RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE DIXIÈME. — GRANDEURS ET PROSPÉRITÉS DE L'EMPIRE.

 

 

Le rétablissement de l'Empire avait rappelé en France les membres épars de la famille Bonaparte, ceux du moins, qui n'en avaient pas, déjà, repris le chemin, depuis le 24 février 1848 et sous la présidence.

Ces visages étaient nouveaux. On se plaisait à les considérer, un à un, puis à les comparer entre eux, puis encore à les rapprocher de l'effigie du grand homme, qui leur avait créé tant de titres ou de prétentions. Dans le nombre, Napoléone Élise Bacciochi, une femme de tête, au visage accentué, aux traits virils, était la plus vivante image de l'empereur-roi. Sans parler du comte Walewski, dont la physionomie trahissait l'origine assez visiblement pour qu'il ne fût pas besoin de la dire, le prince Jérôme-Napoléon et sa sœur Mathilde accusaient une ressemblance, dont ils s'enorgueillissaient d'autant plus qu'ils en refusaient la moindre trace à leur cousin et maitre. En effet, de tous les. Bonaparte l'homme qui s'éloignait davantage, physiquement, de l'Archétype, c'était bien celui qui rouvrit en son nom le Livre du Destin et fit sortir de son sépulcre le Lazare de Sainte-Hélène. Mais, au fond, que lui importait ce détail extérieur ? Il pensait, parlait, agissait en César. II en détenait l'autorité reconquise. Il s'appelait bien Napoléon III. De jalouses revendications n'y pouvaient rien changer.

Fort de la sanction de sept à huit millions de voix, qui avaient approuvé le passage de la présidence à la dictature couronnée, entouré d'hommes d'État dévoués, pour leurs intérêts propres, à ses vues, d'ailleurs capables de le seconder avec intelligence et compétence, Napoléon expérimentait son rêve devenu réalité, depuis le 22 novembre 1832.

La période d'imagination théorique était définitivement révolue. Le voilà bien au sommet. Parvenu à cette sphère d'altitude, il devra n'en pas déchoir, mais donner toujours à ceux qui l'environnent l'impression de connaître avant d'avoir appris ; il devra, dès les premiers jours, régner avec l'aisance, que donne la pratique d'un long privilège royal. Les difficultés de l'action gouvernementale se dénoncent en l'exerçant. Elles le troublent et l'inquiètent. Il se sent aux mains des politiciens, qu'il redoute, tout en ne pouvant se passer d'eux. Cependant, il ne voudra pas trahir le souci de l'homme préoccupé d'une tâche trop lourde et doutant de soi, au début d'une expérience trop neuve. Plus attentivement que jamais il s'attachera à voiler son regard. Il se mure, en quelque sorte, et vit cette vie intérieure cachée, qui sera la sienne jusqu'au bout et trompera tant de gens sur le degré de ›a force morale.

Une heureuse constatation le rassure.

Le courant politique allait d'un large flot vers l'absolutisme. Si profondément atteinte en ses œuvres vives, la foi républicaine s'est vu condamner à une longue léthargie. Des oppositions tenaces derrière les portes closes, des groupements hostiles incapables de désarmer, dans le secret de leurs desseins ; des haines comprimées, des irritations jalouses, qui ne supportaient pas sans aigreur d'avoir été si brusquement renfoncées dans l'ombre et condamnées au silence, essayaient de se traduire par des épigrammes de salon, formant, au dehors, leurs circuits ou leurs ricochets, ou de reprendre contact en des réunions de comités obscurs, entretenant les dernières lueurs des idées libérales. Les Tuileries en étaient, à peine, instruites ; il n'en parvenait, jusque-là, presque rien, sinon des échos vagues et méprisés. Le pays semblait baigner dans les ondes d'un calme parfait. Tout au moins, les représentants du pouvoir le donnaient à entendre, autant qu'ils en avaient occasion.

Il est vrai que les arrestations, pour cause politique, étaient encore bien nombreuses ; qu'une inquiétude trop justifiée alarmait les cours de la Bourse et qu'on n'avait jamais été plus près de la guerre qu'en ces heures tranquilles. Mais la majeure partie de la population, essentiellement occupée des moyens d'accroître ses aises matérielles et de s'enrichir, ne se ressentait guère du vide de la Liberté. Napoléon prodiguait les assurances d'ordre intérieur et de prévoyance gouvernementale au peuple, qui l'avait élu ; chacun lui prêtait confiance et crédit. Sans contrôle ni partage accepté d'opinions, l'empire autoritaire dominait, dans toute la force d'un pouvoir politique absorbant en soi l'organisme entier du pays, n'admettant d'action intermédiaire que celle de ministres sans responsabilités, enfin sachant, pour se faire obéir, déployer une capacité d'énergie, que Napoléon III ne conservera pas, toujours, au travers de difficultés agrandies.

Il avait conspiré manifestement, et plusieurs fois, contre des gouvernements réguliers, par la ferme ambition qui le poussait de se substituer à ceux-là. Maintenant qu'il détenait l'autorité suprême, elle avait, pour lui, l'inviolabilité d'une religion. Quant aux journaux, qui auraient voulu lui en contester l'exercice et les droits, ils étaient entre ses mains, comme toutes les autres forces de la nation, à l'état d'instrumenta regni.

Pour la sérénité de son âme, pour la gloire de son nom, se dégageant seul de l'œuvre collective et en recueillant l'honneur entier, des intelligences de premier ordre, au Conseil d'État, unissaient leurs efforts à ordonner et à discipliner les institutions du pays sous une loi unique. Aux yeux de la foule il n'y avait pas de ministres, il n'y avait que des ministères ; et, au-dessus de tous, le troisième Napoléon.

Les partisans de l'ancien régime, les irréductibles se dédommageaient, comme ils le pouvaient, en leurs propos de salons, de ce départ dans le luxe et la magnificence d'un état de choses plus envié[1] que haï. Ils s'emparaient des menus griefs du jour, tels qu'ils se présentaient, quelconques, à leurs yeux ou à leur connaissance, en attendant qu'ils en pussent découvrir de plus sérieux. L'empereur, disaient ces mécontents, traitait avec un sans-gêne inouï les fonds de l'État. Comment endurer de pareilles dépenses pour l'organisation de la musique des guides ? Et quels frais excessifs assumés pour l'établissement de la maison impériale ! Où mèneraient cette profusion des deniers publics et tant de prodigalités partout étalées ?

Les Tuileries rouvertes aux rites somptuaires d'un autre âge ; le palais des rois remis dans un état de confort et d'élégance tout à fait digne de sa vieille illustration ; des écuries admirablement montées, des voitures de gala splendides ; un personnel de serviteurs aussi nombreux que le pouvaient permettre les attributs d'une domesticité de cour : en effet, tant d'éclat matériel répondait bien à l'idée la plus brillante qu'on pût concevoir d'un vrai décor monarchique. Au milieu de cette pompe renouvelée du premier Empire, un homme se tenait debout, donnant plutôt l'impression, avec son attitude pleine de calme, d'un maître revenu chez soi que d'un Élu fraîchement sorti du scrutin populaire.

Très promptement, la cour napoléonienne avait revêtu sa physionomie attrayante et diverse, réglée sur le ton et modelée suivant les formes d'un strict cérémonial. Dès à présent, l'étiquette étendait sa loi aux mille détails des présentations, des audiences, des fêtes, des réceptions de cour ; elle n'en exceptait rien ; ainsi ne veillait-elle pas avec moins de sollicitude qu'au temps d'un Louis XIV à ce que fussent observés les offices religieux destinés à l'édification de Leurs Majestés et de leur cortège[2]. Enfin, la manœuvre, qui avait si bien réussi à Napoléon Ier pour attirer à sa cour, peu à peu, bon gré mal gré, les gentilshommes et nobles dames de la pure aristocratie, des ennemis-nés de la Révolution et de l'Empire, se répétait avec un succès moins affirmé peut-être, mais sensible encore par le nombre et la valeur des ralliements, autour des nouveaux maîtres du château.

