RÊVE D'EMPEREUR

LE DESTIN ET L'ÂME DE NAPOLÉON III

 

CHAPITRE TROISIÈME. — HEURES D'INITIATION NAPOLÉONIENNE.

 

 

Courte avait été la mémoire de la duchesse de Saint-Leu, ordinairement plus généreuse, à l'égard de l'éducateur hors ligne qui, durant huit années, prodigua avec tant de scrupule et d'ardeur ses efforts, son temps, son intelligence, afin d'orienter vers la science et vers le bien, comme vers leur naturel objet, les facultés de son fils de prédilection. Mais, elle n'avait plus le loisir, d'y penser ; ses idées et ses discours allaient à d'autres sujets.

Moraliser, philosopher, raisonner de haut, en y faisant luire quelques éclairs de poésie, sur le vain détachement des grandeurs, c'était une de ses habitudes de conversation. Volontiers choisissait-elle pour l'un des thèmes de ses réflexions parlées : la modération du désir, qui convient au sage, l'incertitude dos biens de la fortune, l'erreur générale des humains à consumer le meilleur de leurs jours dans la recherche des félicités chimériques.

Au fond de son âme, elle n'avait nullement abdiqué ses ambitions de mère ayant des princes à placer.

Que l'absence d'émotions lui pût être presque du bonheur, étant impressionnable au dernier point, qu'elle en fût venue à préférer le décours d'une vie tranquille aux agitations d'une existence incertaine et toujours menacée : qu'enfin elle en comprit mieux que personne les consolantes douceurs : c'était la vérité, sans doute. De jour en jour, elle s'enfermait dans cette obscurité avec une sorte d'amertume satisfaite, écrivant ses lettres, recevant des amis, rassemblant des souvenirs, familiarisant son regard aux demi-teintes de son horizon.

Mais. en cette pénombre, il lui plaisait de rêver. Elle songeait au meilleur avenir concevable de ceux qui portaient le nom magique.

A table, au salon, en ses propos courants, elle ne perdait jamais l'occasion de faire reluire ses vertus d'abnégation et de sagesse résignée. On avait bien eu tort de la représenter sous les couleurs d'une femme à craindre, amie de l'intrigue et des secrètes machinations. Devenue totalement étrangère aux passions de ce monde, elle demeurait si persuadée que les seuls besoins des peuples décidaient des grands événements qu'elle n'aurait pas voulu déranger d'un fil la paix de son âme, pour des questions où elle ne pouvait rien et qui ne la regardaient plus. Certes, mais elle ne disait point qu'elle escomptait en son for intérieur k réveil d'un de ces besoins populaires ou l'éclat d'un de ces grands événements, pour le profit des jeunes êtres qu'elle avait formés de son sang et de son esprit.

Rien d'apaisé commue la succession de ses jours. Si les ouvrages d'élégance domestique, si les délicates broderies, si les fins réseaux de dentelles laissaient sa main indifférente, la musique et le dessin n'avaient rien perdit de leur intérêt pour elle. Hortense y retrouvait un peu de ses agréments d'autrefois, ces occupations ayant toujours été les mieux harmonisées à ses dispositions d'esprit, à ses goûts. Toutefois, sa pensée allait fort au delà des distractions quotidiennes, que lui pouvaient procurer le crayon, la composition musicale, les promenades autour d'Arenenberg ou les instants accordés à la correspondance de famille. Malgré qu'elle tendit à le faire accroire par une nécessaire prudence et pour sa meilleure tranquillité, elle n'avait pas séquestré son finie dans un détachement si absolu de l'avenir.

Qu'elle fût à Genève, en Italie, sur les bords du lac de Constance, elle suivait avec une attention. qui ne languissait point, les mouvements intérieurs de la grande nation, où son beau-père avait impérieusement régné. Des retours d'opinions, des réveils de sympathies se prononçaient. Son intelligence y voyait clair : il y aurait encore de l'imprévu dans l'histoire des Napoléon. Elle en avait le pressentiment.

Pour l'opinion du dehors, il était bien entendu que les gens ligués contre son repos se trompaient étrangement à lui prêter des vues fort éloignées de son imagination. Même auprès de l'empereur, elle ne s'était mêlée de rien et ne l'aurait aidé en aucune façon. Maintenant, elle ne souhaitait pas d'autre lot que le : bienfaits obscurs de la résignation.

Seule avec ses fils, Louis surtout, qu'elle avait le plu : souvent, à son roté, elle leur tenait des discours moins soumis aux lois du sort : elle entrait avec une tout autre énergie dans les intérêts de leur éducation politique. Ce langage était net et plein de sens. Elle leur parlait à peu près dans ces termes :

La fortune des Bonaparte aura été le plus extraordinaire enchaînement de surprises des temps modernes. Le nom que vous portez vous est un sûr garant d'une situation privilégiée, soit dans la vieille Europe, soit dans le Nouveau-Monde. Le titre qu'on a puisé dans le sang d'une famille illustre est le premier acompte fourni par le Destin à l'homme qui veut pousser en avant. Héritiers de Napoléon ne vous lassez point, dans votre disgrâce, d'espérer. Les Bonaparte n'ont pas dit leur dernier mot.

Toujours l'œil aux aguets, surveillez les occasions propices. Si la France vous échappaitce qui n'est point dans ma pensée, l'Italie, l'Allemagne, la Russie, l'Angleterre vous présenteraient des ressources d'avenir. Partout, il se produit des caprices d'imagination populaires, capables d'élever aux nues l'héritier d'un grand nom.

