RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — EN REVENANT D'AMÉRIQUE.

 

 

Il partit, donc, à bord de l'Andromède, se lamentant d'être libre, quand ceux qu'il avait entraînés à sa suite gémissaient sous les verrous[1], et s'exhalant en plaintes sur l'étrange situation, qui le condamnait à recevoir des bienfaits de ceux auxquels il aurait voulu faire beaucoup de mal.

Des ordres supérieurs avaient été donnés pour que le voyage fût effectué, à pas de tortue, si l'on peut employer cette expression, quand il s'agit d'un bateau, c'est-à-dire à petites bordées et par le plus long itinéraire. La destination serait New-York : mais un devrait y atterrir, en prenant par le Brésil[2]. Louis-Philippe avait trouvé cet ingénieux moyen de faire promener le prince en mer et aux frais de l'État, pendant cinq mois, assez de temps, pensait-il, pour calmer ses fièvres de conspiration. En cours de route, Louis-Napoléon récrivit au roi, en faveur des prisonniers de Strasbourg. Qu'il leur pardonnât, qu'il leur épargnât, comme à lui-même, de passer en Cour d'assises, qu'il les rendit à l'air salubre des champs, que Sa Majesté prit en pitié d'anciens soldats, qui s'étaient laissé séduire par de glorieux souvenirs, et il lui en aurait une reconnaissance éternelle.

En débarquant, la première nouvelle qu'il reçut fut, celle de l'acquittement[3] de ses amis, qui, sous un maître moins débonnaire, ne s'en fussent pas tirés à si bon compte. S'occupant encore d'eux, avec sa générosité de cœur incontestable, il avait fait un nouvel appel[4] à la sollicitude de sa mère, pour qu'elle leur aidât, d'une somme d'argent qu'il avait mise en dépôt chez un banquier, à supporter les frais du procès. Il pouvait bien s'en dessaisir, sans en éprouver de regret ni de gêne, maintenant qu'il était en Amérique et n'avait plus que des besoins très mesurés ; désormais, il allait y travailler et vivre en cultivateur.

Tout en parlant de saisir le soc de la charrue, il n'avait, guère, changé ses habitudes européennes. Le général Watson Webb, la première connaissance qu'il eût faite à New-York, le représentait comme un gentleman plein de douceur et de réserve, recherchant de préférence, la société des vieillards et des femmes. Il ne, s'en tiendra pas, longtemps, aux velléités rurales de tout à l'heure et n'aura pas besoin qu'on vienne le tirer de son champ, comme un Cincinnatus. Très attentif au choix de ses fréquentations, il se répandait, à New-York, dans quelques familles distinguées par le sort ou par l'intelligence de ceux dont elles se composaient, chez les deux Stewart, chez Washington Irving, Fun des plus grands écrivains des deux mondes, le chancelier Kent, les Clinton et les Livingston. En ces maisons hospitalières on s'intéressait à l'entendre, causant de ses malheurs, avec l'accent qu'il savait y mettre ; car, il se posait en victime et il eut toujours besoin qu'on le crût tel en France, pour les sympathies dues à sa cause ; ou bien, on l'écoutait portant la conversation sur ses oncles, sur sa mère, sur les membres de sa famille désunie, ou sur les raisons qui l'avaient poussé à brusquer l'affaire de Strasbourg. Il disait combien il avait tenu, surtout, à s'annoncer, a se faire connaître, non comme un aventurier ordinaire cédant à une folle exaltation, mais comme l'aîné des neveux de l'empereur s'efforçant à reprendre, de force, la suite de sa politique. Fréquemment, par un bonheur qu'il appréciait à l'extrême, il se rencontrait en ces lieux avec l'Italien Arese, le plus cher, le plus constant des amis, et dont la chaleur de sentiments ne pouvait que le stimuler à la reprise de ses desseins. Ces larges vues, il ne les avait pas abandonnées ; il insistait sur ce point, toujours, que sa destinée était inéluctablement liée à celle de la France. Si j'avais noté chacune de ses paroles, écrivit l'un de ses habituels interlocuteurs new-yorkais[5], si je les reproduisais, aujourd'hui que ses visions se sont réalisées, on verrait que la plupart d'entre elles furent aussi prophétiques que celles pétées au prisonnier de Sainte-Hélène.