Napoléon III n'ignorait point — l'histoire des Césars avait pu l'en instruire — de quelle force d'illusion agissant sur l'esprit des foules s'accompagne le déploiement des formes souveraines. Un jour, on aura sujet de regretter amèrement que l'armée française n'ait point possédé des cadres mieux remplis, un organisme plus résistant, une composition plus forte et des régiments plus nombreux. Mais, la puissance des effectifs, qui ne fut qu'un leurre, au temps où elle aurait été si nécessaire, n'emportait pas la condamnation des troupes de parade et de gala dans les démonstrations d'un luxe d'empire. L'éclat des uniformes et l'apparat militaire eurent leur prix, aux jours de prospérité. Ils rehaussaient la majesté du trône, donnaient au peuple ces impressions de grandeur, qu'il aime, et portaient les multitudes à l'enthousiasme. Quant à la Cour, par l'éclat de ses fêtes elle donnait l'exemple d'une belle émulation de dépenses, que ne jalousaient pas les classes moyennes, parce qu'elles en étaient enrichies.

A tous les degrés, chacun s'estimait tranquille, rassuré dans la suite de ses affaires ou de ses plaisirs. La société bourgeoise cédait sans contrainte à l'accroissement de son bien-être et de ses profits. Les ouvriers se résignaient, dans l'abondance du travail et l'augmentation des salaires, à n'être plus les maîtres de la rue. Les habitants de la campagne n'étaient que satisfaction et soumission ; on les appelait l'armée civile de l'empereur. Enfin, dans le grand chômage de la politique, la littérature et les arts avaient repris un nouvel élan. Les théâtres n'accusaient plus cet état de vague abandon, qui trahit la crainte d'un bouleversement intérieur. La salle de l'Opéra continuait à se remplir de monde. Naguère, on aurait pu remarquer, très en vue, aux premières loges de l'Académie de musique, Thiers et ses femmes, en deuil de la duchesse d'Angoulême ; ou, non moins reconnaissables aux avant-scènes des baignoires, la comtesse Le Hon et son assidu voisin, Auguste de Morny. Indistinctement, sur le front des loges, ruisselaient les diamants entremêlés des mondaines et des demi-mondaines. Et, sur une autre scène, aux Tuileries, passait la belle Doña Eugenia, gracieuse et fière, Eugenia de Montijo si bien entrée dans son rôle de reine, après quelques mois seulement d'exercice, qu'elle avait fait accepter de tous et de toutes son élévation extraordinaire.

Combien de temps se prolongerait dans les douceurs d'une paix active l'éveil d'un règne si rempli de promesses ? Humain et généreux de nature, idéalement sensible au rêve d'un accord parfait entre les peuples et d'une justice supérieure présidant à leurs destins mutuels, Napoléon n'oubliait pas, cependant, qu'il avait hérité d'un nom belliqueux et que cette condition d'hérédité lui imposerait, tôt ou tard, l'obligation d'adjoindre à tant de gloire quelques lauriers complémentaires. En de certaines heures, tout à ses projets de remanier la carte de l'Europe, il ne songeait que de guerres et de conquêtes. Il serait un second Napoléon ter. Puis, il se reprenait à ses théories généreusement illusoires en faveur de la civilisation et de l'humanité. Les bienfaits d'un règne paisible et producteur d'éléments de richesses, sans retour funeste aux causes de mort, lui apparaissaient comme le but le plus noble, le plus souhaitable, auquel prit tendre un grand prince, voire même un grand homme. Cependant, un souffle guerrier agitait les plis du drapeau impérial. Depuis son avènement, il semblait que les sabres de l'année traînaient sur le sol plus bas et avec plus de bruit que d'habitude. Les aspirations de gloire militaire, de suprématie européenne, hantaient, de nouveau, cette imagination instable. Napoléon III, empereur des Français, devait faire la guerre ; et comme dans l'état de l'Europe, les raisons de conflit et les aigreurs dont on pouvait le mieux se servir existaient du côté de la Russie, ce fut contre elle qu'il se tourna d'abord[3]. Ajoutez qu'il avait le secret désir de se venger des hauteurs de Nicolas ; que, sans se l'avouer à lui-même, il voulait aussi, et surtout, empêcher la France de penser à ses libertés perdues ; qu'il jugeait utile et politique de l'en distraire par le fracas des armes ; et qu'enfin le gouvernement créé par le coup d'État sentait le besoin de trouver en Europe une source d'alliance, qui le relevât en force et en considération. Autant de raisons, autant de prétextes. De là l'importance qu'il fit prendre en 1853, à l'insignifiante querelle des Lieux Saints et la facilité avec laquelle il se laissa entraîner par l'Angleterre dans une action commune contre l'empire des tzars[4].

§

Pendant les jours d'avril de l'année encore attristés des derniers feux de cette interminable guerre, désolés, à l'intérieur, par les maux répétés des inondations fluviales, appauvris par les disettes et l'épidémie, mais ayant conservé un éclat de surface, qui recouvrait d'espoir l'ombre de ces misères momentanées, Napoléon III voulut visiter, en souverain, des lieux où il s'était montré, trois fois, en exilé. Avant d'inaugurer l'exposition universelle de l'industrie et des arts, il avait décidé de traverser le détroit, en compagnie de l'impératrice, pour resserrer les liens entre les deux nations anglaise et française, combattant sous les mêmes drapeaux. Il y eut de grandes réjouissances, au palais de Windsor et dans la ville de Londres. La reine Victoria, assistée du prince Albert, avait eu la courtoisie d'attacher elle-même au genou de Napoléon III, l'ordre de la Jarretière, que lui présentait le roi d'armes et de lui passer, de sa main, le collier au cou, en lui donnant l'accolade. Puis, le lord-maire le recevait au Guidhall et lui remettait solennellement le diplôme de bourgeois de la cité. Sur son chemin, il avait eu la satisfaction non moins flatteuse de recueillir les acclamations et les hurrahs populaires. Ses hôtes n'avaient rien négligé pour qu'il fût charmé, d'abord, et qu'il lui restât dans l'esprit, en outre, une haute idée de la puissance britannique.

Tandis qu'il traversait à découvert, eu l'une des voitures de la reine. des rues qui lui avaient été familières, au temps où il les parcourait, souvent à pied, ses regards se promenant, parmi la foule, semblaient y chercher des visages anciennement connus. A deux ou trois reprises, il avait montré à sa jeune compagne des maisons qu'il avait habitées ou qui lui furent hospitalières, aux époques où le sol de la patrie se refusait à ses pas. De son côté, la reine Victoria n'avait pas été sans réfléchir sur les vicissitudes étonnantes du sort. qui avaient élevé au rang des premiers potentats de l'Europe le prétendant, d'autrefois, sans fortune et, supposait-on, sans avenir, et qui faisaient, en l'an de grâce 1855, de l'héritier du plus implacable adversaire de la nation britannique, son visiteur, son allié, son ami. Une fois seule avec elle-même, elle n'avait pas manqué d'en noter la remarque sur son journal :

N'est-il pas extraordinaire, se demandait-elle, que moi, petite-fille de Georges III, je danse dans la salle de Waterloo avec l'empereur Napoléon, neveu du plus grand ennemi de ma patrie, aujourd'hui mon intime allié, et qui, il y a huit ans, vivait dans ce pays exilé et inconnu ?

Dans le revirement des hommes et des opinions, en effet, que de rencontres et de contrastes saisissants ! Quels effets caractéristiques de ces jeux de la fortune ! Napoléon III, plus qu'aucun autre, en pratiqua l'expérience et, puisque le hasard du sujet s'y prête, nous voulons en rapporter une circonstance curieuse et tenant, comme la précédente, aux alternatives de sa destinée.

