plus gouverner l'Empire, s'il ne se fait la créature du pontife romain. L'archevêque de Mayence, l'évêque de Spire, l'évêque de Worms, se hâtèrent de fermer aux envoyés de Rome les portes de leur cité et de leurs maisons. On ne voulait même pas les entendre. Des courriers que certains seigneurs d'Allemagne expédiaient à Otton et au légat furent arrêtés et pendus.

L'opposition avait beau jeu à se placer sur le terrain des libertés nationales ; aussi Innocent III s'empressa-t-il de réfuter l'argument dont on se servait surtout contre lui. L'archevêque de Cologne, Adolphe, commençait décidément à se détacher d'Otton. Ne te laisse pas convaincre, lui écrit le pape en 1202, par les mauvais propos des gens qui nous accusent de vouloir enlever aux princes leur pouvoir d'électeurs. Au contraire, nous l'avons plutôt garanti, car ce n'est pas nous qui avons élu le roi Otton : nous n'avons fait que donner notre appui à celui qu'avait choisi la majorité des électeurs légaux et qui avait été régulièrement couronné. L'autorité apostolique ne doit conférer l'Empire qu'à la personne désignée dans ces conditions. La liberté des princes ! mais nous la respectons justement parce que nous refusons la couronne à l'homme qui la revendique au nom du droit d'hérédité. C'est donc dénaturer les faits que de nous représenter comme l'ennemi de l'indépendance allemande, nous qui en sommes plutôt le champion. Tel est l'ingénieux paradoxe que les mandataires de la cour de Rome avaient mission de développer. Il faut, dit le pape, faire entrer ceci dans tous les cerveaux par la parole et par les actes, de façon à fermer complètement la bouche à ceux qui calomnient nos intentions.

D'ailleurs, pour raffermir les fidèles et effrayer les autres, Innocent ajoute que l'Église n'a rien à craindre de ses adversaires. Les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Dieu ne permettra pas que la verge des pécheurs sévisse sur les justes. L'Église n'est pas seule à combattre. Outre les princes d'Allemagne qui ont adhéré à la cause d'Otton, presque toute l'Italie est pour lui, et l'Italie, où notre volonté domine, n'est pas une médiocre partie de l'Empire. Si le pape parlait avec cette assurance, c'est que ses représentants continuaient à lui envoyer d'Allemagne des informations optimistes. Pouvait-il les vérifier ? On ne dit pas grand'chose du Souabe, écrivait le notaire Philippe ; on sait seulement qu'il a groupé quelques évêques, ceux de Worms, de Spire, le landgrave de Thuringe et d'autres comtes qui ne marchent pas de très bon cœur avec lui. Grâce à Dieu, le duc de Bohême, son meilleur soutien, l'évêque de Strasbourg et d'autres grands personnages, sont pour nous. Des gens de son propre conseil nous ont affirmé qu'il ne faisait aucun progrès et qu'il lui était impossible de rassembler une armée.

Cet agent de Rome était mal renseigné. La trahison, sans doute, faisait son œuvre autour de Philippe. Son propre chancelier, Conrad de Querfurt, évêque d'Hildesheim et de Würzburg, gagné à la cause guelfe, restait à ses côtés pour mieux servir l'ennemi. Mais, en dépit des défections, la grande majorité de la noblesse persistait à entourer celui qui personnifiait les aspirations nationales et la conception politique des Hohenstaufen. Le 8 septembre 1201, à Bamberg, dans une diète brillante, le parti souabe avait élaboré la rédaction d'un nouveau manifeste collectif que l'Allemagne indépendante opposait encore aux théories d'Innocent III et aux entreprises de ses légats. L'archevêque de Salzburg, le margrave d'Ostmark et l'abbé de Salem furent chargés de le porter à Rome (mai 1202).

