RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE TREIZIÈME. — L'ÂME ET LE DESTIN DE NAPOLÉON III.

 

 

Longtemps, cette figure fut un problème et cette vie parut être une énigme. Elles échappaient à l'analyse et provoquaient les opinions les plus divergentes par la violence ou l'inattendu des contrastes. On est parvenu, cependant, à définir sans trop de mystère la personnalité intellectuelle, morale et politique de Napoléon à laquelle un enchaînement de circonstances imprévues, comme on en vit peu d'exemples, à travers le temps, imprima un caractère si exceptionnel, et qui, pour le dire en peu de mots, fut la synthèse de plusieurs physionomies fondues en une seule par le hasard et l'artifice.

Romanesque, en vertu de l'hérédité maternelle ; tout de premier mouvement, quand, au contraire, il n'immobilisait point sa raison et ses moyens actifs en des hésitations sans fin ; à la fois emporté de passions vives et secret, renfermé, taciturne ; inégal au travail, déconcertant, tour à tour, avec les à-coups de ses détermina-lions trop ralenties ou trop hâtivement prises ; pardessus tout ambitieux, il n'eut de fixe, de persistant, dans son évolution totale, qu'une idée seule : la conception de son droit à incarner le principe de la légitimité impériale, la certitude d'une sorte de désignation providentielle, qu'il aurait à remplir dans la marche de son époque.

Tel le vainqueur d'Italie et le captif de Sainte-Hélène se disait convaincu que chaque être à sa mission, ici-bas, et doit la remplir, jusqu'au bout, tel l'élu du 21 novembre 1852 et l'exilé de Chislehurst s'était considéré, dès sa jeunesse, comme un prédestiné du sort, désigné pour la réalisation d'un lourd et magnifique héritage. Né près d'un trône, bercé dans l'admiration religieuse d'un nom retentissant, devenu le sien, il s'était juré d'appartenir, corps et âme, au sentiment de cette mission. Volontiers, il se comparait à l'un des héros de la tragédie antique, marqué d'un signe fatal ou encore à quelque Hernani moderne poussé d'un destin inéluctable. Il en avait fait son dogme exclusif, mais en joignant à l'absolu de sa foi beaucoup le calcul, de finesse et d'astuce.

Une après-midi, quand il était empereur, sa confidente de jeunesse qui, après douze années d'absence, avait repris le chemin de sa maison — une maison qui, pour quelques années encore, s'appelait les Tuileries — le trouva, tenant en main l'un des volumes du théâtre de son impitoyable adversaire : Victor Hugo. Une fois encore, il s'était arrêté, songeur, à la quatrième scène du troisième acte d'Hernani : il en relisait la tirade ameuse et en admirait d'autant plus les élans inspirés qu'il en retrouvait les effets très agrandis dans sa propre existence.

Sa correspondance journalière de Ham avec Hortense Lacroix et quelques lettres retrouvées de sa main à de rares dépositaires de ses pensées, de ses desseins, découvrent bien ce mélange de conceptions nuageuses et de goûts positifs, d'espérances raisonnées et d'illusions tenaces, qui, de tous temps, furent sa double croyance et son double jeu.

A force d'en remuer clans son imagination le système spécieux, il en arrivera à se créer un idéal de royauté fait pour lui seul et pour sa suite : l'idéal du souverain missionnaire, à la fois l'élu de Dieu et l'élu du peuple. Si bien l'incarnera-t-il en soi que non seulement il en repassera tout l'esprit, longtemps après, à son fils, qu'une éducation plus pieuse étroitement liée à sa doctrine pénétrera d'une sorte d'illuminisme spécial.

***

Le sang coulait lentement dans les veines de ce flegmatique ; il battait, à petits coups, aux portes de ses artères. Le neveu eut cela de commun avec l'oncle, qui, par contre, avait des nerfs intraitables, le savait et s'en servait. Mais à la différence du premier Napoléon, dont c'était une des habiletés de mettre à profit des colères artificielles, le troisième bénéficiait de la permanence d'un calme appris.

Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.

Détrompe-toi, je suis une force qui va...

Où sais-je ? Je ne sais, mais je me suis poussé

D'un souffle impétueux, d'un destin insensé.

Je descends, je descends et jamais ne m'arrête.

Si parfois, haletant, j'ose tourner la tête,

Une voix me dit : Marche !...

Il y a des gens, selon le mot de Mme du Montet, qui ont le talent de se draper d'un nuage. Napoléon III était de ces nébuleux, à qui le clair-obscur prèle des proportions agrandies.

Quoique bienveillant de nature et facile d'approche, il conservait toujours cet air de physionomie inexpressive, qui ne se laissait pas surprendre et dont il avait fait l'attitude bien jouée de son maintien, l'enseigne fuyante de sa personnalité. Une telle impassibilité de surface, qu'on prenait. à tort ou à raison, pour de la profondeur, le défendait mieux que toute autre barrière contre les interrogations, qu'il ne lui plaisait pas de satisfaire, ou, par un avantage plus précieux, déguisait ou compensait des qualités essentielles, qui n'étaient point les siennes. Il tirait un voile sur son visage, comme Talleyrand, et nul n'y pouvait lire ce qu'il n'avait pas l'intention de traduire, an dehors, ni troubler, ce qui le cas souvent, le calme d'une pensée vagante.

En de rares occasions, le reflet d'une joie interne effleurait son teint mat. L'œil voilé d'ombre s'éclairait d'une courte flamme. C'était presque titi événement parmi ses entours politiques. Le jour où il avait reçu la dépêche émouvante et si ardemment désirée, qui lui annonçait l'acceptation par la Russie des préliminaires de la paix, cinq ou six personnages de hante importance — Morny était de ceux-là — dînaient à sa table, tenant les yeux fixés sur son vissage, très curieux d'y découvrir quelque indice des grandes nouvelles attendues. Une lueur de satisfaction, qu'il n'avait pu voiler, était passée dans son regard. Elle n'avait pas échappé à l'attention de ses convives. Ceux-ci se disposaient à quitter la salle à manger, pressés d'en traduire l'impression à des intimes ou d'en tirer un profit personnel immédiat, dans les sphères de la finance. Mais l'empereur les pria de rester. auprès de lui, comprimant une impatience, dont il ne lui avait pas été difficile d'interpréter les causes. Pendant ce temps, sur son ordre, on avait affiché, à la Bourse, la fameuse dépêche, qui devait y exercer une influence énorme. Savait-il que ses familiers avaient pris position sur le marché des valeurs, qu'ils s'y étaient maintenus, la veille encore, avec une persistance qu'ils espéraient lucrative ? Les titres remontèrent, découvrant un écart considérable. Le comte de Morny, son fidèle ami de Montguyon et le financier Mires furent de ceux qui subirent un choc d'autant plus rude qu'ils avaient eu lieu de se croire, étant à la source des informations politiques, les plus sûrement instruits de la situation extérieure.

Morny s'était fait violence pour garder son sang-froid, comme aux jours ordinaires. Les spéculateurs éprouvés se résignèrent malaisément à leur déconfiture. L'empereur avait passé outre. Tout en servant, au mieux, dans la circonstance, l'intérêt général, il avait donné une preuve de plus du pouvoir qu'il avait de renfermer le secret de ses résolutions.

Il avait des accès de bonne humeur, où, contre son habitude, on le trouvait expansif. Loin de l'étiquette, il pouvait i.tre gracieux et souriant. Le souverain redevenait homme, dans l'intime ; il prenait part aux jeux des siens, causait, riait, parfois. et de bon cœur. Sa conversation, alors, sans être jamais abondante, se rendait agréable et instructive. Des velléités lui remontaient de gaîté franche, ou de moquerie malicieuse et douce, allant de préférence à l'adresse de sa femme, et comme il s'y plaisait, pour tourmenter l'impératrice[1]. Hors de ce cadre familier, bientôt sa figure se refaisait sérieuse, jusqu'à paraitre triste au milieu de ses prospérités. Même au cours des plus belles années de son régie, il resta mélancolique. La gravité était le fond de son caractère, telle que la lui avaient imposée des habitudes d'application interne et de recueillement en soi. Ce qui n'empêchait point que, souvent, sans le vouloir, il recouvrit d'un masque composé des impressions absentes ou des formes d'idées imprécises.

Les témoins admirateurs de sa puissance inclinaient à transformer en des qualités fortes et solides l'incertain et le mystérieux dont il ennuageait sa nature morale trop dépendante de sa nature physique. Ils avaient beau jeu de voiler des ombres de la modestie la raideur apparaissant dans sa personne, dans ses manières, dans sa démarche, ou, au contraire, de dégager des restes d'une ancienne timidité, l'audace froide et repliée sur elle-même, qu'elle recouvrait. Avec un peu de bon vouloir et d'imagination, il ne leur était pas difficile d'établir, en l'exprimant sur le plus haut ton de la louange, que cette figure inerte et insensible était le masque d'une vie intérieure ardente et puissante, — ce qui fut vrai, d'ailleurs, en de certaines phases décisives de son histoire : que ces yeux éteints avaient la profondeur des pensées où leur observation se résorbait ; qu'il celle parole indolente et traînante appartenait la supériorité rare d'une âme toujours sûre de soi, et qu'enfin ces airs d'indifférence, qui abritaient plutôt qu'ils ne déguisaient le fond de ses sentiments, ne devaient enlever à personne la conscience de son énergie foncière. C'était aux meilleurs jours de l'empire, quand on le jugeait exclusivement sur les prémisses d'une grande ambition satisfaite.

La ténacité était l'un des principaux traits de sa complexion. Il la poussait jusqu'à l'entêtement, n'abandonnant plus ce qu'il avait une fois arrêté, mais, quelquefois, traînant à l'accomplir. C'était son faible de trop dormir sur une pensée. Enclin à temporiser, il exécutait lentement ce qu'il avait été long à concevoir, abstraction faite de l'idée unique et dirigeante, qui fut l'éclair initial de sa destinée. Il se trouva bien, par aventure, de ses atermoiements ; il en fut moins récompensé, à la fin de son règne, quand des événements impatients d'éclater exigeaient des décisions rapides[2]. À force de préparer le terrain et d'attendre l'occasion, il manquait l'heure. Son habitude de tout remettre lui faisait perdre des à-propos irretrouvables.

