TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

CHAPITRE TROISIÈME. — SOUS LES DEUX MONARCHIES : MINISTRE ET AMBASSADEUR.

 

 

Lenteur des dernières signatures ; les difficultés que rencontre Talleyrand à obtenir ses passeports. — Son départ de Vienne ; les raisons qui le font s'attarder en route. — Une rencontre sensationnelle avec Louis XVII], à Mons, sur le chemin du retour en France. — Demi-brouille, et la revanche de Talleyrand, premier ministre. — Courte durée de son ministère ; les motifs principaux de sa chute ; l'inimitié du tsar de Russie. — Hors du pouvoir ; opposition insidieuse ou déclarée de Talleyrand. — A la Cour de Louis XVIII ; le prince dans son rôle de grand-chambellan. — A la Chambre des Pairs. — Spectateur et critique des fautes de la Restauration. — Vers la maison d'Orléans. — Au lendemain de la chute de Charles X. — Une importante conversation avec Louis-Philippe. — Sa nomination d'ambassadeur à Londres. — Heureuse période de sa carrière finissante. — Les succès qu'il moissonne, auprès de la haute société britannique et dans la suite de ses négociations, à la Conférence de Londres. — Les affaires de la Belgique, du Luxembourg, tout à l'heure de la Quadruple alliance. — Entre deux déplacements. — Les changements qu'il a vu s'opérer dans la politique anglaise, intérieure ou étrangère. — Déclin de son influence. — Palmerston et Talleyrand ; opposition de leurs caractères et de leurs desseins. — Comment le prince de Talleyrand, sur la crainte de compromettre des avantages précédemment obtenus, se décide à quitter la partie.

 

Le 8 juin 1815, le Congrès avait clos par l'Acte final ses délibérations épineuses. Les signatures avaient tardé plus longtemps, néanmoins, que ne s'y était attendu Talleyrand, qui, dans sa lettre du 27 mai, au roi Louis XVIII lui annonçait pour le lendemain, ou le surlendemain, l'accomplissement de cette dernière formalité.

Depuis un certain temps, des difficultés nouvelles s'étaient amassées, traînant le départ du représentant des Bourbons qui, ses malles toutes prêtes, brûlait de courir sur les chemins, où l'appelaient les intérêts de la France et les siens[1]. Des intrigues s'étaient reformées du côté de la Prusse et de la Russie, prétendant remettre en question des points décidés ou qui devaient l'être.

Un autre motif que celui de lasser la patience du diplomate français avait empêché qu'on le laissât quitter Vienne aussi aisément et aussi vite qu'il l'eût souhaité.

Le soupçon continuait à planer sur sa tête. L'équivoque et le doute le suivaient comme une ombre persistante, en celte cour de Vienne à laquelle il avait rendu et voulu rendre tant de bons offices, au plus fort de la domination napoléonienne. Ce n'était pas de la veille, en réalité, qu'on y recueillait avidement les propos les moins croyables tenus à son sujet par les oisifs du monde et de la rue. A l'empereur François quelqu'un était venu dire, récemment, en grande confidence, que Talleyrand, malgré ses déclarations publiques contre l'usurpateur, malgré son zèle affecté contre tout ce qui portait le nom de Bonaparte, avait entretenu une correspondance suivie avec Napoléon, pendant le séjour de l'île d'Elbe et par l'intermédiaire d'Augereau. Sans objecter rien de précis à l'invraisemblance de la délation, le souverain avait paru s'étonner que tant de fourberie pût habiter l'âme d'un prince et d'un ambassadeur.

Or, s'il avait lu la lettre que le même personnage écrivait, le 21 octobre 1814, de Vienne, pour être portée sous les yeux d'un puissant potentat, il y eût constaté que Talleyrand, loin de souscrire à de pareils arrangements, accusait les principes de Bonaparte d'être plus détestables que ses actes, plus horribles que sa politique de fer et de sang, et protestait qu'on devait à jamais le repousser de l'Europe. Mais l'eût-il lue que dans l'état de prévention où il se trouvait, il l'eût encore soupçonnée d'être un artifice[2].

Talleyrand, que cette atmosphère chargée de méfiance encourageait peu à y languir, avait hâte de changer d'air. Il pressait la chancellerie autrichienne de faire qu'il pût enfin placer le nom de S. M. Louis XVIII au bas de l'Acte général et mettre à exécution ses préparatifs de route. Le factieux de l'affaire, c'est qu'à ce moment-là même, le prince de Schwartzenberg s'était jeté nettement à la traverse de son désir, représentant de la manière la plus vive au prince de Metternich les conséquences de trouble et d'indiscrétion nuisible, qui pourraient résulter de ce délogement trop rapide de l'astucieux diplomate, en possession de tous les secrets du Congrès de Vienne.

Metternich suspendait, de jour en jour, la remise des passeports. Il ne lui déplaisait point de prêter aide aux dispositions passionnées du prince-maréchal de Schwartzenberg. N'avait-il pas à se plaindre, sous de certains rapports, de son émule en cautèle diplomatique, — quoique, tout à l'heure, ils eussent signé ensemble, de partie liée avec l'Angleterre, un traité secret contre la Russie ? Il n'ignorait pas que Talleyrand s'était exprimé sur son compte, en des termes légers, l'accusant d'instabilité et répétant, en des propos de table, que lui Metternich variait souvent.

Il fallut, néanmoins, se décider à conclure.

Le 9 juin, Talleyrand avait en main les engagements irrévocables — ou paraissant tels — des puissances. Aucune raison ne le retenait plus à Vienne. Dès le 10, il se mit en route, à petites journées. Il avait annoncé son arrivée prochaine en la cité gantoise au roi, qui l'attendait sans impatience d'affection, mais avec l'espoir d'utiliser son aide pour regravir les marches du trône.

Cependant, comme il n'allait jamais d'une allure plus accélérée que les événements, comme il s'ingéniait surtout à régler sa marche de manière à les suivre de très près, Louis XVIII commençait à s'étonner de la lenteur à paraître de son principal ministre et cette préoccupation s'aggravait du trouble que lui inspirait la conduite incertaine du duc d'Orléans[3].

A quelles connivences équivoques supposerait-on qu'il se prêtât ? Des missives furent expédiées au prince. Il usait de délais, tout en se rapprochant. Des raisons de santé l'avaient fait s'arrêter, pour un court moment, aux eaux de Carlsbad. Qu'on prit patience, on le verrait bientôt.

En réalité, il demandait à savoir, auparavant, quelles affirmations positives seraient données aux résolutions du Congrès de Vienne et quelle part d'exercice lui reviendrait à lui-même dans un état de choses, dont il avait ouvert les voies par ses négociations.

Avant de s'y engager, à fond, il avait exprimé le désir que le terrain fût dégagé. Il posait des conditions. Les préliminaires du retour des Bourbons en France devaient tendre à fournir des mesures de garantie, capables de rassurer le pays contre les menaces d'une réaction aveugle. Par prudence sinon par conviction, Louis XVIII se flattait d'être en harmonie de vues parfaite avec le prince de Talleyrand sur l'esprit de modération et de sagesse, dont il importait de fournir des témoignages tranquillisants. Néanmoins, ses personnelles complaisances restaient acquises, trop différentes en leurs effets présumables, aux insinuations de son tant aimé ministre et favori, le comte de Blacas[4]. A la seule idée qu'un accord pût intervenir entre le régime du droit divin et les hommes de 89 — car, il était déjà question de s'entendre avec Fouché, qui remuait ciel et terre pour y parvenir — l'âme de ce féal serviteur se sentait secouée d'une sainte indignation. Il s'en lamentait à force, chez le roi, autour du roi, chez Monsieur. Sa dévotion turbulente au principe absolu, l'étroitesse de son jugement, la ténacité de ses préventions risquaient d'entraîner à leur suite mille embarras. Beaucoup de gens réclamaient son renvoi. Talleyrand l'exigeait. Louis XVIII avait dû céder, non sans un violent déplaisir. Pour répondre aux objurgations d'un personnage imposé et qui était l'objet de sa répugnance secrète, il lui faudrait donc se séparer d'un cœur ami, dont la société lui était devenue presque une habitude nécessaire ! M. de Blacas fut encore plus surpris qu'on l'obligeât à s'en aller. M. de Talleyrand, disait-il, fait un très mauvais calcul. Je ne lui étais nuisible en rien, je le croyais même indispensable aux intérêts du roi. Nous pouvions nous entendre et tout le monde y aurait gagné ; maintenant, à quoi aboutiront toutes ces intrigues ? Car, le mot d'intrigues était venu se placer sur les lèvres de M. de Blacas, comme une plainte toute naturelle !

Cette plainte du favori disgracié résonnait encore à l'oreille de son souverain. Louis XVIII en gardait du ressentiment et le laissa bien voir à Talleyrand par la manière dont il l'accueillit, à Mons.

Il y avait de cela quelques mois, Louis XVIII eût été fort embarrassé de rentrer aux Tuileries par la bonne porte, si le prince de Bénévent ne se fût trouvé là, bien à propos, pour la lui ouvrir. Les alliés faisaient la loi dans la capitale française. La fièvre et l'inquiétude travaillaient tous les esprits. Quel serait le gouvernement réparateur de tant de maux survenus et à craindre ? A quel front digne de la recevoir irait la couronne vacante ? On n'entendait que cette double interrogation grosse d'anxiétés. Talleyrand avait fixé l'embarras du choix d'un mot habilement préparé : Les Bourbons sont un principe, le reste est une intrigue. La sagacité hardie, le sang-froid maître de l'heure, le grand art de prépondérance, qu'il avait déployés dans le fort de la crise : c'était bien quelque chose et dont il y avait lieu de se souvenir. Mais les résultats accomplis, en 1814, étaient à reprendre, en 1815. Aux circonstances les circonstances, comme disait Napoléon. N'était-ce pas lointain, tout cela, pour la mémoire d'un prince ? Et n'aurait-il pas été possible, cette fois, de se passer d'un concours, qu'on se fût abstenu d'invoquer si l'obligation de le faire n'avait pas paru inévitable ?

Voilà ce que se demandait, en son for intérieur, l'aîné des Bourbons, tandis que le prince se tenait prêt à lui soumettre de sérieuses et fortes considérations. Lorsque celui-ci toucha Bruxelles, le roi n'était déjà plus à Gand. Il ne put le rejoindre qu'à Mons : Louis XVIII s'était mis à la suite de l'armée anglaise. Résolution hâtive, impolitique au premier chef, regrettable eu ses suites et que justement on eût voulu prévenir. Talleyrand en avait eu l'esprit très occupé. Son ferme désir eût été de convaincre le chef de la maison de France que, pour sa gloire et l'affection de ses sujets, il eût été préférable qu'il ne rentrât pas dans les rangs de l'étranger ; qu'en s'y décidant, il blessait l'amour-propre national ; qu'un parti meilleur s'offrait à lui, qui était de se diriger, accompagné ou non d'une escorte, sur un point des frontières encore libres, ou dans une ville importante telle que Lyon, d'établir là le siège de son gouvernement et de ne rentrer, enfin, dans sa capitale que tout honneur sauf, et lorsqu'il aurait été sûr d'y pouvoir régner sans partage, également débarrassé des factieux et des étrangers.

Cette idée, dont la mise à exécution eût popularisé la cause bourbonienne, il avait eu l'occasion d'en conférer avec Metternich ; et le chancelier de l'empire d'Autriche en avait senti comme lui-même toute la justesse et, toute l'autorité. Le 21 juin 1815, dans une lettre adressée de Manheim, Metternich en avait appuyé les vues de sa plus nette approbation :

Restez fidèle à votre idée, faites aller le roi en France, dans le midi, dans le nord, dans l'ouest, où vous voudrez, pourvu qu'il soit seul, chez lui, entouré de Français, loin des baïonnettes étrangères et des secours de l'étranger. Il suffit de suivre le système du gouvernement de Bonaparte pour se persuader que la grande arme dont il a voulu se servir est celle de l'émigration. Le roi cessera d'être émigré, le jour où il sera chez lui, au milieu des siens. Il faut que le roi gouverne et que les armées royales opèrent loin des armées alliées. Dès que le roi aura formé le noyau, dans l'intérieur, nous dirigerons vers lui tout ce qui déserte à nos armées.

Talleyrand se disposait à entretenir longuement Louis XVIII des intérêts primordiaux, qui lui commandaient d'adopter une telle et si noble détermination.

Il espérait, en même temps, porter sous ses yeux le long rapport qu'il avait rédigé, l'instruisant des résultats obtenus au Congrès et lui soumettant les moyens qu'il croyait propres à réparer les fautes commises, pendant la première Restauration. Mais le roi de France était pressé de rentrer chez lui. Il pria le prince froidement d'attendre, pour qu'il en prît connaissance, à des instants plus reposés ; et, là-dessus, l'avertit, en termes polis, qu'il ne le retenait pas davantage.

Talleyrand n'avait pas à se tromper sur la signification de ce langage. Désireux d'en avoir le cœur net, il ajouta :

J'ai une grâce à demander au roi, c'est la permission de retourner aux eaux de Carlsbad, nécessaires à ma santé.

Volontiers, je vous l'accorde, répartit le monarque fort dégagé. Ces eaux sont excellentes. Au revoir, monsieur de Talleyrand.

Quoi ? Rien de plus ! On le laisserait ainsi partir ! Étaient-ce bien là les mots obligeants qui le saluèrent, de prime abord, à ce qu'il conte en ses Mémoires ?

Avoir surmonté tant d'obstacles, et dans des conditions si défavorables, au récent Congrès, quand l'esprit de conquête ne demandait qu'à sévir, aux dépens de la France et des puissances secondaires, avec plus d'emportement que jamais ; être parvenu à régler, pour la satisfaction de son pays, et au prix de tant d'efforts persévérants, le programme européen le plus compliqué qui pût être ; avoir pu substituer à des alliances passagères, fruits des besoins et des calculs momentanés, un système permanent de garantie commune et d'équilibre général ; enfin avoir si heureusement contribué au triomphe de la légitimé ; et, pour salaire, recevoir ce frais accueil, être invité doucement à donner sa démission, à s'en aller, en un mot ! Il y avait de quoi mettre en déroute le courage le mieux trempé.

L'heure était très matinale. Louis XVIII descendait l'escalier. Il avait demandé ses chevaux et se préparait à monter en voiture. Au passage, il cueillit le ministre Beugnot, Bonjour, monsieur le comte Beugnot, vous me suivez ? Talleyrand paraissait attendre, avec une impatience déguisée qu'on l'en priât également. Mais ce roi aimait à surprendre les gens. Il se tourna vers le prince, le remercia gravement des soins qu'il avait dépensés pour lui rendre l'héritage de ses ancêtres, et donna l'ordre de partir[5]. L'étonnement fut trop grand. L'homme d'État imperturbable, que fut le prince de Bénévent, avait pu laisser passer, ainsi que des orages sans durée les colères foudroyantes de Napoléon. Cette fois, sous une telle et si froide averse, il sembla, pendant une minute ou deux, entièrement désemparé. Chateaubriand, qui le détestait, s'en montra ravi. Il bavait de colère, écrira l'auteur des Mémoires d'outre-tombe, avec une joie qui ne se tempère pas ; le sang-froid de Louis XVIII l'avait démonté. Tant de sang-froid, dans les circonstances où il se manifesta, aurait pu s'appeler de l'ingratitude.

