INNOCENT III

LA CROISADE DES ALBIGEOIS

 

CHAPITRE II. — LA PAPAUTÉ ET LES HÉRÉTIQUES.

 

 

Les papes du moyen âge et l'hérésie. — Premières mesures contre les hérétiques du Languedoc. — Les missions de Pierre de Pavie et d'Henri de Clairvaux. — La poursuite des hérétiques sons Innocent III. — Les procès d'hérésie et les tendances du pape. — Incidents de Metz, de Nevers et de la Charité. — Un inquisiteur avant l'Inquisition : Hugue de Noyers, évêque d'Auxerre. — Innocent III et le chanoine de Langres.

 

On a peine à comprendre que l'Église universelle et ses chefs aient attendu les premières années du mile siècle pour s'émouvoir sérieusement de la crise religieuse du Languedoc et prendre des mesures décisives contre l'hérésie. Il importe de savoir pourquoi.

La pensée moderne voit dans la religion une affaire de croyance intime où la liberté de l'individu ne doit souffrir aucune atteinte. Elle estime que l'imposer aux âmes, aussi bien que l'en arracher, c'est violer la conscience. Mais, il y a huit siècles, ce raisonnement n'entrait guère dans le cerveau humain. Quel que fût le système religieux, le croyant ne se faisait pas scrupule d'employer la force pour propager sa foi ou punir ceux qui l'abandonnaient, car il la tenait pour la seule bonne. Persuadé qu'il assurait le salut éternel des convertis, il ne comprenait même pas qu'on lui résistât : l'infidèle ou le dissident lui paraissait une anomalie haïssable. L'état social du moyen âge reposant presque entièrement sur la religion et sur l'Église, l'adversaire du dogme ou du sacerdoce devenait une sorte d'anarchiste contre qui tout était permis. C'est pourquoi, sans souci des formalités légales, le peuple se ruait sur le juif ou sur l'hérétique pour le lyncher. L'autorité avait-elle mis en mouvement l'action judiciaire ? il se hâtait de clore le procès en supprimant les inculpés. Au fond, ces explosions de fureur n'étaient que des mesures de préservation sociale. La multitude, vivant sous la terreur perpétuelle des fléaux qui la décimaient et convaincue que les pestes, les famines, les guerres manifestaient la colère céleste, croyait pouvoir la désarmer en exterminant les ennemis de Dieu.

Dans les classes supérieures il y avait moins de fanatisme, et il n'était pas rare que le prêtre se montrât plus tolérant que le laïque, parce qu'il était plus éclairé. A vrai dire, plus on remontait dans la hiérarchie de l'Église, plus la passion religieuse s'atténuait. En matière d'hérésie, les papes et leurs conseillers ont souvent fait preuve d'une largeur d'idées inconnue aux clercs subalternes. Grégoire VII, plein d'indulgence pour l'hérésiarque Bérenger de Tours, lui décerne un brevet d'orthodoxie. Les cardinaux présents au concile de Reims, en 1148, protestent contre le parti pris et les procédés arbitraires des évêques français et de saint Bernard, décidés à condamner Gilbert de la Porrée. Un légat du pape couvre de sa protection Arnaud de Brescia. Abélard lui-même trouve des soutiens dans la curie. Enfin, Alexandre III embrasse Pierre Valdo et le félicite d'avoir fait vœu de pauvreté. Tous ces faits ont ému l'opinion, parfois jusqu'au scandale. On ne comprenait pas que la papauté, pouvoir essentiellement modérateur, devait réagir aussi bien contre les intempérances meurtrières de la foi que contre les iniquités et les coups de force des laïques. Aussi fut-elle la dernière à poursuivre rigoureusement l'hérésie : les masses populaires, les royautés, les clergés locaux l'avaient devancée dans cette voie. Elle n'y entra qu'à leur suite, et comme poussée par les violents.

C'est que, pendant longtemps, l'opposition religieuse ne se produisit que par exception et sur des théâtres restreints. Ces tentatives isolées n'ébranlaient pas la société croyante dans ses couches profondes : l'immense majorité du peuple demeurait soumise à l'Église et à ses ministres. La foi y avait trop de racines pour que le dogme, la hiérarchie, l'organisation traditionnelle du sacerdoce parussent véritablement en péril.

D'ailleurs, Rome ne s'inquiéta qu'assez tard de certaines catégories d'hérésies. Elle resta d'abord presque indifférente aux écarts des théologiens, aux raisonnements plus ou moins osés des professeurs de dialectique. L'adversaire dangereux, pour elle, n'était pas le clerc qui, subtilisant sur l'Écriture ou réclamant des réformes, déviait, presque sans le savoir, du grand chemin de l'orthodoxie : c'était l'empereur, le roi ou le baron qui vendaient les dignités et les biens de l'Église et transformaient les évêques en fonctionnaires de l'État laïque. La simonie, l'investiture séculière, voilà l'hérésie redoutable contre laquelle les papes du XIe et du XIIe siècles luttèrent avec acharnement.

Il fallait compter aussi avec le droit qu'avait tout membre de l'Église d'innover dans le sens réformateur. De tout temps des âmes droites, zélées, ardentes pour le bien et la justice, conscientes des perversions et des excès, avaient voulu ramener le catholicisme féodal, ce corps trop puissant et trop riche, à la simplicité et à la pauvreté des premières générations chrétiennes. Cet idéal fut celui de tous les bons évêques et de tous les grands moines du moyen âge. Qu'avaient fait les Étienne de Thiers, les Robert de Molesme, les Robert d'Arbrissel, les Bruno, les Bernard, les Norbert, sinon moraliser le clergé en le détachant des biens terrestres et en donnant eux-mêmes l'exemple d'un ascétisme surhumain ?

