TALLEYRAND ET LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE

Tome premier : Depuis la fin du règne de Louis XV jusqu'aux approches du Second Empire

 

CHAPITRE QUATRIÈME. — TRENTE MOIS EN AMÉRIQUE.

 

 

Sur le vaisseau. — Une traversée mouvementée. — Les impressions de Talleyrand, à Philadelphie et autres lieux, sur l'Amérique et les Américains. — Des voyages d'études et d'affaires. — Pour exister. — Talleyrand se lance dans la spéculation agraire et sollicite des commissions à l'étranger. — Dans les entrefaites : quelques distractions, à Philadelphie. — Idées de retour et leur prompt accomplissement. — Incidents de voyage ; à Hambourg ; Mme de Flahaut et la crainte d'une rencontre trop intime ; à l'hôtel de l'Empereur romain ; une histoire de table d'hôte. — Rentrée de Talleyrand en France et à Paris.

 

On se comportait si mal dans l'ancien monde qu'on pouvait n'être pas trop fâché d'aller voir de ses propres yeux, fût-ce en dépit de soi-même, comme on se gouvernait dans le nouveau.

Sans autres fonds que le reliquat de la vente de sa bibliothèque et de minces réserves, il s'abandonna à sa destinée, lança, avant de partir, quelques lettres d'adieu à Mme de Staël[1], à ses amis du comté de Surry, leur promettant d'y revenir, aussitôt que le noble pays d'Angleterre n'appartiendrait plus aux petites passions des hommes, mais aurait repris son caractère d'hospitalité large et libre ; puis, fut coucher à bord du premier bâtiment prêt à faire voile pour les États-Unis.

Talleyrand avait pris passage à bord d'un vaisseau de commerce américain, ayant de compagnie sur la route liquide le chevalier Albert de Beaumetz[2], un intime auquel l'unissaient des habitudes familières jusqu'au tutoiement. Tous deux avaient de quoi discourir. Combien de temps durerait leur exil ? A quel sort les réservait cet étrange voyage entrepris en des conditions si indépendantes de leur vouloir ? Leurs réflexions avaient de l'étoffe : l'incertain où ils s'engageaient, la dispersion de leurs amitiés à tous les bouts du monde, les bouleversements inouïs dont ils subissaient le contrecoup, trop heureux de n'en avoir pas été, comme les prisonniers de la Terreur, des victimes sans espoir. En effet, ils n'eussent pas manqué de sujets de conversation, s'ils avaient été mieux en état de s'y livrer. Mais la violence des flots ne leur permettait pas de vaquer à des pensées suivies : et la marche désordonnée du navire et la houle en fureur les disposaient mal à prolonger ces entretiens. La traversée fut pénible, dans les premiers jours. Il avait fallu revenir en arrière et stopper à Falmouth. Le mal de mer n'accordait pas à l'évêque un instant de repos. Puis, une autre inquiétude que celle d'un naufrage hantait continuellement son esprit : il craignait d'être enlevé, en cours de route,-par quelque frégate française. Il demeurait, tout le jour, clos et couvert : on assure même qu'il avait revêtu le déguisement d'un servant de Comus ou, pour le dire simplement, d'un cuisinier, afin de se rendre inaccessible et d'échapper à l'examen des papiers de bord.

Après plusieurs semaines[3] d'une navigation redevenue assez calme pour lui laisser finalement l'impression d'un assez bon voyage, le voilier toucha la rive américaine. Talleyrand y mit le pied sans enthousiasme s'il est vrai qu'à peine débarqué à Philadelphie, il fût reparti pour Calcutta sans la résistance du capitaine, qui refusa de l'emmener, faute de place à son bord. Alors Philadelphie n'était pas la ville immense, emplie d'un million et demi d'habitants et le centre d'un mouvement d'affaires, on les produits des deux Amériques affluent avec ceux d'Europe et d'Amérique. Sa population n'excédait pas le chiffre de soixante mille. Les routes y accédant étaient encore difficiles et encombrées[4]. Mais, déjà, avec ses maisons bâties en briques et décorées de marbre blanc, ses rues tracées à angle droit, ses larges trottoirs, apparaissait-elle comme l'une des villes les plus régulièrement belles des États-Unis. Il retrouva, à Philadelphie, un Hollandais, qu'il avait connu à Paris, du nom de Casenove, homme d'un esprit assez éclairé, mais lent et timide, d'un caractère insouciant. Il me devint, rapporte-t-il en ses Mémoires, très utile par ses qualités et par ses défauts. Comme il ne me pressait pour rien et que lui-même il s'intéressait à peu de chose, je n'eus point à lui résister. Ne rencontrant point d'opposition, point de conseils, point de direction, mon instinct seul me conduisit, et j'arrivai insensiblement — après les répugnances du début — à regarder avec plus d'attention le grand tableau que j'avais sous les yeux.

