TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ EUROPÉENNE

Tome second : Vienne - Paris - Londres - Valençay

 

CHAPITRE PREMIER. — AU CONGRÈS DE VIENNE. — FÊTES ET NÉGOCIATIONS.

 

 

Sous quelle impression de soulagement universel était restée l'Europe, après la chute de Napoléon. — Les nouveaux arrivants, aux Tuileries. — Louis XVIII réinstallé dans les meubles de ses ancêtres. — Par comparaison avec l'existence de l'avant-veille et de la veille. — État d'esprit des souverains étrangers. — Au moment d'ouvrir le Congrès de Vienne. — L'arrivée des ambassadeurs dans la capitale de l'Autriche. — Installation malaisée de Talleyrand parmi ses hauts collègues, et le rôle d'effacement où auraient voulu le maintenir les représentants des Quatre. — Avec quelle adresse, divisant les esprits, il se glisse bientôt en la meilleure place. — État de prépondérance morale inattendue du plénipotentiaire français. — Les premiers protocoles. — Tableau de diplomates en séance. — Suspension de discours, jusqu'au 1er novembre. — De joyeux intermèdes. — Bals et festins. — Les aspects de la cité viennoise pendant cette période unique de réjouissances d'empereurs et de rois. — A la Cour. — Chez Metternich. — Chez Talleyrand. — A la table de lord Castlereagh. — Dans quelques-uns des salons les plus brillants de la colonie étrangère. — Une élite de femmes. — L'une d'elles : Dorothée de Courlande ; histoire de ses années de jeunesse jusqu'au moment de son mariage avec le neveu de Talleyrand. — Retour aux affaires d'État.

 

Napoléon s'était dit que l'humanité pousserait un grand soupir de soulagement, un ouf ! énorme, le jour où elle apprendrait sa suppression du nombre des vivants.

On n'avait pas attendu jusque-là pour se reprendre à respirer. Il y eut, après son abdication, infiniment de gens à se réjouir en Europe. Des nations entières avaient vu passer dans leur rêve du lendemain l'espoir que, de longtemps, elles n'auraient plus à suer le sang et l'or pour engraisser les champs de bataille. Et si, du sein des masses populaires avait pu s'exhaler comme un immense souffle de délivrance, d'autres poitrines, en des sphères supérieures, s'étaient dilatées d'aise : celles de tant de privilégiés, rois, princes, diplomates, qu'il avait si terriblement bousculés dans sa course torrentueuse ; celles aussi de tant de gentilshommes français rejetés hors du sol natal par la Révolution, naguère déchus, sans famille, sans argent, et tout à coup rendus à une douceur d'habitudes, à une tranquillité d'être, qui leur étaient refusées, depuis un quart de siècle.

Talleyrand partageait à froid l'allégresse de tous ceux-là, s'applaudissant de sa conduite et ne se faisant pas faute d'en porter haut les résultats, quoique s'y fussent mêlées, en sous-ordre, des façons d'agir peu catholiques et malgré qu'il eût rendu difficile à ses meilleurs amis d'absoudre la situation équivoque, où il s'était placé, quand il voulut être, à la fois, le confident de Napoléon et l'agent d'Alexandre.

Mais tout était fini. La terre ne tremblait plus. Le démolisseur de trônes avait brisé le sien par contre-coup.

Et lui, prince de Bénévent, il demeurait debout, n'ayant rien perdu de son rang ni de ses honneurs, mais se sentant plutôt relevé en face de lui-même et devant sa propre considération. Au moins, il n'entendrait plus sonner fâcheusement à ses oreilles les invectives de cet homme de génie, qu'il jugeait si mal élevé, n'osant pas dire si mal embouché. Quel revirement autour de lui ! Que de chants de liesse inattendus !

Chacun tendait à se caser, au mieux et au plus vite.

Chez Louis XVIII, après une si longue espérance, c'était l'épanouissement des aises royales toutes regagnées[1], avec les insignes du droit divin. Derrière lui, maintes gens étaient revenus des conditions de l'exil, n'ayant l'esprit ni de s'occuper, ni de s'ennuyer, mais faisant nombre élégamment et continuant leur rôle de Cour, comme s'ils ne l'eussent jamais abandonné.

Le roi se rappelait et comparait, en soi. On avait passé de bien mauvais moments, à Vérone, à Blankenburg. Que la place était réduite, en cette dernière résidence[2], pour les appartements des princes et des princesses ! Une chambre sans feu transformée en dortoir, où les lits s'alignaient côte à côte, c'était le refuge de nuit que devait partager la fille de Louis XVI avec sa gouvernante et ses femmes de chambre. Quelle époque celle-là, où la femme du duc d'Orléans, retirée en un petit village de la Catalogne, n'avait eu d'autre asile qu'une ancienne torrée remplie de rats et composée de deux misérables pièces, garnies de chaises de paille et de tables grossières ! Dans les commencements, à Coblentz, alors qu'on voyait venir et s'illusionnait à croire que les troubles révolutionnaires seraient de courte durée, on avait eu des salons, des gardes aux portes, des soldats présentant les armes sur le passage du comte de Provence, des restes de cérémonial, un semblant de cour. Mais après... Il en gémissait encore. Plus de dames ni de gentilshommes de chambre entretenant l'illusion d'un Versailles lointain. Si peu de monde et des ressources si restreintes pour subvenir à tant d'intrigues, mettre en mouvement tant de courriers et d'agents secrets, dont la mission constante, unique, était de lui gagner des partisans et de rapprocher par n'importe quel moyen, par n'importe quel concours, les chances de sa restauration ! A combien d'expédients avait-il dû recourir, obséquieux envers l'étranger, impuissant et pauvre, et, cependant, ayant la soif intense du pouvoir et du prestige d'une opulence souveraine !

Il y avait eu de l'amélioration dans l'état du logement et des vivres, quand on fut en Prusse, à Mittau, le roi, les princes et la cour, occupant une partie du château qu'avaient habité, sur les bords de l'Aa, le duc et la duchesse de Courlande, le père et la mère de la future duchesse de Dino. Mais encore ! Malgré qu'il rappelât Versailles avec ses pièces spacieuses, ses jardins, sa physionomie architecturale, le vaste édifice deux fois incendié était déchu, comme ses hôtes. Ceux-ci n'en avaient, à leur disposition, qu'une aile moins délabrée que le reste ; une caserne, un hôpital militaire affectaient la masse de la construction, et la cour d'honneur, divisée en deux parties : l'une réservée au prétendant, l'autre servant de place d'armes et de promenade aux soldats convalescents... Quel étrange contraste ! Que de fois, pendant la guerre de Prusse, des convois de blessés français passèrent sous ses fenêtres, lui inspirant les plus tristes pensées, si, presque au même moment, il ne devait pas se retirer au profond de ses appartements pour ne pas voir, pour n'entendre point les bruyants excès des cosaques et des bakirs ! Autour de lui, cependant, se pressait dans une commune détresse, un petit monde de grands seigneurs jaloux, fiers et gueux en quête de maigres faveurs et d'un meilleur repas.

Combien étaient minces, en ce temps-là, au regard des visiteurs, les illusions du rang dégarnies de leur cadre ! Si le comte de Provence avait su maintenir, en sa personne, des aspects de dignité extérieure, combien différente apparaissait, à côté de lui, la comtesse sa noble épouse, livrée à elle-même, sans ressort de volonté, toute seule en sa faiblesse humaine et sans le recours des préséances de l'étiquette ! Dorothée de Courlande s'en était souvenue longtemps, l'ayant de ses yeux tristement constaté. Elle avait dû passer par là, s'arrêtant un instant chez elle-même, en son château de Mittau. Elle y avait vu la reine... Quelle impression rapportée de sa visite, et combien lamentable, si cette grande dame n'en força point la note :

Je n'ai jamais vu, témoigne-t-elle, une femme plus laide ni plus sale. Ses cheveux gris coupés en hérisson étaient couverts d'un mauvais chapeau de paille tout déchiré. Son visage était long, maigre et jaune. Sa taille petite et grosse soutenait. je ne sais comment, un jupon sale sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir tout en loques. Elle me fit peur, la première fois...

Et c'était une reine, la reine de France, hors de chez elle ! Mais, alors, on ne logeait point aux Tuileries ; le bon peuple de Paris n'avait pas vu rentrer le roi et la duchesse d'Angoulême dans leur calèche historique, attelée de huit chevaux blancs.

Maintenant, on y était, enfin. Il semblait bon d'y revivre, après le long purgatoire de l'émigration. Ah ! l'Empire avait bien fait les choses, en l'absence des Bourbons ! Tous les palais on les a trouvés meublés à neuf et les garde-meubles remplis. Louis XVIII pardonnerait presque à Bonaparte d'avoir habité le Château, pour le lui avoir rendu en un si excellent état de confort et d'élégance.

Le gouvernement provisoire, qu'on appela la table de whist de M. de Talleyrand, avait donc achevé sa partie en abandonnant le moins possible de ses cartes.

Malgré tant de visions de conquêtes auxquelles il avait fallu renoncer, la France était demeurée une en son homogénéité naturelle ; son territoire s'était même augmenté d'un million d'âmes ramassées au nord et au midi. De solution plus favorable, il n'en était pas qu'on pût concevoir pour elle, en des jours pareils, quand sa capitale et ses provinces étaient livrées à l'invasion[3].

Des inquiétudes de plus d'une sorte subsistaient au fond des âmes ayant gardé quelques parcelles d'indépendance. On était revenu aux Bourbons sans élan. On avait embrassé le parti du Roi, comme le seul qui fût acceptable dans cette détresse profonde de l'idée de patrie et du sentiment de la liberté. La nation pleurait ses deuils. Du moins, elle recommençait à vivre ; un prompt avenir, un ensemble de généreux efforts, répareraient tous ces maux.

Les cœurs des sujets étaient tournés à l'espérance et ceux des princes à la joie. Des pensées de même nature calmées et pacifiantes occupaient l'esprit des souverains étrangers. Chez quelques-uns se dénonçaient bien encore des idées de rapt et de rapines. Mais la majeure partie des têtes couronnées s'entre-félicitaient sans ruse de la fin d'un état de guerre depuis vingt-cinq ans en feu, sur tous les points de l'Europe, de Cadix à Moscou. Et ces heureux, ces puissants voulaient bien se dire qu'une partie de leur contentement se retournerait en avantages pour leurs peuples, grâce aux bienfaits d'un apaisement général.