Lors d'un de ses déplacements officiels, dont l'essentiel objet était de se montrer aux provinces occidentales de la France, Napoléon avait dû s'arrêter, à Dieppe, avec l'impératrice Eugénie. Entre les personnages qui lui furent présentés, à la sous-préfecture, figurait un magistrat de haut caractère, de conscience intègre et réputé pour son austérité de principes. Du nom de Franck-Carré, il occupait les fonctions de premier président à la Cour de Rouen. Une situation plus considérable lui avait été conférée, sous Louis-Philippe, à la Cour de Paris. C'était ce Franck-Carré qui porta la parole contre Louis-Napoléon, à la suite d'une de ses échauffourées : le hasard de Boulogne. Et, maintenant, le sujet insoumis, le politicien rebelle contre lequel il avait requis, avec tant de véhémence, l'application entière de la loi, était le maître couronné du pays. Il le voyait, à quelques pas de lui, dans une même salle, entouré des marques de respect et de soumission, qu'on prodigue à la toute-puissance. On dansait. L'empereur prenait plaisir au bal. Cependant, Sa Majesté avait remarqué l'ancien procureur général, avec sa figure pâle, son front barré d'un pli d'inquiétude. Par une malicieuse inspiration — ce fut là toute sa vengeance —, il exprima le désir ou plutôt la volonté que le premier président fit partie de son quadrille. Le grave magistrat eut beau se défendre, protester qu'il ne dansait pas, n'avait jamais dansé : le chambellan de service ferma l'oreille à sa plainte ; l'ordre était donné, il dut céder à l'invitation, entrer connue on l'avait exigé dans le quadrille, se mouvoir en cadence avec une inexpérience de cet exercice, qui le rendait étrange à voir, et faire face, dans la contredanse, à l'épouse du triomphant dictateur que, de tout son pouvoir de juge, il avait désigné jadis, pour la détention ou le bannissement perpétuels !

Quel renversement des situations ! Le prévenu de 1840 n'était plus responsable de ses actes et de ses décisions que devant le pays, c'est-à-dire devant personne. Il statuait, légiférait en toutes matières. La France était le domaine de sa juridiction incontestée. Et, sous sa loi, les événements, au point où nous les avons laissés, continuaient à progresser vers la pacification des peuples et l'amélioration du bien-être général.

Malgré la guerre et la disette, le mouvement ne s'était point ralenti. Le produit des impôts directs, signe certain de la richesse publique, dépassait, d'année en année, les évaluations les plus optimistes. Le crédit de la France allait s'élever à des hauteurs de prospérité inconnue. Jamais l'empereur ne posséda de jours aussi pleins, aussi florissants qu'en 1856, l'année du Congrès de Paris et de la naissance du prince impérial.

Des calamités cruelles, quoique passagères, s'étaient appesanties sur la France, en 1853 et 1854 ; des inondations effrayantes avaient dévasté les campagnes, en 1855, tandis qu'une guerre longue, coûteuse et meurtrière sans raison, affligeait l'humanité. Une large traînée de sang s'était étendue comme une tache lugubre sur les brillants préludes de l'empire. Au printemps de 1856, il ne restait que le souvenir de ces tristesses. La nature avait arrêté le cours de ses débordements. Le bruit des canons ne retentissait plus douloureusement dans les cœurs. Pas une ombre ne voilait l'atmosphère ensoleillée de la vie nationale. La paix avait rendu ses bienfaits au continent. Et Napoléon III, plus ambitieux de gloire ou de gloriole que de profits certains et durables, triomphait. Il eut, pour unique objet d'une prise d'armes formidable, la neutralisation de la mer Noire. Il l'avait obtenue, sans que s'y ajoutât rien de plus tangible ni de plus profitable pour lui-même ni pour son peuple. Mais il avait fait de la France l'arbitre de l'Europe. Ce résultat théorique l'avait contenté. Il n'en souhaita pas davantage.

L'effondrement de Sébastopol, sous une lueur d'incendie terrible et grandiose, avait été suivi d'une immense lassitude clans les armées ennemies. Malgré les dispositions belliqueuses du ministre anglais Palmerston, malgré l'obstination dans la résistance des champions du slavisme, les vues pacificatrices de l'Autriche et de la France s'étaient fondues avec les désirs d'apaisement du nouveau tzar Alexandre II. Paris fut désigné afin d'être le siège du Congrès, qui discuterait le traité définitif, ou plutôt un traité bien provisoire en l'espèce, puisque si peu d'années devaient suffire pour défaire ce qu'on avait cru gagner, à coups de millions et d'existences humaines, et pour ramener les choses exactement, comme l'avait prévu le comte de Beust, au statu quo ante bellum.

Par l'importance des négociations engagées, par l'éclat des réceptions de jour ou des galas du soir, le Congrès de Paris rappelait les aspects animés et festoyants du fameux Congrès de Vienne, mais sans le revers de ces convoitises encore inassouvies, sans l'accompagnement de cette envie fiévreuse de spoliation, qui travaillaient, en 1814 et en 1815, les puissants aux dépens des faibles.

Les séances d'affaires n'avaient lieu que tous les deux jours ; chaque soir, dans les sphères officielles, c'était le retour d'un grand dîner, suivi de bal, voire même de cotillon. On n'y ménageait rien ; et, quand ces fêtes avaient commencé, elles ne voulaient plus finir.

Tous les vœux des peuples étaient tournés vers l'espérance ; tous les sentiments des princes ou de leurs ambassadeurs allaient à la joie. Le comte Walewski, pour clore ces assises diplomatiques où, à vrai dire, il ne fut pas toujours à la hauteur de son rôle présidentiel. donna un festin superbe, au ministère des Affaires étrangères : et, sous la douce influence du vin pétillant, il éleva un toast généreux à la durée de la paix. Elle sera durable, prononça-t-il, parce qu'elle est honorable pour tous.

A quelques instants de là, le 1er avril 1856, bénéficiant de la gloire dont ses armées s'étaient couvertes, Napoléon III passait une grande revue sur le Champ de Mars, sorte de démonstration forte en l'honneur des lauriers pacifiques. Sous l'impassibilité de ses traits se devinait une impression d'orgueil froidement exalté. Il était accompagné des représentants des premières puissances du monde. Ces délégués de l'Europe venaient, à une dizaine de pas derrière lui, témoignant par leur seule présence des sympathies que l'héritier du conquérant s'était acquises et qu'il avait inspirées à ses ennemis de la veille. On y remarquait, avec une prédilection des yeux qui répondait au sentiment général ou à un simple effet de curiosité individuelle, le comte Orloff et le prince de Reuss, le marquis de Villamarina, ministre de Sardaigne, le maréchal espagnol Narvaez, le général Prim, enfin la suite des attachés militaires, tout en aiguillettes, broderies et plumes. L'effet d'ensemble avait l'éclat des plus belles fêtes militaires et rayonnait du plaisir de tous ceux qui en contemplaient le spectacle.

***

Mais, dans l'intervalle de ces belles journées, Napoléon avait éprouvé une félicité plus intime et plus complète.

Depuis plusieurs mois, l'impératrice annonçait et, au dire de ses dames et de ses médecins, supportait d'une manière satisfaisante les signes précurseurs de la maternité. L'empereur aurait un fils pour le mois[5] de mars : c'était chose prévue, décidée ; nul n'aurait osé mettre en doute que ce ne Mt un prince. L'événement était attendu avec désir et crainte, de la part de l'impératrice, qui appréhendait, en femme soumise aux grièves douleurs, de n'avoir pas assez de courage, quand le moment serait venu ; avec une émotion partagée d'impatience et d'inquiétude, chez l'empereur ; avec une curiosité vivement intéressée, clans le peuple. Tous les jours, une foule de visiteurs se portait à l'Hôtel de Ville pour admirer le berceau en argent offert à l'impérial poupon par la Ville de Paris.

Les premières nouvelles parvinrent au milieu d'un grand dîner d'ambassadeurs. Le soir du l mars, il y avait gala diplomatique, chez Baroche, président du Conseil d'État. C'était la dix-septième réception dînatoire de cette abondante série. Le comte Orloff, le porte-parole de la Russie et le héros habituel des réunions dont le Congrès était l'occasion ou le prétexte, avait produit, là, son effet accoutumé, avec sa haute prestance, ses décorations étalées sur sa tunique vert sombre et les portraits entourés de diamants des trois tzars : Alexandre Ier, Nicolas, Alexandre II, dont il plastronnait sa poitrine. De la façon la plus amène, il avait longuement tenu la partie de conversation, ce géant russe, d'un homme de petite taille et de mine austère, l'ambassadeur de la Porte ottomane, Ali-Pacha, simplement vêtu d'une noire redingote boutonnée jusqu'au col, et n'ayant, pour signe distinctif de son orientalisme, que le rouge éclatant de son fez. M. de Cavour, moins sérieux d'apparence, pendant tout le repas, avait fait la cour, tantôt à sa voisine de gauche : lady Clarendon, tantôt à sa voisine de droite : la marquise d'Ély[6]. Le représentant de l'Autriche, le comte de Buol, s'était montré, comme on le retrouvait, partout, suffisant et hautain, pendant que le délégué de la Prusse, Manteuffel, avait rendu particulièrement appréciables, ce soir-là, sa simplicité de bon goût, sa courtoisie naturelle et l'élévation de son intelligence. Les causeries étaient au plus haut de leur animation ; on venait de sortir de la salle à manger pour savourer en conversant, dans un salon voisin, l'arome pur du moka et la délicatesse des fins cigares.