Quelques années auparavant, dans l'enthousiasme général et fervent qu'avait excité la cause de l'Indépendance, il avait entendu bien des gens, à Paris, s'écrier : Que serions-nous sans l'Amérique ? Il y était, maintenant, malgré lui, et il avait tout le temps de mesurer la démarcation à établir entre le réel et l'imaginaire. Sur sa situation même il n'avait pas à s'alarmer outre-mesure. Qu'il fût resté en Angleterre ou qu'il dût respirer sous un autre ciel, les conditions, pour tous les Français en exil, restaient exactement celles qu'il avait précisées dans une lettre écrite de Londres à Mme de Staël, le 8 novembre 1793 :

Plusieurs années à ne pas faire autre chose que vivre. S'il y avait une contre-révolution dans notre sens, s'en mêler ; s'il y en avait quelque autre, attendre.

Il s'encouragea fermement à la patience.

L'un de ses premiers soins avait été de signaler sa présence à des personnages de marque et, tout d'abord, au général Washington, dont il avait sollicité une audience, par l'entremise d'Alexandre Hamilton. Il s'était, au préalable, muni du nécessaire, ayant en portefeuille une lettre d'introduction de lord Lansdowne, conçue de manière à lui obtenir le meilleur accueil. Complaisamment on l'y représentait comme un ecclésiastique plein d'honneur qui avait sacrifié au bien public son avancement dans l'Église et les intérêts de sa carrière terrestre. Quoiqu'il ne professât point pour le caractère de l'ancien évêque d'Autun, — sur lequel il avait reçu des renseignements peu édifiants, — une considération sans mélange, Washington ne se fût certainement point dérobé à la satisfaction de son désir, si entre la demande et la réponse ne s'étaient glissés des obstacles inattendus. Il avait fallu que Talleyrand retrouvât, jusque sur le sol américain, l'un de ces patriotes jacobins dont il n'avait que trop connu la malfaisance à Londres, s'attachant à ses pas, épiant ses gestes, commentant ses démarches, pour leur prêter la pire signification et les entraver autant qu'il le pouvait, comme nuisibles, à leur sens, au bon renom de la République française.

Un citoyen Fauchet, ministre plénipotentiaire du Comité de Salut public à Philadelphie, s'était autorisé de ses attaches officielles pour adresser des représentations vives au secrétariat d'État. Il lui serait impossible d'y continuer sa mission, si un personnage suspect comme Talleyrand était admis, par ses visites au président des États-Unis, à exercer une influence hostile, antipatriotique et qui ne saurait avoir d'autre but que d'affaiblir la bonne volonté clu gouvernement américain.. Désireux d'éviter tout froissement inutile avec les puissances étrangères el, leurs représentants, Washington se crut obligé par ces raisons politiques d'opposer à la requête de l'illustre gentleman français, une détermination négative. Talleyrand éprouva de cet échec personnel une déception d'autant plus sensible qu'il n'y était aucunement préparé. Il dut se résigner à passer la porte du grand citoyen sans entrer. Les choses s'étaient mieux passées avec le général Hamilton, qu'il estimait du vivant même de Pitt et de Fox, à la hauteur des principaux hommes d'État par l'esprit et le caractère, et qui lui fut prodigue d'égards.