C'était encore une des contradictions de son esprit qu'après beaucoup d'irrésolutions, sur des points où il aurait dû tourner court, il s'embarquait témérairement en des projets, tout à coup sortis de l'ombre et qui auraient demandé un long examen. Était-il en humeur d'agir, il ne consultait, alors, personne, ni ses amis ni ses ministres ; il y mettait une sorte de précipitation, qui ne lui laissait pas le temps de tenir en balance les raisons opposées du oui et du non, du pour et du contre, il se croyait tout bonnement inspiré. Il ne délibérait point, il résolvait et exécutait. En se comportant de la sorte, en suivant à l'aveugle le courant d'une idée subite, idée de hasard, bonne ou mauvaise, il éprouvait un plaisir, qui lui était spécialement cher : celui d'étonner. Comme le disait une grande connaisseuse du caractère de l'empereur, il était dans ses goûts de surprendre les gens, ses ministres, le peuple, la France, l'Europe, par des coups inattendus. Ces inspirations fortuites pouvaient être dangereuses. on eut à l'éprouver, plusieurs fois. Il ne se jugeait pas infaillible ; volontiers, avouait-il les erreurs de sa nature mobile et inquiétante. Encore aurait-il mieux valu que la leçon des anciennes fautes le gardât d'en commettre de nouvelles.

***

L'Alexandre moderne se flattait de n'avoir jamais tenu de conseil de guerre et de ne s'être jamais enquis ni embarrassé du conseil de personne. En 1812, en 1813, en 1814, il passa, néanmoins, par de si graves alternatives de succès et de désastres, qu'il eut des velléités de recourir à l'opinion de ses compagnons d'armes. Il se perdit lui-même en n'en tenant aucun compte. A Smolensk, au moment de s'enfoncer dans les profondeurs mornes, tristes et glacées de la Russie, ses généraux, questionnes sur les perspectives de cette déclaration de guerre à la nature, lui dirent : Sire, fortifiez-vous, ici : passez-y l'hiver, et la victoire de vos années, au printemps, sera certaine, prenez cette résolution, et la Russie est perdue. Il répliqua : Non ; déclara que sa ferme intention était de marcher sur Moscou et qu'on ne l'en dissuaderait point. Les chapeaux brodés s'inclinèrent : Comme il plaira à Votre Majesté sacrée. Les troupes, en effet, marchèrent, durant de longues journées, dans le froid, la boue, à travers des espaces mornes, sinistres, et sous le harcèlement incessant de la cavalerie ennemie. Près de Moscou, il sentit le besoin de recueillir, une seconde fois, l'avis de son état-major : La ville était abandonnée ou sur le point de l'être ; on y trouverait des ressources immenses, que voyait-on à faire de plus pressant ?N'entrez pas, Sire, laissez la capitale sur votre gauche et tombez sur le flanc des troupes de Koutousof, que vous écraserez. Non, je dois entrer à Moscou ; je l'ai promis à mes soldats. Le maréchal évacua la ville aux coupoles dorées ; Rostopchine y mit le feu. Napoléon s'y attarda six semaines. Quel plan de campagne arrêter, maintenant, où la nation entière et les éléments de la nature, à la fois, sont conjurés contre l'étranger... ?Sire, jetez votre canon, et retirons-nous le plus vite possible. — Non, il ne me convient pas de battre en retraite, après avoir proclamé que je poursuivrai les Russes jusqu'au fond de leurs déserts. — Comme il plaira à votre infaillible Majesté. La marche inévitable des faits l'entraînait vers l'abîme, tandis qu'il était convaincu de n'écouter que les ordres impérieux de son génie.

Le neveu procédait avec plus de douceur, à l'égard de ses conseillers. Son opposition était molle en discours ; il avait la résistance pliante ou cachée, conforme à son caractère soupçonneux ; ses décisions, qu'il ne découvrait qu'après les avoir prises et à peu près exécutées, n'en étaient pas moins tenaces, du moins aussi longtemps, que les défaillances de la maladie ne rendirent pas sa volonté inerte ou passive.

***

Il lui plaisait qu'on le jugeât énigmatique. Longtemps fut-il considéré comme un homme indéchiffrable. Aujourd'hui qu'une foule de détails secondaires ont permis d'éclairer par la notion des influences subies ou des habitudes contractées l'inconnu de cette âme, on est à même d'en expliquer avec plus de simplicité les ressorts secrets.

On parla beaucoup de l'impassibilité de Napoléon III, du flegme de l'Empereur. Il n'était pas insensible aux effets de la surprise, non plus qu'exempt des grondements intérieurs de la colère. Mais, à l'instar d'un Talleyrand, qui eut le sang vif en sa jeunesse et qui s'était accoutumé, peu à peu, à en réfréner le cours. il sut graduellement discipliner ses nerfs, son visage et ses yeux. Né très violent, ayant traversé, pendant son enfance, des crises d'emportement inouïes, où il ne savait plus ce qu'il disait ni ce qu'il faisait, il s'était rendu maitre, à force d'attention et d'usage, de sa nature impressionnable. Lorsque de l'irritation passait en lui, il fallait le connaître très bien pour s'en apercevoir. à de certains signes : la dilatation des narines, la contraction des lèvres et l'éclair furtif du regard. Puis, tout cela rentrait dans l'ordre. La bouche abritait son mystère sous la moustache épaisse, les paupières s'abaissaient, comme d'habitude, et les prunelles avaient déjà repris leur atonie commandée[3].

S'il se montrait fort, réservé dans l'expression verbale de sa pensée, il n'était pas aussi retenu, lorsqu'il se confiait à sa plume. En plusieurs circonstances solennelles, il se prépara des démentis retentissants pour l'heure où les faits auraient remplacé la parole. On lui rejeta, souvent, à la mémoire les fameuses déclarations réalisées seulement à demi : Je libérerai l'Italie des Alpes à l'Adriatique. Il en prononça de moins significatives, mais qui furent encore moins suivies d'effet. Le lendemain de l'élection présidentielle, il avait réuni quelques amis pour leur donner lecture de son message, où cette phrase était textuellement inscrite :

Je rendrai le pouvoir, au bout de quatre ans, tel que je l'ai reçu.

La promesse était formelle. Il n'y avait pas à dire qu'elle prêtât au plus léger sous-entendu. Même, on la trouva trop claire en ses engagements.

Effacez cela, crièrent des voix.

Louis-Napoléon se tourna vers Girardin :

Quel est votre avis ? lui demanda-t-il

Cela dépend, répondit l'ondoyant journaliste. Voulez-vous rendre le pouvoir ou voulez-vous le garder ?

Le rendre.

Alors, n'effacez pas.

Napoléon ne rendit rien ; il n'avait jamais eu l'intention de restituer un pouvoir, qu'il voulait, au contraire, élargir. Le souvenir de ce qu'il avait juré et parjuré resta dans l'histoire, sans qu'il en eût la conscience aucunement alourdie.

Malgré qu'il sut inspirer la confiance, il n'avait pas la parole sire et c'était une des ressemblances qu'il avait, sans le savoir, ou se flattait de posséder avec le premier Napoléon. Le mensonge est une arme usuelle en politique. Dès qu'un intérêt fait promettre, des intérêts plus grands engagent à violer cette promesse. L'important est de s'en tirer avec impunité. Louis-Napoléon était passé maitre dans cet exercice. D'une manière plus générale le mensonge, à l'étal d'inclination est un fait psycho-physiologique tenant, à la fois, de l'imagination et du tempérament. Or, le neveu de l'empereur avait hérité d'une disposition particulière à l'exercer.

Nous le constatons, sans aucun parti pris, c'était un instinct de famille recommandé presque en manière d'exemple, étant venu de si haut. Aucun des Bonaparte n'y manqua, sauf, peut-être, le roi de Hollande. Napoléon le Grand mentait avec une aisance, un dégagé[4] prouvant, de reste, qu'il n'attachait à la chose aucune espèce d'importance et qu'il n'avait pas une ombre de scrupule à fausser le vrai. Son fils, le gracieux duc de Reichstadt, n'aurait pas voulu trahir les origines paternelles : il mentait beaucoup, dans son enfance.

Autour du nouvel empereur, le pli s'en était formé, depuis longtemps, aussi bien qu'en lui-même. Le roi de Würtemberg, parlant du fils de Jérôme, le jeune duc de Montfort. le futur prince Napoléon, disait : Il m'a promis, mais je ne puis compter sur sa parole : il ment toujours. Enfin un grain de dissimulation se mêlait aux airs tranquilles et résignés de la reine Hortense. Elle trompait bien des gens avec sa mine languide et sa voix douce. Cette façon d'être si complaisante envers chacun, de plaindre ses adversaires, de tendre la main à ses ennemis, de n'en vouloir à nul au monde, cet aspect de bienveillance sans bornes et de résignation sans espoir, qu'elle affectait, non sans donner à son fils des conseils de politique artificieuse, n'était pas, nous le répétons, exempte de dissimulation[5], quoiqu'elle fût bonne et franche, d'ordinaire[6].

On ne peut diriger les hommes avec sincérité. Napoléon avait fait sa règle et sa loi de cette constatation historique, mais pour l'amplifier à l'extrême. On aurait peine à trouver une seule de ses paroles historiques. qui n'ait été rejetée de fait par les démentis formels de ses actes, joints aux contradictions des événements :

Je jure une haine éternelle aux Anglais.

***

Je suis prêt à tous les sacrifices pour le repos de la France ; et si mon nom, symbole d'ordre, de nationalité, de gloire, devait le troubler, je resterais plutôt en exil.

***

Je ne suis pas un ambitieux.

***

Je désavoue tous ceux qui me prêtent des vues ambitieuses, que je n'ai pas.

***

Malheur aux souverains infidèles à leurs promesses, à leurs serments !

***

La République démocratique sera mon culte ; j'en serai le prêtre.

 

Et le reste...

§

Il se disait fort jaloux de son honneur, de sa loyauté, ce qui pouvait être réel dans les affaires privées, mais ne l'était plus et changeait de signification dans les affaires publiques. Selon les cas, il évoquait, non sans chaleur et sans élan, le respect des principes. Dans la pratique il n'en connaissait qu'un seul considéré comme la transmission d'un devoir : la foi en son étoile. Quant aux autres, il les goûtait ou les répudiait, tour à tour, suivant les dispositions d'une âme hésitante et incertaine. La politique est particulièrement caractérisée par la dissimulation : elle est d'essence et de fait l'opposé de la franchise. L'astuce, un de ses moyens préférés[7], cette qualité mitoyenne entre le mal et le bien, le vice et la vertu, l'astuce était le propre de Napoléon III. Il en usa, sinon pour régner, du moins pour y parvenir. C'est ainsi qu'il posséda, au plus haut degré, l'art du conspirateur.

Le mystère dont s'enveloppe ce genre d'entreprises, qu'on appelle conspirations ; les mensonges habilement tramés. qui leur servent de couverture ; les sinueux détours par où se dérobent les plus fermes résolutions des conjurés ; le secret plaisir qu'on y éprouve à n'être pas soi aux yeux d'autrui, à cacher ses pensées, à dissimuler ses desseins, même à ceux qui vous sont les plus chers ; le romanesque des périls auxquels s'exposent les conspirateurs afin de mener à bout les intrigues formées dans leurs conciliabules ou les moyens de prudence qu'ils s'ingénient à tenir en réserve, pour le cas trop prévoyable d'une issue malheureuse : tous ces artifices avaient intéressé de bonne heure son imagination sans alarmer sa conscience.

