INNOCENT III

LA CROISADE DES ALBIGEOIS

 

CHAPITRE V. — LES TENTATIVES DE RÉACTION.

 

 

L'intervention du roi Pierre II. — Entente du pape et de l'Aragonais pour clore la croisade. — Les légats encore désavoués. — La solution du pape et le referendum languedocien. — Le concile de Lavaur. — Plaidoyer de Pierre II et réplique du légat. — Pression du parti intransigeant : volte-face d'Innocent III. — La bataille de Muret et ses conséquences immédiates. — Nouveau revirement du pape : la légation de Pierre de Bénévent. — Le pèlerinage du prince Louis de France. Simon de Montfort et Amant - Amalric en concurrence à Narbonne. — Les débats du concile de Latran. — Dénouement du drame albigeois.

 

Dès que les consciences commencèrent à regretter l'allure profane que prenait cette œuvre de Dieu, une réaction se produisit. Les modérés pensaient qu'on avait versé assez de sang et gagné assez de terre. Philippe Auguste se plaignit qu'on disposât, sans son aveu, de cette province française qui était son fief. Il rappela au pape que le souverain de la France entière pouvait seul, en cas de confiscation, régler le sort d'une aussi vaste baronnie. Innocent dut le rassurer, affirmer qu'il avait donné aux légats des instructions propres à sauvegarder l'honneur et les intérêts du royaume. Mais déjà les catholiques du Midi eux-mêmes trouvaient le poids de l'invasion bien lourd.

Le premier symptôme inquiétant pour les chefs de la croisade fut l'émeute de Narbonne, le crime des Narbonnais, comme l'appelle le moine de Cernai, dont l'indignation se donne carrière. Hostile à cette cité cosmopolite où synagogues et mosquées se dressaient comme pour braver les églises, il traite les gens de Narbonne de scélérats, homines pessimi. Au fond, dit-il, ils n'ont jamais aimé l'affaire du Christ. Que s'était-il donc passé ?

Un jour, le frère de Simon, Gui de Montfort, et le fils même du conquérant, Amauri, arrivent à Narbonne. Ce dernier, un enfant, eut la curiosité de vouloir entrer dans le palais du vicomte Aimeri, bâtiment très vieux et presque inhabité. Comme il essayait d'ouvrir une fenêtre, les volets, vermoulus, cédèrent sous sa main et tombèrent. Effrayé, Amauri revint vite dans la maison des Templiers, où il logeait. Au même moment, son oncle Gui se trouvait dans l'archevêché, formidable demeure dont l'énorme donjon carré, flanqué de tourelles aux quatre angles, domine encore aujourd'hui la ville. Tout à coup un tumulte s'élève, le peuple s'assemble, le bruit court que le fils de Simon de Montfort a voulu forcer la demeure vicomtale, violer la liberté de la commune. Les bourgeois armés s'apprêtent à envahir la maison du Temple ; Amauri se retranche au fond d'une tour ; on l'y assiège. D'autres Narbonnais massacrent les Français qu'ils trouvent dans les rues : deux écuyers de Montfort sont égorgés. Gui n'osait plus sortir du palais de l'archevêque. Cependant un bourgeois ayant fait honte à ses concitoyens de s'acharner après un enfant, l'émeute s'apaisa et le fils de Simon put sain et sauf rejoindre son père. Mais l'incident prouve que les grandes communes du Midi supportaient à peine les envahisseurs et que les haines de race persistaient.

On devine quels sentiments animaient les villes qui, comme Toulouse, avaient jusqu'ici échappé au conquérant. C'est alors (1212) que les Toulousains adressèrent à Pierre II le long récit de leurs tribulations et implorèrent son secours. Ils le supplient d'ajouter foi à leur témoignage et de ne pas prêter l'oreille aux calomnies de leurs adversaires. Ils sont prêts à satisfaire l'Église pour tout ce qui est conforme au droit. Ce qu'on a fait déjà contre le comte Raimon et sa capitale, et ce qu'on projette encore, est une menace directe aux autres princes et aux autres cités du Languedoc : le même sort, et bien pire, les attend tous. Et l'appel des Toulousains, ces fils de la Rome des Césars, se termine par une réminiscence classique : Nam tua res agitur, paries cum proximus ardet. L'intervention de l'Aragonais auprès du pape, auprès des légats et, en cas d'insuccès, sa déclaration de guerre aux croisés, telle était, pour le parti de l'indépendance, l'unique chance de salut. Raimon VI alla la chercher en Aragon.

Jusqu'alors le souverain de Barcelone et de Saragosse n'avait fait aux légats et à Montfort qu'une opposition indirecte, timide, dénuée de franchise. Pour lui-même, comme pour l'issue de la croisade, rien de plus grave que son apparition décisive sur la scène du drame albigeois. Il pouvait sembler étrange que le prince catholique et romain par excellence, l'adversaire acharné des Sarrasins d'Espagne, l'homme qui venait de sauver la chrétienté (au moins tout l'Occident le croyait) à Las Nàvas de Tolosa, devînt tout à coup le complice des hérétiques et le champion des excommuniés. Aussi avec quelle insistance la Chronique des comtes de Barcelone essaie de justifier Pierre II sur ce point délicat ! A deux reprises, elle affirme que c'est pour obéir au pape et pour empêcher sa sœur et sa fille (la femme et la bru du comte de Toulouse) d'être déshéritées par les croisés, qu'il s'est décidé à se mettre en avant. C'est la seule raison qui l'a déterminé : il n'y en a pas d'autres ; il ne voulait pas le moins du monde venir en aide aux infidèles ou aux ennemis de la religion, car c'était un catholique zélé et sans reproche devant Dieu. Le chroniqueur oublie les visées politiques du roi d'Aragon sur le Languedoc et la Provence. Par ses affinités de famille, de relations et de culture, il était le défenseur naturel de l'indépendance et de la nationalité du Midi. Allait-il souffrir jusqu'au bout que l'étranger (et au moyen âge, l'étranger, c'est l'ennemi) le dépossédât de ses espérances et de ses droits ?

Pierre II se rend donc à Toulouse, que Raimon VI avait placée sous sa protection. Il y établit lui-même un gouverneur, croyant sans doute que cette soumission de la grande cité à une royauté catholique forcerait les croisés à la respecter. Puis, comme l'essentiel était de gagner le pape et de pouvoir l'opposer aux légats, il envoie une ambassade à Rome avec des- instructions précises. Entre ses délégués et les agents de Simon de Montfort la lutte s'engage, très vive, devant la curie. Mais l'Aragonais a choisi l'heure favorable. Innocent III avait une dette à payer au vainqueur des Almoravides ; et d'ailleurs, par conviction ou par calcul, il se trou-tait disposé maintenant à patronner la réaction.

Vers la fin de l'été de 1212, Arnaut-Amalric et l'évêque d'Uzès recevaient une lettre de Rome qui tendait à remettre toute l'affaire des Albigeois en suspens. Au moment où les ennemis de Raimon VI croyaient toucher au but et saisir la proie, on les obligeait à reculer.

Le comte de Toulouse, écrivait le pape, s'est trouvé en faute contre Dieu et contre l'Église. Il a désobéi à nos légats. Ils l'ont excommunié et déclaré déchu de ses droits, pour voir si la rigueur du châtiment ne le ferait pas rentrer en lui-même. Il a perdu ainsi déjà une grande partie de sa terre. Toutefois, il n'a pas encore été convaincu d'hérésie, ni de participation au meurtre de Pierre de Castelnau : on n'a contre lui que des suspicions graves. C'est pourquoi nous avions décrété que s'il était l'objet d'une accusation légale, il serait autorisé à se disculper dans la forme prescrite par nos instructions, et nous nous réservions le droit de prononcer l'arrêt définitif. Or, nos mandataires n'ont pas encore procédé à cette justification. Nous ne voyons donc pas par quel moyen nous pourrions transférer son fief à un autre. Si, au sujet de cette affaire, la procédure n'a pas été conforme à celle que prescrivait notre mandement, tout arrêt rendu contre lui, dans ces conditions, devrait être considéré, sans le moindre doute, comme nul et non avenu.

Autant dire que les opérations des légats à Saint-Gilles, à Narbonne, à Montpellier, n'avaient aucune valeur en droit. D'ailleurs, Innocent invoque une autre considération : Nous ne voudrions pas surtout avoir l'air d'extorquer au comte Raimon, par ruse, les châteaux placés sous notre main en garantie de ses promesses. L'Apôtre nous ordonne d'éviter le mal et jusqu'aux apparences du mal.

L'argumentation du pape ne condamnait pas seulement les légats : elle contenait un mot, jeté incidemment, qui était redoutable pour les partisans de Montfort. Non content de déclarer que le comte ne pouvait être exproprié de son fief, à moins que sa déchéance légale n'eût été prononcée, Innocent ajoute qu'il faudrait aussi qu'on eût publié celle de ses héritiers[1]. En d'autres termes, l'indignité est personnelle : on peut proscrire le comte, mais pourquoi dépouiller sa dynastie ? Rien n'empêchait de garder, pour le jeune Raimon VII, les terres et le titre féodal qu'avait possédés Raimon VI. Le pape affirme donc à Arnaut-Amalric et à son conseiller, qu'il n'y a pas encore lieu d'accéder à la demande faite par eux de transférer à un autre le domaine du comte de Toulouse. Simon de Montfort pouvait attendre.

La lettre pontificale se termine par des ordres précis. L'affaire de la justification du comte devra être définitivement réglée : c'est l'évêque de Riez et maître Thédise qui ont mission de conduire cette procédure dans les formes prescrites par la cour de Rome. S'il arrive que le comte, par sa faute, ne se justifie pas, il faudra lui déclarer en public que le Saint-Siège prendra les mesures conformes à l'intérêt de la paix et de la foi. Mais Innocent veut que ses légats lui écrivent désormais toute la vérité et rien que la vérité. Dans une lettre spécialement, adressée à l'évêque de Riez et à Thédise, il ajoute, pour leur prouver qu'il n'a pas été dupe, ce post-scriptum désagréable : Agissez de façon à ne plus montrer, dans l'exécution de mes ordres, la tiédeur et la lenteur que vous y avez mises, nous a-t-on dit, jusqu'à présent.

Cependant les ambassadeurs du roi d'Aragon, arrivés à Rome, trouvèrent la curie si bien disposée qu'ils n'eurent pas de peine à exécuter leur mandat. Empêcher la souveraineté et la propriété du fief toulousain d'échoir à Simon de Montfort, prévenir la ruine totale des barons du Midi, arrêter le flot des envahisseurs du Nord, telle fut la triple base de l'entente conclue entre Innocent III et Pierre II.

Le 15 janvier 1213, le pape signifiait au chef militaire de la croisade une première injonction qui était, pour lui, de fâcheux augure. On le rappelait à la légalité, à l'exacte observation de ses devoirs de vassal. Lorsque sur nos instances, l'illustre roi d'Aragon t'a concédé en fief la vicomté de Béziers et de Carcassonne, tu as proposé toi-même avec empressement de t'acquitter de tous les services que les vicomtes rendaient d'habitude à leur seigneur. Nous avions en effet l'intention d'obliger le feudataire du roi, quel qu'il fût, à respecter le contrat féodal. Tu ne dois donc pas te dérober aux charges qu'entraîne pour toi l'acquisition de cette seigneurie. En acceptant la propriété du fief, tu as souscrit d'avance aux obligations dont il est grevé. Nous t'invitons, par ce mandement apostolique, à servir le roi d'Aragon comme le faisaient tes prédécesseurs. Certes, nous t'aimons beaucoup en Dieu, mais nous ne devons ni ne voulons te favoriser au détriment du roi, ton suzerain.

