RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE SIXIÈME. — DE L'EXIL À LA PRISON D'ÉTAT.

 

 

Sans s'étonner de l'incommensurable distance qui séparait ses désirs de leur couronnement possible, n'ayant qu'une poignée d'auxiliaires et pas beaucoup d'argent ni d'autorité personnelle, il s'était dit, fout à coup : Allons et renversons le gouvernement de la France, pour nous mettre à sa place, sous l'égide du système napoléonien.

Il s'ouvrit de cet osé dessein à un négociant de Florence, en voyage à Londres, le banquier des Bonaparte et, de plus. un machinateur émérite, qu'il voulait charger de l'organisation matérielle du complot. Son nom était Joseph Orsi ; son âge, trente-deux ans. Il le trouva, de prime abord, contraire à l'entreprise. La première entrevue fut longue et d'allure vive, sans aboutir à aucune conclusion. Orsi objecta les arguments les plus raisonnables pour l'éloigner d'une aventure, que n'encourageaient ni les circonstances présentes ni les ressources d'action fort réduites dont on disposait. La sagesse lui commandait de rester sous sa tente, (in apprêtant ses armes. Mais le prince débordait d'impatience. Il jugeait l'heure excellente pour réveiller les sympathies populaires autour de son nom par un coup d'éclat. Trop de temps pourrait s'écouler avant, que l'appelât, d'elle-même, la voix du pays. Le 18 brumaire, qui sauva la France, ne s'était-il pas exécuté au pas de charge ?

Dans sa hâte à rapprocher les résultats, il perdait tout à fait, de vue les différences de personnalités et de conditions ; simplement il oubliait qu'en ce jour fatidique Bonaparte était le héros acclamé de la victoire, le vainqueur d'Italie et d'Égypte, le signataire du traité de Campo-Formio et qu'au surplus la France, sous Louis-Philippe sagement et pacifiquement gouvernée, était loin de se trouver dans le même état de désorganisation que sous l'oligarchie des Cinq.

(Irsi continuait à le déconseiller de sa folle envie. A quel ridicule l'exposerait un échec presque certain ! A quels dangers aussi ! Mais ses raisons se heurtaient au parti pris d'un homme dont le siège était fait. Il discourait : Louis Bonaparte, un grand écouteur d'habitude, n'était qu'à son idée. Elle vivait en lui, il la voyait se mouvoir et sur le point de prendre son élan. D'ailleurs, depuis un certain temps, il ne négligeait, rien qui prit en activer l'essor. C'était, sous son impulsion déguisée, un mouvement extraordinaire, entre Paris et Londres, d'émissaires allant chercher ou rapportant des instructions. A chaque instant se croisaient, devant sa porte, entrant ou sortant, des officiers supérieurs en rupture de discipline, des députés français en espérance de passer ministres, sous un régime nouveau.

Sa revue politique mensuelle — les Idées napoléoniennes —, dont l'objet exclusif était d'amener l'opinion à croire que Napoléon Ier fut le bienfaiteur de la France et qu'il avait un héritier, dans le monde, pressé d'en accroître le renom, cette publication tendancieuse continuait à tracasser le gouvernement de Louis-Philippe. On n'ignorait pas, aux Tuileries, les préparatifs d'une manifestation plus directe. Des précautions avaient été prises. Des ordres étaient donnés, prévoyant une insurrection. Des agents de police avaient été spécialement envoyés à Londres, afin que l'ambassade de France fût minutieusement avertie des allées et venues du prince et de ses partisans. Ceux-ci devaient se hâter, s'ils espéraient produire, encore, quelque grand effet de surprise.

Les projets de Louis-Napoléon avaient-ils transpiré ? Ou bien présumait-on qu'avec sa nature entreprenante il en aurait conçu de tels ? Toujours était-il qu'à Paris, comme à Londres, propos et commentaires se donnaient un libre cours sur l'expédition attendue du prince, le lieu probable de son débarquement, la date approximative où on le verrait s'élancer à la conquête de l'inconnu, par un recommencement d'audace, qui pourrait bien n'être, une seconde fois, qu'une lamentable chute.

Il ne s'était pas laissé perdre de vue, depuis 1839. En cette année même, il avait subventionné une feuille politique, de chaude ardeur et de courte durée, le Capitole ; la vente d'une partie de ses biens d'Arenenberg en avait payer les frais. Naguère, plusieurs journaux d'Europe s'étaient évertués autour d'un long article sorti de sa plume et plaidoyant sur la forte organisation prussienne. Il s'en apercevait, alors, et en recommandait l'adoption comme le plus sûr bouclier contre les dangers d'un conflit éventuel, aux frontières du Rhin. Étonnante anticipation d'une réalité, qu'il négligera d'appliquer, ou plutôt d'imposer, quand il sera le maitre de le faire — sauf à en reprendre les théories, la plume en main, pendant sa captivité de Wilhelmshöhe, quand il ne sera plus temps de s'en servir ! Singulier contraste, parmi tant d'autres, des paroles et des actes, chez le futur souverain et conducteur d'armées dont justement toutes les guerres pêcheront, à leur début, par le défaut d'organisation militaire.

Le 21 juin, il s'était fait annoncer, chez joseph Orsi. Il le pressa de se décider. La logique et le bon sens condamnaient, peut-être, les espoirs qu'il avait conçus, mais il s'était trop avancé pour reculer. Des officiers lui avaient offert et il avait retenu leurs services. De sa bourse dépendaient leurs frais d'entretien et de séjour, à Londres : or, cette bourse n'eût point résisté à des saignées trop fréquentes. En outre, plus de quarante personnes s'étaient groupées à son appel, qui s'étonnaient de ne recevoir ni signal ni mot d'ordre. Il les avait engagées, sous l'unique condition qu'elles auraient à le suivre, partout où il le trouverait nécessaire et juste. Des accords secrets avaient été noués, en France, pour se traduire en actes, aussitôt qu'il serait entré dans le port et la ville de Boulogne. La fatalité l'entrainait. Il n'était plus en son pouvoir moral de différer ce qu'il avait résolu, sous cette mystérieuse impulsion. Une question péremptoire se posait, immédiatement. Par quel moyen pratique arriverait-il à traverser le canal ? On devrait s'en occuper sans retard. Quant à lui-même, il serait prêt pour le mois d'août.

Devant une détermination aussi ferme Joseph Orsi ne résista plus, mais suggéra l'idée de fréter un vapeur. Tous les partisans enrôlés dans l'expédition y prendraient place, comme des passagers réunis par une male intention d'excursionner en mer. Ils s'y trouveraient au nombre de soixante-dix, environ. Soixante-dix hommes pour conquérir un royaume, mettre un trône en pièces, fonder une nouvelle dynastie ! On emporterait des fusils, des pistolets, des sabres autant qu'en exigerait leur équipement, et des proclamations... par milliers.

Tout n'était pas exagération, chimère, dans le sort qui les emportait au-devant des balles ou pour échouer entre les murs d'une prison. L'état des esprits, en France, favorisait le courant bonapartiste. De plus, une circonstance propice invitait le prince à hâter l'exécution de son plan. Des régiments, dont il connut les chefs à Strasbourg, avaient été désignés pour tenir garnison dans plusieurs villes du Nord et de l'Ouest de la France. On les savait à demi-gagnés. Et l'exemple, l'entraînement feraient le reste.

Il restait à régler l'ordre de l'expédition, en commençant par fréter le navire nécessaire.

Les démarches entamées, à cet effet, réussirent. Un bateau à vapeur appartenant à la Société commerciale de Londres se trouva disponible. Le capitaine s'était rendu, sans résistance, aux explications qu'on voulut bien lui donner et qu'il avait crues parfaitement sincères. Une compagnie de touristes, des hommes seulement, sans aucune femme, s'étaient associés dans le dessein d'une longue promenade en nier. à destination de Hambourg. Il reçut la chose, comme elle lui ;unit été dite, et ne poussa pas plus loin son enquête.

La périlleuse aventure était donc commencée. Du début au dénouement, elle aura des aspects tragi-comiques. A part l'extraordinaire conspiration du général Malet, qui faillit jeter bas par le geste concerté de deux ou trois personnages sans illustration ni prestige, le plus puissant empire du monde, l'histoire moderne n'offre pas d'exemple d'une témérité folle et convaincue plus étonnant que l'expédition de ce chef de parti, se portant à l'attaque d'un gouvernement, d'une armée, de tout un organisme d'État, en des conditions d'offensive aussi précaires.

Mais, celui-ci ne comptait pas les obstacles, parce qu'en vérité il ne les voyait pas, parce qu'il détournait son regard du réel pour fixer, à travers les nues, l'astre conducteur, son astre, qui le mènerait très haut, par les rudes chemins de l'exil et de la prison.