II était conçu dans le même esprit que la déclaration de Spire et la complétait, mais avec un autre caractère et une plus haute portée. En face de l'ingérence romaine, on élevait une contradiction de principe et une revendication raisonnée des droits de la nation : œuvre de juriste, évidemment, mais contresignée par une assemblée politique. Archevêques de Brême et de Magdeburg, évêques de Worms, de Passau, de Ratisbonne, de Constance, d'Augsburg, d'Eichstätt, de Havelberg, de Brandeburg, de Meissen, de Nuremberg, de Bamberg, abbés de Fulda et de Hersfeld, roi de Bohême, ducs de Zâhringen, de Saxe, d'Autriche, de Styrie, de Méran, landgrave de Thuringe, margraves de Moravie, de Misnie, de Brandeburg, comtes d'Orlamund, de Somerschenburg, de Brehna, de Wettin, presque toute l'Allemagne, celle des clercs et celle des laïques, formait bloc pour endosser la responsabilité de la protestation et préparer la lutte.

Adressé au pape, ce manifeste débute fièrement : La raison se refuse à comprendre et la simplicité la plus obtuse à croire que le bouleversement du droit provienne du lieu même où siégeait jusqu'ici la justice. La conscience la plus endurcie et la plus perverse n'admettrait pas que l'iniquité naisse là où doit régner la sainteté. Cette ville de Rome, berceau des superstitions antiques, était devenue, par une disposition de la Providence et non du fait des hommes, la source de tout ce qui est bon et juste. Tout le monde doit prier pour qu'elle ne retourne pas à son premier état, pour que l'Oméga ne remonte pas jusqu'à l'Alpha. Non, il est impossible que la piété du Saint-Siège, que l'affection paternelle dont vous couvrez le monde chrétien, ait autorisé ce que nous voyons ! il ne se peut pas :que les actes de votre soi-disant légat, le seigneur' évêque de Palestrina, contraires à toute honnêteté et à toute justice, aient eu l'assentiment de votre admirable sagesse et celui du très saint collège des cardinaux. Qui a jamais entendu parler d'une pareille audace ? qui oserait affirmer qu'une telle présomption ait eu des précédents ? Où trouver quelque chose d'analogue dans la fable, dans l'histoire, dans un manuscrit quelconque ? Où avez-vous lu, souverain Pontife, où avez-vous entendu, Pères vénérés, cardinaux de l'Église universelle, que vos prédécesseurs se soient immiscés, par eux-mêmes ou par leurs mandataires, dans la désignation des souverains de l'Allemagne, qu'ils aient joué le rôle d'électeurs, ou qu'ils aient été appelés à juger les élections ?

Il fallait avoir une singulière assurance pour poser ainsi la question sur le terrain historique. Si les empereurs précédents ne s'étaient pas fait faute de créer des anti-papes, les papes qu'ils combattaient n'avaient-ils pas riposté en instituant des antirois ? N'importe ! Ces Gibelins sont tellement certains que l'histoire est pour eux qu'ils mettent Innocent III au défi de trouver une réponse. Ce sont les empereurs, disent-ils, qui avaient autrefois le droit d'exiger que toute élection de pape fût soumise à leur contrôle. Ils n'y ont renoncé, bénévolement, généreusement, que par esprit de piété et de respect pour l'Église. Et ils rappellent cette constitution de l'empereur Henri Ier : Nous défendons à nos mandataires d'invoquer un argument quelconque pour empêcher l'élection d'un pontife romain. — Un laïque a renoncé, par libéralisme, au privilège qui lui appartenait, et le successeur de saint. Pierre voudrait exercer une prérogative qu'il n'a jamais eue !

Mais, avant tout, les manifestants condamnent la procédure et les agissements du légat. De l'avis unanime des princes qui ont signé le présent acte, l'évêque de Palestrina a commis un abus de pouvoir et une illégalité en se mêlant de l'élection du roi des Romains. Et nous ne voyons pas de quel droit il a prétendu y jouer un rôle. Est-ce à titre d'électeur ? Mais s'il se présentait comme tel, pourquoi a-t-il nommé son candidat en l'absence de la plupart de ceux à qui appartenait l'élection ? C'est ainsi que le mensonge s'est substitué à la vérité et l'iniquité à la vertu. Comment a-t-il pu être assez injuste pour ne pas tenir compte du vote de la majorité des princes, majorité par le nombre, majorité aussi par l'importance des situations ?