Et quels enseignements pratiques dans la bouche ou sous la plume d'une femme, quelles théories lucides et faites pour l'usage de celui qui en était l'objet d'instruction, (pelle précision d'avis sur la manière d'attirer à soi le peuple, de bâtir sur sa crédulité, de le capter par de luisantes paroles et de l'amener enfin à supporter des chaînes, qu'il aura forgées des ses mains !

Le secret de l'avenir n'est à personne. Que des hasards plus puissants que la volonté des hommes vous élèvent et vous soutiennent, croyez-moi, il ne vous sera pas impossible de devenir littéralement une idole, aux regards de la foule, quelque chose comme le rédempteur national, l'intermédiaire entre le destin rigoureux du Ciel et les intérêts humains. Les hommes aiment à se réfugier auprès d'une providence visible. Il est si facile, d'ailleurs, de gagner l'affection du peuple ! Il a la simplicité de l'enfance. S'il voit qu'on s'occupe de lui, il laisse faire ; ce n'est que quand il croit à l'injustice ou à la trahison qu'il se révolte. Mais il n'y croit jamais si on lui parle avec douceur et sympathie pour lui-même, en traitant avec une dérision amère les ennemis, qu'on représente acharnés à sa perte. C'est toujours Jacques Bonhomme.

Louis ne perdait pas un mot de ce judicieux catéchisme, à l'usage des prétendants de sa race. Il admirait l'éloquence maternelle et en gravait les leçons clans sa mémoire. On en reconnaitra l'empreinte dans tous ses actes significatifs de président de la République et d'empereur.

Elle se reprenait, souvent. à sa triche. Avec un sens remarquable du vrai, elle traçait, pour l'instruction du jeune Louis, des profils variés du grand homme, l'auteur de leur célébrité. Il aurait à suivre ses traces, dans la mesure des forces, qui lui étaient accordées, sans qu'il dût le considérer en tout comme un modèle accompli. Elle n'avait pas l'admiration fanatique ; elle connaissait et savait caractériser ses faiblesses.

Ainsi, par une orientation ferme et précise, par des exhortations assidues aux œuvres d'énergie, que lui dicteraient la naissance et le rang, Hortense de Beauharnais se faisait vraiment la conductrice des desseins de son fils pour toute la vie ; elle était l'étoile véritable, sur terre, qu'il cherchait dans l'infini des cieux constellés[1].

Par quelles voies différentes se fût poussée la carrière de Napoléon III, à quelles variations d'influences eût-elle été soumise, si les conditions du partage entre les deux enfants l'avaient désigné, lui, au lieu de son frère aîné, pour grandir sous la tutelle paternelle ? Il n'y eût certainement point puisé les mêmes encouragements à Faction.

Nous nous imaginons le père et le fils réunis, nous les voyons tous deux bien en face, celui-ci respectueux, attentif, mais concentrant en soi une instinctive résistance ; celui-là, le roi dépossédé, le philosophe assombri traînant les jours clans la tristesse et la maladie, et s'en inspirant pour le sermonner sans fin, pour lui inculquer ses principes trop nobles d'idéal religieux et de renoncement terrestre, le pressant d'abandonner ses chimères, le conjurant de mettre son esprit en repos, de ne point gaspiller à vide les facultés, que le ciel lui avait départies, et de ne réclamer à la vie que ce qu'elle pouvait lui garantir de positif. Il nous semble l'entendre :

Fais comme moi, lui aurait-il répété, suis mon exemple ; si les malheurs et une expérience hâtive doivent, quelque jouir, te dessiller les yeux, abandonne la politique et ce qu'on appelle les grandes affaires du monde à ceux qui sont obligés de s'en charger oui qui sont assez aveugles pour les rechercher ; oui, Nichons d'extraire de cette courte existence le peu qu'elle contient de jouissance réelle et, quant au reste, n'ayons de recours qu'en Dieu.

Cette philosophie n'eût pas été la sienne ; il aurait jugé, en fin de cause, que sa mission n'était pas celle-là. Mais, certainement, la pression paternelle eût amolli le ressort de sa volonté. Ses idées déjà confuses eussent été rendues plus vagues et plus flottantes, à l'exception d'une seule, l'idée fixe ; un affaissement précoce se serait évidemment produit dans son finie et son intelligence.

Combien il aimait mieux entendre la douce voix, mêlant à ses appels à la destinée ses superstitions de femme, et lui disant, après avoir découvert des perspectives indéfinies : Toute espérance, mon fils, t'est permise.

Heureux fut-il, nous le répétons, d'avoir été, clans les divisions du ménage, attribué à l'influence stimulatrice de sa mère, au lieu que son éducation, sa jeunesse, échussent à son père, l'homme le plus inconstant, le plus fantasque et l© moins encourageant qui pût être !

La femme d'intelligence fut toujours la véritable initiatrice des hommes appelés à des destinées supérieures. Louis-Napoléon s'était pénétré auprès de la reine Hortense de ce principe, dont il fera l'idée maîtresse de sa politique d'entraînement populaire, que la raison ne gouverne pas les foules, mais que les Fèves du sentiment et les centres de foi sont des forces irrésistibles. Il l'avait reçu de sa mère, comme il avait foui appris, tout hérité d'elle : les qualités de charme et de politesse courtoise, qui seront le meilleur côté de sa physionomie aventureuse et lui vaudront bien des concours ; la tendresse rêveuse et romanesque : l'obstination tranquille, qui le faisait appeler par elle : un doux obstiné, l'inaltérable confiance en soi, la force du caractère et même la fragilité des sens.