C'est dans cette disposition d'âme qu'ils se préparaient aux fêtes resplendissantes, dont le Congrès de Vienne, sur le point de s'ouvrir, allait être la manifestation sans pareille. Généreusement et politiquement, l'un d'eux, l'empereur François avait offert d'acquitter seul la note à payer, ayant estimé dans son cerveau calculateur qu'on lui en tiendrait bon compte et que la monnaie lui en serait rendue sous les espèces d'un accroissement territorial.

Ces pauvres rois dont le trône avait été si longtemps secoué par les révolutions et par la guerre, ne fallait-il point qu'ils eussent aussi leurs vacances ? ils en montraient une grande faim.

Les débats diplomatiques auraient leur tour, incessamment ; on s'en tenait, pour le quart d'heure, aux réjouissances, qui devaient en signaler les préludes. Ce qu'on savait le mieux, d'ores et déjà, c'est que toutes les images du bonheur, de la fortune, de la puissance, de l'amour allaient se trouver confondues dans une société incomparable.

Talleyrand considérait sans déplaisir qu'il y aurait, tantôt, sa place et son rang, en qualité de représentant de la France. Outre l'importance de l'assemblée qui s'y réunirait, outre la grandeur des négociations auxquelles il aurait à prendre part et qui l'avaient incité, lui ministre, à se nommer lui-même pour s'en garantir l'honneur, des raisons personnelles le poussaient à quitter Paris. Il n'était point Biché de mettre de l'espace, pendant quelque temps, entre sa personne et les inimitiés dont il la savait l'objet au Château. Il n'avait pas eu à s'y tromper, de prime abord. On le subissait aux Tuileries par l'obligation d'une reconnaissance, qui datait de la veille et qui semblait lourde à ceux dont elle était le devoir. Des préventions entretenues contre lui par la jalousie des courtisans, des froissements qui lui venaient avec intention du roi et de ses fidèles, des allusions désobligeantes et qui se répétaient souvent, enfin la défiance et la mésestime dont on lui découvrait tant de marques en ces lieux, lui en rendaient le séjour incommode, malgré l'éminence de ses fonctions ; et ce lui fut un soulagement de s'en éloigner.

Dès le mois d'avril, il avait poussé ses préparatifs de voyage.

Il ne partait pas seul. Sans parler du personnel de l'ambassade, il s'était assuré d'une compagnie intime, et qui lui serait particulièrement chère. Nous avons nommé la duchesse de Dino, alors comtesse Edmond de Périgord.

N'ayant qu'une très mince envie de présenter à la brillante société viennoise, aux ambassadeurs, aux princes étrangers, l'insuffisante princesse de Bénévent, il avait fermement prié celle-ci de prendre pension, ailleurs, — ce qui veut dire, à mots découverts, qu'il l'expulsa de sa maison en y mettant le prix.

Depuis longtemps, ce couple si agréablement désuni était tout à fait séparé au matériel comme au moral. Mme Edmond de Périgord avait tranché le dernier et faible lien d'habitude, qui composait l'existence commune. Et pour tenir la place qu'on avait obligé Mme de Talleyrand à laisser vide, le prince avait prié sa nièce, aussi intelligente que belle, et qu'il chérissait, au delà d'un sentiment dé parenté, de faire, chez lui, les honneurs de l'ambassade. Substitution de personnes plus séduisante que légitime, et qu'un historien de nos jours s'ingéniait à expliquer par cet euphémisme : Ayant étudié sa nièce, Talleyrand voulut se parer d'elle au Congrès de Vienne.

Le prince arriva dans la capitale de l'Autriche, à grand train d'ambassadeur, le 23 septembre 1814, et s'installa dans la maison du prince de Kaunitz. Déjà des dépêches, des instructions royales l'y avaient rejoint, lui donnant à entendre qu'il n'y avait pas lieu de s'assoupir en ces délices nouvelles, mais de prendre en main sérieusement les affaires de la France, que la politique conquérante de Napoléon avait mise en un si malheureux état.

§

Gaiement, disons-nous, s'étaient annoncés les débuts du long procès diplomatique, qui devait arrêter les clauses de la pacification générale. A considérer le train adopté, les premiers jours, le plaisir en semblait être la seule affaire importante. Le premier pas du Congrès fut bien une contredanse. Tous ces princes, en la première fureur de leurs embrassades, ne pensaient qu'à s'entre-recevoir, à rivaliser d'attentions et de galanteries réciproques, se donnant tous les grands cordons de leurs ordres pour se les voir porter les uns les autres ; et, quand ils avaient épuisé ce genre d'agrément, s'entre-offrant des régiments, des grades dans leurs armées, de flambants uniformes. Par les airs retentissaient encore les acclamations, qui saluèrent l'arrivée de tant d'hôtes illustres. Il y avait eu fêtes carillonnées pour l'entrée des empereurs et des rois[4]. Et quels galas à Schönbrunn !

Tout de même fallait-il se souvenir que tant de personnages qualifiés ne s'étaient point rassemblés en ces lieux, à la seule fin d'y constituer un congrès dansant.

Talleyrand, mieux qu'aucun autre de ses collègues européens[5] en avait conscience, lui dont la mission était la plus incommode à remplir, parce qu'il y personnifiait une nation vaincue, menacée, et néanmoins soucieuse de reprendre sa place dans le concert des grandes puissances.

Louis XVIII était, là-dessus, d'un plein accord avec son ministre. Aussi bien que le diplomate expérimenté, le vieux prince, qui dut faire la première épreuve de son autorité, de ses ressources de gouvernement sur un sol trempé de sang et couvert de ruines, avait eu la perception claire de ce qu'il importait d'obtenir ou de détourner. A ses délégués il avait dit formellement : en Italie, la menace qu'il faut écarter, c'est la domination de l'Autriche ; en Allemagne, c'est celle de la Prusse. Avant que l'expérience des faits eût confirmé ses prévisions, il avait discerné les menées envahissantes de la monarchie prussienne, voulant qu'on lui livrât l'Allemagne, sous le prétexte de la défendre, réclamant comme son bien tout ce qui était entre les frontières de la France, la Meuse et le Rhin, s'impatientant qu'on ne lui cédât pas le Luxembourg, convoitant ouvertement la Belgique et aspirant, cette puissance qui, naguère, au lendemain d'Iéna, n'était plus qu'un fantôme d'État, à des réalisations d'empire.

Aux termes de l'article trente-unième du traité de Paris, signé l'avant-dernier jour de mai 1814, il avait été prescrit, en des termes clairs, que les puissances coalisées auraient à envoyer dans le délai de deux mois, leurs représentants à Vienne, pour y compléter les dispositions du traité préalable. Ce congrès était ouvert.

Une telle réunion de diplomates, dans les circonstances inouïes qui l'avaient rendue nécessaire, et sous les influences mêlées des principaux chefs d'États de l'Europe surveillant en personne, jalousement, les débats de leurs chers intérêts, promettait un spectacle et des impressions peu ordinaires.

On avait arraché à la France en bloc et d'un trait de plume les territoires, qu'avait ravis son action conquérante. Il restait, maintenant, à les répartir entre des rivaux pleins d'appétit. Il était à présumer que l'opération n'irait pas toute seule, soit pour acquérir, soit pour retenir.

Dès avant qu'il se fût mis en route avec les attachés de sa mission, que Louis XVIII l'avait laissé libre de choisir, c'est-à-dire : le comte de Noailles, le marquis de La Tour du Pin, le duc de Dalberg et La Besnardière, Talleyrand avait cuirassé triplement son énergie froide contre les difficultés énormes qu'il s'attendait à rencontrer[6]. Et le roi les avait pressenties, comme lui-même en le munissant d'instructions remplies de sagesse et de clairvoyance, — que complétaient des correspondances secrètes, dont il s'abstenait de lui parler, entre son cabinet et celui de Vienne[7].

Car, c'est une constatation importante, qui a échappé à la plupart des historiens et qu'il importe de relever en passant : Louis XVIII, en dépit de sa correspondance si suivie avec Talleyrand sur les affaires de Vienne, n'était pas, à l'égard de son ambassadeur, en cette ouverture d'âme, confiante et sûre, que ses lettres donneraient à supposer. Dès le début, il s'était promis de ne point s'en rapporter à lui seul du soin de le renseigner et de l'instruire, mais de provoquer, d'une autre source, des indications complémentaires. Il prêterait une oreille attentive à d'autres échos. Plus d'une fois il associerait ses doutes à deux de Blacas[8] sur la rectitude du prince. Enfin il ne se fierait qu'à lui-même de mener à bien certains sujets de conversations écrites, qui l'intéressaient par-dessus tout, tels que la question du renversement de Joachim Murat et de la restauration des Bourbons de Naples. Entre Paris et Vienne il avait noué de sa propre main des rapports directs. Du mois de novembre 1814 au mois de mars 1815, bien des missives partaient du cabinet du roi, Blacas et Bombelles servant d'agents intermédiaires[9] pour aller à l'adresse de Metternich, munies de cette recommandation expresse qu'elles étaient transmises à Son Altesse, non officiellement, mais personnellement et secrètement.

L'officiel et le général des questions à débattre laissaient encore 'assez de marge pour les échanges réguliers des lettres entre Sa Majesté Chrétienne et Talleyrand son ministre.

On n'en était qu'aux préludes d'une difficile entreprise. Au moment d'entrer en conversation, le brillant du rôle n'était pas assurément du côté de la France. Pour s'en rendre compte, Talleyrand n'aurait pas eu besoin d'être le grand clerc qu'il était en diplomatie. A la nation épuisée dont il était le mandataire que restait-il à disputer, sinon le prix de sa rançon ? Dès son premier contact avec les représentants de l'Autriche, de l'Angleterre, de la Prusse, il avait dû se faire cette suite d'opinions : d'abord, â leur attitude embarrassée, sinon tout à fait malveillante, qu'on lui tiendrait la dragée haute ; puis, que l'Autriche n'entendrait pas se contenter d'une promesse de cession en Italie ; que l'Angleterre comptait bien n'avoir pas encore arraché à la France tous les débris de son empire colonial ; et qu'à la Prusse, ivre de vengeance et de butin, il faudrait autre chose qu'une portion indéterminée des provinces rhénanes.

La Prusse se montrait la plus ardente, et ses revendications étaient d'autant plus âpres qu'on sortait d'une période de guerre impitoyable, d'exactions et de vols à main armée ; qu'elle en avait subi, en vaincue, les dures conséquences ; que les troupes françaises foulant son sol y avaient remis en application, avec la dernière rigueur, le code de Louvois, de mémoire exécrée, et qu'elle en avait gardé une rancune violente, mais explicable.