Etait-il chargé seulement de juger nos opérations électorales ? Mais quand l'Allemagne se divise pour l'élection de son roi, il n'est pas de juge supérieur qui puisse lui imposer son verdict : c'est la volonté des électeurs qui, d'elle-même, doit résoudre le conflit. Et ici les légats de Philippe de Souabe proclament le principe, si peu reconnu et si mal appliqué au moyen âge, de la distinction du pouvoir religieux et du pouvoir civil. Jésus, l'homme Christ, le médiateur entre Dieu et l'humanité, a fait lui-même le départ des autorités et des offices. Il n'a pas voulu que le prêtre qui sert la Divinité s'immisçât dans les affaires du siècle et, réciproquement, qu'une puissance laïque pût intervenir dans les questions d'ordre religieux. Mais admettons que vous ayez le droit d'être juge. Même en ce cas, votre glaive se retournerait contre vous, car, en l'absence de l'une des parties, la sentence rendue par le tribunal n'a aucune valeur. Ainsi l'arrêt du légat qui institue Otton est nul de plein droit. Quelle force peut avoir une élection faite par une minorité, par des autorités de rang inférieur, en dehors de la partie adverse ? Et comment le cardinal a-t-il pu confirmer une élection qui légalement n'existait pas ? Pour avoir suivi une procédure aussi contraire à la justice, il est passible des peines que la discipline de l'Église vous commande de lui infliger.

Les protestataires affectent, on le voit, de ne pas s'en prendre directement à la personne du pape : sa bonne foi a été surprise ; ils n'en veulent qu'à son représentant. Nous vous déclarons, disent-ils pour finir, que, d'une seule voix et d'un consentement unanime, nous avons porté nos suffrages sur notre seigneur sérénissime, Philippe, roi des Romains, toujours Auguste. Nous vous garantissons fermement qu'il ne se soustraira pas à l'obédience de Rome. Sa piété ne peut que le rendre agréable à Dieu et à vous. Il aura pour Votre Sainteté un respect filial et sera pour l'Église un défenseur zélé. Nous vous prions donc de vouloir bien, en temps et lieu, lui donner l'onction royale comme vous y oblige votre fonction.

Innocent III aurait pu fulminer contre ces rebelles qui lui proposaient un candidat alors que son choix s'était porté sur un autre, et quel candidat ? celui-là même qu'il avait repoussé, en pleine connaissance de cause, après trois ans d'attente et de réflexion ! Mais avec l'Allemagne irritée et qui se cabre, sa diplomatie, ennemie de toute violence, veut garder les formes, peut-être même réserver l'avenir. Au lieu d'adresser sa réponse à l'ensemble des manifestants, il l'envoie seulement au duc de Zähringen, Bertold V. Et il a bien choisi le destinataire. Ce grand seigneur, ancien prétendant à l'Empire, ne s'était effacé que par force devant Philippe de Souabe : au fond, il le jalousait et ne désirait nullement que,sa puissance fût consacrée par l'Église. Tout en réfutant, avec le ton calme et posé du canoniste qui discute, la thèse contraire à la sienne, Innocent III tente une manœuvre habile : gagner le duc de Zähringen, diviser les princes, et les exciter contre le roi même qu'ils ont choisi.

Il résume d'abord, en termes précis, l'objection principale. Vous me dites que notre vénérable frère l'évêque de Palestrina, légat du Siège apostolique, ne peut avoir agi que comme électeur ou comme juge de l'élection. Électeur, il a mis sa faux dans une moisson qui n'était pas la sienne, et, en s'ingérant dans l'élection, il a lésé la liberté des princes. Juge, il a très mal jugé, en l'absence de la partie adverse ; elle n'avait pas été citée ; il n'aurait pas dû la condamner sans l'entendre. Certes, notre devoir apostolique nous oblige à rendre justice à chacun, et de même que nous ne tolérons pas qu'on usurpe notre droit, nous ne voulons pas empiéter non plus sur celui des princes. Nous reconnaissons qu'ils ont le pouvoir d'élire le roi destiné à l'Empire, du moins ceux qui sont investis de ce pouvoir légalement et par une tradition ancienne. Nous en convenons d'autant mieux qu'ils tiennent ce droit de la papauté ; car c'est le siège apostolique qui a transféré l'empire des Grecs aux Allemands dans la personne de Charlemagne. Mais les princes sont obligés aussi d'avouer que nous avons, nous, le droit d'examiner la personne élue comme roi. N'est-ce pas nous qui sommes chargés d'oindre cet élu, de le sacrer et de le couronner ? Or, c'est une règle générale, absolue, que l'examen de la personne appartient à celui qui doit en être le consécrateur. Voyons ! si les princes s'accordaient pour élire un sacrilège, un excommunié, un tyran, un fou, un hérétique, un païen, est-ce que nous serions tenu d'oindre, de sacrer et de couronner un pareil élu ?