Tout à coup, parut un officier d'ordonnance. Il était arrivé en grande hâte. Baroche était mandé immédiatement aux Tuileries : on y attendait, d'une minute à l'autre, la naissance d'un prince ou d'une princesse. Dans la chambre de l'impératrice se tenaient, depuis le matin où s'étaient fait sentir les premières douleurs : la comtesse de Montijo, la princesse d'Essling, l'amirale Buat, les docteurs Conneau, Dubois et Jobert de La Salle. Auprès de cette chambre tendue de bleu, c'est-à-dire dans un cabinet contigu, attendaient d'être appelées : les princesses Mathilde et Murat. A de fréquents intervalles, venait l'empereur, tendre et encourageant. La terminaison s'annonçait longue et laborieuse. Les médecins parlaient de recourir aux moyens extrêmes, du moins les docteurs Dubois et Conneau. Car, le troisième d'entre eux, Jobert de La Salle, s'était trouvé mal, non d'émotion, mais des suites d'un repas trop copieusement apprécié : de sorte qu'il avait fallu le soigner lui-même, l'emmener dans une pièce voisine, d'où il était rentré, la mine blafarde, les traits décomposés et peu en mesure d'aider efficacement, en cette grave circonstance, son collègue Dubois.

Les crises se succédaient pénibles, sans résultat. L'empereur était dans un état nerveux indescriptible : il ne cessait de verser des larmes et de sangloter. Enfin, ces angoisses purent se convertir en des transports de joie. Vers trois heures du matin, le désiré vint au monde. Les gouvernantes le présentèrent à Napoléon, qui, passant d'un extrême à l'autre, ne put contenir les effusions de son ravissement paternel. Il s'était précipité hors de la chambre en s'écriant : c'est un fils ! c'est un fils ! Et, dans son exaltation momentanée, si contraire à sa froideur coutumière, il n'avait pu s'empêcher — détail bien connu —, d'embrasser, pour ainsi dire sans les voir, les premières personnes qui s'étaient trouvées devant lui.

Les Tuileries avaient revêtu, d'un moment à l'autre, un air de troisième ciel. Une émulation fiévreuse s'était emparée des habitants du palais a traduire leur allégresse en des félicitations ardentes. Un seul, en cette foule agitée de bonheur, gardait une physionomie sombre et maussade. N'était-ce pas dans le caractère de celui-là, parce qu'il avait de l'ambition, de l'intelligence, des mérites, et que les occasions lui manquèrent toujours de les appliquer, n'était-ce point dans son caractère de jalouser el de haïr ?[7] Le prince Napoléon ne cachait point sa déconvenue amère ; de ce jour étaient renversés ses calculs d'héritier présomptif. Chacun pouvait lire sur son visage les signes de la déception, qui troublait les profondeurs de son âme. A plusieurs reprises, on l'avait prié de signer, d'abord, en sa qualité de premier prince du sang, l'acte de naissance de Louis-Eugène Napoléon. Il avait commencé par rembarrer fortement Fould et Baroche, qui lui présentaient, officieux et empressés, le papier et la plume. D'autres s'entremirent. La résignation ne lui était pas venue ; il persistait à s'y refuser. De trois heures et demie du matin jusqu'à la huitième heure, les membres de la famille, les officiers de l'état-civil se trouvèrent dans un étrange désarroi, par le fait de ce mauvais vouloir aussi imprévu qu'inexplicable. L'obstination d'un prince du sang allait-elle mettre en défaut le cérémonial prescrit ? Enfin, lassée d'attendre, impatiente d'en finir, la princesse Mathilde, sa sœur, qui avait avec Jérôme son franc-parler, l'interpella en ces termes, que chacun entendit : Il y a vingt-sept heures que je suis là. Combien de temps nous faudra-t-il encore y rester ? A quelles fins peut aboutir ce refus de signer ? L'évidence n'en restera pas moins ce qu'elle est ; et la mauvaise humeur, que tu laisses trop voir, ne fera de tort qu'à toi-même. Jérôme-Napoléon prit la plume, d'un geste rageur. Son Altesse signa.

La ville n'était pas encore instruite de l'heureux événement. Pendant toute la journée du 15 mars, l'impatience populaire s'était, manifestée pleine d'agitation et de fièvre, comme si le hasard de cette nativité eût dû gratifier, au même instant, chaque habitant de Paris de biens personnels et durables. Enfin, le 16, à sept heures du matin, résonnèrent les premières décharges d'artillerie, jetant à tous les échos la grande nouvelle. Au vingt-unième coup s'était produit un arrêt. Le vieil adjudant, qui commandait le feu aux canonniers des Invalides et qui était un vétéran de cet exercice avant annoncé, tour à tour, la naissance du roi de Rome, du duc de Bordeaux, du comte de Paris et de Napoléon IV, tous les dauphins promus au trône et dont aucun ne régna — avait voulu ménager son effet et préparer une surprise, tout à coup, ébranlant les airs comme une explosion triomphante. Pendant plusieurs secondes, les Français de la capitale purent croire qu'une fille avait vu le jour et non pas un fils héritier impérial. Soudain éclata la vingt-deuxième détonation, puis, la vingt-troisième et le feu continua jusqu'à la cent-unième. Des acclamations retentirent. La rumeur de la foule enthousiaste monta jusqu'aux fenêtres du palais. Et le langage des dieux se mêlant aux vivats de la multitude, des poésies, des cantates surgirent, instantanément, des meilleures plumes pour célébrer l'entrée, dans le monde de cet enfant de France, ainsi que l'empereur s'était plu à le qualifier, par une habile adaptation au présent des mots et des usages de l'ancienne monarchie[8].

Qui douterait, maintenant, de la durée de l'empire ? L'homme d'aventure, le coureur de trône, que les gens de sa famille avaient considéré, dans les heures troubles, comme un chimérique souffleur de bulles, pouvait contempler l'horizon avec confiance et sérénité. Il pouvait d'autant mieux croire en l'avenir de sa dynastie que ce fils lui était né justement en la phase de son règne, qui en marqua l'apogée.

Il y a de l'orgueil et du contentement dans le royal pourpris. Hier, c'était cette naissance de miracle, objet d'illusions sans bornes. Aujourd'hui, c'est l'acte final du Congrès des nations, restituant à l'Europe, hélas ! pour de trop courtes années, les salutaires douceurs de la concorde.

Quelles coïncidences de dates et quelles oppositions dans les évènements ! A la même date printanière de 1814, Paris subissait la loi de la force, que les généraux de la Révolution et de l'Empire avaient imposée, tant de fois, aux capitales étrangères. Ses portes avaient cédé à la poussée de l'invasion. Les troupes prussiennes, autrichiennes et russes foulaient le territoire français et le rançonnaient avec une âpreté chargée de rancunes. Mais la victoire a changé de couleurs. Les vainqueurs de 1814 consentent à recevoir, aujourd'hui, la paix d'un Napoléon ; ils sont devenus ses hôtes et ses alliés. Il y avait de quoi troubler une tête plus forte que n'était celle de Napoléon III. La revanche était complète pour la France et son dernier empereur. Aussi bien, pensait-il à de tels rapprochements historiques, pendant que se préparaient les magnificences baptismales ?

L'Église, dont la mise en scène sacerdotale, les hymnes, les parfums et les lumières rehaussèrent d'un éclat si impressionnant le faste monarchique, n'avait pas déployé plus de pompe et de magnificence, en ses basiliques pour le sacre des rois, qu'elle n'en dépensa dans hi nef de Notre-Daine. pour célébrer devant Dieu et devant les hommes la venue d'un enfant enveloppé dans ses langes et qu'on espérait appeler Napoléon IV.