En un mot l'esprit de la coalition et la coalition même avaient survécu à la paix de Paris[10]. Tous les cabinets, à l'ouverture des négociations, comme pour revenir sur des traités consentis, se tenaient, à l'égard de la France, dans une position équivoque, sinon franchement hostile. A quel degré d'amoindrissement eussent-ils pu la réduire, s'ils fussent demeurés unis ! Talleyrand en avait eu l'impression rapide et nette. Elle n'aurait été rien moins que rassurante, s'il n'avait pas aussi constaté, comme par le retour d'un second examen : que la pomme de discorde ne tarderait pas à rouler entre ces victorieux ; qu'ils n'étaient, au fond, d'accord que lorsqu'il s'agissait de dominer les autres ; que la Russie désirait fort la Pologne et la Pologne entière, mais que l'Autriche ni l'Angleterre n'étaient disposées à lui céder le morceau sans de notables découpures ; que la Prusse exigeait toute la Saxe, mais que l'Autriche n'y était pas consentante ; et que, de son côté, celle-ci, toute catholique qu'elle fût, sentait le besoin pressant de s'adjuger les Légations du Pape, mais que la Russie, moins orthodoxe, y mettrait de grosses difficultés.

Exploiter ces divisions, les accroître, au besoin, c'était le rôle tout indiqué à l'art du diplomate. Talleyrand s'y révélera d'une merveilleuse habileté.

Quelle laborieuse entrée en matière ! Puis, quelle reprise de soi, et enfin, quelle revanche !

Les hauts collègues du plénipotentiaire de France avaient mis fort peu d'empressement à l'accueillir, quand il vint, au milieu d'eux, avec un semblant de retard. Car, il n'était arrivé à Vienne que le 23 septembre, avons-nous dit ; et les ministres, qui, après avoir dirigé la guerre, se repentaient d'une paix trop aisément conclue, une paix d'invasion dont ils s'étonnaient encore d'avoir tiré si peu de parti, l'avaient précédé sur le terrain, afin de se concerter, entre eux, et d'aviser aux moyens de reprendre leurs avantages. Ils avaient eu le temps de former des comités, de se réunir en des conférences particulières, et d'en dresser un protocole. Ils se hâtaient d'anticiper sur les discussions, de manière que les affaires se présentassent comme des affaires toutes réglées et ne demandant plus qu'à être approuvées, pour la forme.

Cependant, Talleyrand, qu'on n'invitait pas à se montrer, s'annonça. L'ouverture du Congrès avait été fixée au ter octobre. Ce jour était passé ; il pria qu'on lui en indiquât un autre, aussi prochain que possible. On lui renvoya des réponses évasives ; on essayait de le garder au secret et à distance. Pendant la première quinzaine de son installation, en l'hôtel du prince de Kaunitz, on l'avait relégué dans une sorte d'inhospitalité voulue, qui eût été complète sans une ou deux visites de complaisance des délégués britanniques et du baron de Gagern, le ministre des Pays-Bas, qu'il connaissait de longue date. Il ne parut point le remarquer, pour n'avoir point à s'en formaliser. Une question d'heures, pensa-t-il. Ce n'était pas le moment d'élever la voix ni d'aigrir des inimitiés déjà si vives. Sa première démarche tendit à sortir de cet isolement, où l'on espérait l'enfermer. Il commença par se concilier sans bruit les représentants des puissances secondaires ; il eut promptement obtenu de les gagner à ses desseins et de s'en faire des alliés.

Exclus eux aussi du concert des forts, de ceux qui prétendaient être les seuls à jouer cette grande partie, atteints, en conséquence, dans leur dignité, menacés dans leurs intérêts, la raison même ne leur conseillait-elle pas de s'unir à la France pour former bloc avec elle et pour empêcher de passer cette injustice ou cette erreur ?

Il parla, fut entendu et suivi.

Ceci fait, il se glissa dans l'assemblée des diplomates, qui, pour la première fois, au Ballplatz, allaient s'essayer au remaniement de cette Europe tant de fois mise en confusion par les marches et contre-marches des armées napoléoniennes.

On ne l'y reçut point, les bras ouverts. Ce fut le contraire qui se produisit : on lui témoigna comme de la surprise et comme de la gêne. Qu'y prétendait-il aussi bien ? N'avait-on pas clairement stipulé, au traité de Paris, que le partage des territoires repris à la France, serait réglé au Congrès, par les puissances alliées, entre elles, rien qu'entre elles ? Talleyrand tenait sa réponse prête. Sans doute, l'accès de ces questions était réservé aux uns, interdit aux autres, mais une porte restait ouverte : le droit pour la France, comme pour les différentes puissances du premier ou du second ordre, de discuter sur l'ensemble des intérêts européens. Les intrigues de la Russie et de la Prusse s'apprêtaient à la refermer, cette porte ; Talleyrand eut le temps de s'y faufiler : il était dans la place et c'était l'essentiel.

Sur ses pas, attendaient d'entrer, au nom de l'Espagne, le marquis de Labrador ; au nom du Portugal, le comte de Palmella ; et, pour la Suède, le comte de Zöwenhelm.

Talleyrand s'était assis à la moindre place, humble de maintien sans être obséquieux et se donnant cet air résigné qu'il savait si bien prendre, en attendant, sans cesser de paraître calme et digne. — Aussi, quelle modération dans son langage ! On pouvait l'en croire, il n'entendait inquiéter personne. Sa première déclaration avait été celle-ci : Je suis le seul, ici, qui ne demande rien. Je ne veux rien, je le répète. Habile contenance, en somme, puisque l'intérêt de ceux qui n'en faisaient prévaloir aucun était justement de restreindre les exigences d'autrui ! Tout ne serait qu'affaire de principe, ajoutait-il. C'était une base commode qu'il avait trouvée-là. Il n'en voudra plus bouger. Les principes, rien n'est plus élastique, en même temps que mieux fondé. Les principes, cela répondait à tout.

Tant de louable réserve n'empêchait point que, du premier coup d'œil, il avait démêlé les arrière-pensées et les dissentiments secrets de ceux qui auraient voulu tout obtenir et tout garder. Les desseins étaient confus dans l'assemblée, les ambitions complexes, les vues particulières fort mélangées. Patente s'en dégageait cette constatation, par lui déjà faite, que les alliés formaient deux camps et que le plus sûr moyen de paralyser leur action serait de se glisser entre l'un et l'autre pour rengréger leurs désaccords. Usant de tous les moyens que lui fournissaient une vigilante observation, la subtilité naturelle de son esprit et sa connaissance acquise des hommes, il s'orientait, au mieux de sa chance possible, à travers ces intérêts enchevêtrés.

Il s'était fait écouter, disions-nous, à la faveur de certains principes énoncés en douceur[11]. C'étaient la justice pour tous, le droit public, le droit des gens, des mots enfin, qui paraissaient d'une résonance étrange, inattendue, dans cette association de vainqueurs plus ou moins affamés de dépouilles. Puis, il renforça la voix. Ce fut pour réclamer l'admission des puissances secondaires aux délibérations du Congrès. Chacun devait penser comme lui — du moins, il feignait de n'en pas douter — : on ne pouvait les exclure sans un mandat conféré par elles-mêmes. Rien de plus équitable, protesta le chevalier de Labrador, parlant au nom de l'Espagne ; et cet auxiliaire opportun appuya de toute sa véhémence la note diplomatique rédigée, le lendemain, par le prince de Bénévent appelant à la jouissance du même droit toutes les puissances signataires du traité de Paris. L'embarras était peint sur les visages des ministres de la Russie, de l'Angleterre, de la Prusse et de l'Autriche. On les avait surpris.

Les Quatre en furent très dérangés. Serait-ce à dire qu'il leur faudrait être Huit désormais, considérer comme non avenu ce qu'ils avaient ensemble décidé, et n'avoir plus de conférences, à leur guise, sans que la France en fît partie ! Quel besoin encore, d'associer l'Espagne, le Portugal, la Suède, en outre, au secret de leurs combinaisons ! Metternich avait jugé la proposition fort incommode. L'intervention de Talleyrand et de Labrador, disait son astucieux confident de Gentz, a furieusement contrecarré nos plans ; et d'autant mieux en parlait-il, en connaissance de cause, qu'il avait dû détruire les protocoles des séances - précédentes.

Et puis, l'amour-propre s'en mêlait. Après s'être tant avancés, il en coûtait aux mieux intentionnés ou soi-disant tels de reculer. Les représentants des Quatre se montraient à la fois embarrassés et choqués. Il leur convenait mal qu'on eût l'air, à présent, de leur faire la leçon. Le tsar Alexandre, qui se croyait au moment de réaliser, d'emblée, le prix de ses peines multiples : alliances, guerres, intrigues et contre-intrigues, avait exprimé, d'une voix moins charmeuse que d'habitude, sa mauvaise humeur. N'en avait-on pas fini de régler les comptes de l'Europe avec la France ? Elle n'avait plus à intervenir, ni pour elle, ni pour autrui. Lui-même s'était chargé de faire entendre raison sur ce point à Talleyrand, reçu par lui en audience particulière. L'entretien fut vif.

Il faut, sachez-le bien, que nous terminions, ici, nos affaires.

Elles finiront promptement, si Votre Majesté y porte la même grandeur d'âme que dans celles de France.

Il me faut mes convenances. Je garderai ce que j'occupe.

Je mets le droit, d'abord, et les convenances après.

Les convenances de l'Europe sont le droit. Plutôt la guerre que de renoncer à ma conquête !

Et le tsar avait quitté la chambre, le visage tout courroucé, — ce qui ne changea rien, d'ailleurs, au fait accompli : l'accession définitive de la France, de l'Espagne, du Portugal et de la Suède, aux séances du Congrès.

À la vérité, l'avantage obtenu sera plus apparent que réel ; le règne du Comité des Huit sera plutôt court et fictif. La conduite des négociations importantes restera dans le secret des cabinets : lorsque vers la fin de décembre, ces négociations prendront un caractère alarmant, la Russie, revenant sur ce qu'on avait concédé, proposera d'établir un comité des Quatre pour traiter à fond des affaires de la Pologne et de la Saxe ; et le chiffre n'en sera porté à Cinq par l'accession de Talleyrand qu'au prix d'extrêmes difficultés. Quant aux plénipotentiaires des puissances, qui n'appartenaient pas même au groupe des Huit, leur participation ne sera qu'approbative et sans effet[12]. Mais qu'importait le reste à Talleyrand, si lui-même avait gagné sa place ?

