INNOCENT III

LA CROISADE DES ALBIGEOIS

 

CHAPITRE III. — LES PRÉLIMINAIRES DE LA CROISADE.

 

 

Le programme pacifique d'Innocent III. — Les légations du Languedoc. — Raimon VI et Pierre de Castelnau. — Les barons orthodoxes du Midi : Guillaume VIII de Montpellier et Pierre II d'Aragon. — Conflits des légats avec les bourgeois et les évêques. — Les apôtres d'Espagne, Diego et Dominique. — Les colloques et la campagne de prédication. — Les miracles dominicains. — Les Pauvres catholiques, première ébauche de l'ordre des Frères prêcheurs.

 

Trois mois après son élection, le 1er avril 1198, Innocent III écrivait à l'archevêque d'Auch pour le mettre en garde contre le péril cathare et l'inviter à recourir au bras séculier. Cette invitation était de style. Elle ne prouve pas qu'il ait eu, dès lors, l'idée de commencer par la fin, c'est-à-dire par la proscription en masse des sectaires et de leurs protecteurs. Avec les tendances qu'on lui connaît, la croisade des Albigeois ne devait être pour lui qu'une de ces mesures extrêmes auxquelles on recourt, en désespoir de cause, quand les autres moyens ont échoué.

Agir sur les barons du Languedoc, pour qu'ils prêtent main-forte à l'Église et intimident les mécréants. Réformer les mœurs des évêques, réveiller leur zèle religieux et les contraindre à appliquer la législation sur l'hérésie. Favoriser, au sein de la société ecclésiastique, cet esprit d'apostolat par la pauvreté et l'humilité qui aboutira, plus tard, à la création des ordres mendiants. Entreprendre enfin et poursuivre sans relâche une campagne de prédication où l'on regagnerait les égarés par la seule force de l'éloquence. Ce programme à demi pacifique, Innocent III a. essayé de l'exécuter pendant dix ans (1198-1208), avant d'en venir aux dernières rigueurs et pour les éviter. Il ne faudrait pas que l'histoire oubliât cette partie de son œuvre qui fut à ses yeux capitale. C'est parce qu'elle n'a pas réussi que la fatalité et les passions humaines l'ont ensuite entraîné dans une voie qu'il n'avait pas choisie et plus loin qu'il n'aurait voulu.

La tâche était si laborieuse que plusieurs séries de légats pontificaux s'y usèrent sans succès. Coup sur coup apparurent dans le Midi, en 1198, les moines Renier et Gui ; en 1200, un cardinal, Jean de Saint-Paul ; en 1203, deux religieux de l'abbaye de Fontfroide, Pierre de Castelnau et Raoul ; en 1204, adjoint à ces derniers, Arnaut-Amalric, l'abbé de Cîteaux, une puissance de l'Église.

Ces délégués de Rome arrivent avec les pouvoirs les plus étendus. Ils ont le droit de requérir contre l'hérésie toutes les autorités de l'Église et du siècle et de les excommunier si elles refusent d'agir. Archevêques et évêques reçoivent l'ordre de les seconder et de faire exécuter leurs arrêts. Bientôt Innocent III estime que ses agents ne sont pas suffisamment armés. En 1204, il enlève aux évêques, pour la donner aux légats, la juridiction ordinaire en matière d'hérésie, première esquisse du procédé d'où sortira l'Inquisition. Il confère même à ses mandataires le droit de dépouiller des bénéfices d'Église ceux qui leur paraîtraient indignes et de leur substituer des remplaçants sans délai ni appel. C'était décréter l'autocratie des légats romains. Ils pouvaient à leur gré changer le personnel religieux, bouleverser les situations acquises et révolutionner le pays.

Mais qu'importe une autorité sans bornes si l'exercice en est impraticable ? Les légats rencontraient partout de telles résistances que l'intrépide Pierre de Castelnau écrivit au pape, en 1204, une lettre découragée où il avouait son insuccès et le désir de reprendre la vie calme du cloître. L'action vaut mieux que la contemplation, riposte aussitôt Innocent, c'est dans les difficultés que la vertu brille et se retrempe. Tu ne dois pas te soustraire à la besogne que nous t'avons confiée, bien que le peuple que tu as mission de ramener à Dieu soit dur et incorrigible entre tous. Tu n'a pas réussi comme tu le voulais : mais ce n'est pas le succès que le ciel récompense, c'est le travail. Nous espérons fermement dans le Seigneur que tes efforts finiront par être rémunérés. Apporte à l'œuvre évangélique persévérance et obstination ; insiste, argumente, implore, et à force d'éloquence et de patience, tâche de ramener les dévoyés.

Ce Sursum corda pourrait faire croire que les opérations des envoyés de Rome consistaient uniquement à toucher le cœur et l'esprit des hérétiques. Leur besogne était plus complexe. Il leur fallait agir au préalable, par la persuasion ou la contrainte, sur la société catholique tout entière, barons, bourgeois et prélats, coupables de faiblesse, d'indifférence ou d'inertie.

Dans ce chaos politique qu'était la France du Midi, enfiévrée par surcroît d'une révolution religieuse, où trouver le pouvoir fort et respecté par qui la papauté aurait pu soumettre tout le reste ? L'impuissance du haut suzerain et l'inconsistance du lien féodal n'y permettaient aucune centralisation, aucun effort vers l'unité. Les barons étaient indépendants du comte de Toulouse, et les municipalités, avec leurs consulats déjà puissants, n'obéissaient à personne. L'anarchie s'aggravait encore de ce fait qu'un souverain étranger, le roi d'Aragon, comte de Roussillon et de Catalogne, disputait par intermittence au Toulousain sa suzeraineté nominale et travaillait à assujettir les deux versants des Pyrénées. Mais lui-même n'était pas maître de ces insaisissables roitelets de montagnes, les comtes de Foix, de Comminges, et le vicomte de Béarn. Ceux-ci ne reconnaissaient, en fait, d'autre supériorité que la force. Le pape n'avait sur eux aucune prise. En 1200, Innocent III menace de ses foudres Bernard V de Comminges, coupable d'avoir répudié sa femme légitime pour l'unique raison qu'elle avait cessé de plaire. Il n'obtint jamais satisfaction.

Avec le chef du Languedoc, le comte de Toulouse, Raimon VI, Rome pouvait avoir des rapports plus fréquents et, en apparence, plus faciles. Comme la solution du problème albigeois dépendait  en partie de ce personnage, Innocent essaye tout d'abord de le gagner par la douceur. Célestin III l'avait excommunié, non comme fauteur d'hérésie, mais comme persécuteur de moines. Le nouveau pape donne à son légat l'ordre de l'absoudre, s'il déclare se soumettre aux justes exigences de l'Église. Raimon promet ce qu'on lui demande : l'excommunication est levée, et Innocent lui écrit (4 novembre 1198) pour l'engager à faire pénitence. Qu'il aille, comme ses ancêtres l'avaient fait tant de fois, combattre l'infidèle en Terre Sainte !

Envoyer le protecteur du catharisme à l'autre bout de la Méditerranée, l'expédient était de bonne politique : mais l'invitation du pape n'avait que peu de chance d'être accueillie. Sa lettre se termine en effet par cette concession imprévue : Si tu ne peux te rendre à la croisade en personne, envoie du moins à ta place un certain nombre de chevaliers, et fais remplir par d'autres le devoir dont tu ne t'acquitteras pas toi-même. Absous à si bon compte, Raimon en profita pour pécher de nouveau. En 1199, l'abbé de Saint-Gilles le dénonce une fois de plus à Rome : le comte n'a pas tenu ses promesses ; il laisse debout le château qu'il avait construit au détriment des moines ; il recommence à les harceler. Innocent donne à son légat l'ordre de contraindre le comte de Toulouse à démolir sa forteresse et à respecter ses engagements (13 juillet).