Cet amour du christianisme épuré inspira aussi les doctrines que l'Église a proscrites comme attentatoires à la tradition et à la foi. Mais où finissait la réforme, où commençait l'hérésie ? Comment tracer avec sûreté la ligne de démarcation entre les novateurs qu'on devait approuver et ceux qu'il fallait combattre ? Des hérésiarques comme Henri de Lausanne et Pierre de Bruys eurent exactement les mêmes origines morales que les puissants créateurs d'ordres monastiques, leurs contemporains. Partis du même point, s'ils aboutirent à des destinées dissemblables, c'est que leur logique alla jusqu'au bout, tandis que les autres s'arrêtèrent à mi-chemin. Il n'était pas toujours commode de fixer la frontière de l'orthodoxie. Pendant quelque temps, l'Église n'a pas très bien su dans quelle catégorie elle devait classer ce révolutionnaire ambulant, le Breton Robert d'Arbrissel. Plus tard, le pur et doux évangélisme de François d'Assise excitera aussi les méfiances des pouvoirs établis.

Ainsi s'explique que l'autorité romaine ait si longtemps attendu, hésité, temporisé devant les progrès de l'hérésie.

Elle finit cependant par s'apercevoir qu'il existait un coin de l'Europe où la multitude chrétienne, contrairement à ses habitudes, écoutait l'hérétique au lieu de l'exterminer. Depuis l'année 1119, une série de conciles, dont plusieurs présidés par les papes Calixte II, Innocent II, Eugène III, Alexandre III, avaient excommunié les sectaires du Midi de la France et leurs fauteurs. On avait enjoint aux pouvoirs séculiers de les mettre en prison et de confisquer leurs biens, édicté même des peines sévères contre les princes qui ne se conformeraient pas à ces décisions. Le dernier canon du troisième concile œcuménique de Latran, tenu par Alexandre III en 1179, est ainsi conçu : Bien que l'Église, comme le dit saint Léon, se contente d'un jugement sacerdotal et n'emploie pas les exécutions sanglantes, elle doit pourtant recourir aux lois séculières et demander l'aide des princes, afin que la crainte d'un supplice temporel oblige les hommes à employer le remède spirituel. Donc, comme les hérétiques que les uns nomment cathares, les autres patarins et les autres publicains, ont fait de grands progrès dans la Gascogne, l'Albigeois, le pays de Toulouse et ailleurs ; qu'ils y enseignent publiquement leurs erreurs et tâchent de pervertir les simples, nous les déclarons anathèmes, avec leurs protecteurs et receleurs. Nous défendons à tous d'avoir aucun commerce avec eux. S'ils meurent dans leur péché, on ne fera aucune offrande en leur faveur et on ne leur donnera pas la sépulture parmi les chrétiens.

Légiférer est facile : faire exécuter la loi l'est beaucoup moins. Si les mêmes dispositions reparaissent toujours dans les conciles d'une même période, c'est qu'elles restaient souvent lettre morte. Les hérétiques du Midi, condamnés de loin et de haut, ne cédèrent pas à ces menaces platoniques. Les princes faisaient la sourde oreille. Dans une conférence à Lombers avec les chefs de la secte, le clergé languedocien essaya vainement de les convertir sans même pouvoir les intimider.

En 1178, pour la première fois, les autorités religieuses et laïques semblèrent vouloir tenter quelque chose de sérieux. Le bruit courut que les rois de France et d'Angleterre, Louis VII et Henri II, allaient venir eux mêmes à Toulouse pour en chasser les hérétiques. La guerre des Albigeois avancée de trente ans ! En fait, les deux souverains s'entendirent simplement avec le pape Alexandre III pour envoyer dans le Midi une mission dirigée par le légat Pierre de Pavie. Des ecclésiastiques et des prédicateurs, l'abbé de Clairvaux, Henri, les archevêques de Bourges et de Narbonne, les évêques de Bath et de Poitiers, escortés de gens de guerre, eurent charge de se rendre dans les pays contaminés, de prêcher et de convertir, de rechercher les chefs de la secte et de les condamner. Dès le mois d'août 1178 ils arrivent à Toulouse où les hérétiques, nombreux et influents, obligeaient presque les catholiques à cacher leur foi. Ils sont mal 'accueillis : on les montre au doigt, on les injurie dans la rue. Mais le légat ordonne à l'abbé de Clairvaux de prêcher cette foule hostile. Il exige que le clergé et la noblesse de la cité dénoncent les hérétiques avérés et même les suspects.

En tête de la liste, grossie tous les jours par des délations anonymes, se trouvait un des plus riches habitants, un vieillard, Pierre Moran, surnommé Jean l'Évangéliste, parce qu'il était un des apôtres de la nouvelle doctrine. Choisi par le légat pour servir d'exemple et cité devant le tribunal de la mission, Pierre Moran jure d'abord qu'il n'est pas hérétique ; puis, dans ses explications embarrassées, il laisse entendre qu'il n'accepte pas le dogme de la présence réelle. Aussitôt il est déclaré coupable d'hérésie et livré au bras séculier, c'est-à-dire au comte de Toulouse.