Avant de se livrer à des considérations positives dont l'état amaigri de sa bourse lui faisait une nécessité, il voulut, comme la généralité des voyageurs, examiner le pays où il avait à vivre et le caractère des hommes qui y avaient implanté les espérances d'un peuple libre. Il avait relevé d'un crayon attentif ses étonnements de la première heure sur l'air sauvage du terroir, la rareté de l'argent — ce qui n'est plus le cas actuel —, le prix extraordinaire des articles de luxe. Ne vit-il, pas à Boston, payer cinquante francs un chapeau de paille de Florence ? A cinquante milles de la cité bostonienne, un autre détail l'avait pas moins frappé, les proportions d'un échange peu banal : six mille pieds de planches contre un bœuf. C'étaient, ailleurs, des disparates pleines d'enseignements pour l'avenir sur la rapidité avec laquelle était arrivé le luxe en Amérique — avant le nécessaire. Longeant les bords de l'Ohio, il était entré dans une espèce de maison désignée sous le nom de log-Bouse. Les murs en étaient formés avec des arbres non équarris. L'aspect en était donc fort rustique. Cependant il y avait, à l'intérieur, un salon et, dans ce salon, un piano-forte orné des plus beaux bronzes. Son ami de Beaumetz l'ouvrit : N'essayez point d'en jouer, lui dit le maître du logis, notre accordeur qui est à cent milles d'ici, n'est pas venu cette année. Singuliers contrastes, tout allait déjà vers les affaires, et la culture était si délaissée ! Les neuf dixièmes des cinq cents millions d'acres de terre, qui composaient l'Amérique septentrionale, il les savait, il les voyait incultes. La fantaisie le prenait-elle de courir des bois, des impressions dont il n'aurait jamais eu l'idée, lui survenaient, qui l'étonnaient et l'amusaient à la fois. Il lui arriva de s'égarer dans une forêt dénuée de routes et de s'y trouver à cheval, au milieu de la nuit, avec un seul compagnon. Quelle surprise à son oreille, lorsque, ayant crié : Un tel, êtes-vous là ? une voix embrumée lui répondit : Oh ! mon Dieu, oui ! monseigneur, j'y suis. Ce mon Dieu, oui, si piteux, il croyait l'entendre, sur la fin de sa vie, quand il dictait ses mémoires, et ce Monseigneur tiré de si loin, ce rappel imprévu de l'épiscopat défunt lui inspirait une douce gaîté.

Il notait, au jour le jour, d'autres particularités. Puis il permit à ses études d'aller plus loin et de pénétrer plus à fond. Sous ses yeux tout se créait, tout s'organisait, dans les rouages du gouvernement, du commerce, de l'industrie. Longtemps après il dira l'excellence d'une telle école pour les hommes politiques admis à juger, de cette distance et à cette date, le remue-ménage de la vieille Europe. Tantôt clans une auberge et tantôt dans un mauvais appartement, il ne se sentait que plus ambitieux d'étendre idéalement son horizon. Entre les murs étroits de sa chambre il se donnait du large pour faire de la grande politique, pour arranger le monde. ll en écrivait avec abondance à lord Lansdowne, à Mme de Staël. Un des plus doux emplois de soi-même, leur disait-il en substance, lorsqu'on est séparé des personnes avec lesquelles on aimerait le mieux passer sa vie est de s'occuper des choses qui partent à leur attention, à leur esprit, et, après y avoir porté de l'observation, de leur en faire part[5]. Passant de la théorie à l'application, il exposait à l'homme d'État, qu'il avait beaucoup visité, étant à Londres, des réflexions fortement motivées sur les relations nécessaires, qui existaient et ne cesseraient pas d'exister entre les États-Unis d'Amérique et l'Angleterre, sur les dispositions réciproques des deux peuples, qu'on aurait pu croire animés de sentiments hostiles, parce qu'ils s'étaient séparés violemment l'un de l'autre, mais sans pouvoir rompre leurs dépendances mutuelles, sur leurs rapports effectifs, indispensables et les suites de leur émulation féconde, dans l'avenir. En des considérations d'une parfaite justesse, il établissait la distinction de ce qu'il fallait prendre et laisser, quant aux inclinations sentimentales des Américains pour les Français, qui les avaient fortifiés de leur alliance et auxquels, tout récemment, ils avaient failli retourner la guerre, pour les généreux frères d'armes, qui s'étaient élancés à travers les flots de l'Atlantique dans le noble dessein de combattre avec eux sous l'étendard de la liberté[6], mais qui, malgré les La Fayette et les Rochambeau, ils étaient demeurés bien lointains pour ne pas dire bien étrangers par les habitudes et les intérêts. Avec une évidence, que l'histoire économique moderne a vérifiée de tous points, il démontrait combien les affinités de race, la similitude du langage et par-dessus tout l'intérêt, sont des raisons de rapprochement autrement puissantes que des sympathies nées des circonstances et passagères comme elles. Il affirmait enfin, ce que n'eut pas de peine à croire lord Lansdowne, que, malgré la vivacité d'une crise récente, l'Amérique resterait bien anglaise et que l'Angleterre conserverait d'immenses avantages sur la France pour tirer des États-Unis tout le bénéfice qu'une nation peut tirer de l'existence d'une autre nation.

Cependant, toutes ces belles et sérieuses observations d'une valeur purement, spéculative n'alimentaient que la moelle de son intelligence. Il dut se rendre Compte que l'ensemble de ses besoins exigeait une nourriture plus substantielle. En ce temps-là, comme dans l'actuel, la grande affaire, aux États-Unis, était de s'enrichir. Talleyrand avait toujours aimé la spéculation. Il tenta diverses opérations de négoce et d'industrie, qui se retournèrent en avantages matériels appréciables.