Trois jours ne s'étaient pas écoulés depuis la scène, dont nous venons de donner le récit, que l'ambassadeur français eut un entretien, tête à tête, avec le prince de Metternich, dont la porte s'était ouverte à lui seul, sur les 7, heures du soir. L'entrevue avait été longue et d'importance majeure. Aucune des questions européennes en litige n'y fut omise. Mais quel vis-à-vis ! Metternich et Talleyrand, cette interrogation pleine de détours de deux hommes également subtils, cherchant à se convaincre de leur personnelle bonne foi, se reprochant presque, sur un ton d'amitié, de n'être pas assez portés à l'expansion réciproque, quand ils pourraient si bien s'entendre, et, au fond, quoi qu'ils pussent s'entre-dire, n'ayant aucune confiance l'un dans l'autre et se sachant tant de bonnes raisons pour cela !

De ces conversations miel et vinaigre le prince instruisait directement Louis XVIII, et le roi lui répondait de sa main comme pour s'y révéler en esprit toujours présent. Les points qu'il importait de rendre clairs et lucides au premier regard, Talleyrand les caractérisait, en cette correspondance, avec la précision grave, qui devait servir à les exprimer. Parfois, pour en colorer la sécheresse et parce qu'il connaissait les goûts du roi, il y glissait des à-propos, des semblants d'anecdotes ; et, s'il ne parvenait point à le séduire, — Louis XVIII ayant, au fin fond de son âme, des antipathies prononcées contre lui, — il arrivait à le distraire, sans perdre de vue le sérieux et l'essentiel.

Les menaces d'Alexandre, les défaites astucieuses de Metternich, les âpres exigences de la Prusse, la situation générale des esprits, l'exaltation des uns, la cupidité des autres, rendaient étrangement difficile à soutenir la cause où s'était engagé Talleyrand. Il avait besoin qu'on vînt à son aide ; les petits États n'y suffisaient point : des secours plus considérables se présentèrent, qui lui permirent de s'en tirer avec succès. L'Angleterre y tendit, la première, gênée par les projets de la Russie ; ce fut ensuite l'Autriche mise en inquiétude par les appétits sans mesure de la maison de Brandebourg. L'organisation hâtive des débuts se disloquait. Les dissidences réelles des alliés perçant sous les dehors d'une entente générale, que semblait entretenir et favoriser, au jour le jour, l'harmonie des réceptions princières, avaient travaillé pour l'ambassadeur des Bourbons. La France ne serait plus écartée, — ainsi que l'avaient prémédité Metternich, Nesselrode, Humboldt et Hardenberg — des travaux de partage de l'Europe. Avec elle formeraient ou auraient l'air de former comme une ligue protectrice les puissances intéressées, pour leur propre sauvegarde, à borner les envahissements des plus forts. Les protocoles léonins du 18 et du 22 septembre avaient été raturés par le protocole nouveau du 8 octobre, qui servit de préliminaires aux réunions ultérieures du Congrès.

C'était une avance sérieuse qu'on venait d'acquérir. La diplomatie française, tout à l'heure contrainte à baisser la tête sous le joug de la nécessité, avait pris une attitude moins soumise et s'était redressée. Talleyrand, qui, tantôt, feignait de se dissimuler, modeste et sans voix, presque en arrière de ses collègues, était en train de passer au premier plan. Aussi, en peu de jours, comme il avait changé de ton et d'accent ! On avait stipulé dans le texte remanié de l'ancien protocole que, suivant son expression, les arrangements à intervenir seraient conformes aux principes du droit public. Ce mot, avons-nous dit, produisait une impression singulière sur de certaines oreilles.

Que fait ici le droit public ? s'était écrié Humboldt, l'un des envoyés de la Prusse.

Il fait que vous y êtes, répliqua Talleyrand.

Était-ce le ministre d'une nation accablée sous le poids des armes étrangères, qui parlait ainsi ? D'où lui venait tant d'assurance reconquise ? On n'en était qu'aux premiers engagements : se croyait-il déjà si ferme sur le terrain qu'il avait choisi ?

Talleyrand fait ici le ministre de Louis XIV, remarquait Alexandre, dans un mouvement d'impatience, qui ressemblait à du dépit. Il semblait l'être. en effet, au mois d'octobre 1814, ne se doutant point lui-même, d'ailleurs, qu'au mois d'avril de l'année suivante, après le retour de l'île d'Elbe et la fuite de Louis XVIII, il ne serait plus que le ministre de Jacques II.

§

Mais, pour un moment, les débats étaient suspendus. On avait ajourné le Congrès au le' novembre et réveillé les accords de la musique.

La capitale de l'Autriche, envahie par une multitude d'étrangers de distinction avait revêtu, de toutes parts, un aspect aussi riant qu'animé, tandis que, rassemblés en un tel nombre qu'ils composaient un véritable aréopage, — mais un aréopage en vacances, — les rois et les princes régnants n'arrêtaient point de célébrer, à leur manière, dans la joie des bals et des festins, le bonheur de leurs peuples rendus aux travaux de la paix. Comme le disait, avec un rare bonheur d'expressions le vieux prince de Ligne, le tissu de la politique était tout brodé de fêtes. En la satiété de leur pouvoir absolu, les souverains s'étaient sentis aiguillonnés d'un goût de roman et d'aventure qui, pour eux, avait toute la saveur de la nouveauté. Les personnages du caractère le plus grave, ceux qui étaient investis de l'autorité la plus haute, cédaient à l'entrainement général et s'en donnaient à tête perdue sans en excepter les diplomates de carrière. On accourait, de mille points, à ce spectacle qu'on ne reverrait plus. Tout ce qui pouvait monter dans un carrosse à couronne s'empressait à y faire figure.

Un comité spécial avait été désigné par la Cour pour l'organisation des plaisirs, à charge d'inventer, chaque jour, quelque divertissement extraordinaire inédit. Les amusements de jour et de nuit se succédaient avec une sorte d'emportement.

En ces réunions fastueuses et changeantes où voisinaient, de soir en soir, auprès des plus jolies femmes de l'aristocratie européenne, les illustrations politiques les plus qualifiées du monde entier, on n'entendait que ces appellations : Sire, Votre Majesté, Excellence, Altesse, résonner, à tous les emplacements des tables. Qu'on ajoute au rang et au nombre de tels convives l'importance même des officiers servants, pour la plupart aussi des princes souverains ou des altesses sérénissimes ; qu'on se figure, en outre, comme l'a dépeint le comte de La Garde-Chambonas, dans un tableau plein d'éclat et de coloris[13], les milliers et les milliers de bougies faisant étinceler les cristaux, chatoyer les porcelaines, reluire la vaisselle d'or massif de la maison impériale ; puis, les parfums des fleurs se mêlant à l'harmonie des instruments, la douce familiarité, l'intimité de ces maîtres du monde tempérant la majesté de leur assemblage et l'on pourra s'imaginer ce qu'avait de magique un pareil coup d'œil, où tous les sens étaient captivés !

L'impératrice d'Autriche, Italienne de naissance, issue de la maison fameuse d'Este et ayant hérité de ses aïeux, par une naturelle filiation, le goût des arts et l'amour intelligent des plaisirs avec une grâce toute française[14], quoiqu'il s'y mêlât un peu d'afféterie, était l'âme de cette série ininterrompue d'agréments, qu'on appelait : redoutes, mascarades, banquets, carrousels, parties de chasse ou courses de traîneaux.

Nommer les principaux de ceux qui y prennent part, c'est remettre en mémoire les figures historiques d'une époque, dont chaque jour appartenait aux événements de l'histoire.

Entre les empereurs et les rois, nul n'attirait autant les regards que le tsar blond et svelte. Alexandre se piquait de mener ensemble les affaires les plus importantes du gouvernement des peuples et les intrigues les plus délicates du sentiment et de l'amour. N'eût-il pas été le maître d'un vaste empire qu'il eût pu prétendre à fixer l'attention par les attributs variés de sa personne morale et physique. Il était de taille élancée et d'un abord séduisant ; ses façons gracieuses — quand il avait envie de leur donner ce tour — communiquaient à ses impressions, auprès des femmes, un air de chevalerie dont il tirait d'aimables succès. Maintes beautés, à Vienne, dignes de le retenir par les qualités de leur éducation et de leur esprit, lui en rendaient le séjour fort agréable. Elles n'appartenaient pas toutes, — à ce que nous divulguent de certains rapports de police enfouis dans les archives de Vienne —, à la haute société aristocratique. Ses sentiments changeants s'étaient adressés d'abord à de très grandes daines d'un rang moins éloigné du sien ; puis, ayant cru s'apercevoir qu'elles avaient plus de morgue que d'esprit, il s'en était, peu à peu, détaché. Détail inconnu : le puissant Alexandre avait, un moment, porté les préférences d'un cœur presque fidèle vers une jolie femme de la bourgeoisie — simplement s'appelait-elle madame Schmidt —, en possession de mari, mais un mari discret, respectueux, et qui savait disparaître, au moment opportun, où l'empereur lui faisait l'honneur de frapper à l'huis de sa chambre conjugale.

Parfois, il lui arrivait de rencontrer, sur ce chemin de victoire, des émules hardis, qui l'y gênaient. Dans les coulisses du Congrès de Vienne, il fut raconté qu'il y avait eu rivalité directe entre cet empereur jaloux d'être le maître partout et Metternich, non moins désireux de plaire sous des dehors mondains, qu'il se flattait d'orner d'une pointe de romanesque. Sentimental le chancelier ne l'était guère ; mais, il possédait l'art du parler tendre et des galantes manières ; quoiqu'il eût tendance à s'en vanter, il en usait, avec les avantages que procurent en pareil jeu un noble visage, une mise parfaite et l'usage exquis des salons. Cette sorte de concours, dont le prix était un sourire plus engageant, une promesse plus complète, ou des réalités plus douces à cueillir[15], n'était pas du goût du tsar Alexandre. En deux ou trois occasions, son amour-propre y fut piqué ; il en conçut de l'irritation contre Metternich ; et les affaires de l'Europe, c'est-à-dire les transactions du Congrès, devaient s'en ressentir.

Telle circonstance, parmi d'autres, causa au puissant monarque un accès de dépit réel, dont les signes n'échappèrent aux yeux de personne.

