TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE ONZIÈME. — L'ŒUVRE SECRÈTE DE TALLEYRAND DANS LE RENVERSEMENT DE L'EMPIRE.

 

 

Une retraite active. — Au moment du divorce impérial, Talleyrand appelé dans le Conseil. — Après le mariage autrichien. — Embarras de l'empire à l'intérieur et à l'extérieur. — Effondrement de l'alliance russe. — Un mot de Talleyrand, au lendemain de Moscou. — Le commencement de la fin. — Intrigues et complots pour en finir tout à fait. — État de la France, en 1813, d'après des correspondances privées. — Les contre-coups de Leipzig. — Talleyrand se dérobe aux invitations que lui fait l'Empereur de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères ; irritation vive de Napoléon. — Pendant les derniers jours de l'Empire. — Affluence de visites, à l'hôtel du prince de Bénévent. — Une ambassadrice des Bourbons : Aimée de Coigny, duchesse de Fleury. — Ses conversations matinales avec Talleyrand. — Comment il se décida à prendre en main la cause des Bourbons. — Au conseil de régence. — Un dernier conseil à Marie-Louise. — Comment Talleyrand trouva le moyen de rester à Paris, pour y recevoir l'empereur de Russie, le garder en son hôtel de la rue Saint-Florentin, et devenir le personnage politique français le plus considérable du moment. — Ses grands actes publics, avant de partir pour le Congrès de Vienne.

 

Sans se compromettre davantage, le prince de Bénévent observait avec une clairvoyance aiguisée par du ressentiment les pronostics d'une transformation redoutable et désirée. Tout en donnant à sa manière de vivre un air d'indifférence et d'inaction assez bien joué pour n'offrir point de prise aux soupçons facilement éveillés de l'Empereur, et qui, réellement, avaient .le droit de l'être, à son sujet, il continuait d'entretenir avec les hommes influents des Cours de Russie et d'Autriche ses relations à double fin. Sa disgrâce, il le savait, avait produit un mauvais effet, à Saint-Pétersbourg. Alexandre, dont la nature morale était un composé d'ambitions très positives et d'intentions sincèrement philanthropiques, comme il était, sous le rapport des affectations intimes, à la Ibis sensuel et mystique, répugnait, en général, aux formes violentes. La modération de Talleyrand lui inspirait toute confiance pour son art d'apaiser les sentiments aigris, d'écarter des négociations les formes provocatives, les froissements inutiles et de terminer sans guerre des différends politiques. Tout récemment, n'avait-il pas fait parvenir à Napoléon le conseil de l'envoyer en mission spéciale à Vienne. où lui aurait tenu compagnie le ministre russe Roumantsiof, afin d'y représenter avec une fermeté douce et calmante, les intentions unies des deux Cours de Paris et de Saint-Pétersbourg ?... Mais ce renvoi brusque, quoique justifié au fond, du prince de Bénévent, avait inquiété le tsar et soin entourage. On y avait vu le signe évident, que l'empereur, avait du même coup, rompu les derniers liens, qui le rattachaient aux idées de prudence et de modération. Alexandre en exprima du regret et voulût que Talleyrand en eût connaissance. Par l'entremise de l'ambassade russe, discrètement, il lui fit tenir des paroles flatteuses, engageantes et qui ne furent pas seulement des marques consolatrices de sa particulière estime, mais une invitation précise à ne pas perdre le contact avec les sympathies qu'on lui avait conservées. Bientôt, Nesselrode et Speranski se rendront les intermédiaires des correspondances suivies de Talleyrand et d'Alexandre. Sous la garde du secret diplomatique, le prince tiendra en haleine les défiances du tsar et son influence personnelle s'ajoutera à tant d'autres causes, qui travailleront à le détacher complètement de Napoléon. Sur tous les points, il suivait, comme s'il eût eu à y prendre part directement et, avant peu, la marche des affaires. De l'examen des détails passant à l'étude de la situation générale, il en préjugeait les suites, calculait, en ses réflexions, quelle devait être l'époque et la véritable nature de la catastrophe[1] et se représentait les moyens capables d'en atténuer les maux à craindre pour le pays. Il était presque le seul, en Europe, à lies percevoir, dès lors, avec quelque netteté. Metternich, encore sous le coup des défaites de la cinquième coalition, n'en avait pas la vision aussi claire. L'année suivante il écrira : Napoléon a fini par s'élever à un degré de puissance telle qu'il peut bien mettre lui-même des bornes à son ambition mais que nulle puissance humaine ne saurait le faire avec des chances de succès qu'on pût calculer d'avance. Quoique tel observateur comme le maréchal Marmont considérât que, depuis un certain temps, l'Empereur trahissait une excitabilité de caractère et une mobilité dans les résolutions, qui ressemblaient à de l'affaiblissement ; quoique Talleyrand, attentif à noter de tels signes, eût pensé voir de l'amoindrisse-meut dans le ressort de sa volonté, son génie, au milieu des difficultés qu'il avait soulevées lui-même, restait le plus vaste et le plus étendu qui pût être.

La partie dangereuse, où le prince de Bénévent avait €gagé l'Autriche pour contrecarrer les projets d'irruption aventureuse de Napoléon dans les pays du Levant, était bien perdue par les Habsbourg. Si mal servi par son entourage, si mal secondé par son allié, dont tout le rôle s'était réduit à une sorte de connivence passive, Bonaparte était parvenu à la réalisation, après Wagram, de ce traité de Vienne, qui fut un chef-d'œuvre de tactique, abstraction faite des revanches du lendemain toujours à craindre. Il possédait, maintenant, ces provinces illyriennes, objet de son ardente convoitise, qui lui feraient un chemin d'Italie en Dalmatie conduisant les armées françaises jusqu'au seuil de l'Empire ottoman.

Un nuage obscurcissait tant de splendeur et rendait indécis le couronnement du rêve : c'était le doute de l'alliance, ce fantôme d'alliance, qu'il sentait toujours prêt à lui glisser des mains. Il n'était pas le seul maître, en Europe. Il lui faudra s'en apercevoir, en 1810, quand le tsar trop fidèle à tenir le langage que lui soufflait Talleyrand, à Erfurt, prendra le haut de la voix, presque le ton du supérieur parlant à un inférieur. La politique des partages, avivée par les épines de la question polonaise, cette politique, vicieuse en son principe, presque inexécutable en ses applications, — l'appelé étant égale des deux parts, chez Alexandre comme chez Napoléon, — sera la gêne aiguë, l'entrave qu'on retrouve sans cesse devant soi, le ferment des irritations mutuelles, la cause enfin de la crise qu'avait prévue et, en quelque manière, préparée Talleyrand.

***

Quoiqu'il ne fût plus en cour, par sa dignité de vice-grand-électeur, le prince avait encore sa place au conseil, et ne restait pas tout à fait en dehors des affaires d'État. Il eut à prendre parti, en 1810, dans la grande affaire du divorce.

Depuis un laps de temps, l'Empereur faisait circuler dans l'opinion que l'impératrice Joséphine ne pouvait plus assurer l'avenir de la dynastie, que Joseph Bonaparte, faute d'héritier direct, n'était d'aucune manière, par la gloire et par ses aptitudes, en état de lui succéder et qu'une grave résolution ne saurait tarder d'être prise. La police de Fouché aidait ces bruits à se répandre. Les journalistes et les poètes à gages avaient reçu du duc de Bassano des instructions particulières, concernant la façon d'en écrire avec adresse et modération, tandis que Berthier stylait les maréchaux, les exhortant à presser l'Empereur de sacrifier ses sentiments les plus chers au vœu national. Et Napoléon feignait d'y consentir avec émotion et tristesse. Puisque enfin il devait s'y résoudre, puisque la raison d'État et la raison publique l'y obligeaient, il avait estimé que, parmi les hautes princesses de l'Europe, trois familles régnantes pouvaient donner une impératrice à la France : celles d'Autriche, de Russie et de Saxe. Il livrait à l'appréciation de son conseil le choix entre ces trois alliances, pour le meilleur intérêt de l'Empire.