Le 4 août, le vapeur était prêt à prendre la mer. Orsi et ses gens y avait embarqué des chevaux, au nombre de neuf, une voiture, une caisse remplie de fusils, de pistolets, d'équipements militaires, le tout prévu pour une soixantaine d'hommes, des liasses de proclamations, et mis à part ce qui représentait le nerf de la guerre en guinées ou bank-notes anglaises. Sur chacun des colis était apposée une étiquette à l'adresse de Hambourg.

Tout le long de la Tamise, le navire faisait escale pour recevoir de nouveaux voyageurs au service de la conspiration. Le comte de Hunin et Hahn de Persigny étaient de ceux-là.

Gravesend, la troupe a sensiblement grossi. Tant de passagers et pas une seule passagère, tant de provisions et pas une seule malle, il y avait de quoi frapper le regard de l'autorité, sur les divers points où s'arrêtait le navire, et plus encore que les particularités du chargement était faite pour la surprendre l'allure de ces excursionnistes. D'ailleurs, le temps était beau ; une brise légère leur venait du nord rafraichissant l'ardeur du soleil ; ils voguaient à l'aise, comme en partie de plaisir. Sauf les amis personnels du prince, ils auraient été embarrassés d'en dire le ternie précis. Ils se demandaient, les uns aux autres : où allons-nous ? sans titre en mesure de se renseigner réciproquement. Mais ils prenaient le temps en patience, devant des assiettes souvent garnies et des verres toujours pleins ; en outre, on les avait lestés d'une monnaie brillante, au départ ; ils n'étaient donc pas pressés de savoir où on les conduisait.

Cependant, le principal acteur de la pièce en préparation n'était pas encore arrivé. On l'attendait, à heure fixe. Des inquiétudes se formaient dans l'esprit des principaux meneurs de cette conjuration sans chef.

Au lieu du neveu de Napoléon, le commandant Parquin, qui était descendu à terre, en avait ramené un jeune aigle, symbole vivant des espérances du parti, acheté, par hasard, à un enfant du pays et qui fut l'embryon d'une légende moqueuse fort exploitée dans la suite. On attacha au grand me épouvanté. Le prince ne se montrait toujours point. Orsi décida qu'on stationnerait à Ramsgate, où le rendez-vous avait été assigné au général de Montholon, ainsi qu'aux colonels de Laborde et Voisin. Le retard du prétendant compromettait des chances de succès déjà bien minces. Des informations récentes avaient permis de savoir que le colonel commandant la garnison de Boulogne, iris ferme sur ses principes et sur ses devoirs, par conséquent irréductible, serait absent de la caserne pendant la journée entière du 5. Circonstance opportune qu'on aurait dû saisir ! Les dispositions avaient été prises pour débarquer à Wimereux, dès 4 heures du matin et se porter aussitôt sur Boulogne.

Dimidium facti, qui bene cœpit, habet. Or, les débuts de l'action s'engageaient par un contre-temps des plus fâcheux. Enfin, au milieu de la nuit, des veux perçoivent un canot se dirigeant, à force de rames, vers la Cité d'Edimbourg. Louis Bonaparte accoste et monte à bord. Il précipite ses pas et, de suite, veut rassembler son monde pour le haranguer. Je vois ce que c'est, dit Montholon, à voix basse, le prince est sur le point de faire un de ses coups de tête.

Il a parlé. On sait maintenant les raisons qui l'ont empêché d'être exact, comme il en avait le ferme dessein. La police française de Londres, avertie de ce qui se préparait clans son ombre, a gêné ses allures par des surveillances redoublées. De ce fait, il s'est produit, évidemment, de la perturbation dans le programme. On était au milieu de la Manche. Il éprouva la forte tentation de retourner en arrière. La crainte de déchoir, aux yeux de ses fidèles, triompha de cet instant d'hésitation, qui faillit enlever une page des plus curieuses à l'histoire prodigieusement mouvementée de Napoléon III. Il mit la question aux voix. L'affaire s'engageait mal. Fallait-il pour cela l'abandonner ?

Louis-Napoléon, comme nous venons de le dire, aurait plutôt souhaité de revoir, le lendemain, au matin, les rives londoniennes. Se souvenant que Joseph Orsi d'abord déconseillé de courir un risque aussi chanceux, il lui demanda si, pendant qu'il était encore temps. il ne jugeait pas préférable d'en suspendre les effets. Mais Orsi n'est plus de son premier avis. On s'était embarqué dans l'aventure, on avait jeté la plume au vent ; il fallait aller jusqu'au bout, si l'on ne préférait se couvrir de ridicule. Ces mots ont frappé juste. En les entendant Louis a retrouvé toute la résolution, qui sembla déserter son âme. Était-ce bien lui qui sentit, un moment, chanceler sa croyance ? Derechef, il fait appel au concours vaillant de ceux qui l'entourent. Un enthousiasme vibrant, qu'échauffent les vapeurs du vin, lui répond et l'excite à la lutte.

Je le sens, s'écrie-t-il, j'ai foi dans ma destinée. Je jette les yeux sur l'avenir avec une certitude aussi entière que dans le lever du soleil, dont les rayons vont dissiper bientôt les ténèbres de la nuit... Oui, notre heure viendra, quels que soient les obstacles ; elle ne se fera pas longtemps attendre.

Des applaudissements éclatèrent. On versa des rasades. On lut, au bruit des verres entrechoqués, les proclamations, qui enflammeraient la France. Il n'y avait plus à en douter. La marche serait triomphale, de Boulogne à Paris.

On remettrait au jour suivant, 6 août, la descente à terre, et les choses n'en iraient pas plus mal. Du reste on profiterait du délai pour informer en douceur le commandant du bord de ce qu'il ignorait, encore, et pour gagner son adhésion au changement de route. Cet Anglais était de bonne composition, ses machines ne refuseraient pas leur service à l'intéressante compagnie.

On cornait le reste : l'opération assez lente du débarquement, à l'aide d'un canot ; l'encourageante facilité avec laquelle les garde-côtes avaient laissé passer les arrivants, sous leurs habits de soldats français ; les approches de la petite troupe, à cinquante mètres de la caserne ; le cri de la sentinelle appelant aux armes ; la réponse par le mot d'ordre, dont les conspirateurs avaient eu le soin de se faire livrer le secret ; et l'entrée dans la caserne, en désordre, mais avec une belle confiance, jusqu'à ce que tout se renversât le plus fâcheusement du monde. Les soldats étaient accourus, curieux, sympathiques, prêts à l'acclamation. Comme le prince se préparait à leur dire : Je suis le neveu de l'Empereur et je viens occuper le trône de France, quelqu'un troubla la fête. C'était le colonel Puygellier, survenant, à la tête de ses officiers, le sabre au clair. On le menace, on le supplie, on l'exhorte à la rébellion, pour la fortune du prince et pour la sienne. Le général Montholon s'est écrié :

Suivez-nous, colonel, suivez Louis-Napoléon, et vous aurez, demain, ce que vous voudrez, tous les biens, toutes les faveurs.

Prince ou non, je ne vous connais pas, a-t-il répondu en s'adressant à ce prince, en personne. Napoléon, votre prédécesseur, a détruit le principe de la légitimité ; comment pouvez-vous l'invoquer, aujourd'hui ? Sortez. immédiatement.

Les voilà hors de la caserne et se hâtant vers les portes de la ville, pour se répandre à l'intérieur de Boulogne. Ne devait-on pas les leur ouvrir. en vertu d'une entente secrète ? Mais, les concours attendus ne se sont point montrés. Les portes restent closes et solidement closes. comme ont lieu de s'en rendre compte ceux qui essayent, en vain, de les ébranler. Louis Bonaparte s'y acharne avec fureur. Cet homme, d'ordinaire si calme, si tempéré, est dans un état d'exaspération nerveuse indescriptible. Du haut des murailles on le peut voir, spectacle sans grandeur, se cramponnant à la grille entourant la colonne de Boulogne et jurant qu'il veut mourir sur place. Qu'on le tue, que le sang en rejaillisse sur le front des usurpateurs ! Il a fallu l'enlever de force, le sauver malgré lui. De ses hommes l'emportent sur leurs épaules, protestant et se démenant, tandis que le reste de la bande se disperse sous les balles, tirées par les gendarmes, du haut de la falaise. Louis Bonaparte est, enfin, dans la petite embarcation, avec Voisin, Persigny, Galvani, Ornano et Joseph Orsi. Maintenant, il s'apaise et, comme les autres, il pense à se tirer du péril en gagnant promptement le vapeur. Le canot est sur le point d'être mis à flot, lorsque le colonel Voisin, s'avisant de, descendre, le fait chavirer. Une balle l'atteint ; Galvani, au même instant, est frappé d'un projectile. Louis-Napoléon et Persigny, jetés à l'eau par le retournement de la barque, nagent avec vigueur vers le navire, y parviennent, y montent et se croient sauvés. Hélas ! les autorités les y attendent, qui les cueillent, à l'arrivée. On les conduit à la prison du Vieux-Château, où vont les rejoindre la plupart de ceux qui se sont associés à la funeste expédition. Deux des conjurés ont été tués, pendant la bagarre.