Il en pratiqua l'école, aussitôt qu'il put agir, et il en conserva des habitudes, au plus haut du pouvoir, alors que, sans nécessité, par accoutumance, par dilettantisme ou par un jeu dangereux dont il eut à payer les erreurs, il se plaisait à emmêler les trames de son action diplomatique.

Presque au sortir de l'adolescence, il s'associa aux menées du carbonarisme italien. Avec son goût du ténébreux, il avait cédé à l'attrait, non pas seulement des formules secrètes. mais du cérémonial emblématique et fantasque dont s'enveloppait l'initiation des nouveaux membres de cette société occulte.

En 1832, il trempa dans une vague conspiration bonapartiste. Sous le prétexte d'intéresser à la cause polonaise les nobles exilés : Hortense et son fils Louis-Napoléon, un jeune officier de Varsovie nommé Zaba fit plusieurs apparitions au château d'Arenenberg. Pour un service spécial de propagande il avait reçu de la duchesse de Saint-Leu des sommes d'argent et du prince des instructions, dont les effets n'allèrent pas très loin. Car Zaba fut arrêté avec l'un de ses complices, dès le premier mouvement tenté à Paris. Une curieuse révélation s'en dégagea montrant combien était inhérent aux Beauharnais[8], non moins qu'aux Bonaparte, le souci des précautions et du mystère. On avait saisi, sur la personne de l'officier polonais, une sorte de vocabulaire manuscrit des termes de convention échangés entre lui et les hôtes d'Arenenberg. Les noms y étaient déformés ou complètement changés, de manière à n'être compris que des conspirateurs. Napoléon c'était. M. de Berri, la reine Hortense c'était Mme Antoine, l'éloquent avocat politique Odilon Barrot, l'homme du monde qui pensait le plus profondément... — à rien, disait spirituellement Bersot — n'était plus qu'un M. Vincent. Et l'appellation vague d'un M. Lireux désignait La Fayette. Quoique si prudemment agencée l'affaire était de minime envergure. Les subsides employés à son extension n'avaient point dépassé la somme de 8.565 francs. Et cette histoire eût été presque oubliée. sans une belle phrase de Louis-Napoléon, que rappellera, cinq ans plus tard, l'un des témoins du procès de Strasbourg. Le prince la lui avait adressée à lui-même, au moment où, malade, il fut obligé de quitter la France, sur l'injonction du ministère Casimir-Perier ; elle se détachait ainsi solennelle et fière :

Les Bonaparte ne conspirent pas, il faut laisser cela aux Bourbons.

Rarement on vit un même homme, si nous en croyons Saint-Réal, se charger de deux conjurations dans sa vie. La première affaire que Louis-Napoléon avait engagée, avec une si étrange confiance, en 1837, lorsqu'il voulut, au moyen d'une femme enthousiaste et de quelques hommes crédules, révolutionner l'armée et la nation, ne le découragea point d'en tenter une seconde, et pour des résultats qui eussent été aussi infructueux, sans les effets indirects d'étonnement et de sympathie populaire, par nous relatés, et qui tournèrent à son profit.

Napoléon III avait si bien le tempérament d'un conspirateur, comme nous venons de le dire, qu'il ne se résigna point à l'abandonner, étant empereur. On le verra ourdir, en sous-œuvre, des intrigues de chancellerie, déguiser la marche de sa pensée, doubler et contrarier les desseins de ses ministres, pour la satisfaction singulière d'embrouiller le jeu, puis, de le rétablir au moyen de combinaisons connues de lui seul et du secrétaire de ses commandements[9]. Caprices regrettables et qui furent loin de concourir au succès de sa diplomatie en Europe. On sait, par exemple, dans quel inextricable lacis il enferma la question romaine. Promettre, donner, reprendre à l'Italie, promettre et ne rien donner au parti catholique et à la papauté, tout en se posant comme le défenseur par les armes des droits temporels du Saint-Siège : c'était le double de sa pensée. Faites, mais faites vite, disait-il à Cialdini, au moment de l'invasion des États du Pape. Cependant, à la même heure, Lamoricière comptait fermement sur les garanties de la diplomatie française, trompée par son propre chef.

L'art de dissimuler lui était profondément acquis. On a prétendu qu'un seul homme, peut-être, avait pu lire jusqu'au tréfond de son âme. Encore n'était-ce pas un Français, mais l'Italien Cavour.

S'il excellait à cacher ses desseins, il ne disposait point d'une aptitude égale à découvrir ceux des autres. On n'en eut que trop manifestement la preuve, lorsque, par trois fois, il se laissa berner d'une manière si complète dans les entretiens intimes, qu'il eut, à Paris, à Fontainebleau et à Biarritz, avec Bismarck.

§

D'une manière générale, sa part d'illusions était mince, quant à la valeur morale des caractères. Nul n'était moins surpris que lui-même d'apprendre, dans son entourage, un acte nouveau de corruption, de vénalité, d'ingratitude sans pudeur. Il gardait les gens à son service moins par estime et par attachement que par condescendance et par habitude. Lorsqu'il n'était qu'un prince en exil, c'était à contre-cœur, avec infiniment d'hésitation qu'il arrivait à se séparer d'un domestique dont il avait eu lieu de se plaindre. Quand il fut au pouvoir, on le vit maintenir en place des ministres qui lui déplaisaient, uniquement pour s'épargner l'ennui plus grand d'en changer.

Les hommes n'étant, pour lui, que des instruments dont il utilisait les moyens en se défendant bien d'en faire ses confidents, il poussait, plutôt, à l'extrême cette mésestime commune voilée d'un air d'indifférence.

Au résumé, il n'avait aucune bonne opinion de ses conseillers, serviteurs ou courtisans. De sorte qu'il pouvait, en même temps, se montrer bienveillant pour tous et. en réalité, n'aimer presque personne, quoiqu'il eût de nature, par une contradiction autre, le cœur affectif et tendre.

Cet éloignement dissimulé, qui ne l'empêchait point d'avoir la mémoire très fidèle des services rendus, lui venait, en première ligue, des enseignements maternels :

Trop de gens, lui avait appris Hortense en parlant de Napoléon Ier, eurent prise sur ce dominateur. Il se laissait souvent mener par des anciens amis ou de nouveaux flatteurs. Évitez d'appartenir si exclusivement à personne que vous ne puissiez plus vous en délier. Elle lui disait encore, dans une lettre du 16 décembre 1832. Ton défaut étant trop de confiance, il faut que je sois la froide raison et que je te répète souvent : Méfie-toi.

Il s'en était si bien pénétré qu'il exagéra la témérité soupçonneuse des conjectures, au point de ne plus s'en rapporter qu'il lui seul. Ce qui était, une seconde forme de danger, pire que la première. Au surplus, sceptique à l'égard des hommes, il ne l'était pas moins en matière de principes, hormis le dogme napoléonien, dont il avait fait sa chair et sa substance. La tolérance lui était d'un usage courant et facile. II la pratiquait largement, en faveur de ceux qui l'approchaient, et supportait avec sérénité le voisinage d'opinions qu'il ne partageait point. Par penchant naturel porté à la clémence, par raison politique justement persuadé que le cher d'un gouvernement national doit toujours laisser la porte ouverte à l'entente, il posséda l'art joint au don de conquérir ses adversaires. Tous ceux qui venaient à lui cédaient à son charme. Partisans ou antagonistes, tous s'accordaient à dire, quand ils l'avaient connu : Il est impossible de ne pas l'aimer. De sa mère lui étaient venues cette grâce accueillante et cette aménité, qui faisaient aussi l'ascendant de Joséphine. L'assentiment fut unanime à lui en reconnaître le mérite ; il recevait chacun non pas avec les façons d'un maitre, mais en parfait gentleman  C'étaient les manières de la maison : il les aurait tenues de son frère Morny, s'il avait eu besoin de les lui emprunter.

Sous le premier Napoléon, où les Pètes étaient données, organisées et fréquentées par ordre, la gaîté faisait rarement partie du programme. Talleyrand avait beau se répandre, parmi les groupes, et répéter non sans malice : Amusez-vous, Messieurs, l'empereur le veut, il y perdait ses exhortations. Selon le mot d'un témoin, les réceptions du conquérant n'étaient que de revues, où il y avait des darnes. En revanche, bien des peintures séduisantes nous ont représenté, sous des aspects enchanteurs, les Tuileries de Napoléon III.

§

Avec tout son génie, le César moderne n'attesta jamais une vraie grandeur d'âme, ni une vraie générosité de cœur. Ses plus belles actions apparentes étaient dictées par un calcul réfléchi, retournant indirectement à ses intérêts présents ou éventuels. Napoléon III, s'il était loin d'avoir des titres égaux à l'admiration des hommes, eut des droits mieux établis sur leur cœur. A l'exemple du glorieux ancêtre, il paraissait se défier des liens d'affection ; néanmoins, il savait en inspirer le sentiment. Les émotions pures de la reconnaissance étaient à peu près inconnues du protégé de Barras. Il trouvait incommode ce désintéressement de l'âme, après les services rendus. Louis-Napoléon, au contraire, ne les oubliait pas. Il s'était souvenu des moindres marques de dévouement, dont il avait été l'objet, aux jours difficiles ; il mit ses meilleurs soins à les récompenser par des attentions généreuses et délicates.