Les esprits étaient préparés.

Au mois de janvier 1810 furent convoqués, aux Tuileries, en réunion extraordinaire, les principaux personnages de l'État. Un profond silence attendit la communication de l'Empereur. Avec quelque émotion dans la voix, il annonça que des raisons diplomatiques le contraignaient à rompre l'union qui, jusqu'alors, avait répandu tant de douceur en sa vie. De quel côté porter ses vues ? — Monsieur l'archichancelier, quelle est votre opinion ? Cambacérès exprima le vœu que l'empereur épousât une grande-duchesse de Russie. Napoléon y eût été fort disposé. Il en avait effleuré l'espoir, à deux reprises, à Tilsitt et, à Erfurt, en ses minutes d'expansion calculée auprès du tsar. Impatient de ressaisir Alexandre, il avait compté sur ce projet matrimonial plus que sur tout autre moyen ; il en parut même si pressé qu'il s'était décidé à épouser la grande duchesse, sœur du tsar, de confiance, les yeux fermés, laissant à son ambassadeur Caulaincourt tout pouvoir d'appréciation. Mais ce qu'il ne disait point, c'est que la négociation n'eût pas été sûre d'aboutir. Des prétextes, des contre-temps, des lenteurs, un ajournement à cieux ans, qui équivalait de la part, de l'impératrice mère, à un refus avaient été opposés déjà, prouvant que Napoléon n'avait pas tout. à fait la liberté du choix et qu'on aurait pu l'exposer longuement à attendre. Après Cambacérès, Lebrun motiva son opinion ; pour des raisons de pure sympathie morale, il donna la préférence à la cour de Saxe. Murat et Fouché penchèrent pour l'alliance russe ; et, quand vint le tour du prince de Bénévent, ce dernier traita la question, d'abondance, à un différent point de vue. D'excellentes raisons lui vinrent aux lèvres établissant que, l'alliance autrichienne serait préférable pour la France. En émettant cet avis, son véritable sentiment n'était pas de concourir aux meilleures satisfactions possibles de l'Empereur ; il se gardait de traduire ouvertement le fond de sa pensée. mais employait, en faveur de sa thèse, des arguments de hante politique, parlait de la réconciliation européenne, qui serait le couronnement de ce mariage et ne disait pas que, fidèle à la tradition de Choiseul, à son propre système, il plaidait pour la conservation de l'Autriche. Lassé d'entendre aux donneurs d'avis, Napoléon acquiesça à une opinion, qui était le parti forcé ; il fit aussitôt le nécessaire, en homme pressé de conclure. Tout cela est une affaire politique, mandait-il à l'un de ses ministres. On en jugea pareillement, à Vienne ; et l'empereur François II livra sa fille, Iphigénie de cour et d'État, au conquérant qui, par deux fois, l'avait obligée elle-même et sa famille à fuir la capitale, à errer de ville en ville, au milieu de la confusion et de la consternation inséparables d'une retraite précipitée. Marie-Louise se résigna, puis bientôt, en banne Viennoise qu'elle était, s'attacha. Et François vit avec contentement, sinon ce mariage même, du moins la confusion de la. Russie.

Témoin des noces impériales, de la pompe inouïe de la cérémonie, des démonstrations courtisanesques de Metternich et des transports de l'imagination populaire se comportant avec Napoléon comme avec un dieu, Talleyrand revint, après la fête, à l'objet de son étude journalière, qui était celle de l'histoire en marche sous ses yeux.

Dépossédé de ses titres, il n'en demeurait pas moins, dans l'opinion du monde, M. de Talleyrand. Pas un étranger de distinction ne traversait Paris, qui ne tint à honneur de s'inscrire à sa maison de l'Infantado, rue Saint-Florentin, — achetée, en I808, du seul produit, disait-on, de ses créances sur l'Espagne. Rien ne paraissait modifié dans sa contenance et dans sa vie. Il remplissait, hier, la charge de grand-chambellan. Elle appartenait, aujourd'hui, à M. de Montesquiou. Les- suites de ce changement ne seraient autres qu'une variante d'itinéraire pour les visites intéressées. Il en émettait la réflexion tranquille : Qu'en résultera-t-il ? C'est qu'à l'avenir les cochers prendront plus souvent la route du faubourg Saint-Germain que la route du faubourg Saint-Honoré[2]. Avec sa sérénité coutumière il remplissait ses offices et n'oubliait pas de rendre les politesses d'un fidèle sujet à l'Empereur, et successivement aux deux impératrices.

Au fond de sa pensée, Napoléon regrettait de l'avoir éloigné de lui. Le lendemain d'Erfurt, il lui avait déjà dit : Nous n'aurions pas dû nous quitter. Quand, à partir de 1811, se multiplieront les difficultés de ses rapports avec l'Europe vaincue, mais non soumise, il voudra rapprocher de ses conseils le négociateur de Lunéville et de Presbourg et reprendre avec ce diplomate trop mal écouté des entretiens dont les prévisions portaient juste. Au plus fort de son mécontentement, lorsqu'il parlait de l'emprisonner à Vincennes, il l'avait encore mandé pour une de ces consultations fiévreuses, où il lui livrait le secret d'un événement, fâché contre lui-même de s'y être résolu, mais attendant sa réponse et l'obligeant à la dire. Talleyrand entrait dans ses vues aussi sincèrement qu'il lui était possible, émettait un jugement motivé, un conseil, qu'il savait, d'avance, ne devoir pas être suivi, et se retirait, comme si rien de particulier ne se fût passé entre eux.

D'autres que le prince de Bénévent se risquaient à lui faire tenir des avis de prudence, dont le résultat n'était que de l'exaspérer. Tantôt, sa colère était extrême contre son frère Jérôme pour l'avoir averti que sa politique de domination universelle le mènerait à sa perte. Les transports de son caractère absolu n'empêchaient point l'Europe d'armer et les nuages de grossir.

La guerre d'Espagne consumait lentement, obstinément, le meilleur des armées françaises. La Prusse préparait sa défection et se constituait une armée. L'Allemagne frémissante n'attendait que l'occasion de secouer le joug. La Russie ne dissimulait plus son irritation, moins du rapprochement momentané de la France et de l'Autriche, que de la menace érigée sur sa frontière d'un nouveau royaume de Pologne. Et l'Angleterre attisait le feu de ces haines avouées ou secrètes.

Les éléments d'opposition, que conduisaient avec leur adroite prudence Talleyrand et Fouché, depuis 1809, s'étendaient et se ramifiaient dans les rangs du Sénat. Le prince, voyant de loin, avait resserré les rapports avec son oncle le cardinal, grand aumônier de Louis XVIII ; et, sans jamais écrire, sans laisser de traces, qui pussent lui être reprochées d'une correspondance clandestine, préparait, dans le silence, les voies à un changement. Dès 1811, il pronostiquait à son confident, le duc de Dalberg : Tout cela finira par un Bourbon. Cette supposition prit la force d'une conviction, lorsque, l'année suivante, Napoléon, à qui Saint-Pétersbourg manquait sur la liste de ses entrées triomphales, eut passé le Niemen et se fut enfoncé dans les profondeurs de la Russie Quand il eut appris la terrible nouvelle de l'incendie de Moscou, connaissant l'imprudence et la ténacité de Napoléon, il considéra sa cause comme perdue.

