INNOCENT III

LA CROISADE DES ALBIGEOIS

 

CHAPITRE IV. — LA GUERRE DES ALBIGEOIS.

 

 

Le recours à la force et l'appel à Philippe Auguste. — L'assassinat de Pierre de Castelnau. — Prédication de la croisade. — La pénitence de Raimon VI. — Massacre de Béziers et prise de Carcassonne. — Innocent III et Simon de Montfort. — Le comte de Toulouse à Rome. — Les légats désavoués par le pape. — Arnaut-Amalric et la bourgeoisie toulousaine. — L'incident de Minerve. — Les conciles de Saint-Gilles, de Narbonne et de Montpellier. — Les taxes pontificales dans le Languedoc. — Massacres et miracles. — La conquête du Languedoc. Simon de Montfort et Alix de Montmorenci. — Les sièges épiscopaux envahis. — Les statuts de Pamiers.

 

C'est à la fin de 1207 qu'Innocent III, tout en continuant à prêcher l'action pacifique, décida et prépara le recours à la force. Les princes du Midi lui refusant leur aide, il s'adressa d'abord au souverain de la France entière, au fils aîné de l'Église, à Philippe Auguste, ce rude batailleur qui venait de vaincre les Plantagenêts.

Il lui avait déjà écrit trois fois, le 28 mai 1204, le 16 janvier et le 7 février 1205, avec une insistance de plus en plus vive. Que ne se montre-t-il dans le Languedoc pour contraindre barons et bourgeois à sévir contre les cathares ? S'ils persistent à ne rien faire, Philippe a le droit, lui, le suzerain, de saisir leurs fiefs, leurs cités, et d'enrichir d'autant son domaine. L'invite est claire : mais Innocent III n'entend pas demander par là l'extermination des Méridionaux. Il pense que l'apparition de l'ost royale sur les bords de la Garonne suffira à faire rentrer les seigneurs dans le devoir et les hérétiques dans l'Église. L'œuvre de répression, si Philippe la dirige, prendra le caractère d'un acte régulier, d'une exécution judiciaire, accomplie en commun par la papauté et par la suprême autorité laïque du pays.

On se faisait illusion, à Rome, sur la puissance du roi de Paris. II n'avait d'action directe que sur une partie de la France du Nord : le Midi n'était placé que de nom dans la sphère de sa suzeraineté. Et quand même Philippe aurait pu quelque chose, le moment était mal choisi pour l'attirer hors de son milieu. Pour plaire au chef de l'Église, il n'allait pas abandonner sa lutte contre Jean sans Terre, la conquête presque achevée de la Normandie, de l'Anjou et du Poitou, en un mot lâcher la proie pour l'ombre. Les trois premières lettres du pape restèrent peut-être sans réponse, et, à coup sûr, sans résultats.

Le 17 novembre 1207, Innocent III sollicite de nouveau, non seulement le roi de France, mais ses principaux feudataires, le duc de Bourgogne, les comtes de Bar, de Dreux, de Nevers, de Champagne, de Blois, et en général tous les nobles, tous les chevaliers, tous les fidèles du royaume français. Cette fois, l'appel se fait particulièrement solennel et pressant. Le pape, après avoir flétri les hérétiques et leurs fauteurs, déclare que l'attitude des coupables, rebelles aux sermons, insensibles aux arguments de paix, inaccessibles même aux caresses, l'oblige à invoquer le bras séculier. Il faut, dit-il au roi, que les sectaires soient écrasés par la vertu de ta puissance et que les malheurs de la guerre les ramènent à la vérité. Et, pour rendre la tâche plus attrayante, il garantit à ceux qui prendront les armes la même rémission des péchés dont bénéficient les combattants de la Terre sainte. Pendant leur absence, saint Pierre couvrira de sa protection leur famille et leur bien.

Si le mot de croisade n'est pas encore prononcé, la chose paraît résolue. L'ère de la violence est ouverte.

Philippe Auguste se décida enfin à répondre. Dans une note brève, adressée au pape, en son nom, par l'évêque de Paris, il objecte qu'il est en guerre avec les Anglais ; ses moyens ne lui permettent pas de lever deux armées : l'une pour aller contre les Albigeois, l'autre pour repousser les entreprises du roi Jean. Il peut se rendre au désir du pape mais seulement à deux conditions. Rome établira d'abord entre la France et l'Angleterre une trêve solide de deux années, et ensuite elle décrétera la levée d'un subside sur le clergé et les nobles français. Le produit en sera affecté à l'expédition contre l'hérésie. Dans le cas où Jean romprait la trêve, le roi de France aurait le droit de rappeler ses troupes du Midi, sans que le pape ait rien à lui reprocher.

Ainsi le Capétien acceptait de faire la guerre pourvu que l'Église en payât les frais et empêchât le roi d'Angleterre de poursuivre ses idées de revanche ! Cette dernière exigence, il le savait très bien, était irréalisable. Jean sans Terre, aux prises avec l'archevêque de Cantorbéry, Étienne Langton, avait rompu avec le pape : d'un jour à l'autre, on s'attendait à le voir excommunié. Comme les autres, mais pour d'autres motifs, le roi de France se dérobait. Les nobles de la France du Nord seraient-ils plus dociles que leur souverain ? la chose était au moins douteuse, lorsque survint, à l'improviste, un de ces faits qui frappent l'imagination d'un peuple, surexcitent ses nerfs, et le poussent brusquement à agir. Le 15 janvier 1208, un officier du comte de Toulouse assassinait Pierre de Castelnau.

L'histoire nous a mal renseignés sur les circonstances du crime. On n'a qu'un récit vraiment explicite et c'est le pape qui l'a fait lui-même, dans la lettre indignée où il décrète la croisade. Tout contrôle ici est impossible : les chroniqueurs semblent s'être donné le mot pour se taire. Deux lignes dans Guillaume de Puylaurens : Peu après, Pierre de Castelnau s'en alla vers Dieu, tué par le glaive des impies, et le comte de Toulouse ne manqua pas d'être soupçonné. Pierre des Vaux de Cernai se contente de reproduire la lettre d'Innocent III par la raison qu'il ne peut y avoir d'information plus sûre ni plus authentique. Quelques détails pittoresques dans le poème de Guillaume de Tudèle : En ce temps, Pierre de Castelnau passa vers le Rhône en Provence, avec son mulet amblant, lorsqu'un écuyer, plein de méchanceté, afin de se rendre agréable au comte, tua le légat en traîtrise, par derrière, et le frappa à l'échine avec son épieu tranchant, puis s'enfuit, avec son cheval courant, à Beaucaire où étaient ses parents. Le poète montre le martyr priant Dieu de pardonner à ce félon sergent ; puis l'enterrement à Saint-Gilles avec maints cierges allumés et force Kyrie eleison que chantaient les clercs. Il n'accuse pas le comte de Toulouse d'avoir ordonné le meurtre : il l'attribue à l'excès de zèle d'un de ses agents.

Au contraire, le pape ne semble pas mettre en doute la culpabilité de Raimon VI. D'après lui, le comte, voulant ou feignant de vouloir se faire absoudre de l'excommunication, avait convié Pierre de Castelnau et son collègue, l'évêque de Couserans, à se rendre près de lui à Saint-Gilles. Il promettait une fois de plus de donner satisfaction à l'Église. Les légats le rejoignent : il leur renouvelle ses serments et ses protestations d'obéissance ; quand il s'agit de s'exécuter, il recule, diffère et finalement n'agit pas. Les légats annoncent alors leur départ. Furieux, le comte les menace de mort devant tous : Partout où vous irez, par terre ou par eau, prenez garde, j'aurai l'œil sur vous. Aussitôt il envoie des complices se poster en embuscade. L'abbé de Saint-Gilles, les consuls et les bourgeois de la ville essayent en vain de l'apaiser ; malgré son opposition, ils donnent aux légats une escorte destinée à les protéger jusqu'à la rive droite du Rhône. Arrivés là, ils s'installent dans une hôtellerie, pour y passer la nuit avant la traversée : mais certains officiers du comte y avaient déjà pris place. Le lendemain, de bon matin, après avoir dit la messe, les envoyés d'Innocent III sortaient pour franchir le fleuve, lorsqu'un de ces satellites du Diable, brandissant sa lance, frappa Castelnau, à l'improviste, au bas des côtes. Le légat dit à plusieurs reprises au meurtrier : Que Dieu te pardonne, comme je te pardonne moi-même. Puis il prit avec ses compagnons ses dispositions suprêmes, régla toutes les affaires de la mission ; enfin, après avoir beaucoup prié, il s'endormit dans le Seigneur.

Tous les éléments de ce récit tendent à prouver la complicité du comte. Innocent III insiste là-dessus avec force. De sûrs indices font présumer que Raimon est coupable de l'assassinat de ce saint homme : menaces publiques de mort, embûches préparées et puis, si j'en crois ce qu'on raconte, le fait d'avoir admis l'assassin dans son intimité et de l'avoir comblé de présents. Je ne parle pas d'autres présomptions fort graves qui sont connues de beaucoup de personnes. Le moine de Cernai, est-il besoin de le dire ? renchérit sur la version défavorable à Raimon. Non content de bien accueillir le meurtrier, le comte l'aurait promené dans son domaine, le donnant en spectacle et disant à tous : Vous voyez cet homme ? c'est le seul qui m'aime véritablement et qui ait su faire ce que je désirais. Il m'a débarrassé de mon ennemi, vengé de mon insulteur : c'est à lui que je dois la victoire. — Mais, ajoute le chroniqueur, le comte avait beau porter aux nues cet homicide, les bêtes elles-mêmes lui témoignaient leur réprobation. Plusieurs chanoines de Toulouse, de très honnêtes gens, m'ont assuré que du jour où l'homme de Dieu fut tué, les chiens refusèrent la pâtée que leur distribuait son assassin.

Est-il croyable que le comte de Toulouse ait offert ce héros d'un genre spécial à l'admiration de ses sujets ? Il s'est toujours défendu d'avoir trempé dans ce crime politique. Quel intérêt avait-il, en faisant disparaître un légat du pape, à exaspérer contre lui l'opinion chrétienne ? Eût-il été réellement complice qu'il n'aurait pas eu l'imprudence de s'en faire gloire. Après tout Innocent III n'a parlé que de présomptions, et il a cité seulement comme un on-dit la récompense donnée au meurtrier. Dans une lettre de 1212, il reconnaîtra que le comte n'a jamais pu être convaincu, qu'il n'est que fortement suspect.

Raimon VI s'est trouvé exactement dans la même situation que le roi d'Angleterre, Henri II, accusé du meurtre de Thomas Becket. Un subalterne a voulu tuer pour les servir, sans se douter que de tels attentats sont infailliblement funestes au parti qui les exécute. Le comte de Toulouse n'avait, croyons-nous, ni prémédité, ni ordonné la mort de Pierre de Castelnau : mais ce drame sanglant entraînera sa propre ruine, la chute de sa dynastie et l'extermination d'un peuple.

 

D'un trait bref, la Chanson de la Croisade dépeint l'attitude d'Innocent III après le meurtre de son légat. De l'affliction qu'il en eut, il tint la main à sa mâchoire et invoqua saint Jacques de Compostelle et saint Pierre de Rome. Dans la circulaire enflammée du 10 mars 1208, celle où il raconte le crime, non seulement il voue l'assassin à l'exécration de tous les fidèles, mais il épuise contre le comte de Toulouse, regardé comme aussi coupable, les malédictions et les châtiments de l'Église. Raimon est excommunié, ses sujets et ses alliés sont déliés de leurs serments ; il est permis à tous de poursuivre sa personne et de s'emparer de ses terres, réserve faite des droits du suzerain. Le pape admet à peine l'hypothèse que le comte puisse désarmer l'Église par sa pénitence. On ne l'acceptera qu'à une condition : c'est qu'il expulse les hérétiques. Pas de pitié pour ces criminels qui, non contents de corrompre les âmes en favorisant l'hérésie, tuent les corps par surcroît.

Le parti favorable aux mesures extrêmes l'emportait. L'abbé de Cîteaux avait charge de publier partout l'anathème et de pousser les masses à la croisade. La Chanson le représente à Rome, dans l'assemblée des cardinaux, conseillant hautement l'appel à la force, la levée des vengeurs de l'Église. Faites crier les indulgences par toute la terre et jusqu'à Constantinople. Que celui qui ne se croisera pas ne boive plus jamais de vin, qu'il ne mange plus sur nappe ni soir, ni matin, qu'il ne s'habille plus de chanvre ou de lin, et qu'à sa mort on l'enterre comme un chien. Arnaut-Amalric, alors en France, n'a pu tenir ce discours. Il n'en fut pas moins l'organisateur et le chef de l'expédition projetée. La direction suprême des négociations et même de la guerre lui appartiendra : Simon de Montfort ne sera que son subordonné.