De douces lettres lui venaient de sa mère, lui offrant d'aller le rejoindre en Amérique, ou le rappelant doucement en Europe, tout en lui conseillant d'attendre avec une patience raisonnée et une résignation pas trop longue l'instant propice. Lorsqu'il reviendrait au pays d'adoption, il se consolerait de l'avoir quitté en constatant que son nom y était resté cher et que pas un habitant, de cabane ne se trouvait, au village de Sallenstein, ni aux alentours, qui ne possédât son portrait. C'est doux d'être aimé ainsi, lui disait-elle, heureuse qu'il fût l'objet de tout cet amour. On se souvenait, en Thurgovie. des précieux services rendus par sa généreuse initiative, des écoles créées, des secours offerts partout où il y avait un malheur véritable à soulager, du concours, maintes fois, apporté, de la meilleure grâce, aux travaux champêtres ou militaires du canton, et de sa belle ardeur, du courage dont il avait, donné une preuve si remarquable, lorsqu'il sauva la vie d'une femme et d'un enfant, en se jetant à la tête des chevaux emportés, qui les traînaient à l'abîme.

Cependant, il était très loin d'elle. Et cette séparation trop lourde à son cœur achevait de briser le peu qui lui restait de forces. Impressionnable au point qu'après une grande douleur elle tombait dans un état d'anéantissement complet, d'où l'on aurait cru qu'il ne serait plus possible de la tirer, on la voyait, maintenant, toujours souffrante et triste. D'un appétit si léger qu'elle semblait vivre presque sans nourriture, sa maigreur effrayait les regards amis, anxieux de découvrir un symptôme sur ses traits, un signe seulement d'amélioration survenue dans son être. L'affection de poitrine. dont elle était atteinte, compliquée d'une maladie de nerfs, épreignait ses jours d'une continuelle angoisse. La solidité de son jugement, n'empêchait point qu'elle ne fût la victime d'une complexion très fragile. Extrêmement sensible au froid, elle se voyait retenue de force sous un climat âpre et redouté des poumons délicats ; elle n'aimait rien tant que la chaleur d'un beau ciel d'Italie, et il lui fallait s'enfermer, durant des jours et des semaines, pour se garder des souilles glacés du Nord ! Elle avait failli mourir, parmi les brumes de la Hollande. A Aix-les-Bains, on la connut bien faible et bien pile. Dans la sévère Thurgovie elle était loin d'avoir trouvé, disions-nous, la température égale et sereine, qu'on recommandait à sa constitution. Depuis quelque temps, le niai consumant qui avait flétri sa beauté, découronné sa grâce, accusait de menaçants progrès. Elle sentait sa vie s'éteindre. Elle fit appel à l'absent, de sa voix douce et plaintive, qu'il crut entendre.

Il ne se demanda point si les décrets de la politique lui permettaient ou non de revenir en Europe. Immédiatement il retint sa place sur le paquebot le plus prochain. Le 12 juin, on mettait à la voile. De toute la force de son désir inquiet il aurait voulu presser la marche du navire fendant les flots de l'Atlantique. Le 10 juillet, il avertissait sa mère de son arrivée dans le plein tumulte de Londres, seul et le cœur déchiré, au milieu de parents qui s'éloignaient de lui et d'une foule indifférente. Après un temps d'arrêt nécessité par l'attente de ses passeports, que l'adhésion du gouvernement de Louis-Philippe lui permit d'obtenir, sous le nom supposé d'un citoyen anglais[6], il put se remettre en route, mais tourmenté de la crainte que ce ne fût trop tard. Dans la première semaine d'août, il toucha au terme de ses vœux ardents, Par une chaude après-midi, il montait d'un pas pressé la côte d'Arenenberg. Il se retrouvait, après huit mois d'absence, en ces lieux aimés, et se demandait si tout ce qui lui était arrivé dans l'intervalle : la journée de Strasbourg, son enlèvement de la prison, son embarquement, cette promenade en mer interminable, son voyage dans les deux Amériques n'était pas un rêve.

Quelques minutes plus tard, il serrait sa mère contre son cœur, pleurant à la fois de joie et d'émotion pénible ; car, si de la retrouver dans ce calme logis lui était infiniment doux, bien douloureuse était son impression à considérer sur le cher visage les signes trop évidents d'une fin prochaine.