Les désastres de 1812 étaient commencés. Une immense douleur retentit en France. Talleyrand prononça son mot fameux : Voilà le commencement de la fin ! Le Sénat osa murmurer. L'opposition se risqua hors de ses secrets conciliabules. Les derniers républicains se comptèrent. Des soutiens de l'Empire eux-mêmes se disaient que l'œuvre était à reprendre, de la base au faite, avant qu'elle ne fût irrémédiablement détruite. Il était encore temps, encore possible de rendre des forces à une organisation épuisée par l'excès inouï de ses moyens de puissance. Les fronts abaissés se relevaient. Des espérances renaissaient dans le deuil. Les écrasés voulaient revivre. On savait, désormais, que son armure n'était pas impénétrable. On avait constaté par une expérience récente que sa police[3] pourrait être à la merci d'un coup de main. Il n'avait manqué à Manet, disait-on, qu'un plan raisonné pour mettre en déroute tout le pouvoir civil et militaire du demi-dieu. D'autres conspirations moins audacieuses agitaient les cerveaux, des conspirations de salons, qui se croyaient fortes et agissantes. On rêvait république, royaume, état fédératif. On en parlait à haute voix. Il était loin. Mais quelqu'un, tout à coup, se montra, qui rompit la conversation. L'homme du Destin était rentré chez lui, sans s'annoncer. Sautant de sa chaise de poste sur son trône, il avait repris le sceptre, aux Tuileries, tandis que son armée couvrait de malades et de morts le vaste territoire, qui est entre la Bérézina et le Rhin. Il fallut, de nouveau, se taire et attendre.

Il était revenu, humilié, aigri. D'un instant à l'autre, il passait de l'irritation à l'abattement. Il n'était plus le dominateur des événements. Il le sentait et, cependant, se refusait à admettre qu'il pût en être bientôt le jouet et la victime. Il accusait le sort 'et ceux qui l'entouraient.

Plusieurs l'avaient trahi, et Talleyrand tout le premier ! Il songea, un moment, à faire arrêter et juger le vice-grand-électeur ; mais il n'avait pas de preuves ; de plus, il appréhenda les effets de cette violence, au-dedans comme au dehors ; il suspendit l'ordre, qu'il était prêt à lancer. D'ailleurs, avait-il le temps de faire rechercher dans le groupe de ses dignitaires, des preuves de leur désaffection, quand toute son attention était concentrée sur les périls extérieurs ?

Les événements se pressent. Les inquiétudes fermentent. Napoléon a quitté Paris. La voiture qui l'emporte est encore une fois le char de la guerre. Quel temps, quelle année ! 1813... La France épuisée confond encore sa cause et le sentiment de sa gloire avec la personnalité de l'Empereur : les événements n'apporteront que plus tard leur enseignement humain et philosophique. Hais, vingt-deux années de guerre l'ont usée. Assez de lauriers cueillis dans le sang : elle crie grâce. La paix enfin ne luira-t-elle plus sur le monde ? On l'avait entrevue tout à l'heure, après la victoire de Dresde, prochaine et durable. Soudainement les feux des armées en présence avaient cessé. De part et d'autre on était tombé d'accord pour la signature d'un armistice, comme acheminement à une réconciliation générale. Les aides de camp des deux états-majors avaient été expédiés, deux par deux, dans toute les directions, la même voiture emportant, côte à côte, un officier français et un officier russe ou prussien porteurs des mêmes ordres. Depuis les bouches de l'Elbe jusqu'à celles de la Vistule se sont arrêtés, à leur parole, les sièges et les combats. La pacification du continent n'est plus qu'une question d'heures ; on l'espère, on le dit en tous lieux ; la joie se rallume au foyer des absents.

Cette illusion heureuse se prolongea quarante jours. Les entrevues de Prague avaient été chaudes. Les offres des puissances s'étaient brisées contre les résistances hautaines de Napoléon. Il n'avait pu se résoudre, après tant d'inutiles sacrifices, à se détacher de son rêve oriental ; il refusait, au prix des provinces illyriennes, après 1812, après les désastres de Russie, il refusait la paix dans l'espoir persistant et chimérique de partager le monde en deux.

Ce fut dans toute la France et dans l'armée une impression d'immense découragement.

Les généraux, les officiers ont gardé l'honneur, mais ont perdu la foi. Ils vont à l'ennemi, parce que le devoir ou le malheur des temps l'exige, mais sans élan, sûrs d'y rester, comme les autres, livrés d'avance aux coups d'une fatalité inexorable. Nous y passerons tous, c'est le mot qu'ils ont sur les lèvres à chaque retour d'hécatombe.

L'amertume, qu'ils nourrissent au fond d'eux-mêmes, se répète dans les sentiments que leur expriment leurs enfants, leurs femmes, les absents regrettés dont les lettres — nous avons pu découvrir une poignée de celles-là, témoignages intimes de l'angoisse publique — sont une plainte continue, un cri de désolation, qui s'échappe de toutes les poitrines et ne peut plus être retenu. Le temps est passé où les épouses rêvaient pour le mari jeune et ambitieux des moissons de gloire, d'avancement rapide, d'honneurs et de dignités conquises à la pointe de l'épée. Elles n'envisagent plus la guerre que comme une calamité sans trêve et sans compensation. Femmes, mères ou sœurs, chacune tremble à l'arrivée du courrier, d'apprendre le malheur qu'elles redoutent. On n'a de goût ni de satisfaction, nulle part ; on traîne son existence, on craint et on désire, sans cesse, le lendemain. Nulle part ne se décèle l'effusion d'un instant de joie, le symptôme d'une espérance vivace. Il ne revient, de partout, que des détails de souffrances isolées et de misères collectives. Il n'est pas un point de l'horizon où le regard puisse se poser avec complaisance.

A l'intérieur, le brillant des statistiques officielles ne fait illusion à personne sur l'état critique du commerce et de l'industrie :

La Flandre ne produit rien, Paris pas grand'chose, et la Westphalie rien au monde[4].

A Paris, la vie morale, intellectuelle et artistique est comme suspendue. C'est l'oppression des esprits se faisant plus lourde que jamais[5].

La presse est demeurée ce qu'elle était, la veille, un registre quotidiennement contrôlé des actes, des décisions, des paroles du maître. On y chercherait, en pure perte, un blâme, un jugement découvrant qu'il y ait alors, en France, une confiance publique. L'âme de la nation muette et engourdie semble attendre, pour se réveiller, l'ébranlement de quelque formidable catastrophe.

De ce qui se passe, à l'extérieur, on n'obtient que des échos furtifs et toujours alarmants. La direction des postes ne laisse circuler aucune lettre venant d'Espagne ; on en redoute trop l'influence fâcheuse sur l'état de l'opinion et sur le mouvement des valeurs. En Italie, les peuples frémissent d'un impatient désir de rébellion ; le brigandage y sévit avec une violence inouïe ; le désarroi des finances est au comble ; et les vols à main armée sur les grandes routes s'accordent avec les déprédations des gouvernants pour consommer la ruine publique. En Allemagne, le soulèvement est général. Il n'est bruit, à chaque moment, que d'une nouvelle défection. Les princes, les demi-rois, les grands-ducs, qui s'étaient confédérés naguère, à l'appel de Napoléon, pour acquérir des territoires, une armée, des titres, se liguent, aujourd'hui, avec plus d'empressement encore pour les conserver en le combattant. Et, du théâtre de la guerre, on n'apprend rien que de pénible à connaître. La manière opiniâtre dont les armées combinées du Nord de l'Allemagne mènent et poursuivent la campagne rappelle le mot de M. de Romanzoff à un diplomate prussien, en parlant de l'Empereur

Il faut l'user.

Et ce furent enfin les trois journées terribles de Leipzig. Près de Leipzig, s'écrie le poète allemand[6] avec une sorte de joie féroce, s'étend le champ de mort qui remplira de pleurs bien des yeux ; les balles y volèrent comme les flocons l'hiver, et des milliers ont cessé de respirer, près de Leipzig la ville.

Bans les heures mauvaises, Napoléon se ressouvenait de Talleyrand. Il était sous le coup de l'immense désastre et s'occupait fébrilement de rassembler les débris de son armée pour couvrir les frontières de la France menacées. Il avait fait appeler le prince de Bénévent. La solution était la paix accompagnée de sacrifices. Il n'en était pas d'autre. Talleyrand le pressait de s'y résigner. Il insistait à lui représenter qu'il se méprenait sur l'énergie de la nation, qu'elle ne seconderait pas la sienne dans une opiniâtreté inutile, qu'il s'en verrait abandonné et qu'il lui fallait pour conjurer le pire, s'accommoder à tout prix :

Une mauvaise paix, lui déclarait-il, ne peut nous devenir aussi funeste que la continuité d'une guerre, qui ne peut plus nous être favorable.