Seul avec lui-même, il revenait, en pensée, aux exhortations entendues, pour en élargir grandement la portée.

Il n'avait plus besoin, alors, que la voix maternelle lit lever devant ses yeux l'image brillante. Tranquille et plein de foi, malgré la tristesse de l'exil, malgré les froideurs embrumées du climat, il la voyait scintiller, à travers la nue, cette étoile qu'on n'aurait point discernée dans le champ du télescope. En ces moments-là, le sentiment de la réalité s'évanouissait en lui. Son imagination n'avait que la perception lointaine et problématique des objets de sa conviction ; il les voyait, néanmoins, et les possédait, au delà du temps, et croyait les saisir.

Il y a un abîme à franchir entre la conception et l'effort, entre l'idée flottante dont le cerveau s'imprègne et le geste d'énergie qui l'exécute.

Pourtant, il ne doutait point. Ce flegmatique était un audacieux. Pressé d'apparaître, il était tout prêt à saisir la première occasion, qui se présenterait d'être vu dans ce rôle d'action. Ses luttes dans les Romagnes en 1831 contre l'autorité souveraine du pape, dont il soutiendra plus tard avec tant d'illogisme le pouvoir temporel, furent le coup d'éclat de sa vingt-troisième année.

Il sortait de son initiation au carbonarisme, dont le mystérieux appareil frappa tant son imagination.

Était-ce par conviction profonde et par abnégation pure que son frère et lui s'associèrent à cette levée d'armes de patriotes italiens ? De toute évidence, ils avaient raisonné leur élan. On apprendrait à les connaître, ils feraient parler d'eux : ce fut leur intention la plus certaine.

Les libéraux de la péninsule, bercés du crédule espoir que la France constitutionnelle appuierait de sa force leurs revendications, bridaient de secouer le joug des conventions de 1815. Un mouvement prématuré éclata dans l'Italie centrale, à Modène, à Bologne, à Reggio, à Parme, gagna l'Ombrie, s'étendit à toute la Romagne, menaçant, à la fois, la domination autrichienne et la suprématie papale. Dès que la nouvelle en était venue aux oreilles du prince Louis et de son aîné Napoléon, se trouvant tous deux à Florence, auprès du vieux roi de Hollande, plus malade que d'habitude, ils n'avaient eu qu'une seule et même idée : se joindre aux insurgés. Malgré le désaveu de leur père, ils ne balancèrent pas un instant. Ils coururent où l'on se buttait.

Presque immédiatement on ressentit les effets de leur initiative, dans ces bandes en désarroi, qui servaient la cause de la liberté avec plus de vaillance individuelle que de méthode et de discipline militaire. Ils organisèrent la résistance, formèrent des colonnes mobiles, se mirent à leur tête, poussèrent de l'avant, et, tout échauffés des premières ardeurs du commandement, se portèrent, intrépides, au cœur des États de l'Église. Sous la conduite du général Sircognani, ils aidèrent ce chef à battre, plusieurs fois, les troupes alanguies du Saint-Siège. Les patriotes, ou, d'après le langage de leurs adversaires, les factieux, gagnaient du terrain rapidement. Ils se voyaient dictant la loi, au sein de la Ville éternelle, réglant d'une manière définitive les rapports du divin et du terrestre, rendant au peuple italien sa glorieuse et bien-aimée capitale. Grégoire XVI tremblait au fond du Vatican. Il appela l'Autriche à l'aide. De lourds bataillons se mirent en marche. La partie si bien entamée fut compromise. Un ordre émané du gouvernement provisoire de Bologne parvint au général Sircognani, lui intimant, de suspendre le mouvement sur Rome, tandis que le colonel Armandi en apportait un autre, de la malle source, aux jeunes Bonaparte, leur prescrivant de se séparer d'une cause, qui leur était, étrangère. C'était la réponse aux désirs exprimés avec instance par leur mère, partie à leur recherche, et qui n'avait qu'une seule idée : celle de tirer ses enfants sains et saufs de la mauvaise affaire, où ils s'étaient imprudemment embarqués. Louis de Hollande et sa femme, Jérôme de Westphalie et le cardinal Fesch s'étalent unis dans une même démarche pour que les princes sortissent, de gré ou de force, d'une situation aussi dangereuse qu'inutile. L'insistance des princes à rester dans les rangs. au titre de simples volontaires, ne l'ut pas entendue. De Bologne ils durent se retirer sur Ancône. En cours de route, Napoléon tomba malade. Arrivé à Faenza, il prit le lit ; son état s'aggrava ; il était atteint d'une rougeole intense, qui monta au plus haut, degré de fièvre ; et, le 27 avril, il expirait, à Forli, entre les bras de son frère désespéré. Leur mère qui accourait frémissante de crainte et, d'espoir, pour les arracher l'un et l'autre à l'étreinte autrichienne, apprit la funeste nouvelle en arrivant à Pesaro. Louis avait dû s'y retirer, en grande bide, pour échapper aux ennemis ; et c'est là qu'il la reçut, dans une crise de larmes et de sanglots. Elle avait perdu le meilleur des fils et lui le seul ami avec lequel il eût été capable de se consoler de toutes les infortunes possibles. Cependant, les troupes autrichiennes approchent, à pas rapides. A peine a-t-elle pu trouver les moments nécessaires au triste cérémonial des obsèques qu'il a fallu repartir, sans perdre un instant, brûler les relais, déguiser les itinéraires, changer de noms, s'arrêter encore, pendant des semaines. à Ancône, où Louis à son tour aura dû s'aliter, se remettre en route, gagner Loreto, traverser la Toscane et Sienne, entrer à Lucques, passer dans la principauté de Modène et, toujours au prix de mille difficultés, où la reine Hortense, d'un aspect si frêle, déploya un courage, un esprit d'initiative et une possession de soi tout à fait remarquables, atteindre Gènes, où l'on s'embarqua. Sans tergiverser, elle se rendit à Paris, avec son fils, clans le dessein d'aborder directement Louis-Philippe. Elle solliciterait d'une bonté dont elle n'était pas à la première épreuve, un retour en grâce définitif pour elle et le dernier de ses enfants. Hortense n'ignorait point qu'elle avait transgressé la lui du bannissement des Bonapartes, leur interdisant tout séjour en France : elle en avait pesé les chances et conséquences : elle le disait à Casimir-Perier, que le roi avait délégué vers elle. Cependant, l'obtention était acquise, déjà, d'une entrevue chez le monarque débonnaire. La conversation fut longue. Louis-Philippe, causeur facile et abondant qui, dans toutes le, occasions, aimait à se faire entendre, revint sur le chapitre de ses souvenirs. Lui aussi avait connu le, douleurs de l'exil et les avait amèrement ressenties : il ne demandait qu'à les abréger en faveur d'Hortense, puisqu'elle l'en priait avec tant de force. Il ferait mieux, il irait plus loin : il mettrait ordre aux embarras de sa situation : il serait son chargé d'affaires. Que lui réclamerait-il échange ? De la patience, seulement. Elle se retirerait en Angleterre, ainsi que le prince Louis, sans ébruiter la nouvelle de leur passage en France ; et, lorsqu'elle serait à Londres, il devrait recevoir d'elle une lettre ostensible, sollicitant du gouvernement royal l'autorisation de suivre une cure à Vichy. Ce serait un séjour temporaire ; il ne tiendrait qu'à elle d'obtenir davantage. Casimir-Perier lui conseilla, en outre, d'amener son fils à faire une demande directe au roi.