Le même jour, Innocent III expédiait à l'autre directeur de la guerre sainte, à l'archevêque de Narbonne, un ordre qui dut profondément surprendre et indigner tout le parti de l'action à outrance. On déclarait close la croisade des Albigeois ! Le légat devait cesser de la prêcher et passer à un autre exercice ! Des renards détruisaient dans le Languedoc la vigne du Seigneur ; on les a capturés. Par la grâce de Dieu et la vertu des opérations de guerre, l'affaire de la foi a pris fin, en ce pays, avec un succès très suffisant[2]. Aujourd'hui, il s'agit de parer à un danger plus redoutable, et c'est de ce côté que doit se tourner désormais l'activité des peuples croyants. Nous apprenons que les Sarrasins d'Espagne font de nouveaux préparatifs de guerre pour venger la défaite si grave que les chrétiens et le Christ lui ; même viennent de leur infliger. D'autre part, la Terre Sainte, cet héritage du Seigneur qui a tant besoin d'être secouru, réclame aussi, avec impatience, l'aide de la chrétienté entière. Notre intérêt même nous commande de ne pas diviser nos ressources et nos forces. Nous pourrons d'autant mieux lutter contre la perfidie de la gent sarrasine, que nous serons moins absorbés par d'autres préoccupations. En conséquence nous engageons ta fraternité à s'entendre avec notre très cher fils en Christ, l'illustre roi d'Aragon, et avec les comtes, barons et autres personnes avisées dont l'aide te paraîtra nécessaire, pour arrêter des conventions de trêve et de paix. Applique-toi avec zèle à pacifier tout le Languedoc ; cesse de provoquer le peuple chrétien à la guerre contre l'hérésie et ne le fatigue plus par la prédication des indulgences que le siège apostolique a promises autrefois pour cet objet.

Si l'on pouvait avoir quelque doute sur les intentions du pape, deux nouvelles bulles, écrites au Latran le 17 et le 18 janvier, suffiraient à le dissiper. Elles mettaient Montfort et les légats en demeure de terminer au plus tôt l'affaire d'Albigeois, d'en finir avec la conquête. Tout en affectant de reproduire d'abord les griefs des envoyés de Pierre II contre Simon de Montfort, Innocent III en vient à les prendre à son compte. Il accuse cet ambitieux de n'avoir travaillé que pour lui, sous prétexte de sauver la foi.

Au dire des messagers de l'illustre Pierre, roi d'Aragon, tu as tourné contre les catholiques les armes exclusivement destinées à la répression de l'hérésie. Les forces de la croisade t'ont servi à répandre le sang du juste et à léser les innocents. Tu t'es emparé, au détriment du roi, des terres de ses vassaux, le comte de Comminges et le vicomte Gaston de Béarn. Or il n'y a pas d'hérétiques sur leurs domaines : jamais les habitants de ces fiefs n'ont encouru ce soupçon d'infamie. En exigeant des hommes de ces territoires le serment de fidélité et en les y laissant, tu as avoué implicitement qu'ils étaient catholiques. Car s'ils ne l'étaient pas, du moment que tu ne les expulses pas de leur terre et que tu prétends en être le détenteur légitime, tu serais toi-même un fauteur d'hérésie. Le roi d'Aragon se plaint en outre qu'au moment où il se battait contre les Sarrasins et versait son sang pour la cause de Dieu, tu as pris les biens de ses vassaux et montré d'autant plus d'ardeur à les opprimer, qu'il n'était plus là pour les défendre. Aujourd'hui le roi se prépare à conduire en Espagne une nouvelle expédition ; mais il ne peut le faire que s'il n'est pas attaqué chez lui. Il demande donc que le siège apostolique lui fasse restituer les domaines de son ressort féodal qui lui ont été injustement enlevés. Nous ne voulons pas qu'il soit lésé dans ses droits et qu'on l'empêche de donner suite à son projet. En conséquence nous invitons ta noblesse à restituer ces terres au roi d'Aragon et à ses vassaux. Il ne faut pas qu'en détenant illégalement ce qui leur appartient, tu paraisses avoir servi tes intérêts particuliers et non la cause générale de l'Église et de la religion.

Simon de Montfort tenu de rendre ce qu'il avait pris ! ses opérations de guerres déclarées illégales ! Innocent III condamnait la croisade dans la personne du chef de l'armée. Mais les directeurs religieux de l'entreprise allaient aussi avoir leur tour. Dès les premiers mots de la lettre adressée aux trois légats, Arnaut-Amalric, Riez et Thédise, le blâme est formel. Il est nécessaire sans doute que la main du chirurgien enlève les parties gangrenées pour que l'inflammation ne se communique pas au reste du corps : mais il doit agir avec précaution et de manière à ne pas entamer les parties saines. Et alors, tout en paraissant encore ne reproduire que les allégations des Aragonais, le pape accable ses mandataires du reproche d'avoir excédé leurs pouvoirs.

Arnaut-Amalric est pris vivement à partie. Toi, mon frère l'archevêque, avec le concours du noble homme Simon de Montfort, tu as lancé les croisés sur la terre du comte de Toulouse. Non seulement vous vous êtes saisis des domaines où habitaient les hérétiques, mais vous avez porté vos mains avides sur les terres où l'hérésie n'existait pas. De plus, comme vous en accuse encore le roi d'Aragon, vous avez poussé l'usurpation, contre toute justice, jusqu'à ne laisser au comte Raimon que la cité de Toulouse et le château de Montauban. Il est coupable, soit : mais la justice exige qu'on ne soit puni que pour les fautes qu'on a commises et que le châtiment ne dépasse pas le délit. C'est pourquoi le roi d'Aragon nous demande que le comté de Toulouse soit réservé au fils du comte, un enfant qui n'a jamais été, et, par la grâce de Dieu, ne sera jamais coupable d'hérésie ; ce roi s'engage d'ailleurs à prendre sous sa garde, pour tout le temps que nous voudrons, le comté de Toulouse et le fils de Raimon. Il sera élevé, par ses soins, dans l'orthodoxie la plus rigoureuse. Quant à Raimon lui-même, il est prêt à subir la pénitence que nous lui imposerons, pèlerinage en Syrie ou croisade en Espagne.

Déchéance et éloignement de Raimon VI, transfert de son fief au jeune Raimon VII placé, jusqu'à ce qu'il soit majeur, sous la tutelle de l'Aragon, telle est la solution proposée par Pierre II, adoptée par l'Église de Rome. Mais, pour exécuter ce programme, il eût fallu qu'Innocent III, soutenu par les soldats aragonais, l'imposât de force au Midi, sans passer par l'intermédiaire des légats. Il n'osa pas aller jusqu'à ce coup d'autorité. Tout en se réservant de trancher lui-même une question aussi délicate, il enjoint encore à ses représentants de prendre les mesures nécessaires pour la résoudre comme il convient. Ils réuniront en un lieu sûr et approprié à la circonstance l'assemblée générale des archevêques, des abbés, des comtes, des barons, des consuls, des bailes (c'est-à-dire des maires de village) et de tous les hommes prudents dont le concours leur semblera avantageux. On y étudiera les propositions du roi d'Aragon, sans parti pris de faveur ou de haine. Puis on fera exactement connaître à Rome l'opinion de l'unanimité ou de la majorité de l'assemblée. Après quoi, éclairé par cet avis, le pape prendra la décision suprême, car il est urgent, ajoute Innocent en dernier lieu, que, soit par ce moyen, soit par un autre, le Languedoc ait un gouvernement.

Cette prescription du chef de l'Église était une nouveauté hardie. Bien qu'il continuât à employer ses légats, Innocent se défiait d'eux et de ces conciles méridionaux qui n'avaient servi jusqu'ici qu'à enregistrer leurs volontés. Pour faire prévaloir la sienne, il voulait s'appuyer sur un véritable congrès où toutes les classes sociales devaient être représentées. A ces États généraux du Languedoc serait soumise, par une sorte de referendum populaire, la question du comté de Toulouse. Mais comme les légats devaient les convoquer et conduire les débats, le pape prenait encore ses précautions. Cette assemblée générale n'aura que voix consultative ; c'est Rome qui gardera le droit de prononcer l'arrêt et de disposer souverainement de la terre conquise par les croisés.

L'opinion des masses catholiques pouvait-elle admettre que tant d'efforts et de sang versé ne profitât pas aux vainqueurs et que la croisade tournât court aussi brusquement ? Montfort et ses amis avaient tout à craindre de la solution du pape et de la procédure inusitée qu'il imposait. La majorité croyante, on ne pouvait en douter, exigeait qu'on allât plus loin : elle se refusait à changer de route. Contre la raison et la justice, les faits donnèrent tort à Innocent III.

 

Au moyen âge, les politiques et les administrateurs qui devaient envoyer leurs instructions à une très grande distance du lieu où ils résidaient, étaient exposés à de singuliers mécomptes. Ils ne pouvaient correspondre qu'à bâtons rompus avec leurs propres agents ou avec l'étranger, vu le temps considérable qu'exigeait l'échange des lettres et des réponses. Pendant que les courriers voyageaient, et avec quelles difficultés ! les événements se précipitaient, prenaient une allure imprévue, et souvent la teneur des ordres expédiés ne s'appliquait plus aux réalités nouvelles. Quand les quatre lettres d'Innocent III, écrites du 15 au 18 janvier 1213, parvinrent à leurs destinataires, tout avait été déjà réglé par les légats contre les volontés du pape. Elles n'arrivèrent qu'après le concile de Lavaur qui décréta la croisade à outrance. A l'heure même où Innocent désavouait Montfort et les légats, ceux-ci repoussaient la requête du roi d'Aragon, la justification de Raimon VI et réclamaient la déchéance de sa dynastie.

C'est sans doute dans la vieille église bénédictine de Saint-Alain de Lavaur, dressée à pic au-dessus de l'Agout, que l'assemblée convoquée et composée par Arnaut-Amalric, tint séance pendant les quinze derniers jours du mois de janvier. Loin d'offrir le caractère de généralité qui devait être celui du congrès demandé par le pape, elle ne réunit qu'une vingtaine de prélats languedociens et gascons. Les évêques de la vallée du Rhône et de la Provence devaient former à Orange, quelques semaines plus tard, un concile spécial : mais à Orange, comme à Lavaur, le même esprit inspira tout.

Saisi d'abord de l'éternelle affaire, l'absolution de Raimon VI, le concile de Lavaur allait-il enfin obéir à la dernière lettre d'Innocent III parvenue en Languedoc, celle qui enjoignait aux légats de reprendre sur de nouvelles bases et de terminer cette procédure ? Après en avoir délibéré, le concile remit aux deux agents pontificaux chargés de cette question, l'évêque de Riez et Thédise, une consultation écrite. Revêtue du sceau de l'archevêque de Narbonne, des évêques d'Albi, de Toulouse et de Comminges, et contresignée des autres prélats, elle peut être résumée dans ces termes : Attendu que le comte de Toulouse n'a jamais tenu sa promesse d'expulser de son fief les hérétiques et les routiers, qu'après être revenu de Rome où le pape l'avait beaucoup mieux traité qu'il ne le méritait (notons ce blâme à Innocent III) il a continué comme avant ses agissements criminels, persécuté l'abbé de Moissac, l'abbé de Montauban, l'évêque d'Agen et que les routiers à ses gages ont tué plus de mille croisés. Attendu enfin que la suspicion d'hérésie pèse sur lui depuis si longtemps et est si notoire qu'elle forme une présomption invincible de culpabilité. Pour toutes ces raisons le concile estime, à l'unanimité, qu'il s'est rendu indigne de prêter serment sur l'Évangile et que par suite il n'y a pas lieu de l'admettre à se justifier, tant sur le chef d'hérésie que sur celui de complicité dans le meurtre du légat Castelnau.