Avec la lettre qui proscrivait le comte de Toulouse partirent de Rome de nombreux mandements adressés aux archevêques et aux évêques de France. Ils doivent prêter main-forte aux légats, rétablir, entre les Français et les Anglais, la paix nécessaire au succès de la grande entreprise, exciter le zèle des clercs et des laïques. Pour la cinquième fois, Innocent fait appel à l'énergie et au zèle de Philippe Auguste. Très habilement, il le félicite du haut degré de puissance où il est arrivé et invoque son affection bien connue pour le Saint-Siège. Il sait que Philippe a toujours détesté l'hérésie et l'a prouvé à maintes reprises. Son office de roi l'oblige à châtier les meurtriers de Pierre de Castelnau et à servir encore l'Église, que les hérétiques mettent plus que jamais en péril. Ils sont pires que les Sarrasins, dit le pape, parole très grave, destinée à justifier la croisade qu'on prépare. A toi de chasser le comte de Toulouse de la terre qu'il occupe, ajoute-t-il, et de l'enlever aux sectaires pour la donner à de bons catholiques qui puissent, sous ton heureuse domination, servir fidèlement le Seigneur. Dans la pensée d'Innocent, c'est au profit du roi de France que doit s'accomplir l'œuvre de répression.

Mais Philippe ne se laisse pas prendre à l'appât. Il répond par un nouveau refus qu'il enveloppe, à la vérité, d'excuses spécieuses. Et d'abord il serait désolé qu'on le crût favorable à Raimon. Vous m'avez appris, écrit-il au pape, la mort de Pierre de Castelnau. Elle m'a causé beaucoup de peine, car le légat, cet homme de bien, accomplissait une très bonne œuvre. Si vous avez sujet de vous plaindre du comte, nous aussi nous avons contre lui de sérieux griefs. Dans notre guerre avec Richard, il a pris le parti de ce roi en épousant sa sœur, bien que notre père et nous-même ayons dépensé beaucoup d'argent à défendre Toulouse contre les Anglais. Et quand nous sommes entré en lutte avec le roi Jean, nous avons trouvé des soldats toulousains dans la garnison de Falaise. Or, jamais le comte ni ses vassaux ne nous ont envoyé leurs troupes, bien qu'il tienne de nous une des plus grandes baronnies du royaume.

Philippe ne refuse pas, en principe, de jouer le rôle qu'on lui offre, mais il se retranche obstinément derrière les deux conditions qu'il a déjà posées. Il faut qu'on lui donne l'argent nécessaire et surtout qu'on oblige Jean, son ennemi, à rester en paix. D'ailleurs, il fait entendre au pape qu'en expropriant le comte de Toulouse, la puissance romaine dépasserait son droit. Vous déclarez que ceux qui marcheront contre les hérétiques, auront la liberté de prendre leurs domaines et ceux du comte. Mais, de l'avis des personnes compétentes que j'ai consultées sur ce point, vous ne pouvez légalement dépouiller le comte de ses États qu'après l'avoir, au préalable, condamné pour hérésie. C'est seulement quand il aura été convaincu de ce crime que vous devez lui signifier la peine encourue et nous mander de confisquer la terre qu'il tient de nous. Or, vous ne nous avez pas fait savoir que le crime a été prouvé. Nous ne vous disons pas cela, ajoute le roi de France, pour excuser le coupable. Nous sommes bien plutôt disposé à l'accuser, ce que nous montrerons, si Dieu le veut et que l'occasion nous en soit fournie.

Le mécontentement du pape, au reçu de cette lettre, se devine sans peine. On lui refusait ce qu'il demandait, et l'on se permettait de lui donner une leçon dé droit qu'il n'avait pas demandée. Pourtant, dans sa circulaire, il avait réservé les prétentions du souverain de la France. Mais Philippe Auguste connaissait l'inanité de ces formules diplomatiques, sans valeur devant le fait accompli. La croisade des Albigeois ne lui plaisait pas. Elle allait détourner sur le Midi des ressources militaires dont il avait besoin lui-même pour d'autres entreprises, et il se souciait peu de voir un de ses vassaux, devenu le maître du Languedoc, y fonder une domination forte. Il essaya donc, sinon d'empêcher, au moins de limiter la grande levée de boucliers qui, à la voix des prédicateurs, commençait à se faire partout dans la France du Nord et du Centre. En mai 1208, il accordait à Eude, duc de Bourgogne, et à Hervé, comte de. Nevers, la liberté de se croiser, en déclarant que seuls les chevaliers de la Bourgogne et du Nivernais, au nombre de cinq cents, pourraient user de la permission[1].

Si le roi refusait de partir, la féodalité, séduite ; par la perspective des indulgences, commençait se mobiliser pour se ruer en masse sur le Midi, C'est le danger que redoutait Innocent III. Il ne s'agissait pas de livrer le Languedoc aux appétits des barons du Nord, et de laisser se transformer en une œuvre de massacre et de pillage l'entreprise, légitime et nécessaire à ses yeux, de l'expulsion des hérétiques. Il fallait que la croisade restât dirigée et contenue dans de justes limites par l'accord des plus hautes puissances de l'ordre civil et religieux. Le pape s'obstina donc à solliciter le concours au moins indirect de Philippe Auguste. Le 9 octobre 1208, il le prie de faciliter les opérations des légats et d'engager ses sujets à prendre la croix. Le 9 février 1209, nouvel effort. C'est à toi que nous confions tout spécialement l'affaire de l'Église de Dieu. L'armée des fidèles qui se lèvent pour combattre l'hérésie doit avoir un chef à qui elle obéisse tout entière. Nous supplions ta sérénité royale de choisir, par un acte de son pouvoir propre, un homme actif, prudent et loyal qui conduise au bon combat, sous ta bannière, les champions de la cause sainte. Il importe avant tout que par tes soins il y ait unité et harmonie dans le commandement, qu'il ne puisse surgir aucune division, aucune rivalité parmi les chefs.

Ni par lui-même, ni par un délégué, le roi de France ne voulait endosser cette charge. Innocent III se heurta encore à une résolution inébranlable. Parmi les hauts barons enrôlés à l'appel des légats, il n'y eut pas de mandataire de la royauté, investi sur les autres d'un commandement effectif. La croisade des Albigeois restait une entreprise d'Église, dirigée par les envoyés de Rome. Le pape dut se résigner à porter seul, avec l'aide de la noblesse française et d'une faction de la chevalerie des pays voisins, surtout de l'Allemagne, l'accablante responsabilité.

Pendant que barons et évêques se signaient, recrutaient leurs troupes et préparaient le départ, que faisaient les Méridionaux pour se défendre contre l'invasion ? Le péril était formidable. A entendre la Chanson de la Croisade, on vit rarement pareille levée d'hommes. Je ne m'inquiète pas de dire comment ils furent armés, ce que coûtèrent les croix d'orfroi et de soie qu'on se mettait au côté droit de la poitrine, ni comment ils furent vêtus et montés, ni comment leurs chevaux étaient bardés de fer et armoriés. Jamais Dieu ne fit clerc assez bon comptable pour en supputer la moitié, ni le tiers... L'ost fut merveilleuse, ajoute le poète : vingt mille chevaliers armés de toutes pièces, plus de deux cent mille vilains et paysans, sans compter clercs et bourgeois. N'attachons pas d'importance à ces chiffres : toute évaluation précise serait vaine, mais les contemporains eurent l'impression d'un élan grandiose, irrésistible. Et cet enthousiasme s'explique. Sans sortir de France, on gagnait la même somme y d'indulgences qu'à faire l'effrayant voyage de Jérusalem, d'où tant de pèlerins ne revenaient pas.

Avec infiniment moins de risques et de frais, on pouvait jouir des nombreux avantages attachés à l'état de croisé : personne inviolable, biens protégés, suspension temporaire des créances. Nobles et seigneurs d'Église, plus ou moins rongés de dettes, profitèrent à l'envi des décrets du pape qui défendaient aux usuriers et aux juifs de poursuivre les soldats du Christ.

Les princes du Languedoc ne pouvaient se faire illusion. Un seul moyen leur restait d'empêcher la catastrophe prochaine : l'union étroite de toutes leurs forces, l'organisation de la défense nationale du Midi contre le Nord. Mais avec l'anarchie qui régnait dans ce milieu, comment établir l'entente ? En 1208, Raimon VI avait proposé à son neveu, Raimon-Roger, le vicomte de Béziers et de Carcassonne, de s'associer pour repousser l'étranger. Roger, dit la Chanson, répond non par oui, mais par non. Ils se quittent en mauvais termes et le comte s'en va, irrité, en Provence. Voyant qu'il ne pourrait entraîner ses vassaux à une action commune, hésitant d'ailleurs à se faire ouvertement le champion de l'hérésie, le comte de Toulouse prit son parti : courber le dos sous l'orage.

Il eût fallu un autre tempérament que le sien pour soutenir à main armée, dans une telle crise, la cause de la liberté religieuse et de l'indépendance du pays. Ce n'est pas qu'on puisse l'accuser d'être resté inerte : sa diplomatie tout au moins s'agitait. Il va d'abord demander conseil à Philippe Auguste, qui ne lui fait pas mauvais visage mais se garde bien de lui rien promettre. Il s'adresse ensuite à l'empereur Otton IV. Il imagine même d'amadouer l'abbé de Cîteaux et le relance jusqu'à Aubenas (février 1209). Là, il s'agenouille, dit la Chanson, fait son acte de contrition devant monseigneur l'abbé, et le prie qu'il lui pardonne. L'abbé lui répond qu'il ne le fera pas, à moins que le pape de Rome et ses cardinaux ne lui en délèguent le pouvoir. Mais Raimon n'a pas attendu cette humiliation inutile pour négocier avec le pape. Dès la fin de 1208, ses envoyés agissaient auprès de la curie.

Au moment même où Innocent III vouait le comte de Toulouse aux malédictions divines et humaines, il recevait ses ambassadeurs ! le moine de Cernai l'atteste avec des détails précis. Raimon se plaint amèrement de l'abbé de Cîteaux, homme dur, impitoyable, avec lequel on ne peut s'entendre. Envoyez-moi, fait-il dire au pape, un autre légat, pris dans votre entourage, et je promets de faire entre ses mains ma soumission complète. Et non seulement on écoute cet excommunié, mais on accède à sa demande. Innocent adjoint à Arnaut-Amalric, avec mission spéciale de recevoir la pénitence du comte, un notaire du Latran, Milon ; maître Thédise, chanoine génois, devra lui servir d'auxiliaire (mars 1209). Et Raimon de s'écrier : Tout va bien : j'ai un légat selon mon cœur : bien mieux, c'est moi-même qui serai le légat. On comprend alors ces mots du poète de la Chanson : Les messagers du comte disent tant de paroles et font tant de présents qu'avec le riche pape ils ont fait accord et je vous dirai en quoi. Mais le Toulousain et ses partisans triomphaient trop tôt. Toujours d'après le moine de Cernai, Innocent III aurait dit à Milon : C'est l'abbé de Cîteaux qui continuera à tout faire : toi, tu ne seras que son instrument. Il est suspect au comte ; toi, tu ne l'es pas.

Les instructions du nouveau légat comportaient d'abord une dernière tentative auprès de Philippe Auguste : l'idée fixe du pape ! il n'y renoncera jamais. Arnaut-Amalric et Milon se rendent à Villeneuve-le-Roi, près de Sens, où le Capétien tenait cour plénière. Ils lui remettent une lettre d'Innocent qui demandait encore au roi d'intervenir en personne ou de déléguer son fils, le prince Louis. J'ai deux grands lions attachés à mes flancs, répond Philippe, le soi-disant empereur Otton et Jean, le roi d'Angleterre. Tous deux travaillent, de toutes leurs forces, à troubler le royaume de France. Impossible d'en sortir moi-même, et aussi de me priver de mon fils. C'est déjà bien assez que je permette à mes barons d'aller, dans la Narbonnaise, combattre les ennemis de la foi.

Rien à faire, décidément, avec ce roi de France ! Il ne restait plus au pape qu'à terminer les deux besognes déjà entamées. Pendant que l'abbé de Cîteaux achevait, dans l'été de 1209, d'enrôler les combattants et de les acheminer vers Lyon où devait se faire la concentration générale, l'autre légat, Milon, descendait en Provence pour résoudre l'importante question de la pénitence et de la réconciliation du comte de Toulouse.

Pourquoi pactiser avec ce baron disqualifié, déjà plusieurs fois parjure, et de qui on ne peut attendre une soumission sincère ? A cette question des intransigeants de l'orthodoxie, Innocent III répond par la lettre curieuse où il explique, pour ses trois mandataires (l'abbé de Cîteaux, les évêques de Riez et de Couserans), son plan d'attaque contre l'hérésie. C'est le programme politique et militaire de la croisade.