L'autorité religieuse aurait voulu surtout obtenir de lui le renvoi de ses routiers et l'expulsion des hérétiques de ses domaines, justement ce qu'il ne pouvait accorder. Engager Basques et Navarrais était le seul moyen d'avoir des troupes, puisque les vassaux, indociles, n'en fournissaient pas. Chasser les hérétiques et leurs fauteurs ? Mais ils remplissaient la ville de Toulouse et tout le comté. Aucun des légats qui se succédèrent en Languedoc ne réussit à convaincre Raimon VI de la nécessité de se désarmer et de proscrire lui-même ses sujets. Quand les mandataires du pape invitaient l'archevêque de Narbonne ou l'évêque de Béziers à se joindre à eux pour tenter, en ce sens, une démarche pressante auprès du comte, les prélats se dérobaient. Ils pensaient sans doute qu'il était bien inutile de se déranger.

En 1205, pourtant, de nouvelles sommations et des menaces plus directes semblèrent produire un meilleur effet. Pierre de Castelnau parvint à rejoindre Raimon et à l'effrayer. Le comte s'engagea formellement à se débarrasser de ses routiers et à poursuivre lui-même les cathares. Il ne fit ni l'un ni l'autre : ce n'était qu'un simulacre de soumission, une façon de gagner du temps. Presque à la même époque, il laissait les consuls de Toulouse édicter un règlement qui défendait d'accuser quelqu'un d'hérésie après sa mort, à moins qu'on n'eût la preuve certaine qu'il avait été inculpé pendant sa vie ou qu'il était mort administré par des hérétiques, mesure qui dut singulièrement déplaire aux intransigeants de l'orthodoxie.

Le légat fit, en 1207, un dernier et décisif effort. Voyant qu'on n'obtenait rien de Raimon à Toulouse, ni dans le Languedoc, Castelnau passa dans les domaines provençaux du comte, pour obliger les nobles de ce pays à cesser leurs batailles et à signer une paix générale. Il groupa ensuite les, signataires dans une ligue destinée à poursuivre les hérétiques languedociens. Sommé de s'associer à cette paix et d'entrer dans cette ligue, le comte de Toulouse refusa : elle était dirigée contre une fraction importante de ses sujets et, au fond, contre lui. L'homme de Dieu, dit Pierre des Vaux de Cernai, poussa alors les seigneurs de Provence à se révolter contre leur suzerain. Persuadé que Raimon ne céderait jamais qu'à la contrainte, il l'excommunia et jeta l'interdit sur tout son comté. Puis il alla le trouver pour lui dire sans ménagements ce qu'il pensait de sa conduite. La scène fut vive. Le moine de Cernai admire le courage avec lequel le légat osa tenir tête au tyran et lui jeter publiquement à la face ses parjures et ses perfidies.

Innocent avait-il prescrit de pousser ainsi les choses à l'extrême ? Toujours est-il qu'il soutint son représentant et confirma ses actes. Les archevêques de Vienne, d'Embrun, d'Arles et de Narbonne reçurent l'ordre de publier et de faire observer dans leur province l'anathème lancé contre Raimon (29 mai 1207). Il est excommunié, leur écrivit le pape, pour avoir soldé des routiers qu'il emploie à ravager le pays ; pour avoir violé la paix du carême, des jours de fêtes et des Quatre-Temps, refusé de rendre la justice à ses adversaires, confié aux juifs des charges publiques, persécuté des abbayes, armé des églises en forteresses, augmenté les péages à un degré intolérable, dépouillé de ses biens l'évêque de Carpentras, refusé de signer la paix de Provence ; enfin parce qu'il protège les hérétiques, les reçoit chez lui et qu'au mépris de ses serments réitérés, il est devenu hérétique lui-même. Innocent III affirme ce dernier fait sur la foi de ses légats : plus tard il sera obligé de reconnaître que l'hérésie du comte de Toulouse n'a jamais pu être prouvée.

La circulaire pontificale réglait les conditions de l'interdit. Tant que le comte ne se sera pas soumis, ses sujets et ses vassaux resteront déliés, à son égard, du devoir de fidélité et d'hommage. Excommuniés aussi tous les princes, châtelains, fonctionnaires et chevaliers qui, après la publication de la sentence, se lèveront pour le défendre. Et frappés du même coup tous les juges, avocats ou médecins qui s'aviseraient de le servir, jusqu'au maréchal-ferrant qui aura sciemment ferré ses chevaux, ceux de ses gens et de son armée.

Toutes les précautions sont prises : Castelnau a même voulu contresigner de son sceau les copies de cette circulaire. Mais le souverain du Languedoc avait tellement lassé la patience du pape que celui-ci ne se contente pas de sévir. Le jour même où il proclame l'excommunication, il accable l'excommunié d'une lettre foudroyante. Il le traite d'homme pestilent, d'insensé, de tyran impie et cruel. Il lui reproche ses abominations et ses crimes. Il le menace de la vengeance divine, des peines de l'enfer, et même de toutes les maladies qui peuvent, en ce monde, fondre sur lui.

Tu n'es pas de fer ; ton corps est comme celui des autres ; tu peux être envahi par la fièvre, frappé de lèpre, de paralysie, devenir démoniaque ou perclus de maux incurables. La puissance divine peut même te changer en bête, comme le roi de Babylone. Eh quoi ! l'illustre roi d'Aragon et presque tous les autres grands seigneurs, tes voisins, ont juré la paix pour obéir aux légats apostoliques, et toi seul tu la repousses et cherches ton lucre dans la guerre comme un corbeau qui se repaît de charogne ! Tu n'as pas honte de violer le serment par lequel tu as juré de chasser les hérétiques de ton fief ? Et lorsque notre légat t'a reproché de les défendre, tu as osé lui répondre que tu trouverais facilement tel hérésiarque, tel évêque cathare, qui saurait démontrer la supériorité de sa religion sur celle des catholiques ? Par cela seul que tu favorises l'hérésie, tu es toi-même fortement suspect d'y adhérer — ici Innocent n'affirme plus la culpabilité du comte, il la suppose —. Quelle folie t'a pris ? Tu te crois donc plus sage que tous ceux qui sont fidèles à l'unité de l'Église ? Comment peux-tu penser que les hommes qui ont gardé la foi catholique sont damnés, et que les partisans de ces doctrines insensées et fausses sont sauvés ?

Et le pape l'engage à donner entière et prompte satisfaction pour être absous. Autrement il lui enlèvera la terre qu'il tient directement de l'Église romaine (le comté de Melgucil). Et si ce châtiment ne suffit pas, il enjoindra à tous les princes du voisinage de se lever contre lui, l'ennemi du Christ, le persécuteur du clergé, et il donnera à chacun d'eux le droit de garder pour lui ce qu'il aura pu prendre du comté de Toulouse.

Il semble qu'on entende déjà gronder l'orage formidable qui se prépare : mais Innocent pensait bien qu'avec un homme du caractère de Raimon VI, la menace suffirait ; et il ne se trompait pas. Sous ce déluge de reproches et d'imprécations le comte se soumit, fit, de nouvelles promesses et reçut, à ce prix, l'absolution. Seulement les gens de son entourage n'oublièrent pas les scènes violentes, les lettres outrageuses ; ils cédaient, la rage au cœur, en guettant l'occasion d'une vengeance qu'ils n'attendront pas longtemps.

Quoi qu'il en soit, le pape ne pouvait plus compter sur le Toulousain pour en faire l'ouvrier de sa politique. Il fallait chercher ailleurs. Or, parmi les princes du Midi, il ne s'en trouvait que deux qui ne fussent pas hostiles à Rome et à ses projets : le seigneur de Montpellier, Guillaume VIII, et le roi d'Aragon, Pierre II.