Ce soir-là, on avait combiné, chez la princesse Marie Esterhazy, les surprises d'une brillante loterie pour amuser et séduire l'assistance féminine aux yeux convoiteurs. Le tsar, qui désirait que la complaisance aidât à la chance dans la distribution des lots, les avait classés de façon que les plus souhaitables échussent à quatre femmes de la Cour distinguées par lui. Comment advint-il que ses dispositions furent mises en défaut par un malicieux hasard ? Toujours est-il que deux de ceux-là très enviés allèrent, l'un à la fille de Metternich, l'autre à un aide de camp de François Ier. L'empereur de Russie eut la faiblesse de vouloir corriger les jeux du sort. Il avait réservé, dans ses vœux, le dernier de ces lots à la princesse d'Auersperg, et, par une étrange démarche, il l'envoya réclamer au gagnant. Celui-ci, formé à l'école de M. de Metternich, répondit avec une politesse consommée de diplomate et de courtisan qu'étant tombé d'une main impériale un tel objet était trop précieux pour être rendu. Le tsar en eut le visage assombri, la mine maussade, pendant une partie de la soirée.

Alexandre le Libérateur ne manquait à aucune redoute, à aucun gala d'importance. On l'y voyait arriver, de temps en temps, en compagnie du prince Eugène de Beauharnais auquel il avait voué une particulière affection. Se montrait-il au côté de l'empereur d'Autriche la comparaison ne tournait pas à l'avantage de son hôte, qui avait moins de prestance et s'habillait avec moins d'élégance, de goût, on disait même de propreté.

Dans cette cohue royale, Frédéric Ier de Wurtemberg s'imposait par la majesté non de sa couronne, mais de sa ventripotente glorieuse. Aux bals masqués, le domino noir, quoi qu'il fit, ne parvenait pas à dissimuler ses formes corpulentes ; son ampleur et sa rotondité emplissaient le regard d'une vision toujours réjouissante. Cependant, la gaîté n'était point empreinte sur son visage. Il portait un peu partout sur son front le pli soucieux, qui ne le quittait jamais, différant en cela de l'excellent Maximilien de Bavière, aux airs continuellement épanouis, qu'on disait être le plus adorable et le plus adoré des rois trônants.

Quel contraste d'autre sorte entre le volumineux Frédéric de Wurtemberg et la silhouette maigre de Frédéric VI de Danemark ! Avec son nez très long, sa face de carême, ses cheveux d'un blond blanc, dont la nuance fadasse n'était point pour relever la pâle expression de sa physionomie, celui-ci manquait, évidemment, de prestige physique. Pourtant, c'était un gai convive, toastant bien et souvent, et dont la finesse, l'enjouement, l'esprit d'à-propos et de repartie, tranchant sur une bonté de cœur véritable, charmaient son plus proche voisinage.

De Frédéric-Guillaume III, le monarque berlinois, en deuil de la belle Louise de Prusse, on remarquait simplement qu'il avait la taille haute, la figure grave, qu'on le voyait souvent, par les rues de Vienne, le bras passé sous celui de l'empereur d'Autriche, cheminant à pied, tous deux vêtus en bourgeois, et qu'il n'avait pas d'autre intérêt, hors la place qu'il tenait dans le cérémonial monarchique.

Au prince Charles de Bavière allaient les préférences de bien des intrigues cherchées sous le masque ; en sa personne résidait toute la beauté d'un héros de roman. Enfin les princes de Wurtemberg, de Prusse, les archiducs Charles, Albert, Ferdinand, Maximilien d'Este, Jean et Régnier, faisaient honneur, chacun à sa manière, à l'ensemble du banquet.

On notait, sur le passage des Majestés et des Altesses, des particularités, on échangeait des observations concernant telles de leurs habitudes ou de leurs ressemblances. Ainsi, lorsque se montrait la grande duchesse d'Oldenbourg, la sœur bien-aimée d'Alexandre, on était aussitôt frappé de son étonnante similitude de traits avec son frère.

Les ambassadeurs et d'autres grands personnages étaient amenés à se rencontrer fréquemment dans le monde. On avait pris l'habitude de les attendre et de les reconnaître partout.

Quand s'illuminaient les salons de la Burg, la foule y était extraordinairement pressée. Cependant, on avait tôt discerné, dans cette confusion de personnalités ayant chacune son titre de naissance et son privilège de situation, les grands premiers rôles du moment.

Metternich apparaissait et reparaissait, sans cesse, content de l'impression flatteuse, qu'il s'entendait à produire autour de lui. On était moins satisfait de revoir, en tous lieux, la longue figure ennuyée de lord Castlereagh, une médiocrité puissante du jour. Gros, gras, blond, vêtu d'un habit rouge et le visage aussi écarlate que cet habit, il demeurait presque immuablement grave et froid. Sa Seigneurie ne s'égayait que lorsqu'on lui rappelait, à propos, les récentes défaites de la France.

Dans le coin des diplomates, pendant que valsaient et quadrillaient les jeunes couples, se retrouvaient, tour à tour, conversant du sort que les amphitryons européens pensaient réserver aux différents territoires en litige : Nesselrode, Pozzo di Borgo, le prince de Hardenberg, le comte de Lovenhelm, Bernstorff, et en particulier, Guillaume de Humboldt, le ministre plénipotentiaire de Prusse, le diplomate philosophe, peu expansif d'ordinaire et songeant moins à la politique du jour qu'à sa lettre prochaine pour Charlotte Diede[16].

Lorsque venait Talleyrand, on distinguait de loin l'homme et ses cheveux poudrés, son frac violet, où scintillaient des décorations, ses bas de soie noirs à coins dorés, ses souliers à boucles de diamants et à talons rouges. Portant avec aisance ses soixante ans sonnés, il avançait la tête droite, la main appuyée sur sa canne, et imprimant à sa démarche cette espèce de dandinement réglé par l'habitude, si j'ose dire, qui lui avait permis de corriger l'effet de sa claudication et de faire d'une infirmité presque une grâce. H était déjà très entouré. Tout à l'heure, enfoncé dans un moelleux fauteuil, nous le reverrons causant avec le prince Léopold de Naples, le cardinal Gonzalvi et le remuant seigneur Lucchesini. La conversation paraît fort intéressante, car d'autres habits se rapprochent et veulent en connaître le sujet. Talleyrand parle du roi Murat et prédit le prompt écroulement de cette souveraineté de théâtre, — le Deus ex machina, qui lui donna le souffle, n'étant plus là pour la soutenir.

L'un des familiers de la Cour, expert à démêler tous ces visages nous y désignerait encore : le général Tettenborn, celui qui s'empara du trésor particulier de Napoléon, un immense butin dont 'une partie lui fut abandonnée en récompense ; le feld-maréchal prince de Schwarzenberg, dans son nouvel uniforme de colonel de l'un des régiments de la garde impériale russe ; le prince Nicolas Esterhazy, éblouissant dans son costume de hussard hongrois, dont les broderies arrachaient des regards d'envie aux femmes elles-mêmes ; lord Stewart, l'ambassadeur d'Angleterre, qui, dans son mouvement perpétuel, semble n'exister que pour se montrer et qu'on a surnommé, à cause de cette affectation, le Paon doré ; les divers membres de la famille Nariskhine, capables par les grâces de leur esprit, de suppléer à l'absence d'un prince de Ligne ou d'un Talleyrand ; le comte Razumovski, l'ambassadeur de Russie près de la cour autrichienne, si fastueux dans ses goûts, si grand dans ses projets ; le baron Arnstein, l'un des princes de la finance ; l'élégant jeune comte de Trautmansdorff, l'un des héros du dernier tournoi et le chevalier servant de la belle d'amour, comtesse Edmond de Périgord ; le prince de Lichtenstein, Louis de Schœnfeld et cent autres.

Dans ces temps merveilleux, quand on avait assez vanté les splendeurs de la Burg, on disait que si le point central des affaires, au sortir des plaisirs était le palais du prince de Metternich, le mouvement de société qui s'y renouvelait, de jour en jour, n'était pas là moins animé. Il excellait à recevoir, en ses appartements de Vienne ou en la maison de campagne qu'il possédait, à une faible distance de la capitale. C'était la grande magnificence, dans un style très correct. L'affluence des invités y était énorme, et on admirait tout le soin, toute la dépense de soi-même, auxquels s'appliquait le chancelier pour plaire à chacun d'eux par cette bonne grâce personnelle, jointe au bon vouloir de la fortune, qui était son double privilège. Son fameux bal du 18 octobre 1814, où l'on vit réunis dans ses salons toutes les cours, tous les souverains, tous les grands personnages de l'Europe, laissa derrière soi un long frémissement d'admiration.

On avait aussi pris le goût de se rendre, autant que s'en présentait l'occasion, chez M. de Talleyrand, dont les réunions avaient un caractère d'urbanité grave, et, cependant, aisée, tout à fait en harmonie avec la dignité noble du personnage. Dans son salon, assis sur un canapé, auprès de la brillante comtesse de Périgord, et entouré des constellations du monde politique les plus brillantes, de tous ces hommes éminents, qui, debout, au dire d'un témoin, l'écoutaient comme les écoliers écoutent les leçons d'un maître, il donnait l'exemple d'une force d'ascendant moral unique.

Pas une minute n'était perdue, dans l'ordonnance de ses journées trop brèves, qui devaient suffire à tant de travaux, de séances en conseil, de correspondances diplomatiques ou d'invitations et de réceptions. Ayant conservé, à Vienne, ses habitudes de Paris, tous les jours, au moment de sa toilette, le prince recevait des visites à la manière des grands seigneurs et des grandes dames d'autrefois. Il livrait sa personne physique aux soins de son valet de chambre, saris en paraître un seul instant distrait, et, pendant que ce serviteur arrangeait sa coiffure, il conversait avec une entière liberté d'âme des hautes et sérieuses raisons, qui le retenaient dans la capitale des Habsbourg.

Il tenait table ouverte. La chère y était exquise, suivant une règle de la maison, dont on ne s'était jamais écarté, en quelque lieu qu'on se transportât. Il était connu, surtout, qu'aux dîners de M. de Talleyrand la conversation revêtait un ton d'aménité délicate qu'elle n'avait pas, ailleurs, au même degré de perfection.

Inévitablement, les faits à l'ordre du jour revenaient sur la nappe, mais sous une forme de discussion très adoucie et n'engageant à rien, du reste, quant aux résolutions du lendemain. On en devisait avec prudence. Puis, on passait à d'autres exercices parlés.