L'accusé se résigne à une abjuration publique dans la basilique de Saint-Sernin. Au jour fixé, l'église est envahie par la foule : le légat obtient à peine l'espace de quelques pieds carrés nécessaire pour dire la messe. Pierre Moran apparaît pieds nus, torse nu, et s'avance vers l'autel, l'évêque de Toulouse et l'abbé de Saint-Sernin lui donnant la discipline à coups de verges. Il se prosterne aux pieds du légat, abjure son erreur et anathématise lui-même les hérétiques. On le réconcilie avec l'Église, mais les conditions sont dures : tous ses biens confisqués, obligation de quitter le pays sous quarante jours et d'aller à Jérusalem servir les pauvres pendant trois ans. En attendant son départ, il fera chaque dimanche le tour des églises de la ville, nu-pieds et se flagellant lui-même, restituera les biens pris au clergé ou acquis par l'usure et démolira un de ses châteaux où les hérétiques avaient coutume de se réunir. Il paraît que la pénitence fut scrupuleusement accomplie. Pierre Moran, revenu à Toulouse trois ans après, rentra en possession de sa fortune et exerça même encore des charges publiques. Au dire des missionnaires, d'autres hérétiques notables allèrent se dénoncer eux-mêmes au légat et obtinrent en secret la faveur d'être réconciliés.

Ce succès acquis, l'abbé de Clairvaux se rend dans la région d'Albi et de Carcassonne, où l'hérésie était protégée par Roger II Trencavel, vicomte de Béziers : mais celui-ci s'était prudemment retiré dans la montagne, à l'extrême limite de son fief. Sa femme, ses enfants, ses chevaliers étaient restés au château de Castres. L'abbé de Clairvaux, insoucieux du danger, y pénètre, déclare Roger Trencavel traître, hérétique, parjure et finalement l'excommunie.

Cet acte de hardiesse détermine la soumission de deux sectaires de marque, Raimon de Bauniac et Bernard-Raimon. Ils se plaignent au légat d'avoir été injustement bannis par le comte de Toulouse et demandent un sauf-conduit pour aller se justifier. Les missionnaires les font comparaître à Toulouse, dans l'église Saint-Étienne, où ils lisent une longue profession de foi. Ils déclarent ne pas croire à l'existence d'un double principe représentant le bien et le mal, mais à un Dieu unique, auteur du visible et de l'invisible. Ils reconnaissent que tout prêtre, même criminel, a le pouvoir de consacrer l'hostie et d'opérer la transsubstantiation ; que les enfants sont sauvés par le baptême et que tout autre imposition des mains est hérétique ; que le mariage n'est pas un obstacle au salut ; que les archevêques, évêques, moines, chanoines, ermites, Templiers et Hospitaliers seront sauvés ; qu'il faut visiter les églises, vénérer les saints, respecter les ministres du culte et leur payer la dîme. Ce credo orthodoxe réfutait directement la doctrine même des Albigeois.

Raimon de Bauniac et Bernard-Raimon sont ensuite conduits à l'église Saint-Jacques, plus vaste, où se trouvait réunie une foule considérable : ils relisent leur profession de foi. Croyez-vous de cœur, leur dit le légat, ce que votre bouche vient d'affirmer ? Nous n'avons jamais enseigné une autre doctrine, répondirent-ils. Mais le comte de Toulouse et d'autres fidèles, clercs et laïques, se lèvent et affirment qu'ils en ont menti : des témoins jurent qu'ils les ont entendus prêcher contre la foi. Sommés de confirmer leur dire par serment, les deux hommes s'y refusent : cela même était un signe de catharisme. Le légat et les évêques renouvellent alors, à la lueur des cierges, l'excommunication et la peine de l'exil qui les avaient déjà frappés.

Au total, la mission de Pierre de Pavie ne produisit que des abjurations isolées : un résultat à peu près nul, avoue l'abbé du Mont Saint-Michel, Robert de Torigni. En 1181, tout était à recommencer. Le pape Alexandre III délègue alors dans le Languedoc une nouvelle mission confiée à Henri de Clairvaux, devenu cardinal el légat. Énergique et décidé, celui-ci appuie son éloquence d'une petite armée de chevaliers catholiques et l'on voit alors, spectacle inédit et précédent grave, un légat du pape diriger contre les hérétiques du Midi des opérations de guerre. Henri s'empare à main armée d'un de leurs principaux boulevards, la place forte de Lavaur. Là se borna son succès. A peine eut-il tourné le dos que les cathares reprirent leur propagande : dès lors, la situation empira. En 1194, le comte de Toulouse, Raimon V, défavorable aux sectaires, était remplacé par son fils, Raimon VI, leur ami, et les papes ne faisaient plus rien. Le concile de Vérone (1184), celui de Montpellier (1195) renouvelèrent inutilement les peines prononcées contre les sectaires et leurs fauteurs. Ce n'était pas à coups de décrets qu'on pouvait dénouer la crise. Célestin III, à qui toutes ses forces ne suffisaient pas pour lutter contre l'empereur Henri VI, n'allait pas s'embarrasser de la question albigeoise. Elle restait donc entière et plus redoutable que jamais, lorsque Innocent III fut élu.

 

C'est seulement avec son pontificat que paraît s'ouvrir une phase nouvelle dans l'histoire de la poursuite et de la punition des dissidents. II est le premier pape qui ait invoqué fréquemment le bras séculier et imaginé cette chose inouïe, une croisade intérieure, la guerre faite à un peuple chrétien parce qu'il avait cessé d'être catholique. A dater de cette époque, des clauses répressives de l'hérésie apparaîtront régulièrement dans la législation des souverains et des villes. Sans doute, Innocent n'a pas créé le mouvement général qui s'est produit de son temps contre les adversaires de la foi : mais il l'a étendu, précipité. Il a montré enfin la ferme volonté de conserver, par tous les moyens, l'intégrité du dogme et du culte traditionnels, comme une garantie nécessaire au maintien de son propre pouvoir.