***

Ses voyages, pendant l'été, à l'intérieur et vers le nord, lui avaient révélé des contrées embellies par la verdure des grains et des prairies, des étendues de campagne riantes et cultivées, sur un espace encore divisible à l'infini. Il pensa aux moyens de convertir la terre en or. La mode était de spéculer sur les terrains, et chacun s'y polissait, sous ses yeux, avec des alternatives variées de chance ou d'insuccès. De ses compatriotes et de ses amis y rivalisaient, à qui mieux mieux. Tel, l'un de ses futurs affidés au Ministère des Affaires étrangères, La Forest, alors consul général de France, n'avait pas fait une mauvaise opération en achetant un spacieux domaine, en 1792, dans l'état de Virginie.

Le duc de Liancourt le tenait au courant de ses préparatifs et de ses plans pour la création d'un établissement modèle. Son Hollandais Cazenove ne réussissait pas non plus si mal, au compte d'une compagnie néerlandaise. Un ancien député du Dauphiné à la Constituante, M. de Blacons, marié à une demoiselle de Matilde n'avait pas dédaigné d'aller tenir une auberge pour les premiers colons d'Asylum, parce qu'il s'attendait à les voir s'y multiplier rapidement. Sous cette appellation gracieusement allégorique, MM. de Noailles et Orner Talon avaient haussé leur ambition colonisatrice jusqu'à l'idée de fonder une ville, sur la rive droite de la Susquehannah. Associant à leurs projets quelques habitants de Saint-Domingue, échappés au désastre de la révolte, et assez prudents, assez sages, en ce temps de convulsion générale, pour vouloir jouir avec économie des débris de leur fortune, ils s'étaient crus en état d'acheter deux cent mille acres de terre, de les mettre en valeur, de les peupler. Ils avaient bien étayé leurs calculs : ils auraient acheté quinze sous l'acre des terrains qu'ils ne revendraient pas à moins de six francs. Ils réaliseraient une fortune, qui les dédommagerait amplement de la confiscation de leurs biens en France ; ils auraient, en outre, accompli une œuvre de civilisation foncièrement utile pour le pays et pour beaucoup de Français incertains du point où fixer leur sort en Amérique. Leurs espérances étaient magnifiques. Les conventions de prix et les premiers arbres coupés dans la place qu'ils avaient choisie pour être le berceau de la ville, leur avaient fait envisager la date, où s'étaient accomplies ces deux opérations en même temps, comme l'aurore de la prospérité d'Asylum. Noailles s'était chargé de représenter, à Philadelphie, les intérêts de la compagnie, tandis que son ami Omer Talon s'occuperait de construire les premières log-houses sur le terrain approprié et les disposerait à recevoir leurs habitants. De grosses déceptions leur étaient réservées, à bref délai. L'un et l'autre devraient bientôt se convaincre que les fonds sur lesquels ils avaient cru pouvoir tabler ne quitteraient pas les nuages. Les financiers Morris et Nicholson, qui leur avaient prêté la main seraient amenés à racheter en bloc toute l'exploitation d'Asylum. Mais, à l'heure où Talleyrand les regardait oser, on en était aux débuts, on se sentait riches de promesses et d'illusions. Comme ses compatriotes d'émigration, Talleyrand aurait voulu préparer en Amérique des asiles à tous ses amis.

J'aperçois, écrivait-il de Boston à Mme de Staël, le 4 août 1794, de quoi donner du travail utile à ceux de nous, qui, après cette campagne-ci, voudraient éloigner toutes les chimères de leur esprit et ne plus croire en une France ni aux puissances étrangères.

 

Pendant l'été de 1794, il entra décidément en affaires et, de compte à demi avec le chevalier de Beaumetz, acheta du général Knox, secrétaire de la Guerre, un établissement, dans le Maine, pour le répartir en des lots qu'il se proposait de revendre à des émigrés en quête d'une demeure où s'établir et d'une portion de terre à faire fructifier.

Sans y récolter de merveilleux profits, il y eut assez d'avantageux succès pour alarmer les soupçons de l'éternel Fauchet.

Aussi d'en écrire à Paris, et sur le ton le plus acerbe :

La spéculation de ces agioteurs et leur espoir de réussite sont fondés uniquement sur les malheurs de leur ancienne patrie. Ils espèrent que le défaut de bonnes lois et l'impossibilité d'établir jamais la sécurité au sein de la République, feront déserter, à la paix, une partie considérable de la population de France. et ils se préparent à la recueillir. Ces conjectures désastreuses sont exprimées dans une lettre adressée dernièrement à l'évêque Talleyrand, par un ci-devant chevalier de Grasse, émigré actuellement à Londres.