Par tradition de famille, le premier était un catholique convaincu, un ennemi décidé du catharisme, un vassal dévoué du Saint-Siège. Dès son avènement, Innocent prenait l'état de Guillaume VIII sous sa protection et le comblait de privilèges. De lui-même ce seigneur avait réclamé, pour le Midi, une légation spécialement chargée de poursuivre les hérétiques. Toutes les fois que le pape désigne un légat, il ne manque pas d'en avertir cet ami fidèle et de solliciter son concours. Les sentiments de Guillaume VIII étaient si notoires que l'auteur d'un des rares traités qui aient été écrits par un Méridional pour défendre l'ancienne religion, maître Alain, lui a offert son livre avec une dédicace pompeuse. Je vous ai choisi, déclare-t-il, parce qu'entre tous les princes de votre temps, vous êtes spécialement revêtu des armes de la foi. Vous êtes le fils et le défenseur de l'Église.

En effet, le seigneur de Montpellier joue le rôle d'exécuteur des hautes œuvres de la puissance romaine. Lorsque, en 1201, l'évêque d'Agde, Raimon, demande au pape ce qu'il faut faire de huit hérétiques détenus dans ses cachots, Innocent l'engage à les livrer à Guillaume VIII pour que celui-ci les punisse selon la gravité de leurs fautes. Par malheur, ce baron n'avait qu'une puissance médiocre, et il mourut en 1202, juste au moment où la papauté commençait à avoir grand besoin de ses services et de son appui.

Pierre II, l'Aragonais, eût été un bien meilleur auxiliaire, s'il avait voulu diriger le mouvement catholique et se dévouer à la bonne cause. Pendant quelques années, on put espérer à Rome qu'il allait prendre l'emploi. Il n'y avait pas, en Europe, de royauté plus étroitement liée au Saint-Siège que celle d'Aragon. Pierre II, couronné à Rome en 1204, prêta l'hommage lige à Innocent III et reconnut, dans cette solennité publique, que son état n'était qu'une principauté vassale et tributaire de Saint-Pierre. L'homme du pape, dans tous les sens de l'expression ! N'était-il pas désigné pour combattre les hérétiques du Languedoc ? La mission convenait parfaitement à ses visées particulières sur la France pyrénéenne. Et d'ailleurs ce prince catholique et romain avait donné bien d'autres gages de son amour pour la foi. En 1197, dans un édit très sévère, il avait fixé un jour aux Vaudois et aux cathares pour sortir de son royaume. Passé ce délai, tout hérétique trouvé dans ses états devait être livré au feu, et ses biens confisqués, deux tiers au profit du roi, l'autre tiers au dénonciateur. En 1205, le roi d'Aragon semble même inaugurer une action militaire contre les Albigeois, car il reprit sur eux le château de Lescure, près d'Albi, pour le tenir en fief de l'Église romaine. Innocent III pouvait donc croire qu'il avait trouvé en lui l'instrument rêvé.

Son illusion dura peu. C'est le roi d'Aragon qui entendait se servir du pape. Avec son aide, il espérait entrer en possession de la seigneurie de Montpellier, dont il avait épousé l'héritière, Marie, la fille unique de Guillaume VIII. Au lieu de continuer à poursuivre les cathares, il fit la guerre à une bourgeoisie catholique, à ces gens de Montpellier qui, d'humeur fort indépendante, se souciaient peu de l'avoir comme maître. Le pape et ses légats eurent beaucoup de peine à le réconcilier avec la puissante commune. Devenu enfin seigneur de Montpellier, il chercha à se débarrasser de la femme très laide qu'il avait épousée uniquement pour son héritage ; mais Innocent, à qui il demanda le divorce, le lui refusa : la concession eût été par trop scandaleuse. De là, entre le pape et son vassal, un refroidissement sensible. Du reste, Pierre II n'entendait pas, pour plaire à l'Église, entrer en lutte contre Raimon VI, le mari de sa sœur Éléonore : d'autres projets de mariage allaient resserrer encore les liens des deux maisons. On comprit, à Rome, que le roi d'Aragon n'irait jamais attaquer Toulouse. Quand le pape fit appel à la féodalité de la France du Nord pour la lancer sur le Languedoc, c'est qu'il renonçait à l'espoir d'utiliser le zèle de Pierre II. Celui-ci refusera de s'associer à une entreprise qui doit enlever le Midi aux Méridionaux pour le donner à l'étranger, et Von aura à la fin le curieux spectacle de ce brûleur d'hérétiques, de cet homme lige de l'Église romaine, combattant les troupes orthodoxes et mourant, entouré d'excommuniés, au service de l'hérésie.

Dépourvu de tout appui dans la féodalité du Languedoc, Innocent III pouvait-il compter sur les bourgeoisies ? Elles étaient presque toutes des foyers de catharisme. Pierre de Castelnau débute, dans sa légation de 1203, par un coup d'audace. Il entre à Toulouse, réunit les habitants, et exige d'eux qu'ils s'engagent par serment à garder la foi catholique. Ce serment, ajoute-t-il, n'apportera aucun préjudice à ses libertés. Au nom du pape, nous confirmons vos coutumes et vos privilèges : mais ceux qui refuseront de le prêter seront passibles de l'anathème. Une confirmation, par le chef de la chrétienté, des franchises municipales ! l'aubaine était toujours bonne à saisir : les Toulousains l'acceptent et jurent. Mais alors le légat voulant les forcer par surcroît à expulser les hérétiques, les bourgeois se cabrèrent. Il fallut qu'on leur montrât la colère des princes et des rois suspendue sur leurs têtes, la perspective de leur ville pillée et de leurs biens détruits. Ils cédèrent, dit le moine de Cernai, à la force, à l'épouvante. Mais à peine les envoyés du pape eurent-ils disparu qu'ils continuèrent à se réunir au milieu de la nuit pour écouter le prêche des sectaires. Ah ! comme il est difficile de renoncer à ses habitudes !

C'est aussi ce que pensaient les prélats du Languedoc. Ils n'avaient nulle envie de changer de mœurs et d'abdiquer leur autorité entre les mains des agents d'Innocent III. Dénoncés, accusés, menacés, ils obéissaient mal ou n'obéissaient pas ; Force était de contraindre ces évêques à donner de meilleurs exemples, ou de les remplacer par des hommes convaincus de la nécessité d'une réforme et surtout d'une action prompte et ferme contre l'hérésie. La négligence ou l'opposition déclarée de l'Église méridionale entraînait la suspension des juridictions de droit commun au profit des légats, mesure révolutionnaire qui ne pouvait qu'aggraver la crise. Avant d'atteindre les hérétiques, il fallut faire campagne contre le clergé récalcitrant.

Un siège épiscopal aussi important que celui de Toulouse ne devait être confié qu'à des catholiques éprouvés. En 1205, on révoque, comme simoniaque, l'évêque Raimon de Rabastens, un féodal, qui passait son temps à guerroyer contre ses vassaux et mettait en gage, pour se procurer des ressources, les champs et les châteaux de son domaine. Le destitué résiste et, pendant quelques mois encore, réussit à garder sa crosse, mais les légats tiennent bon, et en 1206 l'abbé du Thoronet est élu. C'était un personnage déjà célèbre, Folquet ou Foulque de Marseille troubadour converti et orthodoxe fougueux. L'ardeur de ses opinions fut probablement ce qui le désigna. Mais les progrès du catharisme avaient fort endommagé l'évêché : Foulque trouva toutes ses propriétés grevées d'hypothèques et la caisse diocésaine à peu près vide. Refaire le pouvoir et les revenus de son siège, ressaisir l'autorité sur la ville, tâcher de ramener peu à peu les bourgeois à l'ancienne croyance, telle fut l'œuvre de l'habileté et de l'énergie du nouvel évêque. Mais il visait plus haut. Quand se déchaînera la croisade albigeoise, il deviendra l'un des chefs de l'entreprise et, avec Arnaut-Amalric, l'âme du parti dont Simon de Montfort sera le bras.