Mais on était trop près des événements de 1814, trop incertain de ceux qui allaient se produire et s'enchaîner. Wellington aidant, le roi ne tarderait pas à se raviser.

Tout d'abord, le placide, le flegmatique diplomate, qu'on venait d'écarter de ce geste dédaigneux, après l'éclatant succès de sa mission à Vienne, n'avait pu retenir les signes d'une violente agitation. On l'avait entendu s'écrier et fulminer contre l'extravagance du roi. Puis, reprenant sa modération habituelle, comme étonné d'en être sorti, il s'était répandu en des réflexions compatissantes sur le sort de ce malheureux homme, qui se laissait si mal conseiller et conduire. Enfin, il n'aurait plus rien à démêler avec lui ! Pendant que Louis XVIII s'efforcerait, comme il le pourrait, à se dégager des embarras inouïs de la situation, lui Talleyrand goûterait, hors de souci, hors de crainte, les douceurs d'un repos bien gagné. Il affectait de s'en montrer radieux, quoique l'état de sa pensée fût très différent.

Il demeura vingt-quatre heures, à Mons. Ceux qui firent partie de son cabinet et lui-même avaient accepté de dîner chez le maire de la ville, un homme de goût et de fortune, dont on vantait la rare munificence. Nul des convives, à cette table somptueusement servie, ne prodigua plus de verve légère, plus d'expansive gaîté que Talleyrand. Beugnot était du festin. Il fut à même d'en rapporter l'impression encore vive, dans l'entourage du roi. L'habile comédien qu'était M. de Talleyrand y avait mis, sans doute, quelque malicieuse intention ; en réalité, le goût ni la résignation ne lui étaient encore venus d'un si parfait renoncement politique. Il n'avait que soixante années d'âge : c'était encore de la jeunesse en affaires.

Plusieurs ministres, tels que Louis et Jaucourt, avaient proclamé qu'ils seraient du voyage de Talleyrand, à Carlsbad. Toutefois, aucun d'eux, ni le prince lui-même, ne manqua de se trouver, en même temps que le roi, à Cambrai.

Pendant la journée unique qu'il fut à Mons, il avait reçu des messages nombreux lui arrivant de tous côtés et lui démontrant, à l'envi, qu'il était resté parmi les Français le personnage significatif du moment. Il avait eu le temps aussi d'écrire à Wellington, de provoquer, à son propre sujet, l'intervention du généralissime-duc ; de prêter l'oreille aux amis du roi pleins de trouble et d'agitation, qui lui dépeignaient sous de sombres couleurs le dénuement auquel serait exposé leur souverain s'il ne réintégrait, au plus tôt, les Tuileries ; de peser le pour et le contre de sa situation personnelle et de mettre à l'abandon, puisqu'elle n'aurait pas eu d'effet, sa première idée. Tout en regrettant qu'on ne l'eût pas écoutée, il suivit donc Louis XVIII à Cambrai, pour se mettre, ainsi que le roi lui en donnait l'exemple, dans les bagages de l'armée anglaise[6]. Sur ces entrefaites, Wellington avait fait savoir au chef de la maison de Bourbon que son gouvernement n'était pas libre de se séparer du prince de Bénévent, par cette raison majeure que les puissances le considéraient comme le seul homme capable de réconcilier l'Europe avec la France[7]. Louis XVIII ne se sentait pas encore le maitre en sa maison. Il eut l'humiliation consécutive de redemander celui qu'il avait éloigné de ses conseils, de le redemander, dis-je, sur le ton de l'insistance ; d'attendre qu'il voulût bien y consentir, d'user de démarches indirectes pour un résultat qu'il n'avait pas souhaité, et de souscrire aux désaveux d'une déclaration publique dont les points essentiels furent dictés par le prince de Talleyrand. Car, malgré les protestations violentes de Monsieur et de son fils, le duc de Berry, Talleyrand était parvenu à faire adopter au Conseil[8], cette déclaration de Cambrai[9], qui, par la promesse d'une amnistie — quoique limitée — confessait une partie des erreurs commises en 1814 et faisait luire l'espoir de n'y plus retomber. Intentions pleines d'excellence, mais que devait anéantir presque aussitôt, sous les excitations des purs, l'emportement des représailles !

La prompte rentrée en scène de Talleyrand avait été déterminée par l'intervention opportune de Wellington, dont la Victoire avait fait l'arbitre de la coalition. Nous verrons, sous peu, combien en furent abrégées les espérances de longue vie par l'influence contraire d'Alexandre, empereur de toutes les Russies.

On avait continué le voyage doucement, du même pas que les colonnes anglaises. Le roi s'arrêta, pour quelques jours, au château d'Arnouville, tandis que Wellington acceptait d'avoir, à l'Estrée-Saint-Denis et ensuite à Neuilly, des conférences avec la commission d'armistice, puis avec Fouché. C'est au château d'Arnouville que se passa cette scène inattendue : le frère du roi, Monsieur, c'est-à-dire l'incarnation irréductible du principe absolu, appuyant de toutes ses forces l'admission au pouvoir d'un jacobin avéré !

Le 7 juillet 1818, Louis le Dix-Huitième avait repris possession de son fauteuil, aux Tuileries.

Fort du concours de Wellington, Talleyrand était parvenu à faire agréer la composition d'un ministère, dont la genèse lui semblait une garantie de cette alliance anglaise, en tous temps si chère à ses désirs. Moins agréablement avait-il vu s'y glisser l'ombre d'un revenant, dont il se croyait bel et bien délivré et qui reparaissait devant lui douteuse, inquiétante. Après le naufrage impérial, Fouché était revenu sur l'eau avec sa souplesse habituelle, soutenu par les sympathies d'une fraction importante de la société aristocratique dont il avait eu l'art, déjà sous l'Empire, de capter insidieusement les suffrages. Il avait eu le talent de prêter de solides apparences au fantôme d'une autorité, qu'il ne possédait plus, de persuader à tous qu'il était indispensable au rétablissement de la monarchie légitime parce qu'il tenait le fil de toutes les intrigues, qui l'avaient renversée, d'en convaincre non seulement les royalistes restés à Paris, mais Wellington et Metternich[10] et les émigrés de la Cour de Gand, les plus passionnés des hommes contre les acteurs et les souvenirs de la Révolution ; enfin de s'imposer, sous le couvert d'une énorme influence, dont il ne disposait point, en réalité. Que de prudence mise en œuvre et de dextérité ! Il n'était pas une combinaison possible que cet habile joueur n'eût prévue afin de se ménager un parti sûr, de quelque manière que les affaires tournassent. Alors que Napoléon se soutenait encore, lui, spectateur attentif du combat, il avait adressé l'un de ses émissaires à Gand, chargé d'insinuer au roi que le ministre de la police était prêt à se défaire de Bonaparte — ce qui l'eût rendu sur l'heure l'homme le plus puissant de France —, s'il obtenait la promesse ferme qu'il resterait à son poste et que M. de Talleyrand serait mis à la tête de l'administration. D'autre part, supposant le cas où tout espoir d'accommodement eût été perdu, il s'était préparé un asile en Angleterre. Enfin, dans l'hypothèse d'une impossibilité complète pour lui de se réconcilier avec les Bourbons, il avait entrevu l'accession de la branche cadette, mystérieusement offert d'aider à cette solution et fait luire de loin, aux yeux du duc d'Orléans, le scintillant éclat de la couronne royale.

Talleyrand avait eu beau déclarer révoltante en principe et nuisible en ses effets, la présence d'un régicide dans le Conseil, ses raisons ne furent pas prisées ; on passa outre. Louis XVIII, certainement, eût voulu se rendre à des arguments qui étaient aussi les siens. Il ne signera que les yeux trempés de larmes et la main tremblante la nomination exigée de lui. Mais comment ne pas s'y résoudre ? Wellington persistait en sa conviction que le seul duc d'Otrante était capable de raffermir les bases vacillantes de l'édifice bourbonien ; en outre, le parti royaliste trouvait piquant de lui prêter main-forte, justement parce que le prince de Bénévent souhaitait qu'on le renfonçât dans l'ombre.

Mais Talleyrand avait trop de sagesse pour se rebeller contre l'inévitable. Il rentra son mécontentement, s'accoutuma vite à l'idée d'avoir, derechef, pour collègue un homme tel que Fouché ; et, en attendant qu'on eût assez de griefs contre lui pour l'arracher de cette place, il se fit un devoir de l'y cautionner, d'une aussi bonne grâce qu'il fût possible. Pasquier, auquel avait été offert le portefeuille de la Justice, n'avait pas été le moins étonné, en apprenant de sa bouche, quand il la lui annonça, la présence de Fouché au ministère de la Police. Que voulez-vous ? avait-il répondu à l'expression de surprise, qu'il voyait empreinte sur son visage. Tout le monde s'est réuni pour nous imposer cette loi. Le duc de Wellington, qui en a la tête tournée, a déclaré qu'il n'y avait que ce seul homme, qui pût garantir la soumission de la capitale, par conséquent de la France ; il est venu lui-même conjurer le roi de ne pas refuser de l'admettre dans ses conseils. Or, on a dans ce moment de telles obligations au duc de Wellington qu'il n'y a aucun moyen de résister à ses instances. Ce n'est pas tout encore ; le faubourg Saint-Germain ne jure que par M. Fouché ; tout ce qui est parvenu de lettres et d'émissaires au roi et aux princes, depuis quinze jours, n'a parlé que de lui et des grands services qu'il rendait à la cause royale. Enfin, le bailli de Crussol est arrivé, hier soir, à Arnouville et, a si bien endoctriné Monsieur, que, ce matin, il est venu trouver le roi et s'est exprimé en faveur de M. Fouché avec une chaleur, qui a achevé tous les doutes. Il en faut donc prendre son parti ; c'est, pour le moment, un homme inévitable. Puis, cette reprise d'influence devait avoir le souille si court ! Les ultra-royalistes auront si promptement fait de se démentir à l'égard d'un homme, dont ils briseront le pouvoir aussitôt qu'ils n'en sentiront plus le besoin, et qu'ils chasseront de France, en 1817, au nom de la loi contre les régicides !

Cependant, Louis XVIII, à peine arrivé, a rencontré devant lui des difficultés immenses. Les intrigues de son entourage ont repris force et vigueur ; et, chaque jour, s'aggravent les déprédations insolentes des armées étrangères.

On se trouvait mieux, aux Tuileries, sans doute, que, tout à l'heure, dans les conditions précaires de l'exil. Pendant les Cent Jours, on avait eu le rappel déplaisant des épreuves de l'émigration. Encore une fois, il avait fallu se réduire extrêmement sur le train et sur la dépense. Monsieur Louis, c'est-à-dire le Roi Très Chrétien, s'était fort ressenti de ces gènes, et davantage ses courtisans[11], ses ministres. Ceux-ci faisaient ménage ensemble et rivalisaient de simplicité dans le vivre et le couvert. On dînait, à table d'hôte, à trois francs par tête. On déjeunait avec une jatte de lait ; on soupait d'un verre d'eau sucrée ; on vivait en Spartiates, par la force des choses. De meilleurs temps étaient revenus ; mais, en quelles circonstances douloureuses et de quel cruel déplaisir devait-on en payer le retour ! Les canons prussiens étaient braqués sur les Tuileries. Des gens aux ordres de Wellington[12] pouvaient pénétrer jusque dans les appartements royaux pour décrocher des murs les tableaux précieux, qui les décoraient. Le territoire était inondé de troupes, traitant en ennemi vaincu le peuple qu'elles étaient venues défendre en libératrices ; les populations étaient foulées, rançonnées sans vergogne. Les Prussiens assouvissaient la fureur, qu'ils n'avaient pu contenter, à leur faim, l'année précédente[13]. L'Autriche appliquait toutes les lois de la guerre aux parties du sol français, qu'occupaient ses bataillons. L'Angleterre, sur laquelle avait si fort compté le prince de Talleyrand, loin d'interposer sa médiation, ajoutait l'oppression de ses soldats à celle des armées continentales. Quant à la Russie, qu'espérer d'elle, maintenant que le tsar connaissait à fond la nature des sentiments qu'avaient échangés, à son propos, dans leurs conciliabules de Vienne : Castlereagh, Metternich et Talleyrand ?

Dès le lendemain du retour de Louis XVIII, aussitôt qu'eut été promulguée l'ordonnance royale annonçant la formation du nouveau ministère, à la tête duquel il se trouvait appelé comme président du Conseil gouvernemental et ministre des Affaires étrangères, Talleyrand, trop instruit du mauvais vouloir dont il se savait la cause, avait tenté des démarches courtoises pour radoucir les dispositions d'Alexandre. Le tsar lui gardait rancune, non point d'avoir fortement soutenu les droits de la légitimité, aux séances diplomatiques de Vienne, comme c'était son rôle[14], mais d'avoir inspiré les articles d'une alliance nouée contre lui. A l'aide d'un moyen tournant, il espéra qu'il lui serait permis d'obtenir un raccommodement personnel, dont profiterait la France. Désireux de ménager les susceptibilités de ce souverain, qu'on avait assez mal récompensé de son action tutélaire, en 1814, il s'efforça de lui rendre agréable l'offre d'introduire dans le cabinet français deux hommes, qui étaient encore à son service et qu'il aimait : Pozzo di Borgo et le duc de Richelieu. A l'un il aurait destiné l'Intérieur, à l'autre le ministère de la Maison du Roi. Le détour était heureux ; le malheur fut qu'il échoua doublement. L'un et l'autre de ces nobles personnages avaient pris l'avis de Celui qui commandait à leurs desseins. Tous deux déclinèrent l'honneur qu'on leur faisait. Pozzo di Borgo allégua le désir de rester dans la carrière diplomatique. Le duc de Richelieu objecta qu'il était absent de France, depuis vingt-quatre ans ; que, durant ce long espace de temps, il n'avait fait que deux apparitions très courtes ; qu'il était étranger aux hommes comme aux choses ; que tout ce qui tenait à l'administration lui était inconnu ; et qu'il se voyait donc au regret de n'accepter point une telle marque de confiance, parce qu'il n'était pas en mesure de la satisfaire. Ces raisons ne paraissaient pas concluantes ; Talleyrand lui en opposa d'autres, qu'il tirait des puissants mobiles de la gloire et du patriotisme. Louis XVIII, de son côté, en avait entretenu chaleureusement le tsar. La diversion essayée n'eut pas de succès. Richelieu avait reçu des instructions toutes différentes. Il s'en tint à son premier refus de n'entrer point dans un ministère, dont Talleyrand était l'âme.