Louis n'y résista point. La circonstance était trop favorable, l'invitation trop engageante pour qu'il ne s'empressât point de la saisir. La lettre fut adroitement tournée. Il y feignait une modération de désirs tout à fait propre à écarter les soupçons du jour, sans are un nantissement bien certain de sa fidélité, dans l'avenir. Que voulait-il ? Peu de chose, à la lettre, et beaucoup dans le sens qu'y attachait son cœur patriotique. Son unique ambition était que Sa Majesté lui rouvrit les portes de la France et lui permit de servir son pays, fût-ce dans les derniers rangs, parmi les simples soldats. Séparé de sa famille, inconsolable de la perte de son frère Napoléon, qui mourut, hier, dans la Romagne, après avoir donné tant de preuves de son amour pour la liberté, la vie lui serait insupportable, s'il n'osait pas espérer que la bonté du roi lui permettrait de rentrer dans l'armée nationale, sans grade, sans titre honorifique et pour le seul honneur de reprendre place parmi les citoyens français. En retour, Sa Majesté pourrait faire foi sur ses serments et sur sa reconnaissance.

Cependant, Hortense et Louis ne se pressaient point de quitter Paris, en attendant qu'on eût statué sur leur sort ultérieur. Chaque jour, la reine présentait les excuses du prince fâcheusement retenu à la chambre par son état de mauvaise santé. Mais, n'avaient-ils vraiment, elle et lui, que cette pensée d'attendre la fin d'un malaise survenu ? Tout malade qu'il fût ou déclarât l'être, le prince arrangeait des entrevues et nouait des commencements d'alliance avec les principaux chefs du parti républicain, pour étudier, entre quatre murs, les plus prompts moyens possibles de renverser un souverain pacifique et crédule.

L'ex-reine de Hollande avait bien choisi son logement provisoire en descendant à l'hôtel de Hollande, sur la place Vendôme. Elle y jouissait d'une vie très douce à ses affections de famille et à son culte du héros. Le 5 mai, jour anniversaire de la mort de l'empereur, quelle consolation pour les regrets de son âme et quelle joie pour ses yeux ! De sa chambre elle avait pu contempler le pieux cortège, qui se rendait au pied du monument. Les mains des manifestants étaient remplies de fleurs, et ils en avaient couronné les soubassements de la glorieuse colonne. Une foi impérialiste montait dans les airs, avec des cris : Vive Napoléon II ! Le jour suivant, des groupes compacts s'étaient formés sous les fenêtres, semblant attendre un mot d'ordre de l'hôtel de Hollande. Le 10, un commencement d'émeute avait eu lieu, dont le maréchal Lobau avait eu raison, sans poudre et sans balles, en faisant pleuvoir sur les agitateurs les jets puissants des pompes à incendie amenées de la caserne voisine. Dans le même moment, à deux pas de là, l'envoyé du ministre, d'Houdetot, conférait avec la reine Hortense et lui rappelait, en des termes pondérés mais fermes, que l'acte de 1816 n'était pas aboli, qu'elle avait à en tenir compte et que la présence de deux membres de la famille Bonaparte excitant des tumultes ne pouvait être tolérée davantage. Cependant, elle attestait la maladie de son fils, alléguait des prétextes dilatoires, exposait des raisons pour traîner son départ en longueur et se récriait, enfin, contre une mesure trop rigoureuse pour n'être pas imméritée. Comme elle en était à ces termes de sa protestation, on entendit un grand bruit sur la place. Des vivats stridents à Napoléon II se confondaient avec le bruit d'une charge de cavalerie dispersant la foule :

Madame, dit M. d'Houdetot avec une douceur qui aurait pu paraître un excès de courtoisie, vous entendez ; voici notre excuse... Il faut partir.