La question de principe est ainsi résolue : le pape peut intervenir dans l'élection à titre d'examinateur. Il n'a pas le droit d'être juge des circonstances et de la validité de l'élection, mais il a le droit d'apprécier la capacité de l'élu. Si celui-ci lui paraît indigne de la couronne, il le repousse. Or, s'attribuer le contrôle souverain de l'éligibilité, n'est-cc pas se faire, d'une certaine manière, le maître de l'élection ? Innocent III, il est vrai, définit les catégories de personnes qu'il considère comme inéligibles ; mais en y plaçant les tyrans, terme vague, et surtout les excommuniés, allusion directe à Philippe de Souabe, ne supprime-t-il pas à son profit cette liberté électorale qu'il prétend être le premier à respecter ? L'Église du moyen âge prodiguant l'excommunication au point qu'il n'y avait pas, au XIIe et au XIIIe siècle, un roi ou un baron qui n'eût été anathématisé au moins une fois, comment ne pas reconnaître que le pape s'arrogeait par là un véto absolu sur les élections qui ne lui plaisaient pas ?

Non seulement Innocent appuie son intervention sur cette base trop étroite, mais il développe les conséquences du principe qu'il vient de poser ; il défend les actes de son légat contre ceux qui les incriminent. L'évêque de Palestrina n'a pas agi à titre d'électeur : il n'a fait élire et n'a élu personne. Il ne s'est pas non plus porté juge de l'élection, puisqu'il n'a confirmé ou désapprouvé aucune des deux élections faites. Il n'a donc ni entravé ni diminué le droit des princes. Tout au plus a-t-il fait fonction de dénonciateur en proclamant indigne la personne du duc de Souabe et apte à la royauté celle d'Otton. C'est la situation des élus qu'il a considérée, non l'œuvre du corps électoral. Sur quoi, le pape renouvelle contre Philippe excommunié et contre la race de persécuteurs et de tyrans qui est la sienne, le réquisitoire habituel, et il invoque avec force l'argument qu'il croit le plus Propre à lui aliéner l'esprit des princes. Si Philippe succède à Henri, l'empire devient héréditaire ; et ne prendre pour empereurs que des membres de cette famille, c'est enlever injustement tout espoir de régner aux grands de l'Allemagne qui peuvent rivaliser de noblesse et de puissance avec le Souabe. Le duc de Zähringen et ses amis doivent renoncer à soutenir Philippe : car le pape ne déviera pas, ni à présent ni jamais, de la ligne de conduite qu'il s'est tracée. Le serment qu'on a prêté au duc de Souabe, dit-il en terminant, ne compte pas, puisqu'il n'est pas reconnu comme roi par l'Église. C'est autour d'Otton qu'il faut se grouper, pour Otton qu'il faut lutter avec la plus constante énergie. Ceux qui se rendront immédiatement à son appel bénéficieront ainsi les premiers de ses faveurs, et la bienveillance de Rome ne leur fera pas défaut.