Il y eut un instant d'apaisement dans leurs âmes ; un court rayon de soleil éclaira leur mélancolie. La malade semblait renaître au sourire d'un beau ciel ; on la portait, deux heures par jour, sur la terrasse du château ; elle respirait mieux et se reprenait à causer. On formait des projets. Et, à la faveur de cette illusion d'un moment, le prince Louis, toujours possédé de sa fièvre ambitieuse et mystique, retournait aux œuvres de la politique. On essayait, entre soi, des répétitions privées, en quelque sorte, de ce qui serait à proclamer plus tard, des grands mots à dire, quand aurait sonné l'heure, et des professions de foi bonapartistes et populaires, qu'on porterait à l'affiche en l'honneur de cette force aveugle : le suffrage universel, qui ne crée pas seulement des députés, mais aussi des dictateurs et des Napoléon.

Son exaltation personnelle ne lui permettait pas de croire qu'il pût s'abstenir d'y songer ni qu'on lui fit un grief d'en avoir préparé la graine. Naguère, il avait promené dans une place de guerre française le drapeau d'Austerlitz. Il s'était offert en holocauste au souvenir du captif de Sainte-Hélène. Un premier insuccès n'avait en rien modifié les dispositions de son âme, sinon qu'il l'avait rendue plus impatiente. Aussi fortement que jamais, il restait persuadé de la nécessité d'établir en France un gouvernement fort, c'est-à-dire un gouvernement qui, n'étant plus le même, pourrait être le sien[7]. Lui seul, représentant qualifié de la doctrine napoléonienne serait en droit de constituer ce pouvoir sur les bases de la démocratie. Il n'aurait à compter, en effet, ni sur l'aide ni sur les sentiments de la famille, dont il avait eu la démonstration négative, très récemment encore. Ses oncles Joseph et Lucien, apprenant son arrivée d'Amérique à Londres, quittèrent la capitale anglaise pour n'être point exposés à le recevoir. A leurs reproches, à leurs blâmes indirects ou formels, il avait répondu qu'il ne se reprochait rien, qu'il n'obéissait point à des ressentiments personnels, mais qu'un mobile puissant l'entrainait et s'imposait à lui avec l'autorité d'une religion.

Une nécessité cruelle l'obligea de suspendre l'élaboration de ses programmes empiriques.

L'état de sa mère s'était aggravé au point de ne laisser aucun espoir de salut. il ne quittait plus le chevet de son lit. Malgré tant de soins assidus, qui lui étaient prodigués pour prolonger sa vie et adoucir ses souffrances, la reine n'avait plus qu'un souffle, de vie trop faible pour résister aux âpres vents d'automne. Le 5 octobre, ses hôtes, ses amis, s'étaient rassemblés dans sa chambre, sûrs de l'imminence du fatal instant et ne pouvant retenir leurs larmes, muette expression de leur douleur. Êtes-vous là, demanda-t-elle d'une voix si basse qu'elle leur parvenait à peine comme un murmure. — Oui, répondirent-ils. — Alors, adieu, mes amis ; ne m'abandonnez pas.

Louis, en perdant sa mère, avait tout perdu, hors la volonté persévérante de suivre, une à une, les exhortations qu'il tenait d'elle et d'obéir jusqu'au bout à son inspiration toujours lumineuse en lui. Il conservera en permanence ses enseignements dans la mémoire et son testament politique devant les yeux. En effet, la reine Hortense avait écrit, à son intention, une série, de réflexions et de pensées, qui furent son évangile actif jusqu'à la pleine réalisation de la seconde expérience napoléonienne.

§

Depuis la disparition de sa mère, il passait les jours, soit à Arenenberg, soit clans le domaine voisin de Gon-lichen, non pour cloîtrer son intelligence clans cette sorte de retraite contemplative que lui conseillait, en roi philosophe, Louis Bonaparte, mais pour y respirer le calme nécessaire à sa grande tristesse[8].

Quelques anciens serviteurs et de rares amis de passage composaient toute sa société. De fois à autre, il se rendait à Constance, sous un déguisement militaire qu'il jugeait bon d'adopter. Il revêtait, alors, l'uniforme des soldats de l'armée badoise pour éluder, du même coup, la surveillance de la police française et celle de la police allemande.

En la petite maison, qu'il lui plaisait d'appeler l'Ermitage de Saint-Napoléon, fréquemment se présentaient des visiteurs. Il permettait qu'en de certains jours on pût interroger du regard et de la pensée ce coin d'histoire intime.