Fut-il donc animé d'une haine particulière contre l'hérésie ? Nous croyons pas, quant à nous, au fanatisme d'Innocent III. Certes, il éprouvait pour les hérétiques la répulsion qu'ils inspiraient à la grande majorité de ses contemporains. Très autoritaire, passionné d'ordre et d'unité comme tous les souverains absolus, il ne pouvait endurer qu'un groupe considérable de chrétiens se mît en insurrection contre l'Église et sa doctrine. Pape, il lui fallait' donner aux croyants l'exemple d'un châtiment proportionné au péril de la religion. Et pourtant ce que nous savons de ce juriste, de ce diplomate, de ce conquérant des âmes et des corps, absorbé par son projet de domination universelle, donne le droit de se demander s'il n'a pas sévi contre l'hérésie par nécessité politique encore plus que par ardeur de foi.

Qui veut juger avec équité les papes du moyen âge ne doit pas considérer seulement ce qu'ils ont écrit, mais ce qu'ils ont fait. La correspondance pontificale était alors, pour les fidèles, un instrument d'édification, un organe destiné à l'expression de la loi et des principes. C'est ici surtout qu'il importe de tenir compte de l'écart considérable qui peut séparer la théorie de la pratique. Les papes les plus fougueux, les plus intransigeants, l'ont été moins en actes qu'en paroles. Les plus modérés, les plus conciliants, se croyaient de temps à autre obligés de prendre des attitudes et de parler aux peuples sur le ton comminatoire des prophètes de l'Ancien Testament.

Une riche collection d'invectives à l'adresse des sectaires et de leurs doctrines, voilà ce qui frappe tout d'abord dans les lettres d'Innocent III. Fléau, peste, immondice, chancre qui ronge peu à peu le corps social : telle est l'hérésie. Bête fauve, loup ravisseur qui revêt la peau des brebis pour se jeter sur le troupeau sans défense, renard qui dévore la vigne du Seigneur, tavernier malhonnête qui vend des vins falsifiés et empoisonne ses clients, tel est l'hérésiarque. Mais ces formules bibliques ne sont pas spéciales à la chancellerie d'Innocent. Elles s'adressent d'ailleurs, dans sa correspondance, à toutes les hérésies sans distinction. Il ne sépare pas les vaudois des cathares : il les poursuit tous également de sa réprobation et de ses menaces. On dirait même qu'il partage, sur l'immoralité attribuée traditionnellement aux hérétiques, toutes les préventions du vulgaire. Il semble croire aux orgies de leurs réunions secrètes, quand il parle de ces sectes lascives qui, bouillant d'ardeur libertine, ne sont que les esclaves des voluptés de la chair.

Et cependant (contradiction qui ne l'arrête pas), en décrivant le mode d'action des novateurs, il reconnaît qu'ils en imposent surtout par leur vie austère et leurs mœurs charitables. Ils sont pieux, religieux, dit-il, et cherchent principalement à gagner les personnes d'une religiosité ardente. Ils séduisent la foule par leurs abstinences, par les macérations de leur chair. Ils prétendent avoir le monopole de la sagesse et de la vertu, mais cette vertu n'est qu'une apparence, une hypocrisie. Leurs œuvres de charité, simulation ! Ils ne pratiquent pas le bien, ils l'affectent. Et c'est par là justement qu'ils sont dangereux. Ils déclarent rester chrétiens, tout en portant des coups mortels à l'Église. Ce sont de faux frères, dont les paroles mielleuses ne réussissent que trop à corrompre les âmes simples. Car le mal est très grand partout : l'hérésie pullule comme la mauvaise herbe : J'ai appris, dit-il à l'archevêque d'Aix, que les hérétiques se sont multipliés dans ta province au point que d'innombrables populations, innumeri populi, se sont laissées envelopper du filet de l'erreur. Dans la province de Narbonne, affirme-t-il ailleurs, il y a plus de Manichéens que de chrétiens.

Le pape avait ses raisons pour attester, même en l'exagérant, le succès de la propagande hérétique. Il voyait ces révolutionnaires surgir et prêcher partout, même aux confins extrêmes de l'Europe, jusqu'en Bretagne. Lui-même nous apprend comment ils procédaient dans les diocèses de Nantes et de Saint-Malo. Quand un de leurs voisins tombe malade, ils accourent aussitôt sous prétexte de lui faire visite, en réalité pour devancer le prêtre de la paroisse. Ils conseillent au malade de mettre ordre à ses affaires. Ne vous confessez pas au curé, lui disent-ils ; la confession faite à un mauvais prêtre ne sert de rien pour le salut. Accablé de ses propres péchés, comment pourrait-il vous absoudre des vôtres ? Ces théophantes, ajoute Innocent, pénètrent dans toutes les maisons et ils séduisent d'abord les pauvres femmes dont la conscience inquiète est tourmentée du désir de connaître la vérité, sans pouvoir la saisir jamais.

La vérité ! l'Église catholique et son chef en sont les seuls dépositaires. Dans plusieurs de ses lettres, Innocent essaye d'enseigner lui-même ce qu'il faut croire et dé réfuter les erreurs des ennemis de la foi. Réfutation sommaire, incomplète, et qui porte seulement sur quelques points essentiels.

En 1199, une multitude d'hommes et de femmes, à Metz et dans le ressort de l'évêché de Metz, ont fait traduire en français les Évangiles, les épîtres de Paul, les psaumes, les moralia de Job et d'autres livres. Ils se réunissent dans des conciliabules secrets pour lire ces traductions et se prêcher les uns les autres. Quelques curés ayant voulu les réprimander, ils leur ont résisté en face, argumentant contre eux par des raisons tirées de l'Écriture sainte. On n'a pas le droit, disent-ils, de les empêcher de faire ces lectures. Plusieurs d'entre eux, d'ailleurs, se moquent de l'ignorance du prêtre de leur paroisse. Quand il monte en chaire pour faire son sermon, ils murmurent tout bas que leurs livres leur en apprennent bien davantage, et qu'eux mêmes seraient en état de parler beaucoup mieux.