L'adhésion solennelle d'Innocent III au parti guelfe n'avait pas indigné que les Allemands : elle lui valut une lettre de Philippe-Auguste dont la forme cassante et presque brutale pouvait faire perdre patience au mieux équilibré des diplomates. Le fils aîné de l'Église continue à parler au pape du ton que prennent les chevaliers des chansons de geste pour morigéner leurs chapelains. Je m'étonne beaucoup que vous cherchiez, par tous les moyens, à faire empereur ce roi Otton que Votre Paternité sait très bien avoir été illégalement élu. Elle n'ignore pourtant pas que cet homme et sa famille ont toujours été les ennemis du royaume de France. Dans la plupart de vos lettres vous affectez de nous répéter que notre honneur et nos intérêts vous sont chers, et voilà que vous voulez placer au-dessus de nous un homme dont l'entourage nous a toujours été hostile ! Le gouvernement de la France n'a rien fait pour que Votre Sainteté et l'Église romaine en agissent de la sorte avec lui. Sachez bien que l'élévation d'Otton, à laquelle vous travaillez sans avoir suffisamment réfléchi, serait non seulement une injure gratuite à notre royauté, mais un outrage pour tous les souverains catholiques. J'ai toléré patiemment les mauvais procédés dont ma personne seule avait à souffrir[6], mais s'il s'agit de choses qui touchent mon honneur de roi et tendent manifestement à léser les intérêts de mon État, cela, je ne pourrai le supporter. Si vous persévérez dans votre dessein, je nie verrai obligé de prendre, en temps et lieu, les mesures que les circonstances exigeront.

Innocent III ne prit pas la peine de relever une menace qui, sans doute, l'inquiétait peu : toujours maître de lui, il répond, une fois de plus, à Philippe-Auguste, avec la modération et la bienveillance affectueuse qu'on retrouve dans toutes ses lettres au roi de France. En attestant son dévouement spécial à l'État français, il expose de nouveau les raisons qui lui ont fait rejeter le Souabe et accepter son compétiteur. Il garantit au Capétien que le roi guelfe, dans sa conduite avec la France, ne puisera ses inspirations qu'à Rome. Il est de ton intérêt, ajoute-t-il, de traiter avec Otton et d'abandonner l'alliance du duc de Souabe. Ce dernier ne parviendra jamais à l'Empire ; et si, par hasard, il y parvenait, la France en pâtirait la première. Suppose qu'il devienne roi de Sicile et empereur : exalté d'ivresse orgueilleuse, il viserait alors à subjuguer ton propre royaume. Rappelle-toi que son frère, l'empereur Henri, avait déclaré l'intention de te contraindre à lui prêter serment de vassalité ; et lorsque tu es revenu de l'erre Sainte, à ton passage en Lombardie, tu as failli être victime de ses embûches. Garde-toi donc de pactiser avec cette famille d'ennemis perfides et ne te flatte pas de les amadouer. Les tigres ne s'apprivoisent pas.

Bête féroce, l'aimable et doux jeune homme qu'a chanté Walther de la Vogelweide ! Le vocabulaire de la passion politique est bien le même dans tous les temps.

Le roi de France ne fut nullement ému du danger qu'on lui signalait. Il n'avait jamais pardonné à Otton de Brunswick les actes d'hostilité que ce neveu de Richard Cœur de Lion s'était permis en terre française, alors qu'investi du comté de Poitou il guerroyait avec son oncle. Une anecdote du chroniqueur Arnold de Lubeck exprime tout au moins l'antipathie irréductible pie le Capétien avait pour le Guelfe. Au moment où l'archevêque de Cologne et les nobles du Rhin 'offrirent la royauté à Otton, celui-ci traversa le territoire français avec un sauf-conduit de Philippe-Auguste et les deux princes eurent une entrevue. Après les salutations mutuelles : J'ai appris, dit le roi de France, qu'on vous appelait à l'Empire !C'est la vérité, répondit Otton, mais ma route est dans les mains de Dieu. — Ne vous imaginez pas, reprit Philippe, que vous y parviendrez jamais. Si les peuples de Saxe s'entendent seulement pour vous nommer roi, vous nie donnerez ce beau cheval que vous avez là et que j'ambitionne. Et quand l'Allemagne entière sera pour vous, je vous ferai cadeau, moi, des trois meilleures villes de mon royaume : Paris, Étampes et Orléans.