Le grand empereur manquait d'éducation et de !brilles : à ceux dont la noblesse et la dignité étaient comme un privilège de naissance, il donnait l'impression qu'il avait été créé exclusivement pour vivre sous une tente, où tout est égal, et sur un trône où tout est permis. Il ne savait, a dit l'un de ceux qui l'observèrent sans idolâtrie, ni entrer ni sortir d'une chambre, ni comment on se lève, s'asseoit, salue, à la manière des princes ou simplement des gens du monde. Napoléon III, malgré des côtés ingrats dans la démarche, gardait le double avantage d'un maintien toujours correct et d'une irréprochable courtoisie. Il n'avait point les gestes courts et cassants de celui qu'il voulut, sur tant de points, imiter. Il tenait au décorum, au respect exact des convenances. et le faisait savoir ; mais, les fautes commises contre une vaine étiquette, par erreur on par omission, ne trouvaient pas en lui un juge impitoyable, comme l'était en pareil cas, le premier empereur. Celui-ci servi, obéi, tel un dieu, se plaignait sans cesse, si nous en croyons Mme de Rémusat. Il voulait toujours que l'impression demeurante fût celle de l'inquiétude et de la crainte. L'assujettissement à sa personne, à ses ordres, était pénible ; si la récompense était large, le labeur était sans charme. Tonte différente apparaissait l'affabilité coutumière de Napoléon III. On ne le voyait pas affecter de ces airs durs et impérieux si faciles à la puissance. Une habituelle expression de douceur atténuait la froide matité de son visage. Sa voix ne démentait pas l'impression de bienveillance, qui se dégageait de sa physionomie. Pour chacun de ceux qui attendaient un signe de son attention il avait un agréable souvenir, un mot de circonstance, leur témoignant qu'il les connaissait et les appréciait d'autant. Par exemple, lorsqu'il s'était préparé à recevoir un nouvel académicien, duquel il n'avait rien lu, huit jours auparavant, c'était une de ses habiletés de le laisser sous la persuasion qu'il l'avait toujours suivi d'un intérêt particulier. C'était, surtout, à Compiègne ou à Biarritz, dans l'abandon qu'autorisaient les vacances automnales de la Cour et des souverains, qu'on apprenait à goûter sa simplicité familière. Il eut, pour ceux qu'il voulut obliger, des mouvements dont la délicatesse spontanée rendait les gens deux fois heureux. Plusieurs traits en furent rappelés avec un juste tribut d'éloges, dans le monde et dans l'armée[10].

S'il avait éloigné de ses actes et souvent de ses paroles cette lumière de l'esprit : la franchise, il l'avait à demi remplacée par cette émanation du cœur : la bonté. S'il recouvrait d'une dissimulation systématique ses intentions et sa pensée, il cachait beaucoup moins la satisfaction qu'il éprouvait à faire le bien, sans cesse et partout où il le pouvait[11]. Il était foncièrement humain et généreux. Des leçons vivantes l'y prédisposèrent, dès ses premiers ans. Sa grand mère Joséphine n'aurait rien gardé de ce qui était à elle, tant elle avait la main prompte à le répandre. Sa mère, sans être aussi donnante, ne savait presque jamais refuser le tout ou le détail de ce qu'on lui demandait. Et nul n'ignorait, à la Cour de hollande, combien Louis Bonaparte était bienfaisant, charitable. Tout enfant, Napoléon ln montra par des preuves touchantes avec quelle facilité il se dépouillait de son argent, de ses vêtements mêmes pour des familles déshéritées. Aux différents stages de sa vie, et quelles que fussent les variations de son sort, on lui connut la main libérale. Il ne résistait pas aux sollicitations, encore moins à la vue du malheur.

Il était surtout impressionnable aux souffrances, dont il était touché directement. De son cabinet, poussé par des courants belliqueux, il avait pu déclarer la guerre, plusieurs fois. Le spectacle d'un champ de bataille la lui rendait odieuse.

Selon la juste expression d'une femme, qui le connaissait bien, il avait la sensibilité dans l'œil. S'il était presque indifférent aux malheurs, qu'il ne voyait point palpiter devant lui, toute infortune, dont son regard était frappé, l'atteignait profondément. Un jour qu'elle lui rendait visite en sa prison de Ham, elle le trouva dans un état. de grande affliction. La cause de ce vif chagrin était la mort d'un homme attaché à son service, dont la disparition plongeait la famille dans une complète détresse :

Les malheureuses gens ! Je leur ai donné trois cents francs, mais la somme est-elle suffisante pour une telle pauvreté ?

Et comme elle lui demandait ce qu'il avait gardé pour lui-même :

Soixante francs. C'est assez. Je recevrai des fonds dans une quinzaine. Et, d'ici là... Le gouvernement me loge et me nourrit.

Sur ces mots, entra une jeune personne d'environ quatorze ans, la fille de celui qu'on pleurait. Elle venait remercier le prince, et c'était avec des sanglots dans la voix, des larmes plein les yeux. Il se laissa gagner à l'émotion de l'enfant. Des larmes montèrent de son cœur à ses yeux. Il n'y put tenir. Ouvrant le secrétaire, il en tira les dernières pièces d'argent ou d'or et les versa dans les mains de l'orpheline :

Il est heureux, remarqua, après le départ de la jeune fille, l'amicale visiteuse, qu'il soit resté dans ma bourse une centaine de francs, non nécessaires à mon voyage.

Elle les lui offrit. S'il ne les eût pas acceptés, il n'aurait eu ni sou ni double, deux semaines durant.

***

Mais les anecdotes sur les générosités de Louis-Napoléon et sur ses prodigalités de cassette poussées jusqu'à la profusion[12], quand il fut empereur, fourniraient aux développements d'un chapitre trop copieux.

L'ensemble des facultés intellectuelles répondait-il, chez Napoléon III, à ses qualités de courage simple, d'énergie calme, en maintes phases de sa vie, et de constante bonté ?

Tout d'abord, nous ne saurions affirmer que l'esprit, c'est-à-dire cette vivacité d'imagination, qui nous fait concevoir les choses avec feu et les traduire au dehors avec facilité, fût un de ses attributs distinctifs. Il écrivit abondamment. Il n'avait pas à son service verbal pareille aisance d'élocution ; c'était même le point faible, qu'il déguisait. sous une imperturbable placidité.

Il fut rapporté, qu'en son enfance, les mots heureux, où pointe la finesse, où s'annonce la raison, n'étaient pas rares à sa bouche ; qu'on aimait à les répéter et qu'on eut le regret, ensuite, de ne les avoir pas recueillis. Toutefois, les personnes de l'intimité d'Hortense, qui rapportèrent leurs impressions d'Arenenberg, n'ont, rien butiné de semblable dans le jardin de leurs souvenirs ; ni Mlle Cochelet, ni d'autres auditeurs de l'aimable Oui-oui ne nous révélèrent de ces traits saillants, de ces jaillissements d'intelligence, remarquables de précocité. Quelques spontanéités enfantines, comme il s'en produit, dans bien des familles et qui ravissent les oreilles de la parenté complaisante : il n'en dut être que cela. Encore serait-on embarrassé d'en citer des exemples.

L'esprit de répartie et le don de l'à-propos ne furent, en aucun temps, le fait de Napoléon III[13]. Des sentences dynastiques exprimées en manière d'axiomes, des formules de gouvernement nettes et brèves[14], sinon faites pour résister à l'expérience : ce fut, à peu près, tout son bagage de belles paroles lapidaires passées à la postérité. Il n'eut pas même, sous la main, pour suppléer aux absences, de ces faiseurs de mots historiques, comme il en était sous l'ancien régime, des Rougemont, des Montrond et divers, qui travaillaient à façon pour donner de l'esprit à nos rois. On le sait, en effet : il n'est pas un de nos porte-couronne. qui n'ait, en quelque circonstance mémorable, prononcé sa phrase héroïque, généreuse, éloquente, spirituelle, fût-ce un Louis XIII, un Louis XV ou un Louis XVI, lesquels ne savaient ni parler ni répondre[15]. Leurs dits reluisent d'un immortel éclat : le revers de la médaille c'est que les plus lins de leurs sujets les avaient pensés pour eux. Si Napoléon III utilisa largement dans ses œuvres écrites bien des collaborations discrètes, il se passa, quant aux mots à dire, du concours de ces spécialistes, spirituels souffleurs de princes. Il se contentait de sa nature d'esprit, trop flegmatique et trop concentrée pour se détailler en monnaie brillante. La raison de cet homme, tout de froideur et de réserve, n'avait pas le privilège de jaillir, à l'extérieur, par étincelles.

Sur ce point-là, comme sur beaucoup d'autres, il était resté fort en arrière de son glorieux modèle, quant aux qualités d'éclat et de prime saut.

Bonaparte étonnait en toutes choses par la parole ou dans l'action. Son langage animé, brillant, aussitôt lui permettait de sortir des formes impératives pour accéder aux expansions plus familières de l'entretien. Dès qu'il se sentait, vraiment compris, dès qu'une attention intelligente, soutenue, de hi part de ses auditeurs, le poussait à développer sa pensée sur le sujet dont elle s'était emparée, a l'improviste, il pouvait la transporter en des régions fort, élevées et s'y maintenir longuement. Il partait d'un élan soudain et s'étendait avec complaisance sur l'idée qu'il voulait défendre. S'il n'emportait pas la conviction de ceux qui lui faisaient, un cercle admirateur et muet, il leur imposait' presque toujours, une impression forte et vive. On l'écoulait avec intérêt, curiosité, plaisir.

Napoléon III, lui, songeait.

Sa mère, dans les entretiens remarquables où elle s'était appliquée à façonner son caractère, l'avait tenu en garde contre l'effusion de paroles trop abondantes, qui était un des défauts de Napoléon Ier. Comme il aimait trop à discuter. lui rappelait-elle, on lui faisait dire tous ses secrets. Un prince doit savoir se taire ou parler pour ne rien dire. Il s'était imprégné de ce sage conseil, au point de tomber dans l'excès opposé : la pénurie des mots nécessaires.