Des relations de voisinage, qui furent chères à la duchesse de Saint-Leu, s'étaient maintenues discrètes et affectueuses. Il n'avait pas interrompu ses bons rapports avec les dames de Créna-. Il aimait à retrouver en la maison de campagne de la marquise de Crénay, proche de la sienne, Mlle de Séréville, future comtesse de Sparre, une très belle personne dont il se montra légèrement épris. Plusieurs fois, il leur avait annoncé d'un accent convaincu dont elles se jouaient : Un jour, je serai sur le trône de France. On en riait, on le plaisantait, et, pour faire bonne mine à l'impression produite, il feignait d'en sourire, malgré qu'il prit la chose fort au sérieux. Lorsqu'il sera devenu ce qu'il s'était juré d'être, il n'oubliera pas la marquise de Crénay, ni Mlle de Séréville, sa nièce et fille adoptive ; bien qu'il leur connaisse des attaches légitimistes très accentuées, il mettra de la coquetterie, dans l'exercice de sa puissance, un jour, à protéger efficacement des membres de cette aristocratique famille, moins pourvue d'argent que de titres[9].

D'une manière courante, il ouvrait sa porte aux confidents de sa politique. Tels le colonel Vaudrey, envers lequel il avait contracté une forte dette de reconnaissance, depuis Strasbourg, et son fidus Achates, le missionnaire turbulent de sa cause, l'ancien sous-officier Fialin, qui portera si haut, sous l'Empire, son titre ducal de Persigny. Celui-ci avec sa loquacité, ses exubérances du geste et de la parole, dignes d'un Gaudissart balzacien, ne donnait guère à deviner, dans ce temps-là, qu'il y eût en lui l'étoffe d'un ambassadeur et d'un ministre.

Strasbourg ne les avait découragés ni les uns ni les antres. Ils n'avaient pas de sujet de conversation, qui leur fût plus habituel, que de s'entretenir du moment possible où surgirait une occasion nouvelle, et celle-ci décisive.

Dans le salon, contre l'une des parois de cette pièce d'aspect plutôt sévère, se voyait la copie d'un tableau célèbre de David, où l'imagination du peintre s'était élancée sur les pas de Bonaparte franchissant les Alpes. Louis-Napoléon y ramenait souvent les yeux, comme pour s'entretenir clans une idée d'effort et de courage. Un matin que, Fialin étant là, le prince fixait l'image avec une attention plus soutenue que d'ordinaire :

Oui, mon ami, déclara-t-il à cet associé des premières défaites, préludes d'un grand triomphe ; oui, n'en déplaise aux sages, qui ne veulent pas le croire, moi aussi, je franchirai les Alpes et crierai : En avant ! à la tête d'une armée française.

De tels propos pouvaient étonner quelques oreilles ; ils étaient écoutés comme des oracles de certitude par un Persigny, par un Vaudrey, des fanatiques de l'idée.

En ses heures d'isolement volontaire, il se retirait dans un corps de logis séparé, l'élégant pavillon où sa mère avait fait disposer un appartement pour lui et dont chaque détail révélait le passage d'une attention délicate ou prévoyante. Là, il continuait, quelque brochure entamée, mettait en ordre les affaires de la succession et classait, feuilletait les papiers de l'absente. Des fragments de mémoires, d'instructives correspondances, des pages écrites afin de continuer, en quelque sorte, au delà de la vie, la conversation éducatrice de la mère avec le fils. Il relisait les memoranda de cette douce ambitieuse, dont les pensées furent en concordance politique si complète avec hi signification qu'il sut leur donner au moyen de ses actes. Il en méditait les enseignements et s'en pénétrait au point qu'ils ne sortiraient plus de sa mémoire, mais deviendraient la règle successive de ses efforts, à l'appui de ses prétentions héréditaires. C'était une suite d'observations, comme celles-ci, étrangement nettes et pratiques de la part d'une femme, qu'on supposait toute de langueur sentimentale et romanesque :

Vous êtes prince, ne l'oubliez pas : mais, sachez aussi sous quelle loi. Votre titre est de date récente : pour le faire respecter, il faut vous montrer, avant tout, comme capable d'être utile. Lorsque ceux qui possèdent des biens craindront pour leurs avantages, promettez-leur d'en être garant. Si c'est le peuple qui souffre, montrez-vous comme étant, ainsi que lui, un opprimé ; faites entendre qu'il n'a de salut qu'en vous.

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Le rôle des Bonaparte est de se poser en amis de tout le monde : ils sont des médiateurs, des conciliateurs.

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Accueillez chacun, ne repoussez personne, même les curieux, les hommes à projet, les conseillers. Tout cela sert.