On nous a demandé avec insistance quelle attitude les croisés devaient prendre à l'égard du comte de Toulouse. Suivons le conseil de l'apôtre qui a dit : J'étais astucieux : je vous ai pris par la ruse. Après délibération avec les chefs les plus prudents de l'armée, il faut attaquer, l'un après l'autre, séparément, ceux qui ont détruit l'unité de l'Église, de façon à diviser leurs forces. Ne commencez pas par vous en prendre au comte, si vous voyez qu'il ne s'empresse pas de se lancer follement à la défense des autres. Usez d'une sage dissimulation : laissez-le d'abord de côté pour agir contre les rebelles. Il sera d'autant moins facile d'écraser ces satellites de l'Antéchrist qu'on les aura laissés se grouper pour la résistance commune. Rien de plus aisé, au contraire, d'en venir à bout, si le comte n'accourt pas à leur aide, et peut-être que la vue de leur désastre lui fera faire un retour en lui-même. S'il persiste dans ses mauvais desseins, on pourra, lorsqu'il sera isolé et réduit à ses seules forces, terminer par lui et l'accabler sans grand effort. Il fallait donc croire ou affecter de croire au repentir de Raimon VI.

C'est à Montélimar, à Valence, et surtout à Saint-Gilles, berceau de la dynastie toulousaine, que se déroulèrent, en juin 1209, les péripéties de l'amende honorable. Raimon comparaît devant le légat et les évêques. Il jure d'exécuter fidèlement toutes les prescriptions qu'on lui imposera et, comme garantie, il remet aux mains des envoyés de Rome sept de ses principaux châteaux. S'il ne remplit pas ses promesses, les consuls d'Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles ne le reconnaîtront plus comme leur seigneur, et le comté de Melgueil, dont il prétend être le haut propriétaire, sera confisqué au profit de l'Église. On lui fait lecture des griefs que l'autorité religieuse avait invoqués pour le frapper d'anathème : il s'engage à donner satisfaction en tous points. Alors commence pour lui la série douloureuse des épreuves réconciliatoires.

En costume de pénitent, nu jusqu'à la ceinture, il est amené devant la façade aux trois baies de l'église de Saint-Gilles, ce chef-d'œuvre de la sculpture romane, fait des libéralités de son aïeul Alphonse-Jourdain. En haut de l'imposant escalier de douze marches qui y conduit, une statue d'apôtre porte encore ces mots qu'on dirait inspirés de la politique d'Innocent III, celle qu'il recommandait avant le meurtre de son légat : Ne tuer personne, convertir[2]. Là, entre les deux grands lions qui gardent l'entrée de la porte centrale, des reliques du Christ et des saints avaient été disposées. Raimon jure, la main sur les châsses, d'obéir au pape et à ses légats. Alors Milon lui passe au cou son étole, lui donne l'absolution, puis, le tirant par l'étole et lui frappant le dos d'une poignée de verges, l'introduit dans l'église. Une foule si compacte l'emplissait qu'il ne fut pas possible au comte de sortir par où il était entré. On dut le faire passer par la crypte, devant la tombe de Pierre de Castelnau. Juste punition de son crime ! ne manque pas de s'écrier le moine de Cernai.

Il ne suffisait pas à l'Église d'avoir humilié son ennemi. Nous avons le détail des exigences de la papauté triomphante et des conditions imposées au pénitent, avant comme après l'absolution. Raimon VI renonçait à toutes les pratiques abusives dont les barons étaient coutumiers. Il s'engageait à faire amende honorable ' à tous les évêques et à tous les abbés avec qui il avait conflit et se dépouillait de ses droits sur les évêchés et sur les établissements religieux de son fief. On lui arrachait bien d'autres promesses. Il chassera ses routiers et n'aura plus recours à leurs services. Il ne confiera plus aux juifs de fonctions administratives. Il cessera de protéger les hérétiques et les livrera, eux, leurs biens et leurs fauteurs, aux croisés qui vont envahir son domaine. Il tiendra pour hérétiques tous ceux qui lui seront dénoncés comme tels par le clergé. Il s'en rapportera à la décision des légats pour toutes les plaintes qui se produiraient contre lui. Il observera et fera observer par ses vassaux toutes les clauses des paix ou des trêves établies par les légats.

Jamais souverain féodal ne s'était résigné à une déchéance aussi complète. Raimon laissait l'autorité des envoyés de Rome se substituer à la sienne : ils devenaient par le fait, au temporel presque autant qu'au spirituel, les maîtres absolus du Languedoc et de la Provence. Tous les vassaux du comte durent subir les mêmes conditions, livrer des châteaux aux légats et se mettre dans la main de l'Église. Raimon consent à tout, accepte tout, jusqu'au dernier des abaissements. Le 22 juin 1209, on le vit offrir à Milon de prendre la croix, la recevoir de ses mains, et prononcer un serment ainsi conçu : Je jure sur les saints Évangiles que lorsque les princes croisés arriveront dans ma terre, je leur obéirai de façon à garantir entièrement leur sécurité et à exécuter tout ce qu'ils m'enjoindront de faire dans leur propre intérêt et pour le bien de l'armée. Il s'engageait donc à aider une entreprise dirigée au fond contre lui, à contribuer au pillage et à l'égorgement de ses propres sujets.

Comédie ! dit le moine de Cernai, perfidie nouvelle ! Cet homme ne prenait la croix que pour rendre sa personne et ses biens intangibles, et dissimuler ses projets néfastes. La vérité est qu'en acceptant de suivre l'armée et de s'associer extérieurement à la croisade, Raimon avait trouvé le seul moyen pratique de surveiller ses ennemis et peut-être d'entraver leur œuvre. Qu'il crût ou non à la sincérité du comte, Innocent III lui envoya de Viterbe, le 26 juillet, une lettre de félicitations. Tu t'es soumis entièrement à nos volontés ; tu as fait tout ce qu'a exigé maître Milon, notre légat, et ainsi, après avoir été un objet de scandale pour beaucoup, te voilà devenu un modèle. La main de Dieu, en ce qui te concerne, a merveilleusement travaillé. Au nom de ton salut spirituel et même de tes intérêts temporels, continue à nous satisfaire. Nous ne voulons que ton bien et ton honneur, et tu peux être assuré que nous ne supporterons pas qu'on te fasse tort si tu ne le mérites pas. Une heure viendra en effet où Innocent jouera un rôle imprévu : celui de protecteur du comte de Toulouse qu'il défendra seul contre tous.

Lorsque Raimon reçut du pape ce satisfecit, l'orage, qui depuis si longtemps s'amoncelait sur le Midi, avait crevé, le Languedoc était envahi et le sang coulait.

 

A la fin de juin 1209, le légat Milon vint rejoindre à Lyon son collègue Arnaut-Amalric et la grande armée se mit en marche. Bannières au vent, les archevêques de Reims, de Sens et de Rouen, les évêques d'Autun, de Clermont, de Nevers, de Bayeux, de Lisieux et de Chartres, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol descendirent la vallée du Rhône. A Valence, le comte de Toulouse prit place lui-même parmi les chefs. Bientôt tous entrèrent dans le Languedoc maritime par Montpellier.

Le comte Raimon les guide, dit la Chanson, et leur rend bien service. Il marche toujours en tête et les fait héberger sur la terre de son neveu (Raimon-Roger) avec qui il est en guerre. C'est en effet, par les villes de la vicomté de Béziers et de Carcassonne, ces repaires de mécréants, que l'exécution devait commencer.

L'attitude du vicomte Raimon-Roger manqua tout d'abord d'héroïsme. Il accourt à Montpellier, proteste, auprès des légats, de son orthodoxie personnelle, et rejette sur des subalternes la responsabilité de ses actes favorables à l'hérésie. On refuse de l'entendre. Le plan des chefs de la croisade était de faire un exemple qui épouvantât tout le Midi. Campés au bord de l'Orb, les croisés se renforcèrent de deux autres corps d'envahisseurs, descendus de l'Agenais et de l'Auvergne. Du haut de leur promontoire, derrière leur enceinte de murailles et leurs églises fortifiées, les bourgeois de Béziers se croyaient inexpugnables. Au premier assaut des goujats de l'armée, la ville fut prise. Sept mille personnes, femmes, enfants, vieillards, massacrées dans la seule église de la Madeleine, la plupart des hommes valides exterminés, la ville pillée par les ribauds que les chevaliers, craignant de ne pas avoir leur part du butin, jetèrent dehors à coups de triques, les ribauds, pour se venger, mettant le feu à la ville qui brûla en long et en travers, la cathédrale Saint-Nazaire devenue un tel brasier que la voûte éclata, tel fut le premier exploit des soldats du Christ (21 juillet 1209).

L'impression de terreur, sur les hérétiques, fut très vive. Ils évacuent à la hâte une centaine de châteaux et se mettent en sûreté dans la montagne. Narbonne, pour échapper à une catastrophe, exécute quelques cathares. Montpellier n'avait rien à craindre : Innocent III la protégeait ; dès le mois de mars, il avait défendu qu'on touchât aux Montpelliérains, hommes pieux et dévoués de longue date au siège apostolique. Mais Carcassonne, où s'était jeté Raimon-Roger, résista. Les croisés l'assiègent, emportent vite les faubourgs et bloquent la cité. Le roi d'Aragon, Pierre II, qui redoutait un nouveau malheur, essaye de s'interposer en. faveur du vicomte, son vassal. Les légats restent inflexibles. Raimon-Roger pourra sortir s'il veut de la ville assiégée, avec douze chevaliers, mais tous les habitants devront se rendre à discrétion. Le roi dit entre ses dents : Cela se fera quand un âne volera au ciel et le vicomte s'écrie qu'il se laissera plutôt écorcher vif. Mais les habitants, resserrés dans l'espace insuffisant de la cité, coupés de leurs fontaines, empuantés sous un soleil torride par les malades et le bétail mort, finissent par capituler. Ils quittent leur ville, à moitié nus, sans emporter la valeur d'un bouton.

Dans le rapport que les légats adressèrent au pape sur ces premiers actes de guerre, ils expliquent pourquoi Carcassonne n'a pas subi le sort de Béziers. On eut peur de voir la ville et tout le pays brûlés par les soldats ou par les hérétiques eux-mêmes. Dans ce désert, comment avancer et vivre ? Les chefs n'étaient pas maîtres de leurs troupes[3]. Il y a dans l'armée, écrivent les légats, trop de gens qui sont de corps avec nous, mais non d'esprit. Néanmoins, en août 1209, tout le fief de Béziers et de Carcassonne était aux mains des champions de l'Église. Raimon-Roger, incarcéré au mépris des clauses de la capitulation, ne sortira plus vivant de son cachot.

Prendre une terre n'est pas tout : il faut la garder. Les barons du Nord, qui ont accompli leur : quarantaine et gagné leurs indulgences, ne songent plus qu'à s'en retourner chez eux. Ni le duc de Bourgogne, ni le comte de Nevers, ni le comte de Saint-Pol ne veulent être investis de ce fief acquis par un massacre. Ils n'ont cure de la dépouille d'autrui, dit la Chanson. Il n'y a personne qui ne croie se déshonorer en acceptant cette terre. Un petit seigneur de l'Ile-de-France, pourvu de domaines en Angleterre, le comte de Leicester, Simon de Montfort, après s'être fait prier un peu, se résigna au déshonneur.

C'était un catholique ardent, connu par sa haine de l'hérésie et son zèle à suivre en tout les volontés de l'Église. A la quatrième croisade, il avait abandonné l'armée chrétienne et refusé de marcher sur Constantinople pour ne pas enfreindre les ordres du pape. Pierre des Vaux de Cernai le dépeint de haute taille, avec une belle chevelure, une physionomie distinguée, de fortes épaules, un corps d'aune vigueur et d'une souplesse étonnantes. Au moral, toutes les qualités : Très éloquent, affable avec tous, excellent pour ses amis, d'une chasteté rigide et d'une rare modestie. Sagesse et prudence consommées, fermeté dans les décisions, équité, dans les jugements, hardiesse à l'attaque, opiniâtreté aux choses résolues, rien ne manquait à cet homme dévoué tout entier à l'œuvre de Dieu. Le moine oublie de dire que ce pieux chevalier était dur et cruel comme beaucoup de ses pareils, et qu'il servit ses intérêts, identifiés d'abord à ceux de l'Église, avec une activité prodigieuse. Tout en payant de sa personne autant que le dernier soldat, il saura devenir un chef d'armée de premier ordre, un diplomate plein de ressources, un organisateur habile des pays conquis. Le sceau qui valide ses chartes le représente en chasseur, sonnant du cor et galopant avec ses lévriers. C'est à une chasse d'un autre genre, plus fructueuse pour l'âme et pour le corps, qu'il allait maintenant s'adonner.

Seigneur, lui dit l'abbé de Cîteaux, par Dieu le tout-puissant, recevez la terre dont on vous fait présent : car Dieu et le pape vous la garantissent, et nous, après eux, et tous les autres croisés. Et nous vous aiderons toute votre vie. — Ainsi ferai-je, dit Simon, à cette condition que les princes me feront serment qu'en cas de besoin, pour ma défense, ils viendront tous à mon appel. — Nous vous l'accordons, disent-ils tous, loyalement. Et il reçut alors la terre et le pays. Le premier acte qu'il signa en vertu de sa nouvelle qualité (août 1209), débute par ces mots : Simon, seigneur de Montfort, comte de Leicester, vicomte de Béziers et de Carcassonne. Le Seigneur ayant livré entre mes mains les terres des hérétiques, peuplé mécréant, par le ministère des croisés, ses serviteurs, j'ai accepté avec humilité et dévotion cette charge et cette administration, me fiant à son secours et sur les instances des barons de l'armée, comme du seigneur légat et des prélats qui l'assistaient.