Le 14 juin 1856, une joie diffuse rayonnait des fenêtres du Château dans les rues et sur les places publiques. Au repas de gala, en la salle des fêtes où la nappe fut mise, les vœux pleins d'éloquence des principaux personnages de l'État avaient ouvert à une existence commencée de la veille des perspectives indéfinies de bonheur et de succès. Les réjouissances populaires ne le cédaient point en sincérité débordante aux transports du monde officiel. La joie de vivre était dans tous les cœurs. Les acclamations enthousiastes montaient dans les airs avec les fusées du soir, avec les gerbes éblouissantes des feux d'artifices prodiguant leurs motifs lumineux, aux regards d'une foule extasiée.

***

Les sentiments étaient à l'image de la situation générale et de la satisfaction qu'elle inspirait.

A l'intérieur, on n'avait nul besoin d'appeler les médecins politiques en consultation. La France se portait fort bien. Au dehors, les peuples sans prévention accueillaient les idées françaises avec élan, avec sympathie, comme des idées d'ordre, de culture et de progrès.

Le parvenu du Deux-Décembre avait réellement le droit de se dire qu'il venait de toucher au summum des félicités humaines, — au moins de celles qu'il était en mesure d'atteindre, n'ayant plus en possession, outre la fortune, l'autorité, la gloire, le don par excellence de la jeunesse. Encore essayait-il de s'en donner l'illusion, dans la compagnie des femmes, qu'il aima beaucoup, qu'il aima trop.

Quarante années plus tard, l'un des familiers de la maison d'Orléans, un adversaire, par conséquent, et qu'on n'aurait su soupçonner de complaisance, à l'égard de l'impérialisme, me rappelait, de vive voix, toute son impression d'alors, mêlée d'admiration et de crainte, d'admiration pour la beauté du spectacle et de crainte pour sa fragilité.

Quand je passai, nous disait-il, sur la place du Carrousel, encombrée d'équipages, devant le palais des Tuileries, quittant l'hôtel de M. Thiers et une demi-douzaine de fiacres, à la porte, pour me rendre chez la duchesse de Galliera, rue de Varennes, où quelques voitures mieux attelées attendaient les maîtres en visite, je ne pouvais m'empêcher de réfléchir avec tristesse sur l'étrange affaiblissement de la cause des Princes, en comparaison de tant de prospérité matérielle.

Seuls, au milieu de ces apparences de force et de sécurité, de rares esprits, tels que le duc d'Aumale, intéressés à être clairvoyants, pressentaient que les catastrophes de la guerre ruineraient, un jour, le magnifique établissement impérial.

Mais, comment prévoir, alors, que ces recommencements de Brumaire auraient pour épilogue des désastres et des ruines sans nom ?

La France était riche, heureuse et respectée. Les princes étrangers multipliaient les visites à l'empereur, attirés par les démonstrations d'une hospitalité noble et cordiale. Le premier d'entre eux, en 1856, le prince royal Frédéric-Guillaume s'était mis en route pour Paris, accompagné du baron de Moltke. On ne fui qu'attentions et prévenances, aux Tuileries et à Compiègne, pour l'héritier du trône de Prusse. Il avait eu des succès de courtoisie parfaite dans la haute société française. Nul plus que lui ne se montrait empressé envers l'empereur, nul plus attentif envers l'impératrice, à laquelle il prodiguait les marques d'une pure admiration. Après la visite du futur empereur d'Allemagne à Napoléon III était venue celle du grand-duc Constantin, frère du tzar et grand-amiral de Russie, hier, le plus acharné partisan de la guerre contre la France, maintenant le messager de paix le plus désireux d'apporter en personne le gage d'une réconciliation complète entre les deux puissances. D'autres personnages du même rang suivirent. L'opinion allemande s'était, longtemps à l'avance, préoccupée, avec cette pointe d'orgueil et de susceptibilité qu'elle découvre si aisément, de l'accueil que recevrait le roi de Bavière Maximilien, à la Cour de Napoléon III, lorsqu'il aborderait ce théâtre éblouissant et voudrait affronter la grandeur, qui environnait le trône de l'empereur des Français. L'étiquette bavaroise put se déclarer, de tous points, satisfaite. Napoléon III avait monté sa maison sur un pied qui lui permettait de recevoir les souverains des différents degrés, majores vel minores, avec l'éclat convenant à chacun d'eux.

De temps en temps, revenant à l'habitude qui lui avait été si utile, pendant les derniers jours de la Présidence, pour affermir sa fortune et étendre sa popularité, il renouvelait, en personne, ses démonstrations officielles, sur les différents points de la France. Ces voyages, à travers les départements, n'étaient qu'une suite d'ovations, de ville en ville, chauffées, d'abord, par le zèle d'une administration habile, mais qui trouvaient des échos sincères, au cœur des populations.

Le 8 avril 1858, à Cherbourg, l'empereur, accompagné de l'impératrice, montait à bord du vaisseau de guerre la Bretagne, pour se diriger sur Brest, avec une flotte entière comme escorte. Les souverains français venaient de recevoir, dans le fort de Cherbourg, la visite en grand apparat naval de la reine d'Angleterre. Maintenant, ils voguaient vers le pays d'Armor, magnifiquement convoyés par les vaisseaux d'escadre[9]. Sur la Bretagne se déployait le pavillon de l'amiral commandant Pothuau.

D'autres navires plus légers suivaient le sillage de la noble frégate. Le département de la marine avait apporté un soin extrême à trier l'état-major de ces bâtiments, tandis que l'élite de la cour, désignée d'après l'ordre des fonctions, avait l'honneur et le contentement d'accompagner Leurs Majestés dans un voyage, qui allait bientôt revêtir des aspects de triomphe.

Aux côtés de l'empereur se voyaient les généraux Niel et Fleury, le secrétaire intime Mocquard, puis les barons de l'Isle et de Bourgoing, l'un écuyer de Napoléon, l'autre préfet du palais, enfin le chambellan marquis de Chaumont-Quitry et deux officiers d'ordonnance[10].

Le 9, à une heure de l'après-midi, après avoir franchi par unités, les passes étroites du goulet, l'escadre évolua majestueusement, la Bretagne en tête, dans l'immense rade de Brest. Des volées de canon, venant du port, saluèrent son entrée ; elle y répondit par les décharges répétées de toutes ses pièces, qui l'enveloppèrent, pendant quelques minutes, d'une blanche fumée traversée d'éclairs. Aux détonations de l'artillerie se mêlaient, dans une clameur de fête. les cris enthousiastes de la foule régionale, accourue en ses habits de dimanche, et qui, massée sur les points les plus propices à la sue, applaudissait à la magnificence du spectacle.

Une yole très élégante de construction s'était détachée du port ; trente rameurs, d'un mouvement égal, la conduisaient vers le vaisseau amiral. On s'émerveillait à considérer le luxe de sa décoration, pendant qu'elle rasait légèrement la surface des eaux. Deux statues d'orées, de figuration mythologique, supportaient. à l'arrière, une tente de velours écarlate, où scintillaient les abeilles comme des gouttes d'or, et que surmontait la couronne impériale avec l'aigle aux ailes éployées. Comme entraîné par les néréides et les tritons sonnant de la trompe, qui en complétaient l'ornementation extérieure, ce canot de gala eut bientôt abordé la Bretagne. L'empereur et l'impératrice y prirent place pour être menés à terre, et l'esquif léger repartit, suivi d'une flottille d'embarcations.

Le maître de la ville attendait, au débarquement, les personnages souverains, pour leur présenter en cérémonie les clefs de la ville. Mais, déjà les équipages officiels s'étaient avancés. Le cortège fut promptement arrivé à l'église Saint-Louis, où vibraient les éclats triomphants du Te Deum.

Un spectacle aimable et joyeux s'offrit au regard des heureux princes, en sortant de l'édifice sacré : ce n'étaient, partout, dans la ville, que banderoles au sommet des mâts vénitiens, bannières, guirlandes, arcs de triomphe improvisés. Les drapeaux aux couleurs nationales flottaient ; sur le passage des voitures, du haut des balcons, se répandaient les fleurs, ainsi qu'une pluie embaumée. L'enthousiasme était général. Les Bretons, au fond de leur cœur, étaient flattés de la visite d'apparat qu'on rendait à leur pays. Depuis la célèbre Anne de Bretagne, au xvie siècle, aucune princesse de France, en particulier, n'avait eu la gracieuse inspiration de les venir voir chez eux, et leurs sentiments s'avivaient d'une personnelle gratitude envers la jeune impératrice, qui réveillait en eux, par sa présence, l'un des plus chers souvenirs de leur histoire.