Certaine fois, les controverses politiques n'occupaient plus l'attention. On avait abordé un sujet moins brûlant que la question de savoir si le trône de Naples serait enlevé ou conservé au prince Murat. Simplement, les discours vaguaient sur des détails de gastronomie. Et, comme l'amour-propre national n'abandonne jamais ses droits, chacun de ces diplomates avait rehaussé, de préférence, la délicatesse ou les succulentes des mets de son pays. Lorsqu'on en vint aux fromages, lord Castlereagh naturellement avait vanté le stilton d'Angleterre ; Alvini, le strachino de Milan ; Zeltner, le savoureux produit du pays d'Emmenthal ; le baron de Falk, ministre de Hollande, avait relevé l'excellence du limbourg, immortalisé par Pierre le Grand, lequel n'en mangeait jamais, a-t-on dit, sans mesurer le morceau avec son compas. Nul, en cet important débat, ne se décidait à céder l'avantage à l'opinion de son voisin. Le prince de Talleyrand gardait le silence. Il n'avait pas ses armes sous la main.

Pendant que les opinions de ces palais blasés errent indécises, un laquais entre dans la salle, annonçant au maître du logis l'arrivée d'un courrier français :

Qu'apporte-t-il ? demande le prince.

Des dépêches de la Cour, et...

Quoi encore ?

Une caisse contenant des fromages de Brie.

Très bien. Qu'on porte les dépêches à la chancellerie et qu'on serve, à l'instant, un des fromages.

On fait diligence. Je me suis abstenu, dit alors le prince, de prendre parti dans la discussion, et de vanter, étant chez moi, un des produits du sol français ; mais, il est là ; jugez-en, messieurs.

On y mit le couteau : la crème en était pure et stimulante. Il n'y eut plus d'hésitation ; l'expérience en décida unanimement, à l'avantage de la Brie française[17].

Les propos ne s'échangeaient pas avec autant d'aisance et d'agrément, à la table de lord et lady Castlereagh, dont la froideur déconcertait la magnificence. Jusque dans leurs bals superbes, des bals de vanité, comme on les appelait, où la foule était énorme, ainsi qu'aux bals parés de lord Stewart[18], le plaisir revêtait des airs de cérémonie ; tout l'or des salons et le luxe de la dépense ne parvenaient à échauffer cette glace. Le sourire n'y détendait les lèvres que par hasard, sous l'imprévu d'un détail, pour une offense accidentelle à l'étiquette, ou bien pour l'amusant spectacle qu'offrait Sa Seigneurie, quand lord Castlereagh, si long, si maigre, de mouvements si mécaniques et si plaisants à voir, se prenait à danser, sur un air vif et gai, sans rien perdre de sa physionomie sérieuse, les pas d'une gigue anglaise ou d'un rit écossais.

En ces milieux cosmopolites groupés à Vienne, chaque réunion avait son cachet particulier. Mais, c'était à qui se surpasserait dans la manière élégante de mettre en valeur les attributs du faste et de la puissance. Si, par le charme et la délicatesse, l'ambassade française semblait venir en première ligne, les Russes pensèrent bien emporter le prix de la munificence, après le grand bal que leur ministre Stackelberg avait donné pour fêter la naissance de sa souveraine[19] et celui qui, chez le comte Rasumowski, arrachait des cris d'admiration aux plus difficiles connaisseurs. Au reste, chaque jour fournissait une date propice d'anniversaire, un prétexte heureux, une occasion saisie avec empressement de faire durer le plaisir.

Aux grandes redoutes, aux bals de la cour, dans les courses de traîneaux[20], le spectacle était éblouissant des groupes de femmes rivalisant à harmoniser, en leur parure, le goût délicat et le luxe éclatant. Ces soirs-là, elles faisaient étinceler les feux de toutes leurs pierreries. Elles voulaient toutes paraître, si elles ne l'étaient déjà ou si elles ne l'étaient plus, jeunes et belles. Les charmes les plus divers naissaient d'elles, de leurs mouvements, de leur délicieux assemblage. Hôtes princiers, généraux et diplomates, voyageurs de marque, s'entremêlaient agités, curieux de voir et de vivre, dans cette immense réunion de plaisirs. Jamais leurs yeux n'avaient pu considérer, en un seul et même cercle de luxueuse élégance, tant de femmes remarquables par la situation, la fortune et l'attrait spirituel, qu'il leur fut permis d'en admirer, impératrices, reines, duchesses ou simplement femmes du monde, pendant les six mois du Congrès.

Comment les nommer toutes, en ces concours de grâce embellies par la richesse ? Entre celles, qui ramenaient vers elles le plus de suffrages par les qualités de l'âme et du visage, s'inscrivaient : la princesse de La Tour-et-Taxis, la belle-sœur du roi de Prusse ; la comtesse de Bernstorff, l'ambassadrice du Danemarck ; la comtesse Thérèse d'Apponyi, dont les yeux étaient les plus parlants du monde ; la princesse de Hesse-Philippstal, au port de tête si sévère ; Mme de Fuchs, une délicieuse maîtresse de maison, chez laquelle régnait l'abandon de l'intimité[21] ; la comtesse Zamoïska, née Czartoryska, la blonde Polonaise, de qui le regard des hommes ne parvenait plus à se détacher, quand il avait commencé de parcourir la blancheur de son teint, la sveltesse de sa taille, et tout l'éclat répandu de sa jeunesse ; la princesse Bagration, dont le cercle était le salon russe par excellence ; enfin, les trois grâces de la Courlande, comme on appelait la nièce de Talleyrand et ses sœurs : les duchesses de Sagan et d'Acerenza.

La comtesse de Périgord, que nous venons de nommer et dont les qualités supérieures méritent bien de nous arrêter, quelques instants, recevait à l'ambassade de France. Elle était, certes, l'une des femmes les plus en vue et les plus recherchées, à Vienne. L'usage du monde, ne le possédait-elle pas, comme d'instinct ? N'en avait-elle pas donné des signes, exceptionnels, dès l'enfance ?

Au temps où elle habitait, à Berlin, un palais qu'elle savait lui appartenir on propre, tout entier, la maison, les meubles et les gens, elle n'était qu'une fillette de treize ans ; et déjà, favorisée presque à l'égal de sa mère : la duchesse de Courlande, par les richesses dont elle avait la libre disposition, par son rang et l'amitié de la famille royale, elle avait les qualités précoces d'une maîtresse de salon[22].

A vrai dire, sa grande noblesse n'était pas un bien vieil héritage. Lorsqu'elle eut à dater le berceau de son opulence et de ses titres, en ses Souvenirs de jeunesse, elle n'eut pas besoin de remonter très haut. L'effort de sa mémoire n'eut point à rétrograder en deçà de son grand-père, pour atteindre aux origines véritables de sa maison puissante. Quoiqu'on ait découvert, ensuite, que la famille de ce dernier, d'extraction westphalienne, possédait, depuis plusieurs générations, le domaine de Kalm-Zeen, et qu'elle s'était créé des alliances avec les Lambsdorf, les Behr, les Turnow, maisons considérables de la Courlande, c'était en somme, à ses débuts, un petit compagnon que l'écuyer Ernest-Jean Biren, en attendant qu'il fût tout, par la grâce et l'amour d'une reine : l'impératrice Élisabeth. Pierre, son fils, fut le dernier duc de Courlande. Il avait peu de culture, mais une rare beauté physique et des goûts d'élégance ; il mettait sa gloire à posséder quatre filles des plus attirantes qu'on pût voir ; et la fortune qu'il leur laissa fut énorme.

Les aînées avaient eu à choisir, entre les partis exceptionnels, qui s'étaient offerts à elles, pour s'arrêter : la première, Wilhelmine — quand elle eut perdu l'espoir d'épouser Louis-Ferdinand de Prusse — à la demande du prince Louis de Rohan ; la seconde, Pauline, au prince de Hohenzollern ; et la troisième, Jeanne, au duc d'Acerenza, de la maison italienne des Pignatelli. Alliances de titres et d'argent, dont l'éclat émanait beaucoup moins du mérite des prétendants, et qui ne furent, aucune, surtout la dernière, des modèles accomplis de bonheur conjugal. Dorothée ne devait pas être, en cela, plus gâtée que la duchesse d'Acerenza, sa sœur. Elle aussi aurait à rompre des liens aussi mal assortis que légèrement formés, mais qui devaient lui apporter la compensation de faire d'elle la nièce et plus que la nièce de Talleyrand, son indispensable compagne d'esprit, l'Égérie de ses derniers travaux, enfin, la lumière de sa vieillesse.

On sait comment elle était devenue la comtesse de Périgord. Il en fut parlé dans les coulisses d'Erfurt[23]. Mais, d'en rappeler les circonstances en détail ne semblera point hors de saison.

Elle était en la fleur de ses seize ans. Bien des prétendants s'étaient inscrits sur son carnet de bal. On a connu leurs noms ; elle n'en fit point mystère ; au contraire, elle les énuméra avec une complaisance fort compréhensible pour l'amour-propre d'une femme ; car ils n'étaient, certes, pas les premiers venus.

Ainsi, dans un moment où la détresse des Bourbons rendait le duc de Berry peu facile à marier, le comte d'Avaray, homme d'entreprise et de calcul, avait songé que la jeune princesse de Courlande si richement apanagée serait un excellent parti pour son maître ; et il avait entamé des commencements de négociations[24]. De grands seigneurs ruinés, tels que les princes de Hohenlohe et de Solins, s'étaient tenu un raisonnement analogue : ils eussent trouvé sage autant qu'agréable de rétablir leurs affaires en l'épousant.

Les agréments de sa personne, le brillant de sa condition mondaine et son éducation soignée l'avaient fait rechercher également par des personnages de plus d'importance que ces derniers seigneurs, c'est-à-dire les ducs de Cobourg et de Gotha, le prince Auguste de Prusse. Sensible aux mêmes avantages, le prince Florentin de Salm s'était mis sur les rangs, multipliant des soins, des hommages, qu'on ne paraissait pas accueillir avec plus d'intérêt que les empressements des princes de Mecklembourg et de Reuss. Ceux-ci avaient presque établi leur domicile en la maison maternelle sans y progresser d'un pas.