L'empereur Alexandre nourrissait sa personnelle rancune. D'une extrême froideur restaient enveloppées ses inclinations d'âme, à l'égard des Bourbons. Si pour la France même il avait conservé des sympathies, susceptibles de se réveiller et de s'affirmer de nouveau, selon les hommes qui la gouverneraient, foncièrement il n'aimait pas Louis XVIII et les siens[15]. Après Waterloo, peu s'en était fallu qu'il n'opposât son véto à leur réintégration. Il y eut une heure d'équivoque où rien ne fut moins certain que le rétablissement de la branche aînée. Les fautes, ou si l'on veut, les imprudences que les Bourbons avaient accumulées, pendant leur court passage an pouvoir, entre deux invasions, ne les recommandaient point à des sympathies vivaces. Alexandre ne dissimulait pas sa désaffection. Schwartzenberg, le généralissime de l'Autriche, avouait n'avoir envers eux ni estime ni confiance. Nos baïonnettes, avait-il déclaré, peuvent les hausser sur le trône, elles ne parviendront jamais à les y soutenir. Qui empêchait d'y porter, au lieu d'un Louis XVIII, que la nation française voyait sans amour, le duc d'Orléans dont la popularité ne tendait qu'à grandir ? Il n'eût fallu qu'un mouvement de ce dernier, un signe d'action esquissé à propos, et il eût anticipé de quinze ans sur ses destins monarchiques. Mais les Bourbons avaient gagné de vitesse. Dans l'intervalle, Wellington s'était prononcé en faveur de Louis XVIII. Il lui avait tracé l'itinéraire de sa rentrée par le nord, en lui garantissant la protection des troupes étrangères. Puisque ainsi le voulait l'enchaînement des causes secondes, qu'on appelle hasard, Providence, puisque cette solution, à tout prendre, était peut-être la moins mauvaise, Alexandre avait accepté, comme un fait accompli, l'apprenant de Pozzo di Borgo, la nouvelle de la réinstallation de Louis XVIII, aux Tuileries, sous la conduite de l'armée anglaise. Mais, pour ce qui regardait Talleyrand, il en avait pris l'inébranlable résolution : on n'avait plus rien à attendre de sa bonne volonté.

Le temps était passé des belles conversations d'Erfurt. Qu'alors on estimait haut la clairvoyance de l'homme d'Etat français s'employant au service de la paix européenne, en général, et des intérêts russes, en particulier ! Pour s'attacher le personnage de France le plus capable de contenir Napoléon, il ne lui aurait rien refusé, de ce qui pouvait lui être publiquement ou intimement agréable. N'avait-il pas conduit par la main, dans sa famille, sur le désir qu'il lui en avait exprimé, la jeune princesse de Courlande, l'une des plus belles, des plus spirituelles et des mieux dotées de l'Europe ? Mais les menées du Congrès de Vienne avaient terni de si beaux rapports, et pour toujours le charme était rompu.

Alexandre, nous l'avons dit, avait conservé un vil ressentiment contre Metternich, — son rival sur un double terrain : la politique et l'amour — et surtout contre Talleyrand, du projet conclu entre l'Autriche, la France et l'Angleterre, et qui consistait à dresser une triple muraille contre les empiètements de la Russie. Sur l'authenticité de cette pièce diplomatique le tsar était plus qu'averti. Une première fois, il avait pu la mettre en doute, lorsque Napoléon, au retour de l'île d'Elbe, n'avait eu rien de si pressé que de lui en expédier une copie, découverte, affirmait-on, dans le cabinet du comte de Blacas. Avec son esprit défiant, il avait pu n'y voir qu'une invention de l'empereur, une ruse imaginée par Bonaparte afin de le détacher lui, le tsar, du parti de ses adversaires. Mais une seconde copie lui en était revenue, sous les yeux, d'une autre source. C'était bien là, en effet, la minute de ce mystérieux traité passé entre les trois puissances, sur l'instigation du prince de Bénévent. La preuve était faite, décidément, de l'ingratitude des Bourbons et de la duplicité de leur ministre. Le trait lui parut trop noir pour qu'il consentît à l'effacer jamais de sa mémoire.

Cependant, les alliés poursuivaient le cours de leurs violences et de leurs déprédations. Ils ne manifestaient aucune hâte à fixer la date où cesseraient les services des armées, qui avaient envahi le sol français et le dévoraient en substance.

Les puissances qui avaient signé, à Vienne, l'engagement de secourir le roi de France contre Bonaparte et contre la faction qui l'avait rappelé, ne dissimulaient plus qu'elles attendaient un haut salaire de leur assistance. Et ce n'eût été rien moins que le démembrement de plusieurs provinces. Au surplus, les plénipotentiaires russes, autrichiens, allemands, qui se réunissaient, chaque jour, sans se soucier de convoquer à leurs délibérations les représentants du pays dont ils disposaient militairement, avaient trouvé de bonnes raisons pour établir que le nouveau royaume des Pays-Bas devrait être fortifié contre la France et qu'il faudrait arracher à celle-ci plusieurs places frontières afin de consolider celui-là.

Talleyrand s'épuisait à leur renvoyer des notes diplomatiques irréprochables dans la forme, toutes pénétrées d'indignation dans le sentiment, qui les inspirait. Il entassait les arguments les plus solides qu'il pût fournir pour démontrer que, hors de l'état de guerre, il ne devait pas être fait de conquête ; on en trouvait d'aussi catégoriques pour lui rétorquer qu'il y avait eu de grands sacrifices consentis et qui réclamaient des compensations équivalentes. Le roi appuyait son ministre des Affaires étrangères de toute la force d'expression, de toute la fermeté morale permise à un souverain dont le trône, les ressources financières et le territoire demeuraient à la discrétion de l'étranger. Les alliés maintenaient leurs prétentions ; et le tsar Alexandre se gardait de les exhorter à les réduire.

Dans le même temps s'alourdissaient les nuages de la situation intérieure et grossissaient les difficultés gouvernementales. Sur tous les points débordaient, avec un redoublement inouï de violence, les passions des royalistes exaltés, criant par leurs actes et leurs paroles qu'ils n'avaient pas oublié leur émigration.

Talleyrand n'avait pas l'énergie combattive, ou plutôt ne la possédait que par intermittences. Il traversait une phase de découragement qui paralysa ses moyens. Il ne se sentait plus le maître de son terrain. L'initiative de l'action et la ténacité de la résistance lui manquèrent, à la fois. Avec une sorte d'indifférence lassée, dont on s'étonnait, autour de lui, il abandonnait à leur rage ceux qui pillaient et dévastaient Paris, se contentant de dire : Laissez, laissez les alliés se déshonorer. Ce qui partait d'un juste esprit de philosophie, mais ne servait ni à diminuer ni à soulager les maux présents. Il avait élevé des protestations vives contre le dépouillement systématique des musées français, excédant de beaucoup la limite des restitutions équitables. A présent, il se jugeait désarmé. D'éloquentes objurgations morales, des traits amers à l'adresse de ceux qui, sous le prétexte d'opérer de légitimes reprises, commettaient de véritables méfaits artistiques, des mots, des sarcasmes ne remplaçaient pas les joyaux d'art, qu'il était contraint de laisser partir. Puis, il avait d'autres soucis en tête. Le pillage d'une maison, disait-il un peu légèrement, ce n'est pas une affaire. En réalité, la préoccupation instante de sa pensée était l'ultimatum que les puissances tenaient suspendu sur sa tête, dont il n'était pas le maître d'abaisser les termes, et sur lequel, cependant, son patriotisme lui défendait de transiger. En accepter les conditions humiliantes, c'était démentir tous les actes qu'il avait passés à Vienne, c'était annuler toutes les précautions qu'il avait prises pour qu'on ne tournât point contre le gouvernement français l'alliance alors dirigée contre Bonaparte. Il ne pensait qu'à ce traité et à l'impuissance où il était de le conduire à des fins honorables. Metternich et Wellington se dérobaient à ses vœux d'une amicale intervention. Alexandre se refusait à reprendre les négociations sur de nouvelles bases avec un pouvoir, dont Talleyrand demeurerait le principal organe.

Qu'était devenue sa belle autorité de l'année précédente ? Ses anciens partenaires européens n'entendaient plus à lier partie avec lui. Et l'opinion parlementaire, toute livrée aux appétits de réaction, exigeait son renvoi. L'embarras était trop grand et surtout trop visible. Accompagné de deux de ses collègues, Talleyrand se rendit auprès du roi pour exposer les difficultés de la situation, réclamer en faveur du cabinet, dont il avait la conduite, un surcroît d'appui ou accepter qu'il se retirât. Louis agréa, d'une âme tranquille, trop tranquille, au gré de Talleyrand, — qui s'attendait à moins de facilité — la démission du pacificateur des traités de Paris[16]. Par une courtoise déférence, des ministres étrangers : Metternich, Castlereagh et son frère lord Stewart parurent désirer qu'il revint sur sa démission. Lord Castlereagh poussa la complaisance de ses regrets jusqu'à lui dire : Pourquoi ne voulez-vous pas être ministre de l'Europe avec nous ?Parce que, répondit-il, je ne veux être que le ministre de la France, et vous le voyez par la manière dont j'ai répondu à votre note. Véritablement l'état des choses exigeait ce sacrifice. Talleyrand avait eu le bon goût de l'offrir avant qu'on le lui imposât.

Naguère, le prince avait eu une conversation très serrée, avec le roi, seul à seul. Ils s'y rappelaient l'un à l'autre les événements de la première Restauration. En traînant leurs canons dans Paris, les alliés n'avaient eu d'autre but que de renverser le despotisme conquérant de Napoléon ; ils ne manifestaient aucune préférence de principe pour le régime qui serait appelé à lui succéder. L'Agamemnon, le roi des rois de la coalition, l'empereur de Russie en un mot l'avait répété plusieurs fois : il voulait qu'on laissât la France libre de se choisir le gouvernement qui lui conviendrait. Dans ces dispositions d'esprit, il était descendu chez Talleyrand ; il l'avait vu, selon ses propres expressions, tenant Napoléon II dans une main, les Bourbons dans l'autre. Talleyrand avait ouvert la main, qu'il lui avait plu d'ouvrir, et le sort s'était décidé en faveur de la monarchie légitime.

Louis XVIII, malgré qu'il en eût, ne pouvait nier l'ascendant supérieur, qui avait amené le rétablissement de sa fortune royale.

J'admire, avait-il dit au prince, j'admire votre influence sur tout ce qui s'est passé en France. Comment avez-vous fait pour abattre d'abord le Directoire, et plus tard la puissance colossale de Bonaparte ?

Mon Dieu, Sire, avait répliqué Talleyrand, je n'ai vraiment rien fait pour cela ; c'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi, qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent.

L'avertissement était adroit. Louis XVIII avait souri ; mais il ne s'était pas inquiété du pronostic : on le vit bien à la façon paisible dont il accueillit la retraite du prince. Les circonstances ne donnaient-elles pas raison, d'ailleurs, à ce semblant d'ingratitude ? Dès que Talleyrand eut quitté le ministère des Affaires étrangères, le tsar modifia complètement son attitude de réserve et de défiance. D'une voix plus ferme il s'éleva contre le système d'exaction et de conquête appliqué au pays français, sans raison de guerre, par les troupes de l'étranger. Sans combattre en détail les visées envahissantes de la Prusse ou de l'Autriche, il exhorta les souverains, ses alliés, à rester fidèles aux principes de modération et de générosité, qui les avait, auparavant, signalés.

Cependant, les coteries s'étaient réjouies de la disgrâce du prince. Au pavillon de Marsan, la citadelle de l'ultra-royalisme, on exultait de contentement. Le duc de Fitz-James ne mettait pas de sourdine à sa joie, lorsqu'il disait tout haut à Monsieur : Eh bien ! Monseigneur, le vilain boiteux va la danser ! Et le frère du roi souriait d'aise à ce langage haineux contre un homme qui, par cieux fois, en douze mois, avait replacé la maison de Bourbon sur le trône.

Auprès de ce haut monde seigneurial qui, pourtant, était le sien, Talleyrand n'était rien moins qu'en état de grâce. Il faisait contre fortune bon cœur et se consolait ouvertement. Il laisserait passer, se disait-il, ce courant hostile, jusqu'à ce que le vent soufflât de nouveau dans ses voiles.

Comme tout allait par intrigues chez les princes et que les sentiments de personnes s'y modifiaient aussi souvent qu'ils pouvaient s'accommoder à la passion dominante de ces aimables seigneurs, jour et nuit cabalant contre la politique libérale du roi, il devait, avant qu'il fût longtemps, s'apercevoir d'un changement de ton bien manifeste. Il avait été honni, dans leur cercle ; il s'y reverrait, sans y avoir prétendu, porté à la plus haute faveur. Quel prompt et complet revirement !

Une fine observatrice, la comtesse de Boigne en relèvera la double impression, à peu de mois de distance. La première fois, elle avait remarqué, à une soirée du duc de Wellington, le prince se traînant derrière les banquettes jusqu'à la duchesse de Courlande, qui lui avait réservé une place à côté d'elle. La froideur environnante était extrême. Seul de tous les membres de sa famille méprisante, le duc d'Angoulême avait daigné lui adresser quelques mots. Dans la même salle, elle le retrouvera, traversant une foule souriante et attentive. Des mains se tendront cherchant la sienne et, pour avoir l'honneur de le conduire tout droit au futur Charles X, le duc de Berry voudra s'emparer de cette main si courtisée, pour ne la céder qu'a Monsieur. Et tant d'empressement, tant de complaisance affectée, parce qu'on le saura personnellement hostile au ministère de son remplaçant, le duc de Richelieu, quoique, au fond, lui-même en partageât les principes !

§

Pour en revenir à sa disgrâce de 1815, il n'était pas aussi résigné qu'il faisait mine de l'être à ce débarquement un peu brusque.

Il avait essayé d'en donner le change, en répandant le bruit qu'il s'était retiré du ministère uniquement pour ne pas avoir à signer les conditions accablantes imposées à la nation française par les puissances étrangères. L'opinion n'en accepta pas le détour. Il était avéré que, dans les dispositions nouvelles où se tenait, à son égard, le tsar Alexandre, ces conditions eussent été pires pour lui, s'il eût eu à les débattre jusqu'au bout, et qu'en définitive le duc de Richelieu, par son patriotisme éclairé et grâce à l'affection dont l'empereur de Russie lui prodiguait les marques, avait obtenu (la mort dans l'âme d'en abandonner trop encore) tout ce qu'il était possible de sauver des griffes de l'invasion.

Se plaindre de l'ingratitude des Bourbons était dans le rôle de Talleyrand, et plausible était le reproche qu'il leur en faisait. Néanmoins, sa plainte eût eu plus de force, auprès des personnes intéressées à l'entendre, si l'on n'avait pas appris publiquement qu'une ample compensation suivit de près sa sortie du Conseil. Sur la proposition de son successeur, le duc de Richelieu, Louis XVIII lui avait décerné le titre et les revenus de grand chambellan, — une charge honorifique entraînant, au matériel, cent mille francs de traitement et la suprématie sur les quatre premiers gentilshommes de la chambre.

Prix pour prix, des dédommagements étaient dus à Talleyrand. Le roi, dans son intime, en eût souhaité quelque autre, qui ne lui imposât point ce contact en permanence.