Napoléon hésitait ; et se rappelant, à la voix du prince, des temps plus heureux, il lui offrit une troisième fois de reprendre le portefeuille des Affaires étrangères, sans pouvoir l'y décider : Nous n'aurions pas dû nous quitter !, répéta-t-il une seconde fois, dans une courte effusion de regret.

L'entrevue s'était prolongée. Talleyrand l'écoutait, se plaignant du mauvais succès de la guerre d'Espagne et des embarras multiples, énormes de la situation. Il en parlait d'abondance et de haut, avec ce sentiment de sa supériorité, qui ne lui permettait point de convenir des fautes commises pour aviser aux moyens de prudence ou de renoncements susceptibles d'en pallier les conséquences. Il avait dit et attendait qu'on lui répondît :

— Mais, à propos, interjeta le diplomate, vous me consultez comme si nous n'étions plus brouillés.

— Ah ! aux circonstances les circonstances. Laissons le passé et l'avenir, et voyons votre avis sur le moment présent.

— Eh bien ! il ne vous reste qu'un parti à prendre. Vous vous êtes trompé, il faut le dire, et tâcher de le dire noblement.

Et continuant à développer sa pensée, le prince de Bénévent en précisait ainsi les termes. Lui, l'Empereur des Français, il proclamerait que roi par le choix des peuples, élu des nations, ses desseins n'étaient point de se dresser contre elles. Lorsqu'il avait commencé la guerre d'Espagne, il avait cru seulement délivrer les peuples du joug d'un ministre odieux, encouragé par la faiblesse de son prince ; mais, comme en étudiant plus profondément la situation, il avait dû reconnaître que les Espagnols, malgré les torts de leur roi, restaient attachés à sa dynastie, il ne voudrait pas les contraindre davantage et cesserait de s'opposer à leur vœu national. Il rendrait la liberté au roi Ferdinand et retirerait ses troupes. Un pareil aveu pris de si haut, ajoutait-il et quand les étrangers étaient encore hésitants sur la frontière, ne pouvait que faire honneur à Napoléon encore trop puissant pour que sa condescendance fût prise pour une lâcheté.

Bonaparte se promenait de long en large, écoutant sans interrompre. Au dernier mot prononcé, il s'arrêta, regardant Talleyrand bien en face et, dans l'une de ces explosions de franchise, qui lui venaient par accès : Une lâcheté ! s'était-il écrié. Que m'importe ! Sachez que je ne craindrai nullement d'en commettre une, si elle m'était utile. Tenez, au fond, il n'y a rien de noble ni de bas dans ce monde. J'ai dans mon caractère tout ce qui peut contribuer à affermir le pouvoir et à tromper ceux qui prétendent me connaître. Franchement, je suis lâche, moi, essentiellement lâche, je vous donne ma parole que je n'éprouverais aucune répugnance à commettre ce qu'ils appellent dans le monde une action déshonorante. Mes penchants secrets, qui sont, après tout, ceux de la nation, opposés à-certaines affectations de grandeur dont il faut que je me décore, me donnent des ressources infinies pour déjouer les croyances de tout le monde. Il s'agit donc de voir, aujourd'hui, si ce que vous me conseillez s'accorde avec ma politique actuelle et de chercher encore si vous-même n'avez point quelque intérêt secret à m'entraîner dans cette démarche.

Quel excès de confiance ! Et il avait accompagné cette étrange déclaration d'un mauvais sourire, du sourire de Satan, redisait, plus tard, le prince de Talleyrand. Bonaparte ne pouvait admettre, et en de telles circonstances, qu'un conseil donné ne correspondit point à une arrière-pensée d'intérêt personnel.

L'entrevue n'eut pas d'autre résultat, alors que la paix conseillée par Talleyrand et Fouché était encore honorable et que M. de Saint-Aignan, après Leipzig, apportait de Francfort des propositions donnant à la France la frontière du Rhin. Napoléon persista dans sa ligne de conduite irrémédiablement funeste. C'est, maintenant, 1814 et l'Invasion.

***

Jamais Talleyrand n'avait reçu plus de visiteurs en son hôtel de la rue Saint-Florentin. Il avait des amis nombreux pour le lui dire : le pays ne pourrait être sauvé que par lui, par sa sagesse et sa prudence. Ces paroles et ces projets avaient l'oreille du prince. Louis XVIII, qui avait redemandé sa couronne à tout le monde, à Barras, au Premier Consul, lui envoyait, maintenant, des ambassadeurs, je dirai même des ambassadrices, car il avait chargé Mme Aimée de Coigny de s'entremettre auprès de Talleyrand, qu'il n'aimait guère et qu'il estimait peu, mais dont il attendait beaucoup.

Et ce fut tout un épisode en sa vie, que cette mission diplomatique et féminine, dont les détails nous seront à nous-mêmes comme un intervalle reposant, au milieu des continuelles visions de guerres.

Presque chaque matin, le prince recevait une visite autorisée, visite de femme, la messagère de tout un groupe aspirant à recevoir ses conseils, ses encouragements, sa direction. Nous avons nommé Aimée de Coigny, duchesse de Fleury, venant redire au grand homme la leçon quotidienne par elle écoutée avec foi, avec élan, avec tendresse, du marquis Bruno de Boisgelin ! Allez, lui conseillait Bruno, allez souvent chez M. de Talleyrand.

Aimée de Coigny, duchesse de Fleury ! Que de souvenirs aussitôt évoqués par ce nom seul ! Sa naissance, le 12 octobre 1769, au moment où l'aristocratie française, la plus brillante de l'Europe, achevait de transformer ses vertus en élégance[7] ; son éducation exquise et si complète sous les ombrages du château de Vigny ; son éveil hâtif à la vie, quand on la maria, ayant quatorze ans, à un époux qui n'en avait pas quinze ; ses succès de société, que bornèrent, pour un temps d'épreuve, son arrestation sous la Terreur ; le roman de prison, tout idéal, qui mêla son nom dans un rayon de gloire immortelle, au nom d'André Chénier, les circonstances qui lui rendirent la liberté, en l'obligeant d'unir son sort, passagèrement au moins, à celui de Mouret de Montrond ; d'autres conjugalités, et toutes les liaisons de cour et de sens, qui la rendirent si sensible au plaisir de vivre : quel- beau sujet de digressions s'offrirait à nous, mais qu'il nous mènerait loin du principal et de Talleyrand !

Ce fut chez Mmes de Bellegarde, les belles et aventureuses dames de Bellegarde, et chez la vicomtesse de Laval qu'elle avait contracté, par l'habitude de l'y voir, la familiarité nécessaire pour lui parler de toutes choses, sans conséquence et sans embarras. Elle avait gardé cette beauté d'expression où résidait son attrait, son pouvoir, et n'avait rien perdu dans la causerie de la vivacité séduisante s'alliant à cette pensée forte et variée dont ses contemporains firent une longue louange. Au reste, incrédule et moqueuse, hardie dans ses examens, jetant de l'esprit par étincelles, de sorte qu'on a pu dire de Mme de Coigny qu'elle résumait en quelques traits perçants toute l'éloquence de Mme de Staël.