Aucun de ces demi-dieux n'avait louché son cœur. Ils s'y efforçaient en vain ; elle l'avait voué au prince Adam Czartoryski, dont les hautes vertus et la rare noblesse de caractère fascinèrent l'imagination de la jeune fille, quand elle n'était encore qu'une enfant. Elle ne devait accepter le nom de comtesse de Périgord que sous l'empire de raisons plus fortes que sa volonté.

Ce fut un vrai roman. Lui, sans le dire ni l'écrire, songeait en soi qu'elle s'annonçait pour un avenir bien éclatant d'esprit et de beauté ; en la gravité de ses silences, il l'en tenait instruite par des égards rapprochés ou distants, dont elle comprenait le sens discret. Craignant de n'être plus assez jeune, il s'en était ouvert à l'abbé Pittoli, le précepteur de Dorothée de Courlande. La disproportion des années, qui le frappait et l'inquiétait, elle ne la voyait point, ou si, parfois, elle paraissait l'envisager, c'était avec le désir de corriger sa jeunesse en se rapprochant des goûts sérieux du prince Adam. Aussi bien, pourquoi cherchait-elle ingénument à se vieillir ? N'était-il pas, lui, toujours jeune avec son âme et sa physionomie de héros ? Sans cesse remontaient à la mémoire de la belle enthousiaste ses actes généreux, son patriotisme si pur, le désintéressement invraisemblable dont il avait donné les preuves, lorsque, étant ministre, il n'accepta ni décoration ni traitement, parce qu'il n'avait qu'une seule ambition, qu'un seul idéal : grandir la gloire de son maître, pour obtenir peut-être, de retour, la délivrance de son cher pays polonais ; et la ferveur d'admiration qu'elle en ressentait avait les élans de l'amour.

La première fois qu'il s'était adressé à elle, ce fut à Mittau, un soir qu'il la pria avec insistance de revenir à Berlin par Varsovie. C'était à la veille du traité de Tilsitt. Il s'était rendu chez la duchesse de Courlande, pour y demeurer trois semaines. L'air sombre de son visage découvrait les tristes pressentiments de son âme sur la vanité des promesses d'Alexandre et la perte prochaine de son amitié. Il souffrait donc ; elle ne l'en avait apprécié que davantage, assise auprès de lui, dans le salon de sa mère, ou l'ayant à côté d'elle, à table. Il ne lui disait que peu de mots, et se contentait de la regarder, luttant contre le charme qui l'attirait. Il s'y laissait conduire, cependant, et les destinées de ces deux êtres d'exception se fussent certainement unies, si l'opposition tenace de la mère du prince Adam Czartoryski pour laquelle il professait un culte de respect n'y avait mis obstacle et si les desseins concertés de Talleyrand, de l'empereur de Russie et de la duchesse de Courlande, n'avaient fait triompher la cause du comte Edmond de Périgord, le moins empressé de tous à la voir réussir.

C'était au mois d'octobre 1808. La duchesse s'était établie dans sa propriété de Saxe, à Löbskau, où sa fille Dorothée était venu la rejoindre. Les épouseurs princiers s'y étaient portés nombreux, en la saison d'été : ils s'y tenaient encore, après la chute des feuilles. Dans l'entrefaite, une lettre était arrivée d'Erfurt. Elle était du tsar Alexandre annonçant à la châtelaine de Löbskau qu'il irait lui demander à dîner, pour lui, pour son aide de camp et l'ambassadeur de France Caulaincourt, avec qui il rentrait à Saint-Pétersbourg.

Le 16, il était arrivé, à 5 heures du soir, accompagné des deux personnes qu'il avait indiquées. La duchesse manda sa fille, qui, tout entière attachée au souvenir du prince Adam, fuyait le salon maternel assiégé de prétendants ; elle lui intima le désir qu'elle sortît de sa retraite — le pavillon où elle se tenait, d'habitude — et vint présenter ses devoirs au souverain. Il s'y trouvait beaucoup de monde assemblé, ce jour-là, curieux de prendre part aux honneurs d'une telle visite : la princesse de Hohenzollern et la duchesse d'Acerenza, les sœurs mariées de Dorothée, le grand-duc de Mecklembourg, beau-frère de l'empereur, le prince Gustave de Suède, et bien des personnages. Après le diner, le tsar, qui s'était beaucoup occupé de la jeune fille, objet de tant de désirs, voulut attirer son attention sur un particulier détail : la ressemblance physique, qu'il pensait avoir découverte entre un jeune homme assis là, parmi les convives — celui qu'il avait amené sous le titre supposé de son aide de camp —, c'est-à-dire le comte de Périgord, neveu du prince de Bénévent, et le prince Czartoryski. Mais elle s'était dérobée à la comparaison en prétextant qu'elle avait la vue basse. L'empereur n'employa pas tant de détours, quand il fut seul avec la duchesse sa mère et que, pendant une conversation, qui dura deux heures, il lui déclara qu'il pensait avoir des obligations envers M. de Talleyrand ; qu'un moyen lui était offert de les reconnaitre qu'elle pourrait l'y aider, qu'il y comptait même et qu'il avait, en effet, promis au prince d'appuyer, auprès d'elle, son désir d'obtenir pour son neveu la main de la princesse Dorothée de Courlande. Le tzar avait en la cause des arguments de première force. La duchesse était sa sujette : la fortune immense dont il lui avait garanti la possession, risquait de se fondre au creuset des finances russes, si le mariage n'avait pas lieu. Obéir était l'inévitable résolution à prendre. Au reste, le grand rival ne se montrait pas. Bien imprudemment le prince Czartoryski traînait ses desseins et tardait à prévenir la jeune princesse de Courlande qu'il avait enfin obtenu le consentement maternel, à Varsovie. On sut persuader à Dorothée qu'il ne se souciait aucunement de se marier avec elle, qu'il se dérobait à la foi contractée, et qu'il avait tourné, certainement, vers une direction nouvelle ses sentiments et ses vœux. Et, de dépit, après quelques larmes versées, elle avait donné son consentement au parti qu'on lui imposait. Le lendemain, elle avait cette conversation peu banale avec son fiancé du jour :

J'espère, monsieur, que vous serez heureux dans le mariage, que l'on a arrangé pour nous. Mais je dois vous dire, moi-même, ce que vous savez sans doute déjà, c'est que je cède au désir de ma mère, sans répugnance, en vérité, mais avec la plus parfaite indifférence pour vous. Peut-être serai-je heureuse, je veux le croire, mais vous trouverez je pense, mes regrets de quitter ma patrie et mes amis tout simples et ne m'en voudrez pas de la tristesse que vous pourrez, dans les premiers temps, du moins, remarquer en moi.

Mon Dieu, répliqua-t-il, — pour n'être pas en reste de franchise, — cela me parait tout naturel. D'ailleurs, moi aussi, je ne me marie que parce que mon oncle le veut ; car, à mon âge, on aime bien mieux la vie de garçon.

Toutes formalités furent remplies, comme il convenait. Les lettres nécessaires avaient été envoyées à Paris et à Pétersbourg, pour la noce fixée à un mois.

Aux amis et aux connaissances, qui, pour la plupart n'avaient répondu que par des compliments polis et froids, on avait annoncé la grande nouvelle. Talleyrand s'était mis en route, s'arrêtant à Francfort, qu'on avait choisi pour le lieu de la cérémonie nuptiale, parce que cette ville se trouvait sur le chemin du voyage en France, et que le prince-primat, un ami de M. de Talleyrand, s'était offert à y donner la bénédiction aux époux.

Cette union contractée sans enthousiasme n'aura que des lueurs brèves de félicité. Le comte Edmond de Périgord ne transformera pas aussi complètement qu'on aurait lieu de le souhaiter son existence antérieure. Il restera frivole, inconséquent, dissipateur. Jouer, dépenser à l'aventure, c'est-à-dire follement, d'une manière sensible jusque dans ce flot de richesses, demeureront ses habitudes familières. On ne le verra pas, sans doute, acheter des livres rares par bibliothèques, ni des peintures de maîtres par séries, mais des inutilités par monceaux. N'aura-t-il point, particulièrement, le goût de se constituer une collection de cannes incrustées d'un très grand prix, mais d'un parti douteux et d'un intérêt bien secondaire ? D'autres sujets de plaintes, et de plus graves s'élèveront contre l'époux, imputables surtout à son inconstance naturelle. Treize années de cette existence à deux, sans harmonie de sentiments ni d'idées, seront tout ce que Mme de Dino pourra en supporter, avant d'échanger d'une manière définitive la compagnie du neveu[25] pour celle de l'oncle.

Présentement Dorothée de Courlande n'en jouissait pas moins de toutes les apparences réunies d'un bonheur parfait et dont elle ne devait qu'à elle-même les éléments. Elle brillait entre toutes.

Elle ne se contentait point de recevoir, en la maison de Talleyrand, hommes et femmes avec cette aisance supérieure, qui lui était comme un jeu. Au contact journalier de l'esprit et de la conversation du diplomate consommé, elle se voyait instruite, et dans tous leurs détails, des desseins ourdis par la politique européenne. Du reste, à cette époque de radiance, elle n'était pas encore la femme de raison, la convertie, que nous aurons à rencontrer, en sa période de maturité et sur la pente du détachement mondain.

Elle se révélait ambitieuse, passionnée, dangereusement spirituelle, dégagée des scrupules incommodants, qui eussent eu la prétention de pénétrer plus avant qu'à la surface de son lime légère. Très admirée, elle inspirait à certains de l'inquiétude, sinon de la crainte. Le baron de Gentz, très éloigné d'être un saint, celui-là, ne disait-il pas d'elle : La profondeur de perversité de cette femme m'effraye ?

Mais, il serait temps de revenir aux affaires du Congrès de Vienne.

 

 

 



[1] La suite impériale, même les Beauharnais et les Bonaparte n'avaient pas été les derniers à rechercher les grâces de l'ancien régime ressuscité comme par miracle. L'ex-impératrice Joséphine avait fait demander qu'on restaurât, en faveur de son fils Eugène, le titre de grand-connétable. L'ex-reine Hortense, sa fille, qui bientôt fomentera des conspirations contre la Légitimité, se répandait en des démonstrations d'une gratitude infinie pour avoir reçu d'Elle le duché de Saint-Leu.

[2] 1796-1798.

[3] Vous aurez remarqué que, dans le protocole, du 19, on ne cite que le traité de 1814, qui a été aussi heureux que les circonstances pouvaient le permettre pour notre pays ; car, les ennemis, au bout de six semaines, avaient quitté le territoire français. L'ancienne France était agrandie, ses limites rectifiées à son avantage et par la possession d'une grande partie de la Savoie, Lyon préservé n'était pas, comme aujourd'hui, si près d'être une place frontière ; le musée Napoléon était intact, les archives françaises restaient enrichies de celles de Venise et de Rome... (Talleyrand à Sébastiani, 24 février 1831.)