Raimon attendait à Toulouse la notification de l'arrêt : se défiant de Montfort, il n'avait pas voulu se rendre à Lavaur, occupée par les troupes ennemies. A deux reprises, Riez et Thédise lui écrivirent pour constater que, s'il n'avait pu se justifier, la faute en était à lui seul. Le comte fit répondre, par un de ses notaires, qu'il s'adressait à leur miséricorde plutôt qu'à leur justice, mais que, pour lui permettre de se disculper, il fallait lui envoyer des juges à Toulouse, à tout le moins dans un endroit où il pourrait venir en sûreté. Les légats refusent formellement : la décision unanime du concile leur interdit désormais de procéder à cette justification. Le comte n'a plus rien à tenter : il y perdrait son argent et sa peine. Et le rapport qu'ils adressent à Rome se termine par ces mots : Voulant nous maintenir soigneusement dans les limites de notre mandat et après avoir exposé à votre Sainteté la série des faits tels qu'ils se sont passés, nous affirmons qu'elle connaît ainsi la pure vérité et la vérité tout entière. Ils retournaient au pape l'expression dont il s'était servi contre eux.

Le roi d'Aragon, lui, se trouvait à Lavaur dès l'ouverture du concile. Quand le comte de Toulouse fut écarté, il se décida à entrer en scène. Il veut d'abord développer oralement ses propositions, démontrer que les comtes de Toulouse, de Foix, de Comminges et le vicomte de Béarn doivent être réintégrés dans leurs fiefs : mais Arnaut-Amalric l'arrête dès le début : Formulez vos conclusions par écrit, lui dit-il, et adressez-les au concile, légalisées de votre sceau. Pierre II demande alors à Simon de Montfort qu'en attendant la confection des pièces et la délibération des prélats, les croisés cessent de faire du mal à leurs adversaires. Je ne cesserai pas de faire le mal, répond Montfort, je m'abstiendrai pendant une semaine de faire le bien : car ce n'est pas mal agir que de poursuivre les ennemis du Christ : je considère cela, au contraire, comme une bonne œuvre. Sur cette réplique, l'armistice est conclu. Le roi d'Aragon revient à Toulouse et de là, le 16 janvier 1213, il envoie au concile le mémoire qui contient la défense de ses protégés.

Raimon VI, dit-il tout d'abord, désire rentrer dans le giron de l'Église. Il promet de donner les satisfactions qu'on exigera de lui, mais il invoque la clémence du concile pour qu'on lui rende ce qu'il a perdu. Dans le cas où cette requête personnelle serait repoussée, qu'on fasse droit, tout au moins, aux légitimes revendications de son fils, Raimon VII. Pendant que le père ira faire pénitence au delà des mers ou dans l'armée qui doit combattre les Sarrasins d'Espagne (selon ce que l'Église décidera), l'enfant restera avec sa terre sous la garde et la surveillance de l'Aragon, pour le service de Dieu et du pape, jusqu'à ce qu'il ait donné des preuves évidentes de ses bonnes dispositions.

Le comte de Comminges ! Il n'a jamais été hérétique, ni fauteur d'hérésie. Il n'a été spolié de sa terre que pour avoir aidé son cousin et suzerain, le comte de Toulouse. Il demande donc qu'on la lui restitue, et il donnera d'ailleurs la satisfaction que voudra l'Église, si l'on prouve qu'il a eu des torts.

Le comte de Foix n'a jamais non plus fait profession d'hérésie. C'est mon parent très cher, mon vassal, dit le roi, je ne peux pas lui refuser mon aide. Par égard pour moi, qu'on le remette en possession de son fief. Lui aussi promet réparation à l'Église.

Enfin Gaston de Béarn est également mon feudataire. Je prie qu'on lui rende ses domaines et les fidélités de ses vassaux. Il est prêt à vous obéir et à rendre compte de ses actes devant des juges non prévenus, si vous n'avez pas le temps vous-même d'instruire sa cause et de la juger.

Pour conclure, Pierre II déclare s'en rapporter à la pitié des Pères plutôt qu'à leur justice. Il leur a envoyé, avec ce mémoire, une délégation de ses clercs et de ses vassaux et souscrira volontiers à tout ce que le concile décidera, après l'audition de ces délégués. Mais il le supplie d'avoir égard au véritable intérêt de l'Église et de la foi. Il s'agit de la croisade d'Espagne, de l'honneur et du territoire de la chrétienté menacés par les Sarrasins. Il a besoin, pour cette grande œuvre, du concours de Simon de Montfort et de celui de tous les hauts barons dont la défense lui est confiée.

L'avocat avait beau se débattre, la cause était perdue d'avance. Les juges, fermement décidés à ne pas dévier de la voie où ils marchaient, voulaient la dépossession complète de la dynastie de Toulouse, l'extermination totale des hérétiques du Languedoc. Peu leur importait la croisade d'Espagne ! c'était leur guerre sainte à eux qu'il fallait finir et couronner par l'intronisation de Montfort. Au mémoire du roi d'Aragon ils opposèrent donc, également par écrit, une réfutation développée.

A l'illustre et cher en Christ, Pierre, par la grâce de Dieu roi d'Aragon et comte de Barcelone, le concile de Lavaur, salut et sincère amour dans le Seigneur. Ainsi débute, avec un préambule des plus aimables pour Pierre II, la longue lettre qui allait réduire à néant les projets du roi, les ordres du pape et les espérances de Raimon VI. Le concile de Lavaur, personnage collectif, y parle en être indépendant, animé d'une seule tendance, raisonnant et jugeant comme un seul homme. N'est-ce pas en effet l'archevêque de Narbonne, Arnaut-Amalric qui, ici encore, a tout conduit et sans doute même tout rédigé ?

Sur l'affaire du comte de Toulouse et de son fils, disent les prélats, il nous est impossible de vous répondre, car l'autorité du pape, supérieure à la nôtre, a réservé cette question spéciale à l'évêque de Riez et à maître Thédise. Rappelez-vous les bontés que le pape a eues pour ce comte, les propositions avantageuses qu'on lui à faites aux conciles de Narbonne et de Montpellier et qu'il a repoussées, son obstination à ne pas exécuter les engagements pris, les méfaits qu'il n'a cessé de commettre contre l'Église de Dieu, la chrétienté et la foi. La mesure est comble. Il s'est rendu absolument indigne de toute indulgence et de tout pardon.

D'autre part, comment nier les excès du comte de Comminges, ses déloyautés, son alliance avec les hérétiques et les fauteurs d'hérésie ? Invité plusieurs fois à se réconcilier avec l'Église, il n'en a pas moins poursuivi ses errements, persévéré dans sa malice : il a été et il reste excommunié. On nous a même rapporté cette parole du comte de Toulouse que c'était Bernard de Comminges qui l'avait poussé à combattre les croisés. C'est donc sur Bernard de Comminges que retombe la responsabilité de la guerre et des maux qu'elle a entraînés. Toutefois, s'il change de conduite et se rend digne de l'absolution, quand l'Église la lui aura donnée, il pourra se présenter à son tribunal pour prouver qu'on lui a fait tort et justice lui sera rendue.

Quant au comte de Foix, il est de toute notoriété, et depuis longtemps, qu'il s'est fait le patron des hérétiques. Aujourd'hui encore il les reçoit chez lui et les protège. Après la longue série de ses violences et de ses scandales, destruction et spoliation des églises, parjures sans nombre, excès perpétrés sur des clercs, on l'a frappé d'anathème. Mieux que personne, votre Majesté royale sait qu'elle a jadis demandé sa grâce au légat ; que par son entremise un traité a été conclu et que c'est uniquement par la faute du comte si la convention n'a pas été exécutée. Ici, les évêques accablent le roi d'Aragon d'un argument ad hominem, en invoquant la phrase du traité de Montpellier où Pierre II avait déclaré que si le comte ne respectait pas la convention, et qu'on cessât, pour ce motif, d'avoir égard à la protection dont il le couvrait, il n'en ferait pas un grief aux directeurs de la croisade. Néanmoins que Raimon-Roger se repente et se fasse absoudre, on pourra alors examiner judiciairement le bien-fondé de ses réclamations.

Reste la question de Gaston de Béarn, ce protecteur des assassins de Castelnau, ce persécuteur de l'Église, cet ennemi acharné de la croisade. On pourrait dresser la liste interminable de ses impiétés et de ses méfaits. Il suffit de rappeler quelques-uns des sacrilèges commis par ses routiers dans la cathédrale d'Oloron : le calice contenant les hosties saintes souillé et jeté à terre, les soldats s'affublant des vêtements épiscopaux, disant la messe, prêchant et recevant l'offrande ! On ne compte plus les parjures de cet homme, les clercs qu'il a violentés, torturés. L'excommunication dont il a été frappé n'est que le juste châtiment de ses crimes, et de beaucoup d'autres dont nous ne parlons pas. Qu'il donne, lui aussi, satisfaction à l'Église ; qu'il se fasse relever de l'anathème et alors, mais seulement alors, on l'admettra à revendiquer ses droits.

En terminant, le concile de Lavaur fait la leçon au royal avocat : pourquoi plaider de si mauvaises causes ? Qu'il se rappelle les bienfaits qu'il a reçus lui-même d'Innocent III, le serment qu'il a fait, lors de son sacre à Saint-Pierre dé Rome, d'exterminer l'hérésie et de défendre la sainte Église. Si votre Majesté royale n'est pas satisfaite de notre réponse, nous aurons soin, par égard pour Elle, de le faire savoir au seigneur pape.

Cette dernière ligne du mémoire était-elle ironique ? On pouvait prévoir que le roi d'Aragon ne serait pas content, puisqu'on lui refusait tout ce qu'il demandait. Grâce à un échappatoire par trop commode, le concile ne répondait rien sur le sort réservé à Raimon de Toulouse et à son fils. Pour les domaines de Foix, de Comminges et de Béarn, il admet vaguement la possibilité lointaine d'une restitution. Mais encore faut-il que les trois seigneurs commencent par se faire absoudre, c'est-à-dire par se livrer à l'Église et aux croisés, concession dérisoire ! Tout espoir d'arrangement s'évanouissait. Rejeter l'intervention du roi d'Aragon, c'était l'obliger à passer définitivement dans le camp des ennemis de la croisade. Mais qu'importait aux légats ? La guerre à outrance pouvait seule achever l'œuvre du parti de Montfort et lui en assurer le dernier profit.

Cependant, même avant de connaître les lettres d'Innocent III qui désavouaient leur politique, les meneurs du concile sentaient bien que le pape était derrière le roi, et que les propositions aragonaises résultaient de leur entente. On ne pouvait traiter Innocent comme Pierre II et lui opposer simplement une fin de non-recevoir. Pour empêcher la papauté de s'allier avec les adversaires de Montfort, une autre tactique s'imposait : convertir le chef de l'Église ou exercer sur son entourage une pression telle qu'il fût contraint de changer encore une fois ; d'attitude et de laisser aux légats pleine liberté d'action. De Lavaur, d'Orange et d'autres points du Midi partirent aussitôt pour Rome une série de manifestes destinés à justifier les actes du concile. ! Il fallait convaincre l'univers que la foi catholique était perdue et les résultats de la croisade anéantis, si le Languedoc était restitué à Raimon VI ou dévolu à son héritier. Rédigées clans le même sens et sur le même plan, ces lettres relèvent, à n'en pas douter, d'une seule et même inspiration.