L'évêque de Béziers, Guillaume de Roquessels, s'était déjà rendu suspect aux légats pour avoir ménagé le comte de Toulouse. Quand ils lui demandèrent d'exiger des consuls de Béziers l'abjuration de l'hérésie et l'expulsion des hérétiques, il continua à désobéir. Il invita même les consuls à l'imiter. Les légats accourent dans sa ville, réunissent le clergé et enjoignent de nouveau à l'évêque d'excommunier les consuls, s'ils ne renonçaient à la secte. L'évêque promet de le faire, mais ne le fait pas ; il est suspendu de son office et reçoit l'ordre d'aller à Rome se justifier. Comment se termina son procès ? on l'ignore : le fait est que peu de temps après il fut assassiné, dit un texte contemporain, par la trahison de ses compatriotes (1205). La même année, Castelnau remontait la vallée du Rhône et commençait à réformer l'église du Vivarais en déposant l'évêque de Viviers.

L'œuvre d'épuration restait incomplète et vaine tant que le grand chef religieux du Languedoc ; l'archevêque de Narbonne, Bérenger II, n'était pas touché. En 1204, il avait déjà rompu avec les légats : il refusait de se laisser dépouiller de sa juridiction. Les agents d'Innocent III le suspendent et envoient contre lui, à Rome, un réquisitoire formidable. Son procès s'instruit et le pape charge les légats de faire une enquête à Narbonne. Si l'accusation est justifiée, et que les chanoines narbonnais refusent d'élire un autre archevêque, on lui nommera d'office un successeur. Mais Bérenger se défend, récrimine à son tour contre ses adversaires, dénonce la partialité de Castelnau et surtout d'Arnaut-Amalric. Ils ont outrepassé leurs pouvoirs et trompé le pape par de fausses accusations. Je vous récuse absolument, dit-il, comme suspects d'inimitié contre moi. Je renouvelle mon appel au pape. Vos procédures sont illégales. En exigeant des clercs, par serment, la promesse de poursuivre d'autres clercs, vous avez violé les canons. De pareils agissements contrastent, d'une manière absolue, avec les procédés équitables que les autres légats, vos prédécesseurs, ont employés dans ce pays.

De fait, Bérenger prétexta son grand âge et ses infirmités pour ne pas se rendre à Rome. Quand il eut donné quelques satisfactions, promis de s'amender, de remplir convenablement sa fonction, et même de combattre l'hérésie, lé pape, toujours plus conciliant que ses légats, accepta cette soumission apparente (1207). Trois ans après, il fallut recommencer procès et enquête contre l'incorrigible personnage et finir par le déposer.

 

Rien n'avait pu déterminer la France méridionale à rejeter elle-même l'hérésie : les souverains de la féodalité, de l'Église et des villes ne pouvaient se résoudre à décimer leurs états par une persécution religieuse. En vain avait-on frappé évêques et barons, dans l'espoir de les stimuler et d'arrêter la propagande sectaire ; elle se poursuivait au grand jour. En 1206 et pendant les années suivantes, les prédicateurs des Albigeois et des Vaudois parlèrent publiquement, sur la grande place, à Dun près de Mirepoix, à Montréal, à Fanjeaux, à Tarascon, à Laurac. Une sorte de concile cathare se réunit même à Mirepoix et les délibérations aboutirent à un plan de défense. Pour parer aux éventualités probables, on décida de constituer des places de sûreté qui serviraient à la fois de centres de diffusion de la nouvelle doctrine et de lieux de refuge pour les croyants.

Quand on se place au milieu de la plaine qui sépare Toulouse de Narbonne, véritable océan de blé, de maïs et de ceps de vigne, on voit l'horizon fermé au nord par une barrière énorme et sombre, la Montagne Noire. Au sud, le sol se relève en vagues désordonnées, d'un ton roussâtre, les Corbières. Et plus loin, par les temps clairs, se détache en blanc l'arête aiguë des Pyrénées. Le pays ainsi encadré fut la terre d'élection et le centre de résistance du catharisme. Une de ses forteresses, Montségur, s'éleva, dans le domaine des comtes de Foix, au sommet d'un pic de 1.200 mètres, où l'on n'arrivait que par des sentiers de chèvres. Non seulement les hérésiarques faisaient toujours des prosélytes mais encore ils se fortifiaient.

Les légats du pape, plus découragés que jamais, parlaient tous de résigner leur office. Si leurs appels au bras séculier et les menaces d'anathèmes ne produisaient rien, au moins devaient-ils poursuivre la campagne de prédication dont la papauté leur faisait un devoir. Innocent III, qui voulait (il l'a écrit cent fois) la conversion des pécheurs et non leur extermination, n'avait jamais cessé de recommander à ses légats ce procédé pacifique. Le 19 novembre 1206, il leur prescrivit des mesures spéciales. Nous vous ordonnons de choisir des hommes d'une vertu éprouvée, et que vous jugerez capables de réussir dans cet apostolat. Prenant pour modèle la pauvreté du Christ, vêtus humblement, mais pleins d'ardeur pour leur cause, ils iront trouver les hérétiques et, par l'exemple de leur vie comme par leur enseignement, ils tâcheront, avec la grâce de Dieu, de les arracher à l'erreur. Ces quelques lignes étaient l'expression exacte et précise du courant d'idées qui a produit saint Dominique et créé le premier ordre mendiant.

Ici se place une coïncidence curieuse. Quatre mois avant que le pape envoyât cette lettre, un prélat espagnol ; fort employé comme diplomate par le roi de Castille, Diego de Acebes, évêque d'Osma, était de passage à Montpellier, avec un des dignitaires de son chapitre, le sous-prieur Dominique de Gusman. Tous deux revenaient de Rome où ils avaient, sans aucun doute, conféré avec Innocent III. Ce qui se passa immédiatement après leur retour d'Italie permet de supposer que la prescription du 19 novembre fut le résultat de cet entretien. A Castelnau, près de Montpellier, Diego et Dominique rencontrèrent les légats Arnaut-Amalric, Pierre de Castelnau et Raoul, fort abattus et las de l'inutilité de leurs efforts. L'évêque d'Osma, raconte Pierre des Vaux de Cernai, leur donna alors un conseil salutaire : laisser tout le reste pour se consacrer exclusivement et avec ardeur à la prédication ; agir de manière à fermer la bouché-aux méchants ; enseigner, à l'exemple du divin Maître, en toute humilité ; aller à pied, sans attirail fastueux, sans argent, à la manière des apôtres. Les légats ne voulurent pas prendre d'eux-mêmes l'initiative d'un pareil changement : cette voie nouvelle les effrayait. Si quelqu'un d'autorisé, dirent-ils, veut nous y précéder, nous le suivrons très volontiers. Alors l'évêque d'Osma s'offrit pour tenter l'entreprise avec un seul compagnon (le chroniqueur ne le nomme pas, mais il s'agissait de Dominique) ; et suivi de Castelnau et de Raoul, il entre à Montpellier pour commencer de suite la prédication. L'autre légat, Arnaut-Amalric, s'en retourna à Cîteaux tenir son chapitre général, mais décidé à revenir en hâte pour prendre part, lui aussi, à l'œuvre de tous.