Un mois après, le nouveau possesseur de Béziers et de Carcassonne annonçait lui-même son élévation à Innocent III. On l'a élu à l'unanimité, quoique indigne, pour gouverner la terre albigeoise ; elle lui a été conférée par l'abbé de Cîteaux ; il reconnaît formellement ne la devoir qu'à Dieu et au pape. Il demande que Rome lui confirme, ainsi qu'à ses héritiers, le domaine qu'il a reçu et la part faite à ses compagnons d'armes. Il soumet à l'approbation pontificale les premières mesures qu'il a prises : constitution, au profit du Saint-Siège, d'un impôt perpétuel de trois deniers par feu ; restitution générale aux églises et aux clercs des dîmes détenues par les hérétiques. Sur ces deux points le consentement d'Innocent ne faisait pas doute. Mais Simon, homme pratique, tout en remerciant la papauté, lui réclame l'argent nécessaire à la continuation de l'entreprise. Je suis résolu, pour l'amour de Dieu et de la foi catholique, à rester en ce pays, dans l'espoir qu'avec l'aide divine et la vôtre, je parviendrai à y détruire totalement l'hérésie. Ce sera une grosse besogne et un labeur coûteux. Les princes croisés sont partis, me laissant presque seul, avec très peu de soldats, au milieu des ennemis du Christ qui errent par les montagnes et les rochers. La terre est pauvre : tout ce qu'elle offrait de bon a été détruit. Si vous ne m'assurez de vos subsides et de ceux des fidèles, je ne pourrai m'y maintenir longtemps. Les hérétiques occupent encore des positions très fortes et les chevaliers qui sont restés avec moi exigent double solde.

Presque immédiatement Innocent III sanctionne les faits accomplis. Dans deux lettres, du 11 et du 12 novembre 1209, il félicite Montfort d'être la forte montagne qui oppose une barrière au progrès des ennemis de l'Église. Il confirme tout ce qu'on a fait pour lui et tout ce qu'il a fait lui-même. Il lui promet de l'aider personnellement et de solliciter en sa faveur l'empereur Otton IV, les rois de Castille et d'Aragon, et d'autres souverains féodaux. Il les invitera à ne pas donner asile, sur leur territoire, aux hérétiques chassés du Languedoc, et à subventionner de leur bourse les défenseurs de la foi. Je ferais pour toi beaucoup plus, ajoute-t-il, si je n'étais obligé de secourir aussi les chrétiens de Terre Sainte qui se plaignent de voir leurs Intérêts sacrifiés au succès de l'affaire d'Albigeois.

En effet, avec deux croisades sur les bras ; Innocent III ne pouvait promettre que sous toute réserve son concours personnel. Comme l'entreprise du Languedoc péchait par le côté financier, la chancellerie du Latran travailla immédiatement et sans relâche à expédier par toute l'Europe des demandes d'appui et de subsides. Innocent recommande Simon et son œuvre aux archevêques du Midi de la France, aux prélats de Lyon et de Besançon, aux comtes de Savoie, de Genève et de Mâcon, aux consuls d'Avignon, de Saint-Gilles, de Nîmes, de Montpellier, de Tarascon, de Narbonne. A l'empereur Otton, il vante les succès de la grande armée chargée d'opérer contre l'hérésie : victoire merveilleuse, cinq cents villes et châteaux enlevés aux ennemis de la foi ! Il exagérait : la lettre de Simon de Montfort est là pour mettre les choses au point : mais les légats avaient intérêt à enfler leurs chiffres. Le pape' veut que partout, dans chaque diocèse, la population entière contribue aux frais de la croisade. Tous les clercs devront sacrifier une partie de leurs revenus. Tous les seigneurs qui possèdent des juifs les contraindront à cesser de poursuivre les débiteurs croisés. Enfin, aux chevaliers que Montfort a pu retenir, Innocent écrit de prendre patience et de continuer à se battre sous ses ordres ; à Pâques, l'envoi d'un nouveau subside permettra de régler leur solde avec tout l'arriéré.

Ce n'était pas la faute de Simon et des légats si, après la prise de Carcassonne, la grande armée s'était dissoute. Leur idéal était d'en finir du premier coup avec l'hérésie et ses fauteurs. Pierre des Vaux de Cernai l'a dit sans ambages : Si les croisés avaient voulu demeurer en Languedoc et aller de l'avant, avec les forces dont ils disposaient, rien ne leur aurait résisté ; ils auraient pris rapidement toute cette terre. Mais la malice de Satan, ennemi de notre entreprise, s'y est opposée. Dieu lui-même d'ailleurs n'a pas voulu que la guerre fût terminée de suite. Il a préféré que les soldats du Christ arrivassent les uns après les autres et qu'ainsi un plus grand nombre d'hommes pût prendre part à l'avantage de la rémission des pêchés et gagner l'éternel salut.

Cette conception religieuse de la croisade s'accordait mal avec les nécessités militaires et politiques imposées à ceux qui la dirigeaient. Les groupes de chevaliers amenés successivement, par petits paquets, accomplissant juste leur vœu de quarante jours, puis se hâtant de regagner le pays natal pour faire place à de nouvelles bandes, cette intermittence et ce perpétuel changement d'effectifs ne pouvaient que nuire à l'entreprise et prolonger indéfiniment la lutte.

Un obstacle tout aussi gênant pour Simon de Montfort et ses associés fut l'obligation de ménager le comte de Toulouse. Le pape n'entendait pas qu'on attaquât Raimon VI tant que celui-ci demanderait sa réconciliation avec l'Église et ne prendrait pas ouvertement le parti de l'hérésie. Or les légats voyaient en lui le principal soutien des sectaires, l'ennemi qu'il fallait déjouer et réduire à merci, si l'on tenait à déraciner le catharisme dans le Languedoc. Le repentir de Raimon, pure duperie ! Pour éviter de le réconcilier et de l'absoudre, ils éluderont, avec un art consommé, les ordres formels venus de Rome. Ils veulent, à force de hauteurs et d'exigences inacceptables, -contraindre le comte à jeter le masque et à passer dans l'autre camp. Mais Raimon voit le danger et s'y refuse. Se mettre à la tête des adversaires de la religion et de la croisade, n'est-ce pas donner prise à des ennemis qu'il sent implacables et résolus à le dépouiller ? Il restera donc attaché au catholicisme et ne cessera de protester de son orthodoxie.

Pendant que Simon de Montfort allume ses bûchers et prend château par château, ville par ville, le vaste domaine qu'il convoite, les diplomates rusent à l'envi dans les conférences et les conciles. D'autres éléments ajoutent aux difficultés du problème : les prétentions particulières de Pierre d'Aragon, neutre d'abord entre les partis, hostile ensuite à la croisade, mais surtout les indécisions et les revirements brusques du pape. Mal obéi, mal renseigné, tiraillé entre ses propres tendances et les suggestions des violents, Innocent III tantôt désavoue ses légats et tantôt leur donne carte blanche. Trame complexe, souvent même embrouillée, d'une action historique où, comme dans tout ce qui est humain, le drame côtoie la comédie.

 

Après la prise de Carcassonne et la disparition du vicomte de Béziers, mort de maladie, affirment les uns, assassiné, disent les autres, la situation du comte de Toulouse dans l'armée d'invasion devenait intenable. Extérieurement, loin de rompre avec les chefs de la croisade, il continuait à leur donner des gages, jusqu'à projeter un mariage entre son propre fils et la fille de Montfort ! Ce simulacre d'accord disparut quand l'abbé de Cîteaux somma le comte et les consuls de Toulouse de lui livrer les hérétiques et les suspects de leur cité. Lui-même en avait dressé la liste. Mais les bourgeois incriminés protestent énergiquement, déclarent n'être ni hérétiques ni fauteurs d'hérésie. Les consuls refusent de livrer leurs compatriotes. Toulouse, disent-ils, est une ville catholique : n'a-t-elle pas brûlé des cathares au temps du comte Raimon V ? Ils en appellent au pape et vont lui envoyer une députation. De son côté, Raimon VI se plaint d'être indirectement visé : il rappelle qu'il a été absous par le légat Milon et dénonce avec indignation les procédés d'Arnaut-Amalric. Il ira lui-même porter ses griefs au pape et l'édifier sur les injustices des légats. A quoi bon aller à Rome ? lui aurait répondu l'abbé de Cîteaux. Inutile de vous tant travailler et de faire la dépense du voyage. Vous obtiendrez le même résultat en négociant ici avec nous.

On redoutait son entrevue avec Innocent III. Raimon passe outre, fait son testament et se prépare à gagner l'Italie. Mais ses adversaires n'étaient pas hommes à reculer. L'abbé de Cîteaux excommunie les consuls de Toulouse et met leur ville en interdit, puis il se transporte en Provence et frappe de la même peine les Marseillais, révoltés contre son autorité. Le 6 septembre 1209, les légats réunissent un concile à Avignon. Plusieurs décrets très rigoureux y sont lancés contre les hérétiques et leurs complices. Fait plus grave ! le concile excommunie de nouveau le comte de Toulouse et interdit tout son domaine. Comme il n'a pas tenu les engagements auxquels était subordonnée sa réconciliation avec l'Église, écrivent les légats à Innocent III, il est déchu de tous ses droits. Le comté de Melgueil appartient donc légalement à l'Église romaine, ainsi que les sept forteresses remises par le comte entre nos mains. Les habitants d'Avignon, de Nîmes et de Saint-Gilles doivent, pour la même raison, faire directement hommage au Saint-Siège de tout ce qu'il possédait chez eux.

C'était aller vite en besogne : Innocent III n'avait ni ordonné ni permis cette exécution, faite d'autorité par ses représentants. Milon et l'évêque de Riez essayèrent de justifier leur acte. Le comte de Toulouse est un parjure, ennemi de toute paix et de toute justice. Il a certainement participé au meurtre de Pierre de Castelnau, puisqu'il a toujours reçu chez lui l'assassin. Si nous avons interdit Toulouse et excommunié ses consuls, c'est qu'ils n'ont pas voulu livrer aux croisés les nombreux sectaires qui sont chez eux. Les légats ajoutent, il est vrai, que l'excommunication du comte n'est pas absolue, ni d'un effet immédiat : ils lui ont donné jusqu'à la Toussaint pour se mettre en règle avec l'Église. Passé ce délai la sentence recevra son exécution. Mais leur insistance à supplier le pape de ne pas se laisser prendre aux paroles de Raimon et de ne lui rien accorder, est significative. Défiez-vous, dit Milon, de cette langue habile à distiller le mensonge et l'outrage. Si, ce qu'à Dieu ne plaise, le comte obtenait de vous la restitution de ses châteaux sans nous avoir donné les satisfactions nécessaires, tout ce qu'on a fait contre l'hérésie pour la paix du Languedoc serait annulé. Et alors il aurait mieux valu ne pas commencer l'entreprise que de l'abandonner de cette façon. A son tour, l'évêque de Riez recommande au successeur de saint Pierre, quand il recevra le comte de Toulouse, de lui opposer la fermeté, la solidité de cette pierre sur laquelle le Christ a bâti son église. Par la grâce de Dieu et la vôtre, le comte est aujourd'hui si bien lié qu'il ne peut plus faire le moindre mouvement de révolte, ni contrevenir à vos ordres sacrés, à moins, ajoute l'évêque avec amertume, que le crédit de certains personnages ne rende inefficaces toutes les mesures prises contre lui. Les envoyés du pape avaient donc peur qu'on ne désavouât leur œuvre ; c'est précisément ce qu'allait faire Innocent III.

En janvier 1210, peu de temps après la mort imprévue du légat Milon, Raimon VI arrivait à Rome, accompagné des délégués toulousains. Grand embarras ici pour l'histoire. Le moine de Cernai affirme que le pape accabla le comte de moqueries et d'outrages, l'appelant mécréant, persécuteur du Christ, ennemi de la foi, au point que Raimon désespéré ne savait plus ce qu'il devait faire. D'après l'auteur de la Chanson, il fut reçu à bras ouverts : Le pape lui donna un manteau de prix, un anneau d'or fin, dont la pierre seule vaut cinquante marcs d'argent, et un cheval. Ils devinrent bons amis de cœur. Peut-être le poète exagère-t-il les marques de bienveillance données par Innocent à un prince qui devait au moins lui être suspect, mais acceptera-t-on le témoignage du moine, si acharné après Raimon ? Pourquoi Innocent eût-il exaspéré le comte de Toulouse, capable encore, si on le poussait à bout, d'entraver l'œuvre de la croisade ? Tous ses actes et tous ses écrits prouvent qu'il tenait à le ménager. Pierre des Vaux de Cernai se contredit en ajoutant que le comte, pour capter la faveur du pape, se fit doux et soumis, et souscrivit à toutes ses exigences. On n'invective pas aussi violemment l'homme qui se rend à discrétion. Croyons-en plutôt Innocent III lui-même : Le comte de Toulouse étant venu à Rome et ayant promis de nous donner satisfaction entière, nous avons eu soin de l'honorer.