Quant à l'oiseau symbolique du cortège, pour n'oublier personne, quant à l'aiglon, il fut le premier à se tirer d'affaire ; saisi, emporté, mais niai gardé, il s'envola, dès le lendemain, et prit le large.

En toute cette échauffourée, les amis directs du prince avaient agi avec quelque décision et courage. La majeure partie de la troupe n'avait esquissé de geste précis que pour s'enfuir. On eut à noter que les trois quarts de ces hommes n'avaient pas été formés pour la carrière héroïque, qu'ils n'étaient point des familiers ou compagnons du prince inféodés à ses vues, à ses desseins, mais des serviteurs passagèrement attachés à sa personne, et qu'il avait suffi d'un simple garçon de bain pour arrêter sent de ces gaillards armés jusqu'aux dents. Et, comment disposés, en quelles conditions morales et physiques, se trouvaient-ils, ceux-là, pour marcher à la bataille ! Ivres, non de leurs émotions généreuses mais de tous les vins qu'ils avaient bus, en cours de route, afin de se donner du cœur[1], ils étaient incapables d'aucune énergie combative, — qui, du reste, ne leur eût servi qu'à se faire tuer.

La justice instruisit sans retard. Sur les soixante-quinze partisans arrêtés, cinquante-deux excipèrent de leur qualité d'étrangers. Les autres, interpellés sur leurs origines, leur état, leur patrie, avaient répondu qu'ils étaient les domestiques du prince Louis et qu'ils l'avaient suivi, à ce titre, sans savoir où sa volonté les entraînait.

Louis Bonaparte, d'abord écroué au château de Ham, puis, transféré à Paris et déposé provisoirement à la Préfecture de Police, avait commencé sa défense par une protestation contre son enlèvement. Car, nous remarquerons qu'il protestait toujours, malgré qu'il fût le troubleur bien volontaire de sa situation ; il protestait contre les Bourbons, qui eurent le tort de régner avant son oncle, contre les usurpateurs des deux branches royales, qui ravirent le trône à l'élu de la nation et à ses héritiers, contre les ministres, qui ne le laissaient point, à son gré, changer les institutions du pays.

Pour les témoins de sa déconfiture rien ne s'annonçait dans sa mine ni dans les apparences de sa condition, qui pût leur faire envie. On l'avait mené à la Conciergerie. Les autorités s'occupaient entre elles de la façon dont elles allaient disposer de ce prisonnier encombrant. Quel était, cependant, son état d'esprit ? Vraisemblablement rassuré sur l'extrémité de son sort par la faiblesse connue des princes d'Orléans, il ne semblait nullement accablé de sa mésaventure. On aurait pu croire que le diapason de sa confiance n'avait pas baissé de la valeur d'un ton. Tranquillement, attentivement il examinait ses gardiens ; et, après quelques minutes de silence, il avait dit avec le plus grand calme au frère d'Odilon Barrot présent à la scène :

Quand je serai le maitre. ici. je changerai des détails à l'uniforme des gendarmes et je réviserai leur constitution.

Sa foi n'était pas atteinte. Ce serait à recommencer, en troisième lieu, s'il n'y laissait point la vie. Il n'avait pas pris la voie ordinaire des ambitieux pour réussir. Il y parviendrait, quand même : il arriverait, là haut, de chute en chute.

Par un manque de clairvoyance, dont on s'étonne encore, et sans se demander si, en le déférant à une juridiction extraordinaire, ils ne s'exposeraient point à faire de son banc d'accusé une tribune retentissante, les gouvernants de 1840 l'ont traduit, ainsi que ses lieutenants et complices, devant la Chambre des Pairs, transformée en Haute Cour de Justice.

Mais, quelle rare audience ! quelle solennelle enceinte ! Le chancelier Parquier préside. Le puissant orateur Berryer tient la défense. Louis Bonaparte est l'accusé principal, — un accusé soucieux d'être à lui-même son plus sûr avocat, — car, il a préparé un long discours, dont le texte imprimé passionnera les discussions publiques[2].

Adroit déformateur des faits historiques, il s'attribuera, non lias toutes les excuses, mais tous les droits. Oubliant les causes et ne voyant que les effets des événements qu'il signale, rendant les successeurs de Napoléon responsables des maux dont ils n'avaient été que les héritiers endosseurs, c'est lui qui reprochera à la royauté d'avoir perdu tout honneur patriotique en acceptant de régner sur une nation diminuée... Il avait compté sans la fatalité désastreuse, qui s'attacherait au dernier acte du Second Empire, comme à l'expiration du Premier, et qui grèverait d'un si lourd sacrifice l'œuvre d'unité française accomplie par les rois et la première République.

Présentement, il était le héros, le martyr de l'idée. Il récusait la juridiction politique, qui lui était imposée, et n'attendait que du peuple, le peuple souverain, qu'il aspirait à gouverner, sa justification et sa revanche.

L'arrêt fut prononcé ; par une sanction spéciale n'existant, d'ailleurs, pas dans ce Code et n'entraînant aucune flétrissure[3], il condamnait Louis Bonaparte à l'emprisonnement perpétuel[4] dans une forteresse, située sur le territoire continental du royaume. La même sentence étendait aux autres inculpés des peines variant entre deux et vingt années de réclusion ou d'emprisonnement. Cette fois, la récidive avait entraîné à sa suite des conséquences moins anodines que la précédente affaire de Strasbourg[5].

Fils de roi, neveu d'empereur, apparenté à tous les souverains de l'Europe, il n'était plus qu'un prisonnier d'État, soumis aux rigueurs de la loi, sans que les alliances étrangères, auxquelles il en appela, tentassent aucune démarche, afin de l'en affranchir.

Pour subvenir aux frais de cette étonnante aventure, il avait emporté de Londres tout ce qu'il lui avait été possible de réunir, en papier et en espèces. Au départ, son habit fut entièrement garni d'une épaisseur de billets de banque. Cet habit avait disparu, dans la mêlée, avec sa précieuse doublure. Le prétendant s'était muni, en outre, d'une somme de cent soixante mille francs, dont la justice s'empara, au moment de son arrestation, mais qui lui fut, ensuite, intégralement rendue. Enfin, pour augmenter les ressources d'une telle et si hasardeuse entreprise, il avait vendu une notable partie des biens qui lui restaient. Son insouciance du divin métal et sa générosité naturelle le réduisirent à n'en rien garder. L'argent passa presque en entier à éteindre des pensions dévolues par sa mère à de fidèles serviteurs, auxquels il tint ce petit discours épistolaire ou verbal :

Je suis condamné à la prison, pour le reste de mes jours. Avec mes habitudes et mon tempérament, l'inaction, que je prévois, me tuera bientôt. Alors, à quoi bon ? Mon testament ne sera pas respecté. J'aime mieux vous donner le capital de votre rente, pendant que je le puis encore.

Le reste s'en alla, sous forme d'indemnités, aux personnes qui avaient risqué leur vie, compromis leur situation, souffert pour lui. Persigny, entre autres, l'ardent évangéliste de la foi napoléonienne, reçut la forte part. Cela fait, Louis Napoléon eut les mains nettes et se sentit la conscience en repos. Durant la longue phase de sa captivité, on remarqua qu'il fut toujours bien près de ses pièces, comme on le dit vulgairement. Peu de jours après le jugement rendu de la Chambre des Pairs, les portes de la prison de Ham se refermèrent sur le prince[6]. De solides verrous, des fossés profonds, d'épaisses murailles le séparaient du reste du monde.

Lourde et cruelle était la chute. Tombé de si haut, il releva la tête, cependant. Se tournant vers ses compagnons de captivité, le docteur Conneau, le général de Montholon et son valet de chambre Charles Thélin, il leur répéta son mot inchangeable, avec le même accent de présomption tranquille que s'il se fût trouvé dans sa villa d'Arenenberg : Un jour je régnerai sur les Français. Qu'il en eût ou non la croyance ferme, il soutenait son rôle, avec une dignité d'attitude incontestable. L'indulgence relative, dont s'accompagnait l'application de la sentence des Pairs, l'y aidait, un tant soit peu.