Sur deux points différents de leur parcours, Napoléon et la compagne de ses félicités avaient reçu les bouquets, que tendaient à leurs mains des délégations de jeunes filles. Ils s'arrêtèrent, à la préfecture, pour y demeurer trois jours. Le dîner de gala fut somptueux autant qu'il devait l'être. À travers les fenêtres de la salle passait le reflet des illuminations embrasant la ville entière.

Le 12, au matin, des voitures de poste à la livrée impériale emportèrent l'empereur et l'impératrice, poursuivant leur course en Bretagne, au milieu de l'empressement inouï des populations armoricaines.

***

Dans le même temps, on commençait à célébrer, du dehors, le Paris de Napoléon III, si animé, si brillant. L'éblouissement de ces choses nouvelles, devenues pour nous si simples et si courantes, provoquait une admiration, dont nous n'avons pas idée, de nos jours.

Déjà régnait, à la préfecture de la Seine, en tête d'une administration organisée comme un ministère absolu, le principal instaurateur du Paris moderne : le baron Haussmann. Aucun des grands fonctionnaires de l'empire ne devait conformer plus hardiment sa propre initiative à la pensée du maitre, qui était de voiler la compression morale sous les signes extérieurs de la fortune publique. Nouvellement arrivé de la Gironde, où il avait été l'un des premiers à saluer le lever du soleil napoléonien, il avait dit, un jour d'audience, à l'impérial parvenu : Sire, j'ai rêvé d'accomplir de larges desseins, des plans grandioses : ne bornez pas mon effort, et votre capitale sera la capitale du monde : et la Rome d'Auguste n'aura pas eu de splendeur comparable au Paris de Napoléon III. A ces paroles, qui nattaient une ambition déjà née, les yeux brumeux de l'empereur s'étaient animés d'un regard plus chaud qu'à l'ordinaire. Un éclair avait passé sous ses paupières alourdies. Il répondit : Faites. L'œuvre de transformation commença.

L'heureux préfet ! Il avait su grouper, autour de lui, pour le succès de ses visées audacieuses, pour leur gloire aussi, ces maîtres ingénieurs, ces embellisseurs par excellence : les Belgrand, les Alphand. Rien ne faisait obstacle à ses projets. Il avait, à souhait, sous la main, l'autorité qui ordonne, règle et décrète, les hommes de mérite, qui mènent et dirigent, en seconde ligne, l'argent qui rend l'exécution facile. Il pouvait tailler en plein drap et puiser à pleins coffres, jusqu'à épuisement de crédit, après de longues années d'usage. Le trésor national s'appelait, à présent, le trésor du prince. La caisse publique n'était autre que la corbeille de César. À coups de millions, il allait changer, de fond en comble, la physionomie de l'immense cité.

On a la nette souvenance de ces jeux formidables du pic et de la truelle. Il s'agissait d'ouvrir des tranchées profondes à travers les amas d'habitations insalubres, de faire passer de larges sillons de lumière par le noir dédale des ruelles, des carrefours propices aux barricades ou des impasses étranglées, et de rejoindre, au moyen de communications rapides, les quartiers excentriques au cœur de la ville. Ces plans, on les avait formés, étudiés sous les administrations précédentes ; mais, ils semblaient n'avoir de chances d'être tirés des cartons, où ils dormaient, que dans des délais assez longs, un à un, pour ainsi dire, au fur et à mesure de la disponibilité des ressources. Soutenu par les complaisances prodigues de Napoléon III, l'entreprenant préfet, à qui ses prédécesseurs Frochot, Chabrol, Rambuteau, Berger, avaient préparé des combinaisons pratiques, les attaqua tous à la fois, et mit en chantier, simultanément, les énormes travaux qu'ils nécessitaient. Ce fut une sorte de remue-ménage universel.

Tel qui croyait connaître Paris s'étonnait de ne plus retrouver son chemin dans l'embrouillement des voies improvisées de la veille. C'était, à chaque pas, un changement de perspective et des aspects inattendus. Des ilots de maisons disparaissaient, comme par enchantement. On n'apercevait, aux angles des rues, qu'échafaudages aériens et compliqués, où circulaient, parmi les charpentes, des équipes pressées de travailleurs. De l'effondrement des murailles, tombaient et remontaient sur la ville des tourbillons de poussière. L'ombre et la clarté se jouaient, tour à tour, en effets pittoresques dans l'obscurité des ruines, sur la blancheur des assises nouvelles ou dans la profondeur des maisons é ventrées, qui découvraient, à l'improviste, par des baies violentes, le mystère des habitations intimes[11]. La métamorphose de Paris prenait, sous la baguette du tout-puissant administrateur, un entrain qui tenait du prodige.

Cependant, des critiques s'élevaient, des oppositions voulaient se dresser à l'encontre de ces bouleversements à outrance. Les amis du passé se lamentaient de voir périr tant d'édifices, d'habitations, d'hôtels, où des séries de générations avaient vécu, qui étaient, en quelque sorte le cadre, le théâtre, la mise en scène des figes disparus et, dont, chaque pierre en tombant émiettait un morceau d'histoire. Les fervents de l'art pur dénonçaient des impiétés commises, des actes de vandalisme regrettables, qui faisaient s'abîmer, parmi les

pliitras vulgaires, tantôt un joyau d'architecture, tantôt un bloc inconnu, que le génie avait touché. Les amateurs de constructions originales se révoltaient contre l'uniformité, la monotonie plate de ces innombrables trouées qui, dépeçant obliquement, les murailles de la vieille capitale de nos rois, en revenaient toujours à la même inflexibilité géométrique, au même culte exclusif de la ligne droite. Enfin, les humanitaires, les socialistes se récriaient contre les abus d'un régime d'expropriation brutale, qui chassait les artisans du centre, anéantissait le Paris artiste et philosophe, le Paris historique et penseur de jadis, pour l'unique triomphe d'un luxueux matérialisme[12].

Vaines réclamations, plaintes inutiles. Les démolisseurs, encouragés de haut, allaient leur train. La rue de Rivoli poursuivait son sillon envahisseur, balayant les ruelles el les masures, qu'elle coudoyait au passage, et renversant tout devant elle comme un torrent. L'inauguration des quartiers neufs allait de front avec la transformation radicale des anciens agglomérats. Sans entendre la voix effarée des archéologues, à chaque menace du marteau, qui se levait sur un souvenir, ni les doléances des économistes plaidant le pour et le contre par théorèmes, Haussmann continuait son œuvre de défrichement avec obstination, engloutissant, parfois, dans des travaux d'une utilité douteuse et passagère, des témoins précieux d'une autre époque et le patrimoine des générations futures, mais aussi répandant à flots la lumière et la santé, au plus noir des quartiers lépreux et malsains ; accomplissant de hardies conceptions architecturales, rendant possible, en quelques années, l'achèvement de ce plan gigantesque du Louvre, qui avait effrayé plusieurs dynasties, multipliant les débouchés de la civilisation moderne, les voies amplement aérées, où circule, aujourd'hui, sans encombre, le flot des activités parisiennes, dressant, dans des conditions inouïes de luxe et de dépense[13], des monuments grandioses ; et combinant, à merveille, avec l'élégance de la toilette extérieure les intérêts d'utilité publique par la création de marchés, d'hôpitaux, d'institutions de crédit et de prévoyance.

L'empereur n'avait pas borné à l'embellissement de la capitale son attention et ses vœux. Lyon, Bordeaux, et d'autres grands centres connurent les bienfaits de son initiative. Lors de son premier passage officiel dans l'antique Lugdunum, il s'était entretenu avec le préfet Chevreau, longuement, des différentes mesures d'utilité, qu'il désirait y voir mettre en œuvre. L'un des premiers actes de son gouvernement fut de réunir, à Lyon, la Guillotière, Vaise et la Croix-Rousse[14]. En fondant l'agglomération lyonnaise, en lui donnant un seul administrateur, en la plaçant sous le même régime municipal, il avait voulu faire tomber les dernières barrières, qui séparaient des populations si étroitement liées par la solidarité de leurs intérêts. El, partout, il eu était de même ; partout, l'empire édifiait, construisait, jetait fondations sur fondations, comme s'il se fût jugé lui-même indestructible. Les villes se couvraient de monuments. L'industrie prenait un essor fébrile. La France attirait sur son marché les capitaux de l'Europe entière.