 

Ce jacobin-ultra, — plus tard un zélé préfet de l'Empire, — avait l'imagination bien prompte aux sombres suppositions.

Mais Talleyrand ne s'en tenait pas d'une manière exclusive à l'achat et à la revente des terrains. Aucune idée fixe de spéculation ne hantait son esprit, pourvu qu'il en découvrit une ou plusieurs capables de l'enrichir. C'était le sujet fréquent de ses conversations épistolaires avec Mme de Staël, qu'il savait alors très environnée d'émigrés et d'exilés cherchant auprès d'elle une solution au mauvais état de leurs finances. Germaine Necker, en outre, grâce au crédit paternel, ne connaissait-elle pas en Europe, le monde entier de la haute banque ?... On pouvait, assurait-il, s'en fier à lui. Il se chargerait, et à des prix de commission raisonnables, de tout ce qu'on lui confierait à traiter. Ses offres sur l'article sont alléchantes comme les prospectus du parfait négociant. On aurait meilleur compte, de s'en rapporter à lui, Charles-Maurice Talleyrand plutôt qu'aux intermédiaires américains, dont l'exactitude et la loyauté sont beaucoup moins garanties. Mais, à titre d'échantillon, voici l'une de ces curieuses lettres :

Il y a ici plus de moyens de refaire de la fortune que dans aucun endroit. Je me mets en mesure de faire des commissions d'Europe et toutes celles que l'on me donnera me seront utiles. Si quelques-uns des amis de monsieur votre père envoyaient des bâtiments en Amérique, ›i quelques Suédois font ici des envois, soit à New-York, soit à Philadelphie, je suis en position de faire bien les affaires des personnes qui s'adresseront directement à moi. Je vous prie de mettre à nie procurer des commissions un peu de votre activité ; il serait trop hèle d'être ici pour n'y pas refaire de quoi exister d'une manière bien à l'abri des événements ; et, en peu de temps on peut gagner beaucoup d'argent, soit par des commissions d'achats dans les fonds publics, soit par des commissions d'achats dans les terres. Les réputations assez incertaines des négociants américains font que des marchands d'Europe sont toujours embarrassés pour charger quelqu'un de leurs affaires. C'est pour cela que je me propose avec quelques avantages[7].

 

La bonne forme marchande, la réclame pour soi. la dépréciation pour autrui, le style ad hoc : tout y est.

Dans les entrefaites, Talleyrand reportait son intelligence à des considérations plus hautes. Son attention réfléchie se reprenait à suivre le travail d'improvisation ardente et positive, qui s'opérait pour la constitution d'une république puissante et riche dans le nord de l'Amérique.

***

Quand il lui sembla avoir assez fouillé cette matière d'étude et presque épuisé cette source d'intérêt, il ramena ses regards, ses désirs, du côté de l'Europe. Sans doute, en son logis de Third-Street North, une chétive maison au fond d'une impasse, mais dont les aspects de simplicité ne décourageaient point l'amitié — d'ailleurs, le luxe n'était-il pas un compagnon inconnu de toute la colonie française de Philadelphie ? — il savait, à la fois, s'occuper et se distraire. Écrivant à ses amis avec une abondance de plume dont il perdra l'habitude ; visitant d'une manière assidue ceux qu'il connaissait et recherchait ; allant, par exemple, presque chaque soir, dans l'arrière-boutique d'un libraire-papetier, qui n'était pas, au reste, le premier venu, Moreau-Saint-Méry, et sachant bien qu'il y retrouverait des amis du premier ordre, comme Noailles, La Rochefoucauld-Liancourt, Talon et Volney ; sablant le madère[8] et les fins propos de la plus agréable façon du monde ; dépensant en cette compagnie une galle presque tapageuse, et qu'il communiquait aux autres, au point que la maîtresse de la maison devait, parfois, user de toute sa raison persuasive pour engager la bruyante compagnie à regagner, chacun, son domicile et son lit[9] ; prenant son plaisir on il le trouvait, fût-ce dans la rue en s'y promenant bras dessus, bras dessous, devant les regards effarouchés des Philadelphiens, avec mie femme de couleur, que dis-je ? une négresse dont l'esthétique avait intéressé sa fantaisie ; faisant tout cela, lui le grand seigneur, qui se montrera si rigoureux sur le chapitre du décorum : il s'y entendait, on le voit, pour abréger du mieux qu'il était possible la longueur d'une période d'attente. Toutefois, il ne s'était pas engagé à s'éterniser dans la Pennsylvanie. Quelle que fût sa profonde admiration pour le peuple de Washington, le plus sage et le plus heureux de la terre, jusqu'à ce qu'il devint, comme il l'envisageait dans un prompt avenir, l'une des premières nations du inonde, ses dispositions l'incitaient vivement aux idées de retour.