Néanmoins, il se plaignait, et d'une voix très forte, des traitements indignes en tous genres qu'on le forçait à supporter. Aucune espèce de communication directe ne lui était permise avec le dehors. On l'astreignait à un isolement absolu ; le zèle de l'unique serviteur, qu'on avait autorisé à le suivre, était entravé de mille obstacles ; une insultante inquisition le poursuivait jusque dans sa chambre, s'attachait à ses pas, lorsqu'il voulait respirer l'air dans un espace étroit du fort, et n'en exemptait pas le secret de ses pensées. Les effusions de son cœur, ses lettres à sa famille, à ses amis, étaient soumises au plus sévère contrôle. Il s'en étonnait et s'en révoltait, ne se souvenant point que, sous le régime de son oncle, les perquisitions du cabinet noir n'avaient pas de limites et, qu'alors, une censure permanente, absolue, pesait sur toutes les consciences, parce qu'un seul homme s'était arrogé le droit dé penser pour elles toutes.

Ces mesures prises contre lui et qu'il jugeait, à la fois, injustes, illégales, inhumaines, n'étaient, en définitive, que des formes de surveillance simple, comme en exercèrent toujours les gouvernements sur la personne de leurs condamnés politiques.

Dans la citadelle de Ham ne sévissait point le cruel régime des forteresses autrichiennes, qu'il s'était exposé à connaître, pendant sa période de carbonarisme. Le système de cette prison n'avait rien de commun avec le carcere durissimo, voire même le carcere duro, dont la plainte éloquente d'un Silvio Pellico a tracé une si sombre peinture. Même, des esprits impartiaux, entrant dans les détails de sa captivité, ne pouvaient se retenir de les comparer au sort d'un autre insurgé, un sectaire, il est vrai, le socialiste Armand Barrès, condamné, peu de temps avant le prince. Tous deux, quoique pour des visées très différentes, avaient tendu au même résultat : le renversement du gouvernement. Dans l'une et l'autre tentatives le sang des défenseurs de l'autorité, constatèrent des témoins de l'histoire, avait coulé. Le délit était égal, mais combien peu le furent les traitements infligés ! L'un, Barrès, à grand'peine tiré des griffes de la mort, subissait avec la dernière rigueur sa peine de réclusion, dans la maison centrale de Doullens. L'autre, Louis-Napoléon, avait obtenu que la porte de son cachot, c'est-à-dire de l'appartement qu'il occupait malgré lui, demeurerait entrouverte, pour y recevoir ses amis. La véhémence de sa protestation n'avait, point empêché qu'on mit à sa disposition, dans l'intérieur de la citadelle, une sorte de manège, pour sa promenade à cheval de chaque jour[7]. Tous les livres qu'il demandait lui étaient communiqués. Il était autorisé à correspondre avec des hommes politiques, des savants, des littérateurs. Son nom circulait, se poussait au dehors, sous la forme volante d'articles de journaux et de brochures, signés de sa main. Plusieurs personnes étaient admises à se rendre auprès de lui, pour animer sa solitude, et, dans le nombre, se glissait une femme, qui lui apportait en secret, sans qu'on parût en être instruit, les offrandes de l'amour. Il menait, là, une existence ordonnée, presque sans contrainte, sauf qu'il n'y respirait point l'air de la liberté ; il l'avait organisée, d'après ses goûts et au moins mal possible de ses convenances quotidiennes.

Depuis l'enfance resté matinal, il se levait à six heures, lisait ou écrivait jusqu'à dix, l'heure réglementaire du déjeuner. Après le repas, il se promenait sur les remparts ou faisait son tour circulaire ; puis, reprenait le travail jusqu'au dîner C'était, ensuite, une partie de whist ou d'échecs avec l'un des habitants volontaires ou forcés de la citadelle ; il continuait le jeu tant qu'il lui était agréable et l'arrêtait, quand il lui plaisait de se coucher. Rien de très pénible, en tout cela, sinon qu'il avait perdu son indépendance en essayant de fomenter une crise révolutionnaire. Pour varier l'emploi de son temps, il l'appliquait à des occupations, dont aucune ne lui était imposée. Lui adressait-on des envois particuliers, chaque objet lui parvenait. sans

arrêt ni détour, fussent des capsules de guerre, comme il en avait demandé. à propos d'études l'intéressant sur les armes à percussion. Le goût des capsules ne le tenant plus, il l'avait remplacé, sans que personne y contrevint, par celui du jardinage. Sur l'une des courtines du château-fort, il pouvait cultiver une espèce de terrain réservé, remuer, à sa fantaisie, quelques mètres cubes de terre, y semer des graines, y planter des arbustes[8].

D'autres passe-temps, d'un caractère aussi intime que possible, et sur lesquels l'honnête gouvernement de Louis-Philippe consentait à fermer les yeux, contribuaient à lui rendre la vie de prison supportable. Dans la maison entrait et sortait une jeune personne du nom d'Éléonore Vergeot, qui, compatissant à l'isolement du prince, voulut bien charmer sa peine. Ce fut une tendre et obscure liaison de plusieurs années, d'où naquirent cieux fils. Napoléon ne les oubliera pas, après son avènement, malgré qu'il dût éprouver de sa protection occulte des embarras assez nombreux[9].

En somme, on ne lui refusait rien ou presque rien, hormis les jeux de révolution en plein air. Et, pour sa consolation, paraissaient fréquemment des extraits de sa plume, en des journaux de province, qui lui faisaient une propagande discrète.

§

Un air de littérature régna, de tout temps, dans la famille agissante des Bonaparte. Sans parler des pages maîtresses de Napoléon Ier, où respirent, comme dans ses actes, la grandeur et la force, il est à noter que chacun d'eux se piqua d'écrire. Lucien composa de volumineux mémoires. Joseph eut une correspondance abondante, qu'on n'abandonna point à l'oubli. Hortense dictait des impressions et des souvenirs à sa lectrice, quand elle se sentait trop languissante pour les habiller elle-même de sa prose. Le roi Louis montra du bon vouloir imaginatif, lorsqu'il laissa publier, en 1808, un roman sentimental de sa façon, doucement intitulé : Marie ou les Peines de l'amour. Mais, certainement, Napoléon III fut le plus adonné de tous aux exercices de la plume. Pendant sa jeunesse d'exil en suisse, il envoya des articles nombreux à la Feuille d'avis de Genève et, volontiers, en percevait-il les honoraires, à la ligne, tel un modeste auteur. Il fût devenu presque un professionnel, s'il n'eût pas mieux tourné ; et ce ne sera point sans une raison défendable qu'Alexandre Dumas écrivant, un jour, à Napoléon III empereur, entamera sa lettre par ces mots, qui lui furent une manière de flatterie : Sire et illustre confrère. D'ici là, Louis-Philippe lui donnera le temps de mûrir son esprit à l'école de la méditation. Leçon très profitable, et qu'il trouvera seulement trop prolongée, dans l'ombre du château de Ham.

La marche confuse de ses idées cédait à de curieuses fantaisies d'orientation, pendant cette période d'isolement, toute de désirs incertains et de desseins obscurs.

De loin en loin perçaient, à l'extérieur, des signes de ses travaux de cellule, — déviant et débordant, parfois, sur les sujets les moins attendus de la part d'un prétendant, d'un coureur de trône. Être un Bonaparte prisonnier et formuler sur la betterave ! s'écriait, le 30 octobre 1812, une fougueuse impérialiste, muscadine d'un autre temps[10]. Était-ce possible ? Par hasard, se trouverait-il associé d'intérêts avec son frère Morny et Mme Le Hon[11], pour vouer autant de ferveur au triomphe du sucre indigène. Mais, une meilleure raison personnelle l'y poussait : c'était de fournir à tous des preuves de ses connaissances économiques, pour le bien de la nation. qu'il aurait à gouverner plus tard.