On sait, en effet, que le privilège et le devoir du grand chambellan était d'assise er aux repas de Sa Majesté, — du moins aux repas faits en cérémonie, — en se tenant debout derrière la chaise du monarque, formalité du vieux cérémonial, office supérieur de courtisan que nos idées modernes repousseraient comme une marque de servitude. Des paroles s'échangeaient entre le royal dîneur et le haut dignitaire, qui l'observait plus qu'il n'était attentif à ses désirs, des mots, des boutades, des réparties courtes et spirituelles des deux parts, mais dépourvues des signes d'un attachement réciproque. D'ailleurs, à la table du roi, Talleyrand ne se nourrissait guère que du sel de l'esprit ; il n'y prenait rien qu'un biscuit trempé, d'ordinaire, dans un vieux vin de Xérès, un vin demi-centenaire et qui lui transfusait de sa chaleur.

Par sa charge, Talleyrand était retenu, sinon fixé, à la Cour. Il s'y trouvait de représentation, en toute circonstance d'apparat. Il était en excellente place pour voir, juger, comparer ce qui s'y mouvait et projetait, officiellement ou sous le manteau.

Au Château, les réceptions n'avaient point le brillant et l'animation aimable qu'il leur avait connus pendant les années souriantes du règne de Louis XVI. L'intérieur des Tuileries, en vérité, n'inspirait pas la confiance, et les rapports de la famille, gâtés par des divergences politiques, dont les fins allaient à une rupture complète[17], n'étaient pas de nature à y introduire le charme. Louis XVIII s'était efforcé d'y reconstituer, au moins, la tradition. A des dates rapprochées, il y avait grand appartement, c'est-à-dire réception de toute la cour[18], comme aux beaux temps de la monarchie. Dans les grandes soirées, à maints détails se faisait sentir l'absence d'une reine bien que la duchesse de Berry y suppléât de son mieux et qu'elle s'entendît, à donner des fêtes agréables, mais surtout chez elle. Pour des visites solennelles de jour, comme pour la réception chez Madame, d'une ambassadrice étrangère, toutes choses se passaient dignement et gravement. Il se faisait là beaucoup de révérences. Lorsque, avec sa marche lente et pénible, apparaissait le roi, tout le monde se levait, les visages prenaient une expression recueillie et le silence régnait. Il l'interrompait par une phrase ou deux d'étiquette, et se retirait. Monsieur arrivait sur ses pas ; et les dames, qui avaient pris le temps de s'asseoir, de nouveau se levaient, puis se rasseyaient, puis se relevaient, à l'entrée de Mu le duc d'Angoulême. Beaucoup de tenue, fort peu de plaisir.

Talleyrand, inoccupé, s'était vu fréquemment au spectacle de ces génuflexions. Puis, il se retrouvait, le soir, aux dîners d'apparat, imperturbable, derrière le fauteuil du roi.

Plus d'une fois, Louis XVIII avait intérieurement soupiré de le savoir si près, ironique, sceptique, ennemi peut-être, alors qu'on l'avait obligé d'éloigner de son cœur et de ses habitudes le cher comte de Blacas. Quoiqu'il différât en cela sensiblement de son entourage familial, l'idée que son grand chambellan avait été évêque, qu'il officia dans la cathédrale, qu'il bénit les fidèles, de sa dextre consacrée, et puis qu'il se maria, le gênait, malgré lui. La fierté aristocratique, qu'il savait ancrée dans l'âme de Talleyrand, ne lui permettait pas d'en traduire l'impression sans ménagements. Il s'en dédommageait par des railleries fréquentes entre ses courtisans et lui sur le passé du personnage ou sur ses prétentions généalogiques[19]. Cet état de petite guerre les tenait en armes, assez souvent. Il était rare que le souverain, malgré tout son esprit et malgré que Talleyrand ne sortit point du ton du respect, eût l'avantage du dernier mot. Son masque inaltérable narguait tour à tour la mauvaise humeur contenue ou la gratitude forcée du roi[20].

§

Talleyrand regardait et n'agissait pas. Toutefois, l'habitude était prise de lui donner une importance qui ne permettait pas de le négliger[21]. L'affluence était toujours grande en ses salons, les soirs où s'en ouvraient les portes. La maison du prince était restée, comme elle l'avait été sous l'Empire, l'une des rares demeures parisiennes où l'on fût sûr de trouver du monde, une dame du logis aimable, prévenante et un bon souper, après le spectacle. Tout intéressait en lui : ses manières parfaites, son usage de la société, la tenue sans reproche de l'hôtel et jusqu'à sa toilette. Il portait le costume moitié abbé de cour et moitié Directoire, l'habit de soie bleu ou grenat, culotte courte, souliers à boucle endiamantée. On appréciait le style impeccable de son personnel ; enfin la science de son cuisinier réunissait tous les éloges. Comme par mot d'ordre, les conversations à sa table abondaient dans un sens plutôt général. Il ne convenait pas au Talleyrand d'alors de les particulariser autour de la politique régnante. Il n'était pas satisfait de la Restauration. Il en avait attendu bien davantage. On ne l'ignorait point auprès de lui. Mais il se gardait de le laisser trop clairement entendre ; et, si quelque sujet périlleux se détachait d'une réflexion de hasard, il possédait un excellent moyen de s'en dégager en allant à sa table de whist. Il avait, néanmoins, des silences qu'on trouvait bien parlants ; ou, s'il s'en échappait pour jeter négligemment du bout des lèvres un trait, un rappel de date plein de saveur, on pouvait être certain que l'effet n'en serait point perdu. Son plaisir et un peu sa vengeance, quand il y avait grande compagnie, c'était de dire du haut de la voix : C'est pourtant dans ce salon que la Restauration s'est faite, notifiant assez par là, sans plus d'explications, que si l'on n'en avait pas perdu la mémoire, rue Saint-Florentin, on l'oubliait trop aux Tuileries. Était-il en veine de développements et voyait-il son monde attentif à l'y suivre, il racontait les difficultés qu'il avait rencontrées, les obstacles qu'il lui fallut vaincre. Et c'était une leçon instructive, dont il laissait le droit à chacun d'en tirer des conclusions.

Jusqu'à la date extrême de leur séjour en France, les diplomates étrangers ne cessèrent de fréquenter chez le prince de Talleyrand. Un double motif soutenait leur fidélité : d'abord, le duc de Richelieu n'avait point de maison ouverte ; puis, son autorité semblait n'offrir qu'un caractère transitoire. L'opinion s'était établie dans l'esprit de la plupart de ces ministres européens, qu'on ne pourrait se passer de Talleyrand, que sa retraite n'aurait qu'un temps et que ce temps serait court. Quelques-uns en dénonçaient le désir le plus clairement du monde. Leurs sympathies de personnes étaient aussi partagées qu'étaient divisés les intérêts de leurs nations. L'Autriche et l'Angleterre, par exemple, ne pouvaient caresser les mêmes vues, adopter les mêmes hommes, que la Prusse et la Russie. Aux soirées de l'hôtel Saint-Florentin, le duc de Wellington exprimait tout haut qu'on reverrait bientôt M. de Talleyrand aux affaires. Metternich, que le duc de Richelieu indisposait par ses tendances russophiles, se prodiguait en toutes sortes de bons offices et de prévenances attentives, non seulement envers l'ancien président du Conseil, mais à l'égard de ceux qu'il supposait attachés à sa fortune[22].

Ils avaient compté sans le roi Louis XVIII qui, après avoir mesuré les bornes de la capacité ministérielle de Talleyrand, aux affaires intérieures, c'est-à-dire son peu d'élan sur tous les moyens de détail et d'exécution, ne parlait point d'y recourir une seconde Ibis. Bon gré mal gré, le prince ne bougeait point de son rôle de spectateur.

Quoiqu'il en fût des rapports du maître et du serviteur, Louis XVIII était, momentanément, rasséréné, plein d'espoir. Il baignait dans la quiétude de son autorité reconquise. Il s'était promis de ne point laisser mollir l'exercice de cette légitime autorité, tempérée par la Charte. Il avait la tranquillité de l'heure présente et la foi des jours à venir. Il s'endormait dans la douce certitude que l'ère des tempêtes était close. Tout semblait sur le point de reprendre vie : les opinions librement exprimées, les sentiments engourdis par une longue contrainte, les généreuses passions... Brusquement on eut l'impression d'un violent recul : l'ultra-monarchisme rentrait en scène avec toute son intempérance.

§

Les élections s'étaient rendues encourageantes, au delà de ce qu'en pouvait attendre la cause royaliste. L'immense majorité des suffrages s'était prononcée à l'avantage de la noblesse française. Instruite des anciens mécomptes, reconnaissante des sympathies regagnées, elle allait, sans doute, mettre à profit la leçon des événements, se bien souvenir pour mieux agir, s'efforcer pour réparer, enfin, traduire l'amour du pays, qu'elle avait certainement au cœur, par des preuves soutenues de sagesse et de modération. Ce fut le contraire exactement qui se produisit. Une trop grande partie de ce corps privilégié avait conçu de son triomphe une superbe, qui l'aveugla. Envenimant des rancunes inapaisées par des exigences sans bornes, elle se montra, tout à coup, si passionnée dans ses vœux, si exclusive dans ses choix et ses mesures, si obstinément hostile aux idées de conciliation, de travail utile et de progrès, qu'elle s'aliéna presque tous ceux qui lui avaient offert crédit et confiance.

Ceux qu'on appelait les purs étaient les plus déraisonnables. Les ultras, les extrémistes, qui poussaient la Restauration aux coups de force, aux répressions violentes, l'avaient donc emporté ! Louis XVIII avait eu beau dire qu'on pilerait tous les Bourbons dans un mortier sans en faire sortir un grain de despotisme : l'esprit de vengeance triomphait. Était-ce un temps de liberté que celui où, malgré la constitution et la Charte, il fallait faire des concessions de toutes les minutes aux passions de la Cour, à la faiblesse du roi, à l'autoritarisme des princes de sa maison, à l'esprit intolérant de la société, à la domination de l'Église, à la funeste influence d'un parti, qui ne tendait à rien moins qu'à faire rétrograder la France jusqu'aux frontières du XVIIe siècle. Alors que tant de besoins urgents, tant de plaies à guérir, tant de grandes questions administratives en souffrance réclamaient l'attention la plus vigilante du gouvernement et des Chambres, on voyait les Assemblées législatives uniquement occupées de mesures de police et de persécutions individuelles. Les listes de proscription, les arrestations, les procès de tendances ne suspendaient point, depuis des mois, leur action vexatoire. L'impression d'un douloureux malaise pesait sur la capitale et sur la France. Talleyrand, tout en se mêlant à des intrigues peu louables, dont le but était de renverser le duc de Richelieu, tenait les yeux très ouverts sur les périls intérieurs. Il avait sévèrement jugé les crimes de la Terreur blanche, les sanglantes émeutes du Midi, les affreux excès du Gard, des Bouches-du-Rhône, de Toulouse ; il continuait d'enregistrer les fautes graves du gouvernement, qui s'était séparé de lui. Que les façons affables et obligeantes de la famille d'Orléans, pensait-il, formaient un avantageux contraste avec celles de la branche aînée, si rudes et si décourageantes à l'affection de ses serviteurs ou du peuple ! Et cette réflexion lui donnait à songer.

Tandis que fort imprudemment le roi, par mille tracasseries, à tout propos renouvelées, par des avanies publiques, se rendait hostiles des parents, qui avaient le tort à ses yeux, d'être des rivaux éventuels[23], les partisans de l'opposition affectaient de se serrer autour du duc d'Orléans et de le proclamer leur chef ; insensiblement ils habituaient son esprit à l'idée d'en exercer le rôle[24]. Talleyrand s'avançait doucement de ce côté, — dérivant, de temps à autre, sous l'action des courants politiques du jour, — tantôt calculant sur la confusion pour se rendre nécessaire, tantôt se désappointant de n'y avoir pas réussi[25], soufflant des tempêtes dans l'espoir d'être appelé à les apaiser et, comme toujours, frayant des chemins à l'imprévu.

La France ne désirait que d'être gouvernée, mais qui donc, résolument et d'une manière stable, la gouvernerait ?

L'avant-veille de la publication de l'ordonnance, qui provoqua la dissolution de la Chambre introuvable devenue un objet d'effroi pour tous les partis et pour tous les intérêts, il s'était retiré à Valençay en homme circonspect, apparemment détaché des suites de la crise, mais y pensant fort, au contraire, et attendant un signe, un appel — que le roi ne lui fit point.

Il aurait plu aux Anglais de lui voir reprendre, quoique d'une main un peu molle, les rênes de l'administration. Leurs diplomates en parlèrent. Quant à lui, le désir en était si proche de son cœur qu'il faillit, à force d'en souhaiter la réalisation, se placer dans une situation très fausse. Peu avant la réunion des nouveaux députés à Paris, les ultra-royalistes, convaincus qu'il n'existait, parmi ceux-là, aucun personnage d'une réputation politique suffisante pour être le chef d'un ministère, n'avaient rien trouvé de mieux que de s'offrir au prince de Talleyrand, c'est-à-dire, suivant la remarque de l'ambassadeur de Russie, au même homme qu'ils désignaient, il y avait moins d'un an, comme digne du dernier supplice.

Lui-même s'était prêté à cette transaction. Peu s'en fallut qu'il ne s'engageât dans une manœuvre équivoque, fort périlleuse, et d'où sa réputation ne fût pas sortie sans blessure. Cette sorte de replâtrage ayant échoué, il accentua à la Chambre des pairs, son rôle d'opposition — au grand déplaisir du roi ; car, Louis XVIII voulait bien se priver de ses services, mais endurait mal ses critiques.

Trop habile pour ne point discerner que la fièvre de l'indépendance s'accroissait, de jour en jour, et qu'elle ferait explosion infailliblement si on ne savait la prévenir ou la diriger, il avait gouverné son esquif dans la direction des idées de gauche. Ce n'était pas sans de bonnes raisons qu'il reprochait aux députés du centre droit de parler et d'agir, comme s'ils eussent voulu ramener l'ancien régime, avec les abus qui avaient été cause de sa perte[26]. Il s'était bien trouvé quelqu'un pour lui riposter, sur le ton de la plaisanterie : Mais, monseigneur, nous savons tous qu'il est impossible de rétablir cet ancien régime. Qu'est-ce qui pourrait refaire de vous un évêque ? La réplique était de circonstance, peut-être. Les observations, qui l'avaient provoquée, n'en étaient pas moins solides. Déjà en 1816, il avait eu l'initiative d'une loi d'amnistie, devant la Chambre haute[27]. On le vit, en 1821, se poser en défenseur de la liberté de la presse :

Tenons pour certain, déclarait-il à la Chambre des pairs, que ce qui est déclaré bon et utile par tous les hommes éclairés d'un pays, sans variation, pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est, Messieurs, la liberté de la presse.

Étrange coïncidence des événements ! Vers le moment où il signifiait cet avertissement à la monarchie, impatiente de rétablir la censure, pendant que la réaction funeste de 1815 réapparaissait, autoritaire et bruyante dans les conseils comme dans la proposition des lois, que de nouveau le gouvernement reculait et déviait, on apprenait, à Paris, la mort de l'homme, qui fut l'incarnation la plus absolue du pouvoir personnel. Napoléon avait cessé de vivre. Toute cette existence d'efforts démesurés, de luttes gigantesques, de combinaisons grandioses et stériles, était donc terminée. L'épopée fulgurante dont l'éclair s'alluma dans un modeste berceau pour s'élancer jusqu'au soleil, s'était éteinte dans l'ombre et le silence d'une île déserte. Et la disparition de ce terrible remueur de peuples avait eu lieu, sans produire aucune espèce de sensation dans le monde. Paris n'en avait été ni très surpris, ni très ému. Le fait s'était passé hors de son horizon, de l'autre côté de l'Océan ; on n'y prêta que l'importance d'une aventure finie. Quand on avait annoncé à M. de Talleyrand la mort de Napoléon : C'est une nouvelle, dit-il, ce n'est pas un événement.