Tels sont les faits que révèle la semonce pontificale adressée à ces pauvres gens de Lorraine. Rien ne prouve qu'ils eussent embrassé le catharisme, ni même qu'ils fussent allés jusqu'à la négation radicale des Vaudois. Les insurgés paraissent n'en être encore qu'au début du protestantisme le plus élémentaire. Ils sont mécontents de leurs curés, qu'ils ne respectent plus ; pour comprendre les livres saints, ils veulent les lire dans leur langue maternelle et font eux-mêmes l'office de la prédication. Innocent III ne s'inquiète pas de leur voir appliquer l'idiome vulgaire à l'Évangile ; du moins, il n'insiste pas sur ce grief : Le désir de comprendre l'Écriture, dit-il, et le zèle de prêcher conformément à ce qu'elle enseigne ne sont pas choses blâmables en soi, mais plutôt à recommander. Ce qu'il leur reproche, c'est d'usurper la fonction du prédicateur, de tenir des réunions clandestines et de tourner le clergé en dérision. Le premier venu ne peut pas se déclarer envoyé de Dieu et se charger de la prédication. L'Église possède un corps de docteurs spécialement affectés à ce ministère. Et puis la prédication ne doit pas avoir lieu en secret et de nuit, mais au grand jour. Il oublie que ces dissidents étaient bien obligés de se cacher ; on ne leur aurait pas permis de lire et de prêcher en public. Du reste, continue le pape, les mystères de la foi ne doivent pas être divulgués à tous, parce que tous ne sont pas capables de les comprendre, mais à ceux-là seulement qui ont l'esprit de fidélité. La profondeur de certains dogmes est telle que non seulement les simples et les illettrés, mais les doctes eux-mêmes ne suffisent pas à en avoir l'intelligence. Quant aux curés ignorants, ce n'est pas au peuple mais à l'évêque qu'appartient le droit de les corriger. Un enfant ne doit pas juger son père selon la chair, à plus forte raison le prêtre, son père spirituel. S'il se trouve des ministres indignes ou incapables, qu'on dépose contre eux une plainte régulière et leur évêque en fera justice.

Pour ces brebis égarées, Innocent III se contente finalement d'une admonestation presque paternelle et d'une menace légère. Avec les hérétiques déclarés, les cathares, il est plus vif. Il condamne le catharisme, non seulement comme opposé à la vérité évangélique mais encore au nom de la philosophie pure, par un appel à la raison humaine, ce qui peint l'époque et le personnage. Les philosophes enseignent qu'il ne peut y avoir qu'un seul Dieu, auteur de tous les êtres visibles et invisibles. Et, dans les passages où il reprouve l'hérésie, il invoque surtout un argument qui lui paraît irréfutable. Les hérétiques prétendent (et c'est là une des causes principales de leur succès) que les sacrements catholiques n'ont aucune valeur, parce que le clergé chargé de les administrer n'a ni les mains, ni le cœur purs. Mais le pape fait un raisonnement tout contraire, fondé sur une comparaison qui revient souvent sous sa plume. Est-ce que les remèdes donnés par un médecin ne produisent pas d'effet, quand le médecin se porte mal ? Il en est de même du sacrement, qui garde son efficacité purifiante, même s'il est conféré par un prêtre indigne.

Avec tous les esprits clairvoyants, Innocent estime que la mauvaise conduite du clergé ; aux différents degrés de la hiérarchie, est la source de tout le mal et la meilleure chance des hérétiques. Aussi travaillera-t-il avec obstination, et pendant sa vie entière, à une réforme de l'Église. Après avoir dit que les fautes du prêtre n'empêchent pas l'action du sacrement, il se hâte d'ajouter qu'il est très désirable que le prêtre mette sa vie en harmonie avec son enseignement pour que le pécheur réprimandé ne soit pas corrompu par l'exemple. Voulant mettre le peuple et les autorités de Trévise en garde contre l'hérésie, il termine sa lettre par ces mots significatifs (1207) : J'ai ordonné à votre évêque de châtier rigoureusement les excès des clercs de son diocèse, afin que vous ne soyez pas troublés par les mauvais pasteurs, et que vous gardiez votre confiance aux honnêtes gens qui professent l'orthodoxie. Ne soyez pas scandalisé de voir certains prêtres vivre d'une manière peu conforme à leur doctrine. Si la maladie du médecin n'empêche pas l'effet de la médecine, les péchés du prêtre ne peuvent pas non plus vicier le sacrement.

Ce raisonnement ne touchait pas beaucoup les populations travaillées par les hérésiarques. Le péril devenait chaque jour si manifeste que, dès le début de son pontificat, Innocent crut devoir édicter, en renouvelant des mesures déjà prises par ses prédécesseurs, une pénalité sévère et en imposer l'usage à tous les souverains. Les dispositions de ce code spécial, telles qu'elles ressortent surtout des lettres du 25 mars 1199 et du 22 septembre 1207, peuvent se résumer en quelques lignes. Les hérétiques et leurs fauteurs sont passibles de l'exil ou de la prison ; leurs biens seront confisqués et vendus, leurs maisons démolies, leurs droits civils supprimés. Ils ne peuvent plus être électeurs ni éligibles aux fonctions municipales. S'ils exercent des charges publiques, leurs actes sont déclarés nuls. Ils n'ont plus la capacité de témoigner devant les tribunaux, de tester et d'hériter. Les poursuivre et les expulser est un devoir strict pour les princes et pour les magistrats des villes. Si ces derniers n'exécutent pas la loi, l'excommunication doit les y contraindre.