Puis, il revenait à des spécialités politiques et militaires, ou se relançait dans des recherches historiques, dont il eut toujours le goût, sans en posséder autant les aptitudes. Plus riche de bonne volonté que muni d'investigations préalables, il avait conçu l'idée d'une Vie de Charlemagne, dont il aurait été l'auteur. Il eût parafé du nom de Napoléon une large toile exposant, dans tout son relief de puissance, le conquérant germain, le prince civilisateur, le héros central des chansons de geste, la personnification complète du Moyen âge. Cette pensée lui était venue, dès 1835, à la lecture d'une étude originale tendant à démontrer que le grand empereur était passé dans le monde comme un météore inutile. Il aurait autrement compris, autrement traité ce sujet de vaste allure, et qui l'avait séduit. D'ailleurs, il n'en savait pas plus que ce qu'on apprenait dans les écoles, avant le renouvellement à fond des études médiévales. Il ne s'y était pas préparé d'un lent effort et ne l'avait point jugé nécessaire, mais s'était dit que des amis complaisants se trouveraient bien, de côté ou d'autre, pour lui faire parvenir des livres de fond, des notes éparses, des reflets documentaires et l'aider, quant au reste. La tache commencée n'alla pas aussi aisé-meut. Il ne s'y obstina point. Laissant dormir le grand empereur dans son tombeau d'Aix-la-Chapelle, il reporta son ardeur vers une figure non moindre de proportions et plus claire à ses yeux, plus symbolique à ses idées remuantes : Jules César. Ce sera longtemps après qu'il y travaillera. surtout, quand il aura, depuis des années, quitté la citadelle de Ham et qu'on lui dira : Sire. Alors, avec l'anonyme concours de collaborateurs, tels que : Victor Duruy, Adolphe Régnier, Alfred Maure, Prosper Mérimée, dont le voisinage se trahira, maintes fois, à travers la prose impériale, il pourra plus sûrement édifier son apologie consciencieuse de la dictature et des dictateurs.

Une aine dévouée, que relevait une intelligence supérieure, s'était mise à son service pour élucider, en toute connaissance de cause, les notes d'archives que réclamaient ses labeurs. L'arme d'enfance, la savante Hortense Cornu, s'était faite sou secrétaire. à distance, avec entrain et sans calcul.

Courir de librairie en libraire, à la recherche des ouvrages de consultation, passer les journées dans les bibliothèques à lui copier des textes, relire ses épreuves, nourrir ses sujets : la tâche était laborieuse. Elle y consacrait son intelligence et son talent d'analyse. Il ne se lassait point d'en tirer parti, mais savait l'en remercier avec une effusion, qui la poussait à persévérer.

Le sentiment que j'ai pour vous, lui avait-il écrit, dans une de ses minutes d'expansion, vaut mieux que l'amour : il est plus durable ; il vaut, mieux que l'amitié : il est plus tendre.

Une autre fois, il prenait la plume pour lui annoncer l'envoi de quelques menus présents symboliques et le disait de cette manière touchante et délicate :

Je vous envoie, ma chère Hortense, pour le jour de l'an, un souvenir bien modeste, mais qui vous est offert d'un grand cœur : c'est une plume pour m'écrire, un couteau sans tranchant pour lire mes œuvres, un cachet pour sceller, en dehors, dans la cire, ce que le contenu scelle dans le mur, et enfin un canif pour trancher tous les petits nœuds gordiens de la vie.

Des visites autorisées le délassaient de ces labeurs assidus. Curieux rappel de circonstances ! Il faillit recevoir, entre autres personnes désireuses de lui apporter des témoignages de leur sympathie, deux dames espagnoles ignorées de sa mémoire et dont l'une était destinée à tenir, dans son histoire comme dans sa vie remplie d'images de femmes, la première et la plus tendre place.

Bien avant qu'un hasard complice de leur bonheur la portât sur le chemin de Louis-Napoléon, nouvellement élevé à la première magistrature de l'État, une pensée, qui tenait de l'instinct, avait tourné l'attention de cette inconnue vers lui, quand il n'en était qu'à la période d'obscurité relative. Elle entrevoyait le neveu de Napoléon languissant dans l'adversité, captif et opprimé. Avec son imagination vive, elle s'était intéressée d'autant plus, la romanesque comtesse de Teba, à la double entreprise du prince Louis que les suites en avaient été malheureuses. Elle pensait reconnaitre, là, les signes d'une foi politique supérieure. Il était, à ses yeux, l'homme du Destin souffrant pour ses convictions. Elle avait proposé à si mère de se rendre, comme en pieux pèlerinage, à la citadelle de Ham. Les portes du château-fort s'ouvriraient à leur visite consolatrice. Et il en serait réconforté clans son noble courage. Mme de Montijo si aisément voyageuse ne s'y était point refusée. Mais, soit qu'Eugénie n'y eût plus songé, après en avoir manifesté le chaleureux désir, — ce qui put bien arriver, avec la mobilité de sa nature, — soit que des complications imprévues se fussent présentées à l'encontre, le projet ne se réalisa pas.

Parmi ceux qui vinrent à lui, les uns étaient de ses amis personnels, soucieux de lui donner des preuves de leur attachement durable, comme le baron Larrey, Vieillard, son ex-précepteur, Fouquier d'Hérouel, un châtelain des environs, auquel on avait permis de rester, auprès du prince, l'après-midi entière du premier vendredi de chaque mois, la baronne du Forget et quelques fidèles. D'autres se sentirent tenus à cette démarche de courtoisie, une fois où deux, tels que Chateaubriand et Berryer. Avec des vues moins détachées allèrent le voir des hommes politiques, députés, publicistes de Paris ou des départements, comme Louis Blanc, Capo de Feuillide, Degeorge et Hachet-Souplet. Des étrangers d'importance, qu'il avait connus surtout à Londres, marquèrent de l'empressement à lui porter eux-mêmes leur salut et leurs vœux d'une prochaine libération. Ainsi, lors Malmesbury, qui s'en souviendra très particulièrement, en des circonstances et dans un cadre bien différents. C'était le 16 avril 1850. L'éminent homme d'État sortait d'une entrevue avec le Président de la République. Le ton de leur entretien avait été extrêmement cordial. Saisissant l'occasion de revenir sur le passé, Louis-Napoléon lui rappelait ce qu'il lui avait annoncé, plus d'une fois, dans ses mauvais jours, qu'il gouvernerait, la France. Je vous l'ai dit, quand vous vîntes à Ham ; et vous m'avez cru fou, comme tous les autres. En effet, lord Malmesbury avait pu compatir à l'infortune du prince, entré à trente-deux ans dans une prison d'état, pour y demeurer perpétuellement ; il avait pu l'en consoler en lui faisant entendre que la perpétuité des peines était une fiction, en l'rance, qu'il l'éprouverait, sans nul doute, avant qu'il fut longtemps, et, que sa condition tendait à s'améliorer, déjà, grâce aux bonnes dispositions connues du gouvernement. Mais qu'il dût obtenir une revanche aussi complète sur les hommes et sur les événements, se voir proclamé en remplacement de celui qui le tenait emprisonné, devenir le bénéficiaire d'un changement complet du personnel gouvernemental et former, autour de soi, une cour nouvelle resplendissante d'éclat et de jeunesse, voilà cc qu'il n'aurait jamais prévu.

Une autre Ibis, tandis qu'il noircissait, des pages blanches pour tromper l'âpre ennui de la solitude. un visiteur du même pays, mais d'une importance non comparable, lui fut annoncé, sous le nom de Georges Thomas Smith.

Les audiences s'obtenaient aisément, au château de Ham.

Introduit sans attendre, l'étranger déclina ses qualités et l'objet de sa démarche. Il était le secrétaire intime d'un membre de la Chambre des Communes, populaire en son district et l'un des champions du parti radical, au Parlement : sir Thomas Slingsby Duncombe. Expressément délégué par lui, il venait proposer à l'héritier de Bonaparte une idée d'association politique, le concernant lui-même et un tiers personnage, auquel on n'aurait point songé, en pareille cause : le duc de Brunswick. Il avait pour mission de conclure une transaction entamée, à Londres, auprès de ce duc, par un émissaire du prince et cela dans les circonstances les plus bizarres, les plus feuilletonnesques, dirai-je, qu'on puisse imaginer. Nous y reviendrons, tout à l'heure.

Malgré que le captif du fort de Ham fit profession de stoïcisme, malgré qu'il eût écrit en gros caractères sur le mur de sa chambre l'aphorisme de Guizot : Pour les peuples, comme pour les individus, la souffrance n'est pas toujours perdue ; et qu'on fût instruit, au dehors, de sa belle parole prononcée devant témoins : plutôt être prisonnier en France que libre à l'étranger, il faisait l'impossible pour sortir de sa prison, tout en sachant bien qu'il n'aurait d'autre refuge que le sol étranger.

L'un de ses visiteurs, lord Malmesbury, dont nous parlions, il y a quelques inimités, en avait reçu de sa bouche un témoignage fort explicite. Quand nous fûmes ensemble, a-t-il raconté, le prince Napoléon m'avoua que, sang avoir rien perdu de son courage et de sa confiance, il était las de sa prison, d'où il ne voyait aucune possibilité de s'échapper, sachant que le gouvernement lui en fournissait des occasions trompeuses, afin qu'on pût tirer sur lui. Pour la galerie, il protestait qu'on ne le verrait se soumettre à aucune démarche ni à aucune transaction auprès du roi et de ses ministres. En secret, il demandait à des personnages étrangers d'intercéder en sa faveur, de le tirer de là le plus tôt possible.