L'heure de ce retour tardait bien à sonner pour lui. Depuis que le climat politique redevenait respirable en France, il commençait à éprouver que l'air natal manquait à sa poitrine. Par chaque nouveau bateau arrivant d'Europe, c'étaient de meilleurs avis sur ce qui se passait là-bas : les prisons avaient rendu leurs captifs à la vie, à la liberté ; les terroristes se taisaient et se cachaient les modérés, les républicains de 1789, les constituants, rentraient en scène ; à la tribune de la Convention se ravivaient les accents de justice et d'apaisement. Que faisait-il encore à Philadelphie ? Malgré qu'il n'y eût pas gaspillé le temps, non plus qu'à Boston et à New-York, les jours se faisaient longs, interminables, depuis bientôt trente mois qu'il avait quitté le voisinage des côtes françaises. C'était, maintenant, l'exil et ses rigueurs. Si flegmatique qu'il pût être, il n'échappait pas à l'impression de ce genre d'infortune toujours pénible aux fumes élevées, que Cicéron, Bolingbroke et Mme de Staël ont déclarée la plus insupportable de toutes.

Si je reste encore un an ici, je meurs, écrivait-il à la châtelaine de Coppet, qui, sous la même sensation, quatorze années plus tard, lui jettera de loin cette plainte infiniment lasse de ses pérégrinations éternelles, à l'étranger : J'y succombe. Il savait Mme de Staël rentrée, réinstallée à Paris, en qualité d'ambassadrice de Suède. A sa connaissance, plusieurs de leurs communs amis étaient rentrés chez eux. Il n'aspirait qu'à les rejoindre et trouvait fort étrange, à présent, qu'il eût jamais pu songer, dans l'état d'indécision de ses projets désorbités, une fois à se fixer au Danemark, une autre fois à fonder un établissement à la Louisiane. Les vaines ambitions politiques, qu'il traitait tout à l'heure de chimères, ne lui semblaient plus tant illusoires, depuis qu'il les revoyait palpables, c'est-à-dire susceptibles d'applications réelles et positives. Bien des raisons graves ou légères, petites ou grandes, lui faisaient souhaiter d'en finir aussitôt que possible avec ce séjour forcé. L'une des principales consistait en ce que la fortune se montrait bien lente à récompenser ses tentatives d'exploitation agraire ou commerciale et qu'il avancerait beaucoup mieux ses affaires, à coup sir, en France, dans la diplomatie. L'une des moindres, quant à la valeur du motif, niais à laquelle il était fort sensible dans le particulier de la vie, parce qu'elle se répétait, chaque jour, aurait pu se qualifier une raison d'estomac. Délicat sur le chapitre de la table, il se plaignait du manque de variété dans les usages culinaires des compatriotes de Washington, disant qu'il avait trouvé, aux États-Unis, trente-deux religions et un seul plat. S'asseoir à une table chargée d'épices et de délices, se distraire en bonne compagnie, d'une lèvre et d'un esprit gourmands, sous cette douce excitation de la flue chère, des vins vieux et d'une société spirituelle, c'était un double plaisir dont la jouissance lui manquait étrangement. Quand reviendrait-il à Paris dîner, causer, agir ? Pour le savoir, il adressa une pétition en forme à la Convention, sollicitant son rappel, exposant qu'il n'avait pas émigré, qu'il avait quitté le sol national avec un passeport en règle et qui, plus était, avec une mission déterminée du gouvernement ; enfin renouvelant avec une ardeur, que l'absence n'avait pas affaiblie et dont il ne s'est pas vanté dans ses Mémoires, ses protestations de patriotisme, de foi républicaine et de dévouement aux institutions nouvelles de la France. Le 18 fructidor, l'ancien abbé Des Renaudes déposait sur le bureau de la Convention la pétition de Talleyrand. Des amis tels que Chénier, sous l'incitation généreuse de Mme de Staël, appuyèrent sa demande d'une voix ferme et pressante. Le décret du 4 septembre 1795 rapporta la sentence de bannissement[10]. Il ne l'avait pas attendu pour se mettre en route sur un vaisseau danois.

Tel voyage débute au soleil et finit dans les frimas. Il n'eut pas à en comparer les alternatives contraires. Il était parti dans l'orage et revint par la tempête.