De préférence aux premières heures de la journée, Aimée de Coigny aimait à faire des courses à pied, par la ville, sauf à les terminer chez le prince de Bénévent. Elle y entrait familièrement et le trouvait, d'habitude, en sa bibliothèque, entouré de personnes qu'honorait son estime amicale, et qui faisaient société à son goût pour les lettres. Personne, a-t-elle noté sur un feuillet de ses Souvenirs, ne savait, comme lui, causer dans une bibliothèque, cette partie de la maison d'un homme de fortune et de goût que Cicéron appela le jardin de l'âme. Il avait une manière à lui de prendre les livres, de les feuilleter avec une négligence informée, de les remettre en place, d'y revenir, de les interroger, de causer des vivants et d'ajouter à l'esprit des morts un surcroît de saveur et de grâce, qu'il devait tout à lui-même. D'occasion, il s'intéressait à compléter par la lecture d'un morceau de choix telle appréciation tout à l'heure énoncée. La duchesse de Fleury se rappela longtemps avoir entendu dire par M. de Talleyrand la fameuse conversation du père Canaye et du maréchal d'Hocquincourt, une page de Saint-Évremond, qui vaut à elle seule toutes ses comédies et n'a pas moins d'agrément et de force que les meilleures scènes de Molière. Elle n'avait pas oublié que figurait dans le cercle attentif M. de Molé, un homme grave, retenu, compassé, qui se flattait de ne rire jamais, de crainte de compromettre la dignité de ses manières, et peut-être aussi, insinuait-elle, de laisser voir, en desserrant les lèvres, qu'il avait des dents gâtées ; un homme solennel, le comte Molé, mais qu'elle avait jugé, ce matin-là, presque sot, avec sa figure sérieuse, quand circulait dans la chambre tant de fine gaîté. Talleyrand, non plus, ne riait pas à grand éclat, mais il savait sourire.

Lorsqu'elle avait le rare contentement de le trouver seul et que la liberté du tête-à-tête favorisait leurs entretiens, rien de frivole n'en égarait le cours. Il n'était plus question de Saint-Évremond, du maréchal d'Hocquincourt, ni du père Canaye. Des impressions immédiates et fortes en échauffaient le ton ; car il s'agissait de Bonaparte, de son despotisme à outrance et de son avide ambition.

Savez-vous, demandait-elle, savez-vous le remède à tant de maux ? Pouvez-vous le trouver ? Existe-t-il ?

La question était trop précise, l'énigme encore trop obscure. Il n'avait pas donné de réponse. Elle vint le lendemain, cette réponse, nette et violente comme son ressentiment :

Il faut le détruire, n'importe le moyen.

C'est notre plus ferme désir.

— Cet homme-ci, continua-t-il, ne vaut plus rien pour le genre de bien qu'il pouvait faire ; son temps de force contre la Révolution est passé ; les idées dont il pouvait seul distraire sont affaiblies ; elles n'offrent plus de danger et il serait fatal qu'elles s'éteignissent. Il a détruit l'égalité, c'est bon ; mais il faut que la liberté nous reste ; il nous faut des lois ; avec lui, c'est impossible. Voici le meulent de le renverser. Vous connaissez de vieux serviteurs de cette liberté, Garat[8], quelques autres. Moi, je pourrai atteindre Sieyès, j'ai des moyens pour cela. Il faut ramener dans leur esprit les pensées de leur jeunesse... Et puis l'Empereur est éloigné. Leur amour pour la liberté peut renaître.

L'espérez-vous ?

Pas beaucoup, mais enfin, il faut le tenter.

Quand il parlait ainsi, Talleyrand voyait-il plus loin, dans son intérêt personnel, qu'une restauration monarchique dont il aurait été l'artisan et dont il serait devenu le premier ministre ? Pensait-il comme sa visiteuse enthousiaste, que Napoléon, disparu de la scène qu'il emplissait tout entier, lui Talleyrand était le seul homme possible auquel voulût se soumettre une nation façonnée à l'obéissance ?

Devant l'éventualité, qu'il hâtait de tous ses désirs, comme il y contribuait de tout son pouvoir, du renversement de Napoléon, il ne s'était pas immédiatement fixé en faveur des Bourbons. Plusieurs solutions s'étaient présentées, à ses yeux, en concurrence : la régence, le retour à la légitimité ; l'accession au trône de la branche cadette, et, pour se décider, il attendait d'être mieux averti du côté où penchaient ses intérêts en communion aussi directe que possible avec ceux du pays.

Mais le fond de son opinion était bien établi de l'impossibilité où serait la France de jouir d'aucun repos, tant que subsisterait le régime de fer et de sang imposé par Bonaparte.

Il faut lire là-dessus pour s'en éclairer en conscience le récit, par elle-même tracé, des entrevues de Mme de Coigny avec l'homme d'État auquel elle était chargée de porter les vœux du parti légitimiste. On y voit, de plein jour, la marche et les détours des opinions du diplomate, comme elles se modifièrent dans son esprit, indécises, flottantes, au début, comme les vicissitudes de la fortune de l'Empereur. puis affermies avec ses revers et enfin rendues précises autant que l'évidence de sa chute.

Il y a bien longtemps, faisait remarquer à l'aimable émissaire de la cause bourbonienne son ami de Boisgelin, il y a bien longtemps que vous n'avez été voir N. de Talleyrand.

C'est que, vraiment, la gravité des circonstances et ce qu'elle connaissait du caractère à métamorphoses de Talleyrand, l'avaient tenue dans une sorte d'hésitation inquiète. N'allait-elle pas, en se présentant chez lui, à contretemps, le trouver dans une de ces mauvaises heures où la vue seule des honnêtes gens lui devenait odieuse, où toute distinction du juste et de l'injuste vacillait dans son âme, et où il avait revêtu cet état particulier de son être moral qu'elle appelait sa peau de serpent ? Néanmoins, elle avait pris courage et s'en était allée frapper à sa porte. Elle arrivait au bon moment. Il se montra, dès l'abord, gracieux et ouvert.

On commença par s'entretenir de l'affliction générale et des malheurs qui la causaient. L'ennemi avançait à grands pas vers la capitale. Avant qu'il ne dictât la loi dans Paris, ne fallait-il pas aviser ? demanda-t-elle.

Il ne peut être question que de la régence, avait-il répondu dans la manière brève et le ton qu'il prenait lorsqu'il voulait arrêter court une discussion. Il n'alla pas au delà de sa première hypothèse, quoi qu'on essaye pour l'en faire sortir. Les puissances étrangères persistaient à juger possible de traiter avec Napoléon. La défaite n'était pas jusqu'à présent l'écrasement irrémédiable. Les Bourbons étaient oubliés, inconnus. Aussi bien se défiait-il de ceux-ci et de leur aptitude à la reconnaissance.

La suite de la conversation fut remise au lendemain. Dans l'intervalle, avaient obliqué les vues du prince de Bénévent. Il avait, maintenant, les yeux fixés ailleurs :

Pour nous délivrer tout de suite de la race nouvelle, dit-il, nous pourrions créer des idées patriotiques, faire un trône national au duc d'Orléans.

Son interlocutrice, stylée d'avance, s'était récriée contre l'usurpation et l'usurpateur. Mais, cette fois encore, Talleyrand ne bougea pas du terrain adopté. Les affaires des Bourbons ne progressaient pas.

Pendant plusieurs jours se prolongea l'étrange dialogue entre cette femme d'esprit et cet homme de gouvernement. Talleyrand ne sortait pas de sa nonchalance volontaire, et Mme de Coigny comprenait très bien qu'il s'était enfermé dans son ordinaire tactique, qui était de temporiser, pour tourner à son avantage la leçon du fait accompli. Elle revenait avec insistance à sa thèse favorite, sinon pour l'amour du Roi, certainement pour l'amour de Bruno. lin jour enfin elle put se réjouir de ce qu'elle entendit. Comme elle venait de pénétrer dans son cabinet de tableaux, il se leva de sa place, alla jusqu'à la porte et, après s'être assuré qu'elle était hermétiquement fermée, il revint à elle levant les bras et disant :

Madame de Coigny, je veux bien du Roi... mais...

Elle ne lui laissa pas le temps de préciser ce mais suspensif... Avec cette vivacité d'impression qui est permise aux femmes, elle lui sauta au cou, reconnaissante, enthousiaste. Il sourit de cette chaleureuse marque d'approbation :

Oui, je le veux bien, moi ; mais il faut vous faire savoir comment je suis avec cette famille-là.