Toute l'attention était captée par le spectacle inférieur des luttes de partis ; elle allait aux conspirations actives ou assoupies, qui minaient peu à peu l'autorité des Bourbons ; elle s'absorbait à compter les faux pas par lesquels la Restauration faisait, comme à plaisir, le jeu de ses adversaires. Personne n'en tenait un compte plus attentif que Talleyrand, bien qu'il protestât de son profond détachement et déclarât ne plus nourrir qu'un suprême et cher espoir, celui de s'éteindre en paix, à l'ombre du trône légitime. En 1822, il avait repris, à la Chambre des pairs, les développements de son opposition rai sonnée contre la réaction prépondérante, lui présageant les conséquences des lois par lesquelles elle voulait enchaîner la liberté de penser et d'écrire, dénonçant la voie fatale, où s'embarrassait le principe monarchique. L'année suivante, il ne craignit point de se prononcer énergiquement contre l'inutile guerre d'Espagne en reprenant des arguments, qu'il avait fait valoir dans la même cause, treize années auparavant. L'écho de ses paroles, quoique exagérément pessimistes, avait fortement porté. Si bien qu'on se demanda s'il ne serait pas atteint lui-même de leur contre-coup. On assurait déjà que sa disgrâce, cette fois, serait complète ; dans Paris circulait la nouvelle de son exil prochain. Le bruit. en était arrivé jusqu'à ses oreilles, lorsqu'il fut mandé au Château. La conversation se fit aigre-douce entre ces deux hommes d'esprit : Louis XVIII et Talleyrand, entre le maître, fâché qu'on discutât ses résolutions, et le serviteur opposant :

Est-ce que vous ne comptez pas retourner à la campagne ? demanda brusquement le roi.

Non, Sire, à, moins que Votre Majesté n'aille à Fontainebleau ; alors j'aurais l'honneur de l'accompagner pour remplir les devoirs de ma charge.

Non, non, ce n'est pas cela que je veux dire : je demande si vous n'allez pas repartir pour vos terres ?

Non, Sire.

Ah !... mais dites-moi un peu, combien y a-t-il de Paris à Valençay ?

Sire, il y a quatorze lieues de plus que de Paris à Gand.

La riposte ne le cédait pas à l'attaque. Les adversaires avaient croisé le fer élégamment. Il n'y eut que des mots échangés sans blessure.

§

Cette partie de l'existence de Talleyrand fut traversée de quelques épines douloureuses. Il ne s'en dégagea point sans peine. Des inimitiés endormies se réveillèrent, n'attendant que l'occasion d'éclater. La publication retentissante du manuscrit de Sainte-Hélène, tout imprégné des rancœurs de Napoléon contre Talleyrand et chargé des imputations les plus graves sur la part directe, que son ancien ministre aurait prise au crime de 'Vincennes, en fournit le signal et le prétexte. Puis, était survenu le coup de surprise du duc de Rovigo. En mettant au jour les feuillets de ses mémoires relatifs à l'assassinat politique du dernier des Condés, il avait jeté de nouveaux brandons dans le feu des passions surexcitées. Il accusait de la façon la plus formelle Talleyrand d'avoir préparé et conseillé l'arrestation du prince. Cédant à des suggestions dont les calculs furent trompés, l'ancien ministre de la police impériale avait espéré de la monarchie bourbonienne qu'elle lui tiendrait libéralement compte de son apparente sincérité. Des remerciements, des honneurs, peut-être, en seraient la récompense. On lui ferma les Tuileries.

Talleyrand, qui se tenait éloigné de Paris, sous les verdures de Valençay tressaillit de joie en apprenant l'échec notoire de Savary. Il souhaita d'obtenir une satisfaction encore plus éclatante. Dédaignant de répondre à son accusateur, il sollicita du roi que la Chambre des pairs pût ordonner une enquête dont il attendrait les résultats sans inquiétude. Et il ne s'en était pas tenu à cette unique requête, dont les suites furent, d'ailleurs, négatives[28].

Dans le fort de l'émotion, que lui causa une attaque aussi imprévue grossie par la malfaisance de ses adversaires, il avait Cru devoir s'expliquer longuement. Il voulut présenter sa défense et repousser le sang, que des haines passionnées et cupides prétendaient faire rejaillir sur sa tête. Douze feuillets pleins furent couverts de ses raisons, mais exprimées avec tant de prudence et si mesurées dans les termes, qu'elles en étaient presque devenues obscures. Sire, avait-il commencé par dire, je ne vous apprendrai rien[29]... Il fut remarqué, en effet, que Louis XVIII n'apprit rien ou peu de chose, à la lecture de ce long mémoire justificatif. Toutefois, il lui donna gain de cause, d'une manière généreuse et délicate, en lui écrivant :

Vous pouvez revenir ici, vous n'y trouverez plus personne qui vous déplaise.

Cette réponse vraiment royale produisit des effets salutaires.

Les ennemis coalisés de Talleyrand étaient allés bien au delà de l'épisode douloureux et encore mal éclairci, qui a laissé une tache ineffaçable sur l'écusson de gloire du Premier Consul. Sa conduite privée et publique avait été fouillée avec un acharnement tel que l'imperturbable diplomate en avait eu l'âme et les sens bouleversés. Il était accouru de sa campagne pour se disculper auprès du roi des charges dont on l'accablait. Louis XVIII mit son honneur à couvrir l'homme d'État, qui l'avait fait roi, en 1814. Alors, comme par miracle, le flot des colères rebroussa chemin. De leur côté, les mondains de haut étage, qui avaient réservé leur opinion jusqu'au moment de connaître celle du monarque, se retournèrent complaisamment vers celui qu'ils auraient aussi bien, la veille, conspué et lapidé.

Talleyrand n'en était pas moins passé par une pénible et difficile épreuve. IL put, alors, faire le compte de ses amis ; nombre de ceux qui s'en donnaient le titre ne s'étaient prononcés qu'après l'écoulement de l'orage. D'autres gardèrent un prudent silence. Il attendait en particulier de l'archevêque de Paris, M. de Quélen, un mot de réconfort et d'appui moral. Ce fut une autre sorte d'encouragement qu'il en reçut, une lettre de confesseur, le pressant de se justifier complètement, par une réparation franche et entière envers l'Église, dont il avait tant affligé le cœur maternel.

Cette lettre n'arrivait pas à son heure. Talleyrand la rangea dans un tiroir de son secrétaire et l'y oublia, pendant de longues années.

Rovigo en 1824, Maubreuil en 1827 : deux noms, deux souvenirs, qui marquèrent très désagréablement dans sa mémoire.

Le 21 janvier 1827, le prince venait d'assister à la cérémonie expiatoire de la mort de Louis XVI, en la cathédrale de Saint-Denis. Costumé de grand deuil appuyé au bras de M. de Bacourt, il franchissait le parvis de la vieille basilique, allant rejoindre son carrosse, lorsqu'un homme emporté par une ancienne vindicte, le comte de Maubreuil — un fanatique, un aventurier —, se dressa devant lui, le saisit au col d'une main brutale et, de l'autre main, avec une violence inouïe, le frappa au visage. Impassible, ne jugeant point qu'il eût à se colleter avec cet étrange gentilhomme, Talleyrand continua son chemin et monta dans sa voiture. Il n'avait prononcé qu'une parole : Oh ! quel coup de poing !, comme d'une action qui lui aurait été étrangère, c'est-à-dire, quel geste de malotru, de coltineur, de savoyard !

Ce n'était pas le soufflet élégant, effleuré d'une main aristocratique, seulement pour préciser l'injure, auquel on est tenu de répondre par un échange de cartes ou l'envoi de deux témoins ; non, mais l'attaque grossière d'un homme sans éducation et avec lequel on ne se commet point. Sur quel ton de suprême dédain parlait-il de cet incident et de son auteur également méprisables ! Il écrivait peu de temps après, à la comtesse Mollien, de son air le plus dégagé :

L'affaire Maubreuil, que je lis dans les journaux, me paraît se réduire à ceci : Donnez-moi de l'argent, ou je ferai du scandale. On ne lui donne pas d'argent, et il fait du scandale, si l'on peut appeler scandale des injures bien grossières adressées par un voleur de grand chemin à des gens qu'il n'a jamais vus. Il n'avait pas à s'occuper d'une telle chose ! Mais on s'en occupa pour lui, de la façon dont il le désirait, sans doute, en condamnant à la prison l'atrabilaire marquis d'Orvault de Maubreuil[30].

Dans l'intervalle de ces deux faits divers, et pendant qu'il voyageait dans le Midi, pour y respirer les senteurs embaumées des îles d'Hyères[31], bien des événements graves s'étaient passés : la mort de Louis XVIII, le couronnement de Charles X, le faux départ du nouveau règne et les entreprises malheureuses par lesquelles un parti plus imprudent encore que coupable, d'ailleurs égoïste et vaniteux, sans ménagements ni impartialité, poussait celui qu'il prétendait servir dans le fossé de la révolution.

A. plusieurs reprises, Talleyrand formula des leçons de prudence, qu'on eut le tort de ne pas entendre. Tantôt à la Chambre des pairs et tantôt dans le cercle des entretiens privés[32], il avait exposé les périls de la politique intérieure et extérieure, telle qu'il la voyait comprise. Quand cesseront-ils de délirer ? C'était l'incessante question qu'il se posait, ainsi que tous les hommes éclairés du jour. En dépit des expériences malheureuses du passé, le pouvoir avait reforgé des armes contre la presse. Une censure vexatoire et puérilement méticuleuse recommençait à se faire l'instrument docile de la compression morale. Les personnages les plus impopulaires du pays allaient s'emparer des volontés d'un prince à la fois crédule et obstiné, faible et violent, le pousser aux pires extrémités et s'y perdre avec lui. La haine contre le roi et sa famille augmentait chaque jour, dans le pays ; mais, loin de s'attacher par des mesures conciliatrices à l'affaiblir, à la transformer en amour, le gouvernement semblait tout exprès travailler pour l'accroître et l'envenimer. Est-ce ici le lieu de rappeler l'immense mécontentement que provoquèrent, tour à tour, le vote de la loi contre le sacrilège, l'indemnité d'un milliard accordée aux émigrés, et l'ultime erreur qui déchaîna la vague populaire ?

Le 11 juin 1830, Talleyrand écrivait avec une rare clairvoyance à son amie la princesse de Vaudémont :

Le moment décisif approche ; je ne vois ni boussole ni pilote et rien ne peut empêcher un naufrage ; c'est là ce qui inquiète tout le monde, et tout le monde de toutes les classes.

La lutte entre le ministère de Polignac et la nation en était à sa période la plus aiguë. Royer-Collard venait de répondre à ceux qui lui demandaient quelle en pourrait être la fin : Une fin ? Il y en aura sûrement une. Une issue ? Je n'en vois pas. Le peuple de Paris la trouva : ce fut l'émeute victorieuse. Par la fatalité de ses origines, par l'obstination de ses princes et de leurs amis, enfin par la puissance et le nombre de ses adversaires, la maison de Bourbon avait irrémédiablement sombré. Charles X était parti du rivage français avec toute la majesté royale. Mais, il était parti !

§

On en était à la dernière des trois journées dites les Trois Glorieuses. Talleyrand appela son secrétaire Colmache et lui donna l'ordre suivant : Allez, de ma part, à Neuilly ; obtenez, par tous les moyens possibles, une audience de Madame Adélaïde. Remettez-lui ce papier, et lorsqu'elle l'aura lu, assurez-vous qu'elle le brillera, ou bien rapportez-le-moi.

Quel mystérieux avis contenait le papier tant recommandé ? Rien que ces mots : Vous pouvez avoir confiance dans le porteur, qui est mon secrétaire. Talleyrand se méfia toujours des engagements écrits. Mais il avait nettement spécifié à Colmache sa mission verbale :

Lorsque Madame aura lu le billet, lui avait-il recommandé, vous lui déclarerez qu'il n'y a pas un moment à perdre. Le duc d'Orléans doit être ici, demain. Il ne doit pas prendre d'autre titre que celui de lieutenant général du royaume, qui lui a été conféré. Le reste viendra.

Et, en effet, le reste vint comme il l'avait prévu.

Ah ! ce bon prince, s'était écriée Madame Adélaïde en parcourant le précieux billet, j'étais bien certaine qu'il ne nous oublierait pas.

Le bon prince n'y était-il pas tout préparé ? Certain philosophe a dit que l'événement le plus attendu prenait au dépourvu l'esprit le plus attentif. Ce ne fut point le cas pour Talleyrand, en juillet 1830. L'idée d'une substitution de la branche cadette à la branche aînée de la famille royale — à l'instar de ce qui s'était fait en Angleterre, en 1688 —, cette idée-là courait les rues depuis l'avènement de Charles X ; il le savait et si bien qu'il l'avait dit, en propres ternies.

Ce fut le secret de Talleyrand d'arriver toujours à l'heure utile et sûre. Presque aussitôt après le vote du 8 août, qui décerna la couronne à Louis-Philippe, lieutenant général du royaume, et triompha de ses craintes d'aventures, de ses hésitations dernières entre l'attrait du pouvoir et le respect de la parole donnée[33], Talleyrand se rendit en diligence auprès de lui. Le sujet de l'entretien se fixa sur l'impression qu'avait dû produire en Europe le renversement de Charles X, sur les appréhensions que ne manqueraient pas d'inspirer les origines populaires du nouveau règne, et sur le courant d'opinion qu'il importait de créer. Il fallait rassurer les monarchies, qui déjà s'armaient contre la menace d'une propagande libérale par les idées et par le fait ; puis, au moyen de relations diplomatiques régulièrement établies, confirmer les paroles de Louis-Philippe, montant sur le trône : La France sera respectée au dehors, la paix de l'Europe sera garantie.

Les deux nobles interlocuteurs s'étaient rencontrés dans la pensée qu'il convenait, tout d'abord de tourner le regard vers l'Angleterre. Entamer de ce côté les préliminaires des négociations générales, se concilier, en premier lieu, une nation, qui non seulement était la proche voisine de la France, mais qui par ses révolutions passées, par ses institutions présentes, devait être la plus accueillante au nouvel ordre de choses ; c'était la marche à suivre, sans attendre. La reconnaissance de la monarchie constitutionnelle française, une fois obtenue du cabinet anglais, les autres cabinets étrangers ne tarderaient pas à suivre l'exemple venu de Louches. Mais c'était là qu'il était urgent de se rendre et d'établir le pivot d'une politique européenne pacifique.