On peut croire (bien que le moine de Cernai ne le dise pas) que l'évêque d'Osma et son compagnon ne firent que communiquer aux trois légats les instructions du chef de l'Église. Des hommes chargés d'une mission officielle, comme l'abbé de Cîteaux et ses collègues, n'auraient pas brusquement transformé leur tactique pour obéir à la suggestion d'un prélat espagnol, sans mandat, rencontré par hasard. Arnaut-Amalric et Castelnau, ennemis fougueux de l'hérésie, très partisans des mesures extrêmes, étaient-ils convaincus, au fond, de l'excellence de cette méthode nouvelle ? En tout cas, le pape tenait à faire l'expérience : ses délégués n'eurent qu'à se soumettre. Renforcés bientôt d'un groupe de Cisterciens, parmi lesquels se trouvait Gui, abbé des Vaux de Cernai, l'oncle de l'auteur de la chronique, ils se mirent à parcourir le Languedoc, les tins, à la suite des deux Espagnols, les autres, répartis par pelotons de trois ou quatre prédicateurs. Et pour se conformer aux ordres du pape, ces apôtres passaient pieds nus, mendiant leur pain, au grand étonnement du peuple, habitué à voir sous un autre aspect les fastueux évêques et les puissants abbés de l'Église catholique.

C'est alors que se multiplièrent les conférences contradictoires entre les champions des deux croyances. Le procédé n'était pas nouveau, mais les missionnaires y recoururent souvent pour faire éclater la supériorité de leur foi, frapper l'imagination de la foule et obtenir des conversions. Les chroniqueurs catholiques qui retracent la physionomie de ces colloques, ne semblent pas avoir reproduit avec exactitude les réponses et les plaidoyers des cathares. Ils leurs prêtent volontiers des paroles niaises ou ridicules. On est donc mal renseigné ; et, d'autre part, la tradition de l'ordre de saint Dominique est venue encore embrumer d'une atmosphère de merveilleux la vérité déjà difficile à saisir.

A Servian, près de Béziers, village qui du haut de son roc domine l'immense vignoble, la dispute avec les deux hérésiarques Baudouin et Thierri de Nevers dura toute une semaine. A la fin, Thierri dit à l'évêque d'Osma : Je sais quel esprit vous anime, c'est l'esprit d'Élie. A quoi l'évêque répondit : Si je suis venu ici avec l'esprit d'Élie, ce qui t'inspire, toi, c'est celui de l'antéchrist. A en croire le moine de Cernai, les missionnaires auraient réussi à détourner de l'erreur les habitants de Servian et à leur faire presque décréter l'expulsion des hérétiques. Mais ils n'allèrent pas jusque-là à cause du châtelain qui les protégeait. Le seul résultat positif obtenu par les représentants du pape, au départ de Servian, fut d'être reconduits en triomphe, pendant près d'une lieue, par la population restée fidèle à l'ancienne foi.

A Béziers, quinze jours de discussion et de prêches : résultat nul ; la majorité des habitants est si hostile que l'évêque d'Osma et le légat Raoul conseillent à Pierre de Castelnau, s'il veut échapper à la mort, de quitter la ville et de disparaître pour un temps. A Carcassonne, colloque et prédication prennent encore huit jours. Le chroniqueur n'y enregistre pas de conversions, sans doute parce qu'il ne s'en fit pas. Il rapporte seulement un miracle : des cathares avaient travaillé à la moisson le jour de la Saint-Jean ; les épis qu'ils recueillirent se trouvèrent tout ensanglantés. Plus tard, l'imagination populaire supposa que saint Dominique lui-même avait adressé de vifs reproches aux moissonneurs hérétiques et que l'un d'eux, irrité, ayant fait le geste de frapper le saint, la gerbe qu'il tenait se couvrit de sang.

A Verfeil, localité célèbre par l'accueil défavorable que ses habitants avaient fait, soixante ans plus tôt, aux prédications de saint Bernard, la mission se trouve aux prises avec deux des hérésiarques les plus en vue, Pons Jordan et Amant Arrufat. On discute sur l'interprétation d'un texte de saint Jean. Personne n'est monté au ciel si ce n'est celui qui en est descendu, le Fils de l'homme qui est au ciel. — Comment comprenez-vous ce passage ? leur demande l'évêque d'Osma. Un des hérétiques répond : Jean veut dire que Jésus se proclame ici le fils d'un homme qui est au ciel. — Comment ! reprend l'évêque, vous pensez donc que le Père de celui qui est monté au ciel, Dieu le Père, est un homme ?Oui, répond l'autre. Alors l'évêque continue, en citant ce texte d'Isaïe où Dieu dit de lui-même : Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau de mes pieds. Si Dieu, ajoute-t-il, est un homme, qu'il siège au ciel et que ses pieds touchent la terre, il s'ensuit que la longueur de ses jambes équivaut à l'espace qui sépare la terre du ciel. Le croyez-vous ?Oui, c'est bien notre croyance, disent les hérétiques. Alors l'évêque ne se tenant plus d'indignation, s'écrie : Maudits soyez-vous, hérétiques grossiers, je vous aurais cru quelque bon sens. Ou le chroniqueur Guillaume de Puylaurens s'est mal expliqué, ou les missionnaires dont il reproduit les paroles n'ont pas compris ce que leur disaient les cathares. Jamais la doctrine albigeoise n'a présenté Dieu comme un homme, puisqu'elle n'admet même pas que l'humanité du Fils ait été réelle.

Montréal, ce belvédère incomparable d'où le regard embrasse à la fois la montagne et la plaine, fut le théâtre de la conférence la plus importante (1207). Pour y assister, Pierre de Castelnau était revenu se joindre à la mission. Du côté opposé se trouvaient les prédicateurs les plus connus : Arnaut Oton, Guilabert de Castres, Pons Jordan, Benoît de Termes. La joute religieuse dura quinze jours. A la fin, les propositions de l'une et de l'autre croyance furent rédigées sous forme de mémoires et remises à un tribunal d'arbitres qui devait désigner les vainqueurs. Tout dépendait évidemment du mode d'élection de ce tribunal. Au dire du moine de Cernai, les arbitres nommés auraient été des croyants cathares, affirmation peu vraisemblable : dans tout colloque de ce genre, les arbitres sont élus concurremment par les deux partis. Et c'est ce qu'on fit à Montréal, d'après le témoignage positif de Guillaume de Puylaurens. Des quatre arbitres choisis, deux étaient chevaliers, les deux autres bourgeois : rien n'indique qu'ils fussent de la secte, ni même favorables à la secte. Puylaurens s'indigne seulement que le tribunal n'ait été composé que de laïques. Mais exclure le clergé des deux religions adverses était le seul moyen de constituer un jury indépendant.

L'argumentation des hérétiques paraît avoir porté sur deux points principaux. Amant Oton, leur chef, affirma d'abord que l'Église de Rome n'était pas l'épouse du Christ, mais l'Église du diable, et sa doctrine, celle des démons. Elle est la grande Babylone, mère de toutes les fornications, dont parle l'Apocalypse : ce n'est pas Jésus qui l'a fondée. Il soutient ensuite que ni le Christ ni les apôtres n'avaient déterminé l'ordre de la messe, comme on la célébrait de son temps. On ne sait quelle fut la réponse des catholiques, ni ce que visa leur démonstration.

Mais le jugement ? Il n'y en eut pas. Les arbitres refusant de rendre leur arrêt et même de délibérer, la conférence prit fin sans résultats. Ils voyaient, dit le moine de Cernai, que la cause de l'hérésie était perdue. La vérité est que des laïques auraient eu trop de peine à se prononcer et qu'aussi sans doute les quatre arbitres, partagés par moitié, n'auraient pu s'entendre. Quant aux mémoires soumis à l'arbitrage, on ne les retrouva plus. Pierre des Vaux de Cernai attribue cette disparition au fait que les arbitres s'empressèrent de livrer l'écrit orthodoxe aux cathares, explication peu valable puisqu'on ne revit jamais non plus la rédaction des hérétiques. Plusieurs années après, Guillaume de Puylaurens demanda à l'un des quatre juges, Bernard de Villeneuve, ce qu'étaient devenus ces mémoires. Ils ont été perdus, répondit Bernard, au moment de l'entrée des croisés à Montréal et de la fuite générale des habitants. Et il ajouta que la conférence de 1207 avait amené la conversion d'à peu près cent cinquante hérétiques. Je soupçonne, dit le chroniqueur, que certains de ses collègues, notables de la ville, qui favorisaient la secte, avaient fait disparaître tous ces écrits.