Dans l'adresse collective des prélats réunis à Lavaur, Innocent est comblé d'éloges pour tout ce qu'il a fait jusqu'ici. On lui rappelle, en termes émus, que c'est lui qui a décrété la croisade et confié le commandement de l'armée à Simon de Montfort, l'intrépide athlète du Christ, l'invincible guerrier. L'entreprise touche à sa fin : il ne reste plus qu'à prendre Toulouse, cette sentine d'hérésie, et à soumettre Raimon VI, ce fauteur obstiné de la secte. N'a-t-il pas voulu s'allier avec tous les ennemis de l'Église et de la papauté, Jean sans Terre, Otton IV, jusqu'à commettre, en désespoir de cause, ce crime abominable de lèse-chrétienté, l'envoi d'ambassadeurs au sultan de Maroc ? Ne s'est-il pas entendu enfin avec l'Allemand pour détruire l'Église catholique dans leurs États et en expulser tous les ministres ?

Nos adversaires, ajoutent les prélats, ont recouru au roi d'Aragon. Ils espèrent par là circonvenir votre Sainteté et affaiblir l'Église. Mais c'est à l'unanimité que nous avons pris nos décisions. Nous vous les faisons connaître pour libérer nos consciences, et éviter le reproche de n'avoir pas fait la pleine lumière sur l'affaire de la foi. Dans une péroraison pathétique, ils supplient le pape de terminer la besogne qu'il a si bien commencée lui-même. Il faut porter la hache jusqu'aux racines de l'arbre empoisonné, de sorte qu'il ne nuise plus à personne. Rendre au comte de Toulouse, à ses complices, et même aux héritiers de ces tyrans des terres qu'une juste sentence leur a enlevées et qui ont été arrosées de sang chrétien ? Ce ne serait pas seulement scandaliser les âmes dévouées à la grande cause et commettre la faute la plus lourde : ce serait exposer le clergé à la ruine, et l'Église à la destruction.

Même conclusion dans la lettre de l'archevêque de Bordeaux et des évêques de Bazas et de Périgueux. C'est ce qu'affirme également Bertran, l'évêque de Béziers. Celui-ci frappe à coups redoublés sur Toulouse, un nid de vipères qu'il faut écraser, sur le comte Raimon et sur son fils, qu'on doit bien se garder de relever, car ils n'en profiteraient que pour égorger les évêques et s'approprier les biens de l'Église. L'archevêque d'Aix, Bermond, soutient la thèse d'un ton plus modéré. Mais bientôt arrive au Latran le manifeste du concile d'Orange, signé par l'archevêque d'Arles, les évêques d'Avignon, de Viviers, d'Uzès, de Nîmes, de Maguelonne, de Carpentras, d'Orange, de Saint-Paul-Trois-Châteaux, de Cavaillon, de Vaison. Grâce aux mesures prises par le pape contre l'hérésie, le Languedoc lui doit, la paix, la prospérité, le bonheur. Il n'y a pas de mots qui puissent exprimer la joie et la reconnaissance des chrétiens, arrachés enfin à la servitude d'Égypte. L'immense service qu'il leur a rendu lui vaudra une place d'honneur dans le séjour des justes. Mais il doit aller jusqu'au bout. Qu'il détruise Toulouse ce réceptacle d'immondices et de reptiles, aussi vicieuse que Sodome et Gomorrhe, et surtout qu'il ne permette pas au tyran toulousain ou à son fils de redresser la tête. Comme un fauve rugissant, il dévorerait tout. Ce serait la perdition de l'Église et le bouleversement universel.

Par cette unanimité des prélats de tout le Midi, par ce concert d'affirmations exagérées et d'attaques violentes, par la répétition à satiété de ce Delenda Carthago : l'anéantissement de Toulouse et de sa dynastie seigneuriale, on espérait frapper l'esprit d'Innocent III et impressionner les cardinaux. Quand les envoyés de Simon de Montfort et d'Arnaut-Amalric, chargés de porter ces lettres au pape, arrivèrent à Rome, ils se heurtèrent d'abord (c'est le moine de Cernai qui l'affirme) au mauvais accueil de la curie. Mais après la réception des manifestes et les explications données de vive voix par maître Thédise et par Pierre Marc, le percepteur des contributions pontificales dans le Languedoc, tout changea brusquement de face. Le revirement escompté s'opéra. Innocent III cédait de nouveau (et comment, après tout, s'en étonner ?) à l'immense force de ces consciences intransigeantes pour qui la haine de l'hérétique s'identifiait avec la foi.

 

Le 1er juin 1213, la chancellerie du Latran écrivit au roi d'Aragon, à Simon de Montfort, à l'archevêque de Narbonne et à l'évêque de Toulouse, dans un sens absolument contraire à la teneur des lettres du mois de janvier. Innocent III y révoquait les mesures qu'il avait prises et avec la même vigueur de ton. Lorsque, dans les États de l'Europe moderne, l'autorité publique revient sur ce qu'elle a édicté, elle évite, par d'adroites formules, de se donner tort ouvertement. Au moyen âge, les souverains désavouaient leurs actes sans ménager leur amour-propre. Pierre d'Aragon dut tomber de son haut quand il reçut la lettre que voici.

Il est de notoriété universelle que, parmi tous les princes chrétiens, c'est toi que nous avons eu à tâche d'honorer et d'obliger d'une façon spéciale, ce qui n'a pas peu contribué à grandir ta puissance et ta renommée. Plût à Dieu que ta sagesse et ta piété se fussent accrues en proportion ! Tu as mal agi envers toi-même comme envers f nous, quand tu as pris sous ta protection la cité de Toulouse excommuniée, les hérétiques qui y ont trouvé refuge et les défenseurs de l'hérésie, malgré les prohibitions formelles de notre légat, agissant en notre nom et de la part de Dieu. Nous t'enjoignons d'abandonner sans délai les Toulousains et leurs complices, et de ne leur prêter d'aucune manière aide et conseil. Si les habitants de cette ville veulent rentrer au giron de l'Église, leur évêque, Foulque, homme de vie intègre et de réputation sans tache, procédera à cette réconciliation.

Quant à ta requête en faveur des comtes de Foix, de Comminges et de Gaston de Béarn, les mensonges que tes envoyés nous ont débités au sujet de ces excommuniés nous avaient conduit à écrire un mandement que nous tenons pour subreptice et arraché par fraude. En conséquence nous le déclarons nul et sans valeur. Dans le cas cependant où ces barons voudraient, eux aussi, se réconcilier avec l'Église, nous chargeons l'archevêque de Narbonne d'exiger d'eux les garanties nécessaires et ensuite de les absoudre.

Sur ta demande, nous envoyons dans le Languedoc, en mission spéciale, un cardinal investi de tous les pouvoirs pour rendre justice aux plaignants et prendre les mesures utiles à l'Église. En attendant, notre volonté est qu'il y ait trêve solide et durable entre le comte de Montfort et toi, entre ta terre et la sienne. Mais, dans cette trêve, les hérétiques ne seront pas compris : entre les fidèles et les mécréants il ne peut y avoir ni trêve ni paix. Si les Toulousains et les seigneurs qui les soutiennent persistent à défendre l'hérésie, nous ferons une nouvelle croisade, car les fauteurs d'hérésie sont plus dangereux que les hérétiques eux-mêmes.

Tels sont les ordres auxquels ta Sérénité est invitée à se conformer exactement, faute de quoi, et malgré toute l'affection que nous avons pour ta personne, nous serions obligés de te menacer de l'indignation divine et de prendre contre toi des mesures qui te causeraient un grave et irréparable détriment.

Une pareille lettre fut évidemment dictée aux notaires de la cour pontificale par ceux-là mêmes qui venaient de la contraindre à faire volte-face. Ni pour le fonds, ni pour la forme, elle ne correspondait à la pensée intime du pape. Sous la pression de son entourage, il laissait faire, mais, tout %. en cédant, il imposait au parti vainqueur une concession qui lui permettra de prendre sa revanche : l'envoi dans le Languedoc d'une légation spéciale chargée de recevoir les plaintes des vaincus.

Pendant que les courriers du Latran étaient en route, le roi d'Aragon, très éloigné de s'attendre à la nouvelle qu'ils lui portaient, continuait à se débattre avec l'assemblée de Lavaur. Après le refus qu'elle lui avait signifié, il demanda que Simon de Montfort accordât du moins au comte de Toulouse et à ses alliés une trêve de quelque mois. Le concile repoussa encore cette requête. Cesser les opérations militaires, n'était-ce pas tarir le recrutement de la croisade, laisser le Toulousain et l'Aragonais maîtres du champ de bataille ? Pierre II se décida alors à franchir le pas décisif. Il prit sous sa garde les princes excommuniés et en appela du concile au pape. Appel sans valeur, riposta l'archevêque de Narbonne, illégal et non recevable. Et, dans une lettre comminatoire, Arnaut-Amalric reproche vivement au roi sa nouvelle attitude, désaveu de tout son passé. Par notre autorité de légat, au nom de notre Sauveur Jésus-Christ et de son très saint vicaire, le souverain pontife, nous vous défendons expressément de protéger les hérétiques. Si vous vous liez à ceux que l'Église a retranchés de sa communion et aux sectaires maudits, vous encourrez vous-même l'anathème. Nous serons obligé de vous frapper comme fauteur d'hérésie, vous et tous ceux dont vous vous servirez pour soutenir les excommuniés.

Il ne restait au roi d'Aragon d'autre ressource que la guerre. Mais il fallait parer d'abord au danger qui le menaçait du côté de la France. Philippe  Auguste avait besoin de la papauté pour la réussite de son grand projet de débarquement en Angleterre : il manifesta la velléité d'aider n'Église à combattre les Albigeois. Son fils Louis s'était croisé, sans sa permission il est vrai, mais comment l'empêcher d'accomplir son vœu et de gagner les indulgences ? Le 3 mars 1213, une assemblée générale des barons français, tenue à Paris, agita la question de savoir quel contingent de chevaliers accompagnerait le prince royal. On vit paraître à la cour capétienne les évêques de Toulouse et de Carcassonne, chargés de réchauffer le zèle des nobles et de provoquer de nouvelles prises de croix, mais aussi l'évêque de Barcelone, gui avait reçu du roi aragonais la mission d'agir en sens inverse. L'envoyé de Pierre II montra au roi de France et à ses grands vassaux, les lettres d'Innocent III (celles de janvier) qui suspendaient la croisade et désavouaient les légats. Philippe Auguste ne dut rien comprendre à ces revirements de la politique romaine. L'assemblée de Paris n'en décida pas moins que le prince Louis partirait, la semaine de Pâques, avec les croisés nouveaux. Mais les circonstances politiques empêchèrent leur départ, au grand désespoir du moine de Cernai qui rejette sur le diable, l'antique ennemi du genre humain, la responsabilité de cette déconvenue.

Débarrassé de ses craintes, le roi d'Aragon pouvait agir. Il mande les gens de son fief, dit la Chanson, et déclare à tous qu'il veut aller à Toulouse combattre cette croisade qui dévaste toute la contrée. Le comte Raimon s'est mis sous sa protection : il ne faut pas que sa terre soit brûlée ni pillée, car il n'a commis tort ni faute envers personne. Et comme il a épousé ma sœur, ajoute le roi, et que j'ai marié mon autre sœur à son fils, j'irai les secourir contre ces misérables qui veulent les déshériter. Ces clercs et ces Français s'efforcent de le dépouiller, parce que c'est leur bon plaisir ! Je prie mes amis, ceux qui tiennent à me faire honneur, de s'apprêter et de prendre les armes. D'ici à un mois, je passerai les ports. Et tous répondirent : Sire, c'est bien à faire, votre volonté sera obéie. Là-dessus, ils se séparèrent pour commencer leurs préparatifs. Chacun se poussant du mieux qu'il put, ils trafiquent et mettent leurs biens en gage pour s'équiper. Et le roi ordonne à tous de charger les bêtes de somme et les chariots. L'été approche : ils trouveront les terres et les champs près de reverdir, les arbres et les vignes déjà couverts de feuilles menues.