Le pape n'était pas facile à décourager. Quand les princes d'Allemagne, dit-il encore à Philippe-Auguste, sauront, par leurs envoyés, combien notre intention est pure et notre résolution ferme, et qu'ils verront sous leur vrai jour les choses qu'on leur a dénaturées et travesties, ils obéiront à nos ordres. Tous abandonneront le duc de Souabe pour se grouper autour d'Otton. Or la chronique d'Ursberg nous apprend comment la réplique d'Innocent III au manifeste de Bamberg fut accueillie dans le camp gibelin. Un moine fait ici la leçon au pape. Innocent a tout essayé pour écarter Philippe du trône impérial : il lui a reproché les méfaits de son frère et de ses parents. En quoi nous dirons, sauf le respect dû au siège apostolique, qu'il ne nous paraît pas avoir jugé selon l'équité. Le Seigneur a déclaré, par la bouche de son prophète, que les fautes des pères ne devaient pas retomber sur les fils, à plus forte raison les fautes des frères. Dans une certaine lettre adressée à Bertold, duc de Zähringen, le pape a entassé beaucoup d'absurdités et quelques faussetés. II lui a reproché d'être excommunié et a opposé à ceux qui l'avaient élu des objections qui ne tiennent pas debout.

Le malentendu était si profond et les principes qui séparaient Rome de l'opposition allemande si peu conciliables que les arguments émis des deux parts n'avaient aucune chance d'être acceptés ni même compris. Qu'importaient aux princes les démonstrations juridiques ou la menace des foudres d'Église ? Seule la force des armes, et aussi la surenchère des cadeaux et des promesses, pouvait modifier leur opinion.

Pour triompher de Philippe de Souabe, Otton devait rechercher les succès militaires qui jusqu'ici lui avaient fait défaut, et, par des libéralités bien placées, retenir ses partisans de la première heure et attirer ceux de son rival. De leur côté, Innocent et ses légats soumettraient l'Église allemande, en majorité hostile, à un régime de terreur qui l'obligerait à changer de voie. Et en effet, dans la double campagne des années 1202 et 1203, pendant que le cardinal Gui de Palestrina excommunie les évêques rebelles, les chasse de leurs sièges et leur substitue ses créatures, l'élu de la papauté travaille énergiquement à reprendre l'avantage sur l'ennemi. Afin d'avoir les mains libres dans l'Allemagne du Nord, il s'allie avec le roi de Danemark, maîtrise ou achète peu à peu tout ce qui s'y trouve de gibelins, traite avec Jean Sans Terre (sept. 1202) et réussit même, en 1203, à détacher de Philippe de Souabe deux clients d'importance, le landgrave de Thuringe et le roi de Bohême. En vain, le Staufen accourt, envahit la Thuringe : après avoir subi plusieurs échecs, il est obligé de se retirer. Otton IV, victorieux sur la Saale, sur l'Elbe, sur le Rhin, obéi même dans les villes du Mein et du Neckar, semble approcher du moment où la majorité de l'Allemagne, ralliée à sa cause, lui permettra de songer au voyage de Rome, le but suprême de l'ambition d'un César germain.

On a prétendu que, dans cette lutte très vive, Innocent III n'a pas soutenu son candidat autant qu'il aurait dé et qu'il a paru le faire. II aurait ménagé certains ennemis d'Otton, retenu ses légats au lieu de les exciter, bref, empêché le Guelfe de pousser trop à fond son succès. Tout en ayant l'air de le patronner sans réserve, il aurait agi de façon à tenir la balance à peu près égale entre les deux partis et à perpétuer ainsi l'agitation dont son pouvoir profitait. Sonder les reins et les cœurs, comme dit l'Écriture, est difficile : mais on peut douter que le pape ait joué cette partie double. Le témoignage de ses propres lettres, pendant les trois années de la belliqueuse mission de son légat d'Allemagne (1201-1203), est péremptoire. Il a tenté tous les moyens de rendre complète et rapide la victoire de celui qu'il avait proclamé roi. Il a secondé, encouragé les combattants, et pris part lui-même au combat avec une ardeur qui ne pouvait être feinte et ne s'est jamais démentie.