Alors, de donner des explications. Le comte d'Artois, sans doute, pourrait se souvenir d'un point qui les mit en rapport ; mais, son frère, le prétendant, ne le tonnait aucunement. Lui, Maurice de Talleyrand-Périgord, ne voudrait, cependant, pas se lancer à l'aventure, s'exposer à un pardon ou avoir à se justifier, au lieu qu'on le remerciât, dans la bonne manière. Il lui faudrait un moyen de prendre contact avec celui-ci, avant de se mettre en mouvement.

Ce moyen, je l'ai, avait répliqué Mme de Coigny. Une lettre prête à être envoyée au Roi, et où n'était pas oublié M. de Talleyrand.

D'ordinaire si maitre de sa contenance et de ses mouvements, il révéla presque de l'impatience :

Oui, certes, revenez demain me l'apporter. Je meurs d'envie de la lire.

Il en prit connaissance, en effet, la relut, donna les signes d'une satisfaction évidente ; et, ayant encore pesé chaque mot, il se découvrit entièrement :

Eh bien ! oui, je suis tout à fait pour cette affaire-ci ; vous pouvez m'en regarder. Qu'on entretienne la correspondance avec le frère de Louis XVI, pendant qu'ici nous travaillerons à délivrer le pays de ce furieux. J'ai, avec Caulaincourt, un chiffre et un signe convenus par lesquels il m'avertira si l'Empereur accepte ou non des propositions de paix. Il faut parler hautement de ses torts, de son manque de foi à tous les engagements qu'il avait pris pour régner sur les Français.

De jour en jour l'idée mûrissait et prenait de la force, dans l'esprit de Talleyrand, attentif à noter les symptômes de la révolution monarchique qui se préparait, et dont il serait le promoteur.

Lui-même avait jugé bon de se rendre en personne, un autre matin, chez sa visiteuse, pour lui tenir ce discours, qui résume à merveille tout le rôle qu'il a joué dans le renversement de Napoléon :

Il serait nécessaire d'arranger tout ceci d'une manière noble et sérieuse. Bonaparte vient encore de refuser la paix à Montereau. Son petit succès lui tourne la tête, il parle de retourner à Vienne. On a fait, à Châtillon, une assemblée en forme de Congrès où se rendra lord Castleragh et les ministres des différents souverains de l'Europe pour discuter sur quelles bases doit reposer la paix qu'on est décidé, une dernière fois, d'offrir à Napoléon. Si elle se fait, tout est perdu, et notre pays est livré à l'effervescence d'une domination militaire, qui, changeant les idées reçues de morale et de politique, n'accorde le nom de vertu qu'à l'asservissement ou l'obéissance sans contestation de gloire qu'à l'esprit de conquête. Il faut que, lorsque le Sénat s'assemblera, il nous tire d'affaire, qu'il efface sans danger l'ignominie dont il est couvert et qu'il assure notre existence en travaillant à la sienne. Voici ce que, par son droit naturel de conservateur des lois fondamentales, il peut faire : qu'un de ses membres monte à la tribune pour dénoncer Napoléon en disant que : ayant été élu empereur, avec des conditions qu'il n'a pas tenues, de faire voter l'impôt par l'organe des représentants de la nation, de rendre compte de l'emploi du revenu et de faire jouir les citoyens de la liberté de leur personne et de leur pensée, il n'a aucun droit, aux termes d'un contrat qu'il a violé, puisque l'impôt a été levé à sa fantaisie, la liberté des citoyens e été attaquée dans leur pensée el dans leurs actions, et le droit de lever des armées exagéré au point d'épuiser la population ; que les familles sont en deuil et réduites à des vieillards et à des enfants, que l'Europe est jonchée de nos morts pendant que la France est couverte d'ennemis dont il ne sait pas nous affranchir par la guerre et dont il ne veut point nous délivrer par la paix ; que, en conséquence, n'ayant pas rempli les conditions du contrat qui fondait son autorité, on le répète, le contrat est annulé et il est déclaré perturbateur du repos public et mis hors la loi.

Il concluait en des termes aussi brefs que précis ce qui resterait à faire au Sénat pour remplacer ce qu'il aurait renversé. Et les choses devaient s'accomplir comme il en avait tracé le programme, un matin, n'ayant pour l'entendre qu'une grande dame associée par le hasard et l'amitié à la marche de ses desseins.

***

Ceux qui ne se sont jamais donnés entièrement sont tout prêts à se reprendre. Les habiles, les prévoyants, n'ont pas attendu jusque-là pour filer, en dessous, leur défection. La porte du prince est fort assiégée. Tous ceux qui représentent, à Paris, une influence ou seulement une ombre d'autorité, aspirent à le voir en secret et tête-à-tête. Chaque personne qui entrait semblai dire à l'autre : Je vous ai devancé : c'est moi qui l'ai pour chef[9], bien qu'il ne se fût engagé ni avec celle-là, le dénouement de la crise ne s'étant pas prononcé, d'une façon assez positive.

En réalité, Talleyrand ne s'était pas encore déterminé positivement en faveur des Bourbons, qui ne lui étaient pas spécialement chers et dont il avait de certaines raisons d'appréhender du ressentiment.

Comme il n'avait pas de principes absolus, hors des faits garantis par l'expérience, il ne se décidait jamais, à travers les fluctuations politiques qu'avec une lenteur voulue, réfléchie, et que conduisaient les événements. Presque chaque soir, dans son salon, se réunissaient le duc de Balberg, le comte de Jaucourt, l'archevêque de Pradt, l'abbé Louis et quelques autres. Tout en jouant au whist, leurs conversations n'arrêtaient pas sur le point de savoir ce qu'ils y auraient à faire, si le Congrès de Chatillon venait à se rompre. La majeure partie des personnages, qui, depuis vingt-cinq ans, étaient en possession du pouvoir, inclinaient provisoirement, avec le prince, à maintenir l'ordre établi, tout en déclarant le joug insupportable.

Trop d'éléments divergents étaient en cause, et rien n'était à fixer, avant que fussent connues les décisions des puissances coalisées. Jusqu'au 15 mars 1814 elles avaient persévéré dans la volonté de traiter avec l'Empereur. Il n'aurait eu qu'a, signer l'ultimatum de Châtillon pour rester le maitre de cette France humiliée et asservie. Quinze jours auparavant, à Chaumont, ni l'Autriche, ni la Russie, ni l'Angleterre même, en la personne de leurs chefs et de leurs représentants diplomatiques, n'auraient songé à d'autre souverain français que Napoléon. Son obstination seule avait empêché les négociations d'aboutir. Fièrement il avait dit, quand il avait encore au cœur l'espoir de vaincre : Si la nation veut la paix sur la base des anciennes limites, je lui dirai : Cherchez qui vous gouverne, je suis trop grand pour vous. Mais les événements s'étaient précipités. Quoiqu'il fit et de quelque manière qu'il s'agita avec ses hommes et ses canons, il avait dû reconnaître enfin l'impuissance d'un homme seul contre toute l'Europe coalisée ; sans condescendre à l'aveu de ses fautes, il n'échappait plus à leurs conséquences ; la dure domination qu'il avait appesantie sur ses sujets de tous ordres et sur sa famille même s'était brisée, à l'heure prévue par Talleyrand.

En cette extrémité, son langage baissa de ton ; il s'était déclaré prêt à tout accepter, pourvu qu'il pût régner encore. Il eût juré toutes les promesses de liberté, en faveur de son peuple, et d'abnégation pacifique en face de ses ennemis. Mais quelles seraient, en dernier ressort, les intentions des alliés ? Tout le problème était là ; et Talleyrand, par conviction, par intérêt personnel et par la crainte que, s'étant engagé aussi à fond dans la lutte contre la doctrine de l'usurpation, il n'eût tout à redouter du retour de Bonaparte, n'avait pas un instant à perdre, pas un effort à négliger, afin d'influencer ces intentions et de les amener à une conclusion, qui ne fût point le rétablissement de l'empire.

Il avait pris ses précautions à. temps, provoqué, reçu du comte d'Artois des promesses fermes et fortifié de ses instructions verbales auprès de Metternich d'abord, puis du tsar, la mission du baron de Vitroles, afin qu'il pût obtenir l'assurance formelle qu'aucune négociation ne serait reprise avec l'Empereur.