Cette seconde fois, comme la première, la mer fut inclémente. Les vents faisaient rage. Il avait chi se tenir enfermé dans sa cabine, pendant plusieurs heures d'une tempête affreuse. Mais on approchait de Hambourg. Cette ville, alors la banque de l'Europe, était, pleine d'émigrés. Il s'attendait à y retrouver des gens de son monde. Comme on se préparait à entrer dans le port. il avait appris qu'entre autres une personne bien connue de lui, la comtesse de Flahaut, séjournait là C'était l'occasion, pensa-t-il avant de rentrer en France, de savoir un peu ce qui s'y passait. Il lit pressentir son ancienne amie sur le désir qu'il avait de s'en informer auprès d'elle. Mme de Flahaut n'avait plus qu'un tiède ressouvenir de celui qu'elle appelait l'Ancien, dans ses lettres à la comtesse d'Albany : de plus, elle était sur le point de convoler en secondes noces. Elle prit peur de la visite annoncée. Mors que le voyageur était encore sur l'Elbe, en grande hâte elle lui expédia un message, dont un diplomate de carrière, M. de Ricé, eut la simplicité de se charger, l'engageant, et de quelle manière vive ! à ne pas mettre pied à terre, mis à rester sur le navire, pour retourner au plus lût en Amérique. Son motif — Talleyrand le divulgua, non sans malice —, était que, passant pour lui avoir été fort attachée, elle craignait qu'il ne fût une gêne à son mariage avec le ministre de Portugal à Paris. Talleyrand sourit de la commission ingénue, qu'on lui faisait tenir, mais crut pouvoir, sans indélicatesse, ne pas céder aux instances de M. de Ricé. Il demeura donc à Hambourg, pendant un mois, entouré de personnes, qui ne pensaient pas, plus que lui-même, faire obstacle aux justes noces, qu'elle contracta, depuis, avec le bon M. de Souza. L'une de celles-là était Mme de Genlis, qu'il avait retrouvée toute semblable à elle-même comme il l'avait vue à Sillery, à Bellechasse, en Angleterre, la fixité dans les natures composées, disait-il, tenant à leur souplesse.

Tandis qu'il passait quelques dernières heures, en la ville hanséatique, logé dans une façon d'auberge pompeusement baptisée : l'Hôtel de l'Empereur romain, il lui arriva, demi-fâcheuse, demi-plaisante, une petite aventure de voyage. En ce même lieu logeait un homme assez jeune et qui se mêlait d'écrire pour des libraires hypothétiques. On avait échangé — ne le pouvant autrement — des propos de table d'hôte ; et l'inconnu avait profité de l'occurrence pour prier M. Talleyrand, dont le goût lui paraissait sûr et fin, de le favoriser d'un avis impartial sur un ouvrage de sa composition, à l'état vierge, c'est-à-dire en manuscrit. Par politesse, mais fort incommodé de l'aubaine, il s'était chargé du cahier, en promettant de le lire, sous peu d'heures et dans sa chambre. Cependant, une nécessité d'argent l'ayant poussé dehors, il s'était rendu chez son banquier afin d'y prélever sur son crédit fort mince une quinzaine de louis environ. En rentrant, le soir, fidèle à sa promesse, il avait ouvert le manuscrit ; et sous cette influence, peut-être, il éprouva le besoin de dormir plus tôt que d'habitude. Il s'était mis au lit, laissant entre les feuillets son petit trésor enveloppé d'un papier. Comme il reposait doucement, à six heures du matin, quelqu'un frappa à la porte, tourna la clef dans la serrure et pénétra céans. C'était son auteur venant lui redemander le. manuscrit, parce qu'il allait s'embarquer, séance tenante. Dans le trouble que lui cause ce réveil brusque, il lui fait signe de prendre l'objet sur la table, lui crie avec humeur : Bon voyage ! se retourne dans son lit et reprend le sommeil interrompu. Mais, avec les maudites pages, était parti le pécule. Il s'en aperçut bien en se levant. Le personnage ne se remontra plus, ni les quinze louis. D'autres  gens eurent à supporter, plus tard, les conséquences de cette disgrâce, Talleyrand s'étant juré, ce jour-là, qu'on ne le reprendrait jamais plus à examiner des manuscrits.

Lente festinavit. De Hambourg, il se rendit à Amsterdam, y résida peu, une quinzaine environ, et de là fit un tour à Bruxelles pour n'arriver à Paris, comme il en avait arrêté le dessein, qu'en septembre 1796.