Au milieu de ses préparatifs, Pierre II reçut la visite de deux abbés qui venaient, de la part de Montfort et des légats, lui montrer les nouvelles lettres du pape, celles qui lui défendaient de se mettre au service de l'hérésie. Il répondit qu'il respectait les volontés de Rome et se conformerait à ses ordres. Mais ce n'était qu'une feinte, dit le moine de Cernai, pour nous endormir dans une fausse sécurité. L'armée aragonaise entra en Gascogne et fit sa jonction avec les troupes du comte de Toulouse et de ses alliés. Il ne s'agissait plus cette fois de la guerre habituelle, incendies, sièges, razzias et embuscades ; une vraie bataille, comme le moyen âge en vit rarement, allait trancher ce grand débat.

Simon de Montfort, après avoir pris l'un après l'autre les châteaux qui entouraient Toulouse, se préparait à l'investir. Il fallait se hâter. Pierre II, avec les comtes de Foix et de Toulouse, 3 000 chevaliers, 30 000 sergents et les milices toulousaines, vint assiéger Muret. Blottie entre la Louge et la Garonne, dominée par sa forte citadelle en triangle et par un énorme donjon, la place n'avait pour défense qu'une garnison de 700 hommes mal armée et sans vivres. La disproportion des forces semblait interdire tout espoir. Déjà la ville proprement dite était prise et les assiégés refoulés dans le château, quand Simon accourut avec un millier de chevaliers aguerris. Pierre II le laissa entrer pour le prendre plus sûrement et en finir d'un coup avec la croisade. L'évêque de Toulouse, Foulque, et les autres prélats, effrayés de cette lutte inégale, essayèrent de négocier, d'implorer la pitié du roi d'Aragon. Mais Simon, toujours confiant en Dieu et en son étoile, voulut se battre et sortit. En passant devant l'église du château il voit l'évêque d'Uzès qui disait la messe. Interrompant le sacrifice, il se met à genoux les mains jointes : Mon Dieu, s'écrie-t-il, je vous offre mon âme et mon corps. Foulque s'avance, la mitre en tête, revêtu de ses habits pontificaux et tenant dans ses mains un morceau de la vraie croix. L'évêque de Comminges, craignant que la longueur de la cérémonie ne ralentît l'ardeur des croisés, prend cette relique et, monté sur un tertre, bénit toute l'armée en disant : Allez au nom de Jésus-Christ. Je vous servirai de témoin et vous serai caution au jour du Jugement. Tous ceux qui mourront dans ce combat obtiendront la gloire des martyrs et la récompense éternelle sans passer par le purgatoire.

Raimon VI ne voulait pas livrer bataille, mais continuer le siège et attendre dans le camp l'attaque de Montfort. Le roi d'Aragon n'était pas d'accord avec son allié : cette tactique peu chevaleresque l'indigna. Après avoir changé d'armure avec un de ses hommes, seule concession qu'il fît à la prudence, il sort avec sa cavalerie et prend position au premier rang, devant la plaine basse et marécageuse des Pesquiés. Simon avait partagé sa troupe en trois escadrons ; ils chargent l'un après l'autre avec furie. Le choc fut si violent, dit Guillaume de Puylaurens, que le bruit des armes ressembla à celui que fait une troupe de bûcherons lorsqu'ils tâchent d'abattre, à grands coups de cognées, les arbres des forêts. Le roi d'Aragon, emporté par l'ardeur de la lutte, se fait reconnaître des ennemis qui le cherchent pour le tuer : bientôt il est atteint, enveloppé et frappé mortellement par Alain de Rouci et son escorte. Pendant que les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges battent en retraite, les bourgeois de Toulouse et les gens de pied essayent d'emporter le château de Muret. Repoussés, ils se précipitent sur les bateaux qui les ont amenés, mais la plupart se noient, les autres sont massacrés ou pris. La catastrophe mit en deuil, pour de longues années, Toulouse et Montauban.

D'après la Chanson, les coalisés auraient à peine résisté. Pierre s'écrie : Je suis le roi ! Mais on n'y prit pas garde et il fut si durement blessé que le sang coula jusqu'à terre. Alors il tomba mort tout étendu. Les autres, à cette vue, se tiennent pour trahis. Qui fuit çà, qui fuit là : pas un ne s'est défendu. Les Français leur courent sus et les ont tous taillés en pièces. Le carnage dura jusqu'à Revel. Le fils du vaincu, le roi Jacques Ier d'Aragon, parle aussi, dans ses mémoires, de ceux qui prirent lâchement la fuite. Mais il avoue que l'armée royale ne sut pas se ranger en bataille et que la conduite des opérations fut déplorable. Son père, épuisé par les excès de la nuit précédente, pouvait à peine se tenir debout (12 septembre 1213).

 

Les conséquences immédiates de la bataille de Muret doublèrent le désastre. Toulouse, découragée, s'apprête à ouvrir ses portes. Raimon VI, avec son jeune fils, quitte le Languedoc et s'exile, pour quelque temps, à la cour de Jean sans Terre. Il semble aussi que les comtes de Foix, de Comminges et Gaston de Béarn renoncent à la lutte. Par quels prodiges d'activité au contraire Simon de Montfort exploite son succès ! Il court au delà du Rhône s'assurer des possessions provençales du comté de Toulouse, et prépare l'annexion du Dauphiné en mariant son fils Amauri avec l'héritière de cette province. Revenu en Languedoc, il marche contre le vicomte de Narbonne, révolté. On le voit traverser en vainqueur l'Agenais, le Rouergue, le Quercy, même le Périgord. Entre temps, il s'adjuge les vicomtés de Nîmes et d'Agde, s'installe à Beaucaire et, pour continuer à se faire la main, multiplie dans le comté de Foix les exécutions et les razzias. Pourquoi parler encore de croisade, d'hérésie, d'orthodoxie, d'intérêts religieux ? C'est une révolution politique qui s'opère, la conquête en règle de toute la France méridionale, la fondation d'une dynastie.

Innocent III lui-même n'avait pu réagir que par intermittence contre l'irrésistible courant. Après Muret, il renoncera à l'opposition ouverte ; mais sa diplomatie n'abdique pas : elle va continuer son jeu de bascule. De septembre 1213 à novembre 1215, Rome ne négligera aucune occasion d'atténuer les effets de la victoire de Montfort et de ménager encore la possibilité du maintien des anciens seigneurs. L'envoi d'un légat spécial, le cardinal Pierre de Bénévent, substitué plus ou moins aux chefs religieux de la croisade, lui fournira le moyen d'imposer ses vues. Trois articles essentiels constituent en effet le programme de cette légation. Au lieu de poursuivre la guerre à outrance contre les alliés de Raimon VI, leur accorder la paix et, moyennant certaines garanties, l'absolution. Reconnaître à Montfort, puisqu'on ne peut faire autrement, le droit de gouverner la terre conquise et d'en toucher les revenus, mais seulement à titre d'administrateur provisoire, en attendant la décision souveraine du concile œcuménique, annoncé pour l'année 1215. Placer sous séquestre, entre les mains du nouveau légat, les terres et châteaux qui ne sont pas encore pleinement annexés par les croisés, c'est-à-dire Toulouse, le Toulousain et les fiefs des barons excommuniés : Foix, Comminges et Béarn. A n'en pas douter, on reprenait à Rome, par des voies indirectes, la politique de réaction.

Rien ne put être moins agréable au vainqueur et à ses amis que les trois bulles du 20, du 22, et du 25 janvier 1214 adressées à Pierre de Bénévent. Montfort revendiquait la vicomté de Nîmes comme une dépendance de celle de Béziers. Innocent fait observer à son légat que le fief de Nîmes relève de l'Église romaine et qu'une enquête est nécessaire pour savoir si l'affirmation du chef de la croisade s'accorde avec la vérité. Le comte de Comminges et Gaston de Béarn demandent leur réconciliation. Ils sont assurément coupables, mais la porte de l'Église doit s'ouvrir à ceux qui y frappent avec un repentir sincère. Le légat exigera d'eux caution suffisante, puis les fera rentrer dans l'unité. La cité de Toulouse implore aussi sa grâce : il faudra l'admettre de nouveau dans la grande communion chrétienne. Quand l'absolution lui sera donnée, elle restera sous la protection de l'autorité apostolique. Tant que durera chez elle le respect de la foi et de la paix religieuse, Montfort et les autres orthodoxes n'auront pas le droit de la molester. Toulouse devenait ainsi une ville du pape, soustraite au joug du conquérant.

Le 22 janvier, Innocent III recommande à Simon lui-même de faire bon accueil au nouveau légat ; mais il clôt sa lettre sur une menace. Il faut que Montfort se dessaisisse de la personne du fils de Pierre II qu'il détenait, en réalité, comme otage et qu'il avait toujours refusé de rendre aux Aragonais. Nous engageons ta noblesse à traiter notre légat comme tu nous traiterais nous-même et à lui obéir avec humilité et dévotion. Il ne sied pas que, sous quelque prétexte que ce soit, tu persistes à garder le fils du roi d'Aragon. Remets-le donc entre les mains du légat qui statuera sur son sort, au mieux de ses intérêts. Dans le cas où tu refuserais, notre mandataire devra mettre à exécution les ordres que nous lui avons donnés de vive voix.

Ce n'était pas là, précisément, une parole de confiance et d'amitié. Mais quelques jours plus tôt, en annonçant au clergé du Midi l'arrivée du cardinal, investi de pouvoirs étendus, le pape lui avait déclaré aussi nettement qu'il fallait se soumettre à ses ordres, et que ceux qui ne voudraient pas obéir n'auraient aucune pitié à attendre du Saint-Siège. Il semblait donc prévoir quelque opposition. Le récit du moine de Cernai n'indique pas cependant qu'on ait tout d'abord résisté.

Pierre de Bénévent commence par obliger Simon de Montfort à traiter avec le vicomte de Narbonne ; il lui défend en outre de faire le moindre tort aux Narbonnais. A Narbonne même, il est assailli par les comtes de Foix, de Comminges, et par la foule de ceux que la croisade avait dépouillés. Toutes ces victimes demandent restitution. Le cardinal consent du moins à les réconcilier avec l'Église, mais il exige des garanties et ne néglige pas de se faire livrer des châteaux où il met garnison au nom d'Innocent III. Montfort lui-même se résigne à l'obéissance : selon les ordres du légat, il amène à Narbonne le jeune prince d'Aragon. Une députation des habitants de Toulouse arrive à son tour, offre des otages : Toulouse est réconciliée. Enfin Raimon VI, lui aussi, comparait devant le représentant d'Innocent III et obtient son absolution, à condition de se remettre complètement entre les mains du pape. L'acte par lequel il se soumet ne comporte pas la moindre réserve (avril 1214). Le comte déclare livrer au pape son corps et ses domaines, le corps de son fils et tous les domaines de son fils et consentir à se retirer partout où l'Église voudra qu'il s'exile. Véritable abdication ; mais l'essentiel, pour le suzerain du Languedoc, était, en capitulant devant la papauté, d'échapper à Simon de Montfort. Pierre des Vaux de Cernai, organe des irréductibles qui ne comprenaient pas qu'on pactisât avec l'ennemi, ne dit pas un mot de cet incident.