Elle avait entendit et compris. La santé du prince Louis s'était améliorée, depuis la veille : elle et lui s'en iraient, le surlendemain ; leur présence ne gênerait plus l'autorité.

Six jours après, ils s'embarquaient à Calais. Dès son arrivée à Londres. Louis écrivit à son père. Connaissant les dispositions de l'esprit paternel, qui n'approuvait ni ses idées, ni son voyage en Angleterre, et encore moins les conditions où ce voyage s'était accompli, il feignait, dans sa lettre d'entrer, dans les mimes vues, toutes de calme et de désintéressement. La tranquillité du vieux roi Louis serait complète, désormais, en ce qui le concernait. La politique serait abolie de l'existence de son fils ou, s'il s'en mêlait, ce ne serait plus que pour lire les journaux. Il n'oubliait pas que le chef de la famille était à Vienne. Si de nouvelles révolutions éclataient en France, le devoir lui était imposé de n'y prendre aucune part, sans connaître, d'abord, les intentions et déclarations du duc de Reichstadt. Son état d'âme n'aurait donc plus à inquiéter son père. Il ne demandait à ce père que de lui rendre tout son amour et à la Providence de lui redonner une patrie, si toutefois elle le voulait ainsi, dans ses mystérieux desseins. Quel exemple, chez un si jeune homme, de détachement. de soumission et de vertu !

Mais, avec sa chère éducatrice, c'était un changement de discours. Il se préparait à tout. lui disait-il, en se réservant.

Hortense. dont la tendresse n'avait pas encore vaincu l'ambition, continuait à l'y prédisposer. Elle avait espéré que les suffrages de la Belgique lui vaudraient un trône, à l'étranger, puisqu'il ne pouvait avoir en France le rang souverain, qui convenait à son nom et elle ajoutait : à ses mérites. Le choix du Congrès belge dérangea son calcul, car il s'était fixé sur Léopold de Saxe-Cobourg. Et finement ce prince avait pu dire en prenant congé d'elle, pour aller ceindre sa couronne, et en lui exprimant le désir poli de la revoir :

Au moins, vous ne prendrez pas mon royaume en passant ?

Mais, comment donc, avait répliqué Louis, on n'y avait jamais pensé ! Comme s'il eût été blessé même qu'on lui en eût prêté l'intention, modestement encore il avait écrit au rédacteur d'un grand journal de Bruxelles, sur un ton de réserve vraiment remarquable, de la part d'un caractère aussi remuant, que, loin d'avoir des idées d'ambition, tous ses vœux se réduisaient à servir son pays, en France, ou la cause de la liberté des peuples, dans les pays étrangers. On l'aurait vu, déjà, dans les rangs glorieux des Belges ou des immortels Polonais, sil n'avait pas craint qu'on attribuât ses actions à quelque sentiment d'intérêt personnel... Un sentiment bien éloigné de son cœur !

En réalité, le temps lui durait en Angleterre. sans installation fixe ni situation déterminée. Le travail de sa pensée incertaine, le remuement de ses désirs insatisfaits, contribuaient à l'imprégner du spleen local. Trop pressé de jouir des biens qu'il eût voulu récolter, à moissons pleines, il inclinait, par moments, à voir sous de sombres couleurs toutes les circonstances de sa vie. Quelle serait sa destinée ! Quelle noble tache pourrait-il assumer et remplir en ce monde ! On lui parlait toujours de son nom. N'était-ce pas une gène écrasante, s'il n'était pas admis à le faire reluire dans un cadre dignement approprié ? Mais, ces découragements ne duraient point. L'étoile passagèrement obscurcie ravivait ses clartés. Sa foi dans le hasard et une industrieuse adresse à le diriger lui remettaient la flamme au cerveau. Il se ressaisissait pour combattre, en même temps, la mélancolie de sa mère, toujours prête à se plaindre de l'injustice humaine, parce que les peuples pouvaient vivre sans elle et sans les Bonaparte[2]. Le courage d'Hortense fléchissait, non le sien. Des pressentiments, qu'il ne s'expliquait pas, le tenaient debout et en éveil. Tout en espérant de France des nouvelles, qui l'y rappelleraient, peut-être, il se répandait parmi la haute société anglaise : chez lord et lady Holland où, certain soir, il exhalait sa plainte sur l'injuste oubli dont les Napoléon étaient l'objet, mais en ayant soin d'ajouter : le peuple, lui, se souvient de nous ; chez Webster, le fils de lady Holland, où le hasard le mit en présence de Talleyrand, l'ancien grand-chambellan et ministre de l'empereur, qui passa devant lui, le regardant de ses yeux morts, sans paraître le voir ; et en d'autres maisons de pareille importance, dont les hôtes ne l'accueillaient pas en prétendant, mais le traitaient en prince.

Satisfactions passagères, qui ne l'empêchaient point de se dire qu'en réalité rien ne le retenait à Londres, sinon l'incertitude de la direction à prendre, lorsqu'il en sortirait. Se rendrait-il en Pologne, où les patriotes, à la recherche d'un chef jeune et entreprenant, réclamaient son aide généreuse ? Ou répondrait-il au vœu des libéraux français, qui faisaient fond sur sa parole ? Des deux côtés on l'appelait avec instance, comme s'il eût suffi du nom qu'il portait pour forcer à la victoire la cause où il l'aurait engagé.