§

Si bien averti qu'il s'efforçât de l'être par le secours des informations préalables, il était exposé à des surprises, en face des gens de talent, qu'il n'avait pas eu l'occasion de suivre ou d'interroger. Peu de temps avant que se décidât la campagne d'Italie, il avait accordé, suivant l'usage, une audience pour la présentation d'un nouvel académicien : Victor de Laprade. Le secrétaire perpétuel Villemain devait lui amener l'heureux poète, encadré de ses deux parrains, Flourens, directeur, et Legouvé, chancelier de la compagnie. Cette audience avait été fixée à onze heures du matin. Les quatre habits verts étaient partis ensemble dans le grand carrosse académique. Ils arrivèrent, comme il convenait, un peu d'avance. L'officier de service les pria d'attendre. Sa Majesté ne tarderait pas à les recevoir. Plus d'une heure se passa. Villemain, qui avait la haine de l'Empire, Villemain, qui, derrière sa porte, n'avait pas de traits assez aigus contre le nouveau César et la nouvelle Cour, allait, par le salon, à grands pas précipités. L'empereur n'arrivait toujours point. Supporterait-on davantage cette impolitesse gratuite envers l'un des grands corps de l'État ? II voulait, à toute force, qu'on se retirât. Le conciliant Legouvé et l'astucieux Flourens, qui avait une requête à placer en même temps qu'un compliment à débiter, avaient beaucoup de peine à le ramener au calme. Enfin, les portes s'ouvrirent et Napoléon apparut, avec son sourire vague et distrait. Il paraissait un peu gêné. Evidemment sa pensée n'était pas là. Il ne trouva rien à dire en abordant ces gens d'esprit. Les révérences des quatre visiteurs ne suffisaient pas à combler le vide silencieux, qui se prolongeait. Flourens le rompit, en ces termes : J'ai l'honneur de présenter à Votre Majesté notre nouveau confrère. Et il le nomma : M. de Laprade ? L'empereur paraissait chercher. Sans doute, il ne savait rien de précis des Poèmes Évangéliques. Il ajouta : Ah ! très bien. Puis, se tournant vers le poète, de son air le plus gracieux, lui demanda : Quand prononcez-vous votre discours, Monsieur ? Or, Laprade l'avait en main, sa harangue académique, et il venait justement afin de lui en remettre l'hommage. Fort troublé, il ne répondait rien. Ses illustres compagnons, comme lui, baissaient la tête. Alors, Villemain, de s'incliner et de glisser doucereusement, avec une intention d'ironie sensible sons le respect de la formule : Votre Majesté me permettra-t-elle de lui faire observer que M. de Laprade a été reçu, il y a huit jours, et que c'est précisément son discours que nous apportons à Votre Majesté ?Ah ! très bien, continua l'empereur, je le lirai. Pour dire un dernier mot : — Y a-t-il une autre vacance ? demanda-t-il. — Celle de M. Brifaut, Sire. — M. Brifaut, c'était un homme de talent, n'est-ce pas ?[16]Nous avons tous du talent, Sire, répliqua ce terrible Villemain. La conversation ne dura guère. Flourens se hâta d'insinuer son compliment et sa requête, entendus sans être écoutés ; et l'empereur se hâta de congédier les visiteurs en remplaçant les paroles, qu'il n'avait pas été en sa disposition de dire. par un salut plein de bienveillance et de bonne grâce. Certainement, il n'avait été avec eux qu'en présence de corps effective, mais non d'esprit. Distraction bien légitime en la circonstance, si l'on pensait qu'il sortait d'un long entretien avec Cavour, — la grave conférence d'où sortit la guerre contre l'Autriche. Villemain pouvait, à son aise, persifler. Legouvé, dont l'âme était plus indulgente, trouva, quand il eut connaissance des faits, que Napoléon avait eu le droit d'être inexact et distrait, fût-ce avec des académiciens.

Sans doute il mettait du bon vouloir à ne pas gêner la parole de ses interlocuteurs. Il avait le silence peu expressif et, néanmoins, encourageant. Il répondait, à l'occasion, s'exprimait bien et, quelquefois, avec un abandon vrai ou simulé ; mais, comme en faisait la remarque, au sortir d'une entrevue, l'ambassadeur d'Autriche Hübner, il n'entrait jamais dans les arguments qu'on lui présentait. Il ne possédait pas l'art de discuter et ne s'y pliait point, de sorte qu'il fallait renoncer à le tirer d'une opinion toute faite. Et comme il était, au moins, difficile de lire sur le masque impénétrable, qu'il s'était façonné, l'impression qu'on avait pu produire. on se retirait de la conversation avec l'idée qu'on n'avait pas été compris ou qu'il n'avait pas voulu vous comprendre.

Lorsqu'il prêtait l'oreille pendant une audience, l'air d'intérêt de sa physionomie permettait de supposer qu'il accordait autant d'attention à la chose que de bienveillance à la personne. Le maréchal Bugeaud aimait à rappeler sur ce sujet un trait qui lui fut propre. Deux souverains, dans sa vie, l'avaient fait demander pour l'interroger sur les affaires de l'Algérie. Avec le monarque constitutionnel, avec Louis-Philippe, l'entrevue — je ne dis pas l'entretien — fut de longue durée. Le roi questionnait et répondait, tour à tour ; il parlait seul, ce qui ne l'empêcha point de dire, en manière de conclusion : Je vous remercie de tout ce que vous m'avez appris de notre grande colonie africaine. Avec l'empereur ce fut Bugeaud. qui eut à s'expliquer. Il le fit très en détail. L'ancien gouverneur s'était laissé emporter par son sujet. Ce fut lui, cette fois, qui s'arrêta, la gorge sèche. Napoléon l'avait écouté jusqu'au bout, sans l'interrompre. Était-ce, de sa part, effort de patience ou d'attention soutenue ? On n'en était jamais sin', avec cet homme énigmatique. qui laissait causer les gens et n'en faisait toujours qu'à sa tête. Il en était resté aux attitudes d'exaltation concentrée, qui était le fond de sa nature morale, et dont il sut habilement se servir, sinon comme souverain. du moins comme prétendant à le devenir. Il lui était plus agréable d'écrire que de causer si ce n'était point avec des femmes ou a propos des attraits Féminins, auxquels nous avons assez vu qu'il était fort sensible. Car, c'était une de ses originalités. Très renfermé sur des questions, qui auraient comporté l'examen, à plusieurs, il ne devenait expansif que sur des sujets qui eussent, au contraire, réclamé le secret et la réserve. En cela encore, il s'était mis à l'école de son oncle qui, pour une aventure de galanterie brusquée, comme il en eut quelques-unes à travers ses courses conquérantes, s'en faisait un point d'amour-propre et en livrait la confidence avec satisfaction.

Ainsi que nous avons eu lieu de le constater, maintes fois, Napoléon III aima, comme un auteur de métier, à faire gémir la presse. Cette application de son esprit à des fragments de toute sorte ou à des travaux de haute culture élaborés en grande partie, pendant les années de propagande bonapartiste, hors de France, ou de solitude contrainte entre les murs du château-fort de Ham, lui permit d'échafauder un nombre respectable de volumes, sinon d'œuvres méritant de survivre aux raisons, qui les firent écrire. Sans trop de rigueur on pourrait avancer qu'il eut la plume un peu lourde pour traduire ses postulations et ses rêves, et l'encre un peu trouble pour éclaircir les lignes de sa politique.

A part ses considérations militaires ou économiques, les inspirations du cœur, de la raison émue, de la conscience humaine et nationale, du patriotisme, de tous les sentiments en général, propres à mettre en mouvement les ressorts de l'âme ou les procédés de la rhétorique, revenaient, fréquentes, dans ses livres et ses discours. Il s'en était formé une habitude oratoire, creuse à dessein, et d'un utile secours aux chefs de parti. Suivant de près les conseils de sa mère sur la meilleure façon de tirer profit du vague des images et de l'enluminure des métaphores, de l'éclat et de la sonorité des grands mots, il dépensa un réel savoir-faire pour envelopper d'une obscurité calculée les vues d'une adroite politique, pour se créer un langage miroitant, où chacun fût à même de découvrir l'aspect ou la couleur qui lui plaisait d'y voir. C'était l'art des princes[17], qu'elle lui avait enseigné ; il s'en servit habilement, dans ses Idées napoléoniennes, dans ses proclamations à la foule et ses appels de ralliement à tous les partis. Mais avec le meilleur souci de justice on ne saurait dire qu'il eût jamais révélé ces qualités supérieures du style, le fruit d'une longue étude, qui prêtent aux choses un agrément, un lustre, qu'elles ne sauraient tirer d'elles-mêmes et communiquent à tout la force, la vie, la durée. Il y visait, rependant, sinon comme orateur, du moins comme historien. Il eut, de ce côté-là, des appétits de gloire. Animé du souvenir et de l'exemple de son oncle, soucieux de le suivre, aussi, sur les chemins de l'Institut, il pensait en justifier par des mérites acquis tout autrement que comme souverain et protecteur des Arts.

Pendant un moment de son règne, on s'aperçut qu'il ne montait plus à cheval, qu'il négligeait les exercices salubres à sa santé, qu'il oubliait les affaires et laissait flotter les rênes de son autorité. Napoléon n'était plus qu'à son histoire de César. Lorsque le bureau de l'Académie vint lui annoncer la réception d'Octave Feuillet, très en grâce à la cour des Tuileries, Napoléon avait dit aux délégués de la noble compagnie : Je travaille à me rendre digne de vous. Il songea sérieusement à faire acte de candidat. C'était pour s'asseoir au fauteuil du duc Pasquier. Il se voyait élu sans opposition d'aucune voix, solennellement reçu, et lisant, dans la docte enceinte, un discours, où il aurait eu l'intention de passer en revue les neuf gouvernements servis par le chancelier-duc. Mais il avait, pendant trop de nuits, sans doute, consulté son chevet, et l'occasion passa.

***

L'intelligence de Napoléon III, qu'on la cherchât dans ses paroles ou dans ses œuvres, n'était de premier ordre ni par l'élévation ni par l'étendue. Non plus ne jouissait-elle de la souplesse et de la diversité ; car, l'obstination, qui était le fond de sa nature, en restreignait les élans et la portée.

Celui qui est apte à la compréhension large des sentiments humains ne procède pas, dans ses actes ou dans ses jugements. d'une raison fixe, arrêtée, solitaire. Il accueille des contraires, il discute sa pensée, et par là même a des hésitations logiques inconnues des cerveaux tenaces.

L'homme entreprenant, qui se mure dans une idée unique et se refuse à en jamais sortir, n'a pas le souci des supériorités idéales. Il ne considère toutes choses que dans un prisme. Il ne voit que d'après ses yeux. Il ne s'enivre que de son vin. Cependant il peut y puiser un ressort extraordinaire pour aller jusqu'au but de sa convoitise. C'est le jeu de l'avenir. Tout dépendra de l'orientation des circonstances, qui le mèneront vers le succès ou à la débâcle de ses ambitions. Que le temps et les événements prêtent à son effort, comme il en fut pour Napoléon III, une aide miraculeuse[18], et l'opinion des autres l'applaudira d'y avoir obstinément et exclusivement persévéré. Que le contraire se produise dans l'évolution des faits : on dira de lui, comme on l'eût dit du neveu de l'oncle. sans le secours étonnant des révolutions, que son entêtement chimérique le condamnait. d'avance, à ne point réussir.

Louis-Napoléon aurait pu ne pas franchir le cercle étroit de l'aventure. La fortune capricieuse travailla pour lui. Il fut remarqué, dès qu'il parut, avant qu'on eût eu la faculté de savoir s'il était remarquable. Et l'enchainement des hasards propices, cultivés avec adresse, fut tel en sa faveur que la suite en forma l'une des destinées historiques les plus déconcertantes qui parurent dans le monde.

 

Admiration sincère, calcul adroit, habitude ou manie, il voulut non seulement refaire l'œuvre interrompue de son oncle, mais l'imiter en toute chose, sur chaque point exemplaire ou douteux. Lui ressembler du moins loin qu'il lui serait possible, recommencer dans un rayon moins large les gestes de sa vie : il apporta à ce pastichage méthodique sa constante application. Il n'avait de commun, au physique, avec l'empereur que la petitesse de sa taille, et des mouvements appris, des attitudes copiées, avec plus de calme clans la tenue et de bienveillance apparente. Mais il ambitionna de doubler son effigie politique et morale. a chacune de ses démonstrations d'importance on le devinait les yeux fixés sur le modèle.