Un de ces prodiges que le moine de Cernai se plait à raconter marqua le colloque de Montréal. Un jour que les missionnaires catholiques avaient longuement discuté avec les cathares, Dominique rédigea les arguments et les citations dont il s'était servi lui-même et remit le manuscrit à l'un des hérétiques pour que celui-ci pût connaître ses objections et y répondre. Cette nuit-là, les sectaires s'étaient réunis dans une maison où ils étaient assis près du foyer. Celui auquel le saint avait confié son mémoire le montra à ses compagnons. Ils furent d'avis qu'il fallait le jeter au feu : si le parchemin brûlait, la foi des hérétiques serait la vraie, s'il ne brûlait pas, c'est la religion catholique qui serait la meilleure et l'on devrait s'y rallier. Bref, tout le monde étant d'accord, on jette au feu le mémoire de Dominique : il en sort de lui-même intact, et trois fois cette expérience se renouvelle avec le même résultat. Néanmoins les cathares ne se résignent pas à la défaite : ils se jurent entre eux de ne parler du miracle à personne, pour que la mission catholique ne puisse s'en prévaloir. Mais, un chevalier qui penchait pour l'orthodoxie, révéla ce qu'il avait vu.

Là tradition de l'ordre des Frères prêcheurs place cette scène à Fanjeaux et la présente un.peu autrement. Les arbitres n'ayant pu s'accorder, ils ont recours au jugement de Dieu, à l'ordalie. Le mémoire de Dominique et celui des cathares seront jetés dans un brasier : celui des deux qui ne sera pas brûlé prouvera la vérité de la doctrine à laquelle il appartient. Livré au feu, l'écrit hérétique est consumé à l'instant : le manuscrit du saint, rejeté par trois fois dans la fournaise, en sort trois fois avec tant de force qu'il va brûler une poutre placée à quelque distance du foyer. Miracle pour miracle, la critique doit préférer au témoignage des hagiographes dominicains du XIIIe siècle celui du moine de Cernai, un contemporain, qui déclare formellement tenir le fait de la bouche même de saint Dominique.

Une dernière conférence eut lieu à Pamiers, chez le comte de Foix, Raimon Roger. L'évêque d'Osma, qui s'en allait retrouver son diocèse, y fut rejoint par Foulque, évêque de Toulouse, et par Navarre, évêque de Couserans. La mission catholique proposa une discussion publique aux Vaudois, très nombreux dans la ville. Le comte de Foix, fidèle à ses habitudes d'éclectisme, hébergeait à tour de rôle les représentants des deux croyances : il offrit, pour le colloque, la grande salle de son palais. Un seul arbitre, élu par les deux partis, Arnaut de Campranhan, clerc séculier, jugeait les débats. Sur ce qui se passa, on n'a qu'un détail. Une sœur du comte intervint dans la discussion pour soutenir l'hérésie. Dame, lui cria un des missionnaires, frère Étienne de la Miséricorde, allez donc filer votre quenouille ; ce n'est pas à vous de prendre la parole dans une assemblée comme celle-ci. L'arbitre se prononça en faveur des catholiques. Un petit nombre de Vaudois, et parmi eux un personnage que nous retrouverons, Durand de Huesca, déclarèrent se rallier à l'Église romaine. Mais, en somme, la conférence de Pamiers n'avait eu, comme les autres, qu'un succès médiocre. L'évêque d'Osma rentre en Espagne pour y mourir. Un des légats, le moine Raoul, disparaît presque aussitôt. Arnaut Amalric, rappelé par ses affaires dans la France du Nord, laisse à l'abbé Gui des Vaux de Cernai le commandement de la mission décapitée et impuissante.

Dominique seul demeure en scène. Il persiste à circuler parmi les sectaires, faisant quelques conversions isolées, surtout celle des enfants et des femmes. Pendant qu'il parcourt le Languedoc en prêchant, des prodiges continuent d'attester sa mission divine. Le saint a perdu l'usage du sommeil, il jeûne au pain et à l'eau et il n'en paraît que plus frais et mieux portant. Sur la route de Montréal à Carcassonne, il commençait son sermon : un orage éclate : Ne vous éloignez pas, cria-t-il à ses auditeurs, et, d'un signe de croix, il apaise la tourmente. Plus tard, on érigea en cet endroit un petit oratoire et l'on constata qu'autour il ne tombait jamais ni pluie ni grêle. Aujourd'hui encore, quand le tonnerre gronde, les gens du pays accourent à l'oratoire et s'y tiennent à genoux.

De cette série de prédications, un seul témoignage authentique et contemporain est resté : le certificat de conversion accordé par Dominique, en 1207 ou 1208, à Pons Roger, de Tréville en Lauraguais. Il contient les conditions de la pénitence, qui ne sont pas douces. Pendant trois dimanches de suite, le pénitent marchera, le dos nu, suivi d'un prêtre qui le frappera de verges, depuis l'entrée de son village jusqu'à l'église. Il portera l'habit religieux avec un signe particulier : deux petites croix cousues des deux côtés de la poitrine. Toute sa vie, sauf à Pâques, à la Pentecôte et à Noël, il ne mangera ni chair, ni œufs, ni fromage — on excepte ces trois jours de fête, pour montrer qu'il a rompu avec l'abstinence cathare —. Trois jours par semaine, il s'abstiendra de poisson, d'huile et de vin, sauf le cas de maladie. Trois carêmes pendant l'année. Obligation stricte d'entendre la messe tous les jours. Condamnation à la chasteté perpétuelle. Une fois par mois, il devra montrer sa lettre de pénitence au curé de Tréville, sous la haute surveillance de qui il est placé. En cas de désobéissance, il est excommunié ipso facto comme parjure et comme hérétique. Si la réconciliation avec l'Église entraînait alors les mêmes effets pour tous les convertis, on ne sera peut-être pas très surpris de l'insuccès des convertisseurs.

Le missionnaire espagnol se montra plus habile en fondant, près de Fanjeaux, grâce aux libéralités de quelques donateurs, l'établissement qui allait devenir le célèbre monastère de Prouille. On devait y recueillir et y élever les jeunes filles nouvellement converties, ainsi que celles des familles catholiques dénuées de ressources. L'idée qu'avaient eue les chefs de la secte de prendre les enfants pauvres à leur charge et de les faire instruire par des femmes dévouées et croyantes avait été fort utile aux cathares. Il fallait ressaisir cette jeunesse et appliquer le même procédé pour le plus grand bien de l'orthodoxie. L'acte de la donation du 25 août 1207 stipule expressément qu'elle est faite en faveur de l'œuvre de la sainte prédication et du seigneur Dominique d'Osma. Par ce côté au moins, les efforts des missionnaires avaient eu un effet pratique. Ce n'est pas sans raison que la tradition dominicaine a enveloppé de circonstances merveilleuses les origines du grand couvent de Prouille. Par trois fois l'apparition d'un globe de lumière indiqua à Dominique, comme l'étoile qui guida les Mages à Bethléem, l'emplacement de la communauté future, ce berceau de l'ordre des Prêcheurs.

Il n'en reste pas moins que la campagne de conversion ordonnée par Innocent III et poursuivie pendant plus de deux ans par ses mandataires aboutissait à un échec. Tous les chroniqueurs l'ont avoué.