Ce nom était un symbole et un drapeau. Louis-Philippe lui demanda d'y renoncer, sous peine, s'il n'y consentait point, de ne plus revoir les cieux aimés de sa patrie. C'était la condition absolue, catégorique, de sa rentrée en France, dans les rangs de l'armée. Il venait de recevoir cette réponse à la démarche, dont Hortense lui avait transmis l'invitation ministérielle et qu'il avait tentée, de son propre vouloir, sans qu'elle l'y eût encouragé d'une manière positive. Maintenant, il savait à quoi s'en tenir. Il était décidément fixé.

Allons, ma mère, dit-il, vous aviez raison ; ne songeons plus à tout cela, et retournons dans notre retraite.

Ils y retournèrent, en effet, mais par un audacieux détour. Sans attendre leurs passeports, ils prirent le bateau pour Calais, firent un arrêt à Boulogne, afin d'y saluer la colonne de la Grande-Armée, accomplisant, en cours de route, des pèlerinages successifs aux lieux consacrés par des souvenirs de la famille impériale, visitant Ermenonville, Morfontaine et Saint-Denis, se détournant, à regret, de Saint-Leu, témoin de hi première enfance du prince, allant à Rueil, prier sur le tombeau de Joséphine ; essayant, niais en vain, de forcer la grille de la Malmaison, fermée à leur désir par un propriétaire jaloux ; et, ces choses faites, ces hommages rendus aux objets de leur foi, ils poursuivirent leur voyage, d'un trait, jusqu'au villa e d'Arenenberg, elle, pour y reprendre ses leçons douces, patientes, continues à son élève unique sur l'art de corriger les mauvais destins et de s'en préparer de meilleurs, lui pour se replonger dans l'étude, consolation et soutien des longues attentes.

C'était vers la fin du mois d'août, aux environs d'une date chère au cœur de la reine[3] : l'anniversaire de la naissance de Louis, son dernier fils. Elle organisa une fête, en son honneur, à la fois mondaine et champêtre. La présence de quelques jolies personnes de Constance, les accords de la musique et les agréments de la danse chassèrent la première impression de tristesse éprouvée en se retirant dans cette demi-solitude[4]. On y passa l'automne et l'hiver. La reine, après tant de revers, était venue demander à ces lieux paisibles, où l'on n'entendait que le chant des oiseaux et le travail éloigné des cultivateurs, un refuge qu'on ne lui contestait plus. Sans se résigner à l'oubli général, encore moins à l'abnégation complète, elle se sentit heureuse de goûter des moments plus calmes, au milieu d'une nature si belle, parmi des habitudes si simples, auprès de cœurs si dévoués. Le prince, de son côté, continuait de se livrer à ses travaux politiques et militaires ; il s'y dépensait avec la fougue de la jeunesse et la persévérance de l'âge mûr. Sa préoccupation essentielle était de forcer l'attention pal' ses écrits, s'il ne le pouvait encore par ses actes. Entre temps, il s'adonnait aux exercices de l'équitation et de la natation, dans lesquels il excellait[5], sa mère ayant voulu qu'on le préparât, dès l'enfance, à tous les sports, où l'être physique acquiert la force, l'agilité, la promptitude, et l'être moral la décision, le sang-froid, la bravoure. Ou bien, sensible aux beautés de la nature, il en goûtait le charme et la grandeur, le long de promenades séduisantes ou pittoresques, quoique attristé, parfois, de s'y sentir trop seul. Car il n'avait pas de compagne, qui lui rendit ses impressions plus douces en les partageant, et il aurait souhaité de suivre l'exemple de son frère Napoléon, qui avait allumé très jeune les feux de l'hyménée.

Par une bleue et chaude journée de l'été finissant, comme il y pensait plus fortement que d'habitude et mélancolisait sur l'état isole de son cœur, il rêva d'un mariage d'amour et s'en ouvrit à son père, qui résidait à Florence.

J'ai tellement besoin d'affection, lui écrivait-il, que si je trouvais une femme, qui me plût et qui convint à ma famille, je ne balancerais pas à l'épouser. Donnez-moi des conseils.

Fils respectueux et soumis, il ne recevait pas du côté paternel, loin de là[6], des retours d'affection équivalents à la tendresse qu'il lui manifestait d'une âme sincère, en chacune de ses lettres. Cependant, il avait voulu confier à celui qu'il respectait, chérissait, comme auteur de ses jours, ses doux projets et son intime désir ; malheureusement, ils n'allèrent pas à la conclusion espérée. Le candidat au mariage revint à sa candidature au trône. Il se rejeta de plus belle dans ses Rêveries politiques, mélange d'inspirations saint-simoniennes et de pensées impérialistes, qui devaient recevoir les approbations de Chateaubriand, l'un des hôtes occasionnels du château d'Arenenberg.

Sa mère n'avait pas été tenue dans l'ignorance de ses dispositions matrimoniales : il ne se passait rien, en l'âme de Louis-Napoléon, qui fût un secret pour elle. En outre, nulle plus qu'elle-même n'était accessible à cet ordre de pensées et ne s'y intéressait davantage. Hortense, dans sa vie de ménage, n'avait eu ni la sensation d'un bonheur vif ni les douceurs d'une accoutumance régulière et tranquille, une malheureuse rencontre imposée de deux tempéraments contraires et qui, ni l'un ni l'autre, ne s'étaient prêtés aux concessions d'une réciprocité nécessaire : elle n'avait eu que cette expérience conjugale. Cependant, son goût et sa joie était d'assortir des cœurs, de former des unions autour d'elle.