[4] L'empereur de Russie et le roi de Prusse viennent d'arriver. Leur entrée a été fort belle. Ils étaient à cheval, l'empereur d'Autriche au milieu. Un petit désordre occasionné par les chevaux a fait que, pendant une partie considérable du chemin, le roi de Prusse était à la droite de l'empereur François. Les choses ne sont rentrées dans l'ordre que peu de temps avant d'arriver au palais. (Lettre de Talleyrand au roi Louis XVIII, 23 septembre 1814.)

[5] Les plénipotentiaires étaient, pour la Russie, le comte de Nesselrode elle baron de Stein ; pour la France, le prince de Talleyrand et ses attachés ; pour la Prusse, le prince de Hardenberg, secondé du comte de Humboldt ; pour l'Autriche, le prince de Metternich ; pour la Bavière, le prince de Wréde ; pour le Wurtemberg, le comte de Wintzingerode ; pour l'Espagne, le chevalier de Labrador ; pour le Portugal, le duc de Palmella ; pour la Suède, le comte de Zöwenhelm ; pour la Sicile, le commandeur Alvaro Rutlb, et, pour Naples, le due de Campochiaro.

[6] Il y avait bien plus que des préventions à effacer, bien plus que des prétentions à combattre, bien plus que des ambitions à réprimer ; il fallait faire annuler ce que l'on avait fait sans la France. (Mémoires du prince de Talleyrand, t. II, p. 277.)

[7] V., en particulier, une savante et rare étude du commandant Weil : le Revirement de la politique autrichienne à l'égard de Joachim Murat et les Négociations secrètes entre Paris et Vienne, d'après des documents d'archives inédits, Torino, 1908.

[8] Le Roi a encore une idée exagérée des talents du prince de Talleyrand. Je croirai, cependant, qu'il est loin de vouer à ce ministre une confiance sans bornes. On craint Talleyrand, à la cour, plus qu'on ne l'aime, mais le parti que cet habile comédien politique a su se créer dans le public en impose. (Comte de Bombelles au prince de Metternich, Paris, 27 novembre 1814 ; Vienne, Haus, Hof und Staats-Archiev. Bombelles, 311, 314.)

[9] Après m'avoir recommandé le plus profond secret sur ce qu'il allait me confier, le comte de Blacas me dit que : le roi était loin d'exiger que l'Autriche se déclarât contre Naples ; qu'il lui suffisait qu'avec les troupes que nous avons dans nos provinces italiennes, nous maintenions le bon ordre et la tranquillité, et que Votre Altesse promît simplement, sans se lier par aucun traité, que les troupes autrichiennes ne se joindraient pas aux Napolitains ; que, dans ce cas, la France penserait à une expédition, mais que le Roi voulait, avant tout connaître les intentions de Votre Altesse.

Le comte de Blacas supplie Votre Altesse de ne confier qu'à Sa Majesté l'Empereur seul cette communication, confidentielle. (Id., ibid., pièce manuscrite).

[10] V. Lettre de Talleyrand à Louis XVIII, 4 janvier 1815.

[11] Je serai doux, conciliant, mais positif, ne parlant que principes et ne m'en écartant jamais. (Le prince de Talleyrand au roi Louis XVIII, 29 septembre 1814). Les principes ne paraissaient pas être le fort de lord Castlereagh, ajoutait-il. On en pouvait dire autant de tous les autres, l'Europe, depuis vingt années, ayant pris l'habitude de n'apprécier que la force.

[12] Le Comité des Cinq, centre et siège de toutes les affaires du Congrès sera composé de huit plénipotentiaires : pour l'Autriche, le prince de Metternich, dans le cabinet duquel ont lieu les réunions, chaque soir, et M. de Wessenberg ; pour la Prusse, le prince de Hardenberg et Humboldt ; pour la Russie, le comte Rasoumovsky et Capo d'Istria ; pour l'Angleterre, lord Castlereagh et, après lui, le duc de Wellington auquel succédera lord Clancarty ; pour la France, le prince de Talleyrand. Cf. le Chevalier de Gentz, Dépêches inédites aux hospodars de Valachie, 1815.

[13] Souvenirs du Congrès de Vienne, Émile-Paul, éditeur.

[14] Une personne d'un esprit supérieur, d'une âme sublime, réunissant dans sa conduite tout ce que la dignité et l'amabilité peuvent produire, et dont la tenue, pendant ces fêtes si contraires à ses vœux, a surtout étonné et enchanté les connaisseurs, — l'impératrice, enfin... (Frédéric de Gentz, Tagebücher, I, 949.)

[15] Sur ces intimités des grands politiques, le Fagebücher de Friedrich von Gentz, fournit de piquantes révélations. Tandis que Metternich est fort occupé de sa liaison et de sa rupture avec la femme totale, la femme maudite, qui n'est autre que la duchesse de Sagan, lui-même, le secrétaire du Congrès, partout invité, partout fêté, chargé d'entrevues et d'affaires, — sans compter le travail courant du protocole — a du temps encore, passablement de temps, pour en faire la part de ses fantaisies voyageuses. Ses menues confessions nous l'apprennent : Mercredi, 4 janvier 1815 : Première visite chez une des plus jolies filles de Vienne (sœur de Mme Desfours). Jeudi 5, diné seul chez moi ; passé une heure avec Mme Catty. Vendredi 27, première entrevue avec une femme connue sous le nom de la comtesse Desfours, que j'ai trouvée très belle. Dimanche 29, sorti à 10 heures ; deux heures d'entretien avec le roi de Danemark ; rendez-vous avec la femme du vendredi, qui est appelée Jeanne. Elle m'a procuré des jouissances que je n'avais goûtées depuis bien des années. A8 heures, chez lord Castlereagh, travaillé arec lui jusqu'à 9 heures et demie. Rentré, endormi pour avoir trop diné. Et tout cela, sans le reste, dans l'espace d'un seul mois !

[16] G. de Humboldt, Briefe an cine Freundin.

[17] Parmi les convives de ce curieux diner figurait le peintre Isabey. Ne serait-ce pas l'occasion de rappeler comment Talleyrand l'avait amené sur ses pas, à Vienne, estimant que le célèbre artiste trouverait à y emploi fructueusement son habile pinceau ? Un matin, étant encore à Paris, il le recevait en son hôtel de la rue Saint-Florentin. Isabey se lamentait, à son oreille, que la chute de Napoléon lui avait enlevé presque toutes les places, dont la faveur impériale l'avait pourvu. La Restauration serait pour la France, peut-être, une source de bienfaits pacifiques ; mais elle était, pour lui, certainement une cause de ruine. Talleyrand, qui l'avait écouté, trouva, de suite, le remède à cette infortune relative. Lui montrant du doigt, au-dessus de sa tête, le tableau de Terburg figurant le Congrès de Munster, une peinture renommée, qui passa, plus tard, aux mains de la duchesse de Berry :

Que ne venez-vous à Vienne ! Vous y seriez le Terburg d'un Congrès où de grandes choses seront accomplies.

Quel trait de lumière ! Isabey s'était rendu où l'avaient appelé la parole et les encouragements du prince. Toutes les gloires diplomatiques de l'Europe, groupées autour de la table où se joua la plus formidable des parties, devaient se fixer sur sa toile, dans une composition inoubliable.

[18] 18 janvier 1815. — Bal paré chez lord Stewart, pour le jour de naissance de la reine. L'empereur d'Autriche n'est jamais allé à ces fêtes. (Diario del marchese di San Marzano, ap. Hario Rinieri, Torino, 1903.)

[19] Le tsar trouvait même qu'on y usait de prodigalités excessives. Il n'allait pas aux réceptions extra-somptueuses de son ambassadeur Rasumowski. J'en découvre le curieux détail dans une note du marquis de Saint-Mursan, ministre de Sardaigne : 1er janvier 1815. — L'empereur incommodé, après avoir été cinq heures au feu de Rasumowski — un incendie s'était déclaré —. L'empereur de Russie n'y a pas été. Cette maison lui avait déplu ; il avait dit que c'était bien peu patriotique de dépenser tant d'argent hors de son pays. (Diario inedito, archives du Vatican, ap. Rinieri, Correspondanza dei cordinali Consalvi e Pacca.)

[20] Birouriade de la Cour à Laugarten, soit course de traineaux sur des roues dorées, c'est-à-dire dépense inutile, chose froide. (4 mars 1815, Diario del marchese di San-Morzano.)

[21] Frédéric de Gentz, le secrétaire du Congrès de Vienne, nomme souvent, dans son Journal, Mme de Fuchs, chez qui dinaient le prince héréditaire de Hesse-Hombourg, le comte Bernstoff et maints importants personnages ; il y revenait volontiers et n'était pas éloigné de croire qu'il était sur le chemin des bonnes grâces particulières de cette spirituelle et jolie femme. Assis à côté de Mme de Fuchs, à laquelle j'ai fait la cour tout de bon, et non sans espoir. (8 décembre 1814.) Et un peu plus tard : Allé chez Mme de Fuchs et passé la soirée avec elle. (6 avril 1815.) Promené Mme de Fuchs. (Jeudi, 4 mai.) Etc.

[22] Je savais beaucoup trop que la maison m'appartenait, que j'étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses et qu'enfin mon établissement était totalement séparé du sien — de la duchesse —. J'allais, le matin, baiser la main de ma mère ; de temps en temps elle priait diner chez moi. C'est ii quoi se bornaient nos rapports.

(Souvenirs de la duchesse de Dino, publiés par sa petite-fille, la comtesse Jean de Castellane.)

Je n'ai jamais mieux fait les honneurs de chez moi que lorsque j'avais treize ans. (Id., ibid.)

[23] V. t. Ier, au chapitre ainsi intitulé.

[24] En 1798, le même duc de Berry avait dû épouser Anna Tyskiewicz, la future comtesse Potoçka. Après le rétablissement de Louis XVIII, il contracta alliance avec Marie-Caroline, princesse des Deux-Siciles.

[25] Quand on en vint à la séparation des comptes, il fut connu que la duchesse, dont les millions n'étaient pas faciles, se montra fort rigoureuse pour le bon, l'insouciant Edmond, ainsi que l'appelait une de ses amies : Fortunée Hamelin.