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Chaque paire d'oreilles est prédisposée à des sensations particulières, chaque esprit est touché d'un genre particulier d'arguments. Employons donc toutes les cordes de la voix, toutes les sortes de raisons. Ne nous fatiguons jamais d'affirmer que l'empereur était infaillible et qu'il y avait un valable motif national à tous ses actes.

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Ne manquez pas de publier indéfiniment qu'il avait rendu la France puissante et prospère et que chacune de ses conquêtes apportait, en Europe des institutions à tout jamais regrettables.

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On finit, par faire croire ce que l'on dit à satiété ; on obtient toujours ce que l'on demande sans se lasser et sur tous les modes, depuis le ton de la litanie jusqu'au rythme fier de l'ode héroïque.

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En France, on a facilement le dessus dans les discussions, lorsqu'on invoque l'histoire ; personne ne l'étudie et tout le monde y croit. On a beau jeu pour l'accommoder, à sa guise.

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Je vous l'ai dit : surveillez l'horizon. Il n'est comédie ou draine qui, se déroulant sous vos yeux, ne puisse vous fournir quelque motif d'y intervenir, comme un dieu de théâtre.

 

De ce manuel d'impérialisme ad usum Delphini ne croirait-on pas voir se dégager, une à une, les raisons déterminantes de toutes les paroles apprêtées, de toutes les formes de séduction populaire, à propos employées par Louis Napoléon pour cafter l'opinion publique, l'allier à sa fortune et s'imposer aux événements ?

A défaut de calculs politiques profonds, il se composait un corps de doctrines préparatoires, commodes, élastiques, et laissant une large place au hasard, ce complice du succès, toujours prêt à grandir et à fortifier ce qui s'élève et devient fort. Il s'apprenait à discipliner une âme naturellement chimérique. Il mettait de l'ordre et de la clarté dans un cerveau fumeux. De fait il ne perdait pas son temps, pendant cette période de retraite, au manoir d'Arenenberg.

Le plus doux privilège, que la nature ait accordé à l'homme, c'est de se ressaisir, au plein de la vie, des impressions de l'enfance. Louis Napoléon était attaché par les fibres de son cœur à ce nid de ses jeunes années. En ces lieux, chaque détour de sentier, chaque pas dans le jardin faisait lever devant lui un souvenir tendre ou mélancolique. Chaque pièce de la simple demeure princière, musée de l'amour et de la reconnaissance, lui rappelait le langage expressif et les yeux aimés de sa mère. Il redisait en les traversant : Elle fut ici. J'entendis là sa voix. Par ses avis, par ses instigations fortifiantes quoique mélangées d'alarmes, elle exhaussa mon âme et lui ouvrit le champ des vastes espoirs.

Aussi lui agréait-il, pour s'en pénétrer davantage, de faire les honneurs d'Arenenberg aux étrangers de marque, qui lui en transmettaient le désir. Dans la pièce principale de l'habitation, il attirait le regard du visiteur sur une esquisse du roi de Rome aquarellisée par la reine Hortense ou sur une peinture le représentant lui-même, tout enfant, auprès de sa mère en grande toilette, qui se penchait affectueusement vers lui. A ce sujet, il rappelait, volontiers, des traits de ses premiers ans, dont il avait conservé la souvenance précise. Dans le salon voisin, il goûtait un vrai charme à s'arrêter, en compagnie sympathique, devant un beau portrait d'Hortense de Beauharnais la montrant par un clair de lune romantique, accoudée sur son balcon, songeuse, et dans l'attitude sentimentale qui convenait à sa languissante physionomie.

A de très rares personnes il ouvrait la chambre strictement close, où sa mère avait exhalé le dernier souffle. On y entrait avec recueillement ; il entrouvrait les écrins, indiquait un tableau, une miniature, désignait d'une main respectueuse des objets qu'elle avait touchés, des reliques chères, dont il espérait bien n'être jamais contraint à se déposséder. Il paraissait s'être résolu à vivre en cette paisible retraite, fort éloigné du monde, pendant quelques mois encore. Brusquement on eut connaissance qu'il en était parti pour aller en Angleterre et se rapprocher des côtes de France.