Otton de Brunswick, brave soldat, mais téméraire et facile à démoraliser, ne manœuvrait pas toujours avec adresse. Innocent III, mentor infatigable, lui donne les meilleurs conseils. Sois persévérant, sois ferme, sois prudent. Ne va pas risquer, en une seule bataille, le tout pour le tout, et surtout n'expose pas ta vie sans raison. Il faut savoir attendre et patienter : une telle affaire ne peut se terminer en un jour. Efforce-toi, par l'appât des récompenses et des promesses, de gagner ceux qui te sont hostiles et de garder la fidélité des tiens. On le félicite sans cesse des succès acquis, mais on le supplie de ne rien négliger pour en obtenir de nouveaux. Surtout, continue le pape, n'écoute pas ceux qui voudraient nous diviser et insinuent que nous sommes disposé à nous tourner vers l'autre camp. Si nous avions voulu le faire, ce n'est pas maintenant que nos affaires sont en bonne voie, que nous irions nous déjuger. Nous aurions choisi Philippe dès le début de la crise, et s'il nous avait eu alors avec lui, non seulement ta cause n'aurait pu prévaloir, mais tu n'aurais pu te maintenir un seul instant devant sa face. Innocent avouait ainsi une fois de plus que sa politique n'avait pas été celle d'un ministre de paix, mais il disait la vérité.

Otton est le premier à la reconnaître ; il ne ménage pas, dans ses lettres à Rome, l'expression de sa gratitude : il déclare qu'il doit tout à celui qui a reconnu son titre de roi. Quant au cardinal de Palestrina, jeté dans la mêlée pour y être l'instrument des rigueurs du chef de l'Église, il a besoin, lui aussi, d'être réconforté et protégé contre la haine des opposants. Innocent relève son courage et l'exhorte à tenir bon jusqu'à la victoire finale.

Le légat, à qui ses instructions commandaient de ne pas exploiter jusqu'à l'abus les pays où il faisait séjour, se plaint de n'avoir pas de ressources. Emprunte une somme raisonnable, lui écrit le pape, nous la rembourserons en temps voulu. Et il invite les évêques de Metz et de Cambrai à payer, en espèces, à son mandataire une taxe équivalente à la procuration qu'ils lui doivent. En fournissant les moyens de vivre à l'homme chargé de cette lourde tâche, Innocent lui indique avec soin la ligne politique qu'il doit suivre pour s'en acquitter avec succès. Qu'il se montre surtout modéré dans la répression. Ne sévis pas partout à la fois. Sans doute, frapper les rebelles est nécessaire : mais il ne faut pas que la corde qui doit lier et délier les âmes soit trop tendue. Agis tantôt avec rigueur, tantôt avec indulgence, le plus souvent entre les deux. De la prudence et de la discrétion !

En Allemagne comme partout, le pape tempérait le zèle excessif de ses agents, quelquefois même le désavouait : mais il n'a jamais cessé d'approuver les actes de Gui de Palestrina et de le défendre contre ses ennemis. Il le rassure, en lui transmettant les bonnes nouvelles qui lui viennent d'Italie. Tout va bien pour nous en Sicile. La ville de Rome est entièrement entre nos mains. Il lui recommande enfin d'écrire toujours la vérité exacte et de ne pas oublier de dater ses lettres du lieu et du jour, pour que nous puissions nous reconnaître dans la suite des événements.

Guider les deux protagonistes de l'action, le roi guelfe et le cardinal romain, n'est pas tout : il faut stimuler aussi les acteurs secondaires. Les lettres pontificales pleuvent dans les deux camps.