***

Une ombre fâcheuse, une pensée inquiète, gênaient ce grand essor. Souventes fois, Napoléon songeait qu'il n'avait pas rempli identiquement les deux clauses fatidiques de ses serments de jeunesse. Il avait reconstitué l'empire. Il n'avait pas libéré l'Italie.

Quoique l'idée de l'unité italienne n'eût jamais quitté son esprit et qu'elle lui fit restée chère, entre toutes, il n'était point sans en appréhender, comme chef d'État et pour les intérêts du pays dont il avait la garde, les contre-effets lointains. Il tardait par un scrupule de légitime prudence à se lancer dans le vaisseau de Cavour.

Le rappel de ses souvenirs, les insinuations diplomatiques et les motifs pressants du ministre piémontais, la contenance mélancolique et digne d'un peuple exprimant par des vœux, des plaintes, des allusions de chaque heure, ses espoirs dans la justice de l'Europe et l'aide particulière d'un grand prince : que de raisons pour l'y conduire ! Mais des considérations de sagesse politique, qui avaient bien aussi leur force et leur valeur, le retenaient, hésitant.

On sait comment une série d'attentats répétés contre sa vie, contribuèrent à l'y lancer, presque de force.

Sa propre existence se trouvait engagée dans la solution de ce problème si compliqué devant l'histoire et la diplomatie. D'anciens partisans du carbonarisme, dont il avait eu le temps d'oublier le nom et de perdre la trace, depuis qu'en des jours de jeunesse follement aventureuse et romanesque, il s'était affilié à des sociétés secrètes italiennes, s'étaient rappelés à lui, mais sous quelle forme ! Par des moyens hardis, violents, par des tentatives d'assassinat. C'était leur manière rude de peser sur la marche trop lente des négociations diplomatiques. Ils lui remettaient en mémoire, brusquement les promesses qu'il n'avait pas tenues, l'engagement solennel qu'il avait contracté jadis dans l'ombre dei conspirations et n'avait pas rempli, de coopérer, de tous ses moyens, aussitôt qu'il en aurait la puissance. au relèvement de l'Italie.

La question, de générale qu'elle était en son essence politique et religieuse, lui était devenue comme une affaire personnelle à régler.

Toutes les haines assemblées contre le fils de la reine Hortense. depuis le succès inouï de l'audacieuse aventure, politique des deux frères Louis Napoléon et Auguste de Morny, s'étaient rencontrées sur ce terrain, où les avait rejointes. en outre. pour les servir ou les venger des agents capables de recourir aux pires expédients.

L'année 18.5 :j avait vu le premier attentat commis contre la vie de Napoléon III. Un Italien, du nom de Pianori, en fut l'auteur et le pava de son sang. Suivant la version restée inédite d'un témoin de l'acte, et qui, en homme prudent, soucieux de n'être impliqué, de quelque façon que ce pût être, aux suites d'un procès périlleux : suivant cette version inconnue, disons-nous. la balle avait porté.

L'empereur allait à cheval et au pas. Un homme s'avança, du bord du trottoir où il s'était rangé et, prompt comme l'éclair, très en face, braqua son arme, pressa la détente : Napoléon III fut presque renversé sur sa selle. Le meurtrier demeura, quelques secondes, comme figé d'étonnement, qu'il ne fût pas tombé sous la balle, qui l'avait dû frapper en pleine poitrine. Une cotte de mailles l'avait protégé, le mouvement qu'il avait fait en arrière ne laissant pas de doute sur le fait qu'il eût été touché.

Peu de mois après éclatait la machine d'Orsini.

Une sorte d'ascendant superstitieux poussa certainement Napoléon III à marcher. L'Autriche allait fournir d'elle-même un prétexte à l'ingérence étrangère. L'empereur s'en saisit et brusqua la scène d'explications avec l'ambassadeur autrichien, le baron de Hübner, la fameuse scène, d'où sortit la guerre.

Par la logique de l'histoire, par les nécessités de la géographie (deux forces plus puissantes que les troupes de l'Autriche), les peuples italiens étaient poussés invinciblement à se serrer entre eux pour ne former qu'une seule nation, sous un sceptre unique.

Napoléon III ne fit qu'avancer l'heure.

On avait bien déclaré, avant que la guerre éclatât contre l'Autriche, que la Lombardie, leurrant les vœux de ses libérateurs, ne demanderait qu'à retourner aux mains de ses mitres, par indifférence patriotique ou par un long usage de la soumission. On avait annoncé que les Toscans repousseraient loin d'eux l'idée d'obéir à un principicule de Sardaigne. Des esprits sérieux avaient cru ne pas se tromper en prédisant que l'anarchie serait le résultat le plus certain de cette levée de boucliers en faveur d'un peuple turbulent et sans aucune fixité d'attachement. Mais, il ne fallut pas beaucoup de temps pour s'apercevoir que des différences de climat, de costume et de mœurs, que des particularités distinctives dans le langage et l'accent, n'empêchaient pas l'âme italienne de se retrouver pareille, en tons lieux, et qu'il n'y avait, en réalité, qu'un seul peuple dans la péninsule.

Par le secours puissant et par la faute politique de Napoléon III allait s'élever, grandir et se coller au flanc de la France une nation homogène, ambitieuse et jalouse, dont l'extension devait, lui créer, dans l'avenir, un voisinage fort embarrassant. Mais l'empereur, ses ministres et son peuple ne voulurent voir, tout d'abord, outre les avantages immédiats de l'annexion des deux provinces : Nice et. la Savoie, que le fracas des victoires, le flottement des drapeaux et le retour, dans la capitale délirante d'enthousiasme, des troupes françaises victorieuses.

Parmi les journées i1 grand spectacle du règne de Napoléon III s'inscrivirent ces deux dates. au plein de sa force : le 2 décembre 1855, où défilèrent devant. le chef de l'État les bataillons rappelés de Crimée, et le 14 août 1859, où l'enthousiasme populaire confondit dans une immense rumeur ses vivats au couple impérial et ses démonstrations passionnées en faveur des troupes rentrant d'Halle.

La première de ces manifestations publiques avait été moins grandiose, mais aussi très impressionnante. La guerre n'était. pas terminée, quoique la prise de Sébastopol en eût fait espérer la fin prochaine. L'empereur avait décidé le rappel des quatre régiments de ligne les plus éprouvés par le feu de l'ennemi, ainsi que le retour de sa garde. Une foule énorme débordait, par les rues, avide de fêter les vainqueurs. La température hivernale s'était réchauffée aux rayons d'un clair soleil. Sur le parcours des boulevards les maisons étaient pavoisées de drapeaux, à toutes les fenêtres. La place Vendôme apparaissait encerclée de tribunes. En avant de l'estrade, rehaussée de tentures d'or et de velours, qu'on avait adossée au ministère de la Justice, se trouvait l'impératrice ayant, auprès d'elle, la princesse Mathilde et attendant, le cœur battant, l'arrivée des Criméens.

Précédé du général Magnan, très représentatif, en sa haute taille, avec son uniforme resplendissant et son escadron de chasseurs à cheval ; annoncé par l'escadron des guides, Napoléon s'était porté, d'une allure vive, au-devant des régiments massés sur la place de la Bastille. Et, après une allocution aux chefs et aux soldats, il avait repris, au galop de son cheval, le chemin des boulevards, pour s'arrêter, place Vendôme, droit en face de l'impératrice, lui adresser un salut de la main et attendre le passage des troupes. Elles se montrèrent, ayant à leur tête le général Canrobert et attestant assez par le délabrement des habits, par l'état amaigri des visages, qu'elles avaient fourni une dure, très dure campagne. Derrière les musiques des régiments suivaient des blessés, dont la vue grandissait encore l'émotion populaire. Les mouchoirs s'agitaient ; des cris fervents s'échappaient des poitrines ; des mains féminines lançaient des bouquets. L'impératrice battait des mains, les yeux humides d'attendrissement et de joie.