L'ambassadeur expérimenté, que réclamait la situation, s'était désigné lui-même en exposant les qualités nécessaires à cette mission délicate. Le roi offrit à Talleyrand d'en accepter la charge et l'honneur. Le bon prince simula une vague résistance, allégua son grand âge et les difficultés sans nombre que laissait prévoir une telle mission, dans l'état de trouble où se trouvait l'Europe entière. Les instances du roi et les prières moins sincères de son ministre Molé n'eurent pas beaucoup de peine à convaincre Talleyrand qu'il était le seul homme capable de mener aux solutions souhaitées une entreprise aussi importante et que de récents événements européens, sur lesquels étaient divisés les intérêts des puissances, compliquaient encore. C'était en première ligne la révolution belge, née du contrecoup de la révolution française, et qui venait de briser dans une de ses parties essentielles l'œuvre des traités de 1814 et de 1815. Un acte séparé et secret du traité du 30 mai 1814 l'avait stipulé expressément :

L'établissement d'un juste équilibre en Europe exigeant que la hollande soit constituée dans des proportions qui la mettent à même de soutenir son indépendance par ses propres moyens, les pays compris entre la mer, les frontières de la France telles qu'elles se trouvent à présent réglées, et la Meuse seront réunies, à toute perpétuité, à la Hollande.

Or, cette clause de perpétuité avait été violemment déchirée, après une si courte durée d'existence. Il était fort à craindre que l'Europe ne vit pas d'un cœur tranquille la ruine d'une combinaison à laquelle elle avait attaché les espérances d'une longue paix. La France ne voudrait-elle pas en profiter pour se rendre à nouveau militante et dangereuse à la tranquillité des autres nations, maintenant que se voyait détruite la forte machine de guerre placée par la coalition sur les points les plus vulnérables de ses frontières ? Les hostilités endormies pendant quinze années se réveillaient de toutes parts. La situation se faisait grave. Il fallait obtenir, au plus tôt, des puissances qu'elles renonçassent au principe d'intervention, que la France avait eu le tort d'appliquer dernièrement, dans les affaires d'Espagne et auquel l'autoritaire Metternich se tenait avec la dernière rigueur[34]. Cette politique contraire à toute immixtion étrangère dans le gouvernement intérieur d'un pays, Talleyrand l'avait mise en valeur, en 1792, dans sa correspondance diplomatique de Londres. Il allait s'y vouer de tout son effort, en s'aidant du point d'appui solide qu'il espérait bien se sentir sous la main, cette fois, en Angleterre[35].

Il partit, emportant avec lui ce sentiment profond et juste que son nom, les services qu'il avait rendus à l'Europe, en d'autres temps, enfin les efforts de sa diplomatie prudente parviendraient à conjurer le malheur, qui parut, un moment, inévitable : une guerre révolutionnaire et universelle.

La traversée n'avait pas été des meilleures. Sept heures de vent contraire la rendirent plutôt pénible. Mais, on oublie vite ce genre d'ennui, quand le péril ou les malaises en sont passés. A l'heure matinale où il débarqua à Douvres, une foule considérable couvrait le rivage. Le canon de la place avait annoncé l'arrivée du représentant du roi de France. Et les mêmes saluts furent répétés, au moment du départ. Dès qu'il fut à Londres, jusqu'où l'avait accompagné une garde d'honneur, il prenait la plume pour écrire à Mme de Dino et à la princesse de Vaudémont, sa fidèle amie, ses premières impressions en touchant le sol anglais. Il y avait du changement, à Londres, depuis le temps qu'il n'y était venu. Des quartiers absolument neufs s'y étaient espacés. La ville lui sembla beaucoup plus belle, au premier aspect, qu'il ne l'avait laissée.

Aussitôt qu'il eut renoué connaissance avec l'air du pays, où il allait vivre plusieurs années, il s'empressa de remettre ses lettres de créance. Le ministère tory de Wellington et d'Aberdeen, maintenu au pouvoir par le nouveau roi Guillaume IV, lui ménagea un accueil aussi flatteur qu'encourageant. Il eut la satisfaction de le trouver convaincu que le mouvement français de la fin de Juillet n'avait été conduit par personne : que l'indignation contre les fauteurs de coup d'État avait été le lien général ; que le duc d'Orléans avait été, pour ainsi dire, contraint à accepter la lieutenance générale du royaume et plus tard la couronne ; qu'en l'occupant il avait rempli un devoir et qu'en remplissant ce devoir il. avait rendu un service essentiel à l'Europe. Avant d'entrer dans la discussion des affaires de la Belgique, qui étaient à l'ordre du jour, il avait obtenu déjà ce résultat, qui présageait d'une prompte acceptation ; et pour lui-même s'y étaient ajoutées les plus agréables satisfactions d'amour-propre. Talleyrand, qui s'était réjoui, dans son âme et conscience, de quitter Paris, encore secoué du frisson des barricades, sentit augmenter de beaucoup son contentement, au milieu de la société anglaise, quand il s'y vit l'objet d'attentions et d'égards infinis. La noblesse londonienne le recherchait avec ardeur. Il était invité, prié de toutes parts. Les diplomates de tous pays, relate un témoin de ses succès, pliaient devant lui, sauf un seul, qu'il retrouvera plus tard obsédant et contredisant, acharné à lui disputer chaque pouce de terrain, toujours prêt à le poinçonner de mille chicanes, dans les petites choses comme dans les grandes, un terrible gêneur : lord Palmerston. Mais on était loin du jour, où ce dernier devenu tout puissant, réussira à faire prendre en dégoût le séjour de Londres, au prince de Talleyrand lui-même, si passionné de la vie et des idées anglaises ! Pour le moment, comment se plaindrait-il ? Son ascendant est complet. Il reçoit, partout, un accueil pénétré de respect, sans avoir à subir, de retour, les condescendances des inutiles visites. Il s'y comptait, il se berce, en ces douceurs, pendant les premiers jours, avec un plaisir visible, si bien que ses correspondances diplomatiques paraissent en souffrir. Il a rapporté, la plume en main, à Louis-Philippe, à sa sœur Madame Adélaïde et à son ministre des Affaires étrangères, que lord Aberdeen et le duc de Wellington l'ont favorisé d'entretiens pleins d'agrément, qu'il est entouré d'une considération extrême, que l'honneur principal en revient au roi, dont l'éloge est dans toutes les bouches, que les prévenances arrivent de tous côtés, à l'ambassade française. Mais ses communications sur le conflit hollando-belge, sur les débats de la conférence de Londres, manquent un peu de fréquence et de précision. Molé, qui tient à lui faire sentir son autorité, tandis que l'ambassadeur voudrait bien s'en affranchir[36], se plaint, admoneste, rappelle à l'envoyé de France ses instructions et lui réclame des nouvelles avec une insistance légèrement impérieuse[37].

Cependant, il ne néglige pas les intérêts dont il a la charge, et qu'il lui plairait de gérer, sans intermédiaire distant entre Louis-Philippe et lui-même ; il s'occupe, avec la sollicitude qu'elles commandent, des affaires de Belgique et de Portugal, et s'applique, le plus soigneusement du monde, à trouver dans cette question irritante de la séparation des Pays-Bas un arrangement capable d'affermir la paix générale au lieu de l'ébranler. Il avait pris possession de son ambassade, le septembre. Le 3 octobre, il pouvait envoyer à Paris cette ferme déclaration qu'il était parvenu à assurer le concert des puissances ; le 6, que l'Angleterre ne répondrait à la demande de secours du roi des Pays-Bas qu'après entente avec la France : le 8, que la Prusse agirait comme l'Angleterre ; et il ajoutait, le 11, que les autres puissances, la Russie la première, viendraient ainsi, l'une après l'autre, se placer derrière la brande-Bretagne.

Mais, quelle heureuse phase de sa carrière finissante !

Trente-huit années auparavant, il n'avait rencontré, dans ces mêmes lieux, que soupçon, défiance, inimitié couverte ou déclarée. Et maintenant, saisissant est le contraste de l'autorité dont il dispose, du prestige qui l'environne. Il est plus que le délégué de son pays auprès d'une nation étrangère ; il est le vrai ministre, le ministre sans portefeuille du gouvernement qu'il représente.

Encore une fois il a donc en main de grandes affaires. Lorsque, pendant ces années de 1830 et de 1831, au milieu des contestations inouïes que soulèveront contre les intérêts de la France et ceux de la jeune Belgique aspirant à voir reconnaître son indépendance : les démonstrations militaires de la Hollande, le vif mécontentement de la Russie, le désir ardent du tsar Nicolas de créer un prétexte de conflit, les sentiments douteux de l'Autriche et les dispositions malveillantes de la Prusse ; lorsque, correspondant avec le roi, recevant ses impulsions à la fois pleines de sagesse et d'entrain, y répondant avec une compréhension lucide et sûre[38], il sera parvenu à fixer le repos des peuples, vraiment Talleyrand aura vu revivre, à la Conférence dé Londres, les grands jours du Congrès de Vienne. Avec quel mépris, à cette hauteur, pouvaient-ils parler, lui et les personnes de son entourage, des politiciens bavards de Paris, ceux qu'ils appelaient les hurleurs de la Chambre !

N'ayant besoin que de peu de sommeil, il suffisait à tout sans apparence de fatigue. Suivant le récit d'un de ceux qui le virent à l'œuvre, en 1831, au fort des conférences, il avait coutume de mettre sur les dents ses plus jeunes collègues ; en plus d'une rencontre ses yeux étaient ouverts, comme après une nuit de bon repos, tandis que lord Palmerston sommeillait. C'était encore l'une de ses victoires pacifiques[39].

§

Les occupations de Talleyrand ne l'absorbaient pas tout entier. Des compensations aimables se mariaient à tant de sérieux labeurs[40]. Des plaisirs à heure fixe, partagés avec Mme de Dino qui était venue le rejoindre à Londres et tenir sa maison ; des réceptions officielles de grande allure, des défilés de cour, des galas de théâtre, des dîners et des fêtes magnifiquement ordonnés chez les autres comme chez lui-même[41], le distrayaient des protocoles où il dépensait une si belle énergie de travail.

Il y avait une circulation continuelle de monde à l'ambassade française. Des visiteurs de Paris se présentaient souvent aux audiences du prince. Entre ceux qu'il reçut, à cette date, de façon particulière, se rencontre le nom de Jules Michelet. Le célèbre historien en rapporta des impressions si vives qu'on aurait tort de les passer sous silence.

Michelet avait un semblant de mission à remplir. L'objet s'en réduisait à un échange de sceaux entre la France et l'Angleterre. Il avait obtenu une première entrevue dans le milieu du jour. Soit que la conversation eût été trop écourtée, à son sens, soit que Talleyrand n'eût pas pris assez garde aux mérites de l'écrivain, Jules Michelet en était sorti mal impressionné, trouvant que le diplomate avait l'âme sèche et découvrant en l'homme une nature morale équivoque.

Cependant, il a été invité à dîner, pour le soir même, afin de causer plus à l'aise, ce qui n'était pas, en l'espèce, une preuve de mauvais vouloir. Mais l'amour propre des poètes fut toujours si chatouilleux !

A heures sonnant, l'invité de Son Excellence a pris la direction d'Oxford-Street. Il arrive bientôt à l'ambassade et il en franchit la porte sans se douter qu'il va tomber en plein dîner diplomatique. La duchesse de Dino préside la table. D'être séduit par l'éclat de ses longs yeux noirs, il ne pouvait manquer de l'être. Il l'est beaucoup moins par sa minceur extrême, qu'il qualifie de maigreur effrayante. Talleyrand, remarque-t-il, ne la quitte pas des yeux ; il s'absorbe à la considérer cette nièce bien-aimée — au point de négliger complètement la voisine aimable qu'il a prise à sa droite. L'ambassadeur s'occupe davantage du docteur Koreff, assis à sa gauche, un rubicond disciple d'Esculape, qui a le verbe abondant et haut sur les questions relevant de son art. Koreff, lui demande son amphitryon, bien onctueux, bien attentif, ne voulez-vous pas boire de ce vin vieux avec moi ? Puis, il reporte ses yeux en face. Et la voisine oubliée n'a que des marques distantes de son attention.

Aux côtés de la duchesse de Dino se voient M. de Bülow et l'ambassadeur de Belgique van de Veyer. On aura nommé tous les principaux convives, si l'on ajoute M. de Bacourt, le premier secrétaire de l'ambassade française, très calme et très posé, tout à la ressemblance de son chef, et le représentant de la Russie, au contraire fort nerveux et agité.

Le dîner s'achève. On passe dans le cabinet du prince, où s'engage aussitôt, les femmes s'étant retirées au salon, une conversation toute politique. A la Chambre des lords, fut posée, discutée, la veille, la question de la maternité dans le paupérisme. Le pour et le contre se croisent sur cet intéressant sujet, qui passionne, d'abord, l'imagination vive et tendre de l'auteur de la Femme et de l'Amour. Il se contient, néanmoins, et laisse parler l'ambassadeur belge, rapportant ses impressions de la séance même, à laquelle il avait assisté. Michelet n'est pas longtemps à s'apercevoir que, dans ces débats sur un point d'humanité générale, Talleyrand réserve ses sympathies à l'idée exclusivement anglaise, et qu'il ne dissimule en rien ses préférences manifestes à l'égard d'un pays, qui lui représente l'idée même du monde. Le cœur du chaleureux écrivain en frémit. Comment, en présence de ces illustres étrangers, se retiendrait-il d'exhaler son sentiment patriotique ?

Et notre passé ? s'écrie-t-il en s'adressant à Talleyrand ? Et les saintes, les belles, les grandes folies de notre histoire : les Croisades, la Pucelle, la Révolution ! Qu'en faites-vous ?

La raison froide du diplomate n'est pas émue de cette véhémente tirade :

Les Croisades ? Peuh ! les Anglais liront cela dans Walter Scott.

Les paroles s'échauffent. Michelet n'admet pas l'idée de la prééminence anglaise.

Mais, Si, pour vous, ce peuple est en tout le premier, comment se fait-il qu'il est, aujourd'hui, le plus embarrassé par la question ?

Sans sortir de son calme, Talleyrand rétorque des raisons de fait :

Embarrassée ? L'Angleterre ne l'est nullement. L'inégalité ne choque personne, ici, elle est passée dans les mœurs. Les démonstrations ouvrières et les associations n'ont rien de révolutionnaire. L'équilibre est assuré pour longtemps.

Michelet se pique et s'emporte contre cette imperturbabilité d'oracle et cet optimisme à outrance ; il démontre avec force la divergence des intérêts existant entre les deux nations, dans la sphère du commerce comme dans celle de l'industrie. Tous les regards sont fixés sur les deux interlocuteurs. Le prince de Bénévent, qui n'était pas préparé à une si chaude attaque, opère une diversion habile et, sans se prononcer ni pour ni contre, passe à un autre sujet. Michelet ne douta point qu'il ne l'eût fort embarrassé. C'était un succès. Mais on ne l'invita plus à l'ambassade.