En 1844, les États de Guatemala, de San Salvador et de Honduras avaient envoyé un ministre plénipotentiaire, du nom de Castellon, à Paris, avec mission de réclamer, pour ces États, la protection du gouvernement français et d'offrir, en retour, de grands avantages commerciaux à la France. En même temps, il devait solliciter de Louis-Philippe que la liberté fût rendue au prisonnier de Ham, l'intention leur étant venue, d'après sa correspondance et ses plans exposés, de le mettre à la tête d'une vaste entreprise dans l'Amérique centrale. Si fort qu'il protestât de son amour exclusif de la patrie française, Lorris-Napoléon avait accepté. Le resserrement de son logis, dans une forteresse, ne pouvait qu'encourager son esprit à se lancer dans les espaces imaginaires, sans limites. Sa vision politique s'obscurcissait. Il abandonnerait son idée fixe. Il se résignerait à n'être plus le restaurateur providentiel de l'œuvre interrompue de son oncle Napoléon. Il serait allé là-bas, afin de diriger — précurseur d'un Lesseps — les travaux d'un canal navigable, devant relier l'Océan Atlantique à l'Océan Pacifique, par les lacs de Nicaragua et de Léon. Il aurait fait le serment de ne plus revenir en Europe, — à moins de cas exceptionnels, sans doute, que prévoyaient les arrangements de sa conscience. Justement il avait la tête remplie de plans, de devis, d'observations relatifs au percement de ce canal, clans le Nicaragua. Si la France n'en comprenait pas les immenses profits, en l'avenir. quel surcroît de ressources pour le commerce britannique !

Il insistait beaucoup sur cette idée, dans sa conversation avec lord Malmesbury. Connaissant les rapports d'amitié, qui le liaient au premier ministre anglais lord Aberdeen, il l'avait prié d'obtenir son entremise ; et certainement Louis-Philippe, sur son instance, l'autoriserait à réaliser un projet aussi rassurant. Mais, Aberdeen, qui n'avait pas l'esprit romanesque, ne se prêta pas à renouveler en faveur de Louis-Napoléon l'intervention officielle, qu'avait tentée son prédécesseur lord Grey en faveur du prince de Polignac.

Le prince restait en prison. Il dut chercher d'autres voies pour en sortir.

Mais il fallait calculer les chances d'une évasion, et l'élément essentiel, l'argent, lui manquait. Nous avons vu comment il s'était démuni de ses fonds, après sa condamnation, et comment il avait supposé qu'ils lui seraient inutiles, pour le reste de sa vie[12]. La nécessité le pressait, à nouveau, de se procurer les moyens indispensables à toute entreprise, dépendant du concours d'autrui. Il se tourna vers d'anciens amis et particulièrement vers les opulents seigneurs d'Angleterre, dont il avait été l'hôte exceptionnel. Une centaine de mille francs : il n'en demandait pas davantage, afin d'assurer sa fuite et les premières exigences de son établissement ultérieur. En son nom, Joseph Orsi frappa à bien des portes ; malheureusement, chacune se referma sur le solliciteur. Il crut être plus heureux en s'adressant à un grand personnage, dont le dévouement lui paraissait à toute épreuve. On le reçut, en effet, mais ce fut pour lui dire : De l'argent, afin d'aider à l'évasion du prince ! J'en donnerai le double pour redoubler la surveillance dont il est l'objet !

Un autre homme que Joseph Orsi se fût arrêté lit. Mais le persévérant Florentin voulut tenter une suprême démarche. Il avait demandé une audience, auprès du duc de Brunswick, naguère rejeté de ses états, et qui s'était lié, à Londres, avec le prince Louis-Napoléon ; elle lui fut accordée, pour le surlendemain. Il se rendit, donc, à Brunswick-House, sans guère d'espoir, du reste, et ne comptant, d'aventure, que sur l'originalité et le caractère fantasque du personnage. Toute lueur de chance possible faillit s'évader de son âme, au seul aspect du manoir plus qu'étrange, où il dut pénétrer : une sorte de prison froide et sombre, avec l'agitation en moins des porte-clefs. Dans la cour, attachés au mur par des chaines, deux mastifs de belle taille défendaient Orsi, qui n'avait pas, à l'exemple du pieux Énée, pris la précaution d'emporter des gâteaux de miel pour apaiser ces cerbères, passa avec quelque émotion entre leurs mâchoires menaçantes. Par des couloirs ténébreux on le conduisit dans une vaste salle, dont tout l'ameublement consistait en une table, deux chaises et une bougie allumée. On lui laissa le temps d'y méditer, à son aise ; quarante minutes d'attente avaient coulé lentement, et le maitre du logis n'était pas encore apparu. Dépité, Orsi se préparait à sortir, quand, au fond de la pièce, il lui sembla voir briller deux yeux fantasmagoriques. lin homme avait soulevé la portière. Vêtu d'une robe monacale de velours noir, au collet relevé, au capuchon enfoncé jusqu'aux sourcils, cet homme le fixait. Rapidement, il se glissa dans la chambre, mettant entre son visiteur et lui l'espace protecteur de la table et lui désigna le siège inoccupé. Ému par ces débuts d'audience, Orsi trouva, pourtant, la force d'exposer l'objet de sa requête. Il n'avait pas prononcé vingt mots que son interlocuteur, bondissant à l'extrémité de la salle et rejetant son capuchon en arrière d'un mouvement brusque, se répandit en des paroles de colère, outré qu'on osât s'adresser à lui, un démocrate, un libéral, un pur, depuis qu'il n'avait plus de duché, un antimonarchiste, depuis qu'il ne régnait plus, pour la réalisation d'un projet, dont les fins iraient, peut-être, au rétablissement d'une nouvelle ère de tyrannie, la pire, celle du nombre ! L'entretien avait assez duré. Le duc allait agiter la sonnette. Le souple et insinuant Orsi parvint à l'apaiser ; il fit du programme, dont il était le représentant, un exposé si rempli d'intérêt que le duc se tint, une heure, tranquille à l'écouter. La confiance lui était revenue : il avait retiré de ses poches ses mains crispées sur la poignée de deux pistolets, dont il s'était armé par précaution. Orsi lui démontra la nécessité d'une révolution en France, au profit d'un Bonaparte, la certitude de l'acclamation populaire, pourvu qu'on lui prêtât la main, enfin l'avantage qui y serait assuré, de retour, l'appui moral et matériel qu'il recevrait, ensuite du futur empereur pour la réinstallation des Brunswick sur l'un des trônes de la Confédération germanique. Le duc était converti. Il promit l'avance de fonds désirée. Il avait réclamé seulement qu'un contrat fût passé entre lui et le prince Napoléon. Et voilà pourquoi l'envoyé de sir Thomas Duncombe s'était rendu au château-fort de Ham, pour en emporter une seconde signature.

Ce Duncombe avait fait la connaissance, à Londres, de l'étrange duc Charles de Brunswick, chassé de ses états par le peuple, déclaré pour ses extravagances, sa mauvaise conduite, son amour effréné du plaisir, ses attentats contre la constitution, incapable de régner par la Diète germanique et qui, hanté d'une bizarre illusion, était venu quérir en Angleterre les moyens de remonter sur le trône. D'autres hasards propices l'avaient mis en relation avec les comtes de Morny et Walewski. De là s'était formé, dans le cerveau du représentant libéral de Finsbury un amalgame de noms et d'intérêts bien inattendu. Entrevoyant, avec l'avènement possible d'une restauration de l'empire en France, la conception plus singulière d'un renouveau de domination très agrandie en terre allemande pour l'halluciné Charles de Brunswick, il avait composé de cette double vision le plan le plus fol et le plus chimérique du inonde. Les deux prétendants unis, grâce à lui Duncombe, dans une pensée commune aux larges ailes. auraient conjugué leurs efforts avec une telle suite qu'ils ne perdissent, jamais, le contact de leurs desseins réciproques. On croit rêver en se disant que ce Charles de Brunswick avait pu, un seul instant, s'imaginer qu'il serait de quelque utilité à Louis-Napoléon, hors l'argent, pour rénover la constitution impériale en France et que celui-ci avait pu, de son côté, admettre qu'il aurait chance ou facilité, non seulement de rasseoir sur son trône le plus déraisonnable des princes, mais encore de lui fournir aide et secours pour qu'un tel homme s'instituât le souverain absolu de l'Allemagne unifiée.