Au duc de Brabant, le futur beau-père d'Otton, Innocent reproche encore de ne pas presser le mariage, de se montrer tiède pour l'affaire de son gendre. Il écrit quatre fois à l'archevêque de Cologne, Adolphe d'Altena, dont il pressent la défection prochaine, pour l'engager à seconder Otton de tout son pouvoir. Après avoir créé sa candidature, l'avoir élu et couronné, comment cet archevêque ne voudrait-il pas achever son œuvre, que la papauté n'a fait que reprendre ? Impossible qu'il médite de se donner à lui-même un démenti-aussi déshonorant ! Du côté gibelin, Innocent essaye de démontrer aux ducs de Saxe, de Zähringen, d'Autriche, de Bavière et de Moravie, qu'il est dangereux pour eux de rester attachés à Philippe de Souabe. Il ne peut pas être roi et ne le sera jamais. Son parti décline tous les jours. Qu'attendez-vous pour vous rallier à Otton dont le succès devient irrésistible ? Son langage est beaucoup plus vif avec les prélats rebelles. Aux évêques de Passau et de Spire, aux archevêques de Trèves, de Besançon, de Tarentaise, de Magdeburg, partisans obstinés du Hohenstaufen, qui empêchent les lettres du pape de pénétrer dans leurs diocèses, emprisonnent ou pendent ses courriers, il reproche amèrement leur désobéissance, leur fidélité à la dynastie maudite, et les menace, s'ils ne viennent pas se justifier à Rome, de les suspendre et de les excommunier.

Des circulaires, adressées du Latran à tous les princes laïques et ecclésiastiques, les mettent en garde contre d'indignes manœuvres. On a fait courir le bruit qu'Innocent était mort, qu'un pape nominé Clément l'avait remplacé ! Des faussaires ont fabriqué des lettres où il est censé atténuer ou désapprouver les actes de son légat, où les cardinaux apparaissent, sur la question allemande, en complet désaccord avec leur chef ! Et certains évêques, ceux de Passau, de Freising, d'Eichstätt, se sont autorisés de ces faux pour refuser d'embrasser la cause guelfe ou même pour remettre en question tous les actes de l'autorité romaine, notamment ce qu'elle a fait à Mayence où elle a nommé d'office un archevêque favorable à Otton. Le pape fulmine contre les faussaires, contre les prélats coupables d'usage de faux : il déclare qu'il ne déviera pas de la route qu'il s'est tracée, que sa résolution est inébranlable. Pour édifier l'Allemagne, il lui envoie une lettre collective signée de tous les cardinaux. Le sacré collège affirme qu'il n'a jamais cessé d'être en pleine communion d'idées avec celui qui dirige le monde chrétien et qui a le ferme dessein de porter Otton à l'empire.

Le travail inlassable d'Innocent III s'applique aussi à l'Italie. Il écrit aux archevêques, aux évêques, aux recteurs, aux podestats, en particulier aux nobles de Lombardie et à la grande cité de Milan, pour les inviter à reconnaître Otton. Dans cette question de l'Empire, tous les Italiens du Nord devraient contribuer activement au succès de la grande entreprise : le pape leur demande le conseil et l'aide, l'appui politique et l'argent. Passe encore pour l'adhésion platonique au parti guelfe ; mais le subventionner ! Les Italiens font la sourde oreille, temporisent, opposent aux agents du pape la force d'inertie. Innocent les blâme vivement de leur tiédeur, leur raconte ce qui s'est passé en Allemagne, les succès d'Otton, le recul de Philippe. Ils ont donc oublié ce que Frédéric Barberousse et Henri VI ont fait autrefois de la Lombardie ? Bref, le chef de l'Église s'agite, se multiplie, épuise, en faveur de son candidat, toutes les ressources de son énergie et de sa parole. Caresses, menaces, rigueurs, aucun moyen de persuasion ou de contrainte n'est négligé. Comment ne pas croire à la sincérité de tant d'efforts ? et pourquoi supposer que cet énorme labeur de trois années ne fut que l'effet d'une comédie ?

L'avenir montrera seulement qu'ion l'accomplissait en pure perte : même à un pape du moyen âge, il n'était pas facile d'amener une nation à changer de voie et encore moins de la violenter.

 

 

 



[1] Pacem... que fovendo ilium posset de facili provenire.

[2] L'original de la promesse de 1201 n'a pas été, jusqu'ici, retrouvé au Vatican. Nous n'en possédons que des copies, et notamment celle qui figure dans un des registres d'Innocent III.

[3] In odium ecclesie romane.

[4] Melius solidari, c'est lui-même qui emploie cette expression.

[5] In regem recipimus.

[6] Allusion aux résistances de la curie dans l'affaire d'Ingeburge.