Des visites et des excursions, dans la campagne, en quelques-uns des beaux domaines de l'aristocratie britannique, jetaient une agréable diversité dans cette existence si remplie. Ainsi, par une journée d'octobre, profitant d'un doux soleil, il s'était rendu chez lady Jersey, en sa maison fort recherchée, ornée de bon goût et pleine de très belles vieilleries. Une autre fois, c'était à Eridge-Caste, chez un cousin de lord Warwick, dans l'un des sites les plus boisés et les plus romantiques qu'il fût possible d'imaginer. Mme de Dino se portait souvent seule à ce genre de voyages courts, où le prince n'était pas toujours libre d'accompagner ses pas. Elle a raconté, par exemple, comment en revenant de Tunbridge, elle avait eu la curiosité de connaître l'antique château de Knowles, où dormaient tant de souvenirs historiques, depuis Jean-Sans-Terre, qui l'avait construit, et d'admirer là quelques peintures superbes, des meubles du temps de Jacques II et l'appartement orné d'un lit en brocart d'or et d'argent, où le premier comte de Dorset avait reçu ce fils de Marie Stuart. Pendant que Mme de Dino excursionnait, observait, recevait, le prince de Talleyrand continuait d'agir.

De Paris le nouveau ministre Casimir-Périer lui avait abandonné tonte latitude et toute liberté. D'une bonne grâce parfaite, le puissant orateur avait bien voulu convenir que, ne connaissant point, comme ce vétéran de la diplomatie européenne, les relations avec l'étranger, hérissées d'embarras, compliquées et secrètes, il lui paraissait simplement juste de se laisser diriger sur la marche à suivre par une expérience sans rivale. Aucune ingérence pointilleuse ou jalouse n'empêchait Talleyrand de confirmer ce qu'il avait préparé. Le 17 avril 1831, il apposa la signature du roi au protocole décisif du 19 février, fixant l'indépendance de la Belgique, ainsi que l'établissement d'un gouvernement constitutionnel en Luxembourg, mais imposant à la première la démolition des forteresses construites contre la France après les traités de Vienne. Le patriotisme ombrageux des Belges faillit rallumer la guerre, que le ministre de Louis-Philippe avait tout fait pour éviter. Dans les entrefaites, il était tombé malade ; mais si grande était son autorité sur les diplomates russes et prussiens, et son concours, en face de leur résistance, si utile à Léopold et aux Anglais, que la conférence se transporta auprès de son lit[42]. Enfin, malgré le retour offensif de la hollande, qui avait provoqué l'intervention armée de la France, tout s'apaisa. Le 14 octobre, la Conférence avait arrêté définitivement le traité des vingt-quatre articles qui, s'il ne contenta point tout le monde, lit prévaloir sur des intérêts particuliers en désaccord un intérêt européen de premier ordre.

Entre temps, des nouvelles d'une autre nature venaient de Paris au prince, l'instruisant des embarras de la politique constitutionnelle et de l'état troublé de la capitale en perpétuelle effervescence ; elles le renseignaient plus qu'il ne l'aurait désiré sur l'impopularité, qui déjà se formait autour du roi[43], sur la décomposition du ministère, sur les mécontentements qui s'élevaient de toutes parts, quand, au contraire, on aurait eu tout lieu de se montrer tranquille et satisfait, enfin sur mille détails de la vie intérieure peu réjouissants pour la plupart, et qui affaiblissaient son désir de rentrer en France.

On l'y verrait, volontiers, cependant, ne serait-ce que pour aider à la solution du problème ministériel. Au mois de niai 1832, Charles de Rémusat, envoyé en mission par son groupe du juste milieu, a voulu pressentir ses dispositions à accepter la présidence du Conseil. La proposition, toute flatteuse qu'elle soit, l'a trouvé sur ses gardes. Trop de complications lui gâteraient ce qu'aurait de séduisant l'honneur du titre et la supériorité de la fonction. Il a promis d'écrire et de parler au roi, selon sa conscience. Mais il s'est défendu à lui-même de faire partie, désormais, d'aucune administration. Au surplus, sa mission diplomatique n'était pas terminée.

§

L'ambassadeur français avait gardé, à Londres, une influence prépondérante, qui non seulement s'exerçait sur ses collègues du Corps diplomatique, mais s'étendait jusque sur le cabinet anglais. Les moins complaisants se rangeaient à l'opinion du duc de Wellington, lorsqu'il lui déclarait à lui-même : Monsieur de Talleyrand, vous êtes le seul homme du moment qui puisse maintenir, sous quelque ministère que ce soit, l'union de la France et de la Grande-Bretagne. On s'en était bien aperçu, dès les débuts de son ambassade, le jour où le ministère tory avait dû céder la place au ministère whig, présidé par lord Grey[44]. Rien ne parut modifié, le lendemain, dans l'expression et les témoignages de ce sentiment. Au point que des membres de l'opposition s'en plaignirent. Le 9 août 1831, en pleine séance du Parlement, lord Grey avait été fortement pris à partie par lord Londonderry sur ce qu'il se laissait diriger, dans sa politique extérieure, par un ambassadeur étranger. Je vois la France, avait-il déclaré, nous dominant tous, grâce à l'habile et actif politique, qui la représente ici, et je crains qu'elle n'ait dans ses mains le pouvoir de décision et qu'elle n'exerce ce que j'appellerai une influence prépondérante sur les affaires européennes, qui, jusqu'alors, avaient toujours été dirigées par la sagesse et le génie de l'Angleterre.

Lorsque des convenances personnelles obligèrent le prince à s'absenter[45] de Londres afin d'aller à Paris, le roi et ses ministres lui exprimèrent, dans les termes les plus obligeants, leur désir de le voir abréger cette absence. Ce qu'il s'empressa de faire, l'année suivante, pour mettre la main aux dernières négociations.

Le 9 septembre 1833, il jugea son œuvre faite. Tout ce qui était difficile et utile il déclara l'avoir réalisé ou éclairci. Il demanda, de nouveau, à quitter Londres ; mais pour y revenir encore et reprendre, en 1834, avec moins de conviction et avec plus de lassitude, les tractations de la Quadruple Alliance. Quoiqu'il eût en Mme de Dino une collaboratrice des plus précieuses et en M. de Bacourt un secrétaire modèle, le travail lui était devenu pénible sinon de conception, du moins d'exécution. Le contentement moral surtout laissait à désirer. Hélas ! la lune de miel de son ambassade était bien passée. Sans doute l'intérêt public, qui s'attachait à sa personne n'était pas usé à Londres. Un jour, à Kensington, comme il descendait de voiture on avait remarqué que des femmes étaient soulevées dans les bras de leurs maris afin qu'elles pussent mieux regarder M. de Talleyrand. Les magasins auprès desquels s'arrêtait son équipage, étaient aussitôt entourés de monde. Il y eut, pendant toute une semaine, une affluence extrême devant la vitrine d'un graveur, où était exposé son portrait, en regard de celui de William Pitt. Mais si la considération qui s'attachait, à son nom, ou l'espèce de curiosité qu'excitait le personnage n'avaient pas diminué il n'en allait pas de même de son autorité politique. Les temps avaient bien changé de ce qu'ils avaient été pour lui, dans les commencements de son ambassade. Alors on le voyait toujours auprès du cabinet du roi. On lui montrait les dépêches avant qu'elles fussent communiquées au public. Les ministres allaient chez lui, l'un après l'autre ; ils semblaient, le consulter, provoquer et attendre sa décision[46]. Une nouvelle impulsion de l'esprit politique anglais avait renversé cet état de choses. Très différents de ce qu'il les avait vus se présentaient les hommes et les dispositions d'âme qu'il avait à côtoyer, désormais. L'hostilité manifeste de lord Palmerston[47] lui rendait la tâche autrement épineuse qu'aux jours de succès continus, faciles, où le soutenaient si puissamment les sympathies cordiales de Wellington et de lord Grey. L'alliance anglaise, ébranlée déjà en 1833 et qu'il essaya de rétablir aux dépens de sa réputation[48], ne tenait plus qu'à un fil. L'Angleterre libérale avait inauguré avec lord Palmerston, une politique d'imprévu, aux orientations brusques, utilitaire par principe, sans autre règle ni loi de conduite que la considération de la plus grande puissance britannique, et changeante autant que pouvaient l'être les intérêts exclusivement anglais, qui rompait absolument avec la méthode calme et toute d'équilibre de Talleyrand. Sire, écrivait-il à Louis-Philippe d'une plume désorientée, l'Angleterre n'a plus que des révolutions à vous offrir. Le souverain constitutionnel de la Grande-Bretagne, qui, naguère, répétait à Mme de Dino, deux fois dans une même journée, le bien infini qu'il pensait de son oncle, semblait n'aspirer plus, à présent, qu'à le voir partir. La situation s'était retournée complètement. Au Congrès de Vienne, Talleyrand avait failli rencontrer son maître dans l'astucieux cardinal italien Consalvi. Il craignit de le trouver, à Londres, en Palmerston. Avec son égoïsme supérieur, auquel répondait tout à fait la manière de voir claire et positive de la compagne de ses pensées, il jugea qu'il était prudent d'abandonner la partie, qu'il risquerait de perdre sur une seule carte tout ce qu'il avait gagné dans les précédentes années, et que le jeu, dans ces conditions, n'avait plus rien de tentant. Il résolut d'y renoncer.

 

 

 



[1] Dès le 28 avril 1815, Jaucourt le pressait d'accourir : Il faut que vous arriviez. Vous ferez, en ce moment, votre place comme vous voudrez. Le ministère sera composé comme vous le voudrez encore. Si ce ministère est fort, les anciennes habitudes, les prédilections, les préjugés de Monsieur lui céderont. (Jaucourt, Lettre à Talleyrand, 28 avril 1815.)

Sur un autre ton, deux jours plus tard, Pozzo di Borgo adressait cette sorte d'invitation à Nesselrode :

Si M. de Talleyrand n'est pas parti, chassez-le de Vienne, sa présence ici est indispensable ; il ne peut, maintenant être utile qu'auprès du roi. (Pozzo di Borgo, Lettre particulière, Gand, 30 avril/12 mai 1815.)

[2] Voyez Méneval, Marie-Louise, p. 191 et chap. XVII, XXIII, XXV et XXVI.

[3] Le roi a écrit à M. le duc d'Orléans de se rendre auprès de lui au moment où la campagne va s'ouvrir. Son Altesse sérénissime a répondu qu'il était prêt à obéir, mais qu'il voulait connaitre, d'avance, le poste qu'on lui destinait et surtout si Sa Majesté se proposait d'entrer en n'aime avec les étrangers, démarche à laquelle le duc ne parait nullement disposé à se prêter. (Pozzo, Lettre à Nesselrode, Bruxelles 11/23 mai 1815.)

[4] La Cour de Gand est, malheureusement, dans une anarchie ministérielle complète : on attend M. de Talleyrand, qui ne se presse pas devenir et qui joue au plus fin. M. de Blacas se regarde comme dans la nécessité de devoir se retirer, de manière que personne ne dirige. (Pozzo di Borgo, Lettre à Liéven, Bruxelles, 4/16 juin 1815.)

[5] Le mémoire pas plus que mes paroles ne produisit aucun effet sur le roi, qui demanda ses chevaux et se lit traîner en France. (Talleyrand, Mémoires, neuvième partie.)

[6] Talleyrand avait reçu dans la nuit, la veille, à Mons, ce message de lord Wellington :

Au Cateau, le 24 juin 1815, 10 heures du soir.

Mon Prince ! Le roi est arrivé ici, et comme je m'y attendais, il a été reçu avec les plus grandes démonstrations de joie par tous ses sujets. Je regrette seulement que Votre Altesse n'ait pas accompagné Sa Majesté.

C'est moi qui ai recommandé au roi d'entrer en ce moment, en France, parce que je connaissais l'étendue de nos succès dans la bataille du 18 dernier, parce que je désirais profiter de l'influence du nom de Sa Majesté pour donner à ce succès tous les avantages qu'on en pouvait attendre, et parce que je prévoyais qu'il occasionnerait une crise dans les affaires du roi, particulièrement à Paris, ce qui me ferait souhaiter que, pour en tirer avantage, Sa Majesté fût sur les lieux, ou, au moins, aussi prés que les circonstances le permettraient.

Je me flatte que si j'avais pu vous voir ou si vous aviez connu le véritable état des affaires, lorsque vous avez conseillé au roi, à Mons, de ne pas entrer en France, vous auriez donné à Su Majesté un avis différent et que vous auriez suivi le roi...

J'ai l'honneur d'être, de Votre Altesse, le très humble et très obéissant serviteur.

WELLINGTON.

[7] Déjà, le 22 avril, écrivant à Nesselrode, l'ambassadeur Pozzo di Borgo, qui ne professait pas une amitié très chaude pour Talleyrand déclarait : La résolution de le mettre à la tête des affaires est indispensable.

[8] Le Conseil se composait, sous la présidence du roi, du chancelier Dambray, du comte Beugnot, du duc de Feltre, du comte de Jaucourt et du général de Beurnonville. Monsieur et le duc de Berry y étaient présents.

[9] Déclaration du roi Louis XVIII, donnée à Cambrai, le 28 juin 1815 :

J'apprends qu'une porte de mon royaume est ouverte, et j'accours. J'accours pour ramener mes sujets égarés, pour adoucir les maux que j'axais voulu prévenir, pour me placer, une seconde fois, entre les armées alliées et les Français, dans l'espoir que les égards dont je peux être l'objet tourneront à leur salut ; c'est la seule manière dont j'ai voulu prendre part à la guerre ; je n'ai pas permis qu'aucun prince de ma famille parût dans les rangs des étrangers, et j'ai enchaîné le courage de ceux de mes serviteurs, qui avaient pu se ranger autour de moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne veux exclure de ma présence que ces hommes dont la renommée est un sujet de douleur pour la France et d'effroi pour l'Europe. Dans la trame qu'ils ont ourdie, j'aperçois beaucoup de mes sujets égarés et quelques coupables. Je promets, moi qui n'ai jamais promis en vain, l'Europe entière le sait, de pardonner, à l'égard des Français égarés, tout ce qui s'est passé, depuis le jour où j'ai quitté Lille, au milieu de tant de larmes, jusqu'au jour où je suis rentré dans Cambrai, au milieu de tant d'acclamations. Cependant, le sang de mes sujets a coulé par une trahison dont les annales du monde n'offrent pas d'exemple. Cette trahison a appelé l'étranger dans le cœur de la France ; chaque jour me révèle un désastre nouveau. Je dois donc, pour la dignité de mon trône, pour l'intérêt de mes peuples, pour le repos de l'Europe, excepter du pardon les instigateurs et les acteurs de cette trame horrible. Ils seront désignés à la vengeance des lois par les deux Chambres, que je me propose d'assembler incessamment.

Français, tels scout les sentiments que je rapporte au milieu de vous ; celui que le temps n'a pu changer, que le malheur n'a pu fatiguer, que l'injustice n'a pu abattre, le roi dont les pères règnent, depuis huit siècles, sur les vôtres, revient pour consacrer le reste de ses jours à vous défendre et à vous consoler.

LOUIS.

Et plus bas :

LE PRINCE DE TALLEYRAND.

[10] Pendant les Cent Jours, l'habile personnage avait entamé des négociations actives et secrètes avec le chancelier d'Autriche. V. les Mémoires de Fleury de Chabourlin.

[11] La suite du roi comprenait quarante-trois personnes, tant maîtres que serviteurs. V. les Souvenirs du baron Hue, 1904, p. 252 et suivantes.

[12] Le duc de Wellington, je le dis à regret, se mit à la tête de ceux qui voulaient dépouiller les musées. (Talleyrand, Mémoires, neuvième partie.)