***

Des incidents sérieux avaient précipité son départ. Malgré que le gouvernement français lui eût rappelé que si l'on avait toléré son passage en Suisse, c'était uniquement pour lui permettre d'y remplir un pieux devoir, il continuait à user de cette tolérance, dont la raison avait cessé. On avait dû procéder aux sommations, mettre en mouvement les ressorts diplomatiques des deux pays, et passer, enfin, aux menaces directes contre le peuple voisin, qui, en ne lui défendant point son sol, encourageait les résistances du prétendant bonapartiste. Un appareil de guerre s'était déployé. Vingt mille hommes avaient été massés sur la frontière. Par point d'honneur et par élan de patriotisme, les autres cantons helvétiques s'étaient solidarisés avec la Thurgovie, parlant d'armer contre cette agression et de courir à un désastre certain, plutôt que de sacrifier à un lâche abandon le sentiment de la dignité nationale. Pour épargner à la Suisse hospitalière une conflagration, dont elle aurait été la victime, Louis Bonaparte préféra quitter son territoire. Il se retira de la Suisse très indigné contre l'intervention du gouvernement français. Plus tard, il renversera la situation : ce sera lui-même, en 1852, qui réclamera de la Confédération helvétique l'expulsion des réfugiés de sa patrie. En attendant, il gagna Rotterdam et s'embarqua pour l'Angleterre.

Le grand asile européen s'était ouvert à lui, pour la deuxième fois. Il n'arrivait pas seul à Londres, mais accompagné d'une suite de sept personnes, des amis éprouvés tels que Hahn de Persigny, les colonels Vandrey et de Montaudon, et des serviteurs, qui en auraient mérité le titre par leur dévouement absolu, comme Charles Thélin et Fritz Bichenbach. Descendu d'abord au Fenton's Hotel, puis dans une autre de ces maisons communes, à Waterloo-Place, il loua, pour y rester jusqu'au mois de décembre 1839, le Carlton- Bouse, appartenant à lord Cardigan, entre Saint-James et Begent-Street, c'est-à-dire en l'un des plus beaux quartiers de la ville. Il avait emporté d'Arenenberg de précieux objets, dont il composa l'ornement de la pièce principale de ce logis particulier : des peintures représentant Joséphine et Hortense de Beauharnais ; des médaillons de famille, des reliques d'histoire, telles que l'écharpe tricolore portée par Bonaparte, à la bataille des Pyramides, l'anneau du couronnement ; les ordres, plaques et croix, qui avaient eu place sur la poitrine de l'empereur et le talisman de Charlemagne, enlevé par droit de conquête à la tombe fameuse d'Aix-la-Chapelle.

Pendant les premiers jours de son installation, à Carlton-House, il ne songea qu'à composer son personnel[10], ordonner son train de vie, rassembler ses idées et ses meubles. Cependant, une vague de curiosité montait autour de sa quasi-solitude. Ce qui restait de la haute société londonienne, en cette période d'automne, vouée de préférence aux grandes habitations provinciales, était possédé du désir de connaître le neveu du grand Napoléon.

Déjà, lors de son premier séjour à Londres, profitant des hautes sympathies dont sa mère était l'objet, de la part des premières familles de l'aristocratie anglaise, il avait noué des rapports précieux, qu'il eut la satisfaction de retrouver, auprès de lord Rolland, de la duchesse de Bedford, de la marquise de Douglas, de lord et lady Grey, du comte d'Eglington. Des réceptions brillantes lui furent ménagées, dont les journaux rendaient compte. Le duc et la duchesse de Somerset donnèrent un grand dîner en l'honneur de Son Altesse royale le duc de Capoue et du prince Louis Napoléon. Il fut remarqué, au courant des gazettes, que le duc de Wellington lui témoigna des attentions pleines d'intérêt ; qu'à Lemington le lord-lieutenant du château de Warwick organisa des fêtes, à son intention ; qu'à Birmingham, à Manchester et à Liverpool, il obtint les succès d'un héros du jour ; et que les ladies rivalisaient de bonne grâce, en leurs réceptions, à lui rendre presque aussi agréable que sa patrie son séjour dans une grande ville étrangère. Entre temps et aux heures de la saison des chasses, il ne résistait point aux invitations qui lui ouvrirent, tour à tour, quelques-uns des plus riants et des plus opulents domaines de la noblesse anglaise en déplacement dans ses terres. Chacun de ces grands seigneurs mettait une sorte d'amour-propre à lui donner, de nouveau, comme ils l'avaient fait pour la reine Hortense[11], une idée aussi complète que possible de l'élégance et du luxe répandus dans ces châteaux avec une splendeur inconnue ailleurs.