Malgré que sa générosité naturelle repoussât les visions de la guerre et qu'il fût très humainement sensible à l'impression du sang versé, il aspirait à la réputation militaire. Il avait fait ses classes assidûment à l'école des grands stratèges, entrepris de longs travaux sur le perfectionnement des armes à feu, sur le passé et l'avenir de l'artillerie, acquis une science de doctrine indéniable, entrevu même des découvertes et des améliorations dans cette arme spéciale, l'élément prédominant des batailles modernes. Aux Tuileries, son bureau était continuellement couvert de livres militaires de toute sorte. Son œuvre globale est émaillée de nombreuses considérations sur les mouvements de troupes et les dispositions essentielles de la tactique pour marcher, combattre et se garder. De larges desseins réalisables par la supériorité des moyens armés hantèrent son imagination, qu'il entreprit, à plusieurs reprises de convertir en des faits éclatants. Il faut de la variété dans la gloire. Étant empereur des Français, et quoique tenant de Louis son père une sincère aversion contre les inutiles carnages, il devait faire la guerre, entre temps, par destination. Sans cause formelle d'inimitié, sans aucun intérêt propre à défendre, successivement il attaqua la Russie et l'Autriche et. par les victoires de ses généraux, leur imposa sa loi pour des résultats- diversement contestables. Ces victoires, il eût souhaité fortement qu'elles fussent le prix de son action personnelle, soit qu'il les eût affirmées sur le terrain des combats, soit qu'il les eût mises en valeur par une direction éloignée, mais sûre et savante, des opérations militaires. Pendant la campagne de Crimée, Pélissier, le seul grand général après Bugeaud qu'on eût vu depuis l'Empire, eut à lutter, pied à pied, contre l'intervention directe de Napoléon III, qui, de son cabinet des Tuileries, expédiait des ordres et des contre-ordres, paralysait l'unité du commandement, s'irritait cependant, qu'un cher. i bon droit convaincu de la supériorité de son propre coup ne lui préférait pas les idées et les plans qu'il lui faisait tenir à l'extrémité d'un fil télégraphique : et, enfin, ne réussissait qu'à augmenter le désordre et les difficultés[19].

Véritablement Napoléon III n'inspira jamais une confiance bien sérieuse en ses aptitudes de chef d'armée. Tandis que les troupes franco-anglaises, en 1855, poursuivaient les opérations de l'interminable siège de Sébastopol et payaient de tant de sacrifices chaque pas qui les rapprochait de leur but, Napoléon avait manifesté un désir très positif de se rendre en Crimée. Volontiers s'imaginait-il qu'il lui aurait suffi de concentrer entre ses mains l'unité du commandement, pour en finir d'un coup. Chacun s'efforçait de l'en dissuader, sous différents prétextes et pour des motifs spécieux, qui tenaient lieu de la vraie raison. Le gouvernement britannique, qu'il avait fait pressentir sur ce point, n'était pas disposé davantage à l'affermir dans son dessein. L'ambassadeur de France à Londres. Persigny ne s'était pas gêné de dire nettement au ministre anglais Malmesbury, lors de la visite de ses souverains à la reine Victoria :

Il faut, à tout prix, empêcher l'empereur d'aller en Crimée : il le faut, dût-on faire la paix pour cela ; car, s'il y va, l'armée est perdue : et il y aura une révolution.

Pendant la campagne d'Italie, son état-major le-voyait continuellement penché sur ses cartes, ne les quittant que pour donner des ordres, envoyer des aides de camp à la recherche de ses généraux et s'y replongeant, de nouveau, le pli soucieux au front. À sa voix, sans cesse, des officiers sautaient en selle, galopaient dans toutes les directions, disparaissaient dans la poussière. Cependant, des doutes subsistaient, autour de lui, malgré cet appareil d'études et de mouvement. Il savait concevoir un plan, à distance ; il était inhabile et indécis, sur le champ de bataille. On n'en eut que trop visiblement l'impression, clans le grand désarroi de Magenta, lorsqu'il se montra si étonné de l'attaque des troupes autrichiennes, si incertain, en même temps, de la direction des siennes et si anxieux de la réponse : et que, plusieurs fois, dans la journée, à dix lieues de l'ennemi, il demandait : Où est Canrobert ? Que fait Mac-Mahon ? Où se bat-on ?[20]

On sait enfin dans quelles conditions humiliantes pour lui-même, malgré son réel courage, il dut résigner le commandement suprême, pendant la malheureuse campagne de 1870.

§

Ses panégyristes furent plus à l'aise pour vanter ses qualités d'organisation intérieure. Il avait repris, à fond, le mécanisme centralisé et rems en usage les règlements de la première constitution impériale étendus à des besoins nouveaux. Dans ses déclarations successives, avant et après son avènement, Louis-Napoléon dénonça qu'il aspirait à gouverner la nation française avec un idéal démocratique. Cependant, il commença par fonder son appui sur les conservateurs, qui étaient les adversaires désignés de sa politique et par livrer aux rigueurs d'une autorité césarienne les républicains, qui auraient dit être ses alliés, pour peu que les termes de son programme eussent eu une signification concordante, et qui restèrent, jusqu'au bout ses ennemis acharnés. Le système napoléonien, tel qu'il le formula, composait un étrange produit de la chimie politique. Les idées et les mots les moins accoutumés à s'accorder ensemble : Napoléon et la liberté, l'empire et la démocratie, la Révolution et la dictature, le césarisme et la souveraineté populaire, s'y confondaient dans un violent amalgame de principes antithétiques. Un empire qui se déclare héréditaire, dont le chef, aussitôt, s'est entouré d'une noblesse également héréditaire, qui multipliera à foison les insignes — croix, médailles, cordons — de la servitude officielle, qui s'attribuera, à titre de liste civile pour en user sans contrôle une trentaine de millions annuels, et qui, par des lois d'exclusion. interdira à la presse d'être autre chose qu'un écho discret, étouffé, du pouvoir : un tel empire ne pouvait être que l'opposé d'un gouvernement démocratique. Le plébiscite arriva très à propos pour sauvegarder l'illusion populaire et bourgeoise. Et le reste s'arrangea tant bien que mal dans les esprits devenus bien accommodants en matière de logique gouvernementale, depuis que les affaires reprenaient leur cours tranquille et régulier.

Il ne fallait pas analyser, aux froides clartés de la raison, la valeur des ternies, qui se heurtaient dans le cliquetis sonore de ses discours lus ou écrits. Il avait trouvé et, d'une manière habile exploité, une formule autoritaire commodément assise sur les bases de la Révolution. Elle était vague à souhait pour l'intelligence du peuple, très significative pour les intérêts de celui qui l'appliquait à son profit et capable de créer à l'empire par des airs de grandeur et de solidité une assiette imposante. Aussi la seconde expérience napoléonienne donna-t-elle, à ses débuts, l'impression d'un pouvoir homogène et fort. L'esprit de parti ne pouvait fermer les yeux à l'évidence. Les premières années du règne de Napoléon III s'ouvrirent, après quelques difficultés tôt aplanies, comme l'aurore d'une prospérité sans exemple dans le développement des richesses nationales. Le malheur l'ut qu'avec son incorrigible esprit d'avent tire, sans mesurer à la tâche l'infériorité relative de ses ressources, ni faire état des derniers enseignements de l'histoire, il voulut reprendre, à son compte, l'entreprise manquée d'un homme de génie, exercer an dehors un rôle de dominateur, qu'il était impropre à fournir : et que, par son aveuglement, il conduisit ces commencements pleins de promesses à des désastres irréparables. Il fut la dupe et la victime de toutes les contradictions amassées sous son règne.

***

Les connaissances, qu'il avait emmagasinées dans son cerveau, n'étaient pas aussi approfondies qu'étendues. Une méthode rationnelle n'en avait point dirigé les acquisitions successives. Il y laissa subsister de fâcheuses lacunes. Sa politique extérieure en fut, particulièrement éprouvée.

Il parlait et écrivait plusieurs langues[21]. Selon le mot du comte de Monts, c'était un linguiste né. Cependant, des faits d'études courantes, des notions de géographie simple échappaient à sa mémoire, dans les moments où ces connaissances sommaires lui auraient été le plus profitables. En lorsque l'empereur annonçait au Conseil qu'on allait opérer dans la Baltique, Persigny lui demanda si l'on attaquerait Cronstadt. Oh ! non, répondit Napoléon, d'un ton ferme et connaisseur, il faudrait, pour cela, cent mille hommes, cavalerie comprise. — Mais Cronstadt est une île. — Pas du tout. On dut exposer une carte, sous ses yeux.

A travers ses rêveries de principes sur la synthèse des nationalités, il avait omis de s'enquêter à fond et en détail sur le caractère, l'esprit, les ressources ou sur les dispositions, pour ou contre son gouvernement, de ces nations sœurs ou rivales. Sa méconnaissance des choses de l'étranger était incroyable, bien qu'il eût passé hors de France une grande partie de sa vie. Aussi dut-on s'en apercevoir au choix malheureux de ses représentants, quand il envoyait Persigny à Londres, le duc de Gramont à Vienne et Benedetti à Berlin.

Pour la garantie des Etats du Saint-Père, il embarrassa son action, au dedans et à l'extérieur, de mille entraves. Il avouait lui-même qu'il ne savait quelle attitude prendre pour concilier, dans cette interminable affaire, les intérêts de la France et de l'Italie, la raison et le droit. Il le disait encore, en 1862, au roi de Prusse un visite. C'est une question insoluble ; mon clergé y est très sensible, et je ne puis rien faire. Quelle récompense, au moins, en avait-il recueillie ? Ce pape, qu'il défendait et protégeait, passait une bonne partie du temps à se plaindre de l'insuffisance de la protection. Il suscitait des difficultés, chaque jour renaissantes, au gouvernement des Tuileries ; et, de surcroît, sous l'étendard impérial, qui flottait au Vatican, le doux pontife donnait asile aux pires ennemis de l'empire, d'excellents catholiques, sans doute, mais des royalistes irréductibles.

Les peuples affranchis, a dit Bismarck, n'ont pas de reconnaissance, ils n'ont que des prétentions. On sait quels graves mécomptes lui valurent, par-delà les Alpes, les élans et les retours de sa politique italienne. Successivement la question des duchés, la guerre de la Prusse et de l'Autriche, le coup de foudre de Sadowa, le trouvèrent au dépourvu. Il s'était formé cette conviction que les lois mêmes de son hérédité exigeaient qu'il fût puissant et victorieux, que le principe de son pouvoir résidait dans la prédominance des armes. Or, non seulement les facultés supérieures, indispensables pour remplir un rôle aussi ardu[22], lui manquèrent, mais il laissa échapper les meilleures occasions de se procurer les appuis nécessaires, les alliances dont il avait le plus grand besoin en Europe, pour suppléer à l'insuffisance de ses moyens contre des adversaires redoutables.