C'est de ce plan miraculeux que Georges Smith était venu, au nom de sir Slingsby Duncombe, bercer l'oreille et l'imagination du prisonnier de Ham. Et Louis-Napoléon, dont, la cervelle se rendait hospitalière à toute espèce de songes, pourvu qu'ils eussent une apparence de grandeur et d'éclat, ne l'avait point fermée à cette supposition extraordinaire. Il avait écouté, calculé, approuvé et, qui plus était, signé, parafé : un traité formel avait été dûment établi entre les deux prétendants. En vertu de l'article initial de leur contrat d'alliance monarchique passé dans l'intérieur d'une prison, ils s'étaient entre-juré, de loin, sur une Sainte-Bible imaginaire, de s'entr'aider de tout leur pouvoir pour que Charles de Brunswick rentrât en possession de son duché, en attendant qu'il rassemblât l'Allemagne entière sous son sceptre, et pour due Louis-Napoléon parvint à rétablir, de son côté, le plein exercice de la souveraineté nationale, en sa personne représentée.

Celui qui, le premier, serait arrivé au pouvoir suprême, sous quelque titre que ce fût, devait s'engager à fournir à l'autre moins heureux toutes les ressources possibles, tant en hommes qu'en armes et subsides, pour qu'il réalisât, à son tour, ses légitimes aspirations. Et cela dit, écrit, l'écriture, en sus, ayant été, des deux côtés, reconnue conforme, le neveu du grand homme avait apposé sa griffe au-dessous du nom de C. F. A. G. duc de Brunswick, en présence de G. T. Smith et du comte Orsi. Puis, satisfait d'avoir si exactement rempli sa mission, l'envoyé du leader britannique avait emporté l'un des duplicata de la précieuse pièce.

Est-il besoin d'ajouter que Louis-Napoléon aura parfaitement oublié le bizarre contrat et son co-signataire, en l'an du Coup d'État ?

§

Entre les visites, qu'il était admis à recevoir, et sa promenade journalière, le prince complétait ses études à l'Université de Ham. Il composait des articles, envoyait des communications aux journaux du Pas-de-Calais ou du Loiret, traçait des ébauches de livres, corrigeait des épreuves d'imprimerie. Faute de pouvoir manifester son goût pour l'action, il écrivait ou compulsait infiniment. Il paginait sur toutes les idées, qui se poussaient avec quelque tumulte en son cerveau, sur la traite des nègres, le recrutement de l'armée, l'extinction du paupérisme, l'organisation militaire en France, la paix, la guerre ou le sucre indigène.

A la connaissance du roi parvenaient des détails réguliers sur la façon paisible et laborieuse dont se comportait le prince Louis, en sa prison. On savait que, matin et soir, il remuait des monceaux de volumes et de papiers, griffonnait des notes sans fin et qu'il passait le reste du temps à suivre sa chimère, dans la fumée de la vaporeuse cigarette. Les choses n'avaient pas changé, depuis cinq années de détention. Le gouvernement finissait par se dire que rien n'était à craindre de ce visionnaire inoffensif et que de relâcher la surveillance, dont il était, l'objet, emporterait un faible risque. Des ordres furent donnés en conséquence, dont il agréa l'exécution, sans se croire tenu d'en remercier les auteurs. Il lui fut permis de recevoir des visites journalières, que la curiosité multiplia. Une autorisation du ministère de l'intérieur suffisait : un chacun était admis à se présenter au château de Ham ; même, sans nécessité d'entrevue, on pouvait visiter la cour close de murs entre lesquels, à une certaine heure du jour, le noble prisonnier faisait un tour de promenade, à cheval.

Le roi et les ministres en étaient arrivés à cette opinion qu'il n'y aurait pas lieu d'éterniser un internement, qui n'était plus une obligation de prudence, qui avait eu sa sanction assez prolongée et qui devenait, avec le temps, encombrant et dispendieux. On voulut bien faire instruire Louis-Napoléon des dispositions, nourries en sa faveur. Il ne dépendrait que de son bon vouloir d'apprendre sa mise en liberté prochaine ; la grâce n'aspirait qu'à descendre : on y mettait une condition, une seule, c'est qu'il la demanderait lui-même.

La démarche n'avait rien de déshonorant. Pourquoi ne se résoudrait-il pas à cet acte simple et nécessaire ? Avec la netteté de son intelligence et la fermeté de son caractère, Hortense Lacroix[13], la fidèle amie de jeunesse dont il avait, tant de fois, éprouvé le zèle indépendant, n'aurait pas admis de son prince une défaillance d'âme, une humiliation véritable. Cependant, elle l'engageait à ne point repousser les avances conciliantes du pouvoir. Mais, jouant une indignation qui, par chance merveilleuse, s'inscrirait à son actif, sous la forme d'un mot historique : Je ne sortirai de Ham que pour aller au cimetière ou aulx Tuileries, il s'était retranché dans un refus formel.

Il devait en sortir par des moyens, qu'on n'avait pas prévus, et d'une façon, qui le mènerait, d'abord, à Bruxelles, puis, à Londres.

Durant cinq aminées révolues d'emprisonnement, sa santé avait été presque parfaite. Son activité mentale ne s'était pas ralentie. Cependant, en la sixième, l'une et l'autre commençaient à décliner. Il jugea que ces raisons exigeaient un changement d'air.

Comme il s'était bien mis en tête de ne point solliciter sa grâce, comme on n'avait point jugé bon de répondre par un oui crédule à sa demande d'aller soigner en Italie un vieux père malade, sur sa foi jurée de réintégrer sa prison, avec la fidélité d'un Regulus[14], seul lui restait pour en finir le grand moyen des prisonniers de tous les temps : l'évasion.

Or, brûler la politesse aux gardiens de Ham, n'était pas d'une exécution aisée, malgré qu'on eût sensiblement desserré les anneaux de la chaîne, depuis quelques mois. On pourrait même affirmer qu'à moins d'intelligences dans la place, cette évasion n'eût pas été possible.

La topographie du lieu a été faite et refaite, à plaisir. L'appartement était enclos clans une belle épaisseur de murailles, au fond d'une cour. De chaque côté de la porte était posté en permanence un gendarme assis sur un banc. Voilà pour l'intérieur. A la sortie de la forteresse, des factionnaires avaient la consigne rigoureuse de ne laisser personne mettre le pas, dehors, sans appeler le concierge de la prison, chargé de passer au clair l'identité de chacun. Enfin le commandant du fort était astreint à visiter son prisonnier, trois fois par jour. On en peut juger, d'après ces détails : ceux qui soupçonnèrent, plus tard, le gouvernement d'avoir favorisé l'évasion du prince, pour se délivrer des embarras qu'occasionnait sa garde, se trompèrent lourdement.

Il avait eu le loisir, entre ses songeries de puissance et de gloire, d'être instruit de tous les moyens de clôture, qui lui barraient l'horizon. Le fort avait une garnison de quatre cents hommes, qui fournissait une garde journalière de soixante soldats placés en sentinelle, au dedans et extérieurement. Comment tromper une surveillance aussi bien établie, à moins de posséder le don magique de l'invisible, uniquement réservé pour les êtres et les choses du monde irréel ? Un plan original prit forme dans l'imagination de l'ancien carbonaro. Il jugea d'une excellente tactique, tout d'abord, d'opérer le plus de dégâts possibles dans son logement. Et cela pour trois raisons. Premièrement, il aurait un prétexte de réclamation contre cet état délabré des aitres ; deuxièmement, on serait induit à venir s'en rendre compte ; troisièmement, point essentiel, on y mettrait des ouvriers. Alors, il aurait des chances. Il se mêlerait à ces gens-là, revêtirait le costume simple de l'un deux, et, à la faveur de l'encombrement que produisent, partout, les plâtriers et leur besogne, il s'en irait.