Il y avait décidément dans le Languedoc quelque chose de changé. Contre les habitudes de ses prédécesseurs, ce légat faisait les affaires du pape et non plus celles des chefs de la croisade ! Simon de Montfort chercha sa revanche ailleurs et la trouva.

Le nonce accrédité auprès de Philippe Auguste, Robert de Courçon, avait été chargé de régler, après Bouvines, le conflit anglo-français et de prêcher la grande croisade, celle de Terre sainte, en laissant de côté les Albigeois. Quand le concile de Lavaur eut amené la curie à se dédire, Courçon reprit la prédication contre les hérétiques du Midi. Bientôt même, à la suite de négociations qui n'ont pas laissé de traces écrites, on s'aperçut que, gagné aux intérêts de Montfort, il travaillait à son profit. En juin 1214, il vint conférer avec lui au camp de Casseneuil et, un mois après, par charte solennelle, il lui confirmait la possession de tous les domaines déjà conquis sur les hérétiques et leurs fauteurs dans l'Albigeois, l'Agenais, le Rouergue et le Quercy, en y joignant tous ceux dont il s'emparerait à l'avenir.

Une pareille initiative s'accordait mal avec les instructions de Pierre de Bénévent : Courçon résolvait motu proprio et à sa guise la grave question du comté de Toulouse. Il faisait mieux encore. Le 7 décembre 1214, un ordre venu de Reims convoquait un concile dans le Midi pour le commencement de l'année prochaine. Les Montfortistes avaient résolu de renouveler la manifestation de Lavaur et de faire consacrer par une assemblée encore plus imposante la dépossession de Raimon VI. Le légat de la France du Nord, profitait de l'absence de Bénévent, occupé à conduire aux Aragonais le fils de Pierre II et à organiser, au nom du pape, la régence de l'Aragon, pour empiéter sur le domaine du légat du Midi. Tout ce que put faire celui-ci à son retour d'Espagne, fut de prendre la présidence du concile qui se réunit, le 8 janvier 1215, à Montpellier.

Cinq archevêques, vingt-huit évêques, une foule d'abbés et beaucoup de barons du Languedoc apparurent dans la grande cité catholique. Simon de Montfort y vint comme les autres, mais les bourgeois refusèrent de le recevoir. Pierre des Vaux de Cernai avoue que les Montpelliérains, ces vauriens orgueilleux, détestaient les hommes du Nord en général et leur chef en particulier. Simon logea forcément en dehors des murs, dans une maison de l'ordre du Temple ; mais les prélats venaient y conférer souvent avec lui, de façon ii lui réserver sa part dans la direction des affaires. Un jour le légat crut pouvoir, par exception, l'inviter à une séance de l'assemblée : Montfort pénètre dans la ville avec ses deux fils et une petite escorte de chevaliers. Aussitôt les bourgeois s'arment sans bruit et vont se poster, les uns sur la voie qu'il devait suivre, d'autres à la porte par où il était entré, quelques-uns dans l'église même de Sainte-Marie. Le conquérant du Languedoc dut se retirer à la dérobée par un autre chemin. L'incident donne la mesure de son impopularité et des craintes qu'il inspirait.

On dut à l'activité religieuse du concile une série de canons sur la réforme du clergé, l'abus des péages, la dénonciation des hérétiques et des fauteurs d'hérésie ; mais l'intéressant était la décision politique qu'il devait prendre. Suivant le moine de Cernai, Pierre de Bénévent aurait posé lui-même la question de savoir à qui il conviendrait de donner Toulouse et les terres prises par les croisés. Il ne demandait, sur ce point, qu'une consultation écrite. Après en avoir délibéré, les prélats, par un vote unanime, portèrent leurs suffrages sur Montfort : Ô miracle ! s'écrie le chroniqueur. Quand il s'agit d'élire un évêque ou un abbé, c'est à peine si chaque candidat parvient à grouper sur son nom une minorité infime, et voilà que dans une élection aussi importante que celle du souverain du Languedoc, une assemblée aussi nombreuse et comprenant de grands personnages se prononce tout entière en faveur du champion du Christ ! Preuve que tout ceci a été fait par Dieu et tient véritablement  du prodige.

L'élection faite, le concile requit instamment le légat de transférer à Montfort la totalité du fief toulousain. Pierre de Bénévent s'y refusa : ses instructions ne lui en donnaient pas le pouvoir. Les prélats décidèrent alors d'envoyer à Rome l'archevêque d'Embrun, avec une lettre où ils suppliaient le chef de l'Église de reconnaître comme seigneur et roi[3] de la terre des hérétiques, le noble comte de Montfort désigné par un vote unanime.

Au total, la manifestation de Montpellier n'avait pas produit le résultat attendu. Elle échouait encore contre la résistance de Rome. Innocent III s'obstinait à vouloir décider lui-même, en concile œcuménique, l'attribution définitive du Languedoc.

Il fallait cependant donner quelques satisfactions aux partisans de Montfort. Quand Pierre de Bénévent prit possession de la ville de Toulouse et du Château Narbonnais, il constitua l'évêque Foulque gardien de cette citadelle, mais au nom d'Innocent III. C'est encore à l'Église romaine, non à Simon, que le comte Raimon-Roger remit le château de Foix : le légat y plaça, comme commandant militaire, l'abbé de Saint-Thibéry. La papauté s'installait décidément dans la terre conquise, pour en disposer à son gré. Loin de pousser à fond l'œuvre de répression et de conquête, son représentant multipliait les actes de réconciliation et négociait partout en vue de la paix. Par son ordre, les faydits, chevaliers condamnés pour fait d'hérésie ou de protection d'hérétiques, purent circuler librement dans le pays, à condition de rester sans armes et de ne pas entrer dans les places fortes.

On marchait droit à la clôture de la croisade, ce que reconnaît très nettement Guillaume de Puylaurens[4], lorsqu'éclata une nouvelle à sensation. Le fils de Philippe Auguste, le prince Louis, accompagné d'une solide escorte de barons et de chevaliers, partait pour le Midi (avril 1215). Six ans après l'invitation d'Innocent, la monarchie capétienne se décidait à intervenir dans l'affaire d'Albigeois ! Alors que les positions étaient prises et que modérés et intransigeants luttaient pour imposer leur politique, l'héritier du royaume de France faisait son apparition sur le champ du conflit. Allait-on la regarder comme un élément de trouble et d'embarras, intrusion inattendue et gênante dont tout le monde se serait bien passé ?

Simon de Montfort avait ses raisons pour être aussi inquiet que l'envoyé du pape. Philippe Auguste s'était toujours empressé de réserver ses droits de haut suzerain du Languedoc, seul qualifié pour disposer de la terre des proscrits. Les rares documents qu'on possède sur les relations du Capétien avec le conquérant prouvent qu'il affectait de voir en lui, dès 1214, un simple fonctionnaire de sa royauté. Que devenaient Simon et ses visées dynastiques, si le prince Louis était chargé par son père de réaliser cette conception ? Le moine de Cernai ne parle pas des anxiétés du chef de la croisade ; il le représente, au contraire, joyeux de l'arrivée de son suzerain et empressé d'aller le rejoindre. Quelle fut leur allégresse mutuelle en se revoyant à Vienne, c'est ce qu'il n'est pas facile d'exprimer. Mieux valait dire que Simon, faisant contre fortune bon cœur, courut de suite s'assurer que le prince royal n'avait, contre lui et son œuvre, aucun projet dangereux. Il espérait d'ailleurs, en accaparant ce pèlerin de marque, le faire servir à ses desseins.

Pour un motif analogue, le légat d'Innocent III se dépêcha, lui aussi, d'aller trouver Louis à Valence. Si le moine de Cernai dissimule les appréhensions de son héros, il insiste complaisamment sur celle du légat. Il craignait, dit-il, que Louis, fils aîné du roi de France et suzerain de tous les domaines détenus par le Saint-Siège, ne s'emparât des villes et des châteaux où le pape avait mis garnison, et ne voulût prendre des mesures contraires aux décisions de Rome. C'est pourquoi la venue et la présence du prince ne lui étaient pas agréables. Cette terre avait été conquise par le pape avec l'aide des croisés : il ne semblait pas juste au légat que Louis pût y donner des ordres opposés aux siens. Qu'était ce prince, après tout ? Un croisé comme les autres : il n'avait pas le droit de revenir sur les dispositions arrêtées par l'Église. Mais le cardinal constate vite qu'il n'avait rien à craindre du nouveau venu. Le prince royal, homme très doux et très bienveillant l'assura qu'il respecterait ses volontés et suivrait en tout ses conseils.

Alors commença cette promenade triomphale où l'on vit Louis de France, encadré entre Montfort et Bénévent, parcourir, pendant quarante jours, toutes les régions du Languedoc, Saint-Gilles, Montpellier, Béziers, Narbonne, Carcassonne, Fanjeaux, Toulouse. Pas de combats ni de sièges, pas d'exécutions sanglantes, du moins la chronique n'en dit rien. Les villes, si mal disposées pour le vainqueur de Muret, ouvrirent leurs portes toutes grandes au fils du roi accompagné de l'agent du pape. Il n'en est pas moins vrai que cette chevauchée rapide de l'armée capétienne jointe aux soldats de Montfort valut par le fait à celui-ci une nouvelle victoire. Grâce à la présence du prince et de ses troupes, il obtint la destruction des murs de Narbonne, de Toulouse, et des autres places qui commandaient le pays destiné à devenir sa chose. Les bourgeois durent se résigner à abattre eux-mêmes leurs remparts.

L'expédition de Louis eut un autre résultat, encore plus heureux pour Simon. Elle amena Pierre de Bénévent à subir, peu à peu, le prestige de la force. D'après le moine de Cernai, cette évolution du cardinal remonterait au début même de sa légation. Il n'aurait affecté, en 1214, de substituer la domination de l'Église romaine à celle de Montfort que pour livrer plus sûrement à celui-ci le parti albigeois. Ô pieuse hypocrisie, s'écrie le chroniqueur, que ce machiavélisme enchante, Ô piété trompeuse ! La vérité est que le légat, d'abord exécuteur fidèle des ordres d'Innocent III, inclina du côté adverse quand il vit le prince Louis et l'armée française apporter une sorte de consécration aux violences de la croisade. Il coopère donc, sans hésiter, au démantèlement des deux grandes cités du Midi. Avec une facilité extrême, il tolère que Simon de Montfort occupe, à titre de seigneur commendataire, la ville de Toulouse et le château de Foix (été de 1215). Mais comment ne l'aurait-il pas fait ? La papauté elle-même paraissait pencher maintenant dans le même sens. Les délégués que le concile de Montpellier avait envoyés à Rome en étaient revenus avec une bulle où le pape décernait à Simon, son très cher fils, les plus grands éloges, vantait la pureté de sa foi, les services rendus à la croisade, et l'autorisait à garder provisoirement les domaines du comte de Toulouse et toutes les terres séquestrées par Pierre de Bénévent. A la fin, Innocent le suppliait de ne pas se dérober, sous prétexte de fatigue, à la mission qu'il avait reçue de l'Église. Recommandation tellement inutile que, sans la solennité de l'acte pontifical, on serait tenté de croire à une ironie.

Néanmoins le pape refusait toujours à Simon la possession définitive du Languedoc. En l'ajournant au prochain concile, il laissait une porte ouverte aux espérances de ses adversaires. A la même époque éclata le conflit relatif au duché de Narbonne. Entre Arnaut-Amalric et Simon de Montfort, le clerc et le laïque, le choix d'Innocent était fait.