Cependant, il continuait à faire partie du conseil de régence, où l'avait appelé Napoléon, après le second départ pour l'armée, en janvier 1814. Il était exact, le soir, chez l'impératrice Marie-Louise, où se retrouvaient un grand nombre de personnes avides de nouvelles. Talleyrand s'était trouvé aux Tuileries, au moment où Napoléon, poussant l'épée dans les reins le général prussien Blücher, donnait le temps au corps d'armée autrichien de s'avancer jusque sur Fontainebleau. Le passage avait été rendu libre. Paris allait tomber, d'un instant à l'autre, au pouvoir des étrangers. Les craintes ne faisaient qu'anticiper de peu sur l'événement qu'accéléraient les vœux et, dit-on, les encouragements secrets du prince de Bénévent aux armées de l'invasion hésitantes[10]. Dans le cercle de Marie-Louise, il avait vu la pâleur de l'inquiétude passer sur tous les visages et blêmir en même temps les traits d'un rallié de l'aristocratie, le comte de Montesquiou et d'un ex-jacobin, Boulay de la Meurthe, tous deux ramenés au service d'un même homme par le jeu des révolutions. Il en avait exprimé la remarque, le lendemain, dans le petit salon de Mme de Rémusat. Pasquier était présent. Dans un de ces rares moments d'expansion où la précision de ses paroles pouvait se revêtir de tant d'éloquence, il dépeignait, sans que nul songeât à l'interrompre, l'état déplorable des affaires et les causes qui l'avaient amené là : l'obstination et l'orgueil insensé du maitre, l'aveuglement ou la servilité de son entourage. La raison, l'indépendance, le courage et la force de position avaient manqué presque partout, ou ne s'étaient trouvés réunis chez personne à un degré suffisant pour arrêter l'Empereur et l'Empire sur le penchant de leur ruine. Il était trop tard, désormais ; il fallait passer la main à d'autres.

Par une dernière concession à la destinée des Bonaparte, dont il avait servi la puissance pendant plusieurs années, ou par un sage calcul répondant à des arrière-desseins tout personnels, il avait exhorté Marie-Louise, tandis que les alliés pressaient leur marche sur Paris, à n'abandonner point la capitale. A plusieurs reprises il lui répéta que ce serait peut-être l'unique moyen de sauver la dynastie. En lui donnant ce conseil, il avait envisagé, sans doute, toutes les solutions possibles de la liquidation impériale. Au cas où la régence serait restée aux mains de Marie-Louise, il exit conservé le mérite, auprès d'elle, d'avoir le mieux entendu ses intérêts, à l'instant le plus critique.

Les circonstances en décidèrent autrement. Pendant qu'on en délibérait, Joseph produisit une lettre de son frère prescrivant à l'impératrice et aux dignitaires de se retirer en province. Ce fut alors, comme ils sortaient ensemble de la salle du Conseil, que Talleyrand dit à Savary :

Eh bien ! voilà donc la fin de tout ceci. N'est-ce pas aussi votre opinion ? Ma foi, c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de quelques ignorants, qui exercent avec persévérance une mauvaise influence de chaque jour ! Pardieu ! l'Empereur est bien à plaindre, et on ne le plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas de motif raisonnable ; ce n'est que de la faiblesse, qui ne se comprend pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans l'histoire ! Donner son nom à des aventures, au lieu de le donner à son siècle ! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher de gémir. Maintenant, quel parti prendre ? Il ne convient pas à tout le monde de se laisser engloutir sous les ruines de cet édifice. Allons, nous verrons ce qui arrivera ! L'Empereur, au lieu de me dire des injures, aurait mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions. Il aurait vu que des amis comme ceux-ci sont plus à craindre que des ennemis. Que dirait-il d'un autre s'il s'était laissé mettre dans cet état ?

On tenait beaucoup, dans les entours de l'impératrice, à ce que Talleyrand s'éloigna de Paris ; on y tenait expressément. Mais lui ne s'y empressait qu'avec lenteur. L'archichancelier, les ministres et divers membres du gouvernement avaient pris la route de Blois. Que tardait-il à s'y porter, comme eux ?

Le 29 mars, Marie-Louise, sur le point de quitter les Tuileries, avait envoyé, rue Saint-Florentin, la duchesse de Montebello pour savoir de la bouche du prince même l'heure de son départ. Hélas ! il ne pouvait en donner d'indication précise. Sans doute il irait rejoindre Sa Majesté ; c'était le fervent désir de son cœur, mais voilà : les chemins étaient si encombrés ! Du reste, il était préférable aux équipages de s'échelonner, à cause des chevaux. Mme de Montebello écoutait encore, attendant une réponse plus précise. Il la reconduisit jusqu'au haut de l'escalier avec les plus grands égards ; et au moment de lui donner l'a-revoir, à Blois ou ailleurs, il lui prit les deux mains, les pressa affectueusement entre les siennes et, d'un ton pénétré, qui donnait presque l'illusion d'un sentiment sincère : — Allez, ma bonne duchesse, allez, vous pouvez être sûre d'une chose, c'est que l'Empereur et l'Impératrice sont victimes d'une bien odieuse machination.

En jouant cette petite comédie, Talleyrand voulait parler, sans doute, des conseillers maladroits ou malintentionnés, qui avaient décidé l'exode du gouvernement à Blois, sans chance de retour.

Selon d'autres faiseurs d'anecdotes, il s'était arrangé différemment pour adhérer de bon cœur à la contrainte, qui l'obligeait de demeurer à Paris, après avoir esquissé le geste d'en sortir. Il s'était décidé à monter en voiture. Les chevaux avaient pris le galop. Ses gens suivaient en grande livrée. On était arrivé, dans cet appareil, à la barrière de l'Étoile. L'équipage s'arrête. Vos passeports, demandent les préposés. — C'est le prince vice-grand-électeur, crient ses gens. — Oh ! il peut passer. Et les gardiens de la barrière s'écartent respectueusement. — Non, dit, le prince, dans un bel élan de probité civique, non, je n'ai point de passeport ; je ne violerai pas l'ordre de l'autorité. Là-dessus, il fait tourner bride. On est tôt de retour à son hôtel. Il y rentre comme d'une promenade et donne ses ordres pour qu'on y prépare, sans y rien négliger les appartements réservés à son hôte : l'Empereur Alexandre de Russie.

En effet, sur son invitation, le tsar a choisi sa demeure pour résidence, et une heure après l'en avoir fait prévenir par l'un de ses aides de camp, il lui a dit, en ces propres termes, les raisons qui l'y ont décidé :

— Monsieur de Talleyrand, j'ai voulu loger chez vous parce que sous avez ma confiance et celle de mes alliés. Nous n'avons voulu rien arrêter avant de vous avoir entendu. Vous connaissez la France, ses besoins et ses désirs : dites ce qu'il faut faire, et nous le ferons.

N'était-ce pas lui concéder, en peu de mots, de pleins pouvoirs pour parler et pour agir ?

Talleyrand aurait eu grand tort, en vérité, de suivre le cortège impérial en fuite, quand il pouvait, en restant chez lui, se rendre ce qu'il était devenu, du jour au lendemain, le personnage français le plus considérable et le principal fonctionnaire d'État avec lequel pussent s'entendre les souverains coalisés, pour la liquidation de l'Empire. Conseiller très écouté des rois, qu'il avait tant aidés à abattre le colosse, il s'était vu nécessairement désigné comme le négociateur de la situation. Et quelle situation !

De ce jour, il se fit un mouvement extraordinaire autour de Talleyrand, qui venait de rendre son titre de prince de Bénévent et ne s'en sentait aucunement amoindri.

On a pu dire que, pendant ce moment solennel de l'histoire, les destinées du monde étaient enfermées dans le cadre de sa maison. On n'aurait qu'à relire, pour en avoir l'impression saisissante, le récit d'un témoin, le comte Beugnot, sortant d'une audience de Talleyrand.