Les trois lettres que le pape adressa, après cette entrevue, à l'archevêque de Narbonne, à l'abbé de Cîteaux et à l'évêque de Riez, ne furent que le désaveu formel des mesures prises par ses légats. Quelques mois à peine après le massacre de Béziers, le promoteur de la croisade trouvait déjà qu'on allait trop loin !

Vous avez frappé le comte sous prétexte qu'il n'avait pas rempli tous ses engagements. Or le comte affirme qu'il a exécuté la plupart des clauses du traité conclu avec Milon. Il le prouve en produisant les certificats des églises pour lesquelles il a réparé ses torts et il se déclare prêt à tenir ses autres promesses. Il prétend d'ailleurs qu'on a toujours suspecté sans motif son orthodoxie, et il nous a supplié de lui permettre de se justifier, de ce chef, devant nous, pour que nous puissions lui rendre ses châteaux. Il les a livrés seulement à titre de garantie, et ce serait lui causer, assure-t-il, un préjudice grave que de les détenir indéfiniment. Vous dites qu'il est déchu de ses droits sur ces places fortes, comme ayant failli à sa parole : mais il n'est pas convenable que l'Église s'enrichisse des dépouilles d'autrui. En vertu de la bienveillance apostolique et sur l'avis de notre conseil, nous avons décidé que le fait de n'avoir pas encore exécuté toutes les clauses du contrat ne pouvait lui faire ' perdre son droit de propriété, pas plus que nous ne voulons nous prévaloir de l'engagement pris par lui de renoncer à certaines villes au cas où il n'obéirait pas à tous nos ordres. Par l'effet du même principe, nous avons enjoint à l'armée chrétienne, qui opère, selon nos prescriptions, contre les hérétiques, de ne pas toucher à son domaine.

Qu'ordonne finalement Innocent III ? Trois mois après la réception de sa lettre, les légats réuniront un concile où l'on recherchera si le comte est réellement coupable d'hérésie et de complicité dans le meurtre de Castelnau. S'il se présente quelqu'un, dans les conditions légales, pour l'accuser de ces deux crimes, les légats donneront suite à la procédure, mais jusqu'au prononcé de l'arrêt définitif exclusivement. Ils transmettront à Rome le dossier de l'instruction, et c'est la justice pontificale qui prononcera. S'il ne se présente pas d'accusateur, ils admettront le comte à se justifier, et, si le comte accepte le mode de justification et prouve en effet son innocence, ils seront tenus de le déclarer publiquement personne très catholique, et de 'lui restituer ses châteaux, aussitôt qu'il aura exécuté les engagements pris. Dans le cas où le comte ferait défaut ou se plaindrait de la forme de justification imposée comme étant peu équitable, l'affaire serait encore renvoyée à Rome, et il faudrait attendre l'arrêt qui y sera rendu. Quant aux consuls de Toulouse, le pape déclare qu'ayant obtenu d'eux toute satisfaction, il faut les relaxer de l'interdit.

Les légats ne pouvaient s'y tromper : on les trouvait âpres à la curée ; Innocent ne leur permettait ni de condamner ni de spolier eux-mêmes le comte de Toulouse ; il voulait qu'en cette affaire le dernier mot restât à sa justice. Avec l'évêque de Riez et les prélats de Narbonne et d'Aix, il ne se donne pas la peine de pallier l'effet désagréable de ce blâme et de ces décisions. Il était plus délicat de les faire accepter par l'abbé de Cîteaux. Aussi le pape multiplie, pour lui, dans un préambule sans fin, les précautions oratoires. Il lui prodigue les compliments sur la façon dont il a mené la grande œuvre de la croisade et l'appelle la colonne qui soutient ce saint édifice. Mais tout en le couvrant ; de fleurs, il lui apprend qu'il ne peut lui confier l'affaire de la réconciliation du comte avec l'Église. C'est maître Thédise qui en est chargé, non à titre de légat, se hâte d'ajouter Innocent, mais comme simple délégué de Rome. Il ne fera d'ailleurs qu'exécuter tes prescriptions : il sera ton instrument, ton organe, l'appât qui recouvrira l'hameçon de ta sagacité. Raimon fera comme le malade pour qui un médecin agréable adoucit l'amertume de la médecine : il prendra ton remède plus patiemment de la main d'un autre. Façon piquante d'indiquer à l'abbé de Cîteaux que le comte voyait en lui son ennemi particulier et que, dans l'intérêt de l'Église, il valait mieux qu'un autre mandataire du pape, moins suspect, lui conférât l'absolution.

Le coup était d'autant plus rude pour Arnaut-Amalric et Simon de Montfort qu'à la fin de l'année 1209 et au début de 1210, le succès de la croisade semblait enrayé. Sous la terreur des premiers massacres et de la prise des principaux centres de l'hérésie, Béziers, Carcassonne, Pamiers, Albi, les cathares n'avaient pas opposé d'abord de résistance sérieuse. Pendant qu'ils se retranchaient dans le pays haut, un protecteur avéré des mécréants, comme le comte de Foix, Raimon Roger, n'avait pas osé refuser sa soumission. Mais quand la grande armée eût abandonné l'œuvre incomplète et regagné le chemin du Nord, ils se ressaisirent. Castres et Lombers, places importantes, revinrent au catharisme, et le comte de Foix reprit sa position hostile. Un nouvel effort s'imposait.

L'attitude des puissances extérieures aggravait encore ce recul inquiétant de la conquête. On savait que Philippe Auguste n'était pas favorable à la croisade. Raimon VI qui, après son voyage de Rome, alla encore lui demander son aide, n'obtint rien mais reçut bon accueil. Une nouvelle démarche qu'il tenta auprès de l'empereur Otton n'eut pas plus de résultats. Mais, à coup sûr, Pierre H, son beau-frère, semblait peu disposé à laisser Montfort et les légats s'emparer de tout le Midi sous 'prétexte de sauver la foi. Ses antécédents de prince très catholique l'empêchaient de se prononcer ouvertement contre les croisés, mais il intervenait sans cesse pour entraver leur marche. Sous main, il excitait les châtelains de la région conquise à se soulever contre les envahisseurs. En même temps, il refusait avec obstination de recevoir l'hommage de Simon de Montfort pour la vicomté de Carcassonne, comme s'il n'acceptait pas les faits accomplis. Au printemps de 1210, décidé à protéger le comte de Foix et sa terre, il invite Raimon Roger et Montfort à une conférence à Pamiers. Naturellement, l'accord qu'il négocia entre eux ne se fit pas : cet Aragonais était, pour les croisés, un embarras terrible. On ne pouvait le traiter en ennemi, et l'on voyait de nombreux châtelains lui faire hommage de leurs forteresses, pour échapper à Simon de Montfort ! Que devenait la grande entreprise, si un pareil procédé se généralisait ?

L'abbé de Cîteaux et son parti n'avaient pas seulement à lutter contre l'hérétique, mais contre les catholiques modérés, gens à scrupules, ennemis des mesures extrêmes, et contre ce pape, observateur trop méticuleux des formes judiciaires, et qui semblait se refuser à la proscription. Impossible aux légats de tenir pour non avenus les ordres précis d'Innocent III : mais ils allaient pratiquer l'obéissance de façon à n'en être pas gênés. Entre la papauté et ses mandataires, le conflit se dessinait.

 

On leur enjoignait d'absoudre la bourgeoisie toulousaine ! C'était justement là, d'après eux, qu'il fallait frapper. Tant que ce foyer de résistance ne serait pas détruit, la croisade n'aboutirait pas. Toulouse était pourtant une des cités saintes que le moyen âge révérait entre toutes. Avec sa forêt de tours et de clochers, les églises pressées dans son enceinte, Saint-Sernin, la merveille des basiliques, toute rosée au soleil couchant, le grand clocher carré de la cathédrale Saint-Étienne, et le sanctuaire de la Daurade, étincelant d'or et de mosaïques, la ville rouge, énorme reliquaire, n'avait jamais cessé d'attirer et d'émerveiller les pèlerins. Elle était restée en majorité catholique, mais d'une orthodoxie très libre, accueillante pour toutes les hardiesses, et c'est ce que le moine de Cernai ne lui pardonne pas : Tolosa, dolosa ! Il épuise contre elle son répertoire d'invectives et la montre, depuis ses origines, des Ariens jusqu'aux Albigeois, infectée du venin de l'hérésie. Il a passé de père en fils dans le sang de ses bourgeois, qui l'ont communiqué aux villes voisines. Et maintenant cette race de vipères s'insurgeait encore contre Dieu !

Lorsque les délégués de Toulouse, joyeux de la réception du pape, revinrent de Rome, ils apportaient la bulle qui leur accordait le pardon. Elle était adressée aux trois légats, l'abbé de Cîteaux, l'évêque de Riez, et maître Thédise. A l'exemple de celui qui ne veut pas la mort du pécheur, mais la destruction du péché, et attendu qu'il est dangereux de laisser plus longtemps sous l'interdit une cité prête à se soumettre, nous vous enjoignons de vous rendre, personnellement et dans le plus bref délai, à Toulouse. Vous absoudrez les habitants et relaxerez l'interdit, après avoir reçu les garanties nécessaires et pris toutes les précautions utiles. Si vous ne pouvez opérer tous trois ensemble, il faudra au moins le concours de deux d'entre vous. Le pape ne se souciait pas de voir Arnaut-Amalric agir seul. L'abbé de Cîteaux se présente pourtant, sans ses deux collègues, pour commencer à dicter la clause de la réconciliation et procéder aux formalités d'usage. Les Toulousains, contre des conditions trop onéreuses, invoquent la bulle et en appellent une fois de plus à Rome. On négocie. L'évêque d'Uzès et d'autres personnages s'interposent. Foulque, l'évêque de Toulouse, insiste vivement auprès de ses diocésains pour qu'ils cèdent sans résister.

Cet ennemi juré des hérétiques et de Raimon VI avait l'avantage d'être dans la place, et il en profitait pour prendre sur les habitants catholiques une influence qu'il devait mettre tout entière au service de Montfort et des violents. Il a joué, pendant quelque temps, un double jeu. Seigneur ecclésiastique de Toulouse, obligé de ménager les bourgeois et de défendre les intérêts de sa cité, il affecta d'abord de respecter les sentiments loyalistes des Toulousains pour la dynastie de Saint-Gilles. Il apparut même parfois comme un médiateur indépendant entre Toulouse et les croisés.

Au fond, il espérait brouiller Raimon avec ses sujets et ruiner l'autorité temporelle du comte, en attendant son expulsion. Il fut toujours de connivence avec les envahisseurs du Languedoc, même avant de passer ouvertement dans leur camp.

Il avait créé à Toulouse une vaste confrérie dont les membres portaient une croix blanche, milice toujours prête à défendre l'orthodoxie au dedans, et à collaborer, au dehors, avec les légats. Cette association devint bientôt si agressive que certains bourgeois crurent bon de réagir. Elle englobait surtout les habitants de la cité proprement dite, favorable à l'ancienne foi et aux croisés. L'autre agglomération, le bourg, peuplé de modérés ou d'hérétiques, opposa à la confrérie blanche de l'évêque une confrérie noire. Le bourg et la cité, dit Guillaume de Puylaurens, les Blancs et les Noirs, se livraient, sous des bannières ennemies, à pied ou même à cheval, de fréquents combats.

Entraînée par son évêque, Toulouse se résigna aux conditions posées par l'abbé de Cîteaux, renonça à son appel et permit au légat d'opérer seul, pourvu qu'il se conformât, pour le reste, aux instructions du pape. Elle lui promit en outre, sur la caisse municipale, une subvention de mille livres, destinée à faciliter le combat contre l'hérésie et à fortifier la cause de la sainte Église. Arnaut accepta l'offre, reconnut la ville entière, cité et faubourg, comme vraie catholique, et l'évêque d'Uzès, son conseiller, donna aux habitants la bénédiction. Le légat s'engagea même, partout où l'on médirait d'eux, à certifier leur orthodoxie. Mais quand vint le moment de verser les mille livres, les Toulousains n'ayant pas réussi à se mettre d'accord ne purent en donner que la moitié. Aussitôt Arnaut-Amalric excommunie les consuls et remet la ville sous l'interdit. Indignés, les Toulousains dénoncent à l'opinion cette iniquité cynique. Des négociations s'engagent de nouveau entre la ville et les mandataires du Saint-Siège, par l'entremise de l'évêque Foulque. Les habitants consentent à jurer qu'ils s'en remettront, pour toutes les affaires d'Église, à la justice et aux prescriptions du seigneur pape. En retour, ils obtiennent des légats la permission de rester dans la fidélité et dans le domaine du comte de Toulouse. Mais leur évêque les oblige à livrer des otages, plusieurs notables, qu'on envoie sous bonne garde à Simon de Montfort. Cette condition remplie, les excommuniés sont absous.