Les champions de Dieu, dit Puylaurens, reconnurent que ce moyen était impuissant à éteindre l'incendie. Il se console en pensant que la résistance des hérétiques eut pour résultat la fondation de l'ordre dominicain. Il fallait qu'il y eût des hérésies dans notre pays, pour que la gloire et l'utilité des Frères prêcheurs se manifestât ici, comme par tout l'univers. — Nos saints prédicateurs, dit à son tour le moine de Cernai, ont couru partout, et partout, dans les discussions, triomphé des hérétiques, mais comme ceux-ci étaient obstinés dans leur malice, ils n'ont pas réussi à les convertir. Aussi, après un long effort, comme en prêchant ou en discutant ils obtinrent peu de chose ou rien du tout, ils ne tardèrent pas à revenir en France. — Je ne sais qu'en dire, s'écrie douloureusement l'auteur de la Chanson de la Croisade, Guillaume de Tudèle. Puisse Dieu me bénir ! Ces gens se soucient de la prédication comme d'une pomme pourrie ! Cinq ans ou je ne sais combien, ils se comportèrent de la sorte. Elle ne veut pas se convertir, cette population d'égarés !

La légende dominicaine du mue siècle nous a transmis comme un écho, sinon du découragement, au moins de l'indignation que Dominique aurait ressentie en constatant le peu de succès de sa tentative. Un Prêcheur du temps de saint Louis, Étienne de Salagnac, raconte que le fondateur de son ordre dit un jour à la foule réunie à Prouille : Depuis plusieurs années, je vous ai fait entendre des paroles de paix. J'ai prêché, j'ai supplié, j'ai pleuré. Mais, comme on dit vulgairement en Espagne : Là où ne vaut la bénédiction, vaudra le bâton. Voici que nous exciterons contre vous les princes et les prélats ; et ceux-ci, hélas ! convoqueront nations et peuples et un grand nombre périra par le glaive. Les tours seront détruites, les murailles renversées, et vous serez réduits en servitude. C'est ainsi que prévaudra la force, là où la douceur a échoué.

 

Cependant les moyens pacifiques n'étaient pas épuisés. Il restait à savoir si les âmes qu'indignaient les abus de l'Église ne trouveraient pas une forme de vie morale et religieuse où elles pourraient se reposer et atteindre leur idéal, sans sortir de l'orthodoxie. L'esprit de réforme, ou plutôt de retour à la pauvreté chrétienne, dont les ordres mendiants seront l'expression la plus complète, s'essayait alors un peu partout par la fondation de pieuses confréries, ouvertes aux laïques comme aux clercs. Il importait à la papauté, et Innocent III le comprit à merveille, d'encourager ces associations. Elles servaient de dérivatif au besoin de changement qui tourmentait les consciences. On pouvait même les opposer utilement aux institutions dégénérées du catholicisme, à ces congrégations de l'Église officielle que l'opinion ne respectait plus, parce que l'excès de richesse et la décadence des mœurs y avaient introduit un germe de mort. Ces confréries orthodoxes devaient recueillir non seulement les catholiques impatients de rompre tout mais rapport avec un clergé disqualifié, ais encore les hérétiques convertis, ceux qu'on arrachait à l'erreur et qu'il était bon d'employer à la combattre, précisément parce qu'ils l'avaient jadis pratiquée.

Dès 1201, Innocent III donnait aux Humiliés d'Italie, ou du moins à leur tiers ordre, une règle qui contient déjà le principe et certaines applications de la mutualité moderne. On pouvait y discerner l'influence des idées et des pratiques mises en honneur par les Vaudois. Elle restreint l'usage du serment, approuve la pauvreté volontaire et le mariage, autorise les frères d'une foi éprouvée et d'une piété sûre à prêcher le dimanche et défend même aux évêques de s'opposer à ces sermons laïques, parce qu'il importe, au dire de l'apôtre, que l'Esprit ne soit pas étouffé. Sans doute, le pape y recommande aussi le paiement de la dîme aux curés et l'obéissance à l'épiscopat ; tout y est ramené soigneusement à l'orthodoxie ; mais il est difficile de ne pas voir dans ce patronage accordé aux Humiliés l'idée de combattre le valdisme avec ses propres armes et d'en arrêter le progrès. En 1210, un ex-cathare allemand, Bernhard Primus, après avoir fait profession, entre les mains du pape, du credo le plus orthodoxe, reçut aussi, pour lui et quelques autres convertis, une règle d'une sévérité assez étroite. Elle l'autorisait à exercer l'apostolat, avec ses compagnons, pour le plus grand bien de l'ancienne foi.

Ce qu'il tentait en Italie et en Allemagne, Innocent III l'essaya naturellement dans la France du Midi.

Au début du XIIIe siècle, un groupe d'Espagnols et de Languedociens s'étaient donné pour tâche de répandre, par la prédication et par l'exemple, une sorte de réforme intermédiaire entre la tradition catholique et l'hérésie décidée. Durand de Najac, Guillaume de Saint-Antonin, Jean de Narbonne, Ermengaud et Bernard de Béziers, Raimon de Saint-Paul, Ebrin, appartenaient presque tous au cléricat. Durand de Huesca, leur chef, avait le grade d'acolyte. La propagande de ces novateurs réussit surtout sur les deux versants des Pyrénées orientales, dans le Languedoc maritime, sur la côte de Provence, et même en Lombardie. Avant 1208, ils avaient fondé une école à Milan.

Vouloir séparer la religion du clergé, garder la foi en rejetant le prêtre, rester dans l'Église en réprouvant la plupart des institutions qui en avaient altéré le caractère, l'entreprise était difficile, incompréhensible pour la grande masse des catholiques ! Au moment où le conflit devenait aigu entre la religion traditionnelle et ses adversaires, les doctrines de nuances et de moyen terme ne pouvaient avoir un succès durable. Aux yeux de la majorité croyante, tout ce qui n'était pas orthodoxe selon l'ancienne formule était hérétique : il fallait choisir. Vaudois timides et Vaudois radicaux, englobés dans le catharisme, furent assimilés aux ennemis du clergé et du pape. On excommunia donc Durand de Huesca et son groupe, et l'archevêque de Milan fit détruire l'école qu'ils dirigeaient dans sa cité.

A la suite du colloque de Pamiers, ils se décidèrent à rentrer dans le catholicisme. Innocent III, qui les accueillit à Rome comme pénitents, leur permit de s'organiser en communauté régulière sous le nom de Pauvres catholiques et de se vouer à la lutte contre l'hérésie. Pendant quelques années, et même après l'entrée en scène de Simon de Montfort et de ses soldats, il ne cessa de patronner et de défendre cette confrérie, instrument de sa politique religieuse. Il reprenait avec elle la campagne de prédication et de conversion que ses légats n'avaient pu faire aboutir. Le 18 décembre 1208, Durand de Huesca s'engagea par serment à suivre la règle que, d'accord avec le chef de tous les chrétiens, il avait lui-même élaborée.

Pour l'honneur de Dieu et de son église et pour le salut de nos âmes, nous avons de cœur et de bouche confessé notre croyance en la foi catholique, dans sa pleine intégrité et inviolabilité. Nous renonçons au siècle. Tout ce que nous possédons, Dieu nous a conseillé de le donner aux pauvres. Nous décidons que nous vivrons nous-mêmes dans la pauvreté, sans souci de notre pain du lendemain, sans accepter de personne ni or, ni argent, ni valeur quelconque. Il suffira qu'on nous donne chaque jour de quoi manger et nous vêtir. Suivant les préceptes de l'Évangile, nous prierons sept fois aux heures canoniques. Comme nous sommes presque tous clercs et par conséquent lettrés, nous avons résolu de nous consacrer entièrement à la lecture, à la prédication, à l'enseignement et à la discussion, en vue de combattre tous les genres d'hérésie. Nous observerons scrupuleusement l'obligation.de la chasteté perpétuelle, celle des deux carêmes et de tous les jeûnes. Nous continuerons à porter notre habit religieux ; seulement, pour qu'on voie clairement que nous sommes séparés, de corps comme de cœur, de la société des Pauvres de Lyon, nous aurons des chaussures ouvertes par-dessus et façonnées d'une façon spéciale. D'ailleurs, nous recevrons les sacrements de la main des évêques et des curés ; notre obéissance et notre respect leur seront acquis. Il est possible que des laïques veuillent s'associer à nous. En ce cas, nous établissons qu'à l'exception de ceux de nos frères qui sont capables de prêcher les hérétiques et d'argumenter contre eux, tous les autres soient tenus de vivre religieusement dans leurs maisons, occupés de travaux manuels, et de payer à l'Église les dîmes, prémices et offrandes qui lui appartiennent.