Quelle diversité de personnages ! Que d'intérêts en jeu ! Quel fourmillement de désirs et d'ambitions en ce faible espace !

La maison était pleine de la base au faite. Pour l'empereur de Russie et ses aides de camp servait le premier étage. Pour son ministre des Affaires étrangères Nesselrode et les secrétaires de la chancellerie russe avait été disposé l'appartement du second ; et Talleyrand s'était réservé l'entresol, composé de six pièces, afin d'y loger ses bureaux et ceux du gouvernement provisoire. Toutes les parties de l'immeuble étaient occupées, jusqu'aux marches des escaliers, que garnissaient des gardes impériales russes, tandis que des cosaques emplissaient la cour et les abords de l'hôtel. C'étaient des allées et venues incessantes, un. concours de monde inouï, une agitation intense de toutes les minutes, où l'on n'aurait pas distingué le jour et la nuit ; seuls paraissaient tranquilles dans cette ruche politique en perpétuelle activité des cosaques qui sommeillaient sur la paille.

Trois des pièces de l'entresol, celles-ci donnant sur la cour étaient ouvertes au public ; la première, une sorte d'antichambre, où se pressaient les quêteurs de la moindre espèce ; la seconde, où se reconnaissaient les intrigants d'importance ; et la troisième, en temps ordinaire, un cabinet de toilette, où le secrétaire adjoint du gouvernement en formation, Laborie, donnait des audiences particulières.

Les trois autres pièces du même étage, dont les fenêtres ouvraient sur les Tuileries, appartenaient aux ministres du jour et à leur personnel. Les séances se tenaient dans la chambre à coucher du prince ; au salon, travaillaient pêle-mêle les secrétaires, ces ministres et des hommes en place, qui avaient des rapports à faire ou des ordres à donner. Il ne restait de disponible, pour les audiences de Talleyrand, que la bibliothèque.

C'était là qu'il écoutait en particulier ceux qui avaient assez d'adresse, de chance ou de persévérance heureuse pour y attirer ses pas et retenir son attention, ce qui n'était rien moins que facile, à en juger par les détails qu'en a donnés Beugnot. C'était un tableau singulier que celui de M. de Talleyrand essayant de passer, avec sa démarche embarrassée, de sa chambre à coucher dans sa bibliothèque pour y donner audience à quelqu'un, à qui il l'avait promise et qui attendait, depuis des heures. Il lui fallait traverser le salon : il était arrêté par l'un, saisi par l'autre, barré par un troisième, jusqu'à ce que, de guerre lasse, il retournât d'où il était parti, laissant se morfondre le malheureux vers lequel il désespérait d'arriver. Et, pour avoir une idée plus complète de l'agitation et des intrigues, qui se disputaient l'accès de ce règne transitoire, il faut songer qu'il n'y avait qu'un moment possible d'obtenir une audience de Talleyrand, et que ce moment-là était entre minuit et 2 heures du matin !

Mais, quelle besogne accomplie !

Est-il besoin de rappeler avec quelle étonnante activité, pendant les jours d'avril 1814, malgré bien des hésitations, des résistances rencontrées, il décida les diverses puissances à reconnaître la restauration de la monarchie bourbonienne ; de quelle manière habile il lit échouer la démarche suprême des maréchaux auprès des souverains coalisés, en faveur de leur maître terrassé, à son tour, par la loi du plus fort ; comment il consomma d'une manière définitive la ruine de l'Empire, en obtenant du tsar cette déclaration solennelle et formelle qu'il ne traiterait plus en aucune occasion avec l'empereur Napoléon et sa famille ; enfin avec quelle souplesse, nommé président du gouvernement provisoire, il répondit aux plus pressants besoins du pays, tourna les plus graves difficultés, intervint pour le rappel de cent cinquante mille Français prisonniers en Russie, arracha aux convoitises allemandes les provinces qu'avaient foulées les troupes de Frédéric-Guillaume ; et négocié l'évacuation prochaine du territoire ?

On tonnait trop bien la succession de ces événements historiques pour que nous ayons à les représenter de nouveau.

Comme sous Louis XIV, après Ryswick, la France avait à rendre les pays et les places qu'elle s'était flattée de posséder à jamais par la loi des conquêtes et devait supporter, en outre, tout ce que la guerre lui avait coûté pour les acquérir et les reperdre. Talleyrand, en ces jours de détresse, avait dépensé une belle énergie, afin d'amoindrir, autant qu'il était possible, la part énorme des sacrifices ; et il lui était resté cette consolation d'obtenir, par lui-même, en signant le traité de Paris, des conditions moins dures que l'ultimatum accepté, au nom de l'Empereur, par Caulaincourt, au Congrès de Châtillon.

La lutte secrète qui se poursuivait depuis plusieurs années entre Napoléon et Talleyrand, entre le principe de la guerre et le principe de la paix, s'était donc terminée par l'abaissement du premier, mais à quel prix pour la France !

Le conquérant, le législateur, le stratège, l'organisateur de constitutions, le meneur de peuples et d'armées, semblait n'être plus qu'une ombre perdue dans les brumes de l'ile d'Elbe. L'homme des délibérations calmes, le diplomate aux vues claires, ennemies de toute politique d'excès, le conciliateur habile, apparaissait au premier plan et dictait des impulsions décisives.

Tout prêt à partir pour le Congrès de Vienne, où nous le reverrons, dans le plein de son œuvre[11], devant y représenter en face de l'Europe une nation vaincue, il allait, par sa sagacité, par sa persévérance méthodique, son art suprême de diviser les intérêts, y faire prévaloir des lois d'équité et de modération, entre les peuples, en même temps qu'y gagner pour lui-même cet ascendant supérieur, cette prépondérance incontestée, qui fut le summum de son action diplomatique.

 

 

 



[1] Mémoires de Talleyrand, II.

[2] Il y eut autre chose de changé. La Grande charge de cour, qu'il relevait de son importance personnelle, se trouva, du jour au lendemain, bien diminuée en passant de M. de Talleyrand à M. de Montesquiou.

[3] Il y avait eu, dans cette affaire, des traits de comédie mêlés au drame. Ainsi Montrond qui en rapportait des détails à Talleyrand, lui contait l'incident du duc et de la duchesse de Rovigo. Tandis qu'un des complices venait arrêter le ministre de la police, Mme Savary, saisie de frayeur, s'était précipitée hors de sa couche, demi-nue. Le ministre de la police a été faible, concluait Montrond, mais sa femme s'est bien montrée.

[4] Lettre au général de division baron Corbineau, aide de camp de l'Empereur, septembre 1813.

[5] Eugène de Boinville au baron Sparre, à l'armée d'Espagne (lettre confisquée).

[6] Arndt, Die Leipziger Schlacht.

[7] Lamy, Introduction aux Mémoires d'Aimée de Coigny.

[8] Garat... avait-il bien nommé Garat ?

[9] Mémoires d'Aimée de Coigny.

[10] Nous lisons dans le tome Ier des Mémoires de la comtesse de Boigne, ces affirmations :

Voulez-vous voir, me demanda M. de Nesselrode, les documents sur lesquels nous avons hasardé la marche sur Paris ?

Assurément.

Tenez, les voilà.

Et il tira de son portefeuille un très petit morceau de papier déchiré et chiffonné sur lequel il y avait écrit en encre sympathique : Vous tâtonnez comme des enfants, quand vous devriez marcher sur des échasses. Vous pouvez tout ce que vous voulez. Vous connaissez ce signe, ayez confiance en qui vous le remettra.

Je ne crois pas me tromper d'un mot ; ce billet écrit par M. de Talleyrand. après la retraite des alliés de Montereau, leur arriva près de Troyes ; et les instructions données au porteur de cette singulière lettre de créance influèrent beaucoup sur la décision qui ramena les Alliés sur Paris. (Mém., I, 339, 340.)

[11] Le tableau du Congrès de Vienne formera le premier chapitre du second et dernier volume.