Quatre années se passèrent. Ce fut, alors, la mise en scène plus imposante du 14 août 1859, jour de la rentrée dans la capitale des troupes d'Italie couvertes des trophées de Magenta et de Solferino. L'empereur, qui les avait commandées, était de retour, depuis le 17 juillet. En ses loisirs de Saint-Cloud, il avait combiné, pour cette grande circonstance, concordant avec la veille de sa fête, l'une des superbes cérémonies de plein air. dont il eut toujours l'à-propos.

La journée fut magnifique, l'enthousiasme général, et le spectacle grand comme les triomphes de l'ancienne Borne. Quelles minutes inoubliables' L'impératrice assistait à cette solennité militaire : elle en suivait tous les détails, les yeux brillant d'un légitime orgueil : on la voyait, de tous les points de la place Vendôme, assise sons un dais superbe aux franges d'or, gracieusement entourée des dames de sa cour. On avait affecté à cette décoration tonte une galerie construite à hauteur des derniers étages du ministère de la Justice, tandis que, remplissant les abords de la. place, à droite et à gauche, s'élevaient de spacieuses tribunes chargées de plusieurs milliers de personnes. De riches draperies, des guirlandes, des couronnes de laurier, rejoignaient les balcons de la place et de la rue de la Paix. Les femmes du monde avaient saisi cette occasion patriotique d'arborer leurs plus élégantes toilettes. Tous les visages souriaient, tous les cœurs se sentaient emplis d'allégresse. Pendant que défilaient les divisions, les aigles victorieuses, les canons et étendards enlevés à l'ennemi, une pluie de fleurs tombait des fenêtres ; les airs en étaient embaumés ; et les applaudissements, les cris, les vivats n'avaient plus eu de mesure, lorsque était apparu l'empereur, tenant sur le pommeau de sa selle le prince impérial vêtu de l'uniforme bleu et rouge des grenadiers de la garde, et qui n'avait, que trois ans. La scène, rapporte l'écrivain qui rédigea les Mémoires d'Evans, fut indescriptible. Les mouchoirs s'agitaient, les drapeaux s'abaissaient, les épées étincelaient ; les officiers, les soldats, le public des tribunes et toute la foule acclamaient le petit Prince, à sa première apparition en public : c'était une tempête de cris enthousiastes ; et toutes ces manifestations se prolongèrent au point qu'il semblait qu'elles ne prendraient jamais fin. Cette association de l'enfant, qui représentait — on le croyait, du moins — l'avenir de la nation, aux victoires de Solferino et de Magenta, devant le monument commémoratif des triomphes du fondateur de la dynastie, toucha le cœur de la foule. Elle avait été mise en contact avec les grandes forces humaines, qui gouvernent le monde ; et la contagion de cette émotion fut si forte, si irrésistible que, même les ennemis les plus irréconciliables du gouvernement se laissèrent gagner par elle ; prenant part aux démonstrations du peuple, eux aussi jetaient des fleurs aux pieds de l'empereur et de son fils en criant de toutes leurs forces : Vive l'armée ! Vive la France !

Vraiment, en de telles minutes, l'Empire pût se croire à son apogée de puissance et d'éclat. Cependant les échos de ces acclamations duraient encore, que des dérangements s'annonçaient dans la carte de l'Europe, modifications graves de conséquences, lourdes de périls, que Napoléon III n'avait pas su prévoir et qui allaient causer les plus sérieux embarras à la mobilité irréfléchie de sa politique.

 

 

 



[1] Le régime actuel est le paradis des envieux. (Tocqueville, Nouvelle correspondance, p. 356.)

[2] Les dames, disait-on, se montraient, parfois, moins empressées à pratiquer les cérémonies d'église qu'à se rendre toutes parées de leurs fanfreluches aux lundis de l'impératrice ou aux bals de gala. Napoléon en recevait quelque vague avertissement, mais observait, à cet égard, autant d'indulgence qu'en montrait dans un cas pareil l'empereur d'Autriche François II. Son grand-chambellan se plaignait à lui — nous parlons du monarque autrichien — d'une solennité pieuse où s'était trouvé trop peu de monde. Il y a presse pour devenir chambellan, disait-il, et lorsqu'il s'agit du service, personne ne se présente. — Laissez-les tranquilles, avait répondu François II : si je n'étais pas forcé de m'y trouver, je n'y viendrais probablement pas non plus. Or, on célébrait ce jour-lei, des vigiles pour une des arrières-grand'mères de Sa Majesté viennoise.

[3] Théodore Duret.

[4] Une querelle de moines, engagée, au mois de mai 1850, entre les Grecs et les Latins, à l'occasion des Lieux Saints : la question de savoir si le droit de possession d'une partie de l'église du Saint-Sépulcre appartenait à ceux-ci ou à ceux-là ; l'intervention de la Légation française, se réclamant de l'article 33 des capitulations de 1740, en faveur de l'Église latine ; le prompt élan avec lequel l'Espagne, le Piémont, Naples et la Belgique s'étaient mis à la suite de la France : les contre-projets de la Russie, profitant de la circonstance pour transformer complètement les rapports établis entre elle et la Turquie et pour y découvrir une occasion, peut-être, de démembrer à son profit, l'empire ottoman ; les contestations accessoires surgies entre Musulmans, Grecs et Latins, à propos d'une chapelle du rite orthodoxe, construite dans un quartier de Galata ; la note intransigeante du prince Menschikolf, exigeant, au compte de la Russie, une sorte de protection universelle des Grecs, dans l'empire turc ; l'ultimatum envoyé, un mois plus tard, à la Porte, par M. de Nesselrode : tels furent les préliminaires d'une guerre, modeste à l'origine, et devenue, par l'effet des alliances contractées, comme par l'extension des démêlés primitifs, un immense carnage. — Du côté des Français, 95.000 hommes tués par le feu et par la maladie ; du côté des Anglais, 20.000 ; des Turcs, 30.000 ; des Russes, plus de 110.000 ; au total, 300.000 êtres vivants, pleins de jeunesse et de force, anéantis dans cette funeste et inutile guerre d'Orient.

[5] Chaque matin, le docteur Dubois fait prendre à l'impératrice une dose de laudanum destinée à empêcher que l'accouchement n'arrive avant le 20 mars. (Journal du docteur P. Meniére, p. 249.)

[6] Cette marquise d'Ély, honorée de la confiance entière de la reine Victoria, jusqu'à vaquer, pour elle, aux soins de sa correspondance privée, était venue à Paris, chargée d'une mission très intime : celle de tenir au courant sa souveraine et son amie du bulletin de santé quotidien de l'impératrice. Il fut connu que l'illustre ministre italien Cavour s'empressa fort auprès de la blonde lady, afin d'obtenir sa main, et qu'il n'eut pas la satisfaction de l'y décider.

[7] Il pouvait, avec tout son esprit, se rendre aimable et séduisant. Ce n'était, malheureusement, pas son habitude, parce qu'il s'était fait un parti pris de n'en donner l'impression que le moins possible. On connaissait de ce prince du sang bien davantage son impertinence voulue, sa dureté, son mépris systématique des hommes et des choses.

[8] L'empereur Napoléon, mon oncle, qui avait appliqué au nouveau système créé par la Révolution tout ce que l'ancien régime avait de bon et d'élevé, avait repris cette ancienne dénomination des Enfants de France. C'est qu'en effet, Messieurs, lorsqu'il nait un héritier destiné à perpétuer un système national, cet enfant n'est pas seulement le rejeton d'une famille, mais il est véritablement encore le fils du pays tout entier, et ce nom lui indique ses devoirs. (Réponse de l'empereur aux félicitations du Sénat sur la naissance du prince impérial, Palais des Tuileries, 19 mars 1856.)

[9] On a gardé les noms de ces bâtiments : Arcole, l'Austerlitz, l'Eylau, le Napoléon, le Donawerth, l'Union et l'Isly.

[10] Au service l'impératrice étaient attachés, outre les dames du palais : les comtesses de Lourmel et de La Bédoyère, future princesse de la Moskowa, son chambellan le comte de Marnesia, son écuyer le baron de Pierres et le docteur Jobert de La Salle.

[11] V. le Paris démoli, d'Éd. Fournier.

[12] V. le Paris démoli, d'Éd. Fournier.

[13] Des gens d'esprit se demandaient comment on pouvait trouer assez d'argent dans les caisses de la Ville pour faire face à toutes ces façades.

[14] Paris, 20 février 1865. Lettre de l'empereur au ministre de l'Intérieur.