Ces deux bénéficiaires de l'entreprise albigeoise, quand sonna l'heure du partage, ne s'entendirent plus. Simon, maitre de tout l'héritage toulousain, voulait y joindre absolument le titre de duc de Narbonne, porté jadis par les comtes : Arnaut, dont le droit n'était pas mieux fondé, refusa de s'en dessaisir. Il fit même opposition au projet de démolir les murs de la ville. Sur ce point, Louis de France et Pierre de Bénévent donnèrent raison à Montfort qui, une fois Narbonne démantelée, obligea les habitants et le vicomte à reconnaître son pouvoir ducal. La querelle s'envenima. Les deux concurrents en appellent au pape ; ils lui demandent l'un et l'autre de confirmer leurs prétentions. L'ex-abbé de Cîteaux envoie à Rome un mémoire où il dénonce les illégalités et les violences commises par son associé, devenu son rival : la destruction injustifiée des murs de la ville, le vicomte de Narbonne attiré par Simon dans un guet-apens, les bourgeois emprisonnés, rançonnés et contraints, eux aussi, de faire hommage pour le duché, enfin le château de Cabrières, propriété archiépiscopale, attaqué et détruit par les soldats du Christ. Le chapitre de la cathédrale atteste en corps la légitimité des griefs de l'archevêque. Il rappelle à Innocent III que, dès 1212, Arnaut Amalric avait reçu à la fois d'un légat romain, le duché avec l'archevêché, le glaive avec la croix

Le 2 juillet 1215, Innocent III se prononça sans ambages en faveur de l'archevêque dans une lettre adressée à Montfort lui-même. Par surcroît, il le rabrouait vertement. Avait-il donc oublié les immenses services rendus à la croisade par Arnaut, et la reconnaissance que lui, Montfort, devait personnellement à ce sage conseiller qui avait abattu devant lui tous les obstacles ? Tu es son vassal, ajoutait le pape ; tu lui as prêté serment de fidélité, et cependant tu as pris sur toi de faire tomber les murs de Narbonne, de sorte que lui, son peuple et son clergé se trouvent maintenant dans une ville ouverte, sans défense contre les attaques ! Tu lui as dérobé injustement l'hommage du vicomte de Narbonne et de certains Narbonnais ; tu veux le dépouiller de son duché ; tu détiens, contre tout droit, des châteaux et des revenus qui dépendent de son bénéfice. Prends garde de ne pas imprimer cette tache à ta gloire et d'être taxé d'ingratitude. Cesse d'offenser et de léser dans ses droits l'homme qui a travaillé avec tant de zèle à ton élévation. Le concile général est proche. Ne donne pas à celui que tu persécutes un juste sujet de plaintes ; répare, au contraire, comme il convient, les torts que tu as envers lui. Si tu ne tiens pas compte de cet avertissement et que tu dédaignes de nous obéir, nous serons obligés de nous faire justice nous-mêmes et de te corriger selon la loi.

Il était dit qu'entre la papauté et le conquérant du Languedoc l'accord ne serait jamais durable. L'injonction d'Innocent III ne pouvait suffire à calmer les convoitises en éveil : Simon resta l'ennemi d'Arnaut. Mais au moment où le pape menaçait de ses foudres l'ambitieux acharné à poursuivre, malgré tout, sa fortune, de plus graves soucis l'absorbaient. L'Europe entière avait les yeux fixés sur Rome, dans l'attente des événements solennels qui allaient s'y dérouler. La question albigeoise devait être soumise au concile général. On approchait du dénouement.

 

Dès le 19 avril 1213, Innocent III avait convoqué la chrétienté universelle à Saint-Jean de Latran. Après deux ans et demi de préparation, le concile s'ouvrit le 11 novembre 1215. Les quatre cents évêques et les huit cents abbés qui le composaient devaient tenir dans la basilique trois assises solennelles, le 11, le 20 et le 30 novembre. Mais, dans l'intervalle, le palais du pape fut le siège des nombreuses séances consacrées aux travaux préliminaires de l'assemblée. C'est là que les prélats, les barons et les délégués des rois débattirent devant la curie les problèmes les plus irritants de la politique contemporaine. Aucun ne souleva une discussion plus passionnée que l'affaire d'Albigeois. Elle agita le concile, comme elle avait divisé les catholiques pendant toute la durée de la guerre. Modérés et intransigeants, Toulousains et Montfortistes, s'y retrouvèrent aux prises, comme dans les conférences et sur les champs de bataille du Languedoc.

Tous les acteurs du drame étaient là, sauf Montfort, qui avait mieux à faire : mais il avait envoyé son frère Gui, pour représenter et défendre ses intérêts. Du côté ecclésiastique, Arnaut de Narbonne, Foulque de Toulouse, Thédise d'Agde, Gui de Carcassonne, les meneurs de la croisade, tous pourvus d'évêchés. Du côté laïque, le comte de Foix, Raimon-Roger, Raimon VI et son jeune fils, et ce petit seigneur languedocien, Bermond d'Anduze, comparse un peu ridicule qui, pour avoir épousé une fille du comte de Toulouse, revendiquait lui aussi l'héritage, mais avec plus d'appétit que d'espoir de succès.

Les défenseurs des Albigeois ne pouvaient se faire illusion. La grande majorité du concile était contre eux et fermement décidée à couvrir les actes de Montfort et de ses alliés, comme à trancher le débat à leur profit. Mais l'opposition fut vive. A la vérité, dit Pierre des Vaux de Cernai, il y eut quelques membres du concile et, chose plus grave, même des prélats, qui firent obstacle au parti de la foi (il appelle ainsi les amis de Montfort) et travaillèrent à faire restituer aux deux comtes de Toulouse leur patrimoine. Heureusement que le conseil d'Achitophel ne prévalut pas et que l'espoir des méchants fut déjoué. Le moine n'ajoute pas qu'Innocent III, à qui il dédie pieusement sa chronique, fut lui-même parmi ces méchants, mais d'autres contemporains nous l'apprennent. Dans ce même concile, écrit l'historien de Philippe Auguste, Guillaume le Breton, le pape parut vouloir rendre au comte de Toulouse et à son fils condamnés pour hérésie les terres que les catholiques, sous la direction du noble comte Simon de Montfort, leur avaient enlevées. Le concile presque tout entier protesta contre cette intention.

Aucun doute n'est permis : Innocent III fut de l'opposition. Il essaya de faire prévaloir au concile la politique de modération et de clémence, le principe de la légitimité des droits de Raimon VII, innocent du crime paternel. Mais nous avons mieux que l'affirmation brève des deux historiens. L'auteur de la seconde partie de la Chanson de la Croisade a reconstitué, dans le détail, les scènes qui se passèrent au Latran. Tableau d'une couleur vive et d'un relief singulier : les deux partis en lutte, les efforts opiniâtres du pape pour disculper les Toulousains, les assauts que lui donnent les orateurs de la majorité, Innocent enfin cédant au nombre et abandonnant Raimon pour sauver son fils. Le poète (peut-être un familier des comtes de Toulouse) semble avoir assisté aux débats, ou recueilli les dires d'un assistant. Passionné pour la cause albigeoise, il a exagéré sans doute, en faveur de ses amis, les sentiments et les paroles d'Innocent III, et il faut rabattre quelque chose de l'obstination vigoureuse qu'il lui prête. Dans une circonstance aussi solennelle que celle qui amenait l'Europe au Latran, le pape n'a pu se solidariser sans réserve avec les fauteurs d'hérésie. Mais le récit de la Chanson, malgré le grossissement des traits, laisse l'impression d'une action vivante, dépeinte par un homme qui a vu. De l'histoire dramatisée, soit, mais non pas du roman.

Arrivés à Rome, le comte de Foix et le jeune Raimon se jettent aux pieds du pape. Celui-ci regarde l'enfant... de tristesse et de pitié il a le cœur si affecté qu'il en soupire et pleure. Il essaie de démontrer à son entourage que le comte de Toulouse ne tombait sous le coup d'aucun crime qui pût lui faire perdre sa terre. Rien ne prouve qu'il ait professé l'hérésie. Il le tient au contraire pour catholique en actes et en paroles.

Bientôt les champions des deux partis, laïques et hommes d'Église, sont en présence sur le parvis du palais. Le comte de Foix prend la parole. Toute la curie le regarde et l'écoute : il a le teint frais ; il est bien de sa personne ; il s'approche du pape et lui dit : Seigneur pape, vous dont le monde entier est justiciable, qui tenez le siège de saint Pierre et gouvernez à sa place, auprès de qui tous les pécheurs doivent trouver aide et protection, qui devez maintenir la paix et la justice, écoutez mes paroles et rendez-moi ce qui m'est dû. Et l'orateur affirme qu'il n'a jamais aimé ni favorisé les hérétiques ; que le comte de Toulouse et lui sont venus pour obtenir un jugement régulier ; qu'il admire comment on pourrait spolier son fils, un enfant innocent de toute tromperie et de toute action mauvaise. Il flétrit Simon de Montfort, l'homme qui enchaîne, pend, extermine les habitants de Toulouse et de Montauban. Il rappelle au pape que, sur sa demande, il a livré lui-même au cardinal Pierre de Bénévent son château de Foix et ses puissants remparts. Si, tel que je l'ai livré, on ne me le rend pas, conclut-il, c'en est fait de la foi des traités.

Le cardinal atteste qu'en effet le comte a loyalement accompli les volontés du pape et celles de Dieu. Mais l'évêque de Toulouse donne à Raimon Roger un violent démenti. Le comte ose dire qu'il s'est tenu à l'écart de l'hérésie et des hérétiques ! Mais il les a aimés, appelés, hébergés : tout son comté en était plein et farci. Montségur n'a été bâti que pour les défendre. Sa sœur était une hérétique ; et lui-même a tué, mutilé, estropié tant qu'il a pu les pèlerins et les serviteurs de Dieu venus pour combattre l'hérésie. Qui a commis de tels crimes ne doit plus tenir terre : voilà ce qu'il mérite.

Le comte de Foix riposte, affirme de nouveau qu'il n'a jamais aimé les cathares, ni les croyants, ni les parfaits. La preuve qu'il est bon catholique, c'est qu'il a été, comme tous ses ancêtres, le bienfaiteur de l'abbaye de Boulbonne. Montségur ne lui a jamais appartenu. Si ma sœur, poursuit-il, a été mauvaise femme et pécheresse, je ne dois pas, pour son péché, être exterminé. D'autre part il ne s'est jamais attaqué aux pèlerins : il n'a combattu que les brigands qui avaient pris la croix pour venir le déposséder. Ceux-là, dit-il, traîtres et parjures, aucun d'eux n'a été pris par moi ni par les miens qu'il n'ait perdu les yeux, les pieds, les poings et les doigts. J'ai plaisir à la pensée de ceux que j'ai mis à mort, et je regrette de n'avoir pu en saisir beaucoup plus.

Cri de passion, échappé à l'adversaire de ce Montfort dont les autodafés provoquèrent les représailles ! Il trouve un écho dans le groupe des chevaliers de l'escorte du comte de Toulouse. L'un d'eux, Arnaut de Villemur, entendant reprocher à Raimon-Roger le massacre des croisés allemands, se lève et s'écrie : Seigneur, si j'avais su que ce méfait dût être mis en avant et qu'en la cour de Rome on en fît tant de bruit, je vous assure qu'il y en aurait eu davantage, de ces croisés sans yeux et sans narines. A ces mots, tout le concile murmure : Pardieu, celui-là est fol et hardi !