A Londres, il fréquentait particulièrement à Gore-House, dans la célèbre mansion aristocratique et littéraire, où la belle, l'aventureuse et si imprévoyante lady Blessington brûlait les derniers feux de sa magnificence. C'était là, dans cette demeure fameuse, aux larges pelouses, aux allées superbement plantées d'arbres centenaires qu'avait, autrefois, promené ses pas le pieux Wilberforce récitant ses psaumes, à grand confort. Maintenant, aux soirs de la spirituelle lady et sons le gouvernement intérieur accepté du prince consort, autrement dit le comte Alfred d'Orsay, se rejoignaient les plus brillants esprits de la société de Londres ou de celle de Paris en voyage.

La première rencontre de Louis-Napoléon et de lady Blessington était un souvenir de jeunesse. Les détails en revenaient à la mémoire du fils de la reine Hortense, sous le jour d'une impression attendrie. C'était par une tiède journée de mars 1828, à Rome ; elle habitait à grand luxe le palais Negroni et l'avait quitté pour rendre une visite à la duchesse de Saint-Leu. L'une des femmes, auxquelles on avait le plus souvent répété que du moindre de ses mouvements, de chacune de ses paroles et de sa personne entière émanait le charme de plaire, elle se sentait, à la fois, curieuse et inquiète d'aborder celle qu'on disait être la séduction couronnée. L'entrevue lui fut d'une douceur extrême : comme d'habitude, Hortense se laissa conduire à son clavecin, pour y moduler l'une des romances sentimentales écrites et composées par elle. Pendant la conversation, elle eut des mots et des sourires d'une grâce très aimablement soulignée. Jamais des heures — à moins qu'elle n'en eût oublié d'une félicité plus complète — n'avaient paru si courtes à la visiteuse, qui, la veille, cependant, avait eu l'oreille et l'imagination bercées aux paroles d'un Byron. La reine de Hollande n'était pas seule à tenir compagnie, dans le salon. a la grande darne anglaise. Plein d'attentions et d'amour était, à côté d'elle, son fils le prince Louis. Sous l'impression d'enchantement où baignait l'âme de lady Blessington et qui la disposait à tout idéaliser, celle-ci avait vu en lui un jeune homme ardent et beau, doué de talent-nombreux et, de tous points, au moral comme au physique, digne d'une semblable mère.

Elle le retrouvait, à présent, parmi ses illustres invités, distinct de tous, portant sous les airs graves et réfléchis de son visage, la fierté de son nom et la certitude d'être appelé à en ressusciter la gloire.

Il n'était point de prévenances généreuses et choisies qu'on n'eût à son égard, lorsqu'il résida, plusieurs jours à Brodrick-Castle, chez le duc de Hamilton, son parent. Ses hôtes, pour la plupart, n'envisageaient en lui qu'un prince digne de leur intérêt, sans doute. mais ne possédant aucune chance prévoyable de s'élever à plus d'éclat et de puissance ; chez le duc de Montrose, on le traita en véritable empereur. Et il n'en paraissait point surpris, parce qu'il n'y voyait qu'une prétérition de date, une démonstration anticipée de ce qui serait ou pourrait être.

Croyez-vous, écrivait le great iron duke, lord Wellington, que ce jeune homme Louis-Napoléon ne veut pas se laisser dire qu'il ne sera jamais empereur des Français !

Lui rappeler, en manière de doute, l'issue malheureuse de l'affaire de Strasbourg ne faisait qu'amener sur ses lèvres un sourire énigmatique. S'il paraissait distrait, absent, au milieu des réjouissances dont il avait à prendre une part, c'est qu'en réalité sa pensée n'était pas là ; il songeait. perdu dans une vision soudaine et qu'il était seul à percevoir, il songeait. les yeux ouverts, aux résolutions qu'il aurait à convertir en démonstrations positives, pour la Camille des Bonaparte, lorsqu'il serait monté sur le trône.

Le duc de Newcastle, qui le voyait souvent, au Brodria-Castle en reflétait l'exacte impression, au hasard d'une impression communiquée à sir Archibald Alison :

Nous allions, le prince Louis-Napoléon et moi, chasser ensemble. Mais ne nous souciant, alors, beaucoup de sport, ni l'un ni l'autre, nous préférions nous asseoir dans la bruyère et nous entretenir de sujets sérieux. Il ouvrait toujours la conversation sur ce qu'il aurait à réaliser, lorsqu'il porterait la couronne, et je suis convaincu que cette idée ne l'a pas abandonné, un seul instant.