L'hérétique n'est pas seulement proscrit de son vivant : le repos de la mort pour lui n'existe pas. Découvre-t-on qu'une personne ensevelie en terre chrétienne s'est écartée de l'orthodoxie, son cadavre doit être exhumé et jeté aux vents. En 1206, Innocent excommunie un abbé de Faenza qui se refusait à laisser déterrer les restes d'un hérétique déposés dans le cimetière abbatial ; et il ajoute ces dures paroles : Non seulement nous détestons les ennemis de la vraie foi et les empêchons autant que possible, pendant leur vie, de détruire la vigne du Seigneur ; mais nous condamnons leur mémoire. Il faut que l'habile investigation des catholiques révèle le crime de ceux qui ont feint de mener une vie chrétienne pour égarer l'opinion.

Ce logicien essaie de justifier la rigueur de ses décrets par la démonstration suivante qu'il adresse, en 1199, aux bourgeois de Viterbe. D'après la loi civile, les criminels de lèse-majesté sont punis de la peine capitale et de la confiscation des biens. C'est même uniquement par pitié qu'on épargne la vie de leurs enfants. Combien, à plus forte raison, sont coupables ceux qui, défaillant à la foi, lèsent la majesté divine, celle de Jésus-Christ, le fils de Dieu ? L'offense n'est-elle pas infiniment plus grave ? Et comment s'étonner que l'Église les retranche de la communion chrétienne et les prive de leurs biens temporels ? Qu'on ne vienne pas dire, sous un vain prétexte d'humanité, qu'il est injuste de déshériter les fils des mécréants, quand ils sont restés eux-mêmes orthodoxes ! Cette considération ne doit pas entraver l'œuvre de la justice. On a vu souvent la sentence divine punir le crime des pères jusque dans les fils, et nos lois canoniques sanctionnent parfois cette disposition.

Ici Innocent III fait de la théorie, quitte à la démentir par ses actes. Quand il s'agira, après la tuerie des Albigeois, de pousser à l'extrême l'œuvre de proscription et d'enlever au fils du comte de Toulouse, fauteur d'hérétiques, tout le patrimoine de son père pour le transférer à Simon de Montfort, le pape sera le premier et presque le seul à reculer devant cette énormité. La majorité du concile de Latran ne comprendra pas la faiblesse de ce juge qui veut conserver à l'innocent une partie des domaines confisqués au coupable.

Il faut aller au fond des choses. Partout ailleurs que dans le Midi de la France et dans certaines régions de l'Italie où la tolérance adoucissait les mœurs, les populations catholiques, leurs chefs, et la plupart des évêques punissaient l'hérésie de la peine de mort, surtout de la peine du feu. Fidèles à cet usage, les croisés de Montfort trouveront, à brêler les Albigeois, ce plaisir intense que décrit naïvement le chroniqueur Pierre des Vaux de Cernai. Mais, dans la législation d'Innocent III comme dans ses lettres, il n'est nullement question de la mort pour les hérétiques. Il n'a jamais demandé que leur bannissement et la confiscation de leurs biens. S'il parle de recourir au glaive séculier, il n'entend par là que l'emploi de la force nécessaire aux mesures d'expulsion et d'expropriation édictées par son code pénal. Ce code, qui nous paraît à nous si impitoyable, constituait donc, relativement aux habitudes des contemporains, un progrès dans le sens humanitaire. Il régularisait et, par le fait, adoucissait la coutume répressive en matière d'hérésie. Il empêchait ces exécutions sommaires dont étaient partout victimes non seulement les hérétiques déclarés, mais les simples suspects.

Innocent III défend qu'on se presse de punir. Il veut qu'on essaye d'abord de ramener les égarés et qu'on reçoive avec joie au sein de l'Église les pécheurs qui veulent y rentrer. Pardonnons à ceux qui se repentent, écrit-il, et provoquons même, avec obstination, les coupables à la pénitence. Leçon donnée aux impatients qui n'attendent même pas, pour supplicier les hérétiques, que leur crime ait été prouvé ! Le pape s'exprime ainsi dans une circulaire adressée, en 1210, à tous les archevêques et évêques du monde chrétien. Il y raconte comment il a examiné, à Rome, un groupe de personnes accusées d'hérésie et comment, en usant de douceur paternelle, il les a fait revenir à l'unité. La profession de foi qui leur a été imposée, et dont il rapporte le texte, est singulièrement instructive, car elle oppose, article par article, au credo des catholiques le credo des cathares, et fait connaître ainsi avec précision l'enseignement de ces derniers.

Quand on a fait tout le possible pour éviter de sévir, il faut agir avec discernement et ne pas punir comme hérétiques ceux qui ne le sont pas. Innocent apprend, en 1199, qu'un archiprêtre de Vérone, appliquant la loi sans intelligence, a englobé, dans l'excommunication des cathares, des Vaudois et des Arnaldistes, une catégorie de chrétiens que le peuple appelait les Humiliés. Ces gens formaient une confrérie vouée à la pauvreté volontaire : ils avaient déjà imaginé le genre de vie que mènera plus tard François d'Assise. Le pape rappelle à l'évêque de Vérone qu'un cultivateur prudent doit se garder d'arracher le bon grain avec l'ivraie. Il paraît que ces Humiliés sont des orthodoxes, qui veulent simplement servir Dieu par l'humilité de l'esprit et du corps. Nous entendons, écrit-il, que les innocents ne soient pas confondus avec les coupables. Faites venir ces hommes, examinez-les, et si leurs réponses n'ont rien qui sente l'hérésie, proclamez-les bons catholiques, de façon que l'anathème ne les touche pas. Mais quand même ils vous paraîtraient s'écarter un peu de l'orthodoxie, s'ils sont prêts à reconnaître leur erreur et à se soumettre, donnez-leur le bénéfice de l'absolution.