En 1867, Gortschakoff arrivait de Saint-Pétersbourg, avec une chancellerie tonte prête et munie de tous les pouvoirs nécessaires pour négocier, sous le manteau. Il se rendait à Paris, animé de l'intention manifeste d'y conclure des affaires.

A peine avait-il passé la frontière d'Erquelines qu'il prenait à part le général Lebœuf, détaché par Napoléon au-devant du tzar. Lui coulant à l'oreille une sorte d'invitation préalable, sous l'air d'un regret exprimé : Pourquoi l'empereur se lança-t-il dans l'affaire polonaise ? Notre alliance n'aurait pas été rompue et vous auriez aussi la frontière du Rhin. Puis, il s'empressait de faire entendre que la conversation manquée pourrait être reprise, que les rapports amicaux ne demandaient qu'à se fortifier entre les deux puissances, qu'il n'y faudrait qu'un peu de bon vouloir, de la part du Gouvernement français, à faciliter la politique russe en Orient, et qu'une causerie confidentielle avec Napoléon en préparerait utilement les résultats. L'empereur, aussitôt prévenu, s'était mis à la disposition de Gortschakoff, courtois, mais irrésolu, et répondant à des offres voilées par des propos de bienvenue, sans signification aucune. Le ministre russe avait pourtant bien amorcé l'exorde de son discours : Ce voyage, Sire, sera un événement. Il continuait. Son interlocuteur n'oubliait qu'une chose : c'était de fournir au colloque sa part d'idées précises. Il n'encourageait point les avances. L'entretien tomba à plat. Le tzar voulut le relever, une autre fois. Trop clairement on lui démontra qu'il y perdrait le fruit de ses bonnes dispositions. On se dérobait, comme de parti-pris, aux questions sérieuses. L'exposition, les spectacles, les plaisirs parisiens, les parties de chasse projetées à Fontainebleau ou à Compiègne : on ne sortait pas de là. Pas un mot dans les paroles échangées, qui fit lever le germe d'une alliance future. Le soir de son premier dîner, aux Tuileries, Alexandre avait prévenu qu'il arriverait, un peu d'avance, pour se trouver seul, ne fût-ce qu'un instant, avec l'empereur. Introduit dans le cabinet de Napoléon, il allait de sa voix grave, entamer un sujet qui lui tenait à cœur, lorsque entra l'impératrice froufroutante, papillonnante, quêtant le madrigal, et l'esprit fort loin de la politique extérieure. La conversation dévia. Le tzar n'eut plus la moindre envie de s'épancher de nouveau.

On aurait pu s'apercevoir, depuis lors, que quelque chose manquait, dans Paris en fête, au bonheur du tzar. Il garda, jusqu'à la fin de son séjour en la capitale française, une physionomie sombre, une attitude de politesse froide, qui n'étaient pas d'un bon présage pour ses intentions futures.

Napoléon III avait commis, coup sur coup, de lourdes maladresses : une première fois, parce qu'il craignait de mécontenter l'Angleterre ; une autre fois, parce qu'il ne voulait pas gêner la Prusse : en troisième lieu parce qu'il affectait. pour remplir avec plus d'indépendance ses devoirs d'hospitalité. de tenir la politique à l'écart de ses réceptions souveraines. Le résultat en fut déplorable. On peut assurer que, dès l'instant de son départ. Alexandre II avait pris la résolution de laisser le champ libre à l'Allemagne, dans les desseins hostiles qu'elle nourrissait contre la France, malgré qu'il y fût politiquement contraire.

Bismarck aussi aurait eu l'intention de parler. Tandis que Guillaume se reposait sur son habile ministre du soin de vaquer aux affaires opportunes, s'il s'en présentait, et feignait, pour son compte, d'éviter les entrevues, le rival de Gortschakoff avait voulu tâter le terrain et voir s'il y serait plus heureux qu'à Biarritz. Il se serait expliqué, à sa manière, sur l'affaire du Luxembourg : il aurait fait entendre que le lot des compensations n'était pas épuisé. Mais il dut se rendre compte que, dans cette Cour inconsidérée, il n'y avait point de minutes libres pour une conversation ferme et suivie. Il n'apercevait qu'entre deux portes le ministre des affaires étrangères. Moustier ; du côté de Rouher, il n'avait pu qu'émettre des mots en l'air, des allusions inécoutées, sans contact d'idées franches. À peine eut-il le temps et l'occasion de confier à Persigny, parce que celui-ci se trouvait là, comme par hasard, des impressions rapides sur l'état des opinions et des esprits, des deux côtés du Rhin ; de dire en quelle faible estime il tenait les qualités de Benedetti ; de rappeler avec une ironie, dont on ne comprit pas assez le sens, qu'en vérité, l'empereur avait eu grand tort d'éluder, à Biarritz, des offres qui se présentaient, lorsqu'il était encore temps de les accueillir ; de jeter des réflexions très franches sur l'inertie de la politique française, en 1866[23] ; et de faire entendre qu'il craignait bien que la diplomatie ne sût plus où se prendre, dans le conflit menaçant de s'élever entre la Prusse et la France.

Cependant Napoléon III, plein de tranquillité, résumait en ces mots toutes les observations qu'il avait pu faire des sentiments, du caractère et des dispositions de ses visiteurs prussiens : Guillaume est un homme fort convenable. M. de Bismarck ne nous déteste pas et M. de Moltke est un officier très distingué. Pendant des séries de jours, à Paris, à Biarritz, il avait eu Bismarck pour voisin et interlocuteur ; pendant des semaines il côtoya, sans le deviner, ce Richelieu de la Prusse, cet homme d'État dont tous les desseins et tous les actes ne visaient qu'à un seul objet, à un seul but ; qui, loin d'éviter ou de paraître éviter les occasions de conflit, les rechercha d'un parti-pris cruel ; cet homme de violence et de perfidie prêt à se quereller avec tous, successivement, pour assurer par une victoire définitive, dont il avait prévu les conséquences et le terme, l'unique grandeur de son pays[24].

§

Depuis que je suis roi, disait Louis-Philippe, j'ai beaucoup appris. Napoléon III avait pu s'instruire, à l'école du pouvoir, de bien des détails d'humanité, qu'il ignorait ; mais en lui-même, du commencement à la fin, rien ne s'était modifié qui se fût assoupli aux variations des circonstances et des événements.

Dans ses tentatives pour élever, par son mérite propre, la France à un degré de puissance supérieure, il n'avait oublié que de prévoir les effets en retour de leur exécution. Il raisonnait magnifiquement avec des moyens d'action débiles. La politique étrangère fut son grand écueil. Sa théorie des nationalités si justifiable en principe et dont l'Europe actuelle, nous le répétons, est obligée de constater le triomphe graduel, incessant, inévitable, sous l'attraction naturelle des races et la poussée persévérante des peuples ; cette belle théorie allait, toujours, à l'aveugle, s'obstinant contre les intérêts immédiats de son trône et de la nation française. Il n'avait pas eu la patience de laisser faire au temps et encore moins l'élémentaire précaution d'inscrire dans ses calculs les ambitions des puissances rivales.

Plus préoccupé de sa gloire personnelle et des chances d'accomplissement de ses songes humanitaires que des exigences positives du moment, il persistait à poursuivre des visées superbes mais lointaines, pendant que ses voisins armaient.

Chez Napoléon III, comme chez le demi-dieu qu'il s'essayait à répéter, l'imagination l'avait toujours emporté sur le caractère. Lui aussi tenait à surprendre, à frapper le monde en de moindres proportions, sans doute, mais encore à l'étonner ; et sa compagne — elle-même une imaginative — ne faisait rien pour l'en détourner, au contraire[25]. L'envie de réaliser ce que personne n'attendait de lui, c'était son plus constant appétit ; et, à force de s'y opiniâtrer, il l'avait tourné presque en système. Toute conception d'espèce rare et fantasque lui semblait régulière, naturelle ou fatale. On n'était qu'en 1855. Des personnages d'État, qui l'approchaient fréquemment, en avaient déjà la notion inquiète. L'expérimentation des années postérieures ne travailla pas à diminuer ces craintes, malgré l'incontestable tranquillité dont s'enrichissait la France, aux beaux temps de son règne.

Confondant trop volontiers avec la routine, qu'il méprisait et abhorrait, les simples notions de la sagesse et de la prévoyance, il préférait, comme l'a très bien exprimé l'un de ses historiens, côtoyer l'abîme plutôt que de cheminer dans l'ornière ou simplement de s'engager sur la pleine route et il le côtoya si bien, en effet, qu'il finit par y tomber en y précipitant le pays[26]. Il avait voulu de grandes choses. au dedans et au dehors. Il en eut le sens et V atteignit, sur plusieurs points. Sciemment. il ne manqua aucune occasion de contribuer par un sincère effort à l'extension de l'influence française. Chaque fois qu'il le put faire, il en remplit le devoir. Son désir fut toujours prêt à soutenir les nobles causes, pourvu qu'elles lui parussent, surtout, éclatantes. Cela soit dit pour le décharger, en partie, de bien des fautes, de bien des erreurs grossies par la vindicte populaire, exagérées évidemment par des sentiments ennemis, mais dont les conséquences, pourtant, furent si funestes et si prolongées que la France et l'Europe ne sont pas encore remises de leur ébranlement. Homme de jugement et de résolution, il prouva qu'il sut l'être, tout d'abord afin de parvenir où il s'éleva, sauf à perdre l'équilibre sur ces hauteurs par manque de clairvoyance et de souplesse. En réalité Napoléon ne s'était astreint continûment qu'à suivre ses inspirations isolées, ce qui devint tout à fait regrettable, quand elles le conduisirent à faux. L'aptitude aux profondes combinaisons, l'habileté à les mettre en œuvre — non plus comme un conspirateur ou à titre de prétendant, niais comme un véritable chef d'État, — les vertus et les qualités nécessaires à l'homme, qui gouverne, lui furent presque totalement étrangères[27]. De ses nuageuses rêveries longtemps caressées, en la phase de sa jeunesse, pendant' la réclusion de Ham, durant les années vécues sur le sol étranger, s'étaient dégagées des conceptions imaginaires, qu'il eut le tort immense de transplanter dans les zones précises, où se traitent les affaires de gouvernement. Nous ne pouvons que le répéter en finissant : toute la vie de Napoléon III fut un grand rêve.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Je disais que l'empereur est un peu moqueur et même taquin. Il nous en donna un petit échantillon, l'autre soir, à diner. L'impératrice causait avec un Espagnol et parlait d'arbres plantés lors de sa naissance. Ils doivent être grands, maintenant, dit-elle. Certainement, interrompit l'empereur, ils ont trente-six ans. — Insolent ! répartit en riant l'impératrice, qui n'a pas cet âge, à beaucoup près. (Barthez, Lettres, 8 sept. 1856.) La différence n'était pas si grande, à vrai dire : ils en avaient trente-six, elle en avait trente.