Une congrégation mendiante, consacrée à l'enseignement et à la prédication, chargée de combattre l'hérésie ; des laïques affiliés à cet institut : niais n'est-ce pas la définition même de l'œuvre de saint Dominique ? Le sous-prieur d'Osma n'a rien créé d'original. Dominicains avant la lettre, les Pauvres catholiques ont ouvert et frayé la voie au puissant ordre des Frères prêcheurs. Seulement, les chefs de cette association étaient des Vaudois convertis ; mais qu'importait à Innocent III ? Ces anciens hérétiques avaient toute chance de se faire écouter et de réussir : Vaudois et cathares devaient se laisser plus facilement ramener par eux que par des prêtres ou des moines catholiques, toujours suspects. Ils ont donné à Rome, par une profession de foi et un serment solennels, toutes garanties : le pape approuve donc leurs règlements, leur esprit, leurs visées. Dans sa lettre à l'archevêque de Tarragone, non seulement il enjoint de traiter les Pauvres catholiques comme de vrais et bons orthodoxes ; mais il défend de les tenir en suspicion et veut qu'on les aide dans leurs travaux. En même temps il leur prodigue les privilèges, entre autres le droit, pour les laïques affectés à leur ordre, de n'être pas obligés de faire la guerre contre les chrétiens.

Il n'était pas toujours facile d'imposer aux clergés régionaux l'application des idées dont s'inspirait la politique romaine. Les fervents du catholicisme, habitués à détester et à poursuivre l'hérésie, ne comprirent pas cette faveur accordée à des hérétiques repentis. Ils se défiaient de Durand de Huesca et tenaient les Pauvres catholiques pour marqués d'une tare ineffaçable. Et puis, faire attaquer l'hérésie par des orthodoxes d'aussi fraîche date leur semblait un procédé équivoque et dangereux. Innocent III, de 1209 à 1212, fut obligé de rappeler aux archevêques de Tarragone, de Milan, de Narbonne et de Gênes, aux évêques d'Elne, de Béziers, de Carcassonne, de Nîmes, d'Uzès, de Marseille, de Barcelone, d'Huesca, qu'il garantissait l'orthodoxie de Durand et de ses frères et que leur œuvre rendait service à la foi.

Les évêques ne désarmèrent pas. Leurs rapports, envoyés à Rome, furent nettement défavorables. A les entendre, Durand avait trompé le pape et joué la comédie pour échapper aux suites de l'excommunication et faire croire à une conversion imaginaire. Forts de la protection pontificale, les Pauvres catholiques narguent les autorités du diocèse. Ils font assister à leurs offices religieux des Vaudois franchement hérétiques. Ils reçoivent dans leurs couvents et dans leur ordre des moines déserteurs, infidèles à leurs vœux. Les personnes qui viennent s'affilier à eux et les entendre prêcher, se gardent bien de fréquenter leur église paroissiale : elles ne se soucient plus d'y suivre la messe et d'écouter le prédicateur. Enfin, fait très grave, ils n'ont pas tenu leur promesse et renoncé à leurs habitudes d'autrefois : ces prétendus convertis persistent à porter le costume qu'ils avaient avant leur conversion, au grand scandale des catholiques.

En communiquant à Durand et aux autres chefs de la congrégation les griefs et les objections de l'épiscopat, Innocent III les engage doucement à prendre garde. Il faut qu'ils évitent le contact des hérétiques déclarés et impénitents ; que les membres de leur ordre fréquentent les églises ; que leurs clercs y aillent célébrer les offices aux heures canoniques ; que leurs prédicateurs, au lieu de faire bande à part, se joignent, pour combattre l'hérésie, à ceux de l'Église officielle. Ils doivent enfin témoigner aux archevêques et aux évêques l'obéissance et le respect qui leur sont dus. Mais en même temps que le pape admoneste ses protégés, il s'efforce de combattre les préventions de ceux qui les accusent.

Vous affirmez, écrit-il en 1209 aux prélats de la Narbonnaise, que Durand de Huesca et ses complices ne cherchent qu'à décevoir l'Église romaine et à esquiver les obligations de la discipline canonique. S'il en est ainsi, il leur arrivera sûrement ce que dit l'Écriture, que les méchants finiront par être pris à leur propre piège. Mais s'ils agissent en toute sincérité ? S'ils font exprès de conserver quelque chose de leurs habitudes et de leur extérieur d'autrefois pour arriver à gagner l'esprit des hérétiques ? En ce cas, la prudence veut qu'on tolère leurs agissements, jusqu'à ce qu'on puisse juger de l'arbre à ses fruits. L'essentiel est que leur orthodoxie, au fond, ne soit pas douteuse. Rappelez-vous ce qu'a dit saint Paul aux Corinthiens : J'ai usé d'astuce et je vous ai pris par la ruse... Quand même après tout, ils n'auraient pas renoncé complètement à leur ancien costume ? La diversité des usages, surtout dans les choses purement extrinsèques, ne messied pas à l'Église. Suivons l'exemple de celui qui s'est fait infirme pour les infirmes, et qui a voulu, et qui veut encore, que tous les hommes soient sauvés et amenés à connaître la vérité. Il y a des cas, mes très chers frères, où il ne faut pas blâmer le médecin de ce qu'il cède aux instances du malade en lui permettant de prendre quelque chose qui n'est pas absolument bon pour lui. Qu'importe, s'il arrive par là à gagner sur cet homme l'influence nécessaire et, somme toute, à le guérir de son mal ?

Ces déclarations opportunistes choquèrent, sans doute, ceux qui ne voulaient aucune compromission, aucun contact avec l'ennemi. En 1212 Innocent III se voit encore obligé de recommander à l'évêque d'Elne son très cher fils Durand et ses acolytes, parce qu'ils ne font que du bien. Ils persuadent aux hommes de se repentir et de renoncer à la fortune mal acquise. Ils vivent dans la chasteté, s'abstiennent de mentir et de jurer, observent des jeûnes rigoureux. Vêtus de blanc ou de gris, ils sont voués au service des misérables.

Et la chancellerie de Latran expédie, cette même année, toute une série de lettres où la cause des Pauvres catholiques est plaidée, une fois de plus, devant l'épiscopat de France et d'Italie. On place sous la protection de saint Pierre, leurs personnes, leurs biens, et leur pieuse entreprise.

A partir de cette date, le silence se fait sur eux : ils s'évanouissent de l'histoire presque sans laisser de traces. C'est que saint Dominique occupait la scène, et que, dans l'éclat de sa personnalité et de ses actes, Durand de Huesca et sa création disparurent. L'ordre des Frères prêcheurs leur avait emprunté les règles essentielles de sa discipline : en se développant, il rendit inutiles et fit oublier les institutions similaires. La statue achevée, à quoi bon conserver l'ébauche ? Mais lorsqu'en 1212, le pape s'obstinait encore à favoriser l'œuvre des convertis devenus eux-mêmes convertisseurs, il y avait longtemps que la parole n'était plus aux théologiens. Depuis plusieurs années, la lance et le bûcher se chargeaient de soumettre l'hérésie.