Les circonstances et incidents de cette évasion célèbre sont assez connus : la patience avec laquelle il sut attendre jusqu'au vingt-quatrième et dernier jour des réparations, afin que les gardes se trouvassent bien accoutumés à voir aller et venir les ouvriers ; son déguisement en manœuvre ; le départ exécuté d'un pas tranquille, une planche sur l'épaule ; le premier frisson senti, en se voyant face à face avec le gendarme de la porte, attentif à le dévisager ; la façon dont il déconcerta son examen en le heurtant du coin de sa planche ; l'arrivée dans la cour ; les mots jetés de quelques-uns de ses compagnons le hélant, l'interpellant au passage, du nom d'un de leurs camarades, qu'ils croient reconnaître ; la complaisance successive de deux factionnaires, qui ont parfaitement distingué l'air de son visage el, cependant, lui ont dit : Passez ; la mission adroitement remplie de son valet de chambre Thelin, qui l'attend, à deux cents mètres ; la montée en voiture, le trajet accompli en cinq heures jusqu'à la frontière belge ; et, dans l'intervalle, la comédie jouée par son ami le docteur Conneau, déclarant le prince malade, retenant, attardant, occupant la visite habituelle du directeur de la prison ; la discrétion ingénue de ce dernier, pénétrant dans la chambre, à pas assourdis ; s'abstenant, d'abord, de réveiller le pseudo-dormeur, qui, depuis un bon temps, court la poste ; puis, se disant inquiet de ne pas l'entendre respirer ; enfin, s'approchant du lit, relevant la couverture et trouvant, au lieu d'un homme, un mannequin.

La pièce avait été machinée et conduite jusqu'au bout fort habilement. Toutes choses avaient été prévues, disposées, arrangées, avec un esprit d'ordre peu ordinaire.

La veille de son évasion, il avait annoncé à sa dévouée correspondante et amie de jeunesse, qu'il lui envoyait tous ses manuscrits sur l'artillerie, qu'il y joignait les épreuves déjà imprimées de cet ouvrage, et qu'il la priait de les lui conserver. Cette dernière recommandation la frappa : ce détail lui fit pressentir qu'elle recevrait des nouvelles plus significatives, avant peu. Elle l'avait dit à son mari plein de doute : Le prince Louis va s'échapper et il me fait son exécutrice littéraire. Quelle bizarre idée ! Était-ce croyable ? Le lendemain, les journaux inscrivaient au plus haut de leurs colonnes, ce fait-divers : Louis-Napoléon Bonaparte s'est évadé de Ham[15].

Vraiment, il jouait de bonheur, après avoir mis à l'aventure quelques mauvaises cartes. Deux fois, il avait frisé le ridicule d'aussi près que possible. Il faillit y plonger, s'y noyer peut-être. On avait commencé d'en rire[16]. Quoi de plus illogique en soi, quoi de plus déraisonnable, à leur départ, se disait-on, que les tentatives demi-folles de Strasbourg et de Boulogne ? Entreprises avec de si pauvres moyens ! Osées avec une confiance si peu justifiée par des précédents notoires ! Et pour quels piètres résultats apparents ! Cependant, les idées avaient pris, depuis lors et assez vite, une orientation différente. Les goûts d'opposition aidant, un courant d'intérêt et de curiosité s'était dessiné à son avantage. Avec deux échauffourées manquées et une évasion réussie, Louis-Napoléon s'était acquis un renom d'audace. Ou eut l'envie de le connaître à des signes nouveaux. Les sympathies populaires s'étaient emparées de sa prison de Ham. La manière dont il en sortit compléta le sortilège. Il était passé au rang des personnages à la mode, Sans qu'il eût besoin de faire un effort beaucoup plus grand, son chemin était à demi-frayé vers les hauteurs.

 

 

 



[1] Le capitaine du vapeur anglais en déposa, de bonne foi : Ils avaient bu énormément, déclara-t-il : douze douzaines de bouteilles de vins, plus les liqueurs et les eaux-de-vie. Jamais je ne vis (nous le répétons, c'était un capitaine anglais qui parlait) boire autant que ces gens-là.

[2] Les questions et réponses avaient été celles-ci, au début de l'interrogatoire du prince :

LE CHANCELIER. — Premier accusé, levez-vous. Vos noms, vos prénoms.

L'ACCUSÉ. — Charles-Louis-Napoléon Bonaparte.

LE CHANCELIER. — Votre âge ?

L'ACCUSÉ. — Trente-deux ans.

LE CHANCELIER. — Votre profession ?

L'ACCUSÉ. — Prince français en exil.

[3] Un seul pair de France, le comte d'Alton-Shée, avait opiné pour la peine de mort.

[4] LE JUGE. — Vous vous appelez prince Louis Napoléon ?

LE PRÉVENU. — Oui, monsieur.

LE JUGE. — Vous élus condamné A perpétuité ?

LE PRÉVENU. — Oui, monsieur ; mais, comme il n'y a rien de perpétuel, en France...

[5] Montholon, Parquin, Fialin de Persigny, les récidivistes de Strasbourg, eurent le maximum : vingt ans de détention. Jean-Baptiste Aladenize fut condamné à la peine de la déportation ; Voisin, Forestier, Napoléon Ornano à dix années ; Henri Colineau, à cinq ; Laborde à deux années d'emprisonnement.

[6] Coïncidence de dates étonnamment significative ! Le neveu de l'empereur entrait au fort de Ham, le 7 octobre 1840, le jour où la Belle Poule arrivait en vue de Sainte-Hélène, pour en ramener les cendres de Napoléon.

[7] En la pleine exactitude des choses, il conviendrait d'ajouter que l'espace de cette promenade était bien réduit et qu'elle ne s'effectuait pas en des conditions parfaitement hygiéniques. L'un des ministres de Charles X, qui furent emprisonnes à Ham et dans le même appartement, M. de Peyronnet se plaignit, en ces termes, de l'inconfortable logis : La prison de Ham est fort mal établie et, d'ailleurs, malsaine. Elle est entourée de terres base, et marécageuses. Les brouillards l'enveloppent, la moitié du jour. La promenade consiste en un bout de rempart d'une trentaine de toises, où deux personnes, sans plus, peuvent marcher de front, et du pied duquel s'élèvent continuellement des exhalaisons infectes. (L. du 28 août 1831.)

[8] Je serai très fier de vous montrer mon jardin, quand vous viendrez me voir. (Lettre à Mme Salvage, Ham, mars 1841.)

[9] Voir les Papiers secrets et la Correspondance du Second Empire ; et les Secrets des Bonaparte, où sont consignés les actes de naissance, les noms, les titres, le, mariages contractés, et le sort ultérieur de chacun des intéressés.

[10] Fortunée Hamelin, Lettres, 30 octobre 1842, édit. Gayot, 1911. Émile-Paul.

[11] Cf. F. Loliée, Frère d'Empereur, le duc de Morny, p. 80 et suivantes.

[12] Puis, il avait accepté, sur le produit de ses biens, des charges encore lourdes : Je regrette beaucoup, écrivait-il le 10 avril 1842, à Vieillard, de ne pouvoir aider la publication, dont vous me parlez, mais mes moyens ne me le permettent pas. J'ai un devoir à remplir, c'est de soutenir tous ceux qui se sont dévoués pour moi, et, malheureusement, les pensions que je paye sont au-dessus de l'état de tua fortune. Je soulage aussi, autant que je le peux, les malheureux qui m'entourent ; et, pour faire face à tout cela, je me retranche moi-même sur mes plaisirs ; car, j'ai vendu mon cheval et je crois que je n'en rachèterai pas...

J'écris une brochure sur le sucre de betterave.

[13] Mme Cornu.

[14] Exposant au ministre de l'Intérieur, Duchâtel, la situation du roi Louis et son fervent désir d'aller lui porter des consolations, il lui écrivait :

Je dois faire tout ce qui est compatible avec mon honneur pour pouvoir offrir à mon père les consolations qu'il mérite, à tant de titres. Je viens donc Monsieur le Ministre vous déclarer que si le gouvernement français consent à me permettre d'aller à Florence remplir un devoir sacré, je m'engage sur l'honneur à revenir nie constituer prisonnier, dés que le gouvernement m'en témoignera le désir.

Dans sa condition de requérant, il eût peut-être dû dire : des que le gouvernement m'en rappellera la promesse ou m'en intimera l'exécution.

[15] Le lendemain, Mme Cornu recevait cette lettre, datée de Londres :

Je n'ai pas besoin de vous raconter mon évasion ; les journaux vous en instruiront suffisamment. Mes mesures étaient si bien prises que, en moins de huit heures, j'étais en Belgique et, douze heures plus tard, à Londres. Cela semble un rêve. Ayez soin de mes manuscrits et de mes épreuves. Le premier volume est fini, et il ne peut être publié, d'après ces épreuves.

[16] On lisait dans le Constitutionnel, au lendemain du débarquement de Boulogne : Un prétendant est à jamais tombe sous les sifflets du pays. Le 30 septembre suivant, M. d'Houdetot, pair de France, écrivait à Prosper de Barante : Notre procès de Boulogne est bien terne, et Mme Lafarge a tout fait pâlir. Venant à la même idée, Mme Swetchine détachait, le 22 décembre 1840, cette réflexion dans une de ses lettres : Louis Bonaparte est atteint, annulé, non pas seulement par l'Orient, mais par le procès Lafarge.