Il semblait que la paix fût définitive et que Toulouse, proclamée ville bien pensante, n'eût plus rien à craindre. En 1211, elle enverra un contingent de milices coopérer au siège de Lavaur avec les soldats de Montfort. Mais les bourgeois ne tardèrent pas à se convaincre que les chefs de la croisade visaient, sous prétexte d'extirper l'hérésie, l'expropriation de Raimon VI. D'après la lettre écrite par leurs magistrats à Pierre d'Aragon, le comte, un jour qu'il se rendait à une conférence avec les représentants du pape et sous leur sauvegarde, fut attaqué à l'improviste par les soldats de Montfort et faillit être tué. On en voulait donc à sa terre et à sa vie ? Les bourgeois eux-mêmes se sentirent à la fin tellement suspects et menacés qu'ils envoyèrent leurs consuls demander des explications.

Introduits auprès des barons et des légats, qu'assistait l'évêque Foulque ; les Toulousains expriment leur étonnement d'apprendre qu'on se préparait à les attaquer, eux qui avaient tenu et voulaient tenir toutes leurs promesses ! Nous avons prêté serment aux légats : ils nous ont réconciliés ; ils ont accepté nos otages. Qu'avons-nous fait, depuis, qui soit de nature à vous offenser ou à léser les intérêts de l'Église ? La réponse de Foulque et d'Arnaut fut très nette. Nous n'avons aucune faute, aucun méfait personnel à vous reprocher, mais vous reconnaissez le comte de Toulouse comme votre seigneur et le recevez dans votre ville. Consentez à l'expulser, lui et ses partisans, cessez de lui garder fidélité et d'appartenir à son domaine, prenez pour seigneur celui que l'Église vous désignera, alors l'armée des croisés ne fera rien contre vous. En cas de refus, nous vous combattrons de toutes nos forces : on vous tiendra pour hérétiques et fauteurs d'hérésie. — Nous sommes liés, répliquent les consuls, par le serment de fidélité prêté au comte. Les légats eux-mêmes, de concert avec notre évêque, nous ont autorisés à reconnaître sa seigneurie. Nous séparer de lui serait nous rendre coupables de trahison.

Ce refus équivalait à une déclaration de guerre. Les légats ordonnent à tous les clercs de la ville de la quitter en emportant les hosties consacrées, signal de la rupture. Toulouse se trouvait de nouveau au ban de l'Église. Étrange manière, pour les représentants d'Innocent III, d'exécuter ses instructions ! Mais ils étaient les maîtres et l'armée leur obéissait.

 

Minerve, son château et son village occupaient, à quarante kilomètres de la mer, en haut de la descente sur Narbonne, une position extraordinairement forte, d'un aspect même saisissant. Le château — dont il ne reste qu'une haute tour et les débris du mur d'enceinte — s'élevait sur le rocher à pic qui domine les lits profondément encaissés de deux rivières, paroi énorme, percée de grottes et fantastiquement sculptée par les eaux.

C'est là que, le 24 juin 1210, l'armée des croisés était venue camper. Simon avait tout intérêt à s'emparer de cette place, une des clefs de la région orientale des Pyrénées. Mais il y était poussé aussi par les bourgeois de Narbonne dont le châtelain de Minerve, par tradition, était l'ennemi. Le vicomte narbonnais, Aimeri, avec la milice de sa cité, devait coopérer à la destruction de l'odieuse forteresse, nouvel exemple de la désunion des Méridionaux en face de l'étranger. I On dresse et on fait jouer les machines ; un blocus rigoureux s'établit : bref, les assiégés, n'ayant plus de vivres, se découragent et leur seigneur, Guillaume de Minerve, demande à parlementer (22 juillet).

Au cours des négociations, surviennent à l'improviste Arnaut-Amalric et Thédise. Aussitôt, dit le moine de Cernai, Simon de Montfort, homme prudent et avisé, déclare qu'il cesse les pourparlers. L'abbé de Cîteaux étant le suprême directeur de l'affaire du Christ, c'est à lui qu'appartient de régler la capitulation et la réception du château. Arnaut en fut très contrarié : il avait grand désir de voir périr les ennemis de la foi, mais, moine et prêtre, il n'osait pas les condamner à mort. Il décida donc qu'on accorderait la vie sauve au châtelain, à tous ceux qui étaient avec lui dans le château et même aux croyants cathares, s'ils voulaient se réconcilier avec l'Église et obéir à ses prescriptions. Quant aux parfaits, réunis là en grand nombre, on leur ferait aussi grâce de la vie, s'ils consentaient à abjurer.

En traitant ainsi les hérétiques, le légat ne faisait qu'exécuter — sans enthousiasme, affirme le chroniqueur — le mandat qu'il avait reçu de Rome. Mais l'armée ne s'accommoda pas d'une solution aussi pacifique. Un des chevaliers croisés, le très catholique Robert Mauvoisin, le bras droit de Simon de Montfort, s'indigna de voir qu'on allait laisser s'échapper les cathares. N'avait-on pas pris la croix tout exprès pour les égorger ? Comme ils ont peur, dit-il, et qu'ils sont en notre pouvoir, ils vont, pour obtenir leur grâce, promettre tout ce que nous exigerons ! Mauvoisin déclara donc nettement au légat que l'armée n'accepterait pas les conditions accordées aux défenseurs de Minerve. Rassurez-vous, lui répondit Arnaut-Amalric, le nombre de ceux qui voudront se convertir sera certainement très restreint.

Les clauses de la capitulation sont signées : l'armée entre dans la place, au chant du Te Deum, la croix en tête. Derrière le crucifix venait la bannière de Simon de Montfort. On pénètre dans l'église, qui est purifiée et réconciliée. La croix est plantée au sommet du donjon et la bannière du chef à un endroit moins élevé. C'est le Christ qui avait pris la ville. Il était juste que son enseigne la dominât et fût le point de mire de tous les yeux, comme un témoignage éclatant de la victoire de l'Église et de la vraie foi.

Cependant l'abbé Gui des Vaux de Cernai, homme très zélé pour l'œuvre du Christ, s'introduit immédiatement dans une maison où on lui avait dénoncé la présence d'un grand nombre de cathares. Il se met à les prêcher mais, aux premiers mots, les hérétiques l'arrêtent : A quoi bon nous sermonner, s'écrient-ils tout d'une voix, nous ne voulons pas de votre religion, nous renions l'Église romaine. Vous prenez là une peine inutile, ni la mort ni la vie ne pourront nous arracher à notre croyance. Repoussé de ce côté, l'abbé de Cernai aborde une autre maison où il n'y avait que des femmes : il s'apprête à les convertir, mais se heurte à une obstination et à une dureté pires que celles des hommes.

Bientôt Simon de Montfort arrive à son tour dans Minerve, où le gros de l'armée l'avait précédé. Les hérétiques avaient fini par se grouper dans le même édifice : il va les y trouver. Comme c'était un homme très religieux, et qui aurait voulu que tous fussent sauvés et pussent connaître la vérité, il les engagea aussi à embrasser la foi du Christ ; mais n'ayant rien obtenu, il les fit sortir du château. Les parfaits étaient au nombre de cent quarante, ou un peu plus. Un vaste bûcher est allumé et on les jette au feu. Il ne fut même pas nécessaire de les y pousser : obstinés dans leur malice, tous s'y précipitèrent d'eux-mêmes. Trois parfaits seulement échappèrent au supplice en abjurant. Quand l'auto-da-fé fut consommé ? les croyants renoncèrent à l'hérésie.

Cependant la comédie jouée par les diplomates continuait. Après avoir provoqué la guerre avec Toulouse, alors que le pape voulait la paix, les légats durent exécuter l'autre partie de leurs instructions : la réconciliation de Raimon VI. C'est au concile de Saint-Gilles (septembre 1210) qu'on devait permettre au comte de se justifier et, s'il avait prouvé son innocence, lui donner l'absolution. Or il arriva que l'accusé ne fut pas admis à faire cette preuve, et qu'au lieu de l'absoudre, on se prépara à l'excommunier une fois de plus.

Si nous en croyons le rapport officiel des légats, c'est sur lui que doit retomber l'entière responsabilité du fait. Ils ont suivi à la lettre, affirment-ils, les instructions du pape. Trois mois après les avoir reçues, ils ont réuni l'assemblée des prélats et des barons à Saint-Gilles. Mais avant tout, ils ont fait savoir au comte qu'il eût à expulser de sa terre les hérétiques et les routiers et à remplir chacun des engagements qu'il avait pris, toutes les clauses de l'accord conclu jadis avec le légat Milon. Appelé ensuite au concile, le comte y est venu : mais il a été de toute évidence pour l'assemblée qu'il n'avait tenu aucune de ses promesses et n'était pas en voie de les tenir. Par suite, le concile a été unanime à penser qu'on ne pouvait encore l'admettre à se justifier. Car il n'était pas vraisemblable qu'il pût dire la vérité sur les deux chefs d'accusation les plus graves, alors qu'il avait refusé de donner satisfaction à l'Église et qu'il s'était parjuré sur des points moins importants. Le concile lui a donc formellement enjoint de commencer par l'expulsion des hérétiques et des routiers et par l'exécution de tous ses autres engagements. Quand il aurait obéi, et à sa première réquisition, on donnerait suite aux prescriptions du pape qui l'autorisait à se justifier. Mais alors, ajoutent les auteurs du rapport, le comte a quitté le concile, et depuis, il a continué à ne rien faire de ce qu'il avait promis.

Ainsi les légats prenaient sur eux de subordonner la justification du comte à l'accomplissement de toutes les mesures de détail auxquelles il avait juré de s'assujettir ! Or Innocent III ne lui avait pas strictement imposé cette condition. Dans l'instruction adressée quelques mois plus tôt à ses mandataires, il déclare seulement qu'il a enjoint au comte, en attendant la réunion du concile, d'achever de donner à l'Église les satisfactions exigées. C'est cette phrase incidente, laquelle son auteur n'attachait pas sans doute grande portée, qui est devenue, pour les légats, l'essence du mandement pontifical. Ils ont affecté de l'interpréter dans un sens de prohibition étroite et d'en faire la règle inflexible de leur conduite. Mais appuyer leur argumentation sur cette hypothèse que Raimon n'ayant pas dit la vérité en jurant à l'Église qu'il réparerait ses torts sur les griefs secondaires, la dirait encore bien moins pour se justifier des accusations plus graves, c'était faire un raisonnement faux.

Si le procédé qui servit aux légats pour éluder les ordres du pape ressort de la comparaison de leur rapport avec le texte de leurs instructions, Pierre des Vaux de Cernai, l'enfant terrible du parti, a dit, avec une précision étonnante, pourquoi ils l'ont imaginé. Maître Thédise, étant entré à Toulouse, eut une conférence secrète avec l'abbé de Cîteaux. Ce Thédise était un homme avisé, prudent et très zélé pour l'affaire de Dieu. Il désirait ardemment trouver un moyen légal de ne pas admettre le comte à prouver son innocence. Car il voyait bien que, si on l'autorisait à se disculper et qu'il pût y parvenir en usant de ruse ou en alléguant des faussetés, toute l'œuvre de l'Église dans le Languedoc était ruinée : c'en serait fait de la religion catholique en ce pays. Pendant qu'il méditait très anxieusement sur ce point, Dieu lui montra tout à coup la voie qu'il devait suivre pour empêcher le comte de se justifier.

Lorsque Raimon VI vit que le concile refusait d'entendre sa justification, avec le tempérament sensible et impulsif des hommes du moyen âge, il fut saisi, devant l'assistance, d'un accès de désespoir, et se mit à pleurer. Effet de sa méchanceté naturelle ! s'écrie le moine de Cernai. Maître Thédise, convaincu que ses larmes n'étaient pas de dévotion et de repentir, mais de révolte mauvaise et de dépit, lui dit en appliquant le mot de l'Écriture. Les eaux auront beau déborder, elles ne monteront pas jusqu'à Dieu. — Les légats eurent tant d'exigences, assure l'auteur de la Chanson, qu'à la fin le comte Raimon déclara que son comté tout entier ne suffirait pas à les satisfaire. Il mit le pied à l'étrier, plein de colère et de tristesse, et regagna au plus vite son pays.

On présenta ces faits à Rome de manière à persuader le pape que le comte n'avait pas voulu se justifier. Il n'a pas prouvé son innocence, écrivit plus tard Innocent à Philippe Auguste, en ajoutant, il est vrai, nous ne savons pas si c'est de sa faute, preuve qu'il n'était pas absolument sûr que ses légats fussent dans leur droit. En tout cas, presque aussitôt après la scène de Saint-Gilles, il reprocha à Raimon de n'être pas fidèle à sa promesse, puisqu'il continuait à tolérer l'hérésie dans ses états (décembre 1210). La tactique de l'abbé de Cîteaux avait réussi. Tenant l'anathème suspendu sur l'accusé, il se hâta de pousser à fond son succès.