C'est la destinée d'une femme, disait-elle, que d'avoir un intérieur, un bon mari, de jolis enfants à élever. A quoi la femme est-elle bonne sans cela ?

Et, pénétrée de ces sages principes, elle mariait les gens avec ferveur. Nais elle n'avait pas encore entrevu pour son cher Louis l'accord idéal. Il récrivit à son père de l'élue mystérieuse, qu'il aspirait à. connaître ou connaissait déjà.

C'est alors qu'une grande nouvelle l'atteignit, changeant le cours de ses pensées : le duc de Reichstadt venait de s'éteindre.

Cette disparition mélancolique et mystérieuse entraînait, après elle, de graves conséquences politiques. Elle allait, en outre, attrister bien des cœurs sensibles sur une destinée dont l'aurore s'était annoncée si prometteuse d'éclat, de bonheur, et dont le crépuscule s'était enfoncé si rapidement dans les ténèbres mortelles.

D'autres durent se demander, au contraire, s'il aurait été vraiment souhaitable, pour le reste des hommes, qu'elle eût poursuivi son développement logique et si l'on n'aurait pas eu les plus fortes raisons de craindre que l'aiglon ne voulût continuer la légende ensanglantée de l'aigle.

Le petit Napoléon, que sa bisaïeule maternelle Marie-Caroline n'appela jamais autrement que mon petit monsieur, avait annoncé, dès le premier fige, qu'il serait fidèle à la ressemblance paternelle. Il en avait la physionomie. Il en accusait. vivement les prédispositions morales. Il est pacifique autant que moi, répondait Marie-Louise au prince de Ligne venant lui dire que dans les yeux de l'enfant se lisait quelque chose de martial. Mais qu'elle était douteuse et mal fondée cette prévision de douceur !

Dès que le prince charmant avait pu jouer, il ne s'était plu qu'à des gestes tout militaires. Décharger des apparences d'armes sur des semblants d'adversaires rangés en ligne, c'était son amusement favori. Il s'y livrait avec une ardeur étrange ; il en était transporté de passion et de joie. A mesure qu'il grandissait, le fusil prenait, à ses veux, une expression de vie et de mort extraordinaire. Il n'aimait rien tant que commander l'exercice aux enfants de son fige, qui lui tenaient compagnie. Lorsque, de sa voix claire, il criait à l'allemande : Marschieren ! il y avait dans l'expression qu'il y mettait, dans sa façon impérative de redoubler les r, quelque chose, disait un témoin, de véritablement effrayant pour l'avenir. Il avait des colères terribles, comme un jour où il transperça d'un coup de canif le portrait de son grand'père l'empereur d'Autriche, parce qu'il ne lui trouvait pas des sentiments assez français. Colonel à vingt ans, gouverneur d'une ville qu'il ne vit jamais, qu'eût-il pu devenir et faire dans un milieu moins déprimant ?

Sa mort résolvait le problème, à l'avantage de Charles-Louis Napoléon.

Jusqu'à la mort de son frère, dont il s'était fait un modèle et une idole, il avait accepté de ne venir qu'à sa suite, avec soumission. Se pliant à des conditions de dépendance affectueuse, qu'il n'aurait pas été en son pouvoir de renverser, il protestait de son bonheur désintéressé, de la joie intime qu'il ressentait à n'être pas le chef de la famille et, par conséquent, l'esclave d'une mission. Des velléités ambitieuses travaillaient son esprit, sans qu'il pût leur donner une signification définie. La transformation avait été complète, aussitôt qu'après les pleurs versés sur la disparition d'un frère et d'un ami, très cher à son cœur, il se trouva le seul demeurant des trois fils de Louis Bonaparte. Instantanément, il s'attribua des devoirs à remplir, envers la dynastie, et plus encore — confondant les intérêts d'une famille avec ceux d'un peuple, d'une patrie, — envers la France entière.

Lorsque l'effacement du duc de Reichstadt eut supprimé le dernier échelon, qui le séparait d'une hérédité de gloire et de puissance, miraculeusement advenue, il prit position, aussitôt, étant le seul des Bonaparte. qui se sentit assez d'énergie pour en revendiquer le privilège et l'effort.

Joseph, l'aîné de la famille et le maitre désigné de la situation, laissait, tomber d'elle-même une succession trop lourde, occupé comme il l'était de ménager ses forces et ses plaisirs. Jérôme, soucieux de ne pas se compromettre inutilement, se disait orléaniste, pour se voir rappeler en France par la clémence des princes d'Orléans. Louis de Hollande n'avait pas les visées si hantes que de prendre en main la reconstitution d'un empire, lui qui, perclus, impotent, ne pouvait seulement diriger sa marche, sans le secours d'un bras étranger. Il aurait été le dernier à croire qu'un songe-creux, tel que le dernier de ses fils, pût jamais relever le trône de Napoléon Ier. Quant à Lucien, prédestiné à une mort prochaine, vivant à Tusculum, plus qu'à moitié ruiné par des spéculations malheureuses, il fondait si peu d'espoir sur la restauration du napoléonisme, pour rétablir la fortune de ses enfants, qu'il les avait tous fait, naturaliser Romains[7].