[2] Il y a des moments, dans la politique extérieure, qui ne reviennent pas. (Bismarck).

[3] Quand je le retrouvai en 1848, a raconté Mme Cornu, je lui demandai ce qu'il avait aux yeux : Rien, me dit-il. Un jour ou deux plus tard, je le revis. Ses yeux semblaient encore plus singuliers. A la fin, je m'aperçus qu'il s'était habitué à tenir ses paupières baissées, mi-closes, et à mettre dans ses regards une expression de vide et de rêve.

[4] Sans gêne, il se plaisait rappeler que, dès son enfance, l'un de ses parents avait prédit qu'il gouvernerait le monde, parce qu'il savait très bien mentir. M. de Metternich, disait-il du chancelier d'Autriche, est tout près d'être un homme d'État, il ment très bien. (F. Loliée, Vie d'une Impératrice, p. 410.)

[5] Elle s'était constitué toute une théorie sur l'emploi judicieux du mensonge. La reine (Marie-Amélie) à laquelle j'avais dit, en lui racontant tous les détours que j'avais employés pour sauver mon fils, que je détestais le mensonge et que c'était pourquoi je venais d'exceller à tromper. (Frag. de Mém. inéd., p. 209.) J'expliquais ainsi ma pensée. Quand c'est une affaire que de mentir, rien ne nous échappe ; c'est une occupation de tous les instants. Au lieu que les menteurs d'habitude trompent, à tort et travers, et méprisent jusqu'à l'apparence du vrai. (Id., ibid.)

[6] La comtesse C. d'Arjuzon en a relevé des traits pleins de charme en ses ouvrages sur la mère de Napoléon III, écrits d'une excellente plume et d'après des souvenirs de famille, son grand-père, le comte d'Arjuzon, ayant été le chevalier d'honneur de la reine Hortense.

[7] Le sens originaire des deux mots est identique : astuce vient de άστυ, ville, et politique de πόλις qui a la même signification.

[8] V. par exemple, dans notre livre des Femmes du Second Empire, les détails concernant les correspondances déguisées d'Hortense et de la comtesse Le Hon.

[9] Avec sa finesse ironique Cavour, le jugeant sous cet aspect de conspirateur impénitent, voulait bien lui accorder la palme de la supériorité dans l'art de cheminer par les voies obliques, mais en se réservant in petto, pour lui-même et pour un Bismarck, le prix des vastes desseins, réalisés sans tant de détours :

Un jour que je rencontrai le ministre piémontais sous les arcades de la rue du Pô, il me prit le bras : — Voyez-vous, mon cher d'Ideville, votre empereur ne changera jamais ; son tort est de vouloir conspirer toujours. Dieu cependant, s'il en a besoin, aujourd'hui ? Pourquoi, à cette heure, tourner à droite, quand il veut aller à gauche ? Ah ! quel merveilleux conspirateur il fait ! Il pourrait aller droit, à découvert, suivant son but. Mais non, il préfère dérouter les gens, faire suivre une autre piste, conspirer enfin, conspirer toujours... Tenez, c'est le propre de son génie, c'est le métier qu'il préfère : il l'exerce en artiste et, dans ce rôle, il sera toujours le premier et le plus fort de nous tous. (D'Ideville, Journal d'un diplomate en Italie, 1872.)

[10] Après le retour de Crimée, l'empereur disait à Canrobert : — Vous êtes maréchal de France. — Ah ! sire, laissez-moi l'écrire à ma mère. — C'est fait, ajouta-t-il simplement.

[11] Nous n'avons presque jamais fait une course, quelque petite qu'elle fût, sans que Sa Majesté n'ait versé l'or ou l'argent par poignées. (Barthez, la Famille impériale, 1913, p. 113.) Mais voici des détails curieux et assez complets sur la situation pécuniaire de l'empereur et le désintéressement avec lequel il usa de son budget, tout le temps que dura l'abondante moisson. Napoléon III avait 27 millions par an. Il abandonnait 22 millions à l'Administration de la liste civile. Il lui restait donc 5 millions pour son usage, ce qui fait, en dix-huit ans, 90 millions. Suivant son trésorier Thelin, sur ces 90, il en distribua pour divers objets de bienfaisance : églises, maisons d'école, défrichements, routes, sociétés de secours, etc. Il n'aurait donc gardé que 18 millions, à peu près, pour huit ans, soit un million annuel. Encore y eut-il d'autres listes particulières de ses générosités, sur lesquelles on aurait été bien étonné de retrouver les noms de maints et maints personnages devenus, après sa chute, ses pires adversaires. (Cf. Wilgemshohe, par A. Melz, 1880).

[12] Napoléon III était naturellement prodigue. Ma chère amie, écrivait à la duchesse d'Abrantès la reine Hortense, si Louis devient jamais empereur, il mangera la France.

[13] L'esprit et la bonté... Voilà bien l'occasion de reprendre l'anecdote qu'on va lire. Un soir, aux Tuileries, des personnes du cercle de l'impératrice étaient admises à converser. Mérimée décochait toutes les flèches de son humeur moqueuse et dénigrante, à l'adresse des écrivains, que préférait justement Napoléon III. L'empereur écoutait, sans intervenir, et l'on remarqua qu'il s'était gardé de médire, même de ceux qu'il n'aimait pas du tout. Mais Alceste-Mérimée avait terminé sa tirade. Alors, le maitre du Château lui donna cette courte leçon : Monsieur Mérimée, j'ai plus d'esprit que vous, parce que je suis bon. Témoin de la scène, Arsène Houssaye n'en voulut pas perdre le profit et la tourna en sonnet, dans les vers que voici :

Il eut beaucoup d'esprit, Alceste-Mérimée :

Un soir qu'il voulait plaire à Napoléon trois.

Il flagella les dieux, les hommes et les rois

Avec une malice un peu trop imprimée.

Il frappait tout le monde : aussi, quels désarrois !

Pas un homme vivant qui ne bit un pygmée ;

Et comme il s'enivrait de sa gloire en fumée

Pendant qu'il attachait ses amis à la croix !

Napoléon lui-même eut part de supplice.

Il lui fallut gaiment boire à l'amer calice

Et se laisser marquer en noir par ce charbon.

L'empereur, souriant, ne daignait contredire.

À la fin, il ne put s'empêcher de lui dire :

J'ai plus d'esprit que vous parce que je suis bon.

[14] L'Empire, c'est la paix... Que les bons se rassurent et que les méchants tremblent ! etc.

[15] Louis XIV lui-même, auquel on prêta tant de mérites, parlait rarement d'abondance et se trouvait, en dépit de sou port majestueux, fort embarrassé, quand il lui fallait avoir de l'esprit sur place. Il s'en d'ordinaire, en se servant, à l'égard des différentes personnes qu'il daignait accueillir en particulier, de formules apprises d'avance et dont l'effet avait été plus d'une fois éprouve.

[16] Après d'assez vives campagnes dramatiques, marquées par une victoire et deux défaites, Charles Brifaut alla chercher le repos, à l'Institut, se désintéressa de la gloire et du public et ne voulut plus être qu'un homme du monde. Vif, enjoué, sémillant, semant partout les compliments flatteurs, les anecdotes amusantes, la fine épigramme, les ingénieuses malices, il fut, pendant un moment, le roi des salons aristocratiques, malgré la simplicité de son origine.

[17] Il y a un art des princes, et vous l'apprendrez, pour faire miroiter les phrases de manière que, par un phénomène d'optique, fassent voir aux peuples tant ce qui leur plait. On arrive à se composer un langage, qui a la diversité d'aspect de la robe du caméléon, ou, si vous vous le rappelez, de cet habit d'arlequin, que Florian nous montre dans une jolie fable. Chacun, selon son préjugé, y aperçoit la couleur qui le flatte. (La reine Hortense, Lettres à ses fils.)

Le gros de la nation est court d'idées, facile à émouvoir, facile à calmer aisément enthousiaste pour les hommes qui tiennent le pouvoir, pourvu qu'ils rassurent les intérêts et tous les moyens de régner sont bons, suffisants, légitimes, pourvu qu'on maintienne l'ordre matériellement. (Id., ibid.) Machiavel ne raisonnait pas autrement, établissait en une phrase plus ornée que tous les moyens, même criminels, sont louables, quand ils réussissent ou, du moins, répondent à la légitimité du but.

[18] Il s'est cru l'instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. (George Sand.)

[19] V. dans Historia, juin 1902, la belle étude du lieutenant-colonel Rousset sur le maréchal Pélicier, duc de Malakoff.

[20] A propos de ces deux maréchaux, le premier, Canrobert, déclarait, en 1870, à Wilhelmshöhe, parlant a des officiers allemands, que Napoléon était un homme très bon, calme devant le danger, mais dénué de talent et incapable de faire, à aucun degré, un chef militaire ; et le second, Mac-Mahon, n'oublia jamais la réponse évasive, que lui avait fait tenir l'empereur à Magenta, lorsque, lui ayant envoyé un aide-de-camp, pour solliciter de nouveaux ordres et lui demander s'il fallait continuer à avancer, on n'avait obtenu que ces mots du commandant en chef de l'armée : Qu'il fasse ce qu'il voudra, pourvu qu'il nous sauve !

[21] Napoléon III correspondait aisément en anglais et en italien. Lorsqu'il s'exprimait dans l'idiome germanique, ses façons de dire, les tours de phrase, qu'il savait employer, prouvaient qu'il en avait pénétré profondément le génie. Il n'avait rien perdu de sa forte instruction allemande, depuis le collège d'Augsbourg.

[22] Cf. la remarquable étude historique de Théodore Duret, les Napoléons.

[23] J'avoue, que je n'ai pas compris à quelle pensée vous avez obéi dans votre médiation. Je me mets à votre place et je me demande ce qu'il avait à faire. Assurément, rien de ce que vous avez fait... En vérité, je ne m'explique pas ce qui a pu dévoyer un gouvernement, qui paraissait si habile et si résolu.

[24] Napoléon III ne vit décidément clair dans le jeu de Bismarck, que lorsqu'il fut devenu son prisonnier de guerre ; il avouait, à Wilhelmshöhe, que ce grand homme d'État l'avait consciencieusement roulé.

[25] Un vieux diplomate français me parla dernièrement, dans ce sens : — Cet homme va nous perdre : il finira par faire sauter la France, pour un de ces caprices, que l'impératrice débite à déjeuner. (Bismarck, dépêche de 1855, ap. Preussen im Bundestage, par le chevalier de Poschinger, 2e série.)

[26] Pierre de la Gorce.

[27] Hübner.