L'évêque de Metz paraissait sans doute trop enclin à voir des criminels dans ces Lorrains de la ville et de la campagne qui lisaient en français le Nouveau Testament, car Innocent, pour prévenir un malheur, se hâte de prendre l'affaire en mains et de donner ses instructions. Certainement, on ne peut pas tolérer l'hérésie, mais il ne faut pas non plus décourager l'esprit religieux chez les simples. Si une patience excessive peut accroître l'audace des hérétiques, prenons garde aussi de nous aliéner, par l'intolérance, les âmes des pauvres gens qui ont péché sans le savoir. Ce ne sont que des naïfs, simplices ; n'allons pas, par la persécution, en faire nous-mêmes des hérétiques. Quand la culpabilité est douteuse, il ne faut pas s'empresser de rendre un arrêt de condamnation. Votre lettre, mon très cher frère, ne nous dit pas en quoi ces hommes se sont écartés de la foi et de la bonne doctrine. Nous ne connaissons ni les opinions ni la vie de ceux qui ont traduit en langue vulgaire les Évangiles, et de ceux qui les prêchent ainsi traduits. Sans doute ils ont tort de tenir des réunions secrètes et d'usurper l'office du prédicateur. Mais avertissez-les, instruisez-les, tâchez par des arguments et des exhortations de les faire revenir de leurs erreurs, s'ils en ont commis. Bref, vous devez faire une enquête soigneuse pour savoir quel est l'auteur de la traduction, quelle intention il a eue en la faisant, quelle est la foi de ceux qui l'ont utilisée, s'ils ont pour le siège apostolique et pour l'Église catholique la vénération nécessaire. L'enquête terminée, vous nous en transmettrez les résultats, pour que nous puissions prendre une décision en parfaite connaissance de cause.

Retenons la curieuse parole de ce pape qui ne veut pas qu'on affaiblisse la religiosité des simples[1]. Innocent III a peur du zèle de l'épiscopat et des impatiences de la foule. Il exige qu'on instruise régulièrement les procès d'hérésie, qu'on y mette du temps et du soin, qu'on se garde de précipiter les choses. Il ordonne des enquêtes ; il veut voir personnellement les dossiers et prononcer lui-même l'arrêt.

 

La France du Nord, pays classique du fanatisme et des lynchages populaires, lui causa de cruels embarras. Il s'y trouvait alors un évêque, celui d'Auxerre, Hugue de Noyers, qui se montrait particulièrement acharné contre l'hérésie : un inquisiteur avant l'Inquisition. Ce prélat guerrier, âpre au gain, habitué à se battre contre les nobles et assez hardi pour tenir tête même au roi de France, vivait retranché dans ses châteaux, entouré de soldats. Ses sujets le détestaient parce qu'il les accablait d'impôts. C'est surtout contre ce pourvoyeur de bûchers que le pape dut prendre ses précautions.

A la fin du XIIe siècle, il existait un foyer d'hérésie dans le comté de Nevers et dans la ville de la Charité-sur-Loire. A Nevers, un cathare fut brûlé, et le doyen même de l'église cathédrale était soupçonné de catharisme. Hugue de Noyers le dénonce, en 1199, à l'archevêque de Sens et pousse ce dernier à venir à la Charité faire une enquête. Aucun accusateur ne se présente contre le doyen : mais l'archevêque, sur sa mauvaise réputation, le suspend de son office, sans oser pourtant (il n'y avait pas de preuves) le condamner comme hérétique. On envoie l'inculpé à Rome. Le pape, après l'avoir entendu, l'autorise à faire la purgatio, c'est-à-dire à se disculper solennellement par le témoignage de quatorze de ses confrères. Quand il se sera justifié, écrit Innocent à l'archevêque, vous lui restituerez son bénéfice, pour que le clergé n'ait pas la honte de voir un de ses membres réduit à la mendicité. Mais on exigera de lui qu'il fasse profession de foi catholique et d'aversion pour l'hérésie. Il faut croire que la cour de Rome ne l'avait pas trouvé bien coupable.

L'enquête faite à la Charité avait mis aussi en mauvaise posture un abbé de Saint-Martin de Nevers, Renaud, que les évêques de la région voulurent non seulement juger, mais déposer. Son avocat fait appel à Rome. L'archevêque de Sens, toujours faute de raisons péremptoires, ne le condamne pas pour hérésie : il transmet son dossier au pape. Celui-ci remarque que, parmi les témoignages défavorables, deux offrent une gravité réelle : Renaud a soutenu que le Christ n'est pas ressuscité avec son corps, et que tous les hommes doivent être sauvés, double indice de catharisme. Cependant Innocent III suspend son jugement : il lui paraît que la cause n'est pas suffisamment instruite et que le dossier même est incomplet. Il y manque une pièce essentielle : celle qui contient les justifications de l'accusé ; l'archevêque de Sens avait oublié de l'envoyer avec les autres. Le pape après l'avoir vainement attendue, déclare à son légat de France, Pierre de Capoue, que, dans ces conditions, sa conscience n'est pas assez éclairée, qu'il a des doutes sérieux. Dans une affaire aussi délicate, il faut procéder avec une extrême prudence. II le charge donc de refaire l'enquête et de recommencer toute la procédure. Si l'accusé est convaincu, on lui enlèvera la prêtrise et on l'enfermera dans un monastère, seul moyen d'éviter un accès de désespoir qui le déciderait à verser tout à fait dans l'hérésie.