 

 

 



[1] Dans ma dernière lettre, je vous ai dit que rien ne pouvait m'engager à prendre le parti d'aller en Amérique ; je n'avais pas prévu et il m'était impossible de prévoir que je recevrais un ordre du roi, qui m'obligerait de quitter son royaume. (Lettre de Talleyrand à Mme de Staël, sans date.)

[2] Premier Président du Conseil supérieur d'Arras et député de la noblesse d'Artois aux Étals généraux où il vota avec le parti constitutionnel.

[3] Exactement trente-huit jours de mer, à compter de Falmouth.

[4] En 1795, La Rochefoucauld-Liancourt notait, en la quittant, ces observation sur l'état défectueux des chemins : Toutes les routes aboutissant à Philadelphie, sont mauvaises parce que l'approvisionnement du marché de la ville se faisant dans des voitures attelées de quatre et de six chevaux, qui arrivent de tous les points, le passage continuel des voitures chargées des aldine, surtout à l'approche de la ville où elles se réunissent ; Ridgeroad est presque impraticable.

[5] Je me sens encouragé à observer attentivement les projets qui m'environnent par l'espoir d'en rencontrer qui vous intéressent. J'aime à rassembler sous vos yeux des faits politiques comme on dépose des curiosités naturelles dans un muséum déjà nombreux (Lettre à lord Lansdowne, New-York, 15 juin 1795).

Avec Mme de Staël, le ton de sa correspondance se faisait plus intime, lui disant l'impatience où le tenait la privation des nouvelles de France, ses impressions du jour, ses espérances du lendemain, ses soucis d'argent, les services qu'il attendait d'elle, les élans d'une amitié qu'on pourrait croire, à sa chaleur d'expansion, plus profonde et plus durable. Nous en citerons un simple fragment :

Je n'ai, depuis que je suis en Amérique, reçu que deux lettres, celle de Mathieu (de Montmorency) et la vôtre. Quel bien elles m'ont fait ! Qu'il y avait de temps que rien de doux n'était arrivé jusqu'à mon cœur ! Je l'ai, toits ces temps-ci, distrait par des occupations d'esprit, par des idées de fortune, par des combinaisons de spéculation : tout cela est bon pour quelques quarts d'heure, mais voilà tout. Beaumetz même est bien peu de chose pour mon cœur ; il a des inquiétudes de vanité qui sont bien sèches et qui m'ont expliqué pourquoi à quarante ans qu'il a, ses plus anciens amis sont des connaissances de dix-huit mois. (12 mai 1794.)

[6] Son troisième frère, le comte Boson, qui fui, en 1814, maréchal de camp et gouverneur du château de Saint-Germain en Laye, avait figuré parmi les nombreux gentilshommes qui mirent leur épée au service des États-Unis.

[7] Boston, 14 août 1794. Il s'en exprimait d'une manière aussi positive clans ce passage d'une autre lettre à l'amie dévouée, qu'il disait, alors, aimer uniquement au inonde et de toute son ante :

Ma raison me dit qu'il faut refaire un peu de fortune, afin de ne pas are dans la gêne et dans la dépendance continuelles, lorsqu'on devient plus âgé ; cette idée m'occupe. Mais, jusqu'à présent, je n'ai pas vu jour à grand'chose. Il y a ici beaucoup d'argent à gagner, mais c'est pour les gens qui en ont. Si vous connaissez des gens qui ont envie de spéculer, ici, dans les fermes, je ferai leurs affaires volontiers. Si j'avais un assez grand nombre de personnes, qui me chargeraient de leurs affaires, et qui m'y donnassent un intérêt, elles et moi nous y gagnerions beaucoup ; elles, parce que les négociants américains Font bien peu sûrs en affaires, et moi, parce que je n'aurais point de fonds à faire pour avoir un intérêt quelconque.

Voyez un peu cela.

[8] Par hasard, le libraire en avait une provision.

[9] Combien de fois Talleyrand arrivé jusque dans la petite cour placée au bas de mon escalier le remontait et prolongeait la soirée. Il cédait enfin, lorsque ma femme lui disait : Vous ferez, demain, le paresseux dans votre lit jusqu'à midi, tandis qu'à 7 heures du matin, votre ami sera forcé d'aller ouvrir son magasin. (Journal de Moreau-Saint-Méry.)

[10] La Convention nationale décrète que Talleyrand-Périgord, ancien évêque d'Autun, peut rentrer sur le territoire de la République française, et que son nom sera rayé de toute liste d'émigrés ; en conséquence, elle rapporte le décret d'accusation lancé contre lui. (Procès-verbaux de la Convention nationale, LXIX, 38.)