Quand le frémissement causé par cette brusque évocation de la guerre sanglante a cessé, le comte de Foix termine en prenant à partie l'évêque Foulque, ce moine décloîtré, cet ancien jongleur dont les chansons mensongères et les satires aiguisées sont la perte de tout homme qui les récite. Aussitôt élu à Toulouse, il a allumé un tel incendie que jamais il n'y aura assez d'eau pour l'éteindre. A plus de cinq cent mille, grands et petits, il a fait perdre la vie, le corps et l'âme. Par la foi que je vous dois, à ses actes, à ses paroles, à son attitude, on dirait plutôt l'Antéchrist qu'un légat romain.

Cette sortie n'était pas faite pour adoucir une majorité hostile. Le pape essaye, une première fois, de calmer les passions. Comte, dit-il à l'orateur, tu as bien exposé ton droit : mais tu as un peu amoindri le nôtre. Je saurai ce qui t'est dû et ce que tu vaux. Et quand j'aurai constaté que tu as raison, tu recouvreras ton château tel que tu l'as livré. Avant de clore la séance, on donne la parole à Raimon de Roquefeuil, le représentant du jeune Trencavel, fils du vicomte de Béziers qui avait disparu dans sa prison, après la chute de Carcassonne. Il a été assassiné, affirme ce nouvel avocat, par Simon de Montfort et les croisés. Seigneur pape, rendez au fils déshérité sa terre et sauvez votre honneur. Si vous ne la lui donnez sous peu à terme fixe, je vous réclamerai l'héritage au jour du Jugement. — Ami, répond Innocent III, justice sera faite. Sur ce, le pape, avec ses familiers, rentre dans son appartement.

La scène change. Innocent, dans son jardin du Latran, cache son affliction et cherche à se distraire. Mais les prélats du Midi et d'autres évêques de la majorité viennent l'y assiéger et le forcer à se prononcer contre les comtes : Seigneur, si vous leur rendez leur terre, nous voilà tous demi-morts. Si vous la donnez à Simon, nous sommes sauvés. — En cette affaire, répond Innocent, je ne suis pas d'accord avec vous. Contre droit et raison, comment aurais-je l'injustice de déshériter le comte de Toulouse qui est vrai catholique, de lui enlever son fief, de transporter son droit à autrui ? Je consens seulement à ceci. Que Simon reste en possession de toute la terre prise sur les hérétiques, mais qu'on réserve celle qui appartient légitimement à la veuve et à l'orphelin.

Cette décision soulève, parmi les évêques, des protestations indignées. Trancher la question en ces termes, c'est ne rien donner à Simon de Montfort. Puisque le pape tient les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges pour catholiques, il ne regarde pas leurs domaines comme pris sur l'hérésie. La terre qu'il octroie d'une main à Simon, il la lui reprend de l'autre. Et alors, Foulque de Toulouse, l'archevêque d'Auch, maître Thédise, développent fortement leurs conclusions. Il faut que tout le comté de Toulouse soit attribué sans la moindre réserve à Montfort. Livrez-lui la terre tout entière à lui et à sa lignée, dit Foulque, si vous ne le faites pas, je demande que partout passe glaive et feu dévorant. Le pape voudrait-il donc répudier les services du chef de la croisade ? Ce serait nous désavouer tous. Nous avons prêché au peuple que le comte Raimon est un méchant, que sa conduite est détestable, que, pour cette raison, il ne convient pas qu'il ait un fief à gouverner. Puisque Simon a conquis tout ce pays, qu'il l'a mis en la main de la sainte Église, qu'il a donné et reçu tant de coups, versé tant de sang, ce n'est ni droit ni raison qu'on lui enlève maintenant la terre. Voit-on d'ailleurs comment on pourrait l'en dessaisir ? Nous serions là pour le défendre contre quiconque la lui reprendrait.

Le pape essaye de tenir tête aux assaillants. Il affirme de nouveau que le comte de Toulouse n'est jamais sorti du catholicisme. Il reproche aux évêques leur intransigeance, leurs sentiments cruels, et ces prédications brûlantes auxquelles ils se livrent contre son gré. Un archidiacre de Lyon, dont le nom reste inconnu, l'abbé de Beaulieu, ambassadeur de Jean sans Terre et peut-être l'archevêque d'Embrun, plaident aussi la cause de la clémence. Le pape trouve un autre auxiliaire, inattendu celui-là, Arnaut-Amalric, qui l'engage à décider d'après son opinion personnelle, à braver la majorité. Seigneur puissant et digne père, le sens abonde en vous : jugez et gouvernez sans crainte : ni la peur ni l'argent ne doivent vous éloigner de Dieu.

Mais comment venir à bout, presque seul, de tant de volontés contraires ? Devant les objurgations passionnées des partisans de la répression à outrance, devant les dispositions trop manifestes du concile, Innocent se résigne. L'assemblée vote la déchéance de Raimon VI et consacre l'œuvre de Simon.

Lorsque, après la clôture du concile, le comte de Toulouse, prenant congé du pape, se plaignit amèrement d'être réduit à quêter et à mendier à travers le monde, Innocent III lui répondit, à en croire la Chanson : Garde-toi de désespérer. Si Dieu me laisse assez vivre pour que je puisse gouverner selon la justice, je ferai monter ton droit si haut que tu n'auras plus cause de t'en plaindre à Dieu ni à moi. Tu me laisseras ton fils, car je veux chercher par quel moyen je pourrai lui donner un héritage. L'enfant resta, en effet, quelque temps à Rome. Au moment de son départ, le pape lui dit : Ne fais rien qui puisse t'attirer la haine de Dieu ; il te donnera assez de terre si tu le veux servir. Je t'ai fait réserver le Venaissin et Beaucaire : tu pourras t'en arranger, et le comte de Montfort aura le reste jusqu'à ce que l'Église voie si ton sort peut être amélioré. — Seigneur, dit le jeune Raimon, il m'est dur d'entendre qu'un Anglais ait le droit de prendre part à mon héritage. A Jésus ne plaise que jamais Simon en vienne à partager ma terre avec moi ! La mort on la terre, voilà ce que je lui donnerai. Et puisque je vois qu'il faudra guerroyer, je ne te demande qu'une chose, c'est de me laisser la terre, si je puis la conquérir. Le pape le regarda, jeta un soupir, puis, l'embrassant : Veille à ce que tu feras. Puisse Dieu te laisser bien commencer et bien finir, et bonne chance !

Un décret d'Innocent III publié le 14 décembre 1215 réglait, ainsi qu'il suit, la situation du Languedoc et des barons inculpés : Raimon VI, reconnu coupable, est déclaré déchu du droit de gouverner son fief, et condamné à vivre en pénitent hors de sa terre. Sur ses revenus, on lui fera une rente annuelle de 400 marcs. La dot de sa femme, bonne catholique, lui est réservée. A Simon de Montfort sont dévolues, avec Toulouse et Montauban, toutes les terres prises sur les hérétiques. Le reste de la grande seigneurie toulousaine et tout ce que les croisés n'ont pas conquis, c'est-à-dire Beaucaire, Nîmes et la Provence demeurent au fils unique du comte, à Raimon VII. Le concile n'avait pas résolu la question du comte de Foix. En attendant un supplément d'informations, le château de Foix restera, en séquestre, sous la main des agents de l'Église. Selon toute vraisemblance, la même mesure fut appliquée au comte de Comminges et au vicomte de Béarn.

On peut douter que cette solution du problème albigeois donnât une satisfaction sans mélange aux exploiteurs de la croisade. Le décret de 1215 n'était, somme toute, qu'un acte de transaction, un compromis entre des intérêts contraires. Qu'on examine de près la rédaction de cet instrument diplomatique, on y verra qu'Innocent III a encore fait ce qu'il a pu pour atténuer le gain des vainqueurs et ménager l'autre parti. Même les restrictions de forme n'y manquent pas. Simon de Montfort est mis en possession du fief toulousain : mais il devra en faire hommage à celui dont il devient légalement le vassal, c'est-à-dire à Philippe Auguste. Et, dans le même passage qui consacre la cession faite au conquérant, le pape a inséré ces mots : sauf, en toutes choses, le droit des hommes et des femmes catholiques, ainsi que celui des églises. A quoi pouvait servir cette réserve sinon à limiter l'action et le bénéfice de celui qu'on avantageait ?

Le dernier acte d'Innocent III dans le Languedoc, la mission donnée le 21 décembre 1215 à l'évêque de Nîmes et à l'archidiacre de Conflans, favorisa le comte de Foix au détriment de Simon de Montfort. Ces délégués de Rome avaient ordre de reprendre au chef des croisés le château de Foix et de faire une enquête pour savoir au juste dans quelles circonstances le domaine du comte avait été envahi et annexé aux terres conquises. C'était remettre en question la légitimité des mesures prises contre Raimon-Roger, l'homme que les partisans de la croisade redoutaient le plus. Et la volonté du pape s'exprime nettement : il faut que le comte rentre en possession de sa forteresse et que Montfort et les siens le laissent vivre en paix.

A n'en pas douter, le promoteur de la guerre des Albigeois, malgré Muret et malgré le concile, essayait encore une fois de défaire son œuvre, qu'on avait dénaturée, et d'enrayer la conquête. N'ayant pu maintenir à la croisade son caractère religieux, il voulait empêcher qu'elle n'aboutît, dans l'ordre temporel, à ses conséquences extrêmes et à son dénouement logique. A plusieurs reprises, il avait défendu contre les violents la cause de la modération et de la justice, sans avoir jamais eu, il est vrai, l'énergie de la faire triompher. Mais était-ce possible ? Et ne faut-il pas que l'histoire impartiale tienne compte de l'insurmontable difficulté qu'il y avait, pour un pape du moyen âge, à endiguer le fanatisme ?

Innocent III ne survécut même pas une année au concile de Latran. Il ne put voir ce retour de fortune qui permit aux deux Raimon de reprendre à leur spoliateur une grande partie de la terre perdue. Mais en sauvant leur dynastie de la ruine totale, il avait rendu leur succès possible. Quand la mort le surprit à Pérouse (16 juillet 1216) une scène étrange venait de se passer dans le Languedoc. Simon de Montfort se présente avec son armée devant Narbonne. Arnaut Amalric ordonne de fermer les portes de la ville ; mais il s'oppose en vain à l'entrée des Français : ceux-ci, se jetant sur lui, l'épée haute, l'obligent à reculer. L'archevêque, par deux fois, excommunie Montfort et interdit toutes les églises tant que durera son séjour à Narbonne. Les soldats du Christ lapident le palais archiépiscopal, et le très catholique Simon, insoucieux de l'anathème qu'il accueille par des railleries, n'en fait pas moins célébrer la messe.

La guerre déchaînée entre le pouvoir religieux et le pouvoir civil de la croisade ! ce spectacle avait de quoi réjouir le cœur des hérétiques. Pour les victimes de l'œuvre sainte, la revanche commençait : elle se poursuivra encore pendant deux ans. Marseille, Avignon, Beaucaire se déclarent ouvertement pour Raimon VI Toulouse se ressaisit, chasse les Français et accueille d'enthousiasme son ancien seigneur. Visiblement l'étoile de Simon pâlit, et l'édifice de la conquête se désagrège, jusqu'au moment où de Toulouse assiégée fut lancée la pierre qui alla tout droit où il fallait. Elle frappa si juste le conquérant sur son heaume d'acier que, la tête fracassée, il tomba à terre, sanglant et noir. La disparition prématurée de Simon de Montfort devait livrer le Midi et sa capitale à la dynastie capétienne. C'est au bénéfice du roi de France que, sans le savoir, tout le monde, à commencer par Innocent III, avait travaillé, souffert et lutté.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Sibi et heredibus suis.

[2] Satis prosperatum.

[3] Dominum et monarcham.

[4] Le légat se disposait à mettre fin au labeur guerrier, finem pacis labori bellico positurus.