En même temps que ces deux ecclésiastiques, l'évêque d'Auxerre avait excommunié en bloc, comme suspects d'hérésie, un certain nombre de bourgeois de la Charité. Ceux-ci protestent (1202), en appellent au légat, se déclarent prêts à obéir aux prescriptions de l'Église, et le légat les absout. Cette satisfaction ne leur suffit pas : ils vont à Rome se plaindre des procédés de leur persécuteur. Innocent lionne ordre de les déclarer bons et fidèles catholiques : il défend qu'on les inquiète, du moment qu'ils ne disent et ne font rien contre l'orthodoxie. L'évêque d'Auxerre n'en continue pas moins à les poursuivre. Malgré la prohibition du pape, il les excommunie de nouveau, les assigne à Auxerre et y fait venir l'archevêque de Sens. Comme ils ne se rendent pas à la citation, l'archevêque les condamne, par défaut, comme hérétiques. Nouvelles plaintes des bourgeois à Rome ; l'évêque, de son côté, renouvelle ses accusations, et le pape charge l'archevêque de Bourges de refaire l'enquête et de lui en transmettre les résultats.

Quatre ans après (1206), nouvel incident. Un de ces bourgeois avait, au dire de Hugue de Noyers, confessé son crime, et le cas était clair. Mais Innocent III, ici encore, relève des contradictions, des irrégularités dans la procédure. Il demande qu'on lui envoie le coupable, l'examine, et mande à l'évêque de Nevers et à l'archidiacre de Bourges de le juger à nouveau. Les considérants dont il accompagne cette décision sont à noter. Le bourgeois en question, écrit-il, est fortement suspect d'hérésie : néanmoins nous ne voulons pas le condamner pour un fait aussi grave. Demandez-lui caution et imposez-lui une pénitence modérée : vous verrez bien, par là, s'il marche dans les ténèbres ou dans la lumière, s'il se repent vraiment ou si c'est un faux converti. Si vous acquérez la preuve qu'il est un bon catholique, ne souffrez pas qu'on le tourmente indûment : dans le cas contraire, punissez-le. Il est piquant de constater qu'après la mort de Hugue de Noyers, en 1207, Innocent III fut obligé d'autoriser son successeur à poursuivre les bourgeois de la Charité. Au lieu de tenir la promesse faite au légat, ils avaient de nouveau favorisé les hérétiques et appelé chez eux des parfaits chargés de leur conférer le consolamentum.

Au moment même où la guerre des Albigeois surexcitait partout le fanatisme (1211), l'évêque de Langres avait assigné à Bar-sur-Aube, comme suspect d'hérésie, un chanoine de son église, le curé de Mussy. L'accusé refuse de comparaître sans donner d'excuse, et fait appel au pape. Le tribunal de l'évêque le condamne comme défaillant. Le condamné vient à Rome : il se plaint à Innocent que les juges n'aient pas tenu compte de son appel. Innocent casse la procédure, enlève la cause à l'évêque de Langres, et la confie à trois commissaires spéciaux. Assignez-le devant vous, écrit-il à ces derniers : s'il vous paraît coupable, usez contre lui de la rigueur des lois d'Église ; mais s'il est innocent, ne le laissez pas opprimer. Deux ans après, en 1213, le procès était toujours pendant. Le chanoine avait refusé aussi de se rendre à la citation des juges pontificaux. Mais il était revenu à Rome, et cette fois pour s'expliquer. S'il ne s'était pas présenté devant l'évêque et même devant les délégués du pape, c'était, dit-il, par peur de la mort, parce qu'il savait que, dans cette région, la piété des fidèles est tellement ardente qu'ils sont toujours prêts à livrer au feu non seulement les hérétiques déclarés, mais même ceux qui sont simplement suspects. C'est pourquoi il suppliait le pape de recevoir sa justification et de ne pas tolérer qu'on continuât à le persécuter méchamment comme on avait fait jusqu'ici. Innocent III donna de nouveaux ordres pour que l'accusé comparût devant ses juges, en présence de l'évêque de Langres, et qu'on prît toutes les mesures propres à garantir sa sécurité, à l'aller et au retour. Là s'arrêtent nos informations : on ignore comment se termina le procès.

Personne ne pouvait s'y tromper. Innocent III réagissait contre les excès de zèle du clergé local : il défendait contre lui les suspects et même parfois les coupables. Les évêques, comme Hugue de Noyers, à qui il infligea désaveu sur désaveu, ne devaient rien comprendre à son attitude. Elle permet de conclure qu'en matière de procès d'hérésie ce pape ne s'inspira pas seulement des prescriptions de la loi et de l'équité, mais aussi d'un esprit de patience et de douceur qui contrastait avec l'ardeur farouche de beaucoup de ses contemporains. Cette tolérance, il est vrai, s'appliqua surtout aux régions comme la France du Nord et la Lorraine où les hérétiques, peu nombreux, ne menaçaient pas sérieusement l'ordre établi. Quand l'hérésie tendait à prévaloir et à s'emparer des pouvoirs publics, comme en Italie ou en Languedoc, il jugea nécessaire de montrer plus de vigueur. C'est que les communes italiennes favorisaient l'hérésie pour échapper au pouvoir temporel des papes[2], et que la France du Midi allait donner, si on la laissait faire, cet exemple inouï de changer sa foi et de briser, en plein moyen âge, l'unité religieuse du monde latin.

 

 

 



[1] Enervari non debet religiosa simplicitas.

[2] Sur les rapports d'Innocent III avec les hérétiques d'Italie, voir notre volume Innocent III, Rome et l'Italie (librairie Hachette, 1904).