Cette abstention générale secondait admirablement les turbulents desseins du fils d'Hortense. Après une visite rendue, l'année suivante, en Angleterre, au comte de Survilliers, c'est-à-dire à l'ancien roi Joseph, qui avait désiré s'entretenir avec lui sur l'état politique créé par la mort du duc de Reichstadt, Louis-Napoléon n'hésita plus à se poser en héritier de l'empire plébiscitaire. Son oncle et lui ne s'étaient qu'à moitié compris[8]. L'un et l'autre parlaient un différent langage. Joseph, qui avait essayé un commencement d'effort, une vague espèce de conspiration, à la suite de plusieurs entrevues, chez lui, avec les chefs convoqués, à Londres, du parti républicain : Godefroy Cavaignac, Bastide et Guinaud, en était revenu sans grande confiance. Il était resté sur cette conviction que l'idée bonapartiste, telle qu'elle devait être pour s'adapter aux besoins de la société moderne, ne s'était pas encore dégagée du travail de fermentation, qui agitait les esprits. Il en concluait qu'on devait s'armer de patience et attendre. Louis, au contraire, brûlait d'engager le combat, et pour son propre compte.

 

 

 



[1] Si loin qu'elle portât ses désirs, elle avait forcément des minutes de trouble et d'indécision sur l'avenir de ce fils tendrement aimé. Espérant davantage et ne l'osant pas dire, elle avait, alors, de ces expressions soupirantes, qui s'adressaient à un ami de la maison :

Ah ! vous êtes bien heureux, vous : votre fils a une carrière, il est attaché d'ambassade : si je pouvais seulement espérer, pour le mien, une sous-lieutenance dans un régiment français !

Ou bien, répondant à une lettre du jeune pince, vers la fin de 1832, elle avait de ces aspirations réduites dans les souhaits, qu'elle promettait pour lui :

Je ne forme plus d'autre vœu que de te conserver près de moi : de te voir marié à une bonne petite femme, jeune, bien élevée, que tu pourras adapter à ton bon caractère, et de soigner tes petits enfants.

[2] Ne lui écrira-t-il pas de Bade, quelques années plus tard :

Ma chère mère.

Vous vous plaignez de l'injustice des hommes et moi j'ose dire que vous axez tort de vous en plaindre. Comment les Français se souviendraient-ils de nous, quand nous-mêmes, nous avons taché, pendant quinze ans, de nous faire oublier ? Quand, pendant quinze ans, le sens moral des actions de lotis les membres de ma famille a clé la peur de se compromettre et ont évité toute occasion de se montrer, tout moyen de se rappeler publiquement au souvenir du peuple ?... On ne retire que ce que l'on sème et il n'y a rien de plus Brai que ces deux sers de Racine :

Les dieux sont de nos jours les maitres souverains,

Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.

(Lettre de Napoléon à la reine Hortense, Bade, juillet 1834.)

[3] Le 25 août.

[4] On a d'abord tiré une loterie, avec une centaine de lots, dont le plus précieux était une charmante aquarelle de la reine, puis on a dansé, on a soupé, on a dansé encore, et cela s'est terminé fort tard, par un cotillon, à la fin duquel on a parcouru toutes les pièces du rez-de-chaussée. (Lettre de Mme Vieillard, ap. Fernand Giraudeau.)

[5] Il sortait du manège, au moment où je descendais la Treille, du côté de Calabri (à Genève). A peine entré dans la rue, sous la Treille, je le vis sauter de cheval, le faire trotter devant lui et bientôt sauter en selle, comme un écuyer de cirque. Ces exercices de voltige montraient de la souplesse et une grande force musculaire. Cependant, il ne semblait pas fait pour être un bon cavalier, étant épais de corps et court de jambes. (Alphonse de Candolle, Journal manuscrit, ap. Eugène de Budé, les Bonaparte en Suisse).

[6] Une fois seulement, il s'était rebellé contre l'éternelle semonce. C'était à propos du comte Arese, son ami depuis dix ans (en 1833), son compagnon de voyage, pendant sa traversée en Angleterre, lorsque le manda Joseph auprès de lui. Nourri d'injustes préventions, son père lui enjoignait de se séparer de ce jeune homme, dont il supposait l'influence pernicieuse. Il m'est vraiment pénible, répondit Louis, le 10 mai 1833, de vous voir à tout propos irrité contre moi, soit que je hasarde d'exprimer ce que je pense, soit que, 'par désir de distraction je passe d'un pays dans un autre. Je suis venu, ici, pour voir mon oncle Joseph. N'ayant pas d'autre personne auprès de moi, j'ai emmené le comte Arese. Et vous m'ordonnez, tout à coup, de renvoyer une personne que j'aime ! Songez, mon père, que j'ai vingt-cinq ans, que je ne suis plus un enfant, mais, pourtant, je suis toujours jeune, et — toujours sur une terre étrangère — il me faudrait réprimer tout sentiment noble, l'aire abstraction de nies opinions, sans même pouvoir avoir un ami ! Vous conviendrez que c'est un arrêt un peu dur.

[7] T. Delord.

[8] Un historien politique, Sarrans le Jeune, raconta qu'il lui était arrivé, plus d'une fois, de se trouver dans le cabinet de Joseph Bonaparte, au moment où Louis-Napoléon s'y présentait. Comme il se levait, alors, pour prendre congé du maitre de la maison, celui-ci le priait instamment de rester, afin de lui épargner les embarras d'un tête-à-tête, que les chimères dont son visiteur avait le cerveau plein lui rendaient, disait-il, très fatigant et très ennuyeux.