Il ne pouvait en confier le sentiment qu'il un bien petit nombre de personnes, retenu par la crainte de n'être pas compris ou de passer dans l'esprit des autres pour un cerveau brûlé. Il s'y enfermait tenacement avec une secrète jouissance ; et cette concentration silencieuse l'avait fait appeler le prince Taciturne. On était moins sceptique sur la mission de Louis-Napoléon, chez lady Blessington. Elle était romanesque. Une partie de son existence avait eu la magie d'un conte de fée ; elle aimait le rare et l'extraordinaire et se formait des vues magnifiques sur le miracle de cette résurrection d'empire, qui, sans doute, la ramènerait, — ainsi que l'inséparable ami, le comte d'Orsay — dans ce Paris, qu'elle avait tant émerveillé, aux jours prodigues, par la tenue de ses équipages.

Ce qui soutient et console, par-dessus tout, c'est l'espérance ; ce qui déçoit et leurre davantage, c'est encore cette sœur de l'illusion. Mais l'espérance était entrée clans l'âme de l'ancien carbonaro des Romagnes comme une réalisation prématurée. Il s'était fait de sa mission napoléonienne — nous l'avons, à plusieurs reprises, constaté — un article de foi. Riche d'hypothèques prises sur l'avenir, il se voyait, du fond de l'exil, distribuant des places, des titres, des distinctions, à ceux qui auraient partagé cette foi.

 

 

 



[1] En recouvrant ma liberté, je n'ai pensé qu'au drapeau et aux compatriotes que je quittais, et je n'ai éprouvé qu'un sentiment de douleur profonde. (Lettre à Vieillard, New-York, 30 avril 1837.) De la bonté du roi pas un mot.

[2] Au 32e degré de latitude, le commandant de la frégate a ouvert des ordres cachetés et écrits de la main du ministre de la Marine, qui lui enjoignaient de me conduire à Rio-Janeiro, de ne pas me débarquer, d'empêcher toute espèce de communication et, après avoir fait les approvisionnements nécessaires, ils me conduire à New-York. (Lettre à Vieillard, New-York, 30 avril 1837.)

[3] Quand on connut à Genève le verdict d'acquittement prononcé par le juge de Strasbourg, ce fut une joie pour lei Bonapartistes et une stupeur du côté des gouvernementaux. Le l'ait est que, tonie opinion à part, l'acquittement d'hommes ayant tenté un coup de main dans les conditions fine l'on sait, était pour le moins stupéfiant. (Georges Duval, Napoléon III, p. 191.)

[4] Dès le 11 novembre, avant de partir pour l'Amérique, il lui avait adressé ces mots les concernant :

Je vous prie, ma chère mère, de veiller à ce qu'il ne manque rien aux prisonniers de Strasbourg ; prenez, soin des deux fils du colonel Vaudrey, qui sont à Paris avec leur mère. Je prendrais bien mon parti, si je savais que mes autres compagnons d'infortune auront la vie sauve ; mais, avoir sur la conscience la mort de braves soldats, c'est une douleur amère, qui ne peut jamais s'effacer.

[5] Rev. Stewart, Vindication.

[6] Dudley.

[7] Dans un des clubs de la Révolution, un soir, Chamfort montait à la tribune, annonçant qu'il parlerait du despotisme et de la démocratie. Sou discours n'eut pas besoin d'être long pour tout dire. Il tenait en ces deux mots :

Moi, tout ; le reste, rien : voilà le despotisme. Moi, c'est un autre ; un autre, c'est moi : voilà la démocratie.

[8] Il avait aussi à mettre en ordre les conditions embarrassées de l'héritage. Ma mère, écrivait-il d'Arenenberg au roi Louis, m'a laissé bien des charges, bien des obligations et un vieux château à moitié restauré, qu'il faut achever, si l'on veut en tirer quelque chose. Cela sera, d'ailleurs, ma seule distraction de cet hiver.

[9] Je passais presque toutes mes soirées, en 1848, chez les Crénay, qui, l'hiver, habitaient un joli appartement, en face l'église Sainte-Clotilde. Que de fois j'ai entendu la marquise raconter, dans son salon, des histoires du prince Louis ! (Baron Du Casse. les Dessous du Coup d'État, p. 27.)

[10] Ce personnel comprenait alors seize personnes. Il avait une paire de chevaux de trait, un chenal pour un cab et deux chevaux de selle.

[11] Cf. Fragments de mémoires inédits.