Dans une nouvelle conférence ouverte à Narbonne (janvier 1211), tous les personnages de l'action, les légats, Montfort, le comte de Toulouse, le comte de Foix, même le roi d'Aragon, se trouvèrent réunis. De besogne, on n'y fit même pas la valeur d'une rose sauvage, dit la Chanson. D'après le moine de Cernai, heureusement plus explicite, Arnaut-Amalric posa encore une fois à Raimon VI la condition sine qua non. Expulsez les hérétiques de la terre qui vous appartient en propre, et alors, non seulement on ne touchera pas à votre domaine, mais on vous laissera tous les droits que vous avez sur les immeubles des hérétiques qui habitent dans votre comté. Bien mieux, ou vous donnera le quart ou même le tiers des châteaux qui seront confisqués. — Le comte, dit le chroniqueur, s'obstina à repousser la grâce qu'on voulait lui faire et à se rendre par là indigne de tout pardon.

On se tourna alors, sur les instances pressantes de Pierre II, vers Raimon-Roger, le comte de Foix. Qu'il jure d'obéir à l'Église et de ne pas combattre les croisés, surtout Simon de Montfort ; ce dernier lui restituera tout ce qu'il a pris du comté de Foix, sauf Pamiers. Le comte de Foix, à son tour, ne voulut pas d'une pareille paix. Le roi d'Aragon intervint pour son compte personnel. Suzerain et protecteur de Raimon-Roger, il voyait bien que celui-ci ne serait pas de taille à soutenir la guerre et qu'elle lui coûterait tout son, fief. Il conclut donc avec les légats, par-dessus la tête de son vassal qu'il voulait sauver, un accord aux termes duquel il garantissait à l'armée catholique la neutralité du comté de Foix. Le château de Foix sera occupé par les troupes de l'Aragon ; et s'il advient que le comte se tourne contre les chefs de la croisade, cette forteresse leur sera livrée.

Le changement d'attitude de Pierre II était un succès pour le parti de Montfort. Pressé d'en profiter, celui-ci demanda à l'Aragonais de recevoir enfin son hommage pour la. vicomté de Carcassonne. Pouvait-on se refuser plus longtemps à reconnaître une conquête déjà solidement assise ? Pierre pensa sans doute qu'il tiendrait plus facilement Montfort devenu son vassal, et que, pour empêcher l'incendie de gagner le Midi tout entier, il fallait faire la part du feu. Mauvais calcul ! mais Innocent III l'engageait à entrer dans cette voie. Il reçut donc l'hommage du nouveau vicomte et promit le mariage de son fils, le prince Jacques, un tout jeune enfant, avec la fille de Simon de Montfort. Il poussa même la concession jusqu'à livrer cet enfant en garde, c'est-à-dire en otage, au chef militaire des croisés. Les habitudes du moyen âge autorisaient cette conséquence des contrats matrimoniaux passés entre deux seigneuries. Mais, dans l'espèce, il était dangereux de laisser l'héritier de la couronne d'Aragon entre les mains de cet étranger. Pour prouver qu'il n'abandonnait pas Raimon VI, Pierre II, à la grande indignation des croisés, maria, quelque temps après, sa sœur Sancie avec un fils du Toulousain.

Il fallait cependant en finir avec celui-ci et frapper le dernier coup. Au concile de Montpellier, où on le convoqua en même temps que le roi d'Aragon (22 janvier 1211), les légats lui firent connaître, sous forme d'ultimatum, la longue série de leurs exigences. Il congédiera ses bandes de routiers. Il donnera à l'Église toutes les satisfactions auxquelles il a déjà souscrit. Il expulsera les hérétiques et leurs fauteurs de tous ses domaines et livrera, avant un an, ceux que les légats et Montfort lui désigneront, pour en faire à leur volonté. Il fera raser tous les châteaux de sa terre, et les chevaliers de son fief ne pourront plus habiter les villes. Les sujets toulousains seront soumis, quand les croisés traverseront leurs terres, à un droit de gîte illimité. Après avoir exécuté toutes ces clauses, le comte lui-même s'en ira à Jérusalem servir dans les rangs des Templiers ou des Hospitaliers, aussi longtemps que les légats voudront prolonger sa pénitence, après quoi on lui rendra ses châteaux. S'il n'accepte pas ces conditions, on l'expulsera de tout son 'domaine, de façon qu'il ne lui restera rien.

L'Église demandait par là au comte de Toulouse, non pas de se soumettre, mais de se livrer pieds et poings liés. Pouvait-il obéir à cette mise en demeure ? Dans la scène telle que la Chanson l'a dépeinte, l'abbé de Cîteaux remet aux mains de Raimon l'acte qui contient sa déchéance. Le comte fait signe à son clerc de le lui lire et, quand il a entendu, il s'adresse, indigné et ricanant, au roi d'Aragon : Venez, seigneur roi, lui dit-il, écoutez cette charte et l'étrange commandement que me signifient les légats. Le roi d'Aragon la fait lire pour lui une seconde fois ; la lecture finie, il dit tranquillement : Voilà qui a besoin d'être amendé, par le Père tout-puissant ! Alors le comte, négligeant de saluer les légats, la charte à la main, sans répondre un mot, s'en va vers Toulouse, courant au plus vite, puis à Montauban, à Moissac, à Agen. Partout il la fait lire aux chevaliers, aux bourgeois et aux clercs qui chantent la messe. Les hommes de la terre de Toulouse, quand ils ouïrent la charte, déclarèrent qu'ils aimeraient mieux être tous tués ou pris que souffrir cette honte, et consentir à ce qui ferait d'eux des serfs et des vilains. Et le comte, les entendant, leur en rend grand merci, fait sceller ses lettres d'appel et les envoie à tous ses amis.

Après le brusque départ de Raimon VI, les !légats l'excommunièrent. Ils l'avaient réduit à quitter son attitude équivoque, à rompre ouvertement avec les catholiques. La croix triomphait.

 

La scène de Montpellier eut un résultat décisif. Innocent III, circonvenu et entraîné par le parti de l'action à outrance, semble accepter les dernières conséquences de la politique des légats. Il. confirme l'excommunication (avril 1211). Ordre est donné aux archevêques du Midi de la faire exécuter, et aux légats d'user de rigueur contre les villes et les nobles de la Provence qui ne se soumettraient pas exactement aux prescriptions de l'Église. La cour de Rome commence même à s'occuper des avantages matériels que lui rapportait la croisade. De décembre 1210 à septembre 1212, la correspondance du pape le montre organisant, au profit de son trésor, l'exploitation fiscale des pays conquis.

Simon de Montfort s'était engagé à lui faire payer, par les habitants de son nouveau domaine, un impôt de trois deniers par feu. Innocent le prie de percevoir cette taxe et d'en réserver soigneusement le produit pour le remettre à ses mandataires. En 1212, il envoie dans le Languedoc un sous-diacre de la curie, son secrétaire Pierre Marc, chargé d'y effectuer les opérations de trésorerie. Les banquiers de Simon de Montfort, les marchands de Cahors, Raimon et Élie de Sauvagnac, devront verser les fonds au délégué du pape, et celui-ci les transmettra, par l'intermédiaire des Templiers du Midi, à frère Aimard, le trésorier du Temple de Paris. Le Temple était alors la banque internationale où princes et rois s'accréditaient : Innocent III, comme Philippe Auguste, avait dans cette maison un compte courant. On y déposera aussi la somme de mille marcs que Simon avait promise au Saint-Siège, et que le pape n'a garde d'oublier.

Après l'argent, la terre. Le comte de Toulouse, déchu, n'avait plus rien à prétendre sur le comté de Melgueil : Innocent annexe cette seigneurie au domaine de Saint-Pierre et ses légats en font la saisie. Les habitants du comté, ravis d'échapper à Raimon, qui est trop près, pour appartenir au pape, qui est loin, acceptent, d'un accord unanime, ce changement de souveraineté. Ils supplient même le pape de les garder directement sous sa main, de ne les soumettre à aucune autre juridiction que la sienne. Innocent les remercie avec effusion de leur dévouement au Siège apostolique et promet de veiller lui-même avec zèle à leurs intérêts, ce qui ne l'empêche pas, presque aussitôt, de louer le comté de Melgueil à l'évêque de Maguelonne. Que devenait sa déclaration d'antan qu'il n'était pas convenable que l'Église s'enrichît des dépouilles d'autrui ? Après avoir essayé quelque temps de réagir, Innocent III en venait à prendre sa part des bénéfices de la guerre sainte. Part minime, à la vérité, mais elle était le signe palpable de l'entrée du Languedoc dans l'immense domaine temporel des papes. Ici, comme en tant d'autres points de l'Europe, le chef de tous les chrétiens voulait régner sur les corps comme sur les âmes et cumuler les deux pouvoirs.

Déjà les visées personnelles de Simon de Montfort l'inquiétaient. Une phrase de sa lettre à Philippe Auguste (août 1211) révèle ce fait curieux qu'il avait prescrit à ses légats de se mettre en possession immédiate de toute la terre enlevée au comte de Toulouse, et de la garder pour en faire cession plus tard à qui de droit. Il n'avait donc pas l'intention d'en investir le chef des croisés. Mais celui-ci n'en poursuivait pas moins sa marche. L'abandon de Raimon par le pape, l'anathème dont on le frappait, l'union enfin acquise de tout le parti orthodoxe, donnèrent un regain de vigueur à la croisade. Les prédications de 1211 remuèrent de nouveau la France entière : de nombreuses troupes de chevaliers rejoignaient la bannière de Montfort. On apprit bientôt que le propre frère du comte de Toulouse, Baudouin, avait passé dans le camp ennemi. Profitant de ce retour de fortune, Montfort enlève rapidement villes et places : Termes et Cabaret, deux forteresses imprenables, puis Lavaur, un des plus anciens foyers de l'hérésie, tombent entre ses mains.

Malgré tout, Raimon VI, excommunié, acculé à la guerre, hésitait à traiter les croisés en ennemis. Par deux fois, il voulut encore négocier, offrir sa soumission aux légats, risquer l'humiliation d'un refus. Quand il comprit que la seule ressource pour lui était de se battre, il se décida à montrer un peu d'énergie. Certains barons du Languedoc n'avaient pas attendu si longtemps. Le comte de Foix, Raimon-Roger, avait déjà surpris et taillé en pièces, à Montgey (Tarn), un corps de six mille croisés d'Allemagne. Convaincus que leur sort était lié à celui de leur suzerain de Toulouse et que sa ruine entraînerait leur perte, le comte de Comminges et le vicomte de Béarn lui envoyèrent leurs contingents. Si le roi d'Aragon avait pu les joindre, cette union des princes du Midi, bien que tardive, aurait peut-être arrêté l'envahisseur. Mais juste à ce moment critique, Pierre II abandonnait le Languedoc, pour aller, au fond de l'Espagne, combattre les Sarrasins.

Raimon n'en commença pas moins les hostilités. Il avait enfin le grand avantage d'être le seul maître dans Toulouse : Foulque avait dû quitter la place, au moment où les croisés assiégeaient Lavaur. L'évêque aurait préféré que le comte lui laissât le champ libre et l'avait invité à s'en aller, sous prétexte que la présence d'un excommunié l'empêchait de célébrer les offices et de remplir les devoirs de sa charge. Le comte, furieux, lui envoya l'ordre de sortir lui-même au plus vite de la cité. Ce n'est pas votre maître qui m'a fait évêque, répondit Foulque au messager de Raimon : ce n'est ni par lui ni pour lui que j'occupe mon siège. Mon élection a été canonique et non imposée par un acte d'intrusion princière. Je ne partirai donc pas pour obéir à son caprice. Qu'il vienne, ce tyran, avec ses soldats : il me trouvera seul et sans armes. L'évêque attendit ainsi plus d'un mois. Le comte, dit le moine de Cernai, n'osa pas le faire tuer, parce qu'il craignait lui-même pour sa peau. A la fin, Foulque s'en alla retrouver les croisés, dont il ne se séparera plus.

La situation devenait plus nette : Raimon put défendre énergiquement la ville contre une première tentative de Montfort et de ses chevaliers. Pour mieux l'investir, les pèlerins détruisaient les arbres, les vignobles, les moissons de la banlieue, massacraient les hommes et les femmes qui travaillaient aux champs, pillaient et brûlaient villas et fermes. Les bourgeois soutinrent sans faiblir les maux du blocus ; ils firent même dans le camp des croisés une sortie qui leur valut un gros butin. Après trois semaines d'efforts infructueux, le siège fut levé (29 juin 1211). Les Français se dédommagèrent par la conquête de Cahors. Mais le comte de Toulouse, enhardi, prit à son tour l'offensive et marcha sur Castelnaudary. Une action décisive s'engagea, sous les murs de cette ville, entre le comte de Foix et un corps de chevaliers qui arrivaient de France. Victorieux d'abord, Raimon-Roger, après s'être battu en héros, fut ensuite repoussé, presque enveloppé ; une sortie de Montfort, au moment de la débandade, compléta le succès (septembre).