[13] Le démembrement de la France, l'expoliation, la rapine, tous les excès de fureur et les abus de la force se développent journellement d'une manière effrayante. (Pozzo di Borgo, Lettre à l'empereur Alexandre, 1815.)

[14] L'empereur Alexandre me gardait rancune à moi pour avoir fortement défendu les intérêts de la légitimité et de la France au Congrès de Vienne. (Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 289.)

[15] L'empereur de Russie a pris les Bourbons en aversion, on peut dire en horreur. (Chevalier de Gentz, Dépêches inédites aux hospodars de Valachie, Vienne, 18 juillet 1815.)

[16] Le roi accepta ma démission de l'air d'un homme fort soulagé. (Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 298.

[17] Mais voici à titre d'exemple, l'une de ces aimables discussions de famille, telle que l'a relevée, sur le vif, la malicieuse comtesse de Boigne :

Le roi tança vertement le duc de Berry. Celui-ci se plaignit à son père et à sa belle-sœur. Ils mirent en commun leurs griefs, s'échauffèrent les uns les autres ; et enfin, le soir après le dîner, Monsieur portant la parole, les exposa durement au roi. Le roi répondit. Madame et le duc de Berry s'en mêlèrent et la querelle s'exalta à tel point que Monsieur dit qu'il quitterait la Cour avec ses enfants. Le roi répondit qu'il y avait des forteresses pour les princes rebelles. Monsieur répliqua que la Charte n'admettait pas des prisons d'État ; car, cette pauvre Charte est invoquée par ceux qui l'aiment le moins ; et ou se quitta sur ces termes amicaux.

La colère une fois passée, tous furent fâchés de la violence des paroles. Le pauvre roi pleurait, le soir, en parlant à ses ministres. Mais cette scène l'avait tellement éprouvé qu'il pensa étouffer, la nuit. (Comtesse de Boigne, Mémoires.)

[18] La plupart de ceux appelés à y figurer appartenaient à une classe de, personnes, qui regardaient la Cour comme nécessaire au complément de leur existence. Quand une circonstance quelconque de disgrâce ou de politique les tire de cette atmosphère, il manque quelque chose à leur vie. (Comtesse de Boigne, Mémoires.)

[19] Voir tome Ier, chapitre premier.

[20] Ces attrapes et ces niches de Louis XVIII lui restaient sur le cœur, il l'appelait par sobriquet le roi nichard. (Sainte-Beuve, M. de Talleyrand, p. 140.)

[21] Pasquier, Mémoires, tome IV, page 27.

[22] Pasquier, Mémoires, tome IV, page 27.

[23] Les d'Orléans étaient très irrités de leur situation à la Cour. Le roi ne perdait pas une occasion d'être désobligeant envers eux. (Comtesse de Boigne, Mémoires.)

[24] Le duc d'Orléans, le seul des princes qui comprenne les véritables intérêts du pays et la marelle que le roi devrait suivre pour consolider son pouvoir, e, encore une fois, renoncé à tout espoir. Dégoûté par tout ce qui se t'ait, ne prêchant qu'il de sourdes oreilles, craignant de se compromettre par sa popularité toujours croissante et de s'exposer ;à des persécutions secrètes, il a, de nouveau, quitté Paris, après un séjour de trois semaines et s'en est retourné à Londres. La Cour a été enchantée de le voir partir, mais le ministre et tous les hommes éclairés en France en sont affligés. (Le chevalier de Gentz, Dépêches inédites aux hospodars de Valachie, 23 octobre 1815.)

[25] Quoiqu'il affecte la retraite, cet homme ne sera pas, de quelque temps encore, indifférent en France ; le meilleur moyen d'émousser sa critique serait de ne pas la justifier par des fautes. C'est l'argument que j'emploie le plus souvent envers ceux qui le craignent, et qui ne donnent dans ses intrigues que parce qu'ils s'y exposent par leur imprudence. (Pozzo di Borgo, Dépêche à Nesselrode, 23 juin, 5 juillet 1816.)

[26] Si la France était abandonnée à elle-même, il est indubitable que, en moins de six mois, nous verrions se reproduire dans ce pays les scènes les plus désolantes et, selon toute probabilité, un bouleversement total. Car, aujourd'hui, le parti dominant et oppresseur est, sans aucune comparaison, le plus faible en nombre, tandis que le parti souffrant et opprimé forme, pour le moins, les dix-neuf vingtièmes de la nation, et renferme les dix-neuf vingtièmes des talents répandus en France. (Chevalier de Gentz, Dépêches inédites... etc., 1815.)

[27] Un amendement de la Chambre des députés en excluait les régicides.

[28] Le ministre Villèle y avait ainsi répondu :

Prince,

Le roi a lu avec attention votre lettre du 8 novembre.

Sa Majesté m'ordonne de vous dire qu'elle a vu avec surprise que vous eussiez formé le projet de provoquer dans la Chambre des pairs un examen solennel des faits dont M. le due de Rovigo vient de publier le récit.

Sa Majesté a voulu que le passé met dans l'oubli elle n'en a excepté que les services rendus à la France et à sa personne.

Le roi ne pourrait donc approuver une démarche inutile et inusitée, qui ferait éclater de fâcheux débats et réveillerait les plus douloureux souvenirs.

Le haut rang que vous conservez à la Cour, prince, est une preuve certaine que les imputations, qui vous blessent et qui vous affligent, n'ont fait aucune impression sur l'esprit de Sa Majesté.

Je suis, prince, de Votre Excellence, le très humble et tris obéissant serviteur.

Joseph DE VILLÈLE.

Paris, 15 novembre 1823.

[29] Au vrai, la phrase exacte et complète était celle-ci : Je n'apprendrai rien à Votre Majesté en lui disant que j'ai beaucoup d'ennemis.

[30] Histoire du soufflet donné à M. de Talleyrand, par le comte Gueny de Maubreuil, marquis d'Orvault, Paris, 1861, in-8°.

Dans la même année 1827, Talleyrand avait été victime d'un abus de confiance : son secrétaire, Perey, avait disparu emportant une partie de ses papiers et même de ses Mémoires.

[31] En 1828.

[32] Mémoires, tome III, page 326.

[33] Le 31 juillet 1830, le duc d'Orléans 'protestait, dans les termes ci-contre d'une lettre à Charles X, qu'il n'accepterait jamais la couronne :

M. de ... dira à Votre Majesté comment l'on m'a amené ici par force ; j'ignore jusqu'à quel point ces gens-ci pourront user de violence à mon égard, mais si, dans cet affreux désordre, il arrivait que l'on m'imposât un titre auquel je n'ai jamais aspiré, que Votre Majesté soit bien persuadée que je n'exercerai tonte espèce de pouvoir que temporairement et dans le seul intérêt de votre maison.

J'en prends ici l'engagement formel envers Votre Majesté.

Ma famille partage mes sentiments à cet égard.

Palais-Royal, 31 juillet 1830.

Fidèle sujet.

(Ap. Duc de Valmy, Le droit de la force.)

[34] Le principe de non-intervention est très populaire en Angleterre ; faux dans sa base, il peut d'ire soutenu par un État insulaire.

La nouvelle France n'a pas manqué de se l'approprier et de le proclamer hautement. Ce sont les brigands qui récusent la gendarmerie et les incendiaires, qui protestent coutre les pompiers. Nous n'admettrons jamais une prétention aussi subversive de tout ordre social ; nous nous reconnaîtrons, au contraire, toujours le droit de nous rendre à l'appel que nous adressera une autorité légale en faveur de sa défense, tout comme nous nous reconnaissons celui d'aller éteindre le feu dans la maison du voisin pour empêcher qu'il ne gagne la nôtre. (Metternich, Dépêche à l'ambassadeur d'Autriche à Londres, 21 octobre 1830.)

[35] L'Europe est certainement dans un état de crise. Eh bien ! L'Angleterre est la seule puissance qui, comme nous, veuille franchement la paix ; les autres puissances reconnaissent un droit divin quelconque ; la France et l'Angleterre seules n'attachent plus là leur origine. Le principe de la non-intervention est adopté également par les deux pays ; j'ajouterais, et je le compte pour quelque chose, qu'il y a, aujourd'hui, une sorte de sympathie entre les deux peuples. Mon opinion est que nous devons nous servir de tous ces points de rapprochement pour donner à l'Europe la tranquillité dont elle a besoin. Que quelques États soient ou ne soient pas disposés à la paix, il faut que la France déclare qu'elle la veut et que cette volonté, émanée des deux pays les plus forts et les plus civilisés de l'Europe, s'y fasse entendre avec l'autorité que leur autorité leur donne.

Quelques-uns des cabinets, qui marchent encore sous la bannière du droit divin ont, en ce moment, des velléités de coalition ; ils peuvent s'entendre, parce qu'ils ont un principe commun : ce principe s'affaiblit, à la vérité, dans quelques endroits, mais il existe, toujours ; aussi, lorsque ces cabinets-là se parlent, ils s'entendent bientôt. Ils soutiennent leur droit divin avec du canon ; l'Angleterre et nous, nous soutiendrons l'opinion publique avec des principes ; les principes se propagent partout, et le canon n'a qu'une portée dont la mesure est connue. (Talleyrand, Dépêche du 27 nov. 1830.)

[36] Je suppose que, dans le cabinet de M. Molé, l'Angleterre n'est pas très à la mode : c'est Pozzo qui l'a fait ministre. Je crois du reste qu'il se servira utilement de son influence pour l'établissement de notre Gouvernement. Pozzo est homme d'esprit et aimerait bien à conserver à Paris les conférences d'où sortira le sort de la Belgique. Le duc de Wellington désire vivement qu'elles se passent ici et il a raison : les ministres qui sont ici sont sous son influence, et le duc a un autre nom, en Europe, que Pozzo et Molé. (Talleyrand, Lettres à la princesse de Vaudémont, Londres, 19 octobre 1830.)

[37] Le comte Molé au prince de Talleyrand.

Paris, le 1er octobre 1830.

... Par votre lettre du 27, mon prince, vous 'n'annoncez que vous a‘rz eu un premier entretien d'abord avec lord Aberdeen, et ensuite avec le duc de Wellington. J'y cherchais avidement, je l'avoue, le mot de Belgique, et c'est avec surprise que je ne l'ai trouvé nulle part. Les événements qui se pressent dans ce pays semblent exiger que nous nous expliquions. J'aurais désiré+ savoir de vous dans quelle disposition vous avez trouvé, sur cette matière, vos deux interlocuteurs. Voici le langage que nous tenons ici, avec lequel sous aurez certainement fait concorder le vôtre.

Aussi longtemps que durera la lutte entre le roi des Pays-Bas et cette portion de ses sujets, nous resterons renfermés dans les limites de la neutralité la plus exacte : nous repousserons inébranlablement de la part des Belges toutes les ouvertures qui tendraient à se réunir à nous : mais s'ils étaient les plus torts dans la lutte, s'ils se rendaient indépendants, nous ne souffririons pas, qu'à main armée, un gouvernement quelconque leur fût imposé. Si l'on veut, dès à présent faire entrer cette grande question dans les voies de la négociation, nous nous y prêterons et chercherons sincèrement, de concert avec les autres cabinets, à trouver une solution qui en ménageant les intérêts de tout le monde, puisse être librement acceptée par la Belgique. Pensez-y bien, mon prince ; mieux que personne, vous saurez concourir à résoudre ce problème et trouver un arrangement, qui satisfasse à la fois le principe d'indépendance nationale, que notre existence est intéressée à faire respecter. Notre ministre Bertin de Vaux part, demain, pour La Haye, avec des instructions rédigées dans ce même esprit. Pour mieux éviter tout ce qui pourrait donner de l'ombrage, il prendra sa route par le pays de Luxembourg ou par Gand, afin de ne pas donner lieu aux démonstrations qui l'auraient accompagné dans son passage à Bruxelles. Enfin, le gouvernement provisoire établi à Bruxelles a envoyé ici un député choisi par ses membres. Ce député est arrivé hier et j'ai refusé de le voir.

Malgré le silence gardé dans votre lettre, mon prince, je ne doute pas qu'il n'ait été question de ces graves affaires dans votre conférence avec les ministres anglais, et que je ne reçoive de vous bientôt une dépêche qui m'apprenne les dispositions que vous avez rencontrées.

J'en dirai autant du Portugal sur lequel lord Stuart m'a fait une communication importante : je Nous écrirai bientôt plus particulièrement sur cet objet, et auparavant j'aurais reçu de vous, je l'espère, quelques détails sur la résolution que voudrait prendre le cabinet anglais.

Agréez... etc.

MOLÉ.

Sur les rapports malaisés de Molé et de Talleyrand. V. les Souvenirs du duc de Broglie, t. IV, p. 57.

[38] Les dépêches régulières du prince de Talleyrand étaient adressées au ministre.

[39] Toutefois, il arrivait que la nature reprit ses droits, fit-ce à contretemps comme on en eut le spectacle, une fois, à Vienne, en 1815, où Talleyrand s'était endormi en pleine assistance de fête, et dans quelle occasion ! Le ministre plénipotentiaire de Sardaigne en avait pris bonne note, en son Journal. 25 janvier 1815. Le soir, grand concert en gala pour le journal de naissance de l'impératrice de Russie. Talleyrand s'y endort, coram populo.

[40] Voir les lettres particulières de Louis-Philippe (guerre de la Hollande contre la Belgique, 1831, publiées par le comte Horace de Choiseul dans la Revue des Deux Mondes, 11 mars 1910).

[41] Jamais la table de Talleyrand ne fut plus fastueuse et tant appréciée qu'à Londres, de 1830 à 1834.

[42] Voir l'excellent traité de politique étrangère d'Émile Bourgeois, tome troisième.

Pour les textes diplomatiques, soir le recueil de M. Pallain, Ambassade de Talleyrand à Londres (1830-1834) ; Mémoires de Talleyrand, tomes III-V, et Lettres de Louis-Philippe et de Talleyrand (1831, Guerre de hollande), publiées par M. Horace de Choiseul, dans la Revue des Deux Mondes (11 mars 1910).

[43] Il parait qu'au Palais-Royal le roi ne peut plus bouger sans être accueilli par les mots les plus durs ; on lui crie : Bavard... Avare... ; on passe à travers la petite grille intérieure des couteaux avec lesquels on le menace, enfin des horreurs ! (Chronique de la duchesse de Dino, t. Ier, p. 16.)

[44] La chute du duc de Wellington (15 novembre 1830), sous l'effet d'une alliance imprévue entre le parti tory et une fraction du parti high tory et quelques dissidents du groupe de Canning, avait été la conséquence de sa déclaration trop explicite contre toute réforme parlementaire.

[45] Juin 1832.

[46] Londonderry, séance du 29 septembre 1831.

[47] Une note intime montre assez quels étaient au vrai les sentiments de Palmerston à l'égard de Talleyrand : Lord Palmerston qui, depuis notre dernier retour de France, n'a pas, une seule fois, accepté de diner chez nous, était encore invité, aujourd'hui, et la présence de lady Cowper nous faisait croire à la sienne, mais il s'est fait excuser au dernier moment. (Chronique de la duchesse de Dino, 1er mai 1834.)

[48] Cf. Émile Bourgeois, loc. cit.