Dès lors la débâcle s'accentue. Grâce à l'arrivée de nouveaux renforts, le château de Penne est forcé par les croisés ; l'Agenais envahi. La garnison de routiers et de bourgeois toulousains qui défendait Moissac jette aux croisés, par-dessus les murailles, la tête du neveu de l'archevêque de Reims, qu'on avait pris. Mais les habitants, moins courageux que ceux de Toulouse, capitulent et se ruent sur leurs défenseurs (septembre 1212). Castelsarrasin, Muret, Verdun, Saint-Gaudens, ouvrent leurs portes. Le comte de Comminges et le vicomte de Béarn sont excommuniés ; on les menace, comme le comte de Foix, d'être expulsés de leurs montagnes. Bientôt, de tout son fief, il ne restera plus à Raimon VI que deux villes, Toulouse et Montauban.

Chaque pas en avant de l'armée d'invasion est marqué par une boucherie. Après la prise de Lavaur (mai 1211), le seigneur Amalric de Montréal et quatre-vingts chevaliers sont attachés au gibet : mais les fourches patibulaires, mal plantées, se renversent. Simon, pressé d'en finir, ordonne que ceux qui n'ont pu être pendus soient simplement égorgés. En un clin d'œil les pèlerins opèrent le massacre. Giraude, dame de Lavaur, vieille femme très charitable, fut précipitée dans un puits que l'on combla. Le moine des Cernai clôt le récit de ces horreurs en disant : C'est avec une allégresse extrême que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques. Quand on mettait la main sur des parfaits, le plaisir était double. Aux Casses, près de Castelnaudary, on en trouva un groupe nombreux. Les évêques ; à leur entrée dans le château, voulurent les prêcher et les arracher à l'erreur ; ils ne purent en convertir un seul et se retirèrent. Eux partis, les croisés expédièrent soixante de ces infidèles avec une très grande joie.

La foule des pèlerins est convaincue et désintéressée. Beaucoup des simples chevaliers, une fois le vœu accompli, s'en vont aussi pauvres qu'au départ ; ils recherchent surtout le profit spirituel et croient en égorgeant faire acte religieux. C'est au chant du Veni, Creator spiritus qu'on détruit les châteaux et que les bûchers s'allument. Comment les envahisseurs ne seraient-ils pas persuadés que Dieu est avec eux ? Des miracles s'accomplissent partout.

Le corps du martyr Pierre de Castelnau, au moment de sa translation, est retrouvé aussi sain et intact que s'il eût été enterré le jour même : il répand au loin une odeur suave. La multiplication des vivres s'opère au profit des croisés : leurs cinquante mille hommes ont du pain en abondance dans un pays où il n'y a plus de moulins. Un jour, sur l'ordre de Montfort, on attache au poteau, pour y être brûlés, deux hérétiques : un parfait albigeois et l'un de ses disciples, pauvre homme qui, épouvanté, déclara abjurer l'hérésie et vouloir revenir à l'Église. Montfort décida qu'on le brûlerait tout de même. S'il est sincèrement converti, dit-il, il expiera ses péchés dans la flamme qui purifie tout. S'il n'est pas sincère, son supplice sera le juste châtiment de sa perfidie. On allume le feu. Le parfait est consumé en un moment : l'homme qui avait abjuré sent ses liens rompus et sort du bûcher avec une simple trace de brûlure au bout des doigts.

Des croisés reçoivent des traits en pleine poitrine, sans être blessés. Lorsqu'une de leurs troupes s'installe pour assiéger un château ennemi, les sources, auparavant insuffisantes, coulent abondamment ; après leur départ, l'eau reprend son débit naturel. Puis, ce sont des croix lumineuses que les catholiques aperçoivent en grand nombre sur les murailles récemment blanchies d'une église de Toulouse. Une colonne de feu brille et descend sur les cadavres des croisés tués en embuscade : on retrouve tous ces corps gisant sur le dos, les bras étendus en forme de croix. Si le moine de Cernai ajoute foi entière à ces faits merveilleux, c'est que le légat du pape et l'évêque de Toulouse, témoins oculaires, s'en sont devant lui portés garants.

Simon de Montfort, pendant cette guerre, est admirable d'endurance et d'énergie : jamais vainqueur ne mérita mieux son succès. Harceler l'ennemi sans lui laisser un instant de repos, se trouver partout à la fois, courir hiver comme été d'un bout du Languedoc à l'autre, de ville en ville, de château en château, supporter assauts et sièges tout en ne cessant de prendre l'offensive ! la vigueur de ce petit baron dépasse la limite assignée aux forces humaines. Et que de traits de bravoure personnelle ! Arrivé devant le château de Foix, il charge, avec un seul chevalier, tant il est impatient de bataille, les soldats qui défendent la porte. S'agit-il, plus tard, de prendre Muret ? il passe la Garonne à la nage avec la grande masse de ses chevaliers et occupe le château. Mais il s'aperçoit que les piétons et les soldats les moins valides sont restés sur l'autre rive, n'osant franchir le fleuve, grossi par les crues. Il appelle son maréchal. Je vais chercher, lui déclare-t-il, le reste de l'armée. — A quoi pensez-vous, seigneur ? répond l'autre. Nos meilleures troupes sont dans la place. Il n'y a au delà du fleuve que des gens de pied. L'eau est si haute et si violente qu'il est impossible de la passer, sans compter les Toulousains qui peuvent survenir et vous tuer, vous et les vôtres. — Mauvais conseil ! reprend Simon. Je vivrais en sûreté dans ce fort, tandis que les pauvres du Christ sont exposés au couteau de l'ennemi ! J'irai et je resterai avec eux. Il traverse de nouveau le fleuve avec quatre ou cinq chevaliers, et demeure plusieurs jours à protéger l'infanterie, jusqu'à ce que le pont, rétabli, permette le passage. Au siège de Carcassonne, un croisé gisait au fond d'un fossé, avec une jambe cassée, sous la pluie de pierres qu'on jetait de la ville. Simon, suivi d'un seul écuyer et risquant vingt fois sa vie, descend dans le fossé, emporte le malheureux et le sauve ainsi d'une mort certaine.

Et dans quelles conditions déplorables il poursuit sa campagne ! A plusieurs reprises, les croisés qui ont fini leur quarantaine l'abandonnent au cours d'un siège ou d'une expédition commencée. Presque toujours il se bat avec un ennemi supérieur en forces. Il a beau supplier les barons, se jeter même à leurs pieds pour les amener à rester quelque temps encore ; ces pèlerins n'ont qu'un souci : rentrer chez eux après l'indulgence gagnée. Tous ne sont même pas assez consciencieux pour faire leurs quarante jours : les légats sont obligés de leur rappeler que la rémission des pêchés s'applique seulement au service complet. L'argent manque à Montfort, presque autant que les hommes. Sa détresse était souvent si profonde, dit le moine de Cernai, qu'il n'avait rien à se mettre sous la dent, pas même du pain. Au moment du repas, il n'osait pas retourner à sa tente et faisait exprès alors d'aller se promener pour ne pas rougir de sa misère.

Il avait fait venir de France sa femme, Alix de Montmorenci, qui partagea avec lui périls et fatigues. On vit cette héroïne, dans ses chevauchées, prendre en croupe derrière elle des pèlerins invalides, mener des troupes à son mari, commander les places en son nom, diriger des sièges et tenir bon contre l'assaillant. Les situations les plus critiques n'abattaient pas cette âme vaillante. Un jour elle se trouva enfermée seule dans Lavaur ; Simon guerroyait au loin ; leur fils aîné, Amauri, était malade à Fanjeaux ; leur fille, en nourrice, à Montréal : impossible de communiquer avec les siens !

Cette famille extraordinaire puisait sa force dans l'intensité de sa foi. Un dimanche, Montfort, après avoir entendu la messe et communié, partait pour se battre à Castelnaudary, lorsqu'un moine cistercien crut bon de lui adresser des paroles d'encouragement. Pensez-vous que j'aie peur ? dit Simon. Il s'agit de l'affaire du Christ : l'Église entière prie pour moi : je sais que nous ne pouvons pas avoir le dessous. Une telle confiance rend invincible et permet tout, même le miracle. Au siège de Termes, le chef des croisés causait avec un de ses chevaliers, la main appuyée sur son épaule. Une pierre énorme tombe sur eux, broie la tête du chevalier, et Montfort, qui le tenait embrassé, n'a rien. Un autre jour il assistait debout à l'office, lorsqu'une flèche tua raide le sergent qui se trouvait juste derrière son dos.

Pendant que ce protégé de Dieu, invulnérable, triomphait sur les champs de bataille, son parti, par une autre série de conquêtes, continuait à envahir les évêchés.

On dépose l'archevêque d'Auch ; on remplace l'évêque de Rodez. L'évêque de Carcassonne abdique malgré lui pour faire place à l'abbé Gui des Vaux de Cernai. Maître Thédise obtient, lui aussi, sa récompense en ce monde : l'évêché d'Agde. Enfin le directeur suprême de l'entreprise, l'abbé de Cîteaux, Arnaut-Amalric, s'installe, le 12 mars 1212, dans l'archevêché de Narbonne. Aux pouvoirs qu'il tenait de sa légation, il allait joindre ceux que lui conférait le premier siège épiscopal du Midi : cet ennemi des hérétiques ne travaillait donc pas seulement pour la foi. Moine, il abandonnait son cloître pour devenir grand propriétaire féodal, le chef suprême de l'Église du Languedoc. Il ne se contenta même pas d'être archevêque. Dès le premier jour de son arrivée, il se fit prêter la fidélité et l'hommage en qualité de duc de Narbonne. Légalement ce titre seigneurial n'appartenait qu'à la maison de Toulouse : mais il faisait partie de la dépouille de Raimon VI et Arnaut se l'adjugea, sans avoir consulté Montfort qui y prétendait.

Les prélats indigènes qui n'avaient pas été dépossédés au profit de l'étranger, s'inclinèrent aisément devant les faits accomplis, car les envahisseurs eurent soin de leur faire largesse des droits et des revenus du comte de Toulouse. Le 20 juin 1211, l'évêque de Cahors, Guillaume, à qui Montfort octroie en fief les anciennes possessions de Raimon VI dans son diocèse, lui prête serment de fidélité. Le 14 septembre 1212, l'abbé de Moissac, Raimon, partageant avec le chef des croisés ce que le comte possédait à Moissac, déclare par charte solennelle que Dieu a justement attribué à Simon de Montfort les domaines de son adversaire. C'est la grande curée, pour les clercs venus de France comme pour ceux du Midi, qui gagnaient au changement de souverain.

Souverain ! le seigneur de Montfort ne l'est pas encore tout à fait ; il n'a pas dépouillé le comte de Toulouse de son titre, mais c'est la seule chose qui lui manque, et déjà les légats la réclament pour lui. Dès le milieu de l'année 1212, ils ont demandé à Rome que la grande seigneurie du Languedoc fût légalement dévolue à celui qui en était le maître effectif. Simon agit d'ailleurs en homme à qui l'avenir appartient. Il n'a pas encore achevé sa conquête qu'il légifère pour ses nouveaux sujets et pose les règles de son gouvernement.

Dans la grande assemblée de Pamiers (décembre 1212), où il a convoqué les nobles, les clercs et les bourgeois du pays, comme le roi de France, un siècle plus tard, réunira les États généraux, ce parvenu exécute, avec une habileté consommée, un acte de haute politique. Il fait rédiger des statuts par une commission où les Méridionaux ont leur place, ce qui lui donne aux yeux des vaincus le prestige du libéralisme. Il leur impose la coutume de Paris, les usages du Nord, la subordination entière à l'Église : mais ils ont l'air, sur tous ces points, d'avoir usé de leur libre vote. Aux bourgeoisies, il se présente comme le sauveur qui vient substituer l'ordre, la centralisation et la paix, à l'anarchie féodale dont les anciens comtes de Toulouse n'ont jamais su les préserver. A l'Église, le dévot croisé fait la part si large, domaines, argent, exemption des charges pécuniaires, suprématie absolue, que le gouvernement des prêtres est fondé. Enfin il prodigue les garanties et les avantages aux Français du Nord et aux chevaliers étrangers qui ont mené avec lui la campagne. Non seulement il a pris la terre, mais il s'y est immédiatement installé de façon à se concilier l'indigène et à s'y rendre inexpugnable.

Dans ces conditions, l'affaire d'Albigeois ne répondait plus aux intentions des promoteurs. Il s'agissait maintenant d'autre chose que de prédication, de conversion, et de répression des hérétiques ! Le Languedoc devenait le champ clos des appétits déchaînés. On voulait y implanter, avec la domination étrangère et une dynastie nouvelle, le catholicisme intolérant et les mœurs des Français du Nord. Était-ce pour substituer Simon de Montfort à Raimon VI qu'Innocent III avait prêché la guerre sainte, soulevé l'enthousiasme religieux et mis la chrétienté en branle ?

La croisade avait mal tourné.

 

 

 



[1] Cette lettre se trouve rayée dans le registre de Philippe Auguste parce que, au bout de quelque temps, le gouvernement capétien s'aperçut que le mouvement d'enrôlement devenait irrésistible, et qu'il ne servait à rien d'avoir tenté de l'enrayer.

[2] Non everti quemquam sed converti